COUR SUPRÊME DU CANADA |
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Référence : Sharp c. Autorité des marchés financiers, 2023 CSC 29 |
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Appel entendu : 18 janvier 2023 Jugement rendu : 17 novembre 2023 Dossier : 39920 |
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Entre :
Frederick Langford Sharp Appelant
et
Autorité des marchés financiers Intimée
- et -
Procureur général du Québec, Shawn Van Damme, Vincenzo Antonio Carnovale, Pasquale Antonio Rocca et Commission des valeurs mobilières de l’Ontario Intervenants
Et entre :
Shawn Van Damme, Vincenzo Antonio Carnovale et Pasquale Antonio Rocca Appelants
et
Autorité des marchés financiers Intimée
- et -
Procureur général du Québec, Frederick Langford Sharp et Commission des valeurs mobilières de l’Ontario Intervenants
Traduction française officielle : Motifs du juge en chef et du juge Jamal
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
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Motifs de jugement conjoints : (par. 1 à 138) |
Le juge en chef Wagner et le juge Jamal (avec l’accord des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et O’Bonsawin) |
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Motifs dissidents : (par. 139 à 212) |
La juge Côté |
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Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
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Frederick Langford Sharp Appelant
c.
Autorité des marchés financiers Intimée
et
Procureur général du Québec,
Shawn Van Damme,
Vincenzo Antonio Carnovale,
Pasquale Antonio Rocca et
Commission des valeurs mobilières de l’Ontario Intervenants
‑ et ‑
Shawn Van Damme,
Vincenzo Antonio Carnovale et
Pasquale Antonio Rocca Appelants
c.
Autorité des marchés financiers Intimée
et
Procureur général du Québec,
Frederick Langford Sharp et
Commission des valeurs mobilières de l’Ontario Intervenants
Répertorié : Sharp c. Autorité des marchés financiers
2023 CSC 29
No du greffe : 39920.
2023 : 18 janvier; 2023 : 17 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel du québec
Droit constitutionnel — Extraterritorialité — Compétence — Applicabilité constitutionnelle d’un régime québécois de réglementation à des résidents de l’extérieur de la province — Prétention d’un tribunal administratif québécois portant qu’il a compétence sur des défendeurs de l’extérieur de la province dans une procédure d’exécution en matière de valeurs mobilières — Le tribunal s’est‑il à bon droit déclaré compétent? — Code civil du Québec, disposition préliminaire — Loi sur l’Autorité des marchés financiers, RLRQ, c. A‑33.2, art. 93 — Loi sur les valeurs mobilières, RLRQ, c. V‑1.1.
L’organisme administratif chargé d’encadrer le secteur financier québécois, l’Autorité des marchés financiers (« AMF »), soutient que quatre résidents de la Colombie‑Britannique (les « défendeurs ») auraient pris part à un stratagème transnational de manipulation de titres de type « gonflage et largage ». Les défendeurs auraient agi de concert pour (1) acquérir les actions d’une société fictive, (2) donner à celle‑ci une apparence légitime, (3) faire la promotion des activités de celle‑ci, (4) vendre leurs actions à profit, et (5) répartir ce profit entre eux. L’AMF a également fait valoir que le stratagème avait plusieurs liens avec le Québec, lesquels étaient suffisants pour appliquer le régime québécois de réglementation des valeurs mobilières aux défendeurs : la société fictive était une émettrice assujettie du Québec ayant une adresse d’affaires à Montréal; son directeur résidait au Québec lors de la mise en place du stratagème; les résidents du Québec avaient accès à ses activités promotionnelles; et, en fin de compte, des investisseurs du Québec ont perdu de l’argent.
L’AMF a présenté un acte introductif devant le Tribunal administratif des marchés financiers du Québec (« TAMF »), alléguant que les défendeurs avaient contrevenu à la Loi sur les valeurs mobilières (« LVM ») du Québec. Elle a demandé au TAMF de rendre diverses ordonnances contre les défendeurs. Ces derniers ont déposé des requêtes en exception déclinatoire contestant la compétence du TAMF à leur égard en tant que défendeurs de l’extérieur de la province. Le TAMF a rejeté les requêtes des défendeurs. Il a jugé qu’il avait compétence sur eux en application de l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers (« LAMF »), lequel lui confère compétence pour prendre des décisions en vertu de la LVM, à la lumière de l’arrêt Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63, rendu par la Cour, où il a été décidé qu’un régime provincial de réglementation s’applique constitutionnellement à un défendeur de l’extérieur de la province quand il existe un « lien suffisant » ou un « lien réel et substantiel » entre la province et le défendeur.
La Cour supérieure du Québec a rejeté les demandes de contrôle judiciaire des défendeurs et a statué que le TAMF s’était à bon droit déclaré compétent. La cour a affirmé que le TAMF avait identifié à juste titre les limites de sa portée extraterritoriale en appliquant le critère du « lien réel et substantiel » énoncé dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, et qu’il avait appliqué correctement le critère de l’arrêt Unifund en ce qui a trait à l’applicabilité constitutionnelle de dispositions législatives provinciales. Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec ont rejeté les appels des défendeurs. Ils ont conclu que le critère du lien réel et substantiel énoncé dans l’arrêt Unifund permet de déterminer si le régime québécois des valeurs mobilières est constitutionnellement applicable à des non‑résidents qui auraient pris part à un stratagème de manipulation de titres ayant des liens avec le Québec, et que le TAMF avait à juste titre conclu à l’existence d’un lien réel et substantiel entre le Québec et les défendeurs et s’était à bon droit déclaré compétent. Les juges majoritaires ont également statué que, bien que le Code civil du Québec (« C.c.Q. ») agisse à titre de droit supplétif dans de nombreuses affaires, y compris dans certains aspects de droit public, les règles de droit international privé prévues au Livre dixième du C.c.Q. ne s’appliquent pas quand aucun droit privé n’est en cause. Le juge qui a rédigé une opinion concordante aurait conclu que le TAMF a compétence sur les défendeurs de l’extérieur de la province en vertu des règles de droit international privé énoncées au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., soit par analogie en vertu de l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q., soit subsidiairement en vertu de l’art. 3136 C.c.Q.
Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Les pourvois sont rejetés.
Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : Le TAMF a compétence sur les défendeurs en vertu du régime québécois des valeurs mobilières, lequel s’applique constitutionnellement à ceux‑ci. Le TAMF a compétence pour prendre des décisions en vertu de la LVM, notamment lorsqu’il existe un « lien réel et substantiel », également appelé « lien suffisant », entre le Québec et des défendeurs de l’extérieur de la province. Les allégations selon lesquelles les défendeurs se sont servis du Québec comme façade de leur manipulation de titres et ont causé un préjudice à des investisseurs du Québec établissent un tel lien de manière à conférer au TAMF compétence sur les défendeurs. La législature québécoise a exercé sa compétence législative normative — son pouvoir d’édicter des règles contraignantes applicables à des parties de l’extérieur de la province qui ont un lien réel et substantiel avec le Québec. Ces règles entrent en jeu dans les circonstances de l’espèce. En conséquence, le TAMF a également la compétence juridictionnelle, ou le pouvoir d’instruire la présente affaire impliquant les défendeurs.
En droit civil québécois, toutes les opérations d’interprétation des lois qui régissent les personnes, les rapports entre les personnes ainsi que les biens doivent débuter par un examen du C.c.Q., malgré le fait que des dispositions législatives particulières puissent déroger au C.c.Q. lorsque la législature exprime son intention de le faire. Comme le prévoit sa disposition préliminaire, le C.c.Q. établit le droit commun, ou le droit d’application générale, du Québec en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions. Il agit à titre supplétif et peut combler les lacunes des lois particulières dans la mesure où celles‑ci sont muettes sur une question donnée, ce qui permet d’éviter un vide juridique. La bonne méthode d’interprétation pour déterminer la relation entre le C.c.Q. et les lois particulières régissant les personnes, les rapports entre les personnes ainsi que les biens consiste à commencer par un examen du droit commun énoncé au C.c.Q., puis à se demander si la loi particulière ajoute au droit commun ou y déroge.
Le C.c.Q. n’établit pas simplement des règles de droit privé au champ d’application étroit. La disposition préliminaire du C.c.Q. prévoit que le C.c.Q. établit le droit commun, et le C.c.Q. comporte des règles de droit public et constitue une source importante de droit administratif au Québec. En conséquence, la façon dont il convient de déterminer si le C.c.Q. s’applique ne consiste pas à qualifier le droit en cause de matière de droit privé ou de matière de droit public. Le Livre dixième du C.c.Q., qui codifie les règles de droit international privé au Québec, s’applique donc en tant que droit commun au‑delà des matières de droit privé à toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet des dispositions du C.c.Q., et, sauf disposition contraire de la loi, il s’applique aux tribunaux administratifs comme le TAMF, que des droits privés soient ou non en cause. De plus, le titre troisième du Livre dixième ne s’applique pas seulement aux situations de conflit de compétence; il s’applique plus largement pour déterminer la « compétence internationale des autorités du Québec ».
L’application de la méthode d’interprétation concernant la relation entre le C.c.Q. et les lois particulières en l’espèce mène à la conclusion que le C.c.Q. ne confère pas compétence au TAMF sur les défendeurs. La compétence du TAMF ne découle pas de l’art. 3148 al. 1(3) ni de l’art. 3136 C.c.Q. L’article 3148 al. 1(3) C.c.Q. ne s’applique pas directement parce que la procédure devant le TAMF n’est pas une action personnelle à caractère patrimonial, laquelle implique la revendication de droits qui dans leur essence même ont une valeur monétaire et sont transmissibles comme des biens. L’AMF a plutôt intenté une action devant le TAMF dans l’intérêt public plutôt qu’à titre strictement personnel. Son action vise à empêcher qu’il soit porté atteinte dans l’avenir au marché québécois des valeurs mobilières et n’est ni réparatrice ni punitive. Il ne s’agit pas d’une personne qui en poursuit une autre en justice compte tenu de droits personnels qui sont transmissibles comme des biens. En outre, l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. ne saurait être appliqué par analogie parce qu’il n’y a aucune analogie défendable entre une action personnelle à caractère patrimonial, qui sollicite l’exécution d’une créance en vertu du droit privé, et une poursuite en matière réglementaire intentée par l’État, qui vise l’obtention de réparations d’intérêt public plutôt qu’une simple réparation privée. De telles procédures revêtent un caractère juridique fondamentalement différent. Pour ce qui est de l’art. 3136 C.c.Q., il ne fournit pas un fondement à la compétence du TAMF pour deux raisons. Premièrement, l’AMF n’a pas cherché à invoquer cette disposition — la Cour a déjà confirmé qu’elle ne peut être soulevée que si l’une des parties l’invoque. Deuxièmement, pour que cette disposition s’applique, une autorité québécoise ne doit pas par ailleurs être compétente pour connaître d’un litige. Le TAMF a toutefois compétence en vertu des règles particulières de compétence du régime québécois des valeurs mobilières.
Le TAMF a compétence en vertu de deux lois particulières : la LVM du Québec et la LAMF, maintenant connue sous le nom de Loi sur l’encadrement du secteur financier. L’article 93 LAMF prévoit que le TAMF a pour fonction de statuer sur les affaires formées en vertu de la LAMF et des autres lois énumérées dans la disposition, notamment la LVM. Il confère donc au TAMF compétence pour trancher les affaires formées en vertu de la LVM. L’article 94 donne au TAMF compétence pour prendre toute mesure visant à assurer le respect de l’une ou l’autre des lois mentionnées à l’art. 93. Les articles 265, 273.1 et 273.3 LVM confèrent au TAMF le pouvoir d’agir dans un large éventail de circonstances. Il faut lire ces dispositions conjointement avec la LAMF, laquelle prévoit explicitement que le TAMF a compétence pour statuer sur les affaires formées en vertu des deux lois.
Ni la LVM ni la LAMF ne prévoient expressément que le TAMF peut se déclarer compétent sur des parties de l’extérieur de la province, ni ne limite autrement la portée territoriale du régime québécois des valeurs mobilières à l’égard d’opérations interprovinciales ou internationales. Pour savoir si ces lois peuvent être appliquées en pareilles circonstances, il faut interpréter le régime québécois des valeurs mobilières afin de déterminer sa portée territoriale. Cela implique l’examen de l’arrêt Unifund de la Cour selon lequel l’application territoriale admissible de dispositions législatives provinciales est déterminée par l’appréciation du caractère suffisant du lien entre le ressort ayant légiféré, l’objet du texte de loi et l’individu ou l’entité que l’on cherche à régir, sous réserve des principes d’ordre et d’équité. Le critère du « lien réel et substantiel » énoncé dans l’arrêt Unifund est le critère reconnu applicable pour déterminer la portée qu’est présumée avoir une loi fédérale ainsi que l’application constitutionnellement admissible d’une loi provinciale. Il concerne l’applicabilité constitutionnelle d’une loi, et non pas sa validité constitutionnelle. En outre, il sert de principe d’interprétation législative : il limite, ou donne une interprétation atténuée de, la portée territoriale d’une loi provinciale libellée par ailleurs de façon large, conformément aux restrictions territoriales imposées à la compétence législative provinciale par les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, en exigeant un « lien suffisant » entre la loi et le défendeur de l’extérieur de la province. Il concerne aussi la compétence législative normative, plutôt que la compétence juridictionnelle. De plus, il est distinct des critères du « lien réel et substantiel » que la Cour a élaborés ailleurs dans le domaine des conflits de lois. Le critère du « lien réel et substantiel » est une famille de critères et il exige différentes considérations dans chacun des divers contextes dans lesquels sa formule est employée. Par exemple, le critère du « lien réel et substantiel » établi dans l’arrêt Van Breda s’applique dans le contexte d’actions en responsabilité délictuelle en common law et ne s’applique pas au Québec.
Interprété à la lumière du critère de l’arrêt Unifund, le régime québécois des valeurs mobilières prévoit une compétence sur les parties de l’extérieur de la province qui ont un « lien suffisant » ou un « lien réel et substantiel » avec le Québec. L’analyse du « lien suffisant » doit reconnaître la nature transnationale de la réglementation moderne des valeurs mobilières et l’intérêt public de s’attaquer à la manipulation du marché international. La réglementation des valeurs mobilières soulève des considérations uniques qui mettent en évidence la nécessité d’une application transnationale des règles. En l’espèce, il y a un lien suffisant entre le Québec et les défendeurs de l’extérieur de la province. Les défendeurs se seraient servis du Québec comme façade de leur stratagème allégué de gonflage et de largage. Ils ont pris part à des activités de marketing ou de financement, et ont ciblé en partie des résidents du Québec. La société fictive par l’entremise de laquelle les défendeurs ont exécuté leur stratagème était une émettrice assujettie du Québec, et son directeur était un résident du Québec. Il serait contraire à l’objectif visé par la nature transfrontalière de la réglementation moderne des valeurs mobilières de permettre aux défendeurs d’échapper à la surveillance réglementaire québécoise. L’application du régime québécois de réglementation est équitable envers les défendeurs : leur accession au marché québécois n’était pas accidentelle ou sans importance, mais faisait plutôt partie intégrante de leur opération de manipulation de titres. De plus, l’application du régime québécois de réglementation n’est pas contraire au principe d’ordre ou à la notion connexe de courtoisie interprovinciale. Comme la manipulation de titres et la fraude contemporaines en valeurs mobilières sont souvent transnationales et dépassent les frontières provinciales et nationales, les cours de justice et les tribunaux administratifs doivent adopter une approche souple et téléologique lorsqu’ils appliquent les principes d’ordre et d’équité dans le contexte des valeurs mobilières.
La juge Côté (dissidente): Les appels devraient être accueillis. La présente affaire, à ce stade des procédures, ne soulève aucun enjeu d’applicabilité constitutionnelle de la LVM, mais plutôt une question de compétence juridictionnelle du TAMF. L’analyse des limites de cette compétence doit être faite à la lumière des règles de droit international privé prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. L’application de ces dispositions en l’espèce mène à la conclusion que le TAMF n’a pas compétence juridictionnelle sur les défendeurs et ne peut, en conséquence, entendre le dossier.
L’approche des juges majoritaires confond les notions de compétence juridictionnelle d’un tribunal et d’applicabilité constitutionnelle d’une loi, traitant de façon interchangeable l’applicabilité constitutionnelle de la LVM selon le cadre d’analyse de l’arrêt Unifund et la compétence du TAMF selon les règles de droit international privé. Les deux notions impliquent l’existence d’un lien réel et substantiel. Sous l’angle constitutionnel, le test du lien réel et substantiel confirme les limites territoriales imposées par la Constitution qui sous‑tendent la légitimité nécessaire à l’exercice du pouvoir juridictionnel de l’État. Ainsi, l’applicabilité d’une loi provinciale à un défendeur domicilié à l’extérieur de la province concernée dépend de l’existence d’un lien suffisant entre le ressort ayant légiféré et l’individu ou l’entité de l’extérieur de la province. Quoique ce test porte notamment sur le lien entre une province et une action, l’analyse dans l’arrêt Unifund vise essentiellement à établir l’existence d’une cause d’action valable au mérite. En revanche, considéré sous l’angle du droit international privé, le test du lien réel et substantiel se rapporte à l’exercice du pouvoir juridictionnel de l’État. Ce sont les règles de droit international privé en vigueur dans une province qui confèrent compétence juridictionnelle au décideur. Au Québec, ces règles figurent au Livre dixième du C.c.Q. Pour pouvoir se déclarer compétent à l’égard d’un litige, un tribunal provincial doit avoir compétence juridictionnelle en vertu des lois de la province, qui doivent elles‑mêmes avoir été valablement adoptées par celle‑ci dans le cadre de sa compétence législative. La compétence d’un tribunal provincial canadien, l’opportunité d’exercer cette compétence et la loi applicable à un litige donné sont tous des concepts différents.
La compétence juridictionnelle d’un tribunal comporte deux volets : la compétence ratione materiae (compétence matérielle) et la compétence ratione personae (compétence territoriale). La compétence matérielle du tribunal est celle qui lui est attribuée pour connaître d’un litige en raison de la matière, tandis que la compétence territoriale s’évalue en fonction d’un lien géographique. Pour être compétent à entendre un litige, un tribunal doit posséder la compétence matérielle et la compétence territoriale requises. En l’espèce, l’objection des défendeurs dans leurs requêtes en exception déclinatoire ne porte pas sur l’absence de compétence matérielle du TAMF, mais plutôt sur l’absence de compétence territoriale du TAMF à leur égard. Les présents pourvois ne portent donc pas sur l’applicabilité extraterritoriale de la LVM, mais plutôt sur la compétence territoriale du TAMF en droit international privé.
Les règles de droit international privé énoncées dans le C.c.Q. s’appliquent à l’ensemble des recours relevant des autorités du Québec en vertu de la compétence reconnue à la province par la Constitution. Par conséquent, il faut tenir compte en l’espèce des règles prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., à moins qu’une loi particulière n’y ajoute ou n’y déroge. En effet, l’art. 3076 C.c.Q. prévoit que le Livre dixième s’applique sous réserve des règles de droit en vigueur au Québec dont l’application s’impose en raison de leur but particulier. Ces règles pourraient comprendre la LVM et la LAMF, mais ni l’une ni l’autre ne dérogent ou n’ajoutent elles‑mêmes aux règles de droit international privé du C.c.Q. en ce qui a trait aux recours administratifs intentés par l’AMF. À la lecture des dispositions de ces lois, il est manifeste que l’intention du législateur est d’y suppléer par les dispositions du C.c.Q. portant sur la compétence internationale des autorités québécoises. L’article 93 LAMF établit la compétence matérielle du TAMF à l’égard des procédures administratives engagées par l’AMF en vertu de la LVM; il ne confère pas compétence territoriale au TAMF. Quant à l’art. 94 LAMF, il n’envisage aucunement la compétence territoriale, mais vise plutôt les mesures que le TAMF peut prendre une fois qu’il est établi qu’il a compétence ratione personae pour se saisir d’une affaire. C’est également le cas pour les art. 265, 273.1 et 273.3 LVM. Le TAMF ne peut prendre les mesures envisagées dans ces dispositions que lorsqu’il est compétent en vertu des règles de droit international privé prévues au C.c.Q.
La question de la compétence juridictionnelle du TAMF doit donc être tranchée par l’application des règles relatives à la compétence internationale prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., en l’occurrence les art. 3134 à 3154. Le C.c.Q. contient un ensemble complet de règles et de principes en droit international privé, et codifie le test du « lien suffisant ». Toutefois, aucune disposition du C.c.Q. ne peut fonder la compétence du TAMF à l’égard du recours entrepris par l’AMF. Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire qu’on ne peut faire d’analogie entre une action personnelle à caractère patrimonial et le recours entrepris par l’AMF. L’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. ne peut donc conférer compétence au TAMF. Quant à l’art. 3136 C.c.Q., il consacre la doctrine du « for de nécessité », qui peut, à titre exceptionnel, servir de fondement à la compétence des autorités québécoises. Toutefois, il ne peut être appliqué que si l’une des parties l’invoque, ce que l’AMF n’a pas fait en l’espèce. Elle n’a pas démontré qu’une action à l’étranger se révèle impossible ou qu’elle ne peut exiger qu’elle y soit introduite. Elle n’a pas non plus expliqué pourquoi elle ne s’est pas adressée aux autorités compétentes, conformément aux dispositions de la LVM concernant la coopération entre les provinces et les territoires. Elle ne peut donc pas se prévaloir de l’art. 3136.
Si le C.c.Q. n’établit pas la compétence territoriale d’un tribunal et le législateur ne lui a pas autrement conféré compétence territoriale par le biais d’une loi particulière, l’analyse doit s’arrêter là. L’arrêt Unifund ne peut servir de filet de sécurité, car il vise une toute autre situation : il s’applique une fois qu’il est établi qu’un tribunal a compétence pour se saisir d’une affaire. Il ne permet pas de conférer au TAMF compétence territoriale sur les défendeurs domiciliés à l’extérieur du Québec de manière à déroger à l’ensemble complet des règles prévues au C.c.Q. Le test de l’arrêt Unifund n’est donc d’aucun secours à l’AMF, et ne peut fonder la compétence juridictionnelle du TAMF sur les défendeurs en l’espèce.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Wagner et le juge Jamal
Arrêt rejeté : Donaldson c. Autorité des marchés financiers, 2020 QCCA 401; arrêts appliqués : Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; arrêt examiné : Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; arrêts mentionnés : Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Air Canada c. McDonnell Douglas Corp., [1989] 1 R.C.S. 1554; McCabe c. British Columbia (Securities Commission), 2016 BCCA 7, 394 D.L.R. (4th) 197; Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30; Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc., 2006 CSC 50, [2006] 2 R.C.S. 591; Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, [2004] 3 R.C.S. 95; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663; Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862; Montréal (Ville) c. Octane Stratégie inc., 2019 CSC 57, [2019] 4 R.C.S. 138; Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461; Lefebvre (Syndic de), 2004 CSC 63, [2004] 3 R.C.S. 326; Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc., 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514; Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345; Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211; Compagnie d’immeubles Yale ltée c. Kirkland (Ville de), [1996] R.J.Q. 502; Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, 2014 CSC 33, [2014] 1 R.C.S. 765; Lalonde c. Sun Life du Canada, Cie d’assurance‑vie, [1992] 3 R.C.S. 261; City of Ottawa c. Town of Eastview, [1941] R.C.S. 448; Gignac c. Gauvin, 2009 QCCS 524, 73 C.C.P.B. 47; Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, [2007] 2 R.C.S. 801; Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573; Ormuco inc. c. Ernst & Young, 2022 QCCA 405; Mines d’or Visible inc. c. Zara Resources Inc., 2013 QCBDR 95; Financière Manuvie c. Proteau, 2013 QCBDR 137; Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4, [2020] 1 R.C.S. 15; Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392; Kosoian c. Société de transport de Montréal, 2019 CSC 59, [2019] 4 R.C.S. 335; Autorité des marchés financiers c. Dominion Investments (Nassau) Ltd. (Dominion Investments Ltd.), 2008 QCBDRVM 4; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401; Lamborghini (Canada) inc. c. Automobili Lamborghini S.P.A., [1997] R.J.Q. 58; Anvil Mining Ltd. c. Association canadienne contre l’impunité, 2012 QCCA 117, [2012] R.J.Q. 153; Otsuka Pharmaceutical Company Limited c. Pohoresky, 2022 QCCA 1230; Droit de la famille — 1830, 2018 QCCA 24; Droit de la famille — 143017, 2014 QCCA 2188, 63 R.F.L. (7th) 24; Ontario College of Pharmacists c. 1724665 Ontario Inc., 2013 ONCA 381, 363 D.L.R. (4th) 724; Berger c. Saskatchewan (Financial and Consumer Affairs Authority), 2019 SKCA 89; Torudag c. British Columbia (Securities Commission), 2011 BCCA 458, 343 D.L.R. (4th) 743; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; British Columbia c. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2004 BCCA 269, 239 D.L.R. (4th) 412, conf. par 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494.
Citée par la juge Côté (dissidente)
Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63; Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4, [2020] 1 R.C.S. 15; Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd, 2016 QCCA 1432; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Air Canada c. McDonnell Douglas Corp., [1989] 1 R.C.S. 1554; Rosdev Investments Inc. c. Allstate Insurance Co. of Canada, [1994] R.J.Q. 2966; Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Lamborghini (Canada) inc. c. Automobili Lamborghini S.P.A., [1997] R.J.Q. 58; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022; United States of America c. Harden, [1963] R.C.S. 366; Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549; Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573; Compagnie d’immeubles Yale ltée c. Kirkland (Ville de), [1996] R.J.Q. 502; Perron‑Malenfant c. Malenfant (Syndic de), [1999] 3 R.C.S. 375; Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851; Autorité des marchés financiers c. Fournier, 2012 QCCA 1179; Donaldson c. Autorité des marchés financiers, 2020 QCCA 401; Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc., 2006 CSC 50, [2006] 2 R.C.S. 591; Yared c. Karam, 2019 CSC 62, [2019] 4 R.C.S. 498; Otsuka Pharmaceutical Company Limited c. Pohoresky, 2022 QCCA 1230; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401.
Lois et règlements cités
Charte de la langue française, RLRQ, c. C‑11.
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12.
Code civil du Québec, disposition préliminaire, art. 300, Livre cinquième, 1376, Livre dixième, 3076, titre troisième, 3134 à 3154, 3155(6), 3162, 3164.
Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01.
Code de procédure pénale, RLRQ, c. C‑25.1, art. 142.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91, 92.
Loi d’interprétation, RLRQ, c. I‑16, art. 12, 13.
Loi sur la justice administrative, RLRQ, c. J‑3, art. 9.
Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, L.Q. 2022, c. 14.
Loi sur l’Autorité des marchés financiers, RLRQ, c. A‑33.2, art. 93 [mod. 2018, c. 23, art. 628], 94 [rempl. 2018, c. 23, art. 629].
Loi sur l’encadrement du secteur financier, RLRQ, c. E‑6.1, art. 93, 94.
Loi sur les valeurs mobilières, RLRQ, c. V‑1.1, art. 68, titre VII, 195.2, 199.1, 202, 210, titre VIII, 213.1 et suiv., 233.2, 235, 236.1, titre IX, 265, 273.1, 273.3, titre X, chapitre II, 307, 307.1.
Loi visant principalement à améliorer l’encadrement du secteur financier, la protection des dépôts d’argent et le régime de fonctionnement des institutions financières, L.Q. 2018, c. 23, partie IV.
Règlement 51‑105 sur les émetteurs cotés sur les marchés de gré à gré américains, RLRQ, c. V‑1.1, r. 24.1, art. 3.
Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, règle 33(2).
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POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Marcotte, Mainville et Moore), 2021 QCCA 1364, 90 Admin. L.R. (6th) 25, [2021] AZ‑51794411, [2021] Q.J. No. 10996 (QL), 2021 CarswellQue 14741 (WL), qui a confirmé une décision du juge Collier, 2019 QCCS 94, [2019] AZ‑51562732, [2019] Q.J. No. 175 (QL), 2019 CarswellQue 257 (WL), qui avait rejeté les demandes en contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal administratif des marchés financiers, 2017 QCTMF 114, 2017 LNQCTMF 114 (QL), 2017 CarswellQue 21707 (WL). Pourvois rejetés, la juge Côté est dissidente.
Sean Griffin et Daniel Baum, pour l’appelant/intervenant Frederick Langford Sharp.
Patrick Ferland et Sébastien C. Caron, pour les appelants/intervenants Shawn Van Damme, Vincenzo Antonio Carnovale et Pasquale Antonio Rocca.
Stéphanie Jolin et Jean‑Nicolas Boutin Wilkins, pour l’intimée.
Stéphanie Quirion‑Cantin et Stéphane Rochette, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Katrina Gustafson et Alexandra Matushenko, pour l’intervenante la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin rendu par
Le juge en chef et le juge Jamal —
I. Aperçu
[1] Il s’agit dans les présents pourvois de décider si un tribunal administratif provincial a compétence sur des défendeurs de l’extérieur de la province dans une procédure d’exécution en matière de valeurs mobilières se déroulant au Québec. Les pourvois soulèvent également la question de la relation entre le Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et les lois particulières en droit québécois.
[2] Le Tribunal administratif des marchés financiers (« TAMF »), un tribunal administratif québécois, prétend avoir compétence sur les appelants, quatre résidents de la Colombie‑Britannique qui auraient contrevenu à la Loi sur les valeurs mobilières du Québec, RLRQ, c. V‑1.1, en prenant part à un stratagème transnational de manipulation de titres ayant des liens avec le Québec communément appelé en anglais « pump‑and‑dump scheme » (que nous appellerons « stratagème de gonflage et de largage » en français dans les présents motifs). Dans un stratagème de ce genre, les promoteurs augmentent le prix d’une action en publiant des déclarations fausses ou trompeuses, et réalisent ensuite un profit en vendant leurs actions à un prix gonflé. Il est allégué que le stratagème a causé un préjudice à des investisseurs, notamment à des investisseurs du Québec.
[3] Les appelants ont contesté que le TAMF avait compétence sur eux en tant que défendeurs de l’extérieur de la province. Cependant, le TAMF a jugé qu’il avait compétence sur les appelants de l’extérieur de la province en application de l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, RLRQ, c. A‑33.2[1], lequel lui confère compétence pour prendre des décisions en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières. Il a interprété et appliqué cette disposition relative à la compétence à la lumière de l’arrêt rendu par notre Cour dans Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63, où il a été décidé qu’un régime provincial de réglementation s’applique constitutionnellement à un défendeur de l’extérieur de la province quand il existe un « lien réel et substantiel », également appelé « lien suffisant », entre la province et le défendeur (Unifund, par. 55‑56). Le TAMF a fait ressortir plusieurs facteurs qui, à son avis, créaient un tel lien entre le Québec et les contraventions reprochées aux appelants.
[4] La Cour supérieure du Québec a rejeté les demandes de contrôle judiciaire de la décision du TAMF. En appel, la Cour d’appel du Québec a confirmé la compétence du TAMF, mais elle s’est divisée sur le fondement juridique approprié pour le faire. S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge Marcotte a statué que le TAMF avait conclu à bon droit à l’existence d’un lien réel et substantiel entre le Québec et les appelants suivant le critère énoncé dans l’arrêt Unifund. Dans des motifs distincts concordants quant au résultat, le juge Mainville aurait fondé la compétence du TAMF sur le titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., qui établit les règles relatives à la « compétence internationale des autorités du Québec », et en particulier sur l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. — qui confère au Québec compétence sur les actions personnelles à caractère patrimonial dans lesquelles une faute a été commise au Québec, un fait dommageable s’y est produit ou un préjudice y a été subi — ou sur l’art. 3136 C.c.Q. — qui permet à une autorité du Québec, bien que rien d’autre ne l’autorise à se déclarer compétente, d’entendre un litige si celui‑ci présente un lien suffisant avec le Québec et si l’introduction d’une action à l’étranger est impossible ou ne peut être exigée.
[5] Pour les motifs qui suivent, nous concluons que le TAMF a compétence sur les appelants en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières et de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers.
[6] Le C.c.Q. est le point de départ dans toute opération d’interprétation mettant en cause le C.c.Q. et des lois particulières. La disposition préliminaire du C.c.Q. prévoit, d’une part, que le C.c.Q. est le droit commun et le fondement des autres lois du Québec, et, d’autre part, que les autres lois peuvent elles‑mêmes ajouter au C.c.Q. ou y déroger.
[7] Dans la présente affaire, la nature de l’action et des conclusions recherchées auprès du TAMF peuvent suggérer à première vue qu’il s’agit d’une affaire réglementaire qui ne concerne pas le C.c.Q. Le litige met en cause un organisme de réglementation public qui cherche à faire imposer des interdictions et des pénalités administratives en vertu d’un régime législatif conçu pour protéger l’intérêt public en ce qui a trait aux marchés des valeurs mobilières. Il est effectivement permis de penser que la compétence à l’égard de ce régime réglementaire échappe à la portée du droit québécois d’application générale établi par le C.c.Q., lequel régit principalement « les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens » (disposition préliminaire). Or, le droit des valeurs mobilières, tel que l’édicte la Loi sur les valeurs mobilières du Québec, revêt un caractère hybride. D’une part, la Loi sur les valeurs mobilières établit des règles d’exécution et de droit administratif destinées à protéger l’intérêt public qui confèrent à la loi une orientation essentiellement réglementaire. D’autre part, la Loi sur les valeurs mobilières comporte aussi un titre sur les sanctions civiles (titre VIII). Bien que la compétence du TAMF se rapporte principalement à l’orientation réglementaire de la Loi sur les valeurs mobilières, le pouvoir que lui confère la Loi sur l’Autorité des marchés financiers s’étend au titre sur les sanctions civiles de la Loi sur les valeurs mobilières, sauf disposition contraire de la loi. Compte tenu du caractère hybride de la réglementation des valeurs mobilières, il est préférable de considérer que le Livre dixième du C.c.Q., en tant que droit commun du Québec, constitue le point de départ approprié pour analyser la « compétence internationale des autorités du Québec » en ce domaine, y compris celle du TAMF.
[8] Cela commande un examen des règles générales et particulières prévues au C.c.Q. afin d’établir si le TAMF a compétence sur les défendeurs de l’extérieur de la province dans le cas qui nous occupe. Nous concluons que les règles du C.c.Q. en matière de droit international privé sont applicables. Cependant, en l’espèce, elles ne fournissent aucun fondement à la compétence sur les défendeurs de l’extérieur de la province, que ce soit en vertu de l’art. 3134 C.c.Q., qui énonce la règle résiduelle fondée sur le domicile au Québec, de l’art. 3148 C.c.Q., qui précise les cas dans lesquels les autorités du Québec ont compétence sur les actions personnelles à caractère patrimonial, ou de l’art. 3136 C.c.Q., qui permet à une autorité du Québec, bien qu’elle n’ait pas compétence, d’entendre un litige pourvu que celui‑ci présente un lien suffisant avec le Québec et que l’introduction d’une action à l’étranger soit impossible ou ne puisse être exigée.
[9] Nous concluons néanmoins que le TAMF a compétence sur les appelants en application de la législation québécoise sur les valeurs mobilières. La Loi sur l’Autorité des marchés financiers confère au TAMF compétence pour prendre des décisions en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières, notamment lorsqu’il existe un « lien réel et substantiel » entre le Québec et des défendeurs de l’extérieur de la province. À notre avis, les allégations selon lesquelles les appelants se sont servis du Québec comme « façade » de leur manipulation de titres et ont causé un préjudice à des investisseurs du Québec établissent un tel lien de manière à conférer au TAMF compétence sur les appelants.
[10] Autrement dit, la législation québécoise sur les valeurs mobilières s’applique constitutionnellement aux appelants. La législature québécoise a exercé sa compétence législative normative — son pouvoir d’édicter des règles contraignantes applicables à des parties de l’extérieur de la province qui ont un lien réel et substantiel avec le Québec. Ces règles entrent en jeu dans les circonstances de l’espèce. En conséquence, le TAMF a également la compétence juridictionnelle, ou le pouvoir d’instruire la présente affaire impliquant les appelants.
[11] Nous sommes donc d’avis de confirmer la compétence du TAMF et de rejeter les pourvois.
II. Contexte
[12] L’intimée l’Autorité des marchés financiers (« AMF ») est un organisme administratif chargé d’encadrer le secteur financier québécois. Elle a présenté un acte introductif devant le TAMF, alléguant que les appelants, quatre résidents de la Colombie‑Britannique, avaient contrevenu à la Loi sur les valeurs mobilières du Québec en participant à un stratagème transnational de gonflage et de largage ayant des liens avec le Québec et ayant causé un préjudice à des investisseurs.
[13] L’AMF a allégué que les appelants avaient commis des contraventions à la Loi sur les valeurs mobilières du Québec en influençant de façon abusive ou frauduleuse le cours ou la valeur d’un titre (art. 195.2), et en participant sciemment à des opérations sur des titres qui ont créé un cours artificiel pour un titre (art. 199.1). Elle a demandé au TAMF d’interdire aux appelants de prendre part à des opérations sur valeurs (art. 265), et de leur interdire pendant cinq ans d’agir comme administrateurs ou dirigeants d’un émetteur, d’un courtier, d’un conseiller et d’un gestionnaire de fonds d’investissement (art. 273.3). Elle lui a également demandé d’imposer des pénalités administratives aux appelants (art. 273.1).
[14] Le TAMF a notamment pour fonction de statuer sur des affaires relatives à la Loi sur l’Autorité des marchés financiers ainsi que sur des affaires fondées sur diverses lois québécoises, y compris la Loi sur les valeurs mobilières. Le TAMF « est un tribunal administratif indépendant spécialisé en valeurs mobilières qui exerce des fonctions décisionnelles » (S. Rousseau, « L’application de la législation sur les valeurs mobilières au Québec : une étude du rôle du Tribunal administratif des marchés financiers » (2017), 76 R. du B. 1, p. 14). Il exerce sa discrétion « en fonction de l’intérêt public » (Loi sur l’Autorité des marchés financiers, art. 93).
[15] Les appelants ont déposé des requêtes en exception déclinatoire contestant la compétence du TAMF à leur égard en tant que défendeurs de l’extérieur de la province. Saisi d’une telle requête, le décideur n’examine pas le fond du litige, mais tient pour avérés les faits allégués et se demande si, eu égard à ces faits, l’affaire relève de sa compétence juridictionnelle. Le décideur s’abstient également d’évaluer la preuve des parties, à moins que les faits allégués ne soient expressément contestés (Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 31‑32; Air Canada c. McDonnell Douglas Corp., [1989] 1 R.C.S. 1554, p. 1558). En l’espèce, les faits allégués ne sont pas contestés, et sont donc tenus pour avérés pour les besoins des contestations de sa compétence.
[16] Aucun des appelants n’allègue expressément ne pas avoir reçu signification de manière régulière. Le TAMF a tenu une audience spéciale, à laquelle n’ont pas assisté les appelants, où il a autorisé l’AMF à signifier aux appelants Frederick Langford Sharp, Vincenzo Antonio Carnovale et Pasquale Antonio Rocca l’acte introductif de l’AMF ainsi que l’avis d’audience par la publication d’un communiqué de presse sur le site Web de l’AMF.
[17] L’AMF a allégué que le stratagème de manipulation de titres des appelants avait plusieurs liens avec le Québec. Les activités reprochées aux appelants portaient sur la promotion d’une société fictive appelée Solo International, Inc., qui avait été constituée au Nevada aux États‑Unis en avril 2010 pour offrir des services de design d’intérieur, et dont les actions se négociaient sur le marché de gré à gré à New York. En octobre 2011, Michel Plante, un résident du Québec, a acquis trois millions d’actions dans Solo et est devenu son actionnaire majoritaire, prenant le contrôle de Solo et de sa filiale québécoise. Parce que les actions de Solo se négociaient sur le marché de gré à gré et que cette entreprise était dirigée ou administrée au Québec ou à partir de cette province après le 31 juillet 2012, Solo était une émettrice assujettie et était tenue à des obligations d’information continue et autres prévues par la Loi sur les valeurs mobilières du Québec (art. 68; Règlement 51‑105 sur les émetteurs cotés sur les marchés de gré à gré américains, RLRQ, c. V‑1.1, r. 24.1, art. 3). Il est en outre allégué qu’elle a eu un lieu d’affaires à Montréal.
[18] Bien que M. Plante n’eût aucune expérience dans l’industrie minière, à la fin de 2011, Solo a acheté des claims miniers au Québec par l’entremise de sa filiale, grâce à un financement venant d’entités étrangères liées aux appelants. La plupart des actions initiales de Solo ont été transférées à des entités étrangères liées aux appelants.
[19] L’AMF a soutenu que Solo avait pris part à deux opérations de gonflage et de largage. Dans la première opération de « gonflage », qui a eu lieu en janvier et en février 2012, Solo a publié six communiqués de presse, dont certains l’ont été à Montréal, faisant de la publicité pour les activités d’exploration minière de Solo au Québec. L’appelant Shawn Van Damme a aidé à la rédaction de ces communiqués et a financé en partie la campagne de publicité par l’entremise d’une de ses entités étrangères. Ces efforts promotionnels ont fait augmenter le cours des actions de Solo, bien que cette dernière n’ait pas fait progresser ses activités minières. Les appelants, agissant par l’entremise de leurs entités étrangères, ont alors vendu, ou « largué », plus de 2,7 millions des actions de Solo et réalisé un profit d’environ 400 000 $.
[20] Dans la seconde opération de « gonflage », qui a eu lieu le 14 novembre 2012, huit promoteurs ont mis en marché les actions de Solo, malgré le fait que cette dernière était demeurée essentiellement inactive. Les appelants Van Damme, Carnovale et Rocca ont financé cet effort promotionnel par l’entremise de leurs entités étrangères. Les appelants, agissant encore une fois par l’entremise de leurs entités étrangères, ont alors vendu, ou « largué », plus de 43 millions des actions de Solo et réalisé un profit de plus de 2,2 millions de dollars.
[21] Selon l’AMF, le stratagème de gonflage et de largage comportait cinq étapes. Les appelants ont agi de concert pour (1) acquérir les actions de Solo, (2) donner à Solo une « apparence » légitime, (3) faire la promotion des activités de Solo, (4) vendre leurs actions à profit, et (5) répartir ce profit entre eux. L’AMF a fait valoir que chaque appelant avait participé à une ou à plusieurs de ces étapes et que le stratagème avait plusieurs liens avec le Québec, lesquels étaient suffisants pour appliquer le régime québécois de réglementation des valeurs mobilières : Solo était une émettrice assujettie du Québec ayant une adresse d’affaires à Montréal; M. Plante, qui a dirigé Solo, résidait au Québec lors de la mise en place du stratagème; les résidents du Québec avaient accès aux activités promotionnelles de Solo; et, en fin de compte, 15 investisseurs du Québec ont perdu un total de 5 000 $.
III. Décisions des tribunaux d’instance inférieure
A. Tribunal administratif des marchés financiers, 2017 QCTMF 114 (Jean‑Pierre Cristel)
[22] Le TAMF a jugé qu’il avait compétence sur les appelants en application de l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, lequel lui confère compétence pour prendre des décisions en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec. Le TAMF a cité et appliqué l’arrêt McCabe c. British Columbia (Securities Commission), 2016 BCCA 7, 394 D.L.R. (4th) 197, par. 34‑37 et 47, de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, portant sur le « lien suffisant » requis pour appliquer une loi provinciale sur les valeurs mobilières dans une procédure d’exécution comportant des éléments transnationaux, décision qui, pour sa part, avait cité et appliqué l’arrêt Unifund de notre Cour. Il y avait un lien réel et substantiel entre les contraventions relatives aux valeurs mobilières reprochées aux appelants et le Québec parce que les appelants ont participé à un stratagème de gonflage et de largage ayant plusieurs liens avec le Québec, et en ont tiré profit : (1) Solo était une émettrice assujettie du Québec ayant un bureau d’affaires à Montréal, (2) le président de Solo, M. Plante, résidait au Québec, et (3) les communiqués de presse et promotions en ligne trompeurs de Solo ont été mis à la disposition des investisseurs du Québec, dont certains ont été fraudés. Le TAMF a affirmé que, malgré le fait que les appelants résidaient à l’extérieur de la province et auraient participé au stratagème par l’entremise d’entités étrangères, il ne pouvait ignorer la réalité contemporaine des marchés mondiaux et interconnectés. Cette réalité accroît les possibilités de manipulation du marché ayant des liens avec plus d’un ressort, et pose des difficultés aux organismes de réglementation dans la détection des infractions relatives aux valeurs mobilières et les enquêtes visant celles‑ci.
[23] Le TAMF a également rejeté l’argument des appelants selon lequel le Québec est un forum non conveniens pour l’application de l’art. 3135 C.c.Q. Il a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’un autre ressort serait mieux placé pour trancher le litige et a décidé qu’il ne serait pas dans l’intérêt public de décliner sa compétence. Le TAMF a donc rejeté les requêtes en exception déclinatoire présentées par les appelants.
B. Cour supérieure du Québec, 2019 QCCS 94 (le juge Collier)
[24] La Cour supérieure du Québec a rejeté les demandes de contrôle judiciaire des appelants et a statué que le TAMF s’était à bon droit déclaré compétent. Elle a conclu que, comme la décision du TAMF était à la fois raisonnable et correcte, elle n’avait pas besoin de déterminer la norme de contrôle applicable (par. 30 (CanLII)).
[25] La cour a affirmé (au par. 36) que le TAMF avait identifié à juste titre les limites de sa portée extraterritoriale en appliquant le critère du « lien réel et substantiel », qui, a‑t‑elle souligné, a été examiné dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572. Elle a également jugé que le TAMF avait appliqué correctement le critère de l’arrêt Unifund en ce qui a trait à l’applicabilité constitutionnelle de dispositions législatives provinciales (par. 39‑43). Le TAMF a reconnu les limites de sa portée extraterritoriale et a eu raison de conclure à l’existence d’un lien réel et substantiel entre le Québec et les faits reprochés aux appelants.
[26] La cour a également affirmé que les règles de droit international privé dans le C.c.Q. renforçaient sa conclusion (par. 44). La publication de communiqués de presse trompeurs pourrait constituer une faute au Québec ayant causé un préjudice à des investisseurs du Québec. Suivant l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q., la faute ou le préjudice conférerait compétence aux autorités québécoises dans les affaires à caractère personnel et patrimonial. Bien que la cour fût d’avis que l’affaire relevait de la [traduction] « sphère réglementaire publique » (par. 44), le fait que la faute reprochée ait été commise au Québec et que le préjudice allégué y ait aussi été subi, y compris le préjudice causé au marché québécois des valeurs mobilières par l’affaiblissement de la confiance des investisseurs, étayait l’existence d’un lien réel et substantiel entre le Québec et les appelants.
C. Cour d’appel du Québec, 2021 QCCA 1364, 90 Admin. L.R. (6th) 25 (les juges Marcotte et Moore, avec l’accord du juge Mainville)
(1) Motifs majoritaires
[27] S’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec, la juge Marcotte a rejeté l’appel et a confirmé la compétence du TAMF sur les appelants. Les juges majoritaires ont estimé que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte (par. 45‑47). Déterminer si le TAMF a compétence sur les appelants soulève une question constitutionnelle. Le critère énoncé dans l’arrêt Unifund permet de déterminer si le régime québécois des valeurs mobilières est constitutionnellement applicable à des non‑résidents qui auraient pris part à un stratagème de manipulation de titres ayant des liens avec le Québec. Les juges majoritaires ont ajouté que, dans la mesure où les appelants affirment pour la première fois en appel que le TAMF n’a pas pris en considération les règles de droit international privé du C.c.Q., l’applicabilité de ces règles soulève une question d’importance capitale pour le système juridique, et est donc également susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (par. 48).
[28] Les juges majoritaires ont souligné que, bien qu’aucune des dispositions applicables du régime québécois des valeurs mobilières ne limite expressément la portée territoriale, toutes ces dispositions sont présumées s’appliquer dans la province (par. 56). Selon eux, la compétence extraterritoriale du TAMF n’est aucunement en cause (par. 57). La seule question en litige est de savoir si le TAMF possède une compétence territoriale sur les appelants de l’extérieur de la province à l’égard d’une conduite reprochée présentant un lien suffisant avec le Québec (par. 87‑88).
[29] Les juges majoritaires ont rejeté l’argument des appelants selon lequel les règles de droit international privé énoncées au Livre dixième du C.c.Q. tranchent exhaustivement la question de savoir si une autorité québécoise comme le TAMF a compétence sur des parties de l’extérieur de la province (par. 65‑92). Ils ont statué que, bien que le C.c.Q. agisse à titre de droit supplétif dans de nombreuses affaires, y compris dans certains aspects de droit public, les règles de droit international privé prévues au Livre dixième du C.c.Q. ne s’appliquent pas quand aucun droit privé n’est en cause (par. 70). Le Livre dixième du C.c.Q. n’établit pas la compétence dans les matières de droit public ou de droit criminel lorsque la première assise de la compétence n’est ni personnelle ni réelle, mais territoriale, comme en l’espèce (par. 71). Les juges majoritaires n’ont vu aucun conflit de compétence ni aucun conflit de lois qui exigerait l’application des règles de droit international privé à la présente affaire (par. 63 et 78). Le TAMF cherche plutôt simplement à exercer sa compétence pour prendre des décisions en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières, conformément à la Loi sur l’Autorité des marchés financiers (par. 78).
[30] Les juges majoritaires ont statué (aux par. 94‑117) que le TAMF avait à juste titre conclu à l’existence d’un lien réel et substantiel entre le Québec et les appelants suivant le critère du lien suffisant énoncé dans l’arrêt Unifund. Les appelants se sont servis du Québec comme « façade » de leur stratagème de gonflage et de largage, qui s’est déroulé en grande partie au Québec au moyen de communiqués de presse trompeurs leur permettant de manipuler le cours des actions d’une société basée au Québec détenant des claims miniers dans la province (par. 113‑114). Vu ces allégations, et eu égard à la réalité moderne des marchés des valeurs mobilières mondiaux et interconnectés, aux possibilités accrues de manipulation du marché dans un tel contexte et à l’intérêt public, le TAMF s’est à bon droit déclaré compétent (par. 115‑116).
(2) Motifs concordants
[31] Le juge Mainville a souscrit au résultat auquel sont arrivés les juges majoritaires, mais il ne s’est pas rallié à la conclusion de ces derniers selon laquelle les règles de droit international privé prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. en ce qui a trait à la compétence internationale des autorités du Québec ne sont ni pertinentes ni applicables (par. 120). Ces règles s’appliquent aux « autorités du Québec », ce qui inclut les tribunaux administratifs comme le TAMF, et s’appliquent qu’il y ait ou non un conflit de compétence (par. 135‑137).
[32] Le juge Mainville a affirmé qu’il a été souligné dans l’arrêt Unifund que le critère du « lien suffisant » en ce qui a trait à l’applicabilité constitutionnelle d’une loi provinciale n’est pas nécessairement subsumé dans le critère du « lien réel et substantiel » de la common law qui permet au tribunal d’une province de se déclarer compétent à l’égard d’un litige, ce dernier critère constituant une règle de droit international privé (par. 125). Il a fait remarquer que la présente affaire soulève à la fois (1) la question de l’applicabilité constitutionnelle de la Loi sur les valeurs mobilières, et (2) la question de savoir si le TAMF a, en vertu des règles de droit international privé, compétence sur les appelants de l’extérieur de la province, laquelle est principalement, sinon exclusivement, régie par le titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. (par. 126).
[33] De l’avis du juge Mainville, le TAMF a compétence sur les appelants en vertu de l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q., qui prévoit que les autorités québécoises sont compétentes dans les actions personnelles à caractère patrimonial lorsqu’une faute a été commise au Québec, un fait dommageable s’y est produit ou un préjudice y a été subi (par. 144). Il a conclu que cette disposition s’applique par analogie parce que la présente action ressemble à une action personnelle à caractère patrimonial. L’exigence d’une faute serait respectée eu égard à l’allégation selon laquelle des communiqués de presse trompeurs ont été publiés au Québec, tandis que celle d’un préjudice serait respectée eu égard aux allégations selon lesquelles des investisseurs ont subi un préjudice au Québec.
[34] Subsidiairement, le juge Mainville aurait confirmé la compétence du TAMF sur les appelants en vertu de l’art. 3136 C.c.Q., qui prévoit que, bien qu’elle ne soit pas compétente pour connaître d’un litige, une autorité québécoise peut néanmoins entendre celui‑ci s’il présente un lien suffisant avec le Québec et si une action à l’étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu’elle y soit introduite (par. 152‑156). À son avis, la présente affaire respecte la condition relative au lien suffisant tant de l’art. 3136 C.c.Q. que de la Constitution en raison des liens entre le stratagème de gonflage et de largage et le Québec (par. 156). La seconde condition de l’art. 3136 C.c.Q. est également remplie parce qu’aucune preuve n’indiquait que les autorités d’un autre État pouvaient prendre une décision en l’espèce (par. 157‑159).
IV. Questions en litige
[35] Les principales questions en litige dans les présents pourvois sont de savoir (1) quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du TAMF selon laquelle il a compétence sur les appelants et (2) si le TAMF s’est à bon droit déclaré compétent.
V. Analyse
A. La norme de contrôle
[36] Les parties conviennent que, suivant le cadre établi par notre Cour dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, la norme de contrôle applicable à la décision du TAMF est celle de la décision correcte.
[37] Bien que la norme de contrôle soit présumée être celle de la décision raisonnable lorsqu’un tribunal contrôle une décision administrative au fond, cette présomption est réfutée lorsque la législature prescrit expressément la norme de contrôle applicable ou lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte (Vavilov, par. 16‑17; Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900, par. 27). La primauté du droit entre en jeu dans les affaires portant sur des questions constitutionnelles, des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et des questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, par. 17). La norme de la décision correcte s’applique également « lorsque les cours de justice et les organismes administratifs ont compétence concurrente en première instance sur une question de droit dans une loi » (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, par. 28).
[38] En l’espèce, la compétence du TAMF sur les appelants de l’extérieur de la province soulève une question constitutionnelle concernant la portée territoriale de dispositions législatives provinciales. Le TAMF a examiné sa compétence en se demandant si le régime québécois de réglementation des valeurs mobilières s’applique constitutionnellement aux appelants suivant le critère énoncé dans l’arrêt Unifund, qui consiste à déterminer s’il existe un « lien suffisant » entre le Québec et les appelants pour étayer l’application de ce régime (par. 55‑56). Cette question constitutionnelle est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte suivant le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Vavilov[2].
[39] Même en supposant, comme le soutiennent les appelants, que la question de la compétence du TAMF sur des parties de l’extérieur de la province doive être résolue par application du titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. — un argument soulevé pour la première fois devant la Cour d’appel du Québec —, cette question demeure susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte parce qu’elle soulève une question de droit générale d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. La question de savoir si le C.c.Q. confère au TAMF compétence sur des parties de l’extérieur de la province dans les circonstances met en cause la méthode d’établissement de la relation entre le C.c.Q. en tant que droit commun, ou loi générale, et les lois particulières du Québec. Il s’agit d’une question de droit générale qui requiert une réponse uniforme et cohérente parce qu’elle a des répercussions sur de nombreuses autres lois (Vavilov, par. 59‑62). Penchons‑nous maintenant sur cette question.
B. La relation entre le C.c.Q. et les lois particulières
[40] Les motifs majoritaires et les motifs concordants de la Cour d’appel du Québec reflètent différentes méthodes pour déterminer dans quels cas le C.c.Q. établit la compétence internationale d’un tribunal administratif sur des défendeurs de l’extérieur de la province. Plus généralement, ils énoncent différentes conceptions de la relation entre le C.c.Q., en tant que droit commun, et les lois particulières visant des sujets précis relatifs au droit international privé. Les juges majoritaires ont estimé que la question soumise à la cour concerne l’applicabilité constitutionnelle du régime québécois des valeurs mobilières à des parties de l’extérieur de la province, plutôt que le droit international privé, et que la compétence du TAMF devrait donc être établie par l’application du critère du lien réel et substantiel énoncé dans l’arrêt Unifund (par. 63 et 90‑91). Ils ont également statué que les règles de droit international privé prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. ne s’appliquent pas lorsqu’il s’agit de déterminer la compétence du TAMF, car (1) aucun droit privé n’est en cause devant le TAMF (par. 70‑71), et (2) il n’y a aucun conflit de compétence ni aucun conflit de lois qui commande l’application des règles de droit international privé (par. 78). En revanche, le juge qui a rédigé une opinion concordante a conclu que (1) les règles énoncées au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. s’appliquent à toutes les « autorités du Québec », y compris aux tribunaux administratifs tels que le TAMF, pour les actions relevant de la compétence constitutionnelle du Québec sur la propriété et les droits civils (par. 135‑136), (2) qu’il y ait ou non un conflit de compétence (par. 137), et (3) que l’action relève ou non de matières visées par le C.c.Q. (par. 142).
[41] La présente section traite de ce débat méthodologique en examinant la relation entre le C.c.Q. et les lois particulières. Comme nous l’expliquerons, le C.c.Q., ainsi que l’indique la disposition préliminaire, « établit [. . .] le droit commun », ou le droit d’application générale, « en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions », lesquelles régissent principalement « les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens ». En ces matières, le C.c.Q. constitue le « fondement des autres lois ». En conséquence, en pareilles matières, les opérations d’interprétation doivent débuter par un examen du C.c.Q., malgré le fait que des dispositions législatives particulières puissent déroger au C.c.Q. lorsque la législature exprime son intention de le faire et que, bien entendu, une partie du droit d’application générale se trouve non pas dans le C.c.Q., mais dans les principes généraux du droit. Contrairement à ce qu’ont conclu les juges majoritaires de la Cour d’appel, les dispositions du titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. peuvent, en principe, s’appliquer à un tribunal administratif comme le TAMF, même si aucun droit privé n’est en cause et même s’il n’y a aucun conflit de compétence, pourvu que ces paramètres du droit commun auxquels renvoie la disposition préliminaire soient respectés. Cependant, comme nous l’expliquons plus loin, bien que le C.c.Q. ne confère pas au TAMF compétence sur les appelants de l’extérieur de la province en l’espèce, les dispositions relatives à la compétence du régime particulier des valeurs mobilières, dûment interprétées à la lumière de l’arrêt Unifund, sont attributives de compétence parce que les appelants, et les contraventions qu’ils auraient commises, ont un lien suffisant avec le Québec.
(1) La disposition préliminaire du C.c.Q.
[42] Le point de départ pour comprendre la relation entre le C.c.Q. et les lois particulières est la disposition préliminaire du C.c.Q. :
Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec [. . .] la Charte des droits et libertés de la personne [. . .] et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.
Le code est constitué d’un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au code ou y déroger[3].
[43] Plusieurs aspects de la disposition préliminaire clarifient la relation entre le C.c.Q. et les lois particulières.
a) Le C.c.Q. établit le droit commun
[44] Premièrement, la disposition préliminaire prévoit que le C.c.Q. « établit [. . .] le droit commun », ou le droit d’application générale, du Québec « en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions », lesquelles régissent principalement « les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens » (voir aussi Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc., 2006 CSC 50, [2006] 2 R.C.S. 591, par. 10; Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, [2004] 3 R.C.S. 95, par. 56; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, par. 26; voir aussi J.‑M. Brisson, « Le Code civil, droit commun? », dans Le nouveau Code civil : interprétation et application — Les journées Maximilien‑Caron 1992 (1993), 292, p. 308‑315). Le C.c.Q. n’établit donc pas simplement des règles de droit privé au champ d’application étroit (Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 28).
b) Le C.c.Q. agit à titre supplétif
[45] Deuxièmement, en tant que droit commun, le C.c.Q. « constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles‑mêmes ajouter au [C.c.Q.] ou y déroger ». Le C.c.Q. agit à titre supplétif et peut combler les lacunes des lois particulières dans la mesure où celles‑ci sont muettes sur une question donnée, ce qui permet donc d’éviter un vide juridique (Fédération des producteurs, par. 10 et 29; voir aussi Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862, par. 18; Montréal (Ville) c. Octane Stratégie inc., 2019 CSC 57, [2019] 4 R.C.S. 138, par. 36; A.‑F. Bisson, « La Disposition préliminaire du Code civil du Québec » (1999), 44 R.D. McGill 539, p. 558; H. P. Glenn, « La Disposition préliminaire du Code civil du Québec, le droit commun et les principes généraux du droit » (2005), 46 C. de D. 339, p. 349). La nature supplétive du C.c.Q. découle de son caractère fondamental, comme le confirme la disposition préliminaire. Comme il est expliqué par le ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. I, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 1, l’un des objectifs du second alinéa de la disposition préliminaire « est de favoriser une interprétation dynamique du Code civil, ainsi que le recours à ses dispositions pour interpréter et appliquer les autres lois et en combler les lacunes, lorsque ces lois portent sur des matières ou font appel à des notions ou institutions qui ressortissent au Code civil ».
[46] À titre d’exemple, le C.c.Q. intervient à titre supplétif notamment dans les domaines du droit des sociétés (Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461, par. 29 et 54), du droit de l’insolvabilité (Lefebvre (Syndic de), 2004 CSC 63, [2004] 3 R.C.S. 326, par. 16), et du droit de l’emploi (Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc., 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514, par. 28‑32). De telles règles supplétives s’appliquent en l’absence d’intention législative de les exclure (J. E. C. Brierley, « Quebec’s “Common Laws” (Droits Communs) : How Many Are There? », dans E. Caparros et autres, dir., Mélanges Louis‑Philippe Pigeon (1989), 109, p. 126; R. A. Macdonald, « Encoding Canadian Civil Law », dans Mélanges Paul‑André Crépeau (1997), 579, p. 595‑596 et 599).
c) Toutes les opérations d’interprétation des lois qui régissent les personnes, les rapports entre les personnes ainsi que les biens doivent débuter par un examen du C.c.Q.
[47] Troisièmement, à titre de droit commun et de fondement des autres lois québécoises, le C.c.Q. est la source première du droit civil québécois et sert de point de départ dans toute opération d’interprétation mettant en cause une loi particulière dans les matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet des dispositions du C.c.Q. La disposition préliminaire du C.c.Q. a établi « la place nouvelle accordée au Code civil dans la hiérarchie des sources juridiques pour ce qui est des matières relevant de la compétence législative de l’Assemblée nationale du Québec » (Finney, par. 26; voir aussi D. Lemieux, « Le rôle du Code civil du Québec en droit administratif » (2005), 18 R.C.D.A.P. 119, p. 123; Commentaires du ministre de la Justice, t. I, p. 1 (« sa position privilégiée dans l’ensemble de notre système législatif »)).
[48] S’exprimant au sujet du Code civil du Bas‑Canada, les professeurs John E. C. Brierley et Roderick A. Macdonald ont fait remarquer que, [traduction] « [d]u double point de vue de l’application effective du Code en tant que structure vivante de règles juridiques écrites et de sa propre logique sous‑jacente, le Code est prééminent sur le plan intellectuel » (Quebec Civil Law : An Introduction to Quebec Private Law (1993), p. 134‑135). Ils ont ajouté [traduction] « [qu’en] raison de sa vocation à énoncer le droit général, [le Code] revendique le terrain central du droit civil. Puisqu’il est écrit, il fournit un référent textuel par lequel ou par l’entremise duquel toutes les autres sources de droit sont considérées passer » (p. 135). Vu cette primauté, [traduction] « les autres sources (notamment les autres sources législatives telles les lois) sont considérées comme des moyens d’interprétation, et toutes les opérations d’interprétation doivent nécessairement débuter par un examen du Code » (p. 135).
[49] Notre Cour a régulièrement appliqué cette méthode. À titre d’exemple, dans l’arrêt Finney, notre Cour a expliqué que « [l’]examen de la responsabilité de l’administration publique part [. . .] de l’application du régime de responsabilité établi par le Code civil du Québec » (par. 27). Dans l’arrêt Gilles E. Néron Communication Marketing, elle a affirmé que, suivant le droit québécois en matière de responsabilité civile pour diffamation, « [l]e point de départ est non pas la common law, mais le Code civil du Québec qui représente la loi fondamentale générale du Québec, comme le prévoit sa disposition préliminaire » (par. 56). De même, le professeur Macdonald a expliqué [traduction] « [qu’]un code civil prescrit les modes d’analyse et d’interprétation juridiques » (p. 599). Pour sa part, le professeur Brierley a fait remarquer que [traduction] « [l]e Code civil est [. . .] le droit commun en ce qui a trait aux autres textes législatifs parce qu’il constitue leur point de référence fondamental » (p. 123).
d) La disposition préliminaire du C.c.Q. a force normative
[50] Quatrièmement, vu que la disposition préliminaire établit la hiérarchie des sources en droit civil québécois et que le C.c.Q. agit à titre supplétif, la disposition préliminaire a force normative de loi (Prud’homme, par. 30, citant Doré). Elle n’est pas un simple préambule; elle a plutôt la force de loi d’une disposition législative et elle établit le rôle fondamental du C.c.Q. en droit civil québécois (Bisson, p. 552; Lemieux (2005), p. 123).
(2) Les lois particulières peuvent ajouter au C.c.Q. ou y déroger
[51] La disposition préliminaire du C.c.Q. prévoit que les autres lois « peuvent elles‑mêmes ajouter au [C.c.Q.] ou y déroger ». Il est parfois difficile de faire la distinction entre les lois particulières qui ajoutent au C.c.Q. et celles qui y dérogent (C. Lemieux, « Éléments d’interprétation en droit civil » (1994), 24 R.D.U.S. 221, p. 234).
[52] Comme l’ont souligné les professeurs Pierre‑André Côté et Mathieu Devinat, notre Cour a reconnu de nombreux exemples dans lesquels le C.c.Q. ajoute aux régimes juridiques établis par des lois particulières, notamment en prévoyant des règles sur la prescription (Doré, par. 18 et 20); la responsabilité civile fondée sur une violation de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, RLRQ, c. C‑12 (Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, p. 403‑406); et la preuve (Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, p. 228‑229) (voir P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), p. 388, note 256). Dans de tels cas, le C.c.Q. « sert non seulement de réservoir conceptuel pour les lois particulières, mais il en constitue également le complément normatif » (Côté et Devinat, p. 388).
[53] En outre, une loi particulière peut déroger au C.c.Q., en termes exprès ou de façon implicite (voir Octane, par. 39; Brierley, p. 125). Le C.c.Q. s’appliquera en tant que droit supplétif, à moins qu’une loi particulière n’y déroge clairement (Lemieux (2005), p. 124). Cela reflète « un principe général de prédominance de la loi spéciale » (Côté et Devinat, p. 410); autrement dit, specialia generalibus derogant, ce qui signifie que la loi particulière déroge à la loi générale contraire (A. Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit (4e éd. 2007), p. 572; voir aussi Doré, par. 41). Comme l’a souligné le professeur H. Patrick Glenn, « [à] l’instar de tout droit commun supplétif, [le C.c.Q.] cède ainsi aux sources plus spécifiques, plus impératives, ce qui est aussi prévu par la Disposition [préliminaire] » (p. 349).
[54] À titre d’exemple, une loi particulière peut déroger au C.c.Q. si la législature a employé un libellé suffisamment détaillé et précis qui indique qu’elle ne voulait pas que les dispositions générales du C.c.Q. aient préséance sur cette loi (Compagnie d’immeubles Yale ltée c. Kirkland (Ville de), [1996] R.J.Q. 502 (C.Q.), p. 507; Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, 2014 CSC 33, [2014] 1 R.C.S. 765, par. 37). De même, si la loi particulière énonce une règle complète sur une question, et si elle est ni silencieuse ni insuffisante sur un élément essentiel, c’est la loi particulière plutôt que le droit général énoncé dans le C.c.Q. qui s’applique, sauf indication contraire de la législature (Lalonde c. Sun Life du Canada, Cie d’assurance‑vie, [1992] 3 R.C.S. 261, p. 278‑279, citant City of Ottawa c. Town of Eastview, [1941] R.C.S. 448, p. 462; voir aussi Gignac c. Gauvin, 2009 QCCS 524, 73 C.C.P.B. 47, par. 54).
(3) La Cour d’appel a utilisé une méthode erronée pour déterminer les circonstances dans lesquelles s’applique le C.c.Q.
[55] La bonne méthode d’interprétation pour déterminer la relation entre le C.c.Q. et une loi particulière consiste à commencer par un examen du droit commun énoncé au C.c.Q., puis à se demander si la loi particulière ajoute au droit commun ou y déroge (voir de façon générale Doré, par. 15‑21; voir aussi par. 40‑41; Brierley, p. 125‑126). Souvent, la réponse à cette question sera évidente et n’exigera pas une opération d’interprétation élaborée. En l’espèce, les juges majoritaires ont commis une erreur à l’égard de chacune des deux raisons qu’ils ont données pour conclure que le C.c.Q. ne s’applique pas dans les circonstances, même si, comme nous l’expliquerons, la cour a eu raison de statuer que le TAMF a compétence sur les appelants de l’extérieur de la province en vertu des lois particulières.
a) Le Livre dixième du C.c.Q. peut s’appliquer aux tribunaux administratifs même si des droits privés ne sont pas en cause
[56] Premièrement, les juges majoritaires ont conclu que, bien qu’elles s’appliquent à toutes les autorités du Québec, y compris aux tribunaux judiciaires et administratifs, les règles de droit international privé énoncées au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. ne déterminent pas la compétence du TAMF parce qu’aucun [traduction] « droit privé » (par. 70) n’est en cause dans une instance devant le TAMF. Bien qu’ils aient reconnu à bon droit que le C.c.Q. agit à titre de droit supplétif dans un vaste éventail de circonstances, [traduction] « y compris dans certains aspects de droit public » (par. 70), les juges majoritaires ont restreint la portée du droit commun en laissant entendre que des droits privés doivent être en cause. La méthode utilisée par les juges majoritaires suggère à tort que la question de savoir si le Livre dixième du C.c.Q. s’applique dépend de la qualification de la question soumise au tribunal, ce qui limite apparemment sa portée aux matières de droit privé. Cependant, le droit commun, y compris le Livre dixième, ne s’applique pas uniquement aux matières de droits privés, mais s’étend plutôt à « toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet » des dispositions du C.c.Q.
[57] En tirant leur conclusion, les juges majoritaires ont souligné que l’intimée avait invoqué l’arrêt Donaldson c. Autorité des marchés financiers, 2020 QCCA 401, de la Cour d’appel du Québec, au soutien de sa thèse selon laquelle le C.c.Q. ne s’appliquait pas aux procédures devant le TAMF. Dans Donaldson, la Cour d’appel a statué que le délai de prescription de trois ans prévu à l’art. 2925 C.c.Q. ne s’appliquait pas aux procédures administratives introduites par l’AMF devant le TAMF afin que soit imposée une pénalité pécuniaire administrative en vertu de l’art. 273.1 de la Loi sur les valeurs mobilières pour une contravention à la loi ou à un règlement pris en application de celle‑ci. L’une des raisons pour lesquelles la cour dans Donaldson a jugé que le C.c.Q. ne s’appliquait pas est que le C.c.Q. n’établit le droit commun qu’à l’égard des matières relevant du droit privé (par. 43‑44 (CanLII)). La cour dans Donaldson a fait une distinction entre les matières de droit privé, qui relèvent du C.c.Q., et les matières de droit public, qui n’en relèvent pas. Soit dit en tout respect, dans la mesure où cette approche crée un fossé entre le droit public et le droit privé que ne reflètent pas la lettre, l’esprit ou l’objet du C.c.Q., elle est erronée en droit.
[58] Bien qu’il dispose que le C.c.Q. régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne et les principes généraux du droit, « les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens », le premier alinéa de la disposition préliminaire ne limite pas l’application du C.c.Q. à l’énonciation de règles de droit privé, même si le C.c.Q. renferme de nombreuses règles de la sorte. Le deuxième alinéa de la disposition préliminaire prévoit également que le C.c.Q. « établit [. . .] le droit commun », ou droit d’application générale, « en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions ». De plus, le C.c.Q. comporte des règles de droit public et constitue une source importante de droit administratif au Québec (P. Garant, avec la collaboration de P. Garant et J. Garant, Droit administratif (7e éd. 2017), p. 10).
[59] À titre d’exemple, l’art. 1376 C.c.Q. prévoit que les règles du Livre cinquième, Des obligations, « s’appliquent à l’État, ainsi qu’à ses organismes et à toute autre personne morale de droit public, sous réserve des autres règles de droit qui leur sont applicables ». L’article 1376 C.c.Q. est une « règle [qui] relève du droit public » (Prud’homme, par. 27; voir aussi Octane, par. 36; Finney, par. 26‑27; Glenn, p. 350‑351). En outre, l’art. 300 C.c.Q. dispose que les personnes morales de droit public, bien qu’elles soient d’abord régies par les lois particulières qui les constituent et par celles qui leur sont applicables, sont aussi régies par le C.c.Q. « lorsqu’il y a lieu de compléter les dispositions de ces lois, notamment quant à leur statut de personne morale, leurs biens ou leurs rapports avec les autres personnes ». L’article 300 C.c.Q. est lui aussi une règle de droit public (voir Doré, par. 15‑17 et 20‑21; voir aussi Finney, par. 26; Octane, par. 36; Glenn, p. 350‑351). De plus, parce qu’il constitue le droit commun et le fondement des autres lois, « le Code civil est aussi applicable à l’État ou à ses composantes lorsqu’une règle de droit public en a décidé ainsi » (Brisson, p. 313). En conséquence, « le Code civil lui‑même participe du droit public » (Lemieux (2005), p. 120; voir aussi p. 125‑132), et [traduction] « sert de fondement à une bonne partie du droit public et administratif » (Macdonald, p. 592).
[60] La façon dont il convient de déterminer si le C.c.Q. s’applique ne consiste donc pas à qualifier le droit en cause de matière de droit privé ou de matière de droit public. Le C.c.Q. n’énonce pas uniquement des règles ou des droits qui relèvent du droit privé. Comme notre Cour l’a expliqué, « [i]l importe [. . .] de souligner que le nouveau Code n’édicte pas seulement un corps de règles de droit privé [. . .]. Il constitue, selon sa disposition préliminaire, le droit commun du Québec » (Prud’homme, par. 28 (souligné dans l’original); voir aussi Finney, par. 26; Fédération des producteurs, par. 10). Ainsi qu’elle l’a également fait observer, une version antérieure de la disposition préliminaire prévoyait que le C.c.Q. établissait le « droit privé », mais dans la foulée d’une controverse doctrinale, « l’expression “droit privé” a été remplacée par celle, plus englobante, de “droit commun” » (Prud’homme, par. 29). La toile de fond de ce changement, a conclu la Cour, « ne laisse planer aucun doute sur l’intention bien arrêtée du législateur de donner la plus grande portée possible au champ opérationnel du Code civil » (par. 29; Bisson, p. 551‑553). En somme, pour reprendre les propos du professeur Alain‑François Bisson, « . . . le Code civil n’est pas un code de droit privé; c’est un code de droit commun, qui n’a pas le droit privé pour objet exclusif » (p. 563).
[61] Le Livre dixième du C.c.Q., qui codifie les règles de droit international privé au Québec, s’applique également en tant que droit commun au‑delà des matières de droit privé, strictement définies. Les règles de droit international privé traitent de « la compétence des tribunaux provinciaux canadiens, de l’opportunité d’exercer cette compétence, de la loi applicable dans un litige donné et des conditions de la reconnaissance et de l’exécution d’un jugement rendu par un tribunal d’une autre province ou d’un tribunal étranger » (Van Breda, par. 21; voir aussi C. Emanuelli, Étude comparative sur le droit international privé au Canada (2019), p. 2; G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), p. 4‑5). Ces matières vont au‑delà de la portée étroite du droit privé et s’appliquent également, en tant que droit commun du Québec, dans les contextes de droit public et administratif.
[62] Les règles relatives à la compétence invoquées par les appelants en l’espèce figurent au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., « De la compétence internationale des autorités du Québec », et, sauf disposition contraire de la loi, elles s’appliquent aux tribunaux administratifs. Le TAMF est certes un tribunal administratif doté de fonctions juridictionnelles qui, en vertu de l’art. 9 de la Loi sur la justice administrative, RLRQ, c. J‑3, est « chargé de trancher des litiges opposant un administré à une autorité administrative ». Les autorités du Québec au sens du titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. étaient censées viser « les instances judiciaires, administratives et même ecclésiastiques, par exemple [. . .][,] si la loi québécoise l[es] considère comme telle[s] » (Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 1998). Il a depuis été jugé que les autorités du Québec comprennent, par exemple, les arbitres, dans les situations comportant un élément d’extranéité pertinent qui justifie le recours aux règles de droit international privé du C.c.Q. (voir Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, [2007] 2 R.C.S. 801, par. 53); les cours de justice québécoises (Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573, par. 111‑112; Ormuco inc. c. Ernst & Young, 2022 QCCA 405, par. 8‑9 (CanLII)); et les tribunaux administratifs (Ormuco inc., par. 8‑9; J. P. McEvoy, « Forum of necessity in Quebec Private International Law : C.c.Q. art. 3136 » (2005), 35 R.G.D. 61, p. 66, note 8; S. Guillemard et V. A. Ly, Éléments de droit international privé québécois (2019), p. 75).
[63] En somme, le C.c.Q. constitue une source importante de droit administratif au Québec et, sauf disposition contraire de la loi, le titre troisième du Livre dixième s’applique aux tribunaux administratifs comme le TAMF, que des droits privés soient ou non en cause, pourvu que les matières traitées par le tribunal administratif soient des matières « auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet [des] dispositions [du C.c.Q.] ». Autrement, le régime qui établit la compétence du tribunal administratif ne relève pas du droit d’application générale établi par le C.c.Q., et ce, parce que l’objet du régime réglementaire n’est pas visé par le droit commun.
[64] Si les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec avaient examiné ces principes, ils n’auraient pas conclu que le titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. ne s’applique pas. En effet, le régime établissant la compétence du TAMF fait en sorte que celle‑ci relève du droit d’application générale établi par le C.c.Q.
[65] Le TAMF statue sur des affaires de droit des valeurs mobilières, un domaine hybride faisant intervenir des normes établies pour réglementer les marchés dans l’intérêt public, ainsi que des règles conçues pour résoudre les différends entre des parties. D’une part, le titre VII de la Loi sur les valeurs mobilières établit diverses interdictions et pénalités, et le titre IX investit le TAMF de pouvoirs de rendre d’autres ordonnances réglementaires. D’autre part, le titre VIII porte sur les sanctions civiles, y compris certaines actions en nullité, en révision de prix et en dommages-intérêts intentées par des participants du marché, et s’étend en outre aux actions en dommages‑intérêts liées à l’acquisition et à la cession de titres (art. 213.1 et suiv.). En vertu de l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, le TAMF a compétence pour exercer toutes les fonctions et tous les pouvoirs prévus par la Loi sur les valeurs mobilières, notamment par le titre VIII sur les sanctions civiles (p. ex., voir l’art. 233.2 de la Loi sur les valeurs mobilières, qui prévoit le pouvoir d’accorder réparation à une personne intéressée relativement à la diffusion de certains documents, lequel a été appliqué dans la décision Mines d’or Visible inc. c. Zara Resources Inc., 2013 QCBDR 95). En conséquence, le TAMF peut rendre des ordonnances qui ont des conséquences importantes sur les droits privés des acteurs concernés. Le régime des valeurs mobilières qui établit le TAMF l’investit donc des pouvoirs nécessaires pour statuer sur des matières auxquelles se rapportent « la lettre, l’esprit ou l’objet [des] dispositions [du C.c.Q.] ».
[66] De plus, l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers prévoit que « toute personne intéressée » peut saisir le TAMF d’une affaire faisant intervenir la Loi sur les valeurs mobilières et d’autres aspects de sa compétence. C’est ce qui a amené le professeur Stéphane Rousseau à faire remarquer que « [l]es pouvoirs [du TAMF] s’appliquent également aux litiges qui ne concernent pas l’AMF et ne visent que les participants au marché » (p. 18). Bien que les personnes non intéressées ne puissent se substituer à l’AMF, la loi accorde aux personnes dont les droits privés sont touchés dans le marché des valeurs mobilières le pouvoir de porter leur cause devant le TAMF (voir Financière Manuvie c. Proteau, 2013 QCBDR 137, par. 26, 34 et 38‑39 (CanLII)).
[67] Vu ce caractère hybride, on peut considérer que la compétence internationale conférée à l’autorité québécoise chargée de décider des affaires relatives au droit des valeurs mobilières comprend, dans une certaine mesure, la gestion des affaires qui concernent « les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens », comme le prévoit la disposition préliminaire.
[68] En effet, les dispositions de la Loi sur les valeurs mobilières elle‑même renvoient au C.c.Q. (p. ex., les art. 235 et 273.3), ce qui démontre le rôle supplétif du C.c.Q. par rapport aux dispositions de la Loi sur les valeurs mobilières. Le rôle supplétif du C.c.Q. ressort également de l’art. 236.1 de la Loi sur les valeurs mobilières. Cette disposition déroge aux règles sur la compétence internationale des autorités québécoises énoncées au Livre dixième du C.c.Q. en établissant une règle particulière de compétence pour les actions civiles relatives au placement d’une valeur ou à une offre publique d’achat ou de rachat, ou les actions fondées sur le titre VIII de la Loi sur les valeurs mobilières. Elle dispose que de telles actions peuvent être portées devant le tribunal de la résidence du demandeur et que toute stipulation contraire concernant la compétence des tribunaux est sans effet.
[69] L’article 236.1 de la Loi sur les valeurs mobilières illustre deux aspects de la relation entre le C.c.Q. et la législation québécoise sur les valeurs mobilières. Premièrement, il indique que les règles du Livre dixième du C.c.Q. ont par ailleurs un rôle supplétif par rapport à celui joué par la Loi sur les valeurs mobilières. Deuxièmement, cette disposition confirme que les règles sur la compétence internationale des autorités du Québec ne se trouvent pas toutes dans le C.c.Q.
[70] À la lumière de ce qui précède, la compétence internationale du TAMF devrait d’abord être examinée à la lumière des règles énoncées au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q.
b) Le titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. s’applique de façon large même en l’absence d’un conflit de compétence ou d’un conflit de lois
[71] Deuxièmement, les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec peuvent être interprétés comme suggérant que les règles de droit international privé énoncées au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. ne s’appliquent pas au TAMF parce qu’il n’y a aucun conflit de compétence ni aucun conflit de lois qui commande l’application de telles règles (par. 78). Soit dit en tout respect, nous ne souscrivons pas à cette prémisse. Le titre troisième du Livre dixième ne s’applique pas seulement aux situations de conflit de compétence; il s’applique plus largement pour déterminer la « compétence internationale des autorités du Québec », c’est‑à‑dire si les autorités québécoises peuvent se déclarer compétentes à l’égard de litiges comportant un élément d’extranéité (voir Dell, par. 22‑23; Guillemard et Ly, p. 19 et 77; C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), no 148). Comme il est expliqué dans les Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 1998 :
. . . l’expression traditionnelle de conflit de juridictions n’a pas été reprise, car, il s’agit ici uniquement de déterminer les cas où les autorités québécoises auront compétence pour entendre un litige présentant un élément d’extranéité et non pas les cas où les autorités étrangères auront compétence. [En italique dans l’original.]
[72] En toute justice pour les juges majoritaires, lorsque ceux‑ci ont affirmé qu’il n’y avait aucun conflit de compétence qui commanderait l’application des règles de droit international privé, ils l’ont fait à l’appui de leur thèse selon laquelle le TAMF cherchait simplement à appliquer une loi québécoise pour prendre des décisions sous le régime de l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, plutôt qu’à trancher une question de ressorts concurrents. Il est toutefois imprécis d’affirmer que le Livre dixième du C.c.Q. ne s’applique pas au motif que l’affaire dont le tribunal est saisi ne soulève aucune question de conflit de compétence ou de conflit de lois.
C. Les règles générales du C.c.Q. relatives à la compétence internationale des autorités du Québec
(1) Introduction
[73] Nous appliquons maintenant la méthode d’interprétation décrite précédemment à l’égard de la relation entre le C.c.Q. et les lois particulières. Dans la présente section, nous commençons par un examen du C.c.Q. en tant que droit commun. Nous exposons les règles générales du C.c.Q. sur la compétence internationale des autorités du Québec et interprétons les art. 3148 al. 1(3) et 3136 C.c.Q., sur lesquels s’est appuyé le juge Mainville de la Cour d’appel pour décider que le TAMF a compétence sur les appelants. Nous concluons qu’aucune de ces dispositions ni aucune autre disposition particulière ni la règle de compétence résiduelle du C.c.Q. ne confère au TAMF compétence sur les appelants. Dans les sections qui suivent, nous examinons ensuite les règles particulières applicables à la compétence du TAMF selon le régime québécois des valeurs mobilières, et expliquons de quelle manière la portée territoriale de ces dispositions est déterminée conformément à l’arrêt Unifund de notre Cour. Nous interprétons les règles particulières de compétence pertinentes du régime québécois des valeurs mobilières à la lumière de l’arrêt Unifund, et expliquons pourquoi ce régime donne au TAMF compétence sur les appelants de l’extérieur de la province en l’espèce.
(2) Le C.c.Q. ne confère pas au TAMF compétence sur les appelants
[74] Comme nous l’avons vu, le Livre dixième du C.c.Q. énonce les règles de droit international privé au Québec et « contient un ensemble complet de règles et de principes en la matière » (Van Breda, par. 21). Les règles de droit international privé au Québec comprennent les règles relatives à la compétence internationale des autorités québécoises codifiées au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. Le Livre dixième limite « la compétence des autorités du Québec aux affaires qui sont étroitement liées à la province » (Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4, [2020] 1 R.C.S. 15, par. 16). Ces règles « doivent s’interpréter comme un tout cohérent et en fonction des principes de courtoisie, d’ordre et d’équité » (Spar Aerospace, par. 55; voir aussi Van Breda, par. 21; Uashaunnuat, par. 17).
[75] Le titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. commence par des règles générales. La première disposition, l’art. 3134 C.c.Q., prévoit qu’« [e]n l’absence de disposition particulière, les autorités du Québec sont compétentes lorsque le défendeur a son domicile au Québec ». Il s’agit d’une règle de compétence supplétive ou résiduelle fondée sur le domicile en ce qui a trait à la compétence internationale, qui s’applique en l’absence d’une disposition particulière applicable figurant au chapitre deuxième du titre troisième du Livre dixième (Uashaunnuat, par. 18). Puisque les appelants ne sont pas domiciliés au Québec, à moins qu’une disposition particulière du chapitre deuxième du titre troisième du Livre dixième ne confère au TAMF compétence sur ceux‑ci, rien ne permettra au TAMF de se déclarer compétent en vertu des règles générales de droit international privé énoncées au Livre dixième du C.c.Q.
[76] Un examen des règles de compétence énoncées au Livre dixième et plus précisément des art. 3148 al. 1(3) et 3136 C.c.Q., sur lesquels s’est fondé le juge Mainville de la Cour d’appel, mène à la conclusion selon laquelle aucune disposition ne donne au TAMF compétence sur les appelants. Nous examinons à tour de rôle chacune des règles analysées par le juge Mainville.
a) Article 3148 al. 1(3) C.c.Q.
[77] L’article 3148 al. 1(3) C.c.Q. prévoit :
3148. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les autorités québécoises sont compétentes dans les cas suivants :
. . .
3o Une faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s’y est produit ou l’une des obligations découlant d’un contrat devait y être exécutée;
[78] Le juge Mainville de la Cour d’appel a reconnu que la présente affaire soumise au TAMF n’est pas une action personnelle à caractère patrimonial au sens usuel du terme, mais a conclu qu’elle s’en rapproche énormément, et a donc appliqué l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. par analogie (par. 144). En toute déférence, nous ne souscrivons pas à cette conclusion.
[79] Tout d’abord, l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. ne s’applique pas directement parce que la procédure devant le TAMF n’est pas une action personnelle à caractère patrimonial. Une action personnelle à caractère patrimonial implique la revendication de droits qui [traduction] « dans leur essence même ont une valeur monétaire » et sont transmissibles comme des biens (Brierley et Macdonald, p. 156; voir aussi J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, nº 3). Une telle action a souvent pour objet une réclamation contractuelle ou extracontractuelle présentée par un créancier contre un débiteur en vue d’obtenir l’exécution d’une obligation (voir G. Saumier, « The Recognition of Foreign Judgments in Quebec — The Mirror Crack’d? » (2002), 81 R. du B. can. 677, p. 690; C. Walsh, « The International Jurisdiction of Québec Authorities in Personal Actions : An Overview » (2012), 71 R. du B. 249, p. 254). La procédure peut certes avoir une incidence patrimoniale sur les défendeurs en ce que, si l’AMF réussit à obtenir les ordonnances d’interdiction et les amendes sollicitées, elle aura un impact sur leur patrimoine, mais elle n’entraînera pas de transfert, d’un patrimoine à un autre, visant à réparer par exemple un tort de droit privé par la compensation d’une perte ou d’une privation de profit subie. De plus, la procédure n’est pas une action personnelle, mais une action introduite par l’organisme de réglementation du marché des valeurs mobilières agissant dans l’intérêt public plutôt qu’à titre strictement personnel. Il ne s’agit pas d’une personne qui en poursuit une autre en justice compte tenu de droits personnels qui sont transmissibles comme des biens, comme l’exige l’art. 3148 C.c.Q.
[80] Cependant, le juge Mainville de la Cour d’appel n’a pas proposé d’appliquer l’art. 3148 C.c.Q. directement, mais plutôt par analogie. En droit civil, non seulement le raisonnement par analogie est monnaie courante, mais, comme l’ont suggéré certains auteurs, il se prête particulièrement bien à l’interprétation du C.c.Q., qui est libellé en termes larges et qui, contrairement à une loi de common law, n’est pas généralement conçu pour s’appliquer en tant que « droit d’exception » (voir Côté et Devinat, p. 370‑371; voir aussi Bisson, p. 557). Notre Cour a souligné que le raisonnement par analogie est « un moyen parmi d’autres pour faire du Code civil du Québec un régime fonctionnel » (Fédération des producteurs, par. 29). Fait important, comme l’a noté le juge Mainville, la Cour a utilisé le raisonnement par analogie à l’égard de certaines des dispositions mêmes du Livre dixième qui sont en cause dans les présents pourvois (Uashaunnuat, par. 53 et 60).
[81] De plus, comme l’ont souligné le juge Collier de la Cour supérieure et le juge Mainville de la Cour d’appel, les allégations de l’AMF quant au caractère trompeur des communiqués de presse publiés au Québec sont semblables, à l’égard de la conduite en question, à une allégation de faute en droit privé de la responsabilité civile. Dans l’acte introductif déposé devant le TAMF, l’AMF allègue un préjudice subi par des investisseurs du Québec qui aurait été causé par la conduite des défendeurs au Québec. En ce sens, on pourrait dire que les défendeurs se seraient livrés à une conduite analogue à une conduite qui pourrait fonder une action en responsabilité civile en droit des obligations. Bien que la contravention à une loi ne constitue pas en soi une faute civile, la violation d’une norme prévue par la loi peut équivaloir à une telle faute quand elle représente « une violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au sens du régime général de responsabilité civile » (Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, par. 34; voir aussi Kosoian c. Société de transport de Montréal, 2019 CSC 59, [2019] 4 R.C.S. 335, par. 48).
[82] À notre avis, cependant, le raisonnement par analogie ne saurait fonder la compétence en l’espèce. Des auteurs civilistes ont expliqué que ce mode d’interprétation pour un code civil reflète « l’extension analogique d’une règle par l’emploi de l’argument “a pari” » (G. Cornu, Droit civil : Introduction au droit (13e éd. 2007), p. 213). Il repose sur l’idée que le C.c.Q. peut être étendu d’une circonstance où il s’applique clairement, au même type de situation à l’égard duquel il est toutefois silencieux (voir p. 213‑214; Côté et Devinat, p. 370‑371).
[83] Il ne s’agit pas d’un cas permettant un raisonnement a pari. L’article 3148 al. 1(3) C.c.Q. ne saurait être appliqué par analogie en l’espèce parce que le fait d’étendre les dispositions administratives qui sont en cause au droit de la responsabilité civile reviendrait à changer la nature et l’objet de l’action en quelque chose qui est fondamentalement différent des actions personnelles à caractère patrimonial visées par l’art. 3148 C.c.Q., plutôt qu’analogue à celles-ci.
[84] La nature fondamentale d’une action personnelle à caractère patrimonial est l’exécution privée d’une créance (voir Brierley et Macdonald, p. 166; Jobin et Vézina, nos 3 et 6). En revanche, l’AMF a intenté une action devant le TAMF pour obtenir des ordonnances, y compris des interdictions et des pénalités administrative, en vertu des titres VII et IX de la Loi sur les valeurs mobilières, dans l’intérêt public et dans l’exercice de son « rôle de surveillance des marchés financiers, de protection des investisseurs et du public et de régulateur du commerce des valeurs mobilières » (Rousseau, p. 13). Cet accent mis sur l’intérêt public « transcende les intérêts particuliers de certains investisseurs » (p. 30, citant Autorité des marchés financiers c. Dominion Investments (Nassau) Ltd. (Dominion Investments Ltd.), 2008 QCBDRVM 4, p. 25 (CanLII)). Il vise à empêcher qu’il soit porté atteinte dans l’avenir au marché québécois des valeurs mobilières et n’est ni réparateur ni punitif (p. 31‑32 et 38‑39). En l’espèce, il n’y a aucune analogie défendable entre une action personnelle à caractère patrimonial, qui sollicite l’exécution d’une créance en vertu du droit privé, et une poursuite en matière réglementaire intentée par l’État, qui vise l’obtention de réparations d’intérêt public plutôt qu’une simple réparation privée. De telles procédures revêtent un caractère juridique fondamentalement différent. Appliquer l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. à une poursuite en matière réglementaire intentée par l’État étendrait la disposition bien au‑delà de sa lettre, de son esprit et de son objet.
[85] L’article 3148 al. 1(3) C.c.Q. ne confère donc pas au TAMF compétence sur les appelants en raison du lien entre le Québec et les communiqués de presse trompeurs ou le préjudice en ayant résulté. De plus, le fait que la défenderesse Solo, une société de l’extérieur de la province, avait un établissement au Québec à l’époque pertinente ne permet pas non plus de fonder la compétence sur l’art. 3148 C.c.Q. Bien que l’art. 3148 al. 1(2) C.c.Q. prévoie que les autorités québécoises sont compétentes lorsque le défendeur est une personne morale qui n’est pas domiciliée au Québec mais y a un établissement et que la contestation est relative à une activité au Québec, cette règle exige néanmoins que la nature de l’action soit personnelle et d’un caractère patrimonial, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
b) Article 3136 C.c.Q.
[86] L’article 3136 C.c.Q. prévoit :
3136. Bien qu’une autorité québécoise ne soit pas compétente pour connaître d’un litige, elle peut, néanmoins, si une action à l’étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu’elle y soit introduite, entendre le litige si celui‑ci présente un lien suffisant avec le Québec.
[87] Ni le TAMF ni la Cour supérieure du Québec n’ont appliqué l’art. 3136 C.c.Q. En fait, l’AMF n’a pas invoqué cette disposition devant le TAMF. Malgré cela, le juge Mainville de la Cour d’appel s’est fondé sur cette disposition dans son opinion concordante et a conclu qu’elle donne au TAMF compétence sur les appelants.
[88] L’article 3136 C.c.Q. fait partie d’un ensemble de règles supplétives qui offre à l’autorité québécoise une flexibilité lorsqu’elle détermine si elle a compétence (GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S 401, par. 33). Le juge LeBel, plus tard juge de notre Cour, a qualifié l’art. 3136 C.c.Q. de disposition de for de nécessité qui « veut régler certains problèmes d’accès à la justice pour un plaideur qui se trouve dans le territoire québécois lorsque le forum étranger normalement compétent lui est inaccessible pour des raisons exceptionnelles, comme une impossibilité en droit ou une impossibilité pratique, presqu’absolue » (Lamborghini (Canada) inc. c. Automobili Lamborghini S.P.A., [1997] R.J.Q. 58 (C.A.), p. 68; voir aussi Anvil Mining Ltd. c. Association canadienne contre l’impunité, 2012 QCCA 117, [2012] R.J.Q. 153, par. 97‑98; Otsuka Pharmaceutical Company Limited c. Pohoresky, 2022 QCCA 1230, par. 7 (CanLII); G. Goldstein, Droit international privé, vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), p. 55; et Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 2000).
[89] L’article 3136 C.c.Q. énonce trois conditions préalables à l’application de la disposition : l’autorité québécoise ne doit pas avoir compétence; l’introduction d’une action à l’étranger est impossible ou ne peut être exigée; et le litige doit présenter un lien suffisant avec le Québec (voir Droit de la famille — 1830, 2018 QCCA 24, par. 24 (CanLII)). Comme il s’applique seulement lorsqu’une autorité québécoise n’a pas par ailleurs compétence, l’art. 3136 C.c.Q. « représente plutôt une exception étroite aux règles normales de compétence » (Lamborghini, p. 68; voir aussi Anvil Mining, par. 97‑98; Emanuelli (2011), no 168). Pour appliquer l’art. 3136 C.c.Q., une autorité québécoise doit d’abord conclure qu’elle n’a pas compétence par d’autres moyens (Goldstein, p. 56; McEvoy, p. 100). Si l’autorité québécoise a compétence par d’autres moyens, l’art. 3136 C.c.Q. ne peut pas s’appliquer.
[90] À notre avis, l’art. 3136 C.c.Q. ne fournit pas un fondement à la compétence du TAMF en l’espèce, et ce, pour deux raisons. Premièrement, l’AMF n’a pas cherché à invoquer cette disposition comme fondement de la compétence du TAMF. Notre Cour a confirmé que l’art. 3135 C.c.Q., qui concerne le forum non conveniens, et l’art. 3136 C.c.Q. « ne pourront être soulevé[s] que si l’une des parties les invoque, car le tribunal saisi ne peut les soulever d’office » (GreCon, par. 33). Autrement dit, « ce n’est qu’à la demande expresse » que « le juge [peut] conférer aux autorités du Québec une compétence qu’elles ne possèdent pas sur le fondement de l’article 3136 C.c.Q. » (Droit de la famille — 143017, 2014 QCCA 2188, 63 R.F.L. (7th) 24, par. 55). C’était donc une erreur de se servir de l’art. 3136 C.c.Q. comme fondement à la compétence du TAMF alors que l’AMF n’avait pas invoqué cette disposition.
[91] Deuxièmement, même si une partie avait dûment soulevé l’art. 3136 C.c.Q., la disposition ne s’applique pas à sa face même. Pour que l’art. 3136 C.c.Q. s’applique, une autorité québécoise ne doit pas être compétente pour connaître d’un litige, comme en témoigne son libellé : « Bien qu’une autorité québécoise ne soit pas compétente pour connaître d’un litige . . . » En l’espèce, comme nous l’expliquons plus loin, le TAMF a compétence pour connaître du litige — et notamment à l’égard des appelants — en vertu des règles particulières de compétence du régime québécois des valeurs mobilières qui figurent dans la Loi sur les valeurs mobilières et la Loi sur l’Autorité des marchés financiers. L’article 3136 C.c.Q. ne fournit donc pas un fondement à la compétence du TAMF en l’espèce.
D. Les règles particulières du régime québécois des valeurs mobilières en ce qui a trait à la compétence du TAMF
[92] Bien que le C.c.Q. ne confère pas compétence au TAMF dans ces circonstances, il reste à se demander si ce tribunal a compétence en vertu des règles particulières de compétence du régime québécois des valeurs mobilières. Notre Cour a affirmé que « [l]es différentes règles qui gouvernent l’ordre du droit international privé au Québec se retrouvent principalement au Livre dixième du C.c.Q. » (Spar Aerospace, par. 22). Cependant, cela n’empêche pas l’application d’autres règles de compétence énoncées dans des lois particulières (voir P. Ferland et G. Laganière, « Le droit international privé », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2023‑2024, vol. 7, Contrats, sûretés, publicité des droits et droit international privé (2023), 271, p. 303, note 247).
[93] Le TAMF a compétence en vertu de deux lois particulières : la Loi sur les valeurs mobilières du Québec et la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, maintenant connue sous le nom de Loi sur l’encadrement du secteur financier, RLRQ, c. E‑6.1.
[94] L’article 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers prévoit que le TAMF a pour fonction de statuer sur les affaires formées en vertu de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers et des autres lois énumérées dans la disposition, notamment la Loi sur les valeurs mobilières. L’article 93 confère donc au TAMF compétence pour trancher les affaires formées en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières :
93. Le Tribunal exerce, à la demande de l’Autorité ou de toute personne intéressée, les fonctions et pouvoirs prévus par la présente loi, la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D‑9.2), la Loi sur les entreprises de services monétaires (chapitre E‑12.000001), la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01) et la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V‑1.1).
Le Tribunal exerce la discrétion qui lui est conférée en fonction de l’intérêt public.
Le Tribunal ne peut, lorsqu’il apprécie les faits ou le droit pour l’application de ces lois, substituer son appréciation de l’intérêt public à celle que l’Autorité en avait faite pour prendre sa décision[4].
[95] L’article 94 confère au TAMF compétence pour prendre toute mesure visant à assurer le respect de l’une ou l’autre des lois mentionnées à l’art. 93, qui comprennent la Loi sur l’Autorité des marchés financiers et la Loi sur les valeurs mobilières :
94. Le Tribunal peut également, à la demande de l’Autorité, prendre toute mesure propre à assurer le respect d’un engagement pris en application de la présente loi, de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D‑9.2), de la Loi sur les entreprises de services monétaires (chapitre E‑12.000001), de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01) ou de la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V‑1.1) ou à assurer le respect des dispositions de ces lois[5].
[96] L’AMF a allégué devant le TAMF que les appelants avaient violé la Loi sur les valeurs mobilières en influençant de façon abusive ou frauduleuse le cours ou la valeur d’un titre (art. 195.2), et en participant sciemment à des opérations sur des titres qui ont créé un cours artificiel pour un titre (art. 199.1). En plus d’énoncer la compétence du TAMF par la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, la législature a traité de la compétence du TAMF par diverses dispositions de la Loi sur les valeurs mobilières elle‑même. Les trois dispositions pertinentes en matière de compétence sont les art. 265, 273.1 et 273.3.
[97] L’article 265 de la Loi sur les valeurs mobilières confère au TAMF le pouvoir d’interdire à une personne toute activité en vue d’effectuer des opérations sur valeurs :
265. Le Tribunal administratif des marchés financiers peut interdire à une personne toute activité en vue d’effectuer une opération sur valeurs.
Il peut également interdire à une personne ou à une catégorie de personnes toute activité reliée à des opérations sur une valeur donnée.
[98] L’article 273.1 de la Loi sur les valeurs mobilières permet au TAMF d’imposer une pénalité administrative à un contrevenant :
273.1. Le Tribunal administratif des marchés financiers, après l’établissement de faits portés à sa connaissance qui démontrent qu’une personne a, par son acte ou son omission, contrevenu ou aidé à l’accomplissement d’une telle contravention à une disposition de la présente loi ou d’un règlement pris en application de celle‑ci, peut imposer à cette personne une pénalité administrative et en faire percevoir le paiement par l’Autorité.
Le montant de cette pénalité ne peut, en aucun cas, excéder 2 000 000 $ pour chaque contravention.
[99] Enfin, l’art. 273.3 de la Loi sur les valeurs mobilières prévoit que le TAMF peut interdire à une personne d’agir comme administrateur ou dirigeant d’un émetteur, d’un courtier, d’un conseiller et d’un gestionnaire de fonds d’investissement :
273.3. Le Tribunal administratif des marchés financiers peut interdire à une personne d’agir comme administrateur ou dirigeant d’un émetteur, d’un courtier, d’un conseiller et d’un gestionnaire de fonds d’investissement pour les motifs prévus à l’article 329 du Code civil ou lorsqu’elle fait l’objet d’une sanction en vertu de la présente loi, de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D‑9.2) ou de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01).
L’interdiction imposée par le Tribunal administratif des marchés financiers ne peut excéder cinq ans.
Le Tribunal administratif des marchés financiers peut, à la demande de la personne concernée, lever l’interdiction aux conditions qu’il juge appropriées.
[100] Ces trois dispositions de la Loi sur les valeurs mobilières confèrent au TAMF le pouvoir d’agir dans un large éventail de circonstances. En particulier, l’art. 265, qui permet au TAMF d’« interdire à une personne toute activité en vue d’effectuer une opération sur valeurs », donne au TAMF un large pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de sa compétence. Il importe toutefois de lire ces dispositions conjointement avec la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, laquelle prévoit explicitement que le TAMF a compétence pour statuer sur les affaires formées en vertu des deux lois. Lire ensemble ces lois met en évidence le fait que le TAMF doit exercer son pouvoir discrétionnaire prévu aux art. 265, 273.1 et 273.3 de la Loi sur les valeurs mobilières « en fonction de l’intérêt public » (Loi sur l’Autorité des marchés financiers, art. 93).
[101] Nous reconnaissons que l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers confère au TAMF une compétence d’attribution pour connaître des affaires découlant des lois énumérées à cette disposition (Rousseau, p. 16‑17; voir aussi C. Duclos, avec la collaboration de R. Crête et A. Létourneau, « Les autorités d’encadrement », dans R. Crête et autres, dir., Courtiers et conseillers financiers : Encadrement des services de placement (2011), 117, p. 150‑151; C. Duclos, La protection des épargnants dans l’industrie des services d’investissement : une analyse de l’influence des défaillances organisationnelles sous l’angle du Swiss Cheese Model (2021), p. 427). Cependant, comme nous l’expliquerons, malgré tout le respect que nous avons pour les opinions contraires, la pertinence de cette disposition ne se limite pas à la compétence d’attribution.
[102] Bien que les deux lois lues ensemble, et en particulier l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, confèrent au TAMF compétence pour prendre des décisions en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières, ni l’une ni l’autre de ces lois ne prévoit expressément que le TAMF peut se déclarer compétent sur des parties de l’extérieur de la province, ni ne limite autrement la portée territoriale du régime québécois des valeurs mobilières à l’égard d’opérations interprovinciales ou internationales. Pour savoir si ces lois peuvent être appliquées en pareilles circonstances, il faut interpréter le régime québécois des valeurs mobilières afin de déterminer sa portée territoriale. Cette question implique l’examen de l’arrêt Unifund de notre Cour selon lequel l’application territoriale admissible de dispositions législatives provinciales est déterminée par l’appréciation du caractère suffisant du lien entre le ressort ayant légiféré, l’objet du texte de loi et l’individu ou l’entité que l’on cherche à régir. Nous nous penchons sur cette question ci‑après.
E. La portée territoriale de dispositions législatives provinciales est interprétée conformément à l’arrêt Unifund de notre Cour
(1) L’arrêt Unifund de notre Cour
[103] Dans l’arrêt Unifund, notre Cour s’est penchée sur les circonstances dans lesquelles un régime provincial de réglementation s’applique à un défendeur de l’extérieur de la province. La question précise à trancher dans Unifund était de savoir si une disposition de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, c. I.8, de l’Ontario, qui prévoyait un remboursement, s’appliquait à un assureur de l’extérieur de la province. Un assureur ontarien avait versé à ses clients des indemnités d’assurance sans égard à la responsabilité après que ceux‑ci eurent été blessés dans un accident automobile survenu en Colombie‑Britannique. L’assureur ontarien a ensuite demandé le remboursement de ces indemnités à l’assureur du conducteur qui avait causé l’accident, assureur dont le siège se trouvait en Colombie‑Britannique. L’assureur ontarien a invoqué l’art. 275 de la Loi sur les assurances de l’Ontario, qui imposait une obligation d’indemnisation à l’assureur responsable dans certaines situations. Cependant, le juge Binnie a statué que l’art. 275 de la Loi sur les assurances ne s’appliquait pas dans les circonstances.
[104] Le juge Binnie a examiné la question de savoir si le lien entre l’Ontario et les faits qui sont survenus à l’extérieur de la province était suffisant pour étayer l’application constitutionnelle du régime de réglementation ontarien à l’assureur de l’extérieur de la province (par. 22). Il a fait observer qu’« une province n’a pas le pouvoir d’édicter des lois ayant une portée extraterritoriale » (par. 50). Cette restriction territoriale est « fondamentale dans notre régime fédéral » (par. 51), et ressort du passage liminaire de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui limite le champ d’action territorial de chaque législature provinciale à l’édiction de lois « [d]ans chaque province », ainsi que du par. 92(13), qui ne confère à la législature provinciale le pouvoir de faire des lois relatives à la propriété et aux droits civils que « dans la province » (par. 51 (souligné dans l’original)). Toutefois, le juge Binnie a reconnu qu’un régime législatif provincial pouvait s’appliquer constitutionnellement à un défendeur de l’extérieur de la province sans porter atteinte à la restriction relative à la portée extraterritoriale des lois, pourvu qu’il y ait un « lien réel et substantiel » ou un « lien suffisant » — des termes qu’il a utilisés de façon interchangeable — entre le régime législatif et le défendeur de l’extérieur de la province. Il a formulé le critère suivant pour déterminer dans quelles circonstances un texte législatif provincial s’applique à un individu ou à une entité de l’extérieur de la province :
L’examen de l’applicabilité du point de vue constitutionnel peut s’articuler autour des propositions suivantes :
1. La limitation territoriale de la portée du pouvoir de légiférer des provinces empêche les lois d’une province de s’appliquer aux affaires qui ne présentent pas de lien suffisant avec cette dernière.
2. Le caractère « suffisant » du lien dépend du rapport qui existe entre le ressort ayant légiféré, l’objet du texte de loi et l’individu ou l’entité qu’on cherche à assujettir à celui‑ci.
3. L’applicabilité d’une loi provinciale par ailleurs valide à un défendeur de l’extérieur de la province concernée est fonction des exigences d’ordre et d’équité qui sous‑tendent nos structures fédérales.
4. Comme ils visent une finalité, les principes d’ordre et d’équité sont appliqués d’une manière souple, en fonction de l’objet de la loi. [En italique dans l’original; par. 56.]
[105] Au cours des deux dernières décennies, les tribunaux ont régulièrement appliqué le critère de l’arrêt Unifund lorsqu’ils ont décidé si un régime provincial de réglementation s’appliquait constitutionnellement à des défendeurs de l’extérieur de la province.
[106] Dans l’arrêt Ontario College of Pharmacists c. 1724665 Ontario Inc., 2013 ONCA 381, 363 D.L.R. (4th) 724, la Cour d’appel de l’Ontario a appliqué le critère de l’arrêt Unifund et a jugé que l’Ordre des pharmaciens avait compétence sur des parties de l’extérieur de la province qui auraient contrevenu à des dispositions législatives régissant la vente de médicaments sur ordonnance en Ontario (par. 74‑75).
[107] Dans le contexte des valeurs mobilières, la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt Berger c. Saskatchewan (Financial and Consumer Affairs Authority), 2019 SKCA 89, a statué que la Financial and Consumer Affairs Authority de la Saskatchewan aurait dû appliquer le critère de l’arrêt Unifund pour décider si la loi intitulée The Securities Act, 1988, S.S. 1988‑89, c. S‑42.2, s’appliquait à un résident du Costa Rica (par. 64‑66 (CanLII)). La cour a jugé [traduction] « [qu’]une province ne peut utiliser son pouvoir législatif pour habiliter un tribunal administratif à appliquer des lois en dehors de la province », et elle a souligné que « la question sera toujours de savoir si le lien entre l’affaire soumise au tribunal et la province en question est suffisant pour conférer compétence au tribunal » (par. 60).
[108] De même, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a appliqué le critère de l’arrêt Unifund pour déterminer si la Securities Commission de la province avait compétence sur des défendeurs de l’extérieur de la province qui auraient contrevenu à la Securities Act, R.S.B.C. 1996, c. 418 (McCabe, par. 34; voir aussi Torudag c. British Columbia (Securities Commission), 2011 BCCA 458, 343 D.L.R. (4th) 743, par. 16‑29).
[109] Notre Cour a également appliqué le critère du « lien suffisant » pour décider si une loi fédérale de nature réglementaire s’appliquait à des affaires comportant des éléments internationaux. Dans l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427, la Cour a cité Unifund et a statué que l’applicabilité de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, c. C‑42, à une communication à laquelle participent des ressortissants d’autres pays dépend de l’existence « entre le Canada et la communication d’un lien suffisant pour que le Canada applique ses dispositions » (par. 57).
[110] En conséquence, le critère du « lien réel et substantiel » énoncé dans l’arrêt Unifund est maintenant le [traduction] « critère reconnu applicable pour déterminer la portée qu’est présumée avoir une loi fédérale ainsi que l’application constitutionnellement admissible d’une loi provinciale » (R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 806).
[111] Quatre aspects du critère de l’arrêt Unifund méritent une attention particulière.
a) Le critère de l’arrêt Unifund concerne l’applicabilité constitutionnelle et non la validité constitutionnelle
[112] Premièrement, le critère du « lien suffisant » énoncé dans l’arrêt Unifund ne concerne pas la validité constitutionnelle d’une loi, mais son applicabilité constitutionnelle. Cet arrêt ne traite pas de la situation où la validité constitutionnelle d’une loi provinciale est contestée parce qu’elle viole les limites territoriales de la compétence législative provinciale — c’est‑à‑dire lorsqu’on affirme que la loi est ultra vires ou ne relève pas de la compétence de la législature provinciale qui l’a édictée (Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; J. Blom, « Constitutionalizing Canadian private international law — 25 years since Morguard » (2017), 13 J. Priv. Int’l L. 259, p. 288; J. Walker, Canadian Conflict of Laws (7e éd. (feuilles mobiles)), § 1.02). La validité de la Loi sur les assurances de l’Ontario n’a pas été contestée sur le plan constitutionnel dans Unifund, et le régime québécois des valeurs mobilières ne fait pas non plus l’objet d’une telle contestation en l’espèce. La question est plutôt de savoir si les mesures législatives provinciales pertinentes sont constitutionnellement applicables aux défendeurs de l’extérieur de la province (Unifund, par. 55‑56). Comme l’ont expliqué les professeurs Elizabeth Edinger et Vaughan Black, la question de l’applicabilité constitutionnelle [traduction] « concerne habituellement la doctrine de l’exclusivité des compétences, mais elle peut impliquer des questions sur la portée territoriale de dispositions législatives provinciales dans des applications particulières » (« A New Approach to Extraterritoriality : Unifund Assurance Co. v. I.C.B.C. » (2004), 40 Rev. can. dr. comm. 161, p. 173; voir aussi p. 177).
b) Le critère de l’arrêt Unifund sert de principe d’interprétation législative
[113] Deuxièmement, à l’instar de la doctrine de l’exclusivité des compétences en droit constitutionnel, le critère de l’arrêt Unifund sert de principe d’interprétation législative. Comme l’ont souligné les professeurs Peter W. Hogg et Wade K. Wright, suivant la doctrine de l’exclusivité des compétences, une loi provinciale ou fédérale libellée de façon large qui est valide dans la plupart de ses applications [traduction] « doit être interprétée de façon à ne pas s’appliquer à la matière qui ne relève pas de la compétence de l’autorité qui l’a adoptée » (Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 15:16 (nous soulignons)). L’autorité législative en question [traduction] « est présumée avoir eu l’intention d’adopter des dispositions qui n’outrepassent pas les limites de sa compétence constitutionnelle; un libellé général qui paraît outrepasser ces limites doit donc recevoir une “interprétation atténuée” pour qu’il soit circonscrit par celles‑ci » (§ 15:15; voir aussi H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), par. VI‑2.56). [traduction] « L’interprétation atténuée est simplement une règle d’interprétation » (Hogg et Wright, § 15:15).
[114] De même, le critère du « lien suffisant » énoncé dans l’arrêt Unifund limite, ou donne une interprétation atténuée de, la portée territoriale d’une loi provinciale libellée par ailleurs de façon large, en conformité avec les restrictions territoriales imposées à la compétence législative provinciale par les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il le fait en exigeant un « lien suffisant » entre la loi et le défendeur de l’extérieur de la province (Sullivan, p. 821‑823). Comme l’a expliqué le professeur Joost Blom, le critère d’Unifund [traduction] « sert en quelque sorte de principe unilatéral négatif relatif au choix du droit applicable, parce qu’il définit la portée territoriale admissible de la règle provinciale » ((2017), p. 288; voir aussi J. Blom, « Regulation of Contracts in Canadian Private International Law » (2014), 31 Ariz. J. Int’l & Comp. L. 21, p. 31; Edinger et Black, p. 181‑182; N. Hume, « Four Flaws : Reflections on the Canadian Approach to Private International Law » (2006), 44 A. can. D. int. 161, p. 234). En somme, le critère d’Unifund permet d’interpréter une loi pour qu’elle s’applique à un défendeur de l’extérieur de la province dans certaines circonstances sans avoir d’effet extraterritorial.
c) Le critère de l’arrêt Unifund concerne la compétence législative normative
[115] Troisièmement, le critère du « lien suffisant » énoncé dans l’arrêt Unifund concerne la compétence législative normative, plutôt que la compétence juridictionnelle, quoique cette dernière compétence puisse découler de la première. La compétence législative normative est « le pouvoir d’établir des règles, des prescriptions ou des droits opposables à des personnes, physiques ou morales » (R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 58; voir aussi Edinger et Black, p. 165‑166; British Columbia c. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2004 BCCA 269, 239 D.L.R. (4th) 412, par. 23, conf. par 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; et B. Kain et B. Shaw, « Mapping the Serbonian Bog : The Territorial Limits of Secondary Market Securities Act Claims Under the Canadian Constitution — Part 1 » (2012), 53 Rev. can. dr. comm. 63, p. 74‑75). La compétence juridictionnelle, aussi appelée compétence judiciaire, est le pouvoir d’une cour de justice ou d’un tribunal administratif de « régler des différends ou d’interpréter la loi au moyen de décisions ayant force obligatoire » (Hape, par. 58), et comprend le pouvoir de se déclarer compétent à l’égard d’une matière susceptible d’avoir des liens extraterritoriaux (Hape, par. 59; Imperial Tobacco (BCCA), par. 23; Edinger et Black, p. 165).
[116] Dans l’arrêt Unifund, le juge Binnie a fait la distinction entre la compétence législative normative et la compétence juridictionnelle, les deux étant régies par des versions différentes du critère du « lien réel et substantiel ». Comme l’a souligné le juge Binnie, « un “lien réel et substantiel” qui serait par ailleurs suffisant pour permettre aux tribunaux d’une province de se déclarer compétents à l’égard d’un litige peut toutefois ne pas être suffisant pour que les lois de cette province décident de l’issue de ce litige » (par. 58). Plus loin, il a ajouté qu’« [u]n lien insuffisant pour soutenir l’application d’une loi de nature réglementaire peut néanmoins constituer un “lien réel et substantiel” permettant aux tribunaux de la province de se déclarer compétents dans un litige donné. Cela se produit régulièrement. S’étant d’abord déclarés compétents, les tribunaux appliquent ensuite le droit de l’autre province en recourant aux principes de règlement des différends régissant les problèmes de conflit de lois » (par. 80). Dans Unifund, le juge Binnie a conclu que l’obligation de remboursement prévue à l’art. 275 de la Loi sur les assurances de l’Ontario ne s’appliquait pas à l’assureur dont le siège se trouvait en Colombie‑Britannique (la compétence législative normative), de sorte que les tribunaux ontariens n’avaient pas compétence non plus pour nommer un arbitre en vertu de la Loi sur les assurances ontarienne (la compétence juridictionnelle ou judiciaire) (par. 44).
d) Le critère de l’arrêt Unifund fait partie d’une famille de critères du « lien réel et substantiel »
[117] Quatrièmement, le critère de l’arrêt Unifund est distinct des critères du « lien réel et substantiel » que notre Cour a élaborés ailleurs dans le domaine des conflits de lois. Les tribunaux d’instance inférieure et les parties devant notre Cour ne s’entendent pas sur la version du critère du lien réel et substantiel qui s’applique en l’espèce. La Cour supérieure du Québec a conclu que le TAMF avait appliqué à juste titre le critère du lien réel et substantiel énoncé dans l’arrêt Van Breda, mais elle s’est également appuyée sur l’arrêt Unifund pour tenter de déterminer ce qui pourrait constituer un « lien suffisant » (par. 39). Les appelants soutiennent que le C.c.Q. prévoit les règles relatives à la compétence internationale des autorités du Québec, mais soulignent que si le critère du « lien réel et substantiel » s’applique, il convient d’appliquer la formulation de ce critère que l’on retrouve dans l’arrêt Van Breda. L’intimée soutient que le critère du « lien réel et substantiel » énoncé dans Unifund s’applique.
[118] Le critère du « lien réel et substantiel » a été décrit à la fois comme un critère unique qui s’applique dans divers contextes (Van Breda, par. 23‑31), et comme un ensemble de critères différents ayant un air de famille commun (J. Blom et E. Edinger, « The Chimera of the Real and Substantial Connection Test » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 373, p. 373‑374). Bien que les deux points de vue soient fondés, nous parlons du critère du « lien réel et substantiel » comme d’une famille de critères pour souligner le fait que la même formule — soit « lien réel et substantiel » — met en jeu différentes considérations dans chacun des divers contextes dans lesquels elle est employée.
[119] Par exemple, dans l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, notre Cour a statué que le tribunal d’une province devrait reconnaître et exécuter le jugement du tribunal d’une autre province s’il existe un « lien réel et substantiel » entre cet autre tribunal et l’objet du litige (p. 1107‑1108). Dans l’arrêt Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, la Cour a étendu l’application des principes énoncés dans Morguard aux jugements étrangers et a conclu que les tribunaux canadiens devraient reconnaître et exécuter le jugement d’un tribunal de l’extérieur du Canada lorsqu’il y a un « lien réel et substantiel » entre la cause d’action et le tribunal étranger (par. 32 et 37).
[120] Dans l’arrêt Van Breda, notre Cour a élaboré un critère du « lien réel et substantiel » dans le contexte de l’examen visant à décider si un tribunal peut se déclarer compétent sur une action en responsabilité délictuelle intentée par des résidents canadiens qui ont subi un préjudice à l’étranger. La Cour a reconnu des facteurs de rattachement créant une présomption qui autorisent à première vue un tribunal à se déclarer compétent à l’égard d’un litige en responsabilité délictuelle et a expliqué comment une telle présomption de compétence peut être réfutée. Elle a aussi précisé que cette version du critère du « lien réel et substantiel » constitue un critère de common law. Au Québec, « le Code civil du Québec énumère une série de facteurs qu’il faut prendre en considération pour établir si une autorité québécoise a compétence sur une action en responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle (art. 3148) » (par. 77; voir aussi Spar Aerospace, par. 55‑56).
[121] Notre Cour a en outre établi dans l’arrêt Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, une version du critère du lien réel et substantiel servant à déterminer si un crime transnational, ayant eu lieu en partie au Canada, pouvait faire l’objet d’une poursuite au Canada. La Cour a statué qu’un tel crime peut faire l’objet d’une poursuite au Canada quand il existe un « lien réel et important » entre l’infraction et notre pays (p. 212‑213).
[122] Comme dernier exemple, notre Cour a élaboré un critère du « lien réel et substantiel » dans le contexte visant à décider si une loi provinciale est constitutionnellement applicable à des défendeurs ou à des circonstances de l’extérieur de la province (voir Blom (2017), p. 288‑289). Dans l’arrêt Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, la Cour a décidé qu’une loi « prohibitive » du Québec interdisant le transport de documents dans d’autres ressorts était constitutionnellement inapplicable à d’autres provinces. Elle a confirmé que « les tribunaux sont tenus, en vertu de contraintes constitutionnelles, de ne se déclarer compétents que s’il y a des liens réels et substantiels avec cet endroit », et a statué que « l’existence de telles lois prohibant la communication de documents est un anachronisme [. . .] défavorabl[e] [aux] litiges [interprovinciaux] si on les applique au niveau interprovincial » (p. 328). Dans Unifund, notre Cour s’est appuyée sur Hunt et a jugé qu’une loi provinciale de nature réglementaire est constitutionnellement applicable à des défendeurs de l’extérieur de la province quand il existe un « lien suffisant » entre la province et les défendeurs de l’extérieur de celle‑ci, sous réserve des principes d’ordre et d’équité (par. 56).
[123] L’argument des appelants et la conclusion de la Cour supérieure selon lesquels le critère du « lien réel et substantiel » de l’arrêt Van Breda devrait s’appliquer en l’espèce sont mal fondés. L’arrêt Van Breda établit le critère du lien réel et substantiel dans le contexte d’actions en responsabilité délictuelle en common law et ne s’applique pas au Québec. L’équivalent du critère de l’arrêt Van Breda en ce qui concerne les actions personnelles à caractère patrimonial au Québec se trouve à l’art. 3148 C.c.Q. (Van Breda, par. 77). Quoi qu’il en soit, en l’espèce, la Cour est appelée à décider si le régime québécois de réglementation des valeurs mobilières s’applique constitutionnellement aux appelants de l’extérieur de la province en tant que question de compétence législative normative. En conséquence, le critère de l’arrêt Unifund s’applique.
(2) L’interprétation des règles particulières de compétence du régime québécois des valeurs mobilières à la lumière de l’arrêt Unifund
[124] Le régime québécois des valeurs mobilières, interprété à la lumière du critère de l’arrêt Unifund, prévoit une compétence sur les parties de l’extérieur de la province qui ont un « lien suffisant » ou un « lien réel et substantiel » avec le Québec. À première vue, les dispositions particulières relatives à la compétence figurant dans la Loi sur l’Autorité des marchés financiers et dans la Loi sur les valeurs mobilières ne sont pas limitées quant à leur portée territoriale. Sur le plan constitutionnel, elles ne s’appliquent qu’aux matières qui relèvent de la compétence territoriale du Québec. L’arrêt Unifund prévoit le critère à appliquer lorsqu’il s’agit d’évaluer l’applicabilité territoriale de ces lois à un ensemble particulier de circonstances. Ce critère sert, en tant que règle d’interprétation, à limiter l’application du régime québécois des valeurs mobilières aux personnes et aux matières qui ont un « lien suffisant » ou un « lien réel et substantiel » avec la province. Ces dispositions confèrent donc au TAMF la compétence internationale plénière pour prendre des décisions et rendre des ordonnances contre des personnes en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières lorsqu’il existe un lien suffisant avec le Québec.
[125] On peut affirmer que le régime québécois des valeurs mobilières ajoute aux règles sur la compétence internationale des autorités du Québec prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. et y déroge. On peut dire que le régime québécois des valeurs mobilières ajoute au C.c.Q. parce que les règles de compétence des lois particulières en ce qui a trait au TAMF opèrent de concert avec les règles de compétence générales du droit commun. Cependant, on peut aussi affirmer que ce régime déroge au C.c.Q. parce qu’en l’espèce, comme il est démontré ci‑après, l’application des règles particulières de compétence confère au TAMF compétence sur les appelants de l’extérieur de la province, même si les règles générales du C.c.Q. ne le font pas.
F. Le régime québécois des valeurs mobilières s’applique aux appelants de l’extérieur de la province
[126] Enfin, il faut trancher la question de savoir si l’exercice par le TAMF de sa compétence sur les appelants de l’extérieur de la province irait à l’encontre des limites constitutionnelles établies dans l’arrêt Unifund, qui pose la question de savoir si, eu égard aux quatre principes suivants, il existe un lien suffisant entre le Québec et les faits reprochés aux appelants :
1. La limitation territoriale de la portée du pouvoir de légiférer des provinces empêche les lois d’une province de s’appliquer aux affaires qui ne présentent pas de lien suffisant avec cette dernière.
2. Le caractère « suffisant » du lien dépend du rapport qui existe entre le ressort ayant légiféré, l’objet du texte de loi et l’individu ou l’entité qu’on cherche à assujettir à celui‑ci.
3. L’applicabilité d’une loi provinciale par ailleurs valide à un défendeur de l’extérieur de la province concernée est fonction des exigences d’ordre et d’équité qui sous‑tendent nos structures fédérales.
4. Comme ils visent une finalité, les principes d’ordre et d’équité sont appliqués d’une manière souple, en fonction de l’objet de la loi. [par. 56]
(1) Il existe un lien suffisant entre le Québec et les appelants
[127] Les deux premiers principes de l’arrêt Unifund sont liés entre eux. Le premier principe exige un lien suffisant, alors que le deuxième met en évidence les facteurs susceptibles de fournir ce lien (Sullivan, p. 822). Cela nécessite un examen contextuel. Comme le juge Binnie l’a souligné dans Unifund, « différents degrés de rattachement à la province ayant légiféré peuvent être requis selon l’objet du différend » (par. 65). Dans chaque affaire, la cour de justice ou le tribunal administratif doit examiner le lien entre le ressort ayant légiféré, l’objet du texte de loi et la personne que l’on cherche à assujettir à celui‑ci pour décider si ce lien est suffisant pour étayer l’applicabilité de la loi à la personne de l’extérieur de la province (par. 65).
[128] L’analyse du « lien suffisant » doit reconnaître la nature transnationale de la réglementation moderne des valeurs mobilières et l’intérêt public de s’attaquer à la manipulation du marché international. La réglementation des valeurs mobilières soulève des considérations uniques qui mettent en évidence la nécessité d’une application transnationale des règles. Comme notre Cour l’a souligné dans l’arrêt Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494, le « marché des valeurs mobilières est de nature internationale depuis plusieurs années » et l’« Internet a grandement accru la capacité des courtiers en valeurs mobilières d’outrepasser les frontières » (par. 28). Pour réglementer efficacement ce marché, « les organismes de réglementation doivent également être en mesure de réagir et d’outrepasser des frontières lorsqu’il est légalement possible de le faire » (par. 28).
[129] Si nous appliquons les deux premiers principes de l’arrêt Unifund, il y a un lien suffisant entre le Québec et les appelants de l’extérieur de la province, qui auraient tous participé à un stratagème frauduleux de manipulation de titres ayant des liens importants avec le Québec. Les appelants se seraient servis du Québec comme « façade » de leur stratagème allégué de gonflage et de largage en faisant la promotion des activités minières de Solo au Québec. Ils ont pris part à des activités de marketing ou de financement, et ont ciblé en partie des résidents du Québec. Solo, la société par l’entremise de laquelle les appelants ont exécuté leur stratagème, était une émettrice assujettie du Québec, et son directeur était un résident du Québec. Il y avait donc un lien clair entre Solo et les appelants, d’une part, et la province de Québec, d’autre part. Dans les circonstances, il serait contraire à l’objectif visé par la nature transfrontalière de la réglementation moderne des valeurs mobilières de permettre aux appelants d’échapper à la surveillance réglementaire québécoise.
[130] L’appelant Sharp soutient que le TAMF et les tribunaux d’instance inférieure n’ont pas analysé les allégations particulières formulées contre lui par l’AMF, lesquelles ne se rapportent qu’à l’achat et à la vente de titres à l’extérieur du Québec. Nous n’acceptons pas cet argument. L’AMF fait valoir qu’il a participé à une ou à plusieurs étapes du stratagème de manipulation de titres des appelants, qu’il était étroitement impliqué en ayant acheté ou vendu des titres, et que le stratagème avait des liens importants avec le Québec. Suivant l’arrêt Unifund, ce rattachement suffit pour que le régime québécois de réglementation des valeurs mobilières s’applique à lui.
(2) Les exigences d’ordre et d’équité sont respectées
[131] Les troisième et quatrième principes de l’arrêt Unifund sont eux aussi liés entre eux et [traduction] « incorporent les notions de courtoisie interprovinciale et d’équité envers le défendeur » (Sullivan, p. 822). Le troisième principe oblige la cour de justice ou le tribunal administratif à prendre en considération les principes d’ordre et d’équité, qui fonctionnent « comme mécanisme servant à régir les problèmes d’extraterritorialité » (Unifund, par. 73) en assurant « à la fois la justice et la sûreté des opérations » (par. 68, citant Morguard, p. 1097). L’« ordre » renvoie à l’idée que les cours de justice et les tribunaux administratifs doivent respecter le principe de la courtoisie interprovinciale et ne se déclarer compétents que lorsqu’il est approprié de le faire sur le plan constitutionnel (Unifund, par. 71; Morguard, p. 1102). L’« équité » fait référence à l’équité envers le défendeur de l’extérieur de la province (Unifund, par. 72; Morguard, p. 1103). Enfin, le quatrième principe de l’arrêt Unifund oblige la cour de justice ou le tribunal administratif à appliquer les principes d’ordre et d’équité d’une manière téléologique et souple eu égard à l’objet de la loi et au type de compétence invoquée (Unifund, par. 80).
[132] À notre avis, l’application aux appelants du régime québécois de réglementation des valeurs mobilières est conforme aux principes d’ordre et d’équité et ne soulève aucun problème d’extraterritorialité.
[133] L’application du régime québécois de réglementation est équitable envers les appelants. Ces derniers ont choisi d’accéder au marché québécois des valeurs mobilières (voir Unifund, par. 77), et ils ont fait la promotion des perspectives minières québécoises de Solo, une émettrice assujettie du Québec. Comme les appelants ont fait du Québec la façade de leur opération de manipulation de titres, leur accession au marché québécois n’était pas accidentelle ou sans importance, mais faisait plutôt partie intégrante du stratagème.
[134] En outre, l’application aux appelants du régime québécois de réglementation des valeurs mobilières n’est pas contraire au principe d’ordre ou à la notion connexe de courtoisie interprovinciale. Vu la nature transfrontalière de la manipulation de titres et de la fraude en valeurs mobilières, les organismes de réglementation de plusieurs ressorts peuvent exercer leur compétence à l’égard du même stratagème. Comme l’a souligné l’intervenante la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, il s’agit [traduction] « d’une caractéristique, et non d’un défaut » de la réglementation moderne des valeurs mobilières (m. interv., par. 15). [traduction] « Cela favorise l’homogénéité de la protection réglementaire et l’imposition de réparations d’intérêt public dans tous les territoires touchés par un seul stratagème illégal » (par. 15). Nous sommes également d’accord avec l’AMF pour dire que « rien n’empêche une telle multiplicité de procédures puisque chacune des procédures constitue un exercice légitime de la compétence de l’État concerné. [. . .] [L]’application du critère du lien suffisant n’est pas un jeu à somme nulle » (m.i., par. 81 et 87).
[135] Comme la manipulation de titres et la fraude contemporaines en valeurs mobilières sont souvent transnationales et dépassent les frontières provinciales et nationales, les cours de justice et les tribunaux administratifs doivent adopter une approche souple et téléologique lorsqu’ils appliquent les principes d’ordre et d’équité dans le contexte des valeurs mobilières. À notre avis, il est conforme aux principes d’ordre et d’équité que le TAMF ait compétence sur les appelants.
(3) La compétence juridictionnelle du TAMF découle de la compétence législative normative de la province
[136] En terminant, il convient de souligner que, bien que la compétence législative normative et la compétence juridictionnelle soient des notions distinctes (Unifund, par. 58), la compétence juridictionnelle du TAMF en l’espèce découle de la compétence législative normative de la province. Aux termes de l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, le TAMF exerce la compétence prévue par la Loi sur les valeurs mobilières. Étant donné que, d’une part, la législature québécoise a décidé que le TAMF statue sur les allégations de violations de la Loi sur les valeurs mobilières et que, d’autre part, la conduite que l’on reproche aux appelants a un lien réel et substantiel avec le Québec, le TAMF a nécessairement compétence sur les appelants en ce qui concerne les contraventions qu’ils auraient commises. Les dispositions législatives particulières, dûment interprétées, prévoient donc la compétence juridictionnelle du TAMF.
VI. Conclusion
[137] Les règles de compétence du régime québécois des valeurs mobilières sont constitutionnellement applicables aux appelants de l’extérieur de la province. Ces dispositions confèrent au TAMF compétence à l’égard des contraventions à la Loi sur les valeurs mobilières qui sont reprochées aux appelants. Eu égard aux faits allégués par l’AMF, il existe un lien suffisant entre le Québec et les appelants justifiant l’application à ces derniers du régime québécois de réglementation des valeurs mobilières. En conséquence, le TAMF a conclu à juste titre qu’il avait compétence sur les appelants.
[138] Nous sommes d’avis de rejeter les pourvois avec dépens.
Les motifs suivants ont été rendus par
La juge Côté —
I. Survol
[139] Ces pourvois soulèvent la question de savoir si le Tribunal administratif des marchés financiers (« TAMF ») a compétence sur les appelants, qui sont domiciliés à l’extérieur du Québec, en l’occurrence dans la province de Colombie‑Britannique, soit en vertu des règles du titre troisième du Livre dixième du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») portant sur la compétence internationale des autorités du Québec, soit en raison du critère du « lien réel et substantiel » énoncé dans l’arrêt Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63, par. 55‑56.
[140] Selon mes collègues, la présente affaire soulève un enjeu d’applicabilité constitutionnelle de la Loi sur les valeurs mobilières, RLRQ, c. V‑1.1 (« LVM »), de sorte que la compétence du TAMF doit être évaluée en fonction du critère du lien suffisant énoncé dans Unifund. Je suis en désaccord avec cette position. À mon avis, à ce stade des procédures, cette affaire ne soulève aucun enjeu d’applicabilité constitutionnelle de la LVM, mais plutôt une question de compétence juridictionnelle du TAMF. Par conséquent, l’analyse des limites de la compétence du TAMF doit plutôt être faite à la lumière des règles de droit international privé prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q.
[141] En appliquant ces dispositions au présent dossier, je conclus que les appels doivent être accueillis au motif que le TAMF n’a pas compétence juridictionnelle sur les appelants et ne peut, en conséquence, entendre le dossier dont nous sommes saisis.
[142] Tout comme mes collègues, je suis d’avis que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte; la seule question en litige est donc celle de savoir si le TAMF a compétence juridictionnelle sur les appelants qui sont domiciliés à l’extérieur du Québec.
[143] Mon analyse procède de la façon suivante. D’abord, je résume les faits et le cadre procédural entourant le présent litige. Ensuite, j’expose la distinction entre l’applicabilité constitutionnelle d’une loi et la compétence juridictionnelle d’un tribunal judiciaire ou administratif. Suivant cette analyse, je démontre que le présent litige porte sur la compétence juridictionnelle du TAMF, plus précisément sur le volet territorial de cette compétence (compétence ratione personae) et que, par conséquent, les règles du C.c.Q. concernant la compétence internationale des autorités du Québec s’appliquent. Puisqu’aucune disposition, ni de la LVM, ni de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, RLRQ, c. A‑33.2 (« LAMF »), ni du C.c.Q.[6] ne confère compétence juridictionnelle au TAMF sur les appelants, à l’égard du recours spécifique entrepris contre eux par l’Autorité des marchés financiers (« AMF » ou « Autorité »), je conclus que les moyens déclinatoires des appelants auraient dû être accueillis.
II. Faits et cadre procédural
[144] Dans l’ensemble, je suis d’accord avec l’exposé des faits de mes collègues et le résumé qu’ils font des décisions des juridictions inférieures. Je souhaite toutefois apporter certaines précisions relativement au cadre procédural du présent litige.
[145] En 2017, l’AMF dépose devant le TAMF une demande visant plusieurs défendeurs dont certains, les appelants, sont des résidents de la Colombie‑Britannique. Dans cette demande, l’AMF reproche aux défendeurs d’avoir pris part à une opération communément appelée en anglais « pump and dump scheme », soit d’avoir influencé ou manipulé de façon déloyale, abusive ou frauduleuse le cours ou la valeur d’un titre, et d’avoir participé à des opérations sur des titres qui ont créé un cours artificiel pour un titre, le tout en contravention de la LVM. L’AMF demande alors au TAMF d’ordonner aux défendeurs de cesser toute activité à l’égard d’une opération en valeurs mobilières; de leur interdire d’agir en tant qu’administrateurs ou dirigeants d’un émetteur, courtier, conseiller ou gestionnaire d’un fonds de placement pendant cinq ans; et de leur imposer des pénalités administratives, le tout conformément aux art. 195.2, 199.1 al. 1(1), 265, 273.1 et 273.3 LVM.
[146] À l’encontre de la demande de l’AMF, les appelants déposent des moyens préliminaires en exception déclinatoire, dans lesquels ils soutiennent l’absence de compétence juridictionnelle du TAMF à leur égard. Le TAMF rejette ces moyens préliminaires en exception déclinatoire et conclut qu’il est compétent pour instruire l’affaire. La Cour supérieure du Québec a refusé de faire droit aux demandes de contrôle judiciaire de cette décision présentées par les appelants, qui ont ensuite été déboutés de leurs appels par la Cour d’appel du Québec.
[147] Les moyens déclinatoires des appelants sont fondés sur l’absence de compétence juridictionnelle du TAMF à leur égard. Comme l’explique notre Cour dans l’arrêt Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4, [2020] 1 R.C.S. 15, « [u]n tel moyen déclinatoire doit être tranché in limine litis » (par. 85, citant A. Rochon, avec la collaboration de F. Le Colleter, Guide des requêtes devant le juge unique de la Cour d’appel : Procédure et pratique (2013), p. 77, et Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd, 2016 QCCA 1432, par. 6 (CanLII)). Ainsi, à ce stade préliminaire des procédures, le tribunal « n’a pas à se prononcer sur le fond du litige, mais doit plutôt tenir pour avérés les faits que le demandeur allègue pour que la compétence des tribunaux du Québec soit reconnue » (Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 31, citant Air Canada c. McDonnell Douglas Corp., [1989] 1 R.C.S. 1554, p. 1558, et Rosdev Investments Inc. c. Allstate Insurance Co. of Canada, [1994] R.J.Q. 2966 (C.S.), p. 2968). Il importe également de préciser que lorsque la compétence internationale du tribunal québécois est contestée, il revient à la partie qui prétend que le tribunal est compétent d’en faire la démonstration. Et lorsque, comme en l’instance, la demande en justice implique plus d’un défendeur, cette démonstration de compétence doit être faite à l’égard de chacun.
[148] Compte tenu du cadre procédural dans lequel se situe le présent litige, la question ne consiste donc pas à déterminer si la LVM s’applique en l’espèce au mérite de l’affaire, mais bien à décider si le TAMF est compétent à l’égard du recours entrepris contre les appelants. Pour les motifs que j’explique plus amplement ci‑après, les présents pourvois doivent être tranchés par l’application des règles relatives à la compétence internationale des autorités québécoises que l’on retrouve au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q.
III. Analyse
[149] En début d’analyse, il me semble approprié de préciser les points sur lesquels je suis d’accord avec mes collègues.
[150] J’ai déjà exprimé plus haut mon accord avec l’application de la norme de la décision correcte. Par ailleurs, il va de soi que, parce qu’il établit le droit commun du Québec, le C.c.Q. n’édicte pas seulement un corps de règles de droit privé. Comme l’énonce la disposition préliminaire du C.c.Q., celui‑ci « constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles‑mêmes ajouter au code ou y déroger ». Je suis par conséquent d’accord avec mes collègues, ainsi qu’avec le juge Mainville à la Cour d’appel, pour affirmer que les règles prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. s’appliquent pour déterminer la compétence internationale des autorités québécoises, même celle d’un tribunal administratif, et que l’existence d’un conflit de juridiction ou de lois n’est pas requise.
[151] À l’instar de mes collègues, et pour les raisons que j’explique plus loin, je suis d’avis que les art. 3134, 3136 et 3148 C.c.Q. ne confèrent au TAMF aucune juridiction sur les appelants.
[152] Je partage également leur avis selon lequel des lois particulières peuvent déroger aux règles du C.c.Q. Mes collègues estiment, tout comme moi, que ni la LVM, ni la LAMF, seules ou lues ensemble, ne dérogent expressément aux règles prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., de manière à conférer au TAMF compétence sur les appelants domiciliés à l’extérieur du Québec (« ni l’une ni l’autre de ces lois ne prévoit expressément que le TAMF peut se déclarer compétent sur des parties de l’extérieur de la province, ni ne limite autrement la portée territoriale du régime québécois des valeurs mobilières à l’égard d’opérations interprovinciales ou internationales » (par. 102)).
[153] Là où nous sommes en complet désaccord, c’est lorsque mes collègues concluent à l’existence d’une espèce de dérogation implicite, en interprétant le régime québécois des valeurs mobilières à la lumière de l’arrêt Unifund. Mes collègues affirment que « bien que le C.c.Q. ne confère pas au TAMF compétence sur les appelants de l’extérieur de la province en l’espèce, les dispositions relatives à la compétence du régime particulier des valeurs mobilières, dûment interprétées à la lumière de l’arrêt Unifund, sont attributives de compétence parce que les appelants, et les contraventions qu’ils auraient commises, ont un lien suffisant avec le Québec » (par. 41).
[154] Je ne puis souscrire à ce raisonnement, puisque le C.c.Q. « contient un ensemble complet de règles et de principes en [droit international privé] » (Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, par. 21). En effet, le C.c.Q. codifie le test du « lien suffisant » (« lien suffisant » et « lien réel et substantiel » sont synonymes). Les règles relatives à la compétence internationale des autorités québécoises (art. 3134 à 3154 C.c.Q.) « sont des règles de fond visant à déterminer si les tribunaux québécois sont compétents pour entendre un litige [. . .]. [Ces] règles [. . .] visent à assurer l’existence de liens jugés suffisants entre le Québec et le litige soumis » (P. Ferland et G. Laganière, « Le droit international privé », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2023‑2024, vol. 7, Contrats, sûretés, publicité des droits et droit international privé (2023), 271, p. 303). Sans dérogation dans une loi particulière à l’ensemble de règles prévu au Livre dixième du C.c.Q., le TAMF n’a pas compétence sur les appelants domiciliés à l’extérieur du Québec.
[155] Après avoir conclu que ni les articles du Livre dixième du C.c.Q., ni le régime québécois des valeurs mobilières ne confèrent expressément compétence territoriale au TAMF, mes collègues poursuivent leur analyse en interprétant le régime des valeurs mobilières à la lumière de l’arrêt Unifund. Je suis en désaccord avec cette démarche. L’arrêt Unifund ne peut servir de filet de sécurité si le C.c.Q. n’établit pas la compétence territoriale d’un tribunal et si le législateur ne lui a pas autrement conféré compétence territoriale par le biais d’une loi particulière. En bref, là où il n’y a pas de compétence, l’analyse doit s’arrêter là. Il n’y a donc pas lieu de recourir à l’arrêt Unifund, lequel vise une toute autre situation. L’arrêt Unifund s’applique une fois qu’il est établi qu’un tribunal a compétence pour se saisir d’une affaire. Par exemple, si l’AMF avait invoqué l’art. 3136 C.c.Q. et ainsi établi la compétence du TAMF en tant que « for de nécessité » (Lamborghini (Canada) inc. c. Automobili Lamborghini S.P.A., [1997] R.J.Q. 58 (C.A.), p. 68, citant H. P. Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires (1993), 669, p. 745), l’arrêt Unifund pourrait être invoqué pour déterminer l’applicabilité de la LVM et de la LAMF aux appelants qui sont domiciliés à l’extérieur du Québec.
[156] L’arrêt Unifund ne permet pas de conférer aux dispositions de la LVM et de la LAMF un effet qu’elles n’ont pas en elles‑mêmes, c’est‑à‑dire conférer au TAMF compétence territoriale sur les appelants domiciliés à l’extérieur du Québec de manière à déroger à l’ensemble complet des règles prévues au C.c.Q. Je ne suis donc pas d’accord avec mes collègues pour dire que l’arrêt Unifund permet de conclure que le TAMF a compétence pour statuer sur la présente affaire. J’explique mon raisonnement en détail dans les motifs qui suivent.
A. La distinction entre l’applicabilité constitutionnelle d’une loi et la compétence juridictionnelle d’un tribunal
[157] Avec égards, l’approche de mes collègues confond les notions de compétence juridictionnelle d’un tribunal et d’applicabilité constitutionnelle d’une loi, traitant de façon interchangeable l’applicabilité constitutionnelle de la LVM selon le cadre d’analyse de l’arrêt Unifund, et la compétence du TAMF selon les règles de droit international privé. Mes collègues, tout comme d’ailleurs les juges majoritaires de la Cour d’appel, opèrent un glissement de l’analyse propre au droit international privé vers celle de l’applicabilité constitutionnelle de la LVM à des résidents étrangers, modifiant ainsi la véritable question posée au TAMF et à laquelle ce dernier a répondu.
[158] Il est donc utile d’expliquer brièvement la différence entre l’applicabilité constitutionnelle d’une loi et la compétence juridictionnelle d’un tribunal. Ces deux notions impliquent l’existence d’un lien réel et substantiel. Sous l’angle constitutionnel, le test du lien réel et substantiel confirme « les limites territoriales imposées par la Constitution qui sous‑tendent la légitimité nécessaire à l’exercice du pouvoir juridictionnel de l’État » (Van Breda, par. 32). Dans l’arrêt Unifund, saisie de la question de savoir si la société ontarienne disposait d’une cause d’action valable contre la société d’assurance de la Colombie‑Britannique en vertu de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, c. I.8, notre Cour a résumé ainsi ce test sous son angle constitutionnel :
L’examen de l’applicabilité du point de vue constitutionnel peut s’articuler autour des propositions suivantes :
1. La limitation territoriale de la portée du pouvoir de légiférer des provinces empêche les lois d’une province de s’appliquer aux affaires qui ne présentent pas de lien suffisant avec cette dernière.
2. Le caractère « suffisant » du lien dépend du rapport qui existe entre le ressort ayant légiféré, l’objet du texte de loi et l’individu ou l’entité qu’on cherche à assujettir à celui‑ci.
3. L’applicabilité d’une loi provinciale par ailleurs valide à un défendeur de l’extérieur de la province concernée est fonction des exigences d’ordre et d’équité qui sous‑tendent nos structures fédérales.
4. Comme ils visent une finalité, les principes d’ordre et d’équité sont appliqués d’une manière souple, en fonction de l’objet de la loi. [Italique omis; par. 56.]
[159] Ainsi, l’applicabilité d’une loi provinciale à un défendeur domicilié à l’extérieur de la province concernée dépend de l’existence d’un lien suffisant « entre le ressort ayant légiféré et l’individu ou l’entité de l’extérieur de la province » (Unifund, par. 65). Quoique ce test porte notamment sur le lien entre une province et une action, l’analyse dans l’arrêt Unifund vise essentiellement à établir l’existence d’une cause d’action valable au mérite (voir le par. 14).
[160] En revanche, considéré sous l’angle du droit international privé, le test du lien réel et substantiel se rapporte « à l’exercice du pouvoir juridictionnel de l’État » (Van Breda, par. 32). Ce sont les règles de droit international privé en vigueur dans une province qui confèrent compétence juridictionnelle au décideur. Dans les provinces de common law, le critère du lien réel et substantiel est un principe d’organisation des règles de droit international privé. Au Québec, ces règles figurent au Livre dixième du C.c.Q. Je ne pourrais exprimer ces principes mieux que le juge LeBel l’a fait au nom d’une Cour unanime :
Les règles du droit international privé doivent être conformes au régime constitutionnel canadien. Compte tenu de la nature du droit international privé, son application soulève inévitablement des questions constitutionnelles. Cette branche du droit traite de la compétence des tribunaux provinciaux canadiens, de l’opportunité d’exercer cette compétence, de la loi applicable dans un litige donné et des conditions de la reconnaissance et de l’exécution d’un jugement rendu par un tribunal d’une autre province ou d’un tribunal étranger. Ses règles se trouvent dans la common law et dans les lois des provinces de common law et, au Québec, dans le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, qui contient un ensemble complet de règles et de principes en la matière (voir le Code civil du Québec, Livre dixième, art. 3076 à 3168). L’interaction de la compétence provinciale et des situations juridiques survenues à l’extérieur de la province se situe à l’intérieur d’un cadre constitutionnel qui limite la portée extraterritoriale des lois provinciales et des tribunaux provinciaux. En effet, la Constitution attribue des pouvoirs aux provinces, mais elle n’en autorise l’exercice que sur leur territoire (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. 2007), vol. 1, p. 364‑365 et 376‑377; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (5e éd. 2008), p. 569; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 26‑28, le juge Major) et dans le respect des restrictions territoriales prévues par la Constitution (voir Castillo c. Castillo, 2005 CSC 83, [2005] 3 R.C.S. 870, par. 5, le juge Major; Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63, par. 51, le juge Binnie). [Caractères gras et soulignement ajoutés.]
(Van Breda, par. 21)
[161] Par conséquent, pour pouvoir se déclarer compétent à l’égard d’un litige, un tribunal provincial doit avoir compétence juridictionnelle en vertu des lois de la province, qui doivent elles‑mêmes avoir été valablement adoptées par celle‑ci dans le cadre de sa compétence législative. Tel qu’il appert de l’extrait cité au paragraphe précédent, la compétence d’un tribunal provincial canadien, l’opportunité d’exercer cette compétence et la loi applicable à un litige donné sont tous des concepts différents.
[162] La compétence juridictionnelle du tribunal comporte deux volets : la compétence ratione materiae (compétence matérielle) et la compétence ratione personae (compétence territoriale). La compétence matérielle du tribunal « est celle qui lui est attribuée pour connaître d’un litige en raison de la matière » (G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), p. 299). Comme les juges Brown et Rowe (dissidents, mais non sur ce point) l’ont bien énoncé dans l’arrêt Uashaunnuat (par. 105) :
La compétence inhérente de la Cour supérieure du Québec est donc l’un des aspects de sa compétence d’attribution (ou compétence ratione materiae), et non l’un de ceux de sa compétence territoriale (ou compétence ratione personae vel loci) :
[traduction] . . . la compétence ratione materiae renvoie à la capacité de la cour d’entendre le type de litige en cause, en tenant compte notamment de la question de savoir si sa compétence a été restreinte par un texte législatif. Cette compétence concerne des éléments qui ne sont pas liés à la portée territoriale du pouvoir de la cour et soulève rarement des questions de droit international privé. [Nous soulignons; note en bas de page omise.]
(Pitel et Rafferty, p. 58‑59) [Soulignement et italique dans l’original.]
Pour ce qui est de la compétence territoriale, elle s’évalue en fonction d’un lien géographique, qui peut dépendre « soit de la situation du justiciable (ordinairement le défendeur), soit de la localisation de l’objet du litige ou de l’endroit où le litige a pris naissance » (Goldstein et Groffier, p. 299). Ainsi, pour être compétent à entendre un litige, un tribunal doit posséder la compétence matérielle et la compétence territoriale requises (Glenn, p. 743).
[163] Les règles concernant la compétence territoriale des tribunaux québécois sont réparties dans le Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« C.p.c. »), et le C.c.Q., selon qu’il s’agit d’un litige relevant du droit interne ou du droit international privé (S. Guillemard, « Règles générales de compétence des tribunaux québécois », dans JurisClasseur Québec — Collection Droit civil — Droit international privé (feuilles mobiles), fasc. 8, no 1). Il importe de préciser ici que
les règles relatives à la compétence internationale des autorités québécoises ne doivent pas être confondues avec les règles édictées par le Code de procédure civile en matière de compétence territoriale des tribunaux en droit interne (art. 41 à 48 C.p.c.). Bien que ces deux types de règles se fassent souvent écho, les règles de compétence internationale sont des règles de fond visant à déterminer si les tribunaux québécois sont compétents pour entendre un litige, tandis que les règles de compétence interne sont des règles de procédure destinées à déterminer le district dans lequel un litige peut être introduit. En ce sens, il faut être extrêmement prudent avant de tenter d’appliquer par analogie ou à titre supplétif les règles du Code de procédure civile pour combler un vide dans le Livre X du Code civil du Québec, méthode qui rappelle l’époque où le droit international privé québécois n’avait pas encore fait l’objet d’un effort de codification. [Note en bas de page omise.]
(Ferland et Laganière, p. 303)
[164] Comme je l’explique ci‑dessous, l’objection des appelants en l’espèce n’est manifestement pas une objection portant sur l’absence de compétence matérielle du TAMF. Il s’agit plutôt d’une objection quant à la compétence territoriale du TAMF. Et il importe également de préciser que le droit international privé s’intéresse principalement à la compétence territoriale :
Le droit international privé s’intéresse, au contraire, à la compétence territoriale : J.‑G. Castel, Droit international privé québécois (1980), p. 660. Les règles de la compétence d’attribution jouent un rôle restreint en droit international privé. Cependant, les règles de la compétence territoriale imposent par définition des restrictions territoriales au pouvoir des cours supérieures provinciales d’exercer leur compétence d’attribution, y compris leurs pouvoirs inhérents. Par exemple, au Québec, si « le droit procédural reconnaît des pouvoirs inhérents aux tribunaux pour régler des situations non prévues par la loi ou les règles de pratique », il reste que la « procédure civile est soumise aux principes généraux que l’on retrouve dans le Code civil du Québec », ce qui comprend les règles du droit international privé figurant au Livre dixième : Lac d’Amiante, par. 37 et 40; art. 25 et 49 C.p.c.
(Uashaunnuat, par. 106, les juges Brown et Rowe, dissidents, mais non sur ce point)
B. Le présent litige porte sur la compétence territoriale du TAMF
[165] Les présents pourvois, tels qu’ils ont été plaidés, portent sur la compétence territoriale du TAMF, et non sur la portée de la compétence législative du Québec en matière de valeurs mobilières. À ce stade des procédures, soit au stade des moyens préliminaires en exception déclinatoire présentés par les appelants, la question posée au TAMF se limitait à ce qui suit : Le TAMF peut‑il entendre le différend impliquant les appelants?
[166] Bien qu’il semble y avoir eu confusion devant les tribunaux inférieurs, il est clair, d’après l’examen du dossier, que les requêtes en exception déclinatoire des appelants étaient fondées sur l’absence de compétence territoriale du TAMF à leur égard. Et nous sommes saisis des appels des contrôles judiciaires d’une décision ayant rejeté ces requêtes en exception déclinatoire des appelants. Qu’en est‑il de ces requêtes?
[167] J’examine d’abord le moyen en exception déclinatoire des appelants Shawn Van Damme, Vincenzo Antonio Carnovale et Pasquale Antonio Rocca. Dans leur requête, ils soutiennent que le TAMF [traduction] « n’a pas compétence pour instruire et statuer sur les infractions reprochées aux requérants . . . » (d.a., p. 109‑110). Ils affirment, plus particulièrement, qu’il n’existe aucun lien réel et substantiel entre les procédures intentées par l’AMF et la province de Québec (p. 110), sur la base des allégations suivantes : (i) les défendeurs ne sont pas domiciliés au Québec (p. 110); (ii) la demande introductive d’instance de l’AMF n’allègue pas que les gestes reprochés auraient été posés au Québec, ou même qu’une faute y aurait été commise (p. 110).
[168] À première vue, d’aucuns pourraient penser que ces arguments visent l’applicabilité constitutionnelle de la LVM. Par contre, le dernier paragraphe de la requête démontre sans l’ombre d’un doute que le moyen déclinatoire est fondé sur l’absence de compétence juridictionnelle du TAMF à l’égard des appelants :
[traduction] La présente requête est introduite sous la stricte réserve des droits des requérants, y compris leur droit de plaider que le droit québécois (dont les dispositions de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec) ne s’appliquent pas aux actes qu’on leur reproche, à savoir que les actes qu’ils auraient commis ne constituent pas des violations de l’art. 195.2, de l’art. 199.1 ou de toute autre disposition de la Loi sur les valeurs mobilières, et que la demanderesse, l’Autorité des marchés financiers, n’a pas compétence pour intenter les présentes procédures contre les requérants.
(d.a., p. 111)
[169] Il appert de ce qui précède que les appelants Van Damme, Carnovale et Rocca se sont réservé le droit de contester l’applicabilité constitutionnelle de la LVM en fonction du test énoncé dans l’arrêt Unifund. Cet énoncé confirme que la requête en exception déclinatoire de ces appelants traitait, d’abord et avant tout, de la compétence territoriale du TAMF.
[170] Les prétentions de l’appelant Frederick Langford Sharp devant la Cour supérieure visent elles aussi la compétence territoriale du TAMF, et ce, malgré son affirmation voulant que [traduction] « la décision contestée constitue une déclaration inconstitutionnelle de compétence extraprovinciale qui devrait être annulée » (d.a., p. 160). À mon avis, la mention de la portée extraterritoriale qu’aurait, prétend‑on, la décision du TAMF doit être comprise à la lumière des impératifs — désormais constitutionnels — reconnus dans les arrêts Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1100‑1101, Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, p. 315‑317, et Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, p. 1066. Selon cette jurisprudence, il existe des « limites territoriales imposées par la Constitution qui sous‑tendent la légitimité nécessaire à l’exercice du pouvoir juridictionnel de l’État ». Considérée sous cet angle, la compétence juridictionnelle des tribunaux soulève un enjeu de droit constitutionnel au même titre que l’applicabilité extraterritoriale des lois provinciales. Or, ce constat n’a pas pour effet de « transformer [. . .] chaque problème de droit international privé en question constitutionnelle » (Van Breda, par. 67).
[171] En l’espèce, la prétention des appelants est qu’aucune disposition de la LVM, de la LAMF ou du C.c.Q. ne confère au TAMF compétence à leur égard. Dans cette perspective, les présents pourvois portent non pas sur l’applicabilité extraterritoriale de la LVM, mais plutôt sur la compétence territoriale du TAMF en droit international privé.
[172] J’ajoute que le débat devant la Cour supérieure du Québec confirme cette approche. En effet, devant la Cour supérieure, les appelants Van Damme, Carnovale et Rocca ont de nouveau fait valoir l’argument qu’ils avaient présenté à l’origine, à savoir que le TAMF n’avait pas compétence pour entendre le recours de l’AMF. De façon plus particulière, ils soutenaient que le TAMF avait erré en fondant sa compétence sur les art. 93 et 94 LAMF, plutôt que sur les règles du C.c.Q. portant sur la compétence internationale des autorités du Québec. Il est évident que les règles du C.c.Q. applicables en matière de droit international privé se rapportent à la compétence juridictionnelle des tribunaux québécois, et non à l’exercice légitime du pouvoir législatif de l’État. En revanche, les art. 93 et 94 LAMF concernent la compétence matérielle de trancher la plainte de l’AMF au fond, et ici, tel qu’il a été mentionné précédemment, la compétence matérielle du TAMF n’est aucunement en cause.
[173] Je reconnais que le critère du lien réel et substantiel comprend plusieurs volets, ce qui peut prêter à confusion. Il aurait probablement été préférable que les appelants explicitent davantage qu’aucune disposition du C.c.Q. n’était susceptible de conférer compétence au TAMF en l’espèce. Or, à mon avis, cela ne change rien à l’essence des moyens en exception déclinatoire invoqués, qui portent manifestement sur l’absence de compétence territoriale du TAMF à l’égard des appelants. À preuve, ni Michel Plante, qui selon la demande est domicilié au Québec, ni Solo, qui selon la demande était un émetteur assujetti au Québec et opérait à Montréal, n’ont présenté de requête en exception déclinatoire.
[174] En somme, les requêtes des appelants — moyens déclinatoires fondés sur l’absence de compétence juridictionnelle du TAMF — doivent être tranchées par l’application des règles relatives à la compétence internationale des autorités québécoises prévues au C.c.Q. L’arrêt Unifund n’est pas applicable en l’espèce. En effet, comme il a été mentionné plus haut, notre Cour devait dans cette affaire décider si la Loi sur les assurances de l’Ontario fournissait à Unifund une cause d’action valable contre l’appelante domiciliée à l’extérieur de la province (voir les par. 9, 14, 22, 27, 48 et 58‑81). En l’espèce, toutefois, la question n’est pas de savoir si l’AMF dispose d’un recours statutaire valable contre les appelants en vertu de la LVM. Le débat porte plutôt sur la compétence territoriale du TAMF à leur égard.
[175] J’ouvre ici une parenthèse pour indiquer que dans l’hypothèse où les règles de droit international privé du C.c.Q. n’étaient pas applicables, il faudrait alors trancher le présent litige selon le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Van Breda et non selon celui établi dans Unifund, la question se limitant ici à la compétence territoriale du TAMF. Il en est ainsi, car, au stade de l’exception déclinatoire, il ne s’agit pas de décider si la LVM s’applique aux faits allégués, mais bien plutôt si le TAMF a compétence territoriale quant au recours entrepris par l’AMF.
C. Les règles du C.c.Q. portant sur la compétence internationale des autorités du Québec s’appliquent à un recours administratif formé devant le TAMF
[176] Les règles de droit international privé énoncées dans le C.c.Q. s’appliquent à l’ensemble des recours relevant des autorités du Québec en vertu de la compétence reconnue à la province par la Constitution. Par conséquent, il faut tenir compte ici des règles prévues au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., à moins qu’une loi particulière n’y ajoute ou n’y déroge.
[177] L’AMF prétend que le Livre dixième du C.c.Q. n’est pas applicable, car la compétence du TAMF est une question relevant du droit public. Elle soutient, plus particulièrement, que « l’absence d’une mention spécifique au [C.c.Q.] des recours administratifs pouvant être formés devant le TAMF [. . .] est une indication claire que le législateur a délibérément prévu de ne pas les inclure. L’analyse des articles du Livre Dixième du [C.c.Q.] [. . .] démontre que le législateur entend assujettir uniquement les matières de nature strictement privée aux règles de droit international privé » (m.i., par. 52). Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont été convaincus par cet argument. Avec égards, comme mes collègues, je ne peux y souscrire car cette thèse établit entre le droit public et le droit privé une dichotomie qui n’est aucunement appuyée par le Livre dixième du C.c.Q.
[178] Tous conviennent que le C.c.Q. établit le droit commun au Québec. Sa disposition préliminaire énonçait ce qui suit[7] :
Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C‑12) et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.
Le code est constitué d’un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles‑mêmes ajouter au code ou y déroger.
[179] Le point de désaccord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel porte ici sur le champ d’application du Livre dixième en matière de droit public. Or, rien dans le libellé du titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. n’appuie la distinction entre le droit privé et le droit public proposée par l’AMF et acceptée par la majorité de la Cour d’appel. Mes collègues sont d’avis que le Livre dixième du C.c.Q. est le point de départ approprié pour analyser la compétence internationale des autorités du Québec, mais ils insistent sur une distinction qui, à mon avis et avec égards, est absolument non pertinente. En effet, ils font référence au « caractère hybride » de la LVM en ce sens qu’elle a une orientation fondamentalement réglementaire, même si elle comporte également un titre concernant les recours civils (par. 7 et 67). Or, tant le volet droit réglementaire que le volet droit civil sont inclus dans le jus commune, de sorte que s’attarder à ce « caractère hybride » ne jette aucun éclairage sur la question dont nous sommes saisis.
[180] L’argument de l’AMF et l’accent mis par mes collègues sur « l’hybridité » de la LVM vont également à l’encontre du commentaire du ministre de la Justice du Québec qui précise que les règles prévues au Livre dixième du C.c.Q. visent à établir la compétence internationale des autorités québécoises :
Comme il n’existait pas de règles pour déterminer la compétence des autorités du Québec dans les litiges présentant un élément d’extranéité, la jurisprudence avait étendu à ces situations les règles de compétence du droit interne, prévues au Code de procédure civile.
L’objectif général du Titre troisième est de remédier à cette lacune, en prévoyant des règles spécifiques pour déterminer la compétence internationale des autorités du Québec, tribunaux judiciaires ou administratifs et autorités administratives diverses. Il est divisé en deux chapitres, l’un comportant des dispositions générales et l’autre des dispositions particulières aux matières personnelles à caractère extrapatrimonial et patrimonial ainsi qu’aux matières réelles et mixtes. Les règles visent généralement à ne saisir les autorités du Québec que dans les cas où les litiges présentent des liens étroits avec elles, dans un souci de courtoisie internationale.
L’expression autorité a été retenue plutôt que celle de tribunal pour couvrir à la fois les instances judiciaires, administratives et même ecclésiastiques, par exemple. Cependant une autorité n’en est une que si la loi québécoise la considère comme telle. Également, l’expression traditionnelle de conflit de juridictions n’a pas été reprise, car, il s’agit ici uniquement de déterminer les cas où les autorités québécoises auront compétence pour entendre un litige présentant un élément d’extranéité et non pas les cas où les autorités étrangères auront compétence. [Je souligne.]
(Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 1998)
[181] Il ressort clairement des affirmations du ministre de la Justice que le titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. est le seul point de départ pour déterminer la compétence internationale des autorités québécoises, peu importe qu’elles appliquent un régime purement réglementaire ou un régime comportant des aspects réglementaires et civils. Encore une fois, je note que « les règles de compétence internationale sont des règles de fond visant à déterminer si les tribunaux québécois sont compétents pour entendre un litige » (Ferland et Laganière, p. 303). Que le tribunal québécois ait une compétence « hybride » ou non ne change absolument rien.
[182] Par ailleurs, je tiens à signaler que le libellé même du Livre dixième indique que celui‑ci s’applique à certaines matières de droit public. L’une d’entre elles est l’exécution d’obligations découlant des lois fiscales d’un État étranger (art. 3155(6) et 3162 C.c.Q.). La position traditionnelle est que de telles obligations sont inexécutoires au Canada, y compris au Québec. Par exemple, dans l’arrêt United States of America c. Harden, [1963] R.C.S. 366, notre Cour a refusé de sanctionner une dette fiscale découlant d’une décision rendue par un tribunal américain. Ce même principe est codifié à l’art. 3155(6) C.c.Q. Or, en vertu de l’art. 3162 C.c.Q., les règles de droit international privé permettent la reconnaissance d’obligations découlant de lois fiscales étrangères advenant l’existence d’un mécanisme de réciprocité entre le Québec et l’État étranger. Bien entendu, cela suppose l’existence d’un tribunal étranger compétent pour trancher le litige, conformément au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., comme le prévoit l’art. 3164 C.c.Q. Ainsi, et contrairement à ce que soutient l’AMF, ce qui précède démontre clairement l’intention du législateur d’assujettir les questions juridictionnelles de droit public au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q.
[183] Il serait incohérent de conclure que les dispositions du titre troisième peuvent fonder la compétence d’une autorité étrangère saisie d’une question de droit public, mais non la compétence d’une autorité québécoise saisie d’une telle question. De plus, le droit international privé québécois reconnaît généralement le principe du miroir, selon lequel « [l]’autorité étrangère est réputée compétente dans la mesure où l’application par le tribunal québécois de ses propres règles lui aurait donné compétence dans la même situation » (Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549, par. 25, citant Goldstein et Groffier, p. 416). Dans l’exemple ci‑haut, ce principe fait en sorte que la compétence des autorités québécoises est assujettie aux dispositions du titre troisième nonobstant le caractère public du droit fiscal.
[184] Contrairement aux provinces de common law, le Québec a codifié les règles régissant le droit international privé, lesquelles se trouvent au Livre dixième du C.c.Q. Le législateur québécois y a prévu un régime complet de règles et de principes visant « à codifier tout le domaine du droit international privé » (Van Breda, par. 42 (je souligne); voir aussi Uashaunnuat, par. 102, citant Van Breda, par. 21, Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573, par. 131‑132, le juge Brown, et G. Saumier, « The Recognition of Foreign Judgments in Quebec — The Mirror Crack’d? » (2002), 81 R. du B. can. 677, p. 693). En raison de cette codification, « les tribunaux doivent interpréter ces règles en examinant d’abord le libellé particulier des dispositions du C.c.Q. et ensuite en cherchant à savoir si leur interprétation est compatible avec les principes qui sous‑tendent les règles » (Spar Aerospace Ltée, par. 23).
[185] Le titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. porte, comme son nom l’indique, sur la compétence internationale des autorités québécoises. Les règles y figurant « s’appuient sur des faits précis établissant un lien entre l’objet du litige et le ressort[, pour justifier] l’application des règles du droit international privé » qui visent à assurer la présence d’un « lien entre l’objet du litige et le ressort » (Van Breda, par. 76). À l’examen du titre troisième, on constate que l’exigence relative à l’existence d’un lien réel et substantiel « se dégage de l’économie générale du Livre dixième » (Spar Aerospace Ltée, par. 63). En effet, le Livre dixième contribue à assurer « une protection contre l’exercice injustifié de compétence de la part d’un tribunal » (Spar Aerospace Ltée, par. 57). Compte tenu de la codification de ces règles, il n’y a pas raison de recourir au test du lien réel et substantiel de l’arrêt Van Breda.
[186] Les articles 3134 à 3154 C.c.Q. visent « à prévoir de manière exhaustive la compétence internationale des autorités québécoises » (Lamborghini, p. 68, citant Commentaires du ministre de la Justice, p. 2000). Exceptionnellement, l’art. 3076 C.c.Q. prévoit que le Livre dixième s’applique « sous réserve des règles de droit en vigueur au Québec dont l’application s’impose en raison de leur but particulier ». En l’espèce, ces règles pourraient comprendre la LVM et la LAMF. Or, comme je l’explique ci‑dessous, et contrairement à ce que soutiennent mes collègues, ni la LVM ni la LAMF ne dérogent ou n’ajoutent elles‑mêmes aux règles de droit international privé du C.c.Q. en ce qui a trait aux recours administratifs intentés par l’AMF.
[187] À la lecture des dispositions de la LVM et de la LAMF, il est manifeste que l’intention du législateur est d’y suppléer par les dispositions du C.c.Q. portant sur la compétence internationale des autorités québécoises. Je m’explique. D’abord, en matière civile, le législateur québécois a adopté la règle prévue à l’art. 236.1 LVM. Cette disposition donne préséance à la LVM en matière de placements de titres faits auprès de résidents québécois et précise que, par contraste avec la règle habituelle, « l’action intentée selon le droit commun pour des faits reliés au placement d’une valeur » peut être portée « devant le tribunal de la résidence du demandeur ».
[188] Pareillement, en matière pénale, l’art. 142 du Code de procédure pénale, RLRQ, c. C‑25.1, en application des art. 202 et 210 LVM, précise que toute procédure pénale doit être intentée soit dans le district judiciaire où le défendeur réside (ou est détenu, le cas échéant), soit dans le district où le défendeur « a commis l’infraction ».
[189] En matière administrative, par contre, le législateur québécois n’a pas, outre les règles prévues par le C.c.Q., adopté de dispositions spécifiques traitant de la compétence internationale du TAMF. Les dispositions de la LVM qui sont ici en cause sont les art. 265, 273.1 et 273.3. Elles permettent au TAMF d’interdire à une personne toute activité en vue d’effectuer une opération sur valeurs (art. 265), d’imposer à cette personne une pénalité administrative et d’en faire percevoir le paiement par l’AMF (art. 273.1), et d’interdire à une personne d’agir comme administrateur ou dirigeant d’un émetteur, d’un courtier, d’un conseiller et d’un gestionnaire de fonds d’investissement (art. 273.3) :
265. Le Tribunal administratif des marchés financiers peut interdire à une personne toute activité en vue d’effectuer une opération sur valeurs.
. . .
273.1. Le Tribunal administratif des marchés financiers, après l’établissement de faits portés à sa connaissance qui démontrent qu’une personne a, par son acte ou son omission, contrevenu ou aidé à l’accomplissement d’une telle contravention à une disposition de la présente loi ou d’un règlement pris en application de celle‑ci, peut imposer à cette personne une pénalité administrative et faire percevoir le paiement par l’Autorité.
. . .
273.3. Le Tribunal administratif des marchés financiers peut interdire à une personne d’agir comme administrateur ou dirigeant d’un émetteur, d’un courtier, d’un conseiller et d’un gestionnaire de fonds d’investissement pour les motifs prévus à l’article 329 du Code civil ou lorsqu’elle fait l’objet d’une sanction en vertu de la présente loi, de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D‑9.2) ou de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01).
[190] Selon mes collègues, aucune de ces dispositions « ne limite [. . .] la portée territoriale du régime québécois des valeurs mobilières à l’égard d’opérations interprovinciales ou internationales. Pour savoir si ces lois peuvent être appliquées en pareilles circonstances, il faut interpréter le régime québécois des valeurs mobilières afin de déterminer sa portée territoriale » (par. 102). Ces propos doivent toutefois être nuancés; si les art. 265, 273.1 et 273.3 LVM ne précisent pas leur portée territoriale, cela ne signifie pas pour autant qu’elle peut être illimitée. En effet, une telle interprétation irait à l’encontre du principe de la territorialité des lois, selon lequel le législateur provincial est présumé vouloir appliquer ses lois « aux personnes, aux biens, aux actes ou aux faits qui se situent à l’intérieur des limites du territoire soumis à sa compétence » (P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), par. 779) et non à toutes les personnes peu importe l’endroit de leur domicile ou résidence.
[191] Mes collègues se rabattent donc sur l’art. 93 LAMF pour suppléer au silence du législateur quant à la portée territoriale du régime québécois des valeurs mobilières. Mais, comme le reconnaissent mes collègues au par. 101, l’art. 93 LAMF établit la compétence matérielle du TAMF à l’égard des procédures administratives engagées par l’AMF en vertu de la LVM. Au moment où l’AMF a intenté ses procédures devant le TAMF, la LAMF était en vigueur. En 2018, elle a été modifiée et renommée la Loi sur l’encadrement du secteur financier, RLRQ, c. E‑6.1. À l’instar de mes collègues, je suis d’avis que c’est l’ancienne version de l’art. 93 qui continue de s’appliquer en l’espèce en vertu des règles transitoires applicables (note 4).
[192] La version applicable de l’art. 93 LAMF est la suivante :
93. Le Tribunal exerce, à la demande de l’Autorité ou de toute personne intéressée, les fonctions et pouvoirs prévus par la présente loi, la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D‑9.2), la Loi sur les entreprises de services monétaires (chapitre E‑12.000001), la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01) et la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V‑1.1).
Le Tribunal exerce la discrétion qui lui est conférée en fonction de l’intérêt public.
Le Tribunal ne peut, lorsqu’il apprécie les faits ou le droit pour l’application de ces lois, substituer son appréciation de l’intérêt public à celle que l’Autorité en avait faite pour prendre sa décision.
[193] Et l’art. 93, tel qu’il est rédigé dans la Loi sur l’encadrement du secteur financier, entrée en vigueur suite aux modifications de 2018, est rédigé ainsi :
93. Le Tribunal a pour fonction de statuer sur les affaires formées en vertu de la présente loi et des lois énumérées à l’annexe I. Sauf disposition contraire de la loi, il exerce sa compétence à l’exclusion de tout autre tribunal ou organisme juridictionnel.
Le Tribunal exerce la discrétion qui lui est conférée en fonction de l’intérêt public.
Lors de la révision d’une décision rendue par l’Autorité en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V‑1.1) ou de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01), le Tribunal ne peut, lorsqu’il apprécie les faits ou le droit pour l’application de ces lois, substituer son appréciation de l’intérêt public à celle que l’Autorité en avait faite pour prendre sa décision.
Dans le présent titre, à moins que le contexte ne s’y oppose, le mot « affaires » comprend également toute demande, plainte, contestation ou requête de même que tout recours qui relèvent de la compétence du Tribunal.
[194] De l’avis de mes collègues, l’art. 93 LAMF — qui prévoit la compétence matérielle du TAMF — suffit pour asseoir la compétence internationale de celui‑ci à l’égard du recours entrepris par l’AMF, sous réserve seulement de l’arrêt Unifund. Selon eux, cet article dérogerait ainsi à l’ensemble complet des règles prévues au C.c.Q. Avec égards, je suis en désaccord avec une telle interprétation de l’art. 93 LAMF.
[195] L’argument de mes collègues repose sur une prémisse qui tient essentiellement à une question de compétence matérielle (compétence ratione materiae), ce qui n’a rien à voir avec la compétence territoriale (compétence ratione personae) du TAMF. Tel que mentionné précédemment, la compétence matérielle et la compétence territoriale d’un tribunal sont distinctes. Tandis que la compétence matérielle du tribunal concerne l’objet ou la nature du litige, la compétence territoriale s’évalue en fonction du lien qui tend à lier un litige à un ressort. Même si le recours de l’AMF relève de la compétence matérielle du TAMF, il ne s’ensuit pas que le TAMF possède une compétence extraterritoriale à l’égard des appelants. La compétence matérielle conférée au TAMF par l’art. 93 LAMF signifie simplement qu’à l’intérieur de l’ordre juridictionnel et administratif du Québec, c’est ce tribunal qui a compétence et non un autre tribunal ou organisme. Je ne peux donc souscrire à l’argument de mes collègues voulant que l’art. 93 LAMF — qui est attributif de compétence matérielle — confère compétence territoriale au TAMF.
[196] Mes collègues s’appuient également sur l’art. 94 LAMF qui permet au TAMF de mettre en œuvre la compétence matérielle qui lui est conférée par l’art. 93 en prenant toute mesure propre à assurer le respect d’une loi visée à l’art. 93. Voici le texte de la version de l’art. 94 qui était en vigueur au moment où la procédure a été introduite et qui est applicable en l’espèce :
94. Le Tribunal peut également, à la demande de l’Autorité, prendre toute mesure propre à assurer le respect d’un engagement pris en application de la présente loi, de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D‑9.2), de la Loi sur les entreprises de services monétaires (chapitre E‑12.000001), de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01) ou de la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V‑1.1) ou à assurer le respect des dispositions de ces lois.
Cet article n’envisage aucunement la compétence territoriale, mais vise plutôt les mesures que le TAMF peut prendre une fois qu’il est établi qu’il a compétence ratione personae pour se saisir d’une affaire. C’est également le cas pour les art. 265, 273.1 et 273.3 LVM, qui permettent au TAMF d’imposer des interdictions et des pénalités administratives. Comme le notent mes collègues, ces dispositions donnent au TAMF le pouvoir d’agir dans une grande variété de circonstances, mais cela n’est vrai que lorsque le TAMF est compétent à l’égard des personnes impliquées dans le litige qui lui est soumis. La seule existence de ces articles ne peut établir la compétence du TAMF sur des personnes domiciliées à l’extérieur du Québec. Par conséquent, le TAMF ne peut prendre les mesures envisagées à l’art. 94 LAMF, ou aux art. 265, 273.1 et 273.3 LVM, que lorsqu’il est compétent en vertu des règles de droit international privé prévues au C.c.Q.
[197] Comme semblent d’ailleurs le reconnaître mes collègues, lorsque le législateur veut déroger aux règles du C.c.Q., il le fait clairement dans un langage « détaillé et précis » (par. 54, citant Compagnie d’immeubles Yale ltée c. Kirkland (Ville de), [1996] R.J.Q. 502 (C.Q.), p. 507; voir aussi Perron‑Malenfant c. Malenfant (Syndic de), [1999] 3 R.C.S. 375, par. 42). Par exemple, ce principe ressort de l’art. 236.1 LVM, qui déroge expressément aux règles de droit international privé du C.c.Q. en précisant que, « [e]n ce qui concerne le placement d’une valeur, la loi du Québec est applicable dès lors que le souscripteur ou l’acquéreur réside au Québec, indépendamment du lieu du contrat ». Mes collègues affirment que l’art. 236.1 « confirme que les règles sur la compétence internationale des autorités du Québec ne se trouvent pas toutes dans le C.c.Q. » (par. 69). Cela est vrai, mais seulement dans la mesure où la loi déroge expressément au C.c.Q., comme dans l’art. 236.1. L’effet dérogatoire de l’art. 236.1 ne peut être étendu à une autre partie de la LVM ou à la LVM dans son ensemble. Si le législateur avait voulu déroger au C.c.Q. à d’autres égards, il aurait exprimé une intention claire à cet effet. Or, contrairement à ce qui est le cas à l’art. 236.1 LVM, je ne vois aux art. 93 ou 94 LAMF, ou aux art. 265, 273.1 et 273.3 LVM, aucune manifestation de l’intention du législateur de déroger aux règles du C.c.Q. En l’absence d’une intention claire à l’effet contraire, je suis d’avis que ce sont les règles de droit international privé du C.c.Q., soit les art. 3134 à 3154, qui régissent la compétence internationale du TAMF.
[198] Enfin, l’interprétation que mes collègues donnent aux art. 93 et 94 LAMF ainsi qu’aux art. 265, 273.1 et 273.3 LVM est réfutée par le contexte particulier du régime législatif en cause dans la présente affaire. En effet, l’approche de mes collègues fait complètement abstraction des dispositions du chapitre II du titre X de la LVM concernant la coopération entre les provinces et les territoires. Il s’agit de diverses règles — notamment quant à la coopération entre les régulateurs à l’échelle nationale et internationale — qui permettent à l’AMF et au TAMF d’exercer leurs fonctions et compétences respectives malgré la mondialisation des marchés. Ces règles prévoient, par exemple, que l’AMF peut « déléguer sa compétence locale à une autre autorité et accepter d’exercer la compétence d’une autre autorité » (art. 307 et 307.1). Quelle utilité aurait ce régime de coopération interprovinciale si le législateur entendait véritablement conférer au TAMF une compétence internationale potentiellement illimitée? Poser la question c’est y répondre. Le législateur ne légifère pas en vain et je ne peux, avec égards, souscrire à la conclusion de mes collègues qui, selon moi, fait abstraction de la cohérence avec laquelle une loi doit être interprétée et contribue à créer incertitude et imprévisibilité en ce qui a trait à la compétence internationale.
[199] En somme, ni la LVM ni la LAMF ne dérogent, ni expressément ni implicitement, aux règles du C.c.Q. en ce qui a trait à la compétence du TAMF en matière administrative. Puisque la LVM et la LAMF sont muettes à ce sujet, il faut en l’espèce se référer aux dispositions du C.c.Q. portant sur la compétence extraterritoriale des autorités québécoises, en l’occurrence les art. 3134 à 3154 C.c.Q., lesquels définissent de façon exhaustive les situations où les autorités québécoises ont compétence.
D. Aucune disposition du C.c.Q. ne confère compétence au TAMF à l’égard des appelants
[200] Le titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. énonce des règles générales et des règles spécifiques pour fonder la compétence internationale des autorités québécoises. Ces règles édictent les conditions qui doivent nécessairement être remplies pour qu’une autorité québécoise puisse se saisir d’un litige. Comme notre Cour l’a souligné à maintes reprises, « l’ensemble de ces règles assure le respect de l’exigence fondamentale de l’existence d’un lien réel et substantiel entre le tribunal québécois et le litige » (Lépine, par. 19, citant Spar Aerospace Ltée, par. 55‑56).
[201] Le titre troisième du Livre dixième comporte deux chapitres : le chapitre premier (« Dispositions générales ») et le chapitre deuxième (« Dispositions particulières »). La première disposition du chapitre premier, l’art. 3134 C.c.Q., énonce la règle générale en matière de compétence : « En l’absence de disposition particulière, les autorités du Québec sont compétentes lorsque le défendeur a son domicile au Québec. » Les dispositions particulières auxquelles renvoie l’art. 3134 C.c.Q. se trouvent au chapitre deuxième du titre troisième.
[202] En l’espèce, les dispositions susceptibles de fonder la compétence du TAMF sont les art. 3134, 3136 et 3148 C.c.Q. J’analyse ci‑dessous chacune de ces dispositions en fonction de leur application aux faits du présent litige. Aux termes de cette analyse, à l’instar de mes collègues, je conclus qu’aucune d’entre elles n’est susceptible de conférer compétence au TAMF sur les appelants.
(1) L’article 3134 C.c.Q.
[203] Tel qu’il a été mentionné plus haut, l’art. 3134 C.c.Q. énonce la règle générale selon laquelle, en l’absence de disposition particulière, les autorités du Québec sont compétentes lorsque le défendeur est domicilié au Québec. Puisque les appelants ne sont pas domiciliés au Québec, cette disposition ne peut conférer compétence au TAMF à l’égard du recours entrepris par l’AMF.
(2) L’article 3148 al. 1(3) C.c.Q.
[204] En vertu du par. 3 de l’al. 1 de l’art. 3148 C.c.Q., « les autorités québécoises sont compétentes dans le cas d’une action en responsabilité extra‑contractuelle lorsqu’une faute a été commise au Québec ou qu’un préjudice y a été subi » (Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851, par. 33). Comme mes collègues et contrairement à la suggestion en ce sens formulée dans les motifs concordants exposés par la Cour d’appel, à mon avis on ne peut faire d’analogie entre une action personnelle à caractère patrimonial et le recours entrepris par l’AMF.
[205] Il importe de rappeler que « [l]’AMF est l’organisme spécialisé à qui le législateur québécois a confié, dans l’intérêt public, l’application de la LVM ainsi que de la LAMF » (Autorité des marchés financiers c. Fournier, 2012 QCCA 1179, par. 28 (CanLII)). Ainsi, lorsqu’elle formule une demande de pénalité administrative au TAMF en vertu de l’art. 273.1 LVM, l’AMF agit « dans le cadre de sa mission de protection du marché des capitaux et de préservation de la confiance des investisseurs dans le système » (Donaldson c. Autorité des marchés financiers, 2020 QCCA 401, par. 25 (CanLII)). Partant, en formulant une demande de pénalité administrative devant le TAMF, l’AMF n’exerce pas une « actio[n] personnell[e] à caractère patrimonial » (art. 3148 C.c.Q.). Elle pose plutôt un acte de nature administratif dans le cadre de son rôle de surveillance du marché financier (Donaldson, par. 42, citant S. Rousseau, « L’application de la législation sur les valeurs mobilières au Québec : une étude du rôle du Tribunal administratif des marchés financiers » (2017), 76 R. du B. 1, p. 13).
[206] Comme le reconnaissent mes collègues au par. 80, le raisonnement par analogie est un moyen tout à fait acceptable « pour faire du Code civil du Québec un régime fonctionnel » (Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable inc., 2006 CSC 50, [2006] 2 R.C.S. 591, par. 29), mais il ne doit être utilisé qu’à bon escient (voir Fédération des producteurs acéricoles du Québec, par. 29; voir aussi Yared c. Karam, 2019 CSC 62, [2019] 4 R.C.S. 498, par. 28). Également, bien que cela aille de soi, une analogie doit porter sur des choses ou des notions qui sont effectivement analogues. En l’espèce, une action personnelle à caractère patrimonial n’est pas analogue à une demande de pénalité administrative devant le TAMF, de sorte que, et je dis ceci avec égards, le raisonnement énoncé dans les motifs concordants en Cour d’appel implique en fait une modification à l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q.
[207] Compte tenu de la nature administrative de la demande de pénalité de l’AMF en vertu de l’art. 273.1 LVM, je suis d’avis que l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. ne peut conférer compétence au TAMF. Au surplus, même si une analogie était possible, aucun des critères de l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. n’est présent en l’espèce. En effet, l’AMF n’allègue pas que les appelants ont commis des fautes au Québec et son recours contre les appelants ne vise pas à indemniser les investisseurs ayant subi des pertes.
(3) L’article 3136 C.c.Q.
[208] L’article 3136 C.c.Q. consacre la doctrine du « for de nécessité » (Lamborghini (Canada) inc. v. Automobili Lamborghini S.P.A., [1997] R.J.Q. 58 (C.A.), p. 68, citant H. P. Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires (1993), 669, p. 745); voir aussi Van Breda, par. 59), qui peut, à titre exceptionnel, servir de fondement à la compétence des autorités québécoises (Van Breda, par. 59). Il prévoit que « [b]ien qu’une autorité québécoise ne soit pas compétente pour connaître d’un litige, elle peut, néanmoins, si une action à l’étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu’elle y soit introduite, entendre le litige si celui‑ci présente un lien suffisant avec le Québec. » Cette disposition « exprime une règle d’exception basée sur l’impossibilité démontrée d’avoir accès au tribunal étranger dans un litige qui possède un lien suffisant avec le Québec » (Lamborghini, p. 69). En ce sens, elle vise à permettre à une autorité québécoise de se saisir d’un litige, bien qu’elle ne soit pas ordinairement compétente à l’égard de celui‑ci, afin « d’éviter un déni de justice » (Otsuka Pharmaceutical Company Limited c. Pohoresky, 2022 QCCA 1230, par. 7 (CanLII), citant Glenn, p. 745).
[209] Mes collègues et moi sommes d’accord pour dire que l’art. 3136 C.c.Q. ne peut être appliqué que si l’une des parties l’invoque, le tribunal saisi ne pouvant le soulever d’office (GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401, par. 33, citant Spar Aerospace Ltée, par. 69). Or, en l’espèce, l’AMF n’a pas invoqué l’art. 3136 C.c.Q. afin d’asseoir la compétence du TAMF. Elle n’a pas démontré qu’une action à l’étranger se révèle impossible ou qu’elle ne peut exiger qu’elle y soit introduite. Elle n’a pas non plus expliqué pourquoi elle ne s’est pas adressée aux autorités compétentes, conformément aux dispositions du chapitre II du titre X de la LVM concernant la coopération entre les provinces et les territoires. En conséquence, l’AMF ne peut se prévaloir de l’art. 3136 C.c.Q. pour établir la compétence du TAMF sur les appelants.
[210] Considérant ce qui précède, j’estime qu’aucune disposition du C.c.Q. ne peut fonder la compétence du TAMF à l’égard du recours entrepris par l’AMF.
[211] J’estime également, pour les motifs plus amplement expliqués ci‑devant, que le test de l’arrêt Unifund n’est d’aucun secours à l’AMF, et ne peut fonder la compétence juridictionnelle du TAMF sur les appelants.
IV. Conclusion
[212] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir les pourvois et d’annuler la décision du TAMF relativement aux moyens déclinatoires des appelants, avec dépens. Puisque le TAMF n’a pas compétence juridictionnelle pour entendre le recours de l’AMF à l’encontre des appelants, celui‑ci devrait être rejeté et il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire au TAMF.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Loi sur les valeurs mobilières, RLRQ, c. V‑1.1
195.2. Constitue une infraction le fait d’influencer ou de tenter d’influencer le cours ou la valeur d’un titre par des pratiques déloyales, abusives ou frauduleuses.
199.1. Commet une infraction toute personne qui, même indirectement, se livre ou participe à une opération ou à une série d’opérations sur des titres ou à une méthode de négociation relative à une opération sur des titres, à un acte, à une pratique ou à une conduite si elle sait, ou devrait raisonnablement savoir, que l’opération, la série d’opérations, la méthode de négociation, l’acte, la pratique ou la conduite :
1° crée ou contribue à créer une apparence trompeuse d’activité de négociation d’un titre, ou un cours artificiel pour un titre;
2° constitue une fraude à l’encontre d’une personne.
265. Le Tribunal administratif des marchés financiers peut interdire à une personne toute activité en vue d’effectuer une opération sur valeurs.
Il peut également interdire à une personne ou à une catégorie de personnes toute activité reliée à des opérations sur une valeur donnée.
Dans le cas d’une omission de déposer ou de fournir, conformément aux conditions et modalités déterminées par règlement, l’information périodique au sujet de l’activité et des affaires internes d’un émetteur ou toute autre information requise d’un émetteur ou d’une autre personne par règlement, le pouvoir d’interdire à une personne toute activité en vue d’effectuer une opération sur valeurs est exercé par l’Autorité.
Malgré le premier alinéa de l’article 318, l’Autorité peut exercer le pouvoir que lui confère le troisième alinéa sans donner la possibilité à la personne de présenter ses observations ou de produire des documents pour compléter son dossier.
273.1. Le Tribunal administratif des marchés financiers, après l’établissement de faits portés à sa connaissance qui démontrent qu’une personne a, par son acte ou son omission, contrevenu ou aidé à l’accomplissement d’une telle contravention à une disposition de la présente loi ou d’un règlement pris en application de celle-ci, peut imposer à cette personne une pénalité administrative et en faire percevoir le paiement par l’Autorité.
Le montant de cette pénalité ne peut, en aucun cas, excéder 2 000 000 $ pour chaque contravention.
273.3. Le Tribunal administratif des marchés financiers peut interdire à une personne d’agir comme administrateur ou dirigeant d’un émetteur, d’un courtier, d’un conseiller et d’un gestionnaire de fonds d’investissement pour les motifs prévus à l’article 329 du Code civil ou lorsqu’elle fait l’objet d’une sanction en vertu de la présente loi, de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D-9.2) ou de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01).
L’interdiction imposée par le Tribunal administratif des marchés financiers ne peut excéder cinq ans.
Le Tribunal administratif des marchés financiers peut, à la demande de la personne concernée, lever l’interdiction aux conditions qu’il juge appropriées.
Loi sur l’Autorité des marchés financiers, RLRQ, c. A‑33.2
93. Le Tribunal exerce, à la demande de l’Autorité ou de toute personne intéressée, les fonctions et pouvoirs prévus par la présente loi, la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D-9.2), la Loi sur les entreprises de services monétaires (chapitre E‑12.000001), la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I-14.01) et la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V-1.1).
Le Tribunal exerce la discrétion qui lui est conférée en fonction de l’intérêt public.
Le Tribunal ne peut, lorsqu’il apprécie les faits ou le droit pour l’application de ces lois, substituer son appréciation de l’intérêt public à celle que l’Autorité en avait faite pour prendre sa décision.
94. Le Tribunal peut également, à la demande de l’Autorité, prendre toute mesure propre à assurer le respect d’un engagement pris en application de la présente loi, de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D-9.2), de la Loi sur les entreprises de services monétaires (chapitre E-12.000001), de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01) ou de la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V-1.1) ou à assurer le respect des dispositions de ces lois.
Loi sur l’encadrement du secteur financier, RLRQ, c. E‑6.1
93. Le Tribunal a pour fonction de statuer sur les affaires formées en vertu de la présente loi et des lois énumérées à l’annexe I. Sauf disposition contraire de la loi, il exerce sa compétence à l’exclusion de tout autre tribunal ou organisme juridictionnel.
Le Tribunal exerce la discrétion qui lui est conférée en fonction de l’intérêt public.
Lors de la révision d’une décision rendue par l’Autorité en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V-1.1) ou de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I-14.01), le Tribunal ne peut, lorsqu’il apprécie les faits ou le droit pour l’application de ces lois, substituer son appréciation de l’intérêt public à celle que l’Autorité en avait faite pour prendre sa décision.
Dans le présent titre, à moins que le contexte ne s’y oppose, le mot « affaires » comprend également toute demande, plainte, contestation ou requête de même que tout recours qui relèvent de la compétence du Tribunal.
94. Le Tribunal peut également, à la demande de l’Autorité, prendre toute mesure propre à assurer le respect d’un engagement pris envers elle en application d’une loi visée au premier alinéa de l’article 93 ou à assurer le respect des dispositions de ces lois.
Code civil du Québec
3134. En l’absence de disposition particulière, les autorités du Québec sont compétentes lorsque le défendeur a son domicile au Québec.
3135. Bien qu’elle soit compétente pour connaître d’un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige.
3136. Bien qu’une autorité québécoise ne soit pas compétente pour connaître d’un litige, elle peut, néanmoins, si une action à l’étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu’elle y soit introduite, entendre le litige si celui-ci présente un lien suffisant avec le Québec.
3137. L’autorité québécoise, à la demande d’une partie, peut, quand une action est introduite devant elle, surseoir à statuer si une autre action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, est déjà pendante devant une autorité étrangère, pourvu qu’elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, ou si une telle décision a déjà été rendue par une autorité étrangère.
3138. L’autorité québécoise peut ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, même si elle n’est pas compétente pour connaître du fond du litige.
3139. L’autorité québécoise, compétente pour la demande principale, est aussi compétente pour la demande incidente ou reconventionnelle.
3140. En cas d’urgence ou d’inconvénients sérieux, les autorités québécoises sont compétentes pour prendre les mesures qu’elles estiment nécessaires à la protection d’une personne qui se trouve au Québec ou à la protection de ses biens s’ils y sont situés.
3148. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les autorités québécoises sont compétentes dans les cas suivants :
1° Le défendeur a son domicile ou sa résidence au Québec;
2° Le défendeur est une personne morale qui n’est pas domiciliée au Québec mais y a un établissement et la contestation est relative à son activité au Québec;
3° Une faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s’y est produit ou l’une des obligations découlant d’un contrat devait y être exécutée;
Pourvois rejetés avec dépens, la juge Côté est dissidente.
Procureurs de l'appelant/intervenant Frederick Langford Sharp : Langlois Lawyers, Montréal.
Procureurs des appelants/intervenants Shawn Van Damme, Vincenzo Antonio Carnovale et Pasquale Antonio Rocca : LCM Attorneys inc., Montréal.
Procureur de l’intimée : Autorité des marchés financiers, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.
Procureur de l’intervenante la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario : Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, Toronto.
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
[1] Modifiée et dont le titre a été remplacé par Loi sur l’encadrement du secteur financier, RLRQ, c. E‑6.1 (Loi visant principalement à améliorer l’encadrement du secteur financier, la protection des dépôts d’argent et le régime de fonctionnement des institutions financières, L.Q. 2018, c. 23, partie IV) en 2018.
[2] Les appelants n’ont pas déposé d’avis de question constitutionnelle devant notre Cour en vertu des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, par. 33(2), vraisemblablement parce qu’ils estiment que le C.c.Q. régit la question de savoir si le TAMF a compétence sur eux, et ils n’ont donc pas demandé que le régime québécois des valeurs mobilières soit jugé constitutionnellement inapplicable.
[3] La disposition préliminaire du C.c.Q. a été modifiée le 1er juin 2022 par la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, L.Q. 2022, c. 14, pour que soit ajoutée une référence à la Charte de la langue française, RLRQ, c. C‑11. La disposition préliminaire est citée en l’espèce telle qu’elle se lisait au moment où la décision du TAMF a été rendue.
[4] L’article 93 a été modifié en 2018 et est maintenant rédigé ainsi :
93. Le Tribunal a pour fonction de statuer sur les affaires formées en vertu de la présente loi et des lois énumérées à l’annexe I. Sauf disposition contraire de la loi, il exerce sa compétence à l’exclusion de tout autre tribunal ou organisme juridictionnel.
Le Tribunal exerce la discrétion qui lui est conférée en fonction de l’intérêt public.
Lors de la révision d’une décision rendue par l’Autorité en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières (chapitre V‑1.1) ou de la Loi sur les instruments dérivés (chapitre I‑14.01), le Tribunal ne peut, lorsqu’il apprécie les faits ou le droit pour l’application de ces lois, substituer son appréciation de l’intérêt public à celle que l’Autorité en avait faite pour prendre sa décision.
Dans le présent titre, à moins que le contexte ne s’y oppose, le mot « affaires » comprend également toute demande, plainte, contestation ou requête de même que tout recours qui relèvent de la compétence du Tribunal.
La version antérieure de l’art. 93, en vigueur à l’époque où l’AMF a intenté les procédures devant le TAMF, continue de s’appliquer à ces procédures en vertu des règles transitoires applicables parce qu’il s’agit d’une disposition de fond (elle concerne la compétence du TAMF) et non de procédure (voir Loi d’interprétation, RLRQ, c. I‑16, art. 12 et 13; Dell Computer, par. 160, les juges Bastarache et LeBel, dissidents; Côté et Devinat, p. 219; R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 788‑789).
[5] Le libellé de l’art. 94 a été modifié en 2018 et prévoit maintenant ceci :
94. Le Tribunal peut également, à la demande de l’Autorité, prendre toute mesure propre à assurer le respect d’un engagement pris envers elle en application d’une loi visée au premier alinéa de l’article 93 ou à assurer le respect des dispositions de ces lois.
[6] Les dispositions pertinentes sont reproduites en annexe des présents motifs.
[7] La disposition préliminaire a été modifiée en 2022, mais je me réfère à la version qui était en vigueur au moment où la procédure a été intentée devant le TAMF.