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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Kahsai, 2023 CSC 20

 

 

Appel entendu : 14 mars 2023

Jugement rendu : 28 juillet 2023

Dossier : 40044

 

Entre :

 

Emanuel Kahsai

Appelant

 

et

 

Sa Majesté le Roi

Intimé

 

- et -

 

Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, Empowerment Council, Independent Criminal Defence Advocacy Society, Criminal Trial Lawyers’ Association, Association canadienne des libertés civiles et Criminal Lawyers’ Association

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 78)

La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

 

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Emanuel Kahsai                                                                                              Appelant

c.

Sa Majesté le Roi                                                                                                 Intimé

et

Directrice des poursuites pénales,

procureur général de l’Ontario,

Empowerment Council,

Independent Criminal Defence Advocacy Society,

Criminal Trial Lawyers’ Association,

Association canadienne des libertés civiles et

Criminal Lawyers’ Association                                                                Intervenants

Répertorié : R. c. Kahsai

2023 CSC 20

No du greffe : 40044.

2023 : 14 mars; 2023 : 28 juillet.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Droit criminel — Procès — Amicus curiæ — Portée appropriée du rôle de l’amicus curiæ dans le cadre d’un procès criminel Accusé non représenté perturbant son procès criminel et ne faisant valoir aucune défense utile — Nomination par le juge en cours de procès d’un amicus curiæ investi d’un mandat limité — La garantie d’équité du procès permet‑elle ou impose‑t‑elle au juge du procès de nommer un amicus doté d’un mandat contradictoire pour faire valoir les droits de l’accusé? — La nomination tardive et limitée d’un amicus a‑t‑elle entraîné une apparence d’iniquité équivalant à une erreur judiciaire?

                    K a choisi d’assurer sa propre défense lors d’un procès pour deux chefs d’accusation de meurtre au premier degré. Lorsqu’il a eu l’occasion de s’adresser à la cour, K n’a ni coopéré au processus judiciaire ni présenté de défense cohérente. Il a été exclu de la salle d’audience et du processus judiciaire à répétition en raison de son comportement constamment perturbateur. En cours de procès, le juge du procès a conclu que la nomination d’un amicus curiæ était nécessaire pour assurer la tenue d’un procès équitable. Un amicus a été nommé pour contre‑interroger les témoins de la Couronne, mais il a reçu instruction de ne pas plaider au nom de la défense. K s’est opposé à cette nomination et a, pour l’essentiel, refusé de coopérer avec l’amicus. La tentative de K de présenter lui‑même sa plaidoirie finale a été interrompue par le juge du procès, qui n’a pas demandé à l’amicus du procès de présenter de plaidoirie finale supplémentaire. K a été déclaré coupable par un jury des deux chefs d’accusation pour meurtre au premier degré. Il a interjeté appel de ses déclarations de culpabilité et soutenu, entre autres moyens, que l’omission de nommer un amicus doté d’un rôle contradictoire, tôt durant l’instance, a teinté la perception d’équité de son procès. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel, concluant à l’absence d’erreur judiciaire.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Il n’y a pas eu d’erreur judiciaire. Il ne fait aucun doute qu’il y avait un déséquilibre frappant durant ce procès. K n’était pas représenté et, à plusieurs reprises, il lui a été interdit de participer aux procédures. Lorsqu’il a participé au procès, il n’a présenté aucune défense utile. Même si un amicus a aidé durant le procès, sa capacité à faire valoir les intérêts de l’accusé aurait pu être accrue s’il avait disposé de plus de temps pour se préparer et d’un rôle contradictoire plus étendu. Cela dit, les règles de droit prévoient qu’il faut satisfaire à une norme élevée pour démontrer qu’il y a eu erreur judiciaire. Les irrégularités découlant de la nomination de l’amicus en l’espèce ne donnent pas lieu à une erreur judiciaire.

                    Le pouvoir de nommer un amicus curiæ découle de la compétence inhérente du tribunal de gérer sa propre procédure pour garantir la tenue d’un procès équitable. Dans des circonstances particulières et exceptionnelles, un juge peut nommer un amicus lorsqu’il estime qu’il est nécessaire qu’il le fasse pour que justice soit rendue. Le rôle de l’amicus est très variable et peut englober des tâches qui relèvent d’un large spectre de fonctions, y compris des fonctions contradictoires. Ce rôle n’est toutefois pas illimité, puisqu’il existe des risques découlant d’une confusion des rôles de l’avocat de la défense et de l’amicus. La cour ne peut pas nommer un amicus dont les fonctions interfèreraient avec le droit de l’accusé d’assurer sa propre défense ou compromettrait le devoir de loyauté envers la cour auquel est tenu l’amicus. De même, un amicus ne peut s’acquitter de fonctions qui mineraient l’impartialité du tribunal ou un régime d’aide juridique provincial, ou qui contournerait un refus d’accorder à l’accusé les services d’un avocat rémunéré par l’État. Ces risques empêchent le tribunal de désigner un amicus en lui confiant tous les pouvoirs et toutes les obligations d’un avocat de la défense, mais ils ne sont pas un obstacle à la nomination d’un amicus à qui sont confiées des fonctions similaires à celles d’un avocat de la défense, lorsque la cour estime qu’il est nécessaire qu’elle dispose d’un point de vue contradictoire pour assurer la tenue d’un procès équitable.

                    Le pouvoir discrétionnaire de nommer un amicus et de décider de la portée de son mandat découle de la nature du système de justice contradictoire canadien. Ce système est tributaire de la capacité des parties de faire valoir leur propre position et de contester la cause présentée par la partie adverse. Le risque de déséquilibre est exacerbé lorsqu’un accusé n’est pas représenté. Dans la vaste majorité des causes, la responsabilité qui incombe au juge du procès et au procureur de la Couronne d’assurer l’équité du procès d’un accusé qui n’est pas représenté suffira pour éviter que survienne une erreur judiciaire. Cependant, nommer un amicus investi de fonctions contradictoires peut s’avérer nécessaire dans des causes inhabituelles, y compris lorsque l’accusé non représenté souffre de troubles mentaux en étant néanmoins apte à subir un procès, ou lorsqu’il refuse de participer au procès. Lorsque l’aide que fournissent le juge du procès et le procureur de la Couronne peut ne pas suffire, le recours à l’amicus peut être une solution flexible pour maintenir l’intégrité du processus judiciaire.

                    Le juge du procès est le mieux placé pour décider quel type d’aide est nécessaire et il détient un vaste pouvoir discrétionnaire pour adapter la nomination de l’amicus aux exigences d’une cause. Exceptionnellement, la nomination d’un amicus chargé d’un mandat contradictoire peut être nécessaire, particulièrement lorsque le déséquilibre dans le processus contradictoire menace de donner lieu à une erreur judiciaire. Lorsqu’il décide de la portée de la nomination d’un amicus, le juge du procès doit tenir compte des circonstances du procès dans leur ensemble. Cela comprend la nature et la complexité des accusations, la tenue d’un procès devant un juge et un jury ou devant un juge seul, les caractéristiques de l’accusé, la nécessité ou non d’obtenir de l’aide pour tester la solidité des arguments de la Couronne ou pour faire valoir une défense utile et l’aide que la Couronne et le juge du procès peuvent fournir. Le juge doit sonder les parties afin d’obtenir leur point de vue sur la nécessité de la nomination d’un amicus et il doit examiner si une nomination limitée suffirait. Le juge du procès doit examiner si, compte tenu du mandat qui est confié à l’amicus, il y a lieu qu’il rende une ordonnance de confidentialité pour que ce dernier puisse jouer son rôle efficacement.

                    En l’espèce, K n’a pas démontré que la nomination de l’amicus dans le cadre de son procès a créé une irrégularité grave au point qu’elle a rendu le procès inéquitable dans les faits ou en apparence. Même si le juge du procès pouvait donner instruction à l’amicus de jouer un rôle plus partial, il n’avait aucune obligation de le faire. D’ailleurs, il n’est pas évident qu’il aurait donné le mandat à l’amicus d’assumer un rôle contradictoire plus large vu que l’accusé s’y opposait vigoureusement. De nombreux aspects du procès étaient troublants, mais la nomination de l’amicus n’a pas créé d’irrégularité grave au point d’ébranler la confiance du public dans l’administration de la justice. Le juge du procès gérait un procès excessivement difficile et il a pris de nombreuses mesures pour garantir l’équité du procès, y compris celle de recourir à l’aide d’un amicus. Le juge du procès a nommé un amicus en lui confiant un mandat limité, dans le contexte d’un procès où l’accusé a insisté à répétition pour se représenter seul, sans interférence, ce qui faisait preuve d’un certain respect pour le droit de K de mener sa propre défense. Il s’agissait d’une décision hautement discrétionnaire prise en mettant en balance l’ensemble des circonstances entourant l’instance. Quoi qu’il en soit, il n’est pas évident que la nomination d’un amicus plus tôt ou chargé d’un mandat plus large aurait été plus utile pour K, puisque celui‑ci a résisté à cette nomination et refusé de coopérer avec l’amicus tout au long du procès. Un membre raisonnable du public, considérant les circonstances du procès dans leur ensemble, ne conclurait pas qu’il y a eu erreur judiciaire.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23; R. c. Hart, 2014 CSC 52, [2014] 2 R.C.S. 544; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Walker, 2019 ONCA 765, 381 C.C.C. (3d) 259; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; Vescio c. The King, [1949] R.C.S. 139; R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696; R. c. White, 2022 CSC 7; Korponay c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41; R. c. Bharwani, 2023 ONCA 203, 424 C.C.C. (3d) 197; R. c. Ledesma, 2020 ABCA 410, 395 C.C.C. (3d) 259; R. c. Fabrikant (1995), 97 C.C.C. (3d) 544; R. c. Whalen, [2009] O.J. No. 6467 (QL); Phillips c. Ford Motor Co. of Canada Ltd., [1971] 2 O.R. 637; R. c. C.M.L., 2016 ONSC 5332; R. c. J.D., 2022 CSC 15; R. c. Jayne, 2008 ONCA 258, 90 O.R. (3d) 37; R. c. Galna, 2007 ONCA 182; R. c. Richards, 2017 ONCA 424, 349 C.C.C. (3d) 284; R. c. Sabir, 2018 ONCA 912, 143 O.R. (3d) 465; R. c. Jaser, 2014 ONSC 2277; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Brooks, 2021 ONSC 7418; R. c. Imona‑Russel, 2019 ONCA 252, 145 O.R. (3d) 197; R. c. Samra (1998), 41 O.R. (3d) 434; R. c. Borutski, 2017 ONSC 7748; R. c. Chemama, 2016 ONCA 579, 351 O.A.C. 381; R. c. Ryan, 2012 NLCA 9, 318 Nfld. & P.E.I.R. 15; R. c. Mastronardi, 2015 BCCA 338, 375 B.C.A.C. 134; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Davey, 2012 CSC 75, [2012] 3 R.C.S. 828; R. c. Wolkins, 2005 NSCA 2, 229 N.S.R. (2d) 222; R. c. Schmaltz, 2015 ABCA 4, 599 A.R. 76; Schmidt c. The King, [1945] R.C.S. 438; R. c. Olusoga, 2019 ONCA 565, 377 C.C.C. (3d) 143; R. c. Sherry (1995), 26 O.R. (3d) 782; R. c. Simpson, 2018 NSCA 25, 419 C.R.R. (2d) 174; R. c. Al‑Enzi, 2014 ONCA 569, 121 O.R. (3d) 583; R. c. Pastuch, 2022 SKCA 109, 419 C.C.C. (3d) 447.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 , 11d) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 235(1) , 486.3 , 686(1) a)(iii).

Code de déontologie (Barreau de l’Ontario), règle 3.7‑7.

Code of Conduct (Law Society of Alberta), règle 3.7‑5.

Doctrine et autres documents cités

Jacob, I. H. « The Inherent Jurisdiction of the Court » (1970), 23 Curr. Legal Probs. 23.

LeSage, Patrick J., et Michael Code. Rapport sur l’examen de la procédure relative aux affaires criminelles complexes, Toronto, Ministère du Procureur général de l’Ontario, 2008.

Ontario. Ministère du Procureur général. Manuel de poursuite de la Couronne, dernière mise à jour 6 mai 2023 (en ligne : https://www.ontario.ca/fr/document/manuel-de-poursuite-de-la-couronne; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2023SCC-CSC20_1_fra.pdf).

Schurman, Isabel J. « The Unrepresented Accused : Duties and Obligations of Trial Judges and Crown Counsel, and the Preparation of Petitions for State‑Funded Counsel », dans Gene Ann Smith et Hélène Dumont, dir., Justice à la carte — Adaptation face aux nouvelles exigences : Les questions de coordination dans le système judiciaire canadien, Montréal, Thémis, 1999, 297.

Stuart, Don, and Tim Quigley. Learning Canadian Criminal Procedure, 14th ed., Toronto, Thomson Reuters, 2022.

Vauclair, Martin, et Tristan Desjardins, avec la collaboration de Pauline Lachance. Traité général de preuve et de procédure pénales 2022, 29e éd., Montréal, Yvon Blais, 2022.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges McDonald, O’Ferrall et Khullar), 2022 ABCA 12, 39 Alta. L.R. (7th) 12, 410 C.C.C. (3d) 477, [2022] A.J. No. 47 (QL), 2022 CarswellAlta 93 (WL), qui a confirmé les déclarations de culpabilité pour meurtre au premier degré prononcées contre l’accusé. Pourvoi rejeté.

                    Daniel J. Song, c.r., et Katherine E. Clackson, pour l’appelant.

                    Julie Morgan et Elisa Frank, pour l’intimé.

                    Blair MacPherson et Judy Kliewer, pour l’intervenante la directrice des poursuites pénales.

                    Avene Derwa, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Anita Szigeti, Carter Martell, Cassandra DeMelo et Maya Shukairy, pour l’intervenant Empowerment Council.

                    Matthew Nathanson et Rachel M. Wood, pour l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society.

                    Zachary Al‑Khatib et Jennifer Ruttan, pour l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association.

                    Sarah Rankin et Heather Ferg, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Argumentation écrite seulement par Ian B. Kasper, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association.

Version française du jugement de la Cour rendu par

 

                   La juge Karakatsanis —

I.               Aperçu

[1]                              La question que pose le présent pourvoi est celle de la portée du rôle que peut jouer l’amicus curiæ — un « ami de la cour » — dans le cadre d’un procès pénal. Lorsqu’un accusé non représenté semble incapable de faire valoir une défense satisfaisante, le droit à un procès équitable qui lui est garanti autorise‑t‑il le juge du procès, ou exige‑t‑il de lui, qu’il nomme un amicus investi d’un mandat contradictoire pour promouvoir les intérêts de la défense?

[2]                              Le présent pourvoi nous invite à circonscrire le rôle de l’amicus. Il donne également l’occasion de clarifier et de confirmer les principes établis par la Cour dans l’arrêt Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3 (CLAO). Comme je l’expliquerai, dans des circonstances exceptionnelles, le juge du procès dispose du vaste pouvoir discrétionnaire de nommer un amicus chargé de fonctions contradictoires susceptibles de répondre aux besoins d’une cause en particulier. Lorsqu’il adapte le rôle de l’amicus, le juge doit respecter à la fois le droit de l’accusé de mener sa propre défense et celui à un procès équitable. Ces principes de justice fondamentale, tout comme la nature du rôle, contribuent à définir l’aide que peut apporter l’amicus. Bien que le rôle de ce dernier ne soit donc pas illimité, sa portée est suffisamment large pour aider le juge, lorsqu’une telle intervention est nécessaire, à assurer la tenue d’un procès équitable.

[3]                              Nous sommes aussi appelés à déterminer si les circonstances du procès de M. Kahsai ont donné lieu à une erreur judiciaire : la nomination tardive de l’amicus et le rôle limité qui lui a été confié ont‑ils créé une apparence d’iniquité telle qu’elle entache l’administration de la justice?

[4]                              Il ne fait aucun doute qu’il y avait un déséquilibre frappant durant ce procès. Monsieur Kahsai n’était pas représenté et on lui a souvent interdit de participer aux procédures en raison de son comportement perturbateur. Lorsqu’il a participé au procès, il n’a présenté aucune défense utile. Même si l’amicus a aidé à contre‑interroger les témoins de la Couronne et à présenter des observations à la cour, sa capacité à faire valoir les intérêts de l’accusé aurait pu être accrue s’il avait disposé de plus de temps pour se préparer et d’un rôle contradictoire plus étendu.

[5]                              Cela dit, les règles de droit prévoient qu’il faut satisfaire à une norme élevée pour démontrer qu’il y a eu erreur judiciaire. L’examen de la question doit tenir compte des circonstances du procès dans leur ensemble. En l’espèce, le juge du procès était aux prises avec la tâche difficile de gérer un procès avec jury que M. Kahsai semblait déterminé à faire dérailler. Lorsqu’il est devenu évident que celui-ci ne coopèrerait pas avec la cour ni ne présenterait de défense viable, le juge du procès a pris plusieurs mesures pour préserver l’équité du procès et restaurer l’équilibre de l’instance. Il a notamment nommé un amicus. Même si le juge du procès semble avoir été d’avis que l’amicus ne pouvait pas jouer un rôle plus contradictoire, il est difficile de savoir s’il lui aurait confié un mandat plus étendu dans les circonstances s’il n’avait pas été de cet avis — notamment compte tenu des objections de M. Kahsai à la nomination de l’amicus —, et il n’avait aucune obligation de le faire. Ces irrégularités ne donnent pas lieu à une erreur judiciaire. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

II.            Contexte

[6]                              Selmawit Alem et Tam « Julie » Tran ont été trouvées mortes dans leur résidence de Calgary le 19 octobre 2015. Au moment de leur décès, Mme Alem était âgée de 54 ans et Mme Tran de 25 ans. Madame Alem était la mère biologique de l’accusé, Emanuel Kahsai. Elle vivait avec Mme Tran, dont elle était la pourvoyeuse principale de soins. Madame Tran avait besoin de tels soins en raison de graves problèmes de développement. Rien ne la liait à M. Kahsai.

[7]                              Les deux victimes ont reçu de multiples coups de couteau au visage, au cou et à l’abdomen, et ont subi des blessures au visage causées par un objet contondant.

[8]                              Monsieur Kahsai est devenu le principal suspect. La preuve présentée par la Couronne suggérait qu’il avait menacé de tuer sa mère dans le passé. Madame Alem avait sollicité et obtenu une ordonnance de protection d’urgence contre son fils en juin 2015, puis une autre en septembre 2015, qui était encore en vigueur au moment de son décès.

[9]                              Selon la thèse de la Couronne, M. Kahsai visait sa mère en raison d’une animosité personnelle, et il aurait tué Mme Tran uniquement pour l’éliminer comme témoin. La Couronne a présenté des éléments de preuve circonstancielle qui liaient l’appelant aux meurtres. Elle a notamment fait entendre un témoin et présenté une vidéo de surveillance selon lesquels, après les meurtres, un homme qui ressemblait à M. Kahsai avait conduit le véhicule de Mme Alem de sa résidence à Calgary jusqu’à un stationnement à Edmonton situé près de l’édifice où M. Kahsai a été appréhendé, l’homme s’étant arrêté en route pour jeter des objets non identifiés dans une benne à ordures. La Couronne a également présenté une preuve médicolégale démontrant la présence du sang des deux victimes sur plusieurs objets saisis dans l’immeuble à appartements où M. Kahsai a été trouvé au moment de son arrestation, y compris ses jeans et ses chaussures de course.

[10]                          Monsieur Kahsai a été accusé de deux chefs de meurtre au premier degré, l’infraction visée au par. 235(1)  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 .

[11]                          Avant la tenue de son procès, M. Kahsai a eu un comportement qui a suscité des questions quant à son aptitude à subir un procès. Or, trois évaluations psychiatriques ont conclu qu’il était apte à subir un procès, mais qu’il feignait des symptômes de maladie mentale avec des motivations cachées ou à des fins stratégiques. Se fondant sur ces évaluations, le juge du procès a conclu qu’il n’y avait aucun motif raisonnable de tenir une audience sur la question de l’aptitude. Cette décision n’est pas contestée dans le présent appel.

[12]                          Monsieur Kahsai a révoqué son avocat avant l’enquête préliminaire et a ensuite refusé de retenir les services d’un conseiller juridique. Il a insisté pour se représenter seul durant l’ensemble de l’instance.

A.           Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (le juge Poelman)

[13]                          Monsieur Kahsai a été jugé par un jury devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Avant la tenue du procès, le juge chargé de la gestion de l’instance a nommé un avocat, en vertu de l’art. 486.3  du Code criminel , pour qu’il contre‑interroge certains témoins de la Couronne au nom de la défense. Le juge du procès, pour sa part, a nommé un amicus chargé d’aider l’accusé dans la sélection du jury.

[14]                          Monsieur Kahsai a été exclu de la salle d’audience à répétition en raison de son comportement constamment perturbateur. Il a souvent interrompu le juge du procès ainsi que le processus judiciaire en adoptant une attitude belliqueuse et indisciplinée, en dépit des mises en garde répétées du juge. Lorsqu’il a eu l’occasion de s’adresser à la cour, l’accusé a énoncé diverses théories du complot relatives au FBI, à l’armée américaine et au contrôle de l’esprit, plutôt que de poser des questions pertinentes aux témoins ou de faire valoir un argument pertinent. Lorsqu’il a été exclu de la salle d’audience, M. Kahsai a généralement participé au procès à partir d’une autre pièce, par vidéoconférence. Puisque son exclusion n’a pas interrompu les écarts de conduite de M. Kahsai, le juge du procès a ordonné à plus de 60 reprises que son micro soit mis en sourdine.

[15]                          Durant le procès, le juge a conclu que la nomination d’un deuxième amicus était [traduction] « nécessaire pour que la présente cause soit jugée en toute justice » :

     Dans la présente cause, j’ai observé et écouté M. Kahsai durant les procédures de voir‑dire ainsi que durant cette première semaine [de procès] devant le jury. Il n’a pas participé de manière raisonnable. Il a plutôt saisi chaque occasion pour perturber les procédures. J’ai été contraint de l’installer dans une autre salle d’audience pour qu’il observe et écoute les procédures. J’ai été contraint de mettre son micro en sourdine la plupart du temps. Ses interrogatoires des témoins ont été inefficaces et ses questions toutes sans pertinence.

      (d.a., vol. V, p. 577)

[16]                          Le juge a nommé le même avocat qui avait agi en application de l’art. 486.3 comme amicus pour qu’il identifie et teste la preuve pertinente. Le juge a expliqué que la nomination de cet avocat était dans [traduction] « l’intérêt de la justice et [visait la tenue] d’un procès équitable » parce qu’il pouvait assister à la majorité du reste du procès, parce qu’il était déjà familier avec la cause, et parce qu’un autre avocat n’aurait vraisemblablement pas été libre pour assumer ce rôle avec un aussi court préavis (d.a., vol. V, p. 577).

[17]                          Le juge du procès a précisé explicitement dans son ordonnance de nomination que l’amicus ne représenterait pas M. Kahsai. Son rôle consisterait plutôt à [traduction] « aider la Cour à garantir que les procédures sont menées équitablement et convenablement » (d.a., vol. V, p. 577). Cherchant à ne pas enfreindre le droit de M. Kahsai de se représenter seul, le juge du procès a donné instruction à l’amicus de ne pas plaider au nom de la défense, mais de contre‑interroger les témoins de la Couronne comme il le jugerait à propos. L’accusé a conservé son droit de se représenter seul et de contre‑interroger lui‑même les témoins de la Couronne. Dans ses directives au jury, le juge a répété que l’amicus qui a agi au procès n’avait pas représenté l’accusé et que tout ce qu’il avait dit l’avait été strictement en sa capacité d’ami de la cour.

[18]                          Monsieur Kahsai s’est opposé à la nomination de l’amicus et a, pour l’essentiel, refusé de coopérer avec lui tout au long de l’instance. En appel, l’amicus qui a agi au procès a affirmé que l’accusé avait généralement été hostile envers lui, n’avait pas été intéressé à discuter de stratégie, et ne lui avait fait part d’aucune défense possible. Même si, à l’occasion, M. Kahsai a coopéré avec l’amicus qui a agi au procès — par exemple, en lui fournissant des questions à poser aux témoins de la Couronne —, le plus souvent, il a adopté une attitude conflictuelle et [traduction] « belliqueuse » envers l’amicus et la cour (d.a., vol. II, p. 27).

[19]                          Tout au long de l’instance, l’amicus du procès a fait des remarques qui concédaient qu’il n’était pas parfaitement familier avec la cause. Par exemple, 10 jours après qu’il a été nommé amicus, l’avocat a reconnu qu’il pourrait avoir du mal à déterminer une avenue appropriée de contre‑interrogatoire d’un témoin clé de la Couronne parce qu’il [traduction] « [a] été nommé tard dans le processus et [n’était] pas parfaitement au fait de la cause » (d.a., vol. VI, p. 972). Le même jour, l’amicus a reconnu qu’il n’avait toujours pas examiné tous les documents communiqués par Couronne. En appel, il a affirmé que, même s’il avait disposé de plus de temps pour se préparer, cela n’aurait pas eu d’incidence sur sa capacité de s’acquitter de son rôle efficacement, parce que [traduction] « M. Kahsai refusait de coopérer et ne faisait pas état d’une défense viable » (d.a., vol. II, p. 30).

[20]                          Monsieur Kahsai n’a présenté aucune théorie qui équivaudrait à une défense. Il a toutefois maintenu que la Couronne n’avait pas prouvé sa culpabilité hors de tout doute raisonnable parce que la preuve n’était pas fiable. Plus particulièrement, il a vivement recommandé au jury de le trouver non coupable parce que les chaussures de course trouvées sur les lieux lors de son arrestation n’étaient pas de sa taille et ne lui appartenaient pas.

[21]                          La tentative de M. Kahsai de présenter lui-même sa plaidoirie finale a été interrompue par le juge du procès dès lors qu’il est devenu évident qu’il n’allait pas s’exprimer de façon cohérente sur des questions pertinentes. En effet, il a plutôt utilisé cette plaidoirie pour répéter diverses théories du complot, comme celle selon laquelle [traduction] « le FBI comprend et croit [son] témoignage, comprend la situation dont il est question ici, les manquements à la sécurité nationale » (d.a., vol. VII, p. 1236). Après quelques minutes de cette plaidoirie finale, le juge du procès a ordonné que M. Kahsai soit emmené hors de la salle d’audience. Il n’a par ailleurs pas demandé à l’amicus du procès de présenter une plaidoirie finale supplémentaire avant qu’il ne donne lui‑même ses dernières directives au jury. L’amicus du procès n’a pas demandé à la cour la permission de présenter quelque plaidoirie finale que ce soit, se fondant en cela sur sa compréhension de la portée de son rôle. Tant le juge que l’amicus semblent avoir été d’avis que l’arrêt CLAO empêche l’amicus de s’exprimer ou de présenter une plaidoirie finale au nom de la défense.

[22]                          Au terme du procès, M. Kahsai a été déclaré coupable par le jury des deux chefs d’accusation pour meurtre. Il a été condamné à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle pour 2 périodes consécutives de 25 ans. L’accusé a interjeté appel de cette peine séparément, compte tenu de la décision de la Cour dans R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, selon laquelle les périodes d’inadmissibilité à une libération conditionnelle pour meurtre au premier degré ne peuvent être purgées consécutivement.

B.            Cour d’appel de l’Alberta, 2022 ABCA 12, 39 Alta. L.R. (7th) 12 (les juges McDonald, O’Ferrall et Khullar)

[23]                          Monsieur Kahsai a interjeté appel de ses déclarations de culpabilité. Il a soutenu, entre autres moyens, que l’omission de nommer un amicus doté d’un rôle contradictoire, tôt dans l’instance, a teinté la perception d’équité de son procès.

[24]                          S’exprimant pour la majorité, les juges McDonald et Khullar (maintenant juge en chef de l’Alberta), ont conclu à l’absence d’une erreur judiciaire et ont rejeté l’appel. Selon le juge McDonald, l’appelant a délibérément abusé du processus judiciaire pour faire dérailler l’instance et avorter son procès. Après l’échec de cette stratégie, l’appelant a cherché à dénoncer qu’une erreur judiciaire avait été commise. Le juge McDonald a conclu que ces tactiques ne devraient pas être récompensées par la tenue d’un nouveau procès.

[25]                          Les juges majoritaires ont exprimé qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard de la décision d’un juge du procès d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas nommer un amicus investi d’un rôle étendu. En l’espèce, le juge du procès avait une capacité limitée de nommer un amicus chargé de fonctions contradictoires parce que l’appelant insistait pour assurer sa propre défense et s’opposait à la nomination ne serait‑ce que d’un amicus neutre dans sa cause. La nomination d’un amicus affecté à des fonctions du type de celles d’un avocat de la défense aurait contrevenu au droit revendiqué de l’appelant d’assurer sa propre défense. Quoi qu’il en soit, le juge McDonald a conclu que l’appelant n’avait pas démontré en quoi le procès se serait déroulé différemment si le juge du procès avait rendu une décision différente quant à la nomination de l’amicus.

[26]                          Dans des motifs concordants, la juge Khullar a souligné que la Cour n’avait pas traité directement dans l’arrêt CLAO des fonctions spécifiques dont peut s’acquitter un amicus — elle s’était contentée d’y formuler des remarques générales à propos du rôle de ce dernier. Selon la juge Khullar, il ne faudrait pas décider de façon catégorique si un amicus peut être nommé pour s’acquitter de fonctions du type de celles d’un avocat de la défense dans toutes les causes où l’accusé insiste pour assurer activement sa propre défense. Le respect de l’autonomie de l’accusé n’est pas toujours incompatible avec le fait qu’un amicus s’acquitte de telles fonctions. Selon la juge Khullar, en l’espèce, le juge pouvait confier un rôle étendu à l’amicus du procès, mais il n’était pas tenu par la loi de le faire. À l’instar du juge McDonald, elle a conclu que l’appelant n’avait pas démontré que le rôle de l’amicus en l’espèce avait donné lieu à une erreur judiciaire.

[27]                          Dans des motifs dissidents, le juge O’Ferrall s’est dit d’avis d’accueillir l’appel et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès, avec la directive que l’appelant soit épaulé d’un avocat de la défense ou d’un amicus qui agirait au nom de la défense.

[28]                          Le juge O’Ferrall a affirmé que l’opinion incidente exprimée dans l’arrêt CLAO ne devrait pas empêcher le juge du procès de nommer un amicus en lui confiant un mandat étendu dans une cause exceptionnelle, lorsque cela est nécessaire pour assurer la tenue d’un procès qui est équitable et se déroule dans l’ordre. Dans une cause complexe où l’accusé souhaite se représenter seul — mais est désespérément incompétent pour le faire — et où la cour est convaincue que sa conduite va empêcher la tenue d’un procès équitable, lui imposer un avocat ne contrevient pas à son droit de contrôler sa propre défense. Cela a plutôt l’effet de garantir son droit à un procès équitable.

III.         Analyse

[29]                          La question à trancher est celle de savoir s’il y a eu erreur judiciaire. Monsieur Kahsai ne soutient pas avoir souffert d’une réelle iniquité, mais il prétend que la nomination tardive d’un amicus chargé de fonctions limitées a donné lieu à une apparence d’iniquité équivalant à l’erreur judiciaire visée au sous‑al. 686(1)a)(iii) du Code criminel .

[30]                          Cette question comprend celle de savoir si l’amicus peut jouer un rôle contradictoire pour protéger les intérêts d’un accusé qui n’est pas représenté. La Cour a discuté de la nature du rôle de l’amicus dans l’arrêt CLAO, dans le contexte où il s’agissait de décider si les tribunaux ont compétence pour fixer les taux de rémunération de l’amicus. Cet arrêt a établi que l’amicus ne peut jamais essentiellement devenir avocat de la défense et a recensé plusieurs risques que pourrait faire courir la nomination d’un amicus pour agir à ce titre. L’arrêt CLAO n’a toutefois pas examiné à fond les nombreuses fonctions dont l’amicus peut légitimement s’acquitter sans courir ces risques identifiés par la Cour. Elle n’a pas non plus limité le rôle de l’amicus à celui d’un acteur strictement neutre. La jurisprudence postérieure à cet arrêt démontre que, depuis, les juges du procès ont eu du mal à définir l’éventail possible des rôles de l’amicus. La présente décision vise à clarifier les fonctions dont peut s’acquitter l’amicus pour aider la cour et à préciser quels facteurs le juge du procès doit prendre en considération pour adapter la portée du rôle de l’amicus qu’il nomme.

[31]                          Monsieur Kahsai soutient que le rôle de l’amicus doit être suffisamment souple pour qu’il puisse faire obstacle à la menace d’une erreur judiciaire. Plus particulièrement, lorsqu’un accusé non représenté ne présente aucune défense utile, l’amicus devrait pouvoir endosser un rôle contradictoire plus étendu. En l’espèce, M. Kahsai n’a pas présenté de défense pour contrer la poursuite, et le rôle neutre joué par l’amicus du procès n’a pas permis de rétablir l’équilibre dans les procédures. M. Kahsai ajoute que, dans de telles circonstances, le juge du procès devait nommer un amicus qui était préparé adéquatement pour plaider au nom de la défense. Il ne l’a pas fait, et cela a donné lieu à une apparence d’iniquité qui justifie la tenue d’un nouveau procès.

[32]                          En réponse, la Couronne concède que l’amicus peut aider la cour de diverses façons, mais elle soutient que le rôle de ce dernier doit être limité. Selon elle, l’amicus ne peut jamais être imposé à un accusé qui n’en veut pas ou nommé pour s’acquitter de fonctions qui mineraient le droit de l’accusé d’être autonome et d’assurer sa propre défense. Quoi qu’il en soit, les tribunaux d’appel doivent faire preuve de déférence à l’endroit des décisions relatives au rôle de l’amicus que prennent les juges de procès en application de leur pouvoir discrétionnaire — notamment dans les causes où une partie adopte une conduite qui mine l’efficacité et la progression du procès. En l’espèce, le juge du procès a pris des mesures visant à garantir l’équité pour toutes les parties et aucune erreur judiciaire n’a été commise.

[33]                          Dans les motifs qui suivent, je confirme et développe les principes établis par la Cour dans l’arrêt CLAO. Dans la vaste majorité des causes, l’équité du procès peut être assurée par le fait que le juge du procès, la Couronne et la défense assument chacun le rôle qui lui est propre. Cependant, dans des circonstances exceptionnelles, l’aide d’un amicus peut s’avérer nécessaire pour éviter qu’il n’y ait iniquité ou apparence d’iniquité. Bien que l’amicus ne puisse jamais assumer pleinement le rôle d’un avocat de la défense, il peut s’acquitter de nombreuses fonctions contradictoires dont se charge généralement l’avocat de la défense, lorsque cela s’avère nécessaire pour que le procès soit équitable. Certes, les rôles que peut jouer l’amicus sont limités — compte tenu de la nature de son rôle à titre d’ami de la cour et des droits constitutionnels de l’accusé —, mais leur éventail est suffisamment étendu pour comprendre des fonctions contradictoires « lorsque cette mesure s’impose afin que justice puisse être rendue dans une instance en particulier » (CLAO, par. 44).

[34]                          Quant à savoir si la nomination tardive de l’amicus investi d’un rôle limité au procès de M. Kahsai a créé une apparence d’iniquité qui équivaut à une erreur judiciaire, je conclus qu’elle ne l’a pas fait. Le juge du procès n’avait aucune obligation de nommer un amicus à un moment particulier de l’instance ou en lui confiant des fonctions contradictoires particulières. En outre, même si la nomination de l’amicus a été fondée sur une compréhension erronée de son rôle, cela n’a pas créé d’irrégularité grave au point d’ébranler la confiance du public dans l’administration de la justice.

A.           Compétence inhérente de nommer un amicus pour garantir l’équité du procès

[35]                          L’équité du procès est un principe de justice fondamentale reconnu à l’art. 7  et à l’al. 11d)  de la Charte canadienne des droits et libertés  (R. c. Hart, 2014 CSC 52, [2014] 2 R.C.S. 544, par. 185; voir aussi R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 603). Elle englobe à la fois les droits de l’accusé, y compris celui de présenter une défense pleine et entière, et des préoccupations sociales plus globales, comme l’intérêt qu’a la société à ce que le processus judiciaire soit efficace et permette de découvrir la vérité (R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, par. 48, citant R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 69‑76; voir aussi R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 22, citant R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, la juge McLachlin).

[36]                          Le pouvoir de nommer un amicus curiæ découle de la compétence inhérente des cours supérieures de gérer leur propre procédure pour garantir la tenue d’un procès équitable (CLAO, par. 46; I. H. Jacob, « The Inherent Jurisdiction of the Court » (1970), 23 Curr. Legal Probs. 23, p. 27‑28). Cette compétence permet au juge d’une cour supérieure de nommer un amicus lorsqu’il estime qu’il est nécessaire qu’il le fasse pour que justice soit rendue. Le pouvoir d’une cour d’origine législative de nommer un amicus s’infère nécessairement de sa maîtrise de sa propre procédure et de sa faculté de constituer une cour de justice (CLAO, par. 12 et 112). Le pouvoir discrétionnaire de nommer un amicus doit être exercé « parcimonieusement et avec circonspection » et lorsque survient « une situation particulière et exceptionnelle » (par. 47).

[37]                          Même s’il n’est pas une partie à l’instance, l’amicus peut aider la cour en lui faisant part d’un point de vue ou en s’acquittant d’une fonction qui, selon le juge, doit nécessairement être exercée pour trancher les questions en litige (CLAO, par. 44 et 87). Ce rôle est justifié par le raisonnement selon lequel une cour ne devrait pas avoir à décider d’une question « contestée, aux contours incertains, complexe et importante en l’absence des plaidoiries complètes qui s’imposent », et que les parties agissant seules peuvent ne pas être en mesure de fournir (par. 108). L’amicus a la caractéristique qui lui est propre d’avoir une obligation de loyauté uniquement envers le tribunal, sans égard pour les circonstances ou les conditions de sa nomination (par. 53, 87 et 118). Même si la nomination d’un amicus doit servir à aider le tribunal, elle peut avoir l’effet fortuit de favoriser les intérêts de l’accusé (voir M. Vauclair et T. Desjardins, avec la collaboration de P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2022 (29e éd. 2022), par. 26.6, citant CLAO, par. 119).

[38]                          Le rôle de l’amicus est très variable et peut englober des tâches qui relèvent d’un large éventail de fonctions (voir R. c. Walker, 2019 ONCA 765, 381 C.C.C. (3d) 259, par. 65; CLAO, par. 117). Le rôle précis de l’amicus dépend des besoins particuliers cernés par le juge du procès. Ce rôle n’est toutefois pas illimité. Dans l’arrêt CLAO, la Cour a établi que le rôle joué par l’amicus excède la portée indiquée de celui qu’il doit jouer « [d]ès que les devoirs et les obligations d’un avocat de la défense lui incombent » (par. 114, le juge Fish, dissident, mais pas sur ce point). Elle y a aussi recensé plusieurs risques découlant d’une confusion des rôles de l’avocat de la défense et de l’amicus. Premièrement, la Cour a reconnu qu’une telle nomination peut aller à l’encontre du droit constitutionnel de l’accusé d’assurer sa propre défense (par. 51). Deuxièmement, elle a exprimé des préoccupations résultant du rôle de l’amicus en tant qu’ami de la cour. Elle a notamment fait état d’un possible conflit d’intérêts entre les obligations d’un amicus envers la cour et les obligations que celui-ci aurait envers l’accusé; elle a aussi traité du risque qu’un amicus mine l’impartialité de la cour en offrant à l’accusé des conseils d’ordre stratégique quant au procès (par. 53‑54). Enfin, la Cour a recensé d’autres risques qui peuvent survenir dans des causes en particulier, y compris celui que la nomination d’un amicus mine le régime d’aide juridique ou contourne le refus d’un tribunal d’accorder à l’accusé les services d’un avocat rémunéré par l’État (par. 52 et 55).

[39]                          Ces risques empêchent le tribunal de désigner un amicus en lui confiant tous les pouvoirs et toutes les obligations d’un avocat de la défense. Cela dit, l’amicus peut s’acquitter d’un large éventail de fonctions contradictoires sans que cela ne soulève ces préoccupations, comme le démontrent les décisions ultérieures. Dans certaines causes, c’est la nomination d’un amicus pour contester la position de la Couronne qui contribuera le mieux à l’équité du procès lorsque l’accusé n’est pas représenté. Les risques recensés dans l’arrêt CLAO aident à adapter le rôle de l’amicus, comme je vais l’expliquer ultérieurement. Ils ne sont toutefois pas un obstacle à la nomination d’un amicus à qui sont confiées des fonctions similaires à celles d’un avocat de la défense, lorsque la cour estime qu’il est nécessaire qu’elle dispose d’un point de vue contradictoire pour assurer la tenue d’un procès équitable.

B.            Limites à l’éventail des rôles que peut jouer l’amicus

(1)          Rôle d’ami de la cour

[40]                          Pour commencer, l’éventail des fonctions possibles de l’amicus est limité par son rôle fondamental d’ami de la cour. Comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt CLAO, deux restrictions principales découlent de la nature de ce rôle.

[41]                          Premièrement, l’avocat qui assume le rôle d’amicus est constamment tenu à un devoir de loyauté envers la cour, quelles que soient les fonctions spécifiques qui lui sont confiées. Pour éviter qu’il n’y ait de conflit d’intérêts, l’avocat en question ne peut être simultanément tenu à un devoir de loyauté envers l’accusé (CLAO, par. 53). Ainsi, dès sa nomination comme amicus, l’avocat ne peut plus entretenir de relation avocat‑client avec l’accusé. Il ne reçoit pas d’instruction de l’accusé et il ne peut être révoqué par celui‑ci. Ainsi, même si l’amicus peut plaider de manière à favoriser les intérêts de la défense, il ne « représente » pas l’accusé. Il peut être particulièrement important que le juge du procès le précise clairement lorsqu’il nomme un amicus dans une instance où l’accusé n’est pas représenté en dépit de ses efforts pour demander ou retenir les services d’un avocat.

[42]                          Deuxièmement, et dans le même ordre d’idées, le mandat de l’amicus, à titre d’ami de la cour, consiste à agir comme un avocat de la cour et pour la cour. Il n’est donc pas possible de lui confier des fonctions qui porteraient essentiellement atteinte à l’obligation d’impartialité du tribunal — par exemple, en conseillant l’accusé relativement à des décisions d’ordre stratégique (CLAO, par. 54). Si, dans l’exercice du mandat qui lui a été confié, l’amicus se trouve en conflit avec le devoir de loyauté qu’il a envers le tribunal, il doit toujours privilégier ce devoir. Il doit en outre avertir le tribunal immédiatement s’il se trouve dans une position qui compromettrait sa capacité à respecter son devoir de loyauté envers le tribunal.

(2)          Les droits de l’accusé

[43]                          Le droit constitutionnel de l’accusé d’assurer sa propre défense peut aussi restreindre le champ d’action de l’amicus (CLAO, par. 51, citant R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 972). Ce droit englobe le contrôle des décisions clés quant au litige, dont celles de sa représentation ou non, du mode de procès qu’il subira, du plaidoyer de culpabilité ou de non‑culpabilité, de la présentation d’un moyen de défense, du choix de témoigner, et des témoins à faire comparaître (Swain, p. 972; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 9, citant Vescio c. The King, [1949] R.C.S. 139, p. 144; R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696, par. 2; R. c. White, 2022 CSC 7). Le contrôle qu’a l’accusé sur les décisions clés d’ordre stratégique favorise l’équité du procès en garantissant qu’il présente la défense qu’il estime appropriée. Ce droit constitue un principe de justice fondamentale qui « traduit le respect qu’a toujours eu notre société pour l’autonomie de l’individu dans un système [de justice] contradictoire » (Swain, p. 972). Un accusé peut donc prendre des décisions stratégiques qui peuvent sembler malavisées, ou même nuisibles à sa position — pour autant qu’il soit apte à subir son procès et que le tribunal soit convaincu que ses choix découlent de décisions éclairées et fondées sur la réalité (voir Korponay c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41; R. c. Bharwani, 2023 ONCA 203, 424 C.C.C. (3d) 197, par. 167; R. c. Ledesma, 2020 ABCA 410, 395 C.C.C. (3d) 259; Walker, par. 35).

[44]                          Toutefois, le droit de l’accusé d’assurer sa propre défense n’est pas absolu (Swain, p. 976). Il reste assujetti aux règles de droit ordinaires et ne confère pas de privilèges particuliers à l’accusé. Par exemple, celui‑ci ne peut présenter que des moyens de défense prévus par le droit et des éléments de preuve conformes aux règles de preuve. La conduite d’un défendeur est aussi assujettie aux directives qu’émet le tribunal pour gérer sa procédure; le droit de se représenter seul ne donne pas [traduction] « l’autorisation de paralyser le processus judiciaire en soumettant un flot ininterrompu de témoins à des interrogatoires interminables sur des questions non pertinentes » (voir R. c. Fabrikant (1995), 97 C.C.C. (3d) 544 (C.A. Qc), p. 574). De même, le choix d’un défendeur en matière de représentation est toujours assujetti à l’obligation de l’avocat de faire preuve d’intégrité professionnelle. Ainsi, lorsque l’avocat se sent incapable de continuer à agir dans le dossier sans contrevenir à son serment, il doit demander à cesser d’occuper, et ce, même si l’accusé s’y oppose (voir Cunningham, par. 48‑49; voir aussi, p. ex., Law Society of Alberta, Code of Conduct, règle 3.7‑5; Barreau de l’Ontario, Code de déontologie, règle 3.7‑7). La conduite d’une défense s’inscrit donc à l’intérieur du cadre légal et éthique du système de justice, et doit être conforme aux règles et principes de justice fondamentale.

[45]                          Le droit de l’accusé de contrôler sa propre défense limite les fonctions contradictoires dont peut s’acquitter l’amicus. Comme l’a noté l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles, l’amicus ne peut pas présenter d’observations ou chercher à obtenir des éléments de preuve qui contredisent les moyens de défense ou les théories présentés par l’accusé (voir m. interv., p. 8). Cela étant, le choix du défendeur de se représenter seul n’empêche pas l’amicus de jouer quelque rôle contradictoire que ce soit, puisque le droit de l’accusé de contrôler sa propre défense ne l’autorise pas à décider de l’aide dont la cour a besoin. Ainsi, bien qu’un juge du procès puisse nommer un amicus chargé de fonctions contradictoires même si l’accusé s’y oppose, il doit tenir compte de toutes les objections lorsqu’il précise la portée de la nomination et être particulièrement sensible aux restrictions qui s’imposent compte tenu du droit de l’accusé de contrôler sa propre défense. Cela peut s’avérer particulièrement crucial lorsque l’accusé n’est pas représenté, non pas parce qu’il n’a pas été en mesure de retenir les services d’un avocat, mais parce qu’il insiste pour se représenter seul.

[46]                          L’amicus devrait pouvoir assumer certaines fonctions contradictoires parce qu’elles ne sont pas en contradiction avec le droit de l’accusé de contrôler sa propre défense. Par exemple, l’amicus peut favoriser les intérêts de l’accusé en interrogeant les témoins ou en présentant des observations qui ne font pas obstacle aux choix de nature stratégique clés de ce dernier. À l’intérieur de ces limites, l’amicus doit toujours avoir le droit de tester la solidité des arguments de la Couronne afin d’obliger cette dernière à prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable.

[47]                          Les limites au rôle de l’amicus sont fixées au cas par cas, en fonction à la fois de la façon dont l’accusé exerce ses droits constitutionnels et de ce qui est nécessaire pour assurer la tenue d’un procès équitable. Il est possible d’assurer le respect de ces deux principes de justice fondamentale, y compris lorsque l’équité du procès requiert que l’amicus fournisse une perspective contradictoire. Je suis d’accord avec la juge Khullar lorsqu’elle affirme que [traduction] « le respect de l’autonomie de l’accusé n’est pas toujours nécessairement incompatible avec le fait que l’amicus assume des rôles similaires à ceux d’un avocat de la défense » (motifs de la C.A., par. 75). En règle générale, le juge du procès doit veiller à donner effet aux décisions clés de l’accusé relatives au procès tout en gardant à l’esprit ce qui est nécessaire pour éviter qu’une erreur judiciaire soit commise.

(3)          Autres restrictions

[48]                          Enfin, l’éventail des rôles que peut jouer l’amicus peut être restreint lorsque d’autres préoccupations recensées dans l’arrêt CLAO sont pertinentes pour une cause donnée. Par exemple, la nomination d’un amicus ne peut servir stratégiquement pour contourner le régime provincial d’aide juridique ou pour infirmer une décision judiciaire de refuser l’octroi d’un avocat rémunéré par l’État à la suite d’une demande de type Rowbotham. Ces préoccupations surviennent le plus souvent lorsque l’accusé n’est pas représenté parce qu’il a été incapable de retenir les services d’un avocat. Les faits de l’affaire R. c. Whalen, [2009] O.J. No. 6467 (QL) (C.J.), une des causes visées par l’appel dans CLAO, illustrent bien ce principe. Dans cette cause, l’accusé avait demandé la nomination de l’avocate de la défense à titre d’amicus parce que cette dernière n’acceptait pas de le représenter pour les tarifs d’aide juridique. Le juge du procès avait accédé à cette demande de sorte que l’amicus serait payée en fonction de tarifs plus élevés. En appel, sans formuler de commentaire quant à cette ordonnance, la Cour a noté que la nomination d’un amicus ne peut pas contourner le régime d’aide juridique (par. 55). Ainsi, le juge du procès doit faire preuve de prudence avant de nommer un amicus chargé de fonctions contradictoires lorsque cette décision pourrait susciter ces préoccupations.

[49]                          En somme, l’éventail approprié des rôles que peut jouer l’amicus est restreint par les contraintes nécessaires inhérentes à la nature du rôle. Premièrement, le rôle de l’amicus à titre d’ami de la cour signifie qu’il ne peut jamais s’acquitter de fonctions qui enfreindraient son obligation de loyauté envers la cour ou qui minerait l’impartialité de cette dernière, par exemple en donnant des conseils sur des choix stratégiques clés pour la défense. Deuxièmement, le mandat confié à l’amicus doit respecter les décisions stratégiques clés prises par l’accusé tout en respectant ce qui est requis pour la tenue d’un procès équitable. Finalement, la nomination d’un amicus ne peut servir à contourner le régime d’aide juridique ou une décision judiciaire de refuser l’octroi d’un avocat rémunéré par l’État. Bien que ces restrictions n’empêchent pas l’amicus de s’acquitter de fonctions contradictoires, elles limitent le type d’aide qu’il peut fournir.

C.            Pouvoir discrétionnaire de nommer un amicus chargé de fonctions contradictoires

[50]                          Le juge du procès détient un vaste pouvoir discrétionnaire de nommer un amicus et de décider de la portée de son mandat. Je vais maintenant me pencher sur certaines des considérations pertinentes qui sous‑tendent ces décisions, et qui découlent de la nature de notre système de justice et de la jurisprudence.

(1)          Circonstances qui peuvent requérir l’aide d’un amicus

[51]                          Les obligations découlant du droit garanti à un procès équitable dépendent, notamment, de notre système de justice contradictoire. Contrairement au juge dans le modèle inquisitoire, qui joue un rôle actif d’enquêteur, le juge du procès dans un système contradictoire doit demeurer impartial. Il revient aux parties de présenter la preuve et les arguments pertinents pour que les questions en litige puissent être tranchées, tandis que le juge préside le procès en tant que décideur objectif (voir D. Stuart et T. Quigley, Learning Canadian Criminal Procedure (14e éd. 2022), p. 593‑594).

[52]                          Pour qu’il constitue un mode de procédure efficace, le système contradictoire est tributaire du respect de certaines conditions. Par exemple, ce système [traduction] « tient pour acquis que les parties au litige, assistées de leur avocat, présenteront en totalité et avec diligence tous les faits importants ayant une valeur probante au soutien de leurs positions respectives » pour que le tribunal puisse résoudre le différend (Phillips c. Ford Motor Co. of Canada Ltd., [1971] 2 O.R. 637 (C.A.), p. 657). Le système est également tributaire de la capacité des parties de faire valoir leur propre position et de contester la cause présentée par la partie adverse dans l’exercice des fonctions contradictoires. Cela comprendrait, par exemple, la stratégie relative au litige, la sélection du jury, les observations à soulever ou les réponses à donner relativement aux préoccupations en matière de preuve ou quant à d’autres questions juridiques, l’interrogatoire et le contre-interrogatoire des témoins, et les plaidoiries d’ouverture et de clôture. Dans une affaire pénale, l’équité du procès dépend tout particulièrement de la capacité de contester la cause de la Couronne pour garantir que les droits de l’accusé sont protégés. S’il existe un déséquilibre entre la capacité des parties de faire valoir une cause viable en s’acquittant de fonctions contradictoires, [traduction] « le processus contradictoire sur lequel repose la force de notre système judiciaire risque d’être considérablement affaibli » (Walker, par. 63; voir aussi R. c. C.M.L., 2016 ONSC 5332, par. 80 (CanLII), la juge Molloy). En ce sens, les fonctions contradictoires favorisent à la fois les droits des parties à titre individuel, y compris l’accusé, et l’intérêt plus large du public à ce que le processus contradictoire soit efficace.

[53]                          Le risque de déséquilibre dans le processus contradictoire est exacerbé lorsqu’un accusé n’est pas représenté (voir P. J. LeSage et M. Code, Rapport sur l’examen de la procédure relative aux affaires criminelles complexes (2008), p. 185‑187). Lorsqu’il se défend contre des accusations criminelles sans être représenté, l’accusé ne peut tirer avantage d’une expertise juridique indépendante et de conseils professionnels alors qu’il court des risques juridiques possiblement considérables. La tenue d’un procès criminel sans que l’accusé soit représenté place souvent ce dernier dans une position très désavantageuse, et fait parfois courir le risque qu’aucune défense utile ne soit présentée. C’est un choix que l’accusé a le droit de faire, à condition qu’il soit apte à subir un procès et qu’il soit informé des conséquences de sa décision. Ce choix peut toutefois compromettre l’équité d’un procès. Pour protéger l’intégrité du système contradictoire de ces vulnérabilités inhérentes, le juge du procès et la Couronne ont des rôles uniques à jouer afin de garantir qu’un accusé non représenté subisse un procès équitable.

[54]                          Le juge du procès a l’obligation d’aider un accusé non représenté pour garantir que la procédure respecte ses droits fondamentaux (R. c. J.D., 2022 CSC 15, par. 34). Bien que, typiquement, le juge puisse s’acquitter de cette obligation en expliquant à l’accusé comment se déroule un procès, dans certaines circonstances, il doit intervenir plus activement. Par exemple, cette obligation pourra exiger du juge du procès qu’il suggère à l’accusé de retenir les services d’un avocat, qu’il identifie les questions importantes, qu’il formule des questions pour obtenir des éléments de preuve pertinents pour la défense, ou qu’il soulève de son propre chef des violations possibles de la Charte  (R. c. Jayne, 2008 ONCA 258, 90 O.R. (3d) 37; R. c. Galna, 2007 ONCA 182, par. 6 (CanLII); R. c. Richards, 2017 ONCA 424, 349 C.C.C. (3d) 284, par. 113; R. c. Sabir, 2018 ONCA 912, 143 O.R. (3d) 465, par. 32‑36). Parallèlement, le juge doit toujours rester neutre, ce qui limite la portée de son obligation d’aider un accusé qui n’est pas représenté. Par exemple, le juge ne peut pas fournir de conseils stratégiques à l’accusé ou mener un contre‑interrogatoire pour la défense (R. c. Jaser, 2014 ONSC 2277, par. 32 (CanLII); Richards, par. 111). Pour mettre en balance ces obligations opposées, le juge doit s’assurer que l’accusé a droit à un procès équitable sur le plan procédural, tout en étant soucieux de ne pas lui offrir une aide qui compromettrait l’impartialité du tribunal.

[55]                          La Couronne a également une responsabilité considérable lorsqu’il s’agit de garantir l’équité d’un procès. En tant que ministre local de la justice et officier de la cour, le procureur de la Couronne a le devoir de préserver l’équité du système de justice pénale pour toutes les parties, y compris l’accusé, les victimes et le public (voir Ontario, ministère du Procureur général, Manuel de poursuite de la Couronne, dernière mise à jour le 6 mai 2023 (en ligne)). Comme le rôle de la Couronne a une dimension publique et quasi‑judiciaire, sa fonction n’est ni contradictoire ni partisane au sens traditionnel. Elle cherche plutôt à défendre l’intérêt public (R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 27). Comme l’exprime la célèbre formule du juge Rand dans Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16, la Couronne ne cherche pas à [traduction] « obtenir une condamnation, mais [à] présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l’on allègue être un crime » (p. 23). La Couronne doit toujours agir équitablement, impartialement et avec intégrité, tant dans la salle d’audience que dans ses relations avec l’accusé (R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 155, le juge Binnie, dissident, mais pas sur ce point).

[56]                          Le mandat de la Couronne de défendre l’intérêt public signifie que ses procureurs s’acquittent d’obligations additionnelles lorsqu’elle poursuit un accusé non représenté. Par exemple, la Couronne doit informer un tel accusé de son droit à la communication de tous les documents pertinents qu’elle a en sa possession ou qu’elle contrôle, que ces éléments de preuve soient inculpatoires ou disculpatoires (R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, p. 343). Le procureur de la Couronne a également une obligation d’avertir franchement la cour s’il soupçonne que [traduction] « tous les éléments de preuve des faits légaux disponibles » ne lui sont pas présentés par l’accusé non représenté (Boucher, p. 24). De plus, il a été suggéré que la Couronne doit être particulièrement attentive à ne présenter que des éléments de preuve admissibles, puisque l’accusé non représenté connaît généralement moins les règles de preuve qu’un avocat et est moins susceptible de s’opposer à la preuve de la Couronne (voir I. J. Schurman, « The Unrepresented Accused : Duties and Obligations of Trial Judges and Crown Counsel, and the Preparation of Petitions for State‑Funded Counsel », dans G. A. Smith et H. Dumont, dir., Justice à la carte — Adaptation face aux nouvelles exigences : Les questions de coordination dans le système judiciaire canadien (1999), 297, p. 310‑311). Finalement, le procureur de la Couronne doit coopérer avec le juge du procès pour permettre au tribunal d’aider l’accusé non représenté et pour faciliter le déroulement d’une procédure respectueuse des droits fondamentaux de ce dernier.

[57]                          Les responsabilités du juge du procès et de la Couronne peuvent nettement favoriser l’équité du procès et, dans la vaste majorité des causes, elles suffiront pour éviter que survienne une erreur judiciaire. Leurs rôles sont toutefois limités dans le cadre d’une procédure contradictoire et l’aide qu’ils peuvent apporter ne suffit pas toujours à garantir la tenue d’un procès équitable. Nommer un amicus investi de fonctions contradictoires peut s’avérer nécessaire pour rééquilibrer une procédure dans des [traduction] « causes inhabituelles », y compris lorsque l’accusé non représenté souffre de troubles mentaux en étant néanmoins apte à subir un procès, ou lorsqu’il refuse de participer au procès (voir C.M.L., par. 68). Cela peut aussi être requis lorsque la nature des accusations ou le mode de procès entraînent la nécessité de faire intervenir un amicus qui apportera une perspective contradictoire pour que la cause soit jugée équitablement (voir Walker, par. 64; R. c. Brooks, 2021 ONSC 7418, par. 44 (QL, WL); C.M.L., par. 76 et 86).

[58]                          En règle générale, le tribunal doit respecter les choix stratégiques d’une personne accusée qui est apte à subir un procès, même si ces choix semblent irrationnels ou malavisés (voir Bharwani, par. 157). Les tribunaux ont tout de même reconnu que, dans [traduction] « des causes complexes auxquelles participent des accusés qui ne sont pas représentés et qui souffrent de troubles mentaux, comportementaux ou cognitifs », le risque de compromission du processus contradictoire est particulièrement élevé (Walker, par. 63). En outre, comme le note l’intervenant Empowerment Council, comme le seuil d’aptitude pour être apte à subir un procès est peu élevé, le défendeur peut l’être, même s’il souffre de troubles mentaux, comportementaux ou cognitifs sérieux (voir m. interv., par. 18). Dans un cas de ce type, il peut être difficile de garantir la tenue d’un procès équitable, et l’aide que fournissent le juge du procès et le procureur de la Couronne peut ne pas suffire. Le recours à l’amicus peut être une solution flexible pour atténuer ces risques et pour aider le juge du procès à maintenir l’intégrité du processus judiciaire lorsque se présente ce type de circonstances inhabituelles (R. c. Imona‑Russel, 2019 ONCA 252, 145 O.R. (3d) 197, par. 72; Jaser, par. 35; Walker, par. 71).

(2)          Considérations pour déterminer la portée du rôle de l’amicus

[59]                          Sous réserve des restrictions que nous avons recensées précédemment, le juge du procès est le mieux placé pour décider quel type d’aide est nécessaire et il détient un vaste pouvoir discrétionnaire pour adapter la nomination aux exigences d’une cause (voir R. c. Samra (1998), 41 O.R. (3d) 434 (C.A.); Imona‑Russel, par. 92). Exceptionnellement, la nomination d’un amicus chargé d’un mandat contradictoire peut être nécessaire pour que la cour s’acquitte de sa responsabilité d’assurer l’équité et l’efficacité du procès — particulièrement lorsque le déséquilibre dans le processus contradictoire menace de donner lieu à une erreur judiciaire.

[60]                          De nombreuses causes récentes illustrent les circonstances dans lesquelles le tribunal a jugé nécessaire de nommer un amicus à qui il a confié des fonctions contradictoires. Par exemple, il a jugé nécessaire de nommer un amicus en lui assignant un rôle similaire à celui de l’avocat de la défense lorsque l’accusé refusait de retenir les services d’un avocat et ne participait pas activement à l’instance (R. c. Borutski, 2017 ONSC 7748; R. c. Chemama, 2016 ONCA 579, 351 O.A.C. 381; C.M.L.); lorsque l’accusé se représentait seul, mais qu’il n’était pas en mesure de présenter une défense satisfaisante (Walker; Jaser, par. 35; R. c. Ryan, 2012 NLCA 9, 318 Nfld. & P.E.I.R. 15); lorsque l’accusé perturbait le processus judiciaire et en abusait, ou lorsqu’il était déterminé à le faire dérailler (Brooks; R. c. Mastronardi, 2015 BCCA 338, 375 B.C.A.C. 134, par. 9‑10 et 50; C.M.L.); et lorsque des questions complexes ou des accusations criminelles sérieuses requéraient une perspective contradictoire pour assurer l’équilibre et l’équité du procès (Mastronardi; Imona‑Russel, par. 30‑31; Brooks, par. 43‑44; Borutski; Jaser). Dans beaucoup de ces causes, le tribunal a nommé un amicus en lui confiant un rôle contradictoire, uniquement après avoir explicitement conclu que les risques recensés dans l’arrêt CLAO ne se concrétiseraient pas (Borutski, par. 29 (CanLII); C.M.L., par. 71; Mastronardi, par. 44‑47; Imona‑Russel, par. 93).

[61]                          Comme le révèlent ces exemples, le juge du procès doit tenir compte des circonstances du procès dans leur ensemble lorsqu’il décide s’il y a lieu de nommer un amicus investi d’un rôle contradictoire. Cela comprend la nature et la complexité des accusations (voir Ryan, par. 156; Walker, par. 64; Brooks, par. 44); la tenue d’un procès devant un juge et un jury ou devant un juge seul (voir C.M.L., par. 76 et 86; Brooks, par. 44); les caractéristiques de l’accusé, y compris s’il n’est pas représenté et s’il y a des inquiétudes concernant des problèmes de santé mentale ou sa capacité à coopérer avec le tribunal (voir Walker, par. 64; Mastronardi, par. 50‑52; Brooks, par. 44; C.M.L.); la nécessité ou non d’obtenir de l’aide pour tester la solidité des arguments de la Couronne ou pour faire valoir une défense utile (voir Borutski, par. 23, 28 et 31; Ryan, par. 156); et l’aide que la Couronne et le juge du procès peuvent fournir dans le cadre des rôles qui sont les leurs (voir C.M.L., par. 80; Imona‑Russel, par. 69; Ryan, par. 156).

[62]                          L’amicus peut légitimement remplir un vaste éventail de fonctions tout au long des procédures, dans le cadre des restrictions énoncées précédemment. Par exemple, j’accepte l’argument de l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association selon lequel l’amicus peut aider l’accusé en lui expliquant les choix stratégiques qui s’offrent à lui, de même que les conséquences possibles des décisions qui en découlent (voir m. interv., p. 2). Il n’y a pas non plus d’obstacle théorique qui empêche l’amicus de tester la solidité des arguments de la Couronne au moyen d’un contre-interrogatoire, d’observations ou d’une plaidoirie finale (voir Mastronardi; Borutski; C.M.L.; Walker). Comme je l’ai mentionné, l’amicus peut présenter une théorie ou un moyen de défense différents de ceux présentés par l’accusé et découlant de la preuve pour contrer la position de la Couronne, à condition que l’une ou l’autre n’entre pas en conflit avec une théorie ou un moyen de défense présentés par l’accusé. L’amicus peut aussi s’acquitter d’autres fonctions contradictoires.

[63]                          Cela ne signifie pas qu’il soit toujours nécessaire de confier un mandat contradictoire large à l’amicus, ni qu’il devrait s’agir d’une pratique courante. Les risques recensés dans l’arrêt CLAO ont incité la Cour à confirmer que le pouvoir de nommer un amicus ne doit être exercé que dans des circonstances exceptionnelles. Ces risques n’empêchent toutefois pas de maintenir la confiance du public dans l’équité du procès — et comme l’illustrent plusieurs décisions, ils peuvent être mitigés par une ordonnance de nomination adaptée avec soin aux circonstances d’une cause en particulier.

D.           Résumé et meilleures pratiques

[64]                          En somme, dans la vaste majorité des causes, les responsabilités qui incombent au juge du procès et à la Couronne suffiront pour assurer l’équité du procès. Lorsqu’il a conclu à la nécessité de nommer un amicus, le juge du procès dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour en nommer un en lui confiant des fonctions qui répondent aux besoins de la cause. Cela peut comprendre des fonctions contradictoires lorsque l’équité du procès le requiert — par exemple, pour rétablir l’équilibre d’une procédure lorsque l’accusé choisit d’assurer sa propre défense et qu’il ne présente aucune défense utile. En adaptant la portée du rôle de l’amicus, le juge tient compte de la nature de ce rôle en tant qu’ami de la cour ainsi que des circonstances de la cause, y compris la façon dont l’accusé exerce ses droits constitutionnels et ce qui est nécessaire pour garantir la tenue d’un procès équitable. Bien que les fonctions contradictoires que peut accomplir l’amicus soient assorties de limites nécessaires, leur portée est suffisamment large pour satisfaire à ce qui est nécessaire pour assurer l’équité du procès dans une cause en particulier.

[65]                          Lorsqu’il s’interroge sur l’opportunité de nommer un amicus, le juge doit sonder les parties afin d’obtenir leur point de vue sur la nécessité d’une telle nomination et sur la portée qu’elle devrait avoir. Il doit examiner si une nomination limitée dans le temps ou dans sa portée suffirait. Par exemple, l’aide de l’amicus peut n’être nécessaire que pour contre‑interroger certains témoins de la Couronne ou pour une requête en particulier. Il est également utile qu’il énonce par écrit les conditions de la nomination dans une ordonnance formelle ou dans un jugement manuscrit, et qu’il précise explicitement la nature et la portée du rôle de l’amicus ainsi que les fonctions précises dont la cour lui demande de s’acquitter.

[66]                          Finalement, le juge du procès doit examiner si, compte tenu du mandat qui est confié à l’amicus, il y a lieu qu’il rende une ordonnance de confidentialité pour que ce dernier puisse jouer son rôle efficacement. Comme l’a fait valoir l’intervenante la Criminal Trial Lawyers’ Association, l’exhaustivité et la franchise des conversations entre l’accusé et l’amicus pourront dépendre de l’existence ou non d’une ordonnance de confidentialité si l’amicus est chargé de faire valoir les intérêts de la défense (voir m. interv., p. 7). Même si l’amicus ne serait pas lié par le secret professionnel de l’avocat, une ordonnance de confidentialité confèrerait une protection juridique aux communications entre lui et l’accusé relativement à la cause de ce dernier (voir, p. ex., Imona‑Russel, par. 64 et 68, qui explique comment l’engagement du procureur de la Couronne de traiter tous les échanges entre l’accusé et l’amicus comme s’ils étaient visés par le secret professionnel de l’avocat a permis d’obtenir le niveau de confidentialité nécessaire dans cette cause).

IV.         Application

[67]                          Pour avoir gain de cause dans son appel, M. Kahsai doit démontrer que la nomination de l’amicus dans le cadre de son procès a créé une irrégularité grave au point qu’elle a rendu le procès inéquitable dans les faits ou en apparence (R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 69 et 73). Il établira qu’il y a eu une erreur judiciaire si la gravité de l’irrégularité a créé une apparence d’iniquité telle qu’elle ébranle la confiance de la population dans l’administration de la justice (R. c. Davey, 2012 CSC 75, [2012] 3 R.C.S. 828, par. 51, citant R. c. Wolkins, 2005 NSCA 2, 229 N.S.R. (2d) 222, par. 89). Cette analyse est menée du point de vue d’une personne raisonnable et objective qui tient compte des circonstances du procès (Khan, par. 73). Elle doit aussi reconnaître que, même si l’accusé a droit à un procès équitable, il n’a pas droit à un procès parfait, et qu’« il est inévitable que des irrégularités mineures se produisent à l’occasion » (Khan, par. 72).

[68]                          La norme de « l’erreur judiciaire », déjà élevée, l’est encore plus lorsqu’elle est invoquée sur le fondement d’une apparence d’iniquité plutôt que sur celui d’un préjudice réel. Lorsque l’apparence d’iniquité d’un procès est en cause, « il faut être en présence d’une apparence marquée d’iniquité, qui constituerait une ingérence grave dans l’administration de la justice et porterait atteinte au sens du franc‑jeu et de la décence de la communauté » (Davey, par. 74). La question de l’existence d’une erreur judiciaire est une question de droit susceptible de révision selon la norme de la décision correcte (R. c. Schmaltz, 2015 ABCA 4, 599 A.R. 76, par. 13, citant Schmidt c. The King, [1945] R.C.S. 438, p. 439).

[69]                          Les tribunaux ont conclu à l’existence d’une erreur judiciaire sur le fondement d’une apparence d’iniquité dans un éventail de circonstances, y compris lorsque l’avocat de la défense a communiqué des renseignements confidentiels au juge du procès, en violation du secret professionnel de l’avocat (R. c. Olusoga, 2019 ONCA 565, 377 C.C.C. (3d) 143); lorsque le juge du procès a émis une opinion prématurée en laissant entendre qu’un témoin de la défense se parjurait durant son témoignage (R. c. Sherry (1995), 26 O.R. (3d) 782 (C.A.)); lorsque l’avocat de la défense n’avait pas préparé l’accusé pour son témoignage (R. c. Simpson, 2018 NSCA 25, 419 C.R.R. (2d) 174); et lorsque l’accusé a été forcé de procéder sans être représenté, en dépit de son souhait exprimé et du fait qu’il n’y était pour rien dans sa situation (R. c. Al‑Enzi, 2014 ONCA 569, 121 O.R. (3d) 583; R. c. Pastuch, 2022 SKCA 109, 419 C.C.C. (3d) 447). Comme le démontrent ces exemples, pour pouvoir conclure qu’elle équivaut à une erreur judiciaire, l’apparence d’iniquité doit être sérieuse au point d’entacher l’administration de la justice.

[70]                          Pour les raisons que je vais expliquer, M. Kahsai ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver qu’il y a eu erreur judiciaire.

A.           Il n’y a pas eu d’erreur judiciaire

[71]                          Monsieur Kahsai soutient qu’une apparence d’iniquité a découlé de deux aspects de la nomination de l’amicus durant son procès. Premièrement, il fait valoir que le moment de la nomination a créé une apparence d’iniquité. À son avis, le juge du procès n’a pas garanti la tenue d’une procédure équitable et équilibrée en nommant un amicus en cours de procès, ce qui a empêché ce dernier de se préparer adéquatement pour s’acquitter de son rôle. Deuxièmement, M. Kahsai affirme qu’une apparence d’iniquité a découlé de la portée de la nomination de l’amicus, qui était fondée sur l’interprétation erronée par le juge du procès des fonctions dont l’amicus pouvait s’acquitter en toute légalité. Plus particulièrement, il fait valoir que le juge du procès a commis une erreur lorsqu’il a conclu le procès sans que la défense ait présenté de plaidoirie finale, une décision fondée sur la mauvaise interprétation selon laquelle l’arrêt CLAO empêchait l’amicus du procès de plaider au nom de l’accusé.

[72]                          Dans la mesure où le juge du procès aurait restreint les fonctions de l’amicus du procès parce qu’il croyait que l’arrêt CLAO empêchait ce dernier d’assumer des fonctions contradictoires, il s’agirait d’une erreur de principe. Je le répète, la Cour n’a jamais empêché l’amicus d’assumer de telles fonctions ou de présenter une plaidoirie de clôture. Comme la juge Khullar, je suis d’avis que le juge du procès pouvait donner instruction à l’amicus du procès de faire plus que des contre-interrogatoires et de jouer un rôle plus partial. Cependant, la nomination d’un amicus est une décision hautement discrétionnaire et le juge du procès n’avait aucune obligation d’en désigner un à un moment en particulier ou de lui confier un mandat en particulier. Il n’est pas évident que le juge du procès aurait donné le mandat à l’amicus d’assumer un rôle contradictoire plus large vu que l’accusé s’y opposait vigoureusement. Quoi qu’il en soit, la question à laquelle il faut répondre en définitive est celle de savoir si la nature de la nomination de l’amicus, même si la portée de son rôle a été erronément restreinte, a donné lieu à une erreur judiciaire.

[73]                          De nombreux aspects de ce procès étaient troublants. Non seulement M. Kahsai n’était pas représenté dans un procès pour un double meurtre, mais il ne pouvait pas pleinement participer au procès. Lorsqu’il a participé, il n’a ni mené de contre‑interrogatoire efficace des témoins de la Couronne ni présenté une argumentation cohérente en son nom. Même si l’amicus a été nommé pour remédier à certaines des préoccupations découlant de ces circonstances, l’aide fournie n’a été que d’une portée limitée. Le dossier illustre que l’amicus du procès n’a pas eu le temps de pleinement se préparer pour jouer son rôle et qu’il aurait participé plus activement au procès s’il avait compris que l’amicus peut généralement assumer un rôle contradictoire. Il est particulièrement troublant qu’aucune plaidoirie finale n’ait été présentée pour la défense. Cette omission a contribué à donner une impression de déséquilibre dans cette procédure contradictoire. Elle a aussi privé M. Kahsai de l’avantage d’observations que l’amicus aurait formulées quant au fait que la Couronne n’a pas prouvé la préméditation et le propos délibéré relativement à un des deux chefs de meurtre. Ces considérations soulèvent des préoccupations quant à l’apparence d’équité dans son procès.

[74]                          En revanche, ces préoccupations doivent être considérées dans le contexte de la situation exceptionnelle à laquelle faisait face le juge du procès, qui tentait de gérer un procès excessivement difficile. Il a cherché à respecter le choix de M. Kahsai de se représenter lui‑même en l’aidant et en facilitant sa participation à la procédure autant que possible. Il est uniquement devenu évident pour le juge du procès que M. Kahsai ne coopèrerait pas avec la cour ou ne présenterait pas de défense utile une fois que le procès était commencé. À ce moment‑là, le juge a sollicité l’aide de l’amicus pour préserver l’équité du procès et améliorer l’équilibre de la procédure. Il a cherché un avocat qui était déjà familier avec la cause et qui était libre durant la majorité du reste des jours d’audition, pour faire avancer ce procès avec jury. Le juge du procès a nommé un amicus en lui confiant un mandat limité, dans le contexte d’un procès où l’accusé a insisté à répétition pour se représenter seul, sans interférence, ce qui faisait preuve d’un certain respect pour le droit de M. Kahsai de mener sa propre défense. Il s’agissait d’une décision hautement discrétionnaire prise en mettant en balance l’ensemble des circonstances entourant l’instance.

[75]                          Le juge du procès a pris de nombreuses mesures pour garantir que M. Kahsai subisse un procès équitable. Il a souligné à plusieurs reprises que le jury devait s’abstenir de tenir compte de la conduite erratique et dérangeante de l’accusé. Il a cherché à rétablir un certain équilibre dans la procédure en demandant à l’amicus de contre‑interroger les témoins de la Couronne et il a rappelé plusieurs témoins pour faciliter cette démarche. Se fiant aux opinions de psychiatres selon lesquels M. Kahsai était apte à subir son procès et perturbait les procédures délibérément, le juge du procès a fait de son mieux pour gérer le processus tout en respectant les décisions clés que l’accusé avait le droit de prendre. Le juge du procès a aussi donné des directives exhaustives au jury, soulignant les failles de la cause de la Couronne et le fait que cette dernière avait le fardeau de prouver chacun des éléments hors de tout doute raisonnable.

[76]                          Il n’est pas évident que la nomination d’un amicus plus tôt ou chargé d’un mandat plus large aurait été plus utile pour M. Kahsai, qui a résisté vigoureusement à cette nomination et maintenu son opposition à sa participation tout au long du procès. Il a refusé de coopérer avec l’amicus du procès, il n’était pas intéressé à discuter de stratégie avec lui, et il ne lui a fait part d’aucune défense possible. Dans les circonstances, il est difficile de concevoir comment la nomination différente d’un amicus aurait eu une incidence sur l’équité ou sur l’apparence d’équité de son procès. Bien que l’appelant n’ait pas le fardeau de démontrer dans le présent appel qu’il a subi un réel préjudice, il doit prouver qu’une personne éclairée et objective verrait dans le procès une apparence d’iniquité si grave qu’elle ébranlerait sa confiance dans l’administration de la justice — un seuil élevé.

[77]                          Selon moi, un membre raisonnable du public, considérant les circonstances du procès dans leur ensemble, ne conclurait pas qu’il y a eu erreur judiciaire. Il estimerait plutôt que le juge du procès, avec l’aide de l’amicus, a suffisamment traité des préoccupations relatives à l’équité du procès, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de tenir un nouveau procès.

[78]                          Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureurs de l’appelant : Pringle Chivers Sparks Teskey, Vancouver; Legal Aid Alberta, Edmonton.

                    Procureur de l’intimé : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Calgary.

                    Procureur de l’intervenante la directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Yellowknife.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant Empowerment Council : Anita Szigeti Advocates, Toronto; Martell Defence, Toronto; DeMelo Heathcote, London; Shukairy Law, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society : MN Law, Vancouver; Peck and Company, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association : Liberty Law, Edmonton; Ruttan Bates, Calgary.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McKay Ferg, Calgary.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association : Kapoor Barristers, Toronto.

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