Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153, 2002 CSC 77
Apotex Inc. et Novopharm Ltd. Appelantes
c.
Wellcome Foundation Limited, Glaxo Wellcome Inc.,
Interpharm Inc. et Allen Barry Shechtman Intimés
Répertorié : Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd.
Référence neutre : 2002 CSC 77.
No du greffe : 28287.
2002 : 14 février; 2002 : 5 décembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel fédérale
Brevets — Validité — Norme de contrôle — Norme de contrôle applicable aux questions mixtes de droit et de fait en matière de brevets.
Brevets — Validité — Biotechnologie — Nouvelle utilisation d’un composé déjà connu — Condition légale à remplir pour qu’il y ait invention — Utilité — Règle de la prédiction valable — Découverte par le titulaire du brevet d’une nouvelle utilisation du composé dans le traitement et la prophylaxie du sida — Le brevet est‑il valide? — La règle de la prédiction valable s’applique‑t‑elle? — Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, art. 2 « invention », 27, 34(1).
Brevets — Validité — Visées trop ambitieuses — Titulaire du brevet revendiquant des propriétés prophylactiques et thérapeutiques en ce qui concerne l’AZT — Cette revendication excède‑t‑elle la portée de la divulgation?
Brevets — Paternité de l’invention — Inventeurs et vérificateurs — Découverte par le titulaire du brevet d’une nouvelle utilisation du composé dans le traitement et la prophylaxie du sida — Les vérificateurs ayant effectué des tests cruciaux sont‑ils des coïnventeurs? — L’omission de les désigner a‑t‑elle été « volontairement faite pour induire en erreur »? — Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, art. 53(1).
Le sida est l’un des grands fléaux des temps modernes. L’AZT a été l’un des premiers médicaments utilisés pour traiter cette maladie et il demeure toujours l’un des plus efficaces à cet égard. Les intimés (désignés collectivement sous le nom de « Glaxo/Wellcome ») ont découvert une nouvelle utilisation d’un composé déjà connu. Ils ont compris que l’AZT serait efficace pour combattre le rétrovirus VIH chez l’être humain. Parce qu’elle n’était pas en mesure d’effectuer les tests requis, Glaxo/Wellcome a eu recours aux services d’un certain nombre de laboratoires indépendants. L’un d’eux était le National Institutes of Health (NIH), où deux scientifiques ont effectué des tests en aveugle cruciaux sur l’AZT et d’autres composés (tous anonymes) fournis par Glaxo/Wellcome. À la mi‑février 1985, en soumettant le VIH à des épreuves de dosage in vitro, les scientifiques du NIH ont découvert que l’AZT inhibait effectivement la réplication du VIH, et ils ont fait part de leur découverte aux intimés. Par la suite, Glaxo/Wellcome a déposé sa demande de brevet au Royaume‑Uni le 16 mars 1985, qui est la date de priorité sur laquelle se fonde le brevet canadien.
Les appelantes, qui sont des fabricantes de médicaments génériques, contestent la validité du brevet de Glaxo/Wellcome en faisant valoir que l’utilité requise n’était pas établie à la date de priorité du brevet, que les revendications excédaient la portée de l’invention (propriétés prophylactiques et propriétés thérapeutiques) et que la divulgation induisait en erreur du fait qu’elle ne mentionnait pas les « coïnventeurs » travaillant pour le NIH. Le juge de première instance a rejeté, pour l’essentiel, cette contestation et a décidé que certaines revendications étaient valides et contrefaites. La Cour d’appel fédérale, sous réserve d’une petite nuance, a rejeté l’appel.
Arrêt : Les pourvois sont rejetés.
Selon la preuve retenue par le juge de première instance, Glaxo/Wellcome possédait, le 16 mars 1985, date de la demande de brevet britannique, assez de renseignements au sujet de l’AZT et de son action sur le VIH dans des cellules humaines pour prédire valablement que l’AZT serait utile dans le traitement et la prophylaxie du VIH/sida chez l’être humain. Dans la mesure où ses revendications excédaient les limites à l’intérieur desquelles la prédiction demeurait valable, la Cour fédérale les a invalidées à bon droit.
La règle de la « prédiction valable » établit un équilibre entre l’intérêt public à ce que les inventions nouvelles et utiles soient divulguées rapidement, même avant qu’on en ait vérifié l’utilité par des tests, et l’intérêt public qu’il y a à éviter d’encombrer le domaine public de brevets inutiles et de consentir un monopole pour une désinformation. Alors qu’il aurait été injuste pour le public que l’on se fonde sur des spéculations pour accorder un brevet, il aurait été injuste pour Glaxo/Wellcome qu’on l’oblige à démontrer l’efficacité de l’AZT au moyen des essais cliniques auxquels un nouveau médicament sur ordonnance doit être soumis avant d’être approuvé. La divulgation faite dans le brevet a été, et est toujours, vraiment utile et profitable, et en faisant cette divulgation Glaxo/Wellcome a tenu ses engagements envers le public. Elle avait donc le droit de bénéficier de la protection offerte par la loi en ce qui concerne l’information qu’elle a divulguée.
En l’espèce, la décision du commissaire soulève principalement des questions mixtes de droit et de fait. La Loi sur les brevets ne comporte aucune clause privative et prévoit un droit d’appel illimité à la Cour fédérale. La formulation de la présomption de validité du brevet, à l’art. 45, est faible et augmente peu la charge habituelle incombant à la partie qui attaque la validité du brevet. Néanmoins, les conclusions de fait du commissaire, qui possède une expertise considérable en la matière, commandent généralement la retenue judiciaire. Dans ces circonstances, la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable simpliciter.
L’utilité est une composante essentielle de la définition légale du mot « invention ». L’inventeur doit, à la date de la demande de brevet, être en mesure d’établir l’utilité de l’invention au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable fondée sur l’information et l’expertise alors disponibles. Lorsque l’objet du brevet est une nouvelle utilisation d’un composé chimique déjà connu, il ne suffit pas de présenter l’invention sous une forme définie et pratique par la formulation d’une description écrite ou verbale. Il ne suffit pas non plus que le titulaire du brevet soit en mesure d’étayer ses spéculations au moyen d’une preuve postérieure à la délivrance du brevet. Si un brevet qu’on a tenté d’étayer par une prédiction valable est par la suite contesté, la contestation réussira si la prédiction n’était pas valable à la date de la demande ou si, indépendamment du caractère valable de la prédiction, il y a preuve de l’inutilité d’une partie du domaine visé.
La règle de la prédiction valable comporte trois éléments. Premièrement, la prédiction doit avoir un fondement factuel. Deuxièmement, à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité. Troisièmement, il doit y avoir divulgation suffisante. La question de savoir si la prédiction est valable est une question de fait. De par sa nature, la règle de la prédiction valable présuppose l’existence d’autres travaux à accomplir. Il faut se garder d’appliquer la règle de la prédiction valable de manière abusive et de la diluer au point d’inclure les vœux pieux ou les simples spéculations.
Quant aux visées trop ambitieuses, il était loisible aux intimés de revendiquer des propriétés prophylactiques et thérapeutiques. Le brevet divulgue notamment, sous la rubrique « Prévention de l’infection au VIH », des renseignements concernant une expérience qui a permis de constater une « diminution du nombre de cellules infectées » en présence de l’AZT. Le brevet décrit ensuite le mécanisme par lequel l’AZT prévient « l’apparition des signes et des symptômes » du sida (et est donc prophylactique à l’égard du sida). Le VIH comporte une période d’incubation pendant laquelle le virus est présent mais vulnérable. C’est cette caractéristique particulière que ciblait l’effet « bloquant sur l’élongation de la chaîne », que Glaxo/Wellcome connaissait et qu’elle a divulgué au moment de la demande de brevet, et qui a servi de fondement à sa prédiction que l’AZT aurait des propriétés prophylactiques. Dans ces circonstances, les appelantes n’ont pas démontré que cette conclusion du juge de première instance était entachée d’une erreur manifeste et dominante.
Les appelantes soutiennent que les scientifiques du NIH étaient des « coïnventeurs » et qu’ils auraient dû être désignés comme tels dans le brevet. Dans l’intervalle qui sépare la conception et la brevetabilité, l’inventeur peut avoir recours aux services d’autres personnes qui peuvent être très compétentes, mais ces autres personnes ne seront des coïnventeurs que si elles ont participé à la réalisation de l’idée originale plutôt qu’à sa vérification. Par exemple, si Glaxo/Wellcome avait prédit valablement que l’AZT pourrait guérir la nausée résultant de l’état d’apesanteur dans l’espace, elle aurait peut‑être besoin de la NASA et de tous ses experts de l’aérospatiale pour « établir » l’utilité du médicament, ce qui ne ferait pas pour autant de la NASA un coïnventeur. Par conséquent, en dépit de leur contribution, les scientifiques du NIH n’étaient pas des coïnventeurs du brevet en cause.
De plus, aux termes du par. 53(1) de la Loi sur les brevets, un brevet est nul seulement s’il contient une déclaration inexacte « importante » qui est « volontairement faite pour induire en erreur ». En l’espèce, il n’existait aucune preuve que l’omission de désigner les scientifiques du NIH a été « volontairement faite pour induire en erreur ».
Jurisprudence
Arrêts examinés : Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108; Olin Mathieson Chemical Corp. c. Biorex Laboratories Ltd., [1970] R.P.C. 157; Ciba‑Geigy Ag. c. Canada (Commissaire des brevets), [1982] A.C.F. no 425 (QL); Beecham Group Ltd. c. Bristol Laboratories International S.A., [1978] R.P.C. 521; distinction d’avec les arrêts : Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 4 R.C.S. 45, 2002 CSC 76; Ernest Scragg & Sons Ltd. c. Leesona Corp., [1964] R.C. de l’É. 649; Owens‑Illinois Inc. c. Koehring Canada Ltd., [1980] A.C.F. no 927 (QL), autorisation de pourvoi refusée, [1980] 2 R.C.S. ix; Permutit Co. c. Borrowman, [1926] 4 D.L.R. 285; C.G.E. Co. c. Fada Radio Ltd., [1930] 1 D.L.R. 449; arrêts mentionnés : Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets, [1982] 2 R.C.S. 536; Tennessee Eastman Co. c. Commissaire des brevets, [1974] R.C.S. 111; Burroughs Wellcome Co. c. Barr Laboratories Inc., 32 U.S.P.Q. 2d 1915 (1994); Travis c. Baker, 137 F.2d 109 (1943); Rubbermaid (Canada) Ltd. c. Tucker Plastic Products Ltd., [1972] A.C.F. no 1003 (QL); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Procter & Gamble Co. c. Bristol‑Myers Canada Ltd., [1979] A.C.F. no 405 (QL), conf. [1978] A.C.F. no 812 (QL); Christiani c. Rice, [1930] R.C.S. 443; May & Baker Ltd. c. Boots Pure Drug Co. (1950), 67 R.P.C. 23; In re I. G. Farbenindustrie A. G.’s Patents (1930), 47 R.P.C. 289; Biogen Inc. c. Medeva PLC, [1997] R.P.C. 1; Mullard Radio Valve Co. c. Philco Radio and Television Corp. (1936), 53 R.P.C. 323; Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett‑Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555; Société des usines chimiques Rhône‑Poulenc c. Jules R. Gilbert Ltd., [1968] R.C.S. 950; Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66; Genentech Inc.’s Patent, [1989] R.P.C. 147; Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504; May & Baker Ltd. c. Ciba Ltd. (1948), 65 R.P.C. 255; Henry Brothers (Magherafelt) Ltd. c. Ministry of Defence and the Northern Ireland Office, [1997] R.P.C. 693; Kellogg Co. c. Kellogg, [1942] R.C. de l’É. 87; Gerrard Wire Tying Machines Co. of Canada c. Cary Manufacturing Co., [1926] R.C. de l’É. 170; Jules R. Gilbert Ltd. c. Sandoz Patents Ltd. (1970), 64 C.P.R. 14, inf. par sub nom. Sandoz Patents Ltd. c. Gilcross Ltd., [1974] R.C.S. 1336.
Lois et règlements cités
Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, art. 2 « invention », 27(1), (3), 34(1)a), b), d), e), 40, 42, 45, 53(1), (2).
Patents Act, 1949 (R.‑U.), 1949, ch. 87, art. 4(3), 32(1)i).
Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870, art. C.08.002(2) [mod. DORS/95‑411, art. 4(2)].
Doctrine citée
« Agency Wants to End AIDS Drug Monopoly », The New York Times, 29 mai 1991, p. A24.
Black’s Medical Dictionary, 39th ed. Lanham : Madison Books, 1999, « prophylaxis ».
Butterworths Medical Dictionary, 2nd ed. London : Butterworths, 1978, « Clinical prophylaxis », « Drug prophylaxis » and « Gametocidal prophylaxis ».
Case Comment, « Patent Law — Pharmaceuticals — Federal Circuit Upholds Patents for AIDS Treatment Drug — Burroughs Wellcome Co. v. Barr Laboratories, Inc., 40 F.3d 1223 (Fed. Cir. 1994) » (1995), 108 Harv. L. Rev. 2053.
Dorland’s Illustrated Medical Dictionary, 27th ed. Philadelphia : Saunders, 1988.
Fisher, Harold, and Russel S. Smart. Canadian Patent Law and Practice. Toronto : Canada Law Book, 1914.
Fox, Harold G. The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4th ed. Toronto : Carswell, 1969.
Godson, Richard. A Practical Treatise on the Law of Patents for Inventions, and of Copyright, 2nd ed. London : William Benning & Co., 1851.
Mitsuya, Kiroaki, et al. Letter to the editor, The New York Times, 20 septembre 1989.
Oxford English Dictionary, vol. XII, 2nd ed. Prepared by J. A. Simpson and E. S. C. Weiner. Oxford : Clarendon Press, 1989, « prophylaxis ».
Yardley, Jim. “Industry Giant Owns Right to AIDS Drug? N.C. Trial to Decide”, Atlanta Constitution, 27 juin 1993, p. A4.
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [2001] 1 C.F. 495, (2000), 195 D.L.R. (4th) 641, 10 C.P.R. (4th) 65, 262 N.R. 137, accueillant en partie les appels principaux et les appels incidents interjetés contre un jugement du juge Wetston (1998), 145 F.T.R. 161, 79 C.P.R. (3d) 193, [1998] A.C.F. no 382 (QL). Pourvois rejetés.
Harry B. Radomski, Richard Naiberg et David M. Scrimger, pour l’appelante Apotex Inc.
Carol Hitchman, Warren Sprigings et Paula Bremner, pour l’appelante Novopharm Ltd.
Patrick E. Kierans, Kenneth E. Sharpe, Peter J. Stanford et Brian R. Daley, pour les intimées Wellcome Foundation Ltd. et Glaxo Wellcome Inc.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — Le sida est l’un des grands fléaux des temps modernes. L’AZT a été l’un des premiers médicaments utilisés pour traiter cette maladie et il demeure toujours l’un des plus efficaces à cet égard. Les intimés sont titulaires du brevet délivré pour l’utilisation de l’AZT dans le traitement et la prophylaxie du VIH/sida, mais les appelantes Apotex et Novopharm, deux fabricantes de médicaments « génériques », affirment qu’en réalité les intimés (désignés collectivement sous le nom de « Glaxo/Wellcome ») n’ont rien inventé. Subsidiairement, au cas où il serait possible d’affirmer que Glaxo/Wellcome a inventé quelque chose, les appelantes soutiennent qu’elle l’a fait en collaboration avec d’autres personnes dont elle s’est arrogé les travaux dans son propre intérêt financier. De plus, rien dans le brevet ne permettait de revendiquer un avantage « prophylactique » ainsi qu’un avantage « thérapeutique ». Pour toutes ces raisons, les appelantes font valoir qu’il y a lieu d’invalider le brevet.
2 Par conséquent, pour statuer sur les présents pourvois, nous devons, d’une part, nous demander ce que la loi exige pour qu’une nouvelle utilisation d’un composé chimique déjà connu soit une invention, et d’autre part, examiner les questions connexes de savoir qui aurait dû être désigné comme inventeur et quelle réparation doit être accordée en cas d’omission d’inclure dans le brevet le nom d’un inventeur qui aurait dû y figurer.
3 Pour les motifs qui suivent, j’estime que la nouvelle utilisation de l’AZT est attribuable aux cinq scientifiques de Glaxo/Wellcome nommés dans le brevet le 16 mars 1985 — date de priorité du brevet — ou avant cette date. Il suffisait que les scientifiques de Glaxo/Wellcome aient alors divulgué dans le brevet un motif rationnel de prédire valablement que l’AZT se révélerait utile dans le traitement et la prophylaxie du sida, ce qui a été le cas. Il aurait été injuste pour le public que le commissaire aux brevets se fonde sur des spéculations pour accorder un brevet à Glaxo/Wellcome. Par contre, il aurait été injuste pour Glaxo/Wellcome qu’il l’oblige à démontrer l’efficacité de l’AZT au moyen des essais cliniques auxquels, selon le ministre de la Santé, un nouveau médicament sur ordonnance doit être soumis avant d’être approuvé. La divulgation faite dans le brevet a été, et est toujours, vraiment utile et profitable à des millions de séropositifs et de sidéens dans le monde (indépendamment de la politique de prix pratiquée par Glaxo/Wellcome à l’égard de l’AZT, qui, faut‑il le reconnaître, est à l’origine d’une grave controverse dans certains pays, en particulier dans les pays en développement). Il reste qu’en faisant cette divulgation Glaxo/Wellcome a tenu ses engagements envers le public et qu’elle est fondée en droit à bénéficier de la protection de la loi en ce qui concerne l’information qu’elle a divulguée.
4 Les revendications qui, jusqu’à maintenant, ont résisté à l’examen des tribunaux administratifs et judiciaires (soit 19 des 78 revendications) n’excèdent pas la portée de l’invention divulguée. Il incombait aux appelantes de démontrer l’invalidité du brevet, et leur contestation du fondement factuel du jugement rendu en première instance n’a révélé l’existence d’aucune erreur manifeste et dominante. Sur le plan juridique, le résultat était juste. Je suis d’avis de confirmer la validité du brevet et de rejeter les pourvois.
I. Les faits
5 Au début des années 80, une maladie mortelle, maintenant connue sous le nom de sida, a fait son apparition. Cette maladie paraissait détruire les défenses immunitaires des personnes qui en étaient atteintes. Il a été établi que le sida (syndrome d’immunodéficience acquise) était causé par un rétrovirus — maintenant connu sous le nom de virus de l’immunodéficience humaine (« VIH ») — qui a été isolé pour la première fois à l’Institut Pasteur en 1983. Un virus est un type de parasite infracellulaire qui dépend de l’appareil de la cellule hôte pour se reproduire. Le VIH infecte les lymphocytes T qui jouent un rôle important dans la régulation de la réponse immunitaire humaine; il se réplique en captant les lymphocytes T qu’il finit par détruire, d’où l’affaiblissement de la réponse immunitaire de l’organisme. À ce stade, le VIH accroît la prédisposition de l’organisme aux infections opportunistes — mortelles en définitive — que le système immunitaire affaibli n’est plus en mesure de combattre. Le juge de première instance a fait remarquer que le sida a rapidement pris « les dimensions d’une crise mondiale, que bon nombre qualifient d’épidémie » : [1998] A.C.F. no 382 (QL), par. 8.
6 Glaxo/Wellcome possédait une expérience considérable en matière de recherche sur les rétrovirus et, à la fin de l’année 1983, elle a constitué un groupe de travail chargé d’appliquer cette expertise à la recherche d’un médicament contre le sida. Ce groupe était composé du Dr David Barry, chef du département de virologie de Glaxo/Wellcome, du Dr Janet Rideout, qui avait coordonné les diverses études mettant en cause le composé 509U81 (AZT) et qui avait proposé de soumettre l’AZT à des essais de sélection, du Dr Philip Furman, chercheur scientifique titulaire d’un doctorat en virologie, possédant une expérience en matière de médicaments antiviraux, du Dr Sandra Nusinoff Lehrman, médecin expert en infectiologie et en pédiatrie, et de Martha St. Clair, virologiste ayant travaillé avec le Dr Furman et possédant une expérience dans le domaine des rétrovirus.
7 En 1984, on savait que le VIH s’attaque aux lymphocytes T, qui jouent un rôle crucial dans le fonctionnement du système immunitaire de l’être humain. On savait également que le VIH infecte le lymphocyte T en introduisant et en intégrant dans le génome du lymphocyte T une copie d’ADN de son ARN génomique au moyen de la transcriptase inverse, enzyme dont sont porteurs tous les rétrovirus. Lorsqu’elle se divise, la cellule hôte — dont l’ADN comporte la forme intégrée d’ADN viral — reproduit le virus et lui fournit ainsi une matrice lui permettant de se propager davantage.
8 Les scientifiques de Glaxo/Wellcome croyaient que l’étape de la transcription inverse, unique aux rétrovirus, était la meilleure cible d’un médicament. On pouvait bloquer l’élongation de la chaîne d’ADN en ajoutant un « faux » nucléoside. Le nucléoside est un des éléments chimiques constitutifs de l’ADN. On dit qu’il est « faux » parce que, bien qu’il paraisse normal aux autres éléments de la chaîne, il n’a pas le groupement OH lui permettant de se lier au nucléoside qui se présente et qui ne trouve rien pour s’accrocher à lui. La chaîne est ainsi interrompue, ce qui freine la propagation du VIH.
9 Au printemps de 1984, les scientifiques de Glaxo/Wellcome ont commencé à sélectionner divers composés qui, en raison de leur structure chimique, pourraient selon eux permettre de bloquer l’élongation de la chaîne. Parmi les centaines de composés sélectionnés, l’un est finalement devenu connu sous le nom d’AZT.
10 Il importe de souligner que les intimés n’ont pas « inventé » l’AZT. Il s’agissait d’un composé connu que le Dr Jerome Horwitz du Detroit Institute of Cancer Research avait synthétisé et testé, en 1964, dans le cadre d’un projet de recherche d’un traitement du cancer chez l’être humain. Ce projet fut abandonné. Plus récemment, Glaxo/Wellcome avait effectué des recherches sur l’utilisation de cette substance comme traitement antibactérien, bien que ce ne fût pas là son intention au départ.
11 Après avoir eu relevé des composés potentiellement utiles, l’équipe de Glaxo/Wellcome a appliqué des méthodes de sélection internes relativement simples. Après avoir enduit le fond d’une boîte de Pétri de lymphocytes T de muridé (souris), le technicien de laboratoire y introduisait un rétrovirus. Glaxo/Wellcome a utilisé deux rétrovirus présents chez la souris (et non chez l’être humain) parce qu’ils étaient facilement reproductibles, prévisibles, fiables et faciles à utiliser. Grâce à des techniques de coloration, le technicien pouvait voir si le virus se propageait en détruisant les lymphocytes T de la souris. En ajoutant le composé « thérapeutique » expérimental, le technicien pouvait voir si le virus continuait de détruire les lymphocytes T, ou si le composé l’emportait en protégeant les lymphocytes T. En novembre 1984, alors que Glaxo/Wellcome soumettait des composés connus à de multiples essais, le composé AZT a produit des résultats étonnants en paraissant éradiquer complètement le rétrovirus des lymphocytes T de souris. L’AZT s’est révélé plus puissant que tout autre composé testé. Dans son argumentation devant notre Cour, l’avocat de Glaxo/Wellcome a parlé d’un [traduction] « moment historique », mais cela semble quelque peu exagéré. Aucun essai n’avait été effectué sur une lignée cellulaire humaine (in vitro) ou sur l’être humain (in vivo). L’objectif était d’éradiquer le VIH chez l’être humain et non d’éradiquer un virus de souris dans une boîte de Pétri.
12 Il semble évident — et telle a été la conclusion de fait du juge de première instance — que les scientifiques de Glaxo/Wellcome et d’ailleurs reconnaissaient que le système immunitaire de l’être humain et celui de la souris sont suffisamment différents pour qu’il soit impossible de prédire, à partir d’études portant sur des cellules de souris, quel effet un médicament pourra éventuellement avoir chez l’être humain. Des membres chevronnés de l’équipe de Glaxo/Wellcome ont reconnu volontiers l’existence du problème de prévisibilité :
[traduction]
Dr David Barry :
. . . nous [ne] voulons [pas] indiquer que les tests de sensibilité effectués sur le [rétrovirus de muridé] permettent de quelque manière de prédire la sensibilité du virus du sida chez l’être humain. Nous avons produit une grande quantité de données pour montrer que leur potentiel prédictif est extrêmement limité.
Dr Sandra Nusinoff Lehrman :
Des données récentes indiquent que les rétrovirus qui affectent l’être humain diffèrent suffisamment des [rétrovirus de muridé]. [. . .] [L]’utilisation de ce composé pour traiter le sida ne pourrait faire l’objet d’une prédiction.
13 Cependant, certains scientifiques de Glaxo/Wellcome ont témoigné qu’ils croyaient, dès novembre 1984, que l’AZT serait efficace pour combattre le rétrovirus VIH chez l’être humain. Le 5 décembre 1984, le Dr Jane Rideout, le membre de l’équipe qui avait recommandé de tester l’AZT, a fait parvenir au département des brevets de Glaxo/Wellcome une note dans laquelle elle déclarait : [traduction] « Sur le plan éthique, les médecins de BW [Glaxo/Wellcome] ne pourront taire l’activité d’un tel composé bien longtemps ». Elle voulait dire, par là, qu’on ne devrait pas priver les séropositifs et les sidéens d’une possibilité de soulagement à cause de délais inutiles, d’un manque d’audace scientifique ou de tergiversations de la part de l’entreprise. Peu après, on a commencé à préparer une demande de brevet.
14 Le Dr Rideout était elle aussi d’avis que d’autres travaux s’imposaient. Dans sa note au département des brevets de Glaxo/Wellcome, elle a ajouté qu’il n’y aurait lieu de présenter une demande de brevet que [traduction] « si [l’AZT] est efficace pour combattre le VIH » et « [s]i tout va bien (c’est‑à‑dire s’il est démontré qu’il agit sur le VIH) » (je souligne).
15 Glaxo/Wellcome n’était pas en mesure d’effectuer les tests plus poussés qui s’imposaient et, compte tenu de la nature mortelle du VIH/sida, elle ne tenait peut‑être pas beaucoup à les effectuer. Elle a demandé à un certain nombre de laboratoires indépendants d’effectuer des essais de sélection sur des composés. Parmi ces laboratoires, mentionnons ceux de l’Université Duke et du Sloan‑Kettering Institute dont les travaux ont été partiellement financés par Glaxo/Wellcome. La Food and Drug Administration et le National Cancer Institute du National Institutes of Health (« NIH ») des États‑Unis ont également testé les composés candidats de Glaxo/Wellcome. Il y a lieu de souligner qu’en cherchant un médicament pour combattre ce qui était en train de prendre les dimensions d’une crise nationale, ces deux organismes financés par le gouvernement américain œuvraient au profit de la population et non de Glaxo/Wellcome.
16 Les tests cruciaux sur le composé AZT ont été effectués par les Drs Samuel Broder et Hiroaki Mitsuya du NIH, deux chefs de file en matière de recherche de médicaments contre le sida. Ceux‑ci étaient chargés d’utiliser les deniers publics du NIH pour offrir, de toute urgence, à la population des thérapies contre le sida. Tout comme Glaxo/Wellcome recourait au NIH pour tester l’AZT, le NIH recourait à Glaxo/Wellcome et à d’autres sociétés pharmaceutiques pour qu’elles lui fournissent des composés potentiellement utiles qui seraient testés dans le cadre de son programme de recherche. Bien qu’il ait conclu avec Glaxo/Wellcome des ententes de confidentialité, comme l’avaient fait d’autres laboratoires indépendants, le NIH, contrairement aux établissements privés, n’a pas cédé à Glaxo/Wellcome tous les droits de propriété intellectuelle découlant des travaux effectués sur les composés que celle‑ci lui a fournis.
17 Le NIH a procédé à des essais de sélection très poussés. Les Drs Broder et Mitsuya ont mis au point une lignée cellulaire humaine (ATH8) qui pouvait se multiplier in vitro, être infectée in vitro par le VIH et fournir des renseignements pertinents sur la capacité des composés candidats d’inhiber la réplication du VIH dans les lymphocytes T de patients vivants. À l’époque, il était très difficile de cultiver in vitro des lymphocytes T humains normaux. Pour y arriver, on a dû faire preuve d’une ingéniosité exceptionnelle qui, en définitive, a abouti à l’obtention par le NIH du brevet américain no 4 704 357.
18 Dès le 6 février 1985, Glaxo/Wellcome avait rédigé un avant‑projet de demande de brevet. À ce stade, toutefois, l’AZT n’avait fait l’objet d’aucun test in vitro (c’est‑à‑dire dans une boîte de Pétri) permettant de déterminer s’il était efficace pour combattre le VIH, et il avait encore moins été administré à un être humain dans le cadre des recherches sur le sida.
19 À la mi‑février 1985, en soumettant le VIH à des épreuves de dosage in vitro, les Drs Broder et Mitsuya ont découvert que l’AZT inhibait effectivement la réplication du VIH, donnant ainsi raison à Glaxo/Wellcome qui (à tort ou à raison, antérieurement) s’était dite confiante que l’AZT présenterait des avantages. Ce résultat a été communiqué à Glaxo/Wellcome le 21 février 1985. À la demande du Dr Broder, le NIH a été informé du nom du composé vers le 1er mars 1985. Le Dr Broder s’est dit étonné, car il croyait que le composé anonyme était probablement de la suramine, qu’il connaissait bien.
20 Glaxo/Wellcome a déposé sa demande de brevet au Royaume‑Uni le 16 mars 1985, qui est la date de priorité sur laquelle se fonde le brevet canadien. Les appelantes font valoir qu’à l’époque l’AZT n’avait pas encore été administré à des patients séropositifs ou sidéens et que, pour cette raison, on ne disposait pas de certains renseignements cruciaux concernant la biodisponibilité, les paramètres pharmacocinétiques et métaboliques, l’activité et la toxicité de l’AZT. Elles ajoutent que, pour savoir si l’AZT pourrait servir à traiter les personnes séropositives, Glaxo/Wellcome devait déterminer si l’AZT serait absorbé par le sang, s’il atteindrait les lymphocytes T infectés par le VIH, s’il pénétrerait dans les lymphocytes T et inhiberait la reproduction de l’infection au VIH, sans se révéler toxique pour les autres cellules, et enfin s’il contribuerait à une amélioration clinique de la santé du patient ou de la patiente.
21 L’argument avancé à l’appui de la validité du brevet veut, d’une part, que Glaxo/Wellcome ait disposé d’un fondement valable pour faire toutes ces prédictions depuis au moins le 1er mars 1985, date à laquelle elle a reçu du NIH les résultats montrant l’activité in vitro de l’AZT sur les lymphocytes T humains infectés par le VIH, et, d’autre part, qu’elle ait fait ces prédictions à juste titre étant donné que l’expérience clinique lui a donné raison par la suite. Compte tenu de la crise internationale qui se préparait dans le domaine de la santé, il aurait été tout à fait irresponsable de taire cette utilisation nouvelle et importante, comme le soulignait le Dr Rideout en décembre 1984.
II. Dispositions législatives pertinentes
22 Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4
définitions
. . .
« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.
demandes de brevets
27. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’auteur de toute invention ou le représentant légal de l’auteur d’une invention peut, sur présentation au commissaire d’une pétition exposant les faits, appelée dans la présente loi le « dépôt de la demande », et en se conformant à toutes les autres prescriptions de la présente loi, obtenir un brevet qui lui accorde l’exclusive propriété d’une invention qui n’était pas :
a) connue ou utilisée par une autre personne avant que lui‑même l’ait faite;
b) décrite dans un brevet ou dans une publication imprimée au Canada ou dans tout autre pays plus de deux ans avant la présentation de la pétition ci‑après mentionnée;
c) en usage public ou en vente au Canada plus de deux ans avant le dépôt de sa demande au Canada.
mémoires descriptifs et revendications
. . .
34. (1) Dans le mémoire descriptif, le demandeur :
a) décrit d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues l’inventeur;
b) expose clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’objet de l’invention;
. . .
d) s’il s’agit d’un procédé, explique la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention d’autres inventions;
e) indique particulièrement et revendique distinctement la partie, le perfectionnement ou la combinaison qu’il réclame comme son invention.
rejet des demandes de brevets
40. Chaque fois que le commissaire s’est assuré que le demandeur n’est pas fondé en droit à obtenir la concession d’un brevet, il rejette la demande et, par courrier recommandé adressé au demandeur ou à son agent enregistré, notifie à ce demandeur le rejet de la demande, ainsi que les motifs ou raisons du rejet.
forme et durée des brevets
45. Tout brevet accordé en vertu de la présente loi est délivré sous la signature du commissaire et le sceau du Bureau des brevets. Le brevet porte à sa face la date à laquelle il a été accordé et délivré, et il est par la suite, sauf preuve contraire, valide et acquis au titulaire et à ses représentants légaux pour la période y mentionnée.
procédures judiciaires relatives aux brevets
53. (1) Le brevet est nul si la pétition du demandeur, relative à ce brevet, contient quelque allégation importante qui n’est pas conforme à la vérité, ou si le mémoire descriptif et les dessins contiennent plus ou moins qu’il n’est nécessaire pour démontrer ce qu’ils sont censés démontrer, et si l’omission ou l’addition est volontairement faite pour induire en erreur.
(2) S’il apparaît au tribunal que pareille omission ou addition est le résultat d’une erreur involontaire, et s’il est prouvé que le breveté a droit au reste de son brevet, le tribunal rend jugement selon les faits et statue sur les frais. Le brevet est réputé valide quant à la partie de l’invention décrite à laquelle le breveté est reconnu avoir droit.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour fédérale, Section de première instance, [1998] A.C.F. no 382 (QL)
23 Dans un jugement détaillé, complet et réfléchi, rendu au terme d’un procès de 60 jours, le juge Wetston est parti du principe qu’il est possible d’obtenir un brevet pour une utilisation nouvelle d’un composé connu : Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets, [1982] 2 R.C.S. 536. En outre, le brevet dont il est question en l’espèce ne revendique pas une méthode de traitement médical, revendication qui serait invalide : Tennessee Eastman Co. c. Commissaire des brevets, [1974] R.C.S. 111. En ce qui concerne la paternité de l’invention, le juge Wetston a examiné l’étendue et le type de tests nécessaires pour établir l’utilité d’une invention. L’« acte d’invention peut prendre des formes différentes selon les circonstances. [. . .] L’étendue de l’expertise nécessaire dans le domaine pharmaceutique, les subtiles différences entre la preuve théorique et la preuve clinique, et les préoccupations sous‑jacentes de politique générale concernant le développement sûr et efficace des médicaments, tous ces facteurs contribuent à rendre hautement complexe la notion d’utilité dans le domaine pharmaceutique » (par. 84).
24 Le juge Wetston a estimé que l’insistance d’Apotex et de Novopharm sur l’innocuité réglementaire requise était « excessiv[e] » et qu’elle établissait « une norme trop élevée » (par. 105). En revanche, il a écarté la possibilité d’appliquer la règle de la prédiction valable qui, à son avis, était limitée aux cas où les inventeurs revendiquent un certain nombre de composés non testés, en invoquant l’utilité prouvée d’un seul ou de plusieurs composés.
25 Il a conclu que l’utilité n’était pas démontrée le 6 février 1985, date de l’avant‑projet de demande de brevet. À ce moment, on croyait seulement que l’AZT « pouvait être utile » pour traiter le sida et, à cette date, les revendications excédaient la portée de l’invention. Cependant, le 16 mars 1985, le brevet satisfaisait aux exigences de l’art. 2 et n’excédait pas la portée de l’invention visée par la demande de brevet. Les chercheurs de Glaxo/Wellcome avaient reçu les premières données du NIH qui démontraient que l’AZT contribuait à bloquer le rétrovirus VIH dans des cellules humaines.
26 Au sujet de la paternité conjointe de l’invention, le juge Wetston a cité l’arrêt Burroughs Wellcome Co. c. Barr Laboratories Inc., 32 U.S.P.Q. 2d 1915 (Fed. Cir. 1994), où on a fait observer que les Drs Broder et Mitsuya du NIH n’étaient pas seulement de simples participants. Ils avaient fait preuve d’une très grande compétence et ils possédaient des qualifications exceptionnelles. Glaxo/Wellcome leur avait donné peu de directives. En fait, Glaxo/Wellcome ne possédait pas l’expertise nécessaire pour pouvoir donner aux chercheurs du NIH des directives à cet égard. Le juge Wetston a conclu que, même si le nom des cinq inventeurs de Glaxo/Wellcome figurait à bon droit sur la demande de brevet, les chercheurs du NIH étaient des « collaborateurs » très compétents et des coïnventeurs en ce qui concernait l’utilité de l’invention, de sorte qu’on n’aurait pas dû omettre d’inscrire leur nom sur la demande : « l’utilité revendiquée n’a pu être confirmée sans la participation importante et directe [du] NIH. [. . .] À mon avis, le travail [du] NIH n’était pas accessoire à l’invention, laquelle n’aurait pu être complétée sans leurs investigations, leurs compétences et leurs recherches » (par. 224 et 226). Néanmoins, l’omission d’inscrire le nom des coïnventeurs en l’espèce n’était pas « importante » au sens du par. 53(1) de la Loi sur les brevets et elle n’a donc pas eu pour effet d’invalider le brevet.
27 Au sujet de la revendication concernant la prophylaxie (par opposition à celle concernant le traitement), le juge Wetston est arrivé à la conclusion que les revendications n’avaient pas une portée plus large que l’invention ou la divulgation, quoique la revendication « relativ[e] au traitement ou à la prophylaxie de toutes les infections rétrovirales humaines [fût] trop vaste » et spéculative (par. 303 (je souligne)). Il a décidé que plusieurs revendications étaient invalides, mais que les autres revendications valides avaient été contrefaites par les appelantes lorsqu’elles ont fabriqué et vendu la version générique de l’AZT (par. 377).
B. Cour d’appel fédérale, [2001] 1 C.F. 495 (les juges Rothstein, Sexton et Malone ayant chacun rédigé une partie de l’arrêt unanime)
1. Le juge Sexton
a) La paternité conjointe de l’invention et l’art. 53 qui traite des déclarations inexactes importantes
28 Le juge Sexton a infirmé la conclusion du juge de première instance selon laquelle le NIH partageait la paternité de l’invention et il a décidé que les faits avaient démontré que les Drs Broder et Mitsuya ne répondaient pas à la définition légale de la paternité d’une invention. L’objet de l’invention a été conçu sans leur aide. Ils ont seulement accepté de tester une substance anonyme pour le compte de Glaxo/Wellcome. Les personnes, autres que les inventeurs, qui effectuent des tests ne deviennent pas pour autant des « inventeurs ».
29 Le juge Sexton a conclu que le 6 février 1985 pouvait être la date pertinente de l’invention, puisque c’est à cette date que l’avant‑projet de la demande de brevet a été clairement rédigé. Cependant, il a refusé de faire un choix entre le 6 février 1985 (date de l’avant‑projet de la demande) et le 16 mars 1985 (date de priorité), étant donné que le brevet était valide dans les deux cas.
30 Même s’il n’a pas estimé nécessaire d’examiner l’art. 53, en raison des conclusions tirées sur la paternité conjointe de l’invention, le juge Sexton a convenu que l’omission de nommer un inventeur ne contrevient pas à l’art. 53.
b) L’utilité et la date d’achèvement de l’invention
31 Selon le juge Sexton, il est effectivement possible d’antidater une invention lorsque des hypothèses émises au moment de l’invention sont déjà confirmées à l’époque de la contestation du brevet. Le juge Sexton a établi une analogie avec les frères Wright, indiquant qu’il serait « illogique » que la validité d’un brevet hypothétique pour une machine volante plus lourde que l’air, que les critiques de l’époque considéraient comme étant fondé sur une prédiction non valable, ne puisse pas être confirmée parce que la preuve que cette invention fonctionne vraiment est postérieure au brevet. Toute autre approche exigerait d’un tribunal qu’il ferme les yeux sur les « progrès scientifiques constants » (par. 52). Pour ce motif également, il y avait lieu de rejeter la contestation de la validité du brevet.
2. Le juge Malone
32 Le juge Malone a confirmé la décision du juge de première instance relativement aux questions du caractère évident, de la nouveauté, de l’ambiguïté et du caractère suffisant de la divulgation.
3. Le juge Rothstein
33 Le juge Rothstein a souscrit à l’opinion du juge de première instance selon laquelle l’invention en l’espèce était une nouvelle utilisation d’un composé connu et non une méthode de traitement médical. Cependant, seules les revendications concernant l’utilisation du composé connu sont brevetables et non celles qui sont censées inclure la formulation même du composé. En conséquence, la revendication no 1 et celles qui en dépendaient ont été invalidées.
34 Au sujet de la prophylaxie, le juge Rothstein a conclu qu’il était prouvé que l’AZT pouvait empêcher une femme enceinte de transmettre le VIH à son fœtus et qu’il pouvait bloquer les infections transmises notamment aux travailleurs de la santé piqués par des aiguilles infectées. À son avis, cela démontrait l’existence de certaines propriétés prophylactiques, et il était sans importance que ces renseignements n’aient été disponibles que plusieurs années après la délivrance du brevet. « [L]’utilité doit être établie lorsque le commissaire des brevets le demande ou dans le cadre d’une demande d’invalidation d’un brevet contestant l’utilité de celui‑ci. Le juge Wetston disposait d’une preuve d’utilité . . . » (par. 93). Le juge Rothstein a donc statué que les revendications concernant l’utilisation prophylactique de l’AZT pour combattre le sida étaient valides.
IV. Analyse
35 Depuis la découverte de son utilité pour traiter le VIH et le sida, l’AZT a rapporté aux intimés des centaines de millions de dollars en ventes à l’échelle mondiale. Seulement aux États‑Unis, on estime que l’AZT a permis au titulaire du brevet relatif à cette substance de réaliser un profit de 592 000 000 $ entre 1987 et 1993 : J. Yardley, « Industry Giant Owns Right to AIDS Drug? N.C. Trial to Decide », Atlanta Constitution, 27 juin 1993, p. A4, cité dans Case Comment, « Patent Law — Pharmaceuticals — Federal Circuit Upholds Patents for AIDS Treatment Drug — Burroughs Wellcome Co. v. Barr Laboratories, Inc., 40 F.3d 1223 (Fed. Cir. 1994) » (1995), 108 Harv. L. Rev. 2053, note 17.
36 Il n’est donc pas étonnant que les appelantes, qui sont des fabricantes de médicaments génériques, souhaitent obtenir à tout le moins une part du marché canadien de l’AZT. Pour y arriver, ils doivent faire invalider le brevet d’une façon ou d’une autre. Cependant, leur contestation, naturellement motivée par l’espoir de réaliser un profit, soulève des questions plus générales d’intérêt public.
37 Comme on l’a dit à maintes reprises, le brevet n’est pas une distinction ou une récompense civique accordée pour l’ingéniosité. C’est un moyen d’encourager les gens à rendre publiques les solutions ingénieuses apportées à des problèmes concrets, en promettant de leur accorder un monopole limité d’une durée limitée. La divulgation est le prix à payer pour obtenir le précieux droit de propriété exclusif qui est une pure création de la Loi sur les brevets. Dans l’esprit des gens, monopole rime avec hausse de prix. La population ne devrait pas être appelée à payer un prix élevé pour des spéculations, pour l’énoncé « de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques » (par. 27(3)) ou encore pour la « découverte » de choses évidentes ou déjà existantes. Le monopole conféré par un brevet ne devrait s’acquérir qu’au prix de divulgations nouvelles, ingénieuses, utiles et non évidentes. En l’espèce, les appelantes font valoir que la découverte, en mars 1985, de l’utilité de l’AZT dans le traitement et la prophylaxie du VIH/sida était le fruit du hasard, une spéculation fondée sur des données et des essais insuffisants, un billet de loterie pour lequel la population en général et les séropositifs et les sidéens en particulier ont payé un prix exorbitant. L’AZT fonctionne, reconnaissent les appelantes, mais pour des raisons que Glaxo/Wellcome ne connaissait pas et ne pouvait pas connaître lors du dépôt de sa demande de brevet. Un coup de chance, disent‑elles, n’est pas brevetable.
38 En outre, les appelantes soutiennent que tout mérite éventuel devrait être attribué aux Drs Broder et Mitsuya du NIH qui ont véritablement établi l’utilité de l’AZT dans les lymphocytes T humains. Selon elles, si le brevet pour l’AZT était détenu par le NIH, ou encore conjointement par Glaxo/Wellcome et le NIH, le passé commercial de l’AZT aurait été axé beaucoup plus sur l’intérêt public.
39 Aux États‑Unis, les défenseurs des droits des patients atteints du sida n’ont pas été les seuls à plaider l’intérêt public. En 1991, le NIH lui‑même a accordé à Barr Laboratories une licence non exclusive l’autorisant à [traduction] « exploiter tout droit conféré par brevet » que le NIH « pourrait avoir » sur les brevets de Glaxo/Wellcome relatifs à l’AZT. Voir Case Comment, loc. cit., p. 2054. Voir également « Agency Wants to End AIDS Drug Monopoly », The New York Times, 29 mai 1991, p. A24. Cependant, le titulaire du brevet américain a réussi à contrer cette attaque dans l’affaire Burroughs Wellcome c. Barr Laboratories, précitée; voir Case Comment, loc. cit.
40 La Court of Appeals for the Federal Circuit a affirmé que, selon la loi américaine, il était sans importance qu’avant de recevoir les résultats du NIH Glaxo/Wellcome n’ait disposé d’aucune preuve que l’AZT était efficace pour combattre le virus du VIH/sida chez l’être humain, ni d’aucun motif raisonnable de croire que l’invention fonctionnerait (Burroughs Wellcome c. Barr Laboratories, précité, p. 1921). Il suffisait que, le 6 février 1985, les scientifiques de Glaxo/Wellcome aient une idée [traduction] « nette et permanente » qu’une personne versée dans l’art pourrait utiliser « sans avoir à pousser la recherche ou l’expérimentation » (p. 1919). Pour qu’il y ait invention aux États‑Unis, la loi américaine exige une [traduction] « présentation sous une forme pratique ». Il peut y avoir [traduction] « présentation sous une forme pratique par interprétation » lorsque, dans une demande de brevet, il y a divulgation suffisante d’une invention non testée : Travis c. Baker, 137 F.2d 109 (C.C.P.A. 1943), p. 111. Cela ressemble jusqu’à un certain point à notre règle de la « prédiction valable » qui sera analysée plus loin. Toutefois, étant donné les différences qui existent entre nos lois sur les brevets respectives, l’issue du litige américain en ce qui concerne le présent brevet a peu d’importance en l’espèce.
A. La norme de contrôle
41 Dans la présente affaire, le commissaire aux brevets a accepté 78 revendications. Sa décision à cet égard a droit à une retenue judiciaire limitée. En réalité, les tribunaux d’instance inférieure ont invalidé 59 des 78 revendications acceptées par le commissaire, et ces décisions n’ont fait l’objet d’aucun appel incident.
42 Contrairement à l’affaire de la souris de Harvard (Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 4 R.C.S. 45, 2002 CSC 76), dont les motifs sont déposés simultanément, les présents pourvois ne portent pas uniquement sur une question de droit (c’est‑à‑dire sur les limites que la Loi impose à l’égard des objets brevetables). À ce sujet, la norme applicable est celle de la décision correcte. La Cour est appelée à trancher, en l’espèce, une question mixte de droit et de fait — celle de savoir si le commissaire s’était bien assuré que l’invention visée par la demande de brevet satisfaisait au critère de l’utilité prévu par la Loi. Les conclusions de fait commandent généralement la retenue judiciaire, mais, dans le cas qui nous occupe, le législateur a prévu un droit d’appel illimité à la Cour fédérale (Loi sur les brevets, art. 42).
43 Il n’y a aucune clause privative et la formulation de la présomption de validité du brevet, à l’art. 45 de la Loi sur les brevets, est plutôt faible. Cet article prévoit qu’une fois délivré un brevet est présumé valide « sauf preuve contraire ». Comme l’a dit le juge Pratte (plus tard juge à la Cour d’appel fédérale) dans la décision Rubbermaid (Canada) Ltd. c. Tucker Plastic Products Ltd., [1972] A.C.F. no 1003 (QL) (1re inst.), par. 11 :
. . . lorsque la partie qui attaque la validité du brevet a présenté des éléments de preuve, la Cour, en examinant ceux‑ci aux fins de déterminer s’ils établissent la nullité du brevet, ne doit pas tenir compte de la présomption. On ne peut dire, d’une manière générale, si la présomption légale créée par [ce qui est maintenant l’art. 45] est facile ou difficile à renverser; dans certains cas, les circonstances peuvent être telles que la présomption puisse être facilement repoussée, tandis que dans d’autres, il peut être très difficile, sinon impossible, d’y arriver.
En d’autres termes, la « présomption » légale augmente peu la charge qui incombe déjà, de la manière habituelle, à la partie qui attaque la validité du brevet. Le commissaire et son personnel possèdent une expertise considérable en la matière, mais le juge de première instance a entendu, pendant 60 jours, des témoignages d’experts et des arguments juridiques postérieurs à leur examen de la demande de brevet.
44 Dans les circonstances, j’estime que la norme de contrôle applicable à ces questions, qui sont principalement des questions mixtes de droit et de fait, est celle du caractère raisonnable simpliciter, c’est‑à‑dire que la décision du commissaire doit pouvoir résister à un examen assez poussé (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 56).
B. La paternité de l’invention
45 Le commissaire joue un rôle extrêmement important dans l’examen des demandes de brevet. Le monopole d’une durée de 17 ans (20 ans depuis le 1er octobre 1989) que confère un brevet a, et est conçu pour avoir, des effets anticoncurrentiels importants. Dès que l’objet du brevet est circonscrit par les revendications, ceux qui s’engagent sur ce terrain interdit (consciemment ou par inadvertance) le font à leurs risques et périls. Ce terrain est protégé par un arsenal considérable de redressements prévus par la Loi sur les brevets, dont la production, dans les cas qui s’y prêtent, d’un état comptable des profits réalisés par le contrefacteur. Les litiges en matière de brevet sont habituellement longs et onéreux. (Le présent litige a débuté en 1990 et 12 années se sont écoulées avant qu’il parvienne à notre Cour.) Dans l’intervalle, ces litiges ont un effet paralysant sur les autres chercheurs. Ceux‑ci ont alors tendance à exercer leurs talents dans des secteurs moins litigieux. Le législateur a estimé que cet effet paralysant était un prix qui méritait d’être payé pour la divulgation d’une invention « présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité », qui contribuait à rendre publique une information qui, par ailleurs, serait peut‑être demeurée un secret industriel. Cependant, rien dans la Loi n’indique que le législateur était disposé à accepter que cet effet paralysant soit un prix à payer pour de simples spéculations.
46 Selon Glaxo/Wellcome, lorsque l’objet du brevet est une nouvelle utilisation d’un composé chimique déjà connu, il suffit de présenter l’invention sous une forme définie et pratique [traduction] « par la formulation d’une description écrite ou verbale ». Cela ne saurait être exact. Quelque admirable que puisse en être la description, une idée peut être, en même temps, tout à fait erronée et trompeuse pour les gens qui s’y réfèrent. Le cas échéant, la population se trouverait à consentir un monopole pour une désinformation et, ce faisant, à encombrer le registre des brevets de brevets inutiles susceptibles d’empêcher d’autres chercheurs de trouver une vraie solution au même problème. À mon avis, il ne suffit pas non plus que le titulaire du brevet soit en mesure d’étayer ses spéculations au moyen d’une preuve postérieure à la délivrance du brevet et de transformer ainsi du plomb en or. L’utilité est une composante essentielle de la définition du mot « invention » (Loi sur les brevets, art. 2). Une politique consistant à délivrer le brevet d’abord et à poser des questions plus tard revient à obliger injustement la partie qui attaque la validité du brevet à en établir l’invalidité, sans que le titulaire du brevet n’ait jamais à en établir la validité. À moins que l’inventeur ne soit en mesure d’établir, au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable, l’utilité de l’invention au moment de la demande de brevet, le commissaire est tenu « en droit » de refuser le brevet (Loi sur les brevets, art. 40).
47 Je compte maintenant examiner plus en détail ces propositions.
1. L’objet brevetable
48 La brevetabilité de l’objet de l’invention n’est pas sérieusement contestée en l’espèce. « [D]es propriétés jusqu’alors inconnues » peuvent constituer une nouvelle utilisation brevetable d’une substance déjà connue : Shell Oil, précité, p. 549, le juge Wilson. Dans cette affaire, le brevet comportait la divulgation d’une utilisation auparavant inconnue de composés déjà connus comme étant des régulateurs de croissance végétale.
49 En l’espèce, les appelantes ont fait valoir, au cours du procès, que le brevet était invalide parce qu’il visait à monopoliser une méthode de traitement médical, ce qui allait à l’encontre de l’arrêt Tennessee Eastman, précité, mais cet argument a été rejeté à bon droit. L’arrêt Tennessee Eastman portait sur la brevetabilité d’une méthode chirurgicale de conglutination d’incisions ou de blessures au moyen de certains composés. Cet arrêt était fondé sur l’ancien art. 41 de la Loi sur les brevets, maintenant abrogé. La Cour a conclu que la méthode (considérée séparément des composés) n’était pas brevetable. Selon la politique générale expliquée par le juge Wilson dans l’arrêt Shell Oil, précité, p. 554, la revendication non brevetable était
essentiellement de nature non économique et non reliée au commerce ou à l’industrie. Elle appartenait plutôt au domaine de la compétence professionnelle.
50 Le brevet pour l’AZT ne cherche pas à « circonscrire » un secteur de traitement médical. Il vise à obtenir le droit exclusif de commercialiser l’AZT. La question de savoir comment et quand, s’il y a lieu, employer l’AZT est laissée à la compétence et au jugement des membres de la profession médicale.
2. La preuve de l’utilité
51 Selon la définition qu’en donne la Loi sur les brevets, une « invention » doit notamment présenter « le caractère de la nouveauté et de l’utilité » (art. 2). Si ce n’est pas utile, ce n’est pas une invention au sens de la Loi.
52 Il est important de rappeler qu’en ce qui concerne l’AZT la seule contribution de Glaxo/Wellcome a consisté à en découvrir une nouvelle utilisation. Le composé lui‑même n’était pas nouveau. Le Dr Jerome Horwitz en avait décrit la composition chimique 20 ans plus tôt. Glaxo/Wellcome revendiquait une utilité jusqu’alors inconnue, mais si elle n’avait pas démontré cette utilité par des essais ou une prédiction valable au moment de la demande de brevet, elle n’aurait rien eu d’autre à offrir à la population que des vœux pieux en échange de la monopolisation, pendant une période de 17 ans (à l’époque), d’un secteur de recherche susceptible de devenir profitable. Comme l’a fait observer le juge en chef Jackett dans l’arrêt Procter & Gamble Co. c. Bristol‑Myers Canada Ltd., [1979] A.C.F. no 405 (QL) (C.A.), par. 16 :
Par définition une « invention » comprend un « procédé présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité ». Un nouveau procédé ne constitue pas une invention, à moins qu’il ne soit utile au sens pratique. À mon avis, ce n’est pas connaître une « invention », que de connaître un procédé sans connaître son utilité.
53 Glaxo/Wellcome affirme que l’invention était complète le 6 février 1985, date à laquelle on avait fait circuler à l’intérieur de l’entreprise l’avant‑projet de demande de brevet. Elle soutient en l’espèce, comme elle l’a fait aux États‑Unis, que la description écrite cernait suffisamment le médicament et sa nouvelle utilisation pour donner à l’invention une « forme définie et pratique ». La description indiquait aux personnes versées dans l’art la façon dont l’invention pouvait être mise en pratique. Or, là n’est pas la question. Le 6 février 1985, il s’agissait non pas de savoir si l’invention pouvait être mise en pratique ni comment elle pouvait l’être, mais plutôt si l’AZT agissait sur le VIH comme on le prétendait; en d’autres termes, y avait‑il, le 6 février 1985, une invention au sens de l’art. 2 de la Loi sur les brevets?
54 La jurisprudence canadienne relative à la paternité d’une invention doit être interprétée en fonction du contexte factuel en présence. Dans l’arrêt Christiani c. Rice, [1930] R.C.S. 443, notre Cour, sous la plume du juge Rinfret (plus tard Juge en chef), a conclu, à la p. 454, que
[traduction] pour appliquer l’art. 7 [maintenant l’art. 27] « il ne suffit pas de dire qu’une idée nous est venue à l’esprit; il faut au moins avoir donné à cette idée une forme définie et pratique avant de pouvoir dire qu’un procédé a été inventé ». [Je souligne.]
Dans cette affaire, l’invention visée par la demande de brevet était un procédé de fabrication de ciment poreux. L’utilité du ciment poreux n’était pas contestée. Il s’agissait de savoir comment le fabriquer et qui était l’inventeur du procédé. En l’espèce, le Dr Horwitz a enseigné à tout le monde comment fabriquer l’AZT. Il s’agissait de savoir comment s’en servir utilement. Dans l’arrêt Ernest Scragg & Sons Ltd. c. Leesona Corp., [1964] R.C. de l’É. 649, le président Thorson a statué que, dans le cas où l’invention avait trait à un appareil ou à un procédé, il suffisait que l’appareil ait été construit ou que le procédé ait été utilisé réellement. Dans cette affaire, l’invention concernait des [traduction] « fils thermoplastiques et les méthodes utilisées pour les traiter » (p. 659). L’AZT avait été fabriqué et utilisé en 1964, mais non par Glaxo/Wellcome ni relativement au VIH/sida. L’invention visée par la demande de brevet en l’espèce concernait entièrement la nouvelle utilisation jusqu’alors inattendue. Glaxo/Wellcome cite également l’arrêt Owens‑Illinois Inc. c. Koehring Canada Ltd., [1980] A.C.F. no 927 (QL) (C.A.) (autorisation de pourvoi refusée, [1980] 2 R.C.S. ix). Cet arrêt portait sur une invention permettant de récolter et de façonner des arbres en pleine forêt. L’utilité de cette invention était évidente. L’invention même était la machine et son fonctionnement. Glaxo/Wellcome a également invoqué deux arrêts du Conseil privé à l’appui de la proposition selon laquelle [traduction] « aucune preuve de l’utilité n’est nécessaire pour qu’il y ait une invention » (mémoire, par. 45) : Permutit Co. c. Borrowman, [1926] 4 D.L.R. 285 (C.P.), et C.G.E. Co. c. Fada Radio Ltd., [1930] 1 D.L.R. 449 (C.P.). Dans aucun de ces cas l’utilité n’était mise en doute. Les affaires Permutit et Fada Radio concernaient respectivement un procédé d’adoucissement de l’eau et un appareil de syntonisation radiophonique. En pareils cas, des doutes peuvent planer au sujet du succès commercial de l’invention, mais l’utilité dans ce contexte s’entend de l’utilité aux fins revendiquées et non de l’acceptation commerciale.
55 En l’espèce, par contre, si l’utilité de l’AZT pour le traitement du VIH/sida avait été imprévisible au moment de la demande de brevet, les inventeurs n’auraient alors rien inventé ni rien eu à offrir à la population, si ce n’est des vœux pieux, en échange d’un monopole de 17 ans.
56 Lorsque la nouvelle utilisation est l’élément essentiel de l’invention, l’utilité requise pour qu’il y ait brevetabilité (art. 2) doit, dès la date de priorité, être démontrée ou encore constituer une prédiction valable fondée sur l’information et l’expertise alors disponibles. Si un brevet qu’on a tenté d’étayer par une prédiction valable est par la suite contesté, la contestation réussira si, comme l’a affirmé le juge Pigeon dans l’arrêt Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108, p. 1117, la prédiction n’était pas valable à la date de la demande ou si, indépendamment du caractère valable de la prédiction, « [i]l y a preuve de l’inutilité d’une partie du domaine visé ».
3. Les limites de la prédiction valable
57 Selon la preuve retenue par le juge de première instance, Glaxo/Wellcome possédait, le 16 mars 1985, assez de renseignements au sujet de l’AZT et de son action sur le VIH dans des cellules humaines pour prédire valablement que l’AZT serait utile dans le traitement et la prophylaxie du VIH/sida chez l’être humain. Dans la mesure où ses revendications excédaient les limites à l’intérieur desquelles la prédiction demeurait valable (par exemple, la revendication concernant le traitement des rétrovirus humains autres que le VIH), la Cour fédérale les a invalidées à bon droit.
58 Même s’il ne considérait pas que la règle de la « prédiction valable » s’appliquait à ce type d’affaire, le juge de première instance semble néanmoins l’avoir appliquée lorsqu’il a décidé, aux par. 108 et suivants, que les revendications n’excédaient pas la portée de l’invention. Il semble également l’avoir appliquée lorsqu’il a confirmé la validité des revendications du brevet relatives à la prophylaxie et au traitement. Au paragraphe 292, il a souligné, à cet égard, qu’« il n’est pas nécessaire, en droit canadien des brevets, de démontrer l’utilité d’une invention ni de la réaliser sous une forme pratique » (je souligne). L’omission de démontrer l’utilité n’élimine pas la nécessité d’une prédiction valable.
59 La règle de la prédiction valable semble avoir son origine dans un commentaire de lord MacDermott dans l’arrêt May & Baker Ltd. c. Boots Pure Drug Co. (1950), 67 R.P.C. 23 (H.L.), p. 50 (où il a cependant décidé qu’elle ne s’appliquait pas compte tenu des faits). Cette règle était liée à l’exigence que les revendications soient [traduction] « honnêtement fondées » sur la divulgation contenue dans le brevet : In re I. G. Farbenindustrie A. G.’s Patents (1930), 47 R.P.C. 289 (Ch. D.), p. 322‑323. Le principe du [traduction] « fondement honnête » a par la suite été explicitement incorporé en Angleterre dans la Patents Act, 1949 (R.-U.), 1949, ch. 87, par. 4(3) et al. 32(1)i). Bien que ces dispositions particulières aient été abrogées en 1977, le principe du « fondement honnête » semble toujours s’appliquer en droit britannique des brevets; voir lord Hoffmann dans l’arrêt Biogen Inc. c. Medeva PLC, [1997] R.P.C. 1 (H.L.).
60 Dans la décision Olin Mathieson Chemical Corp. c. Biorex Laboratories Ltd., [1970] R.P.C. 157 (Ch. D.), le juge Graham a grandement contribué à donner forme et substance à la règle de la « prédiction valable ». Dans cette affaire, le principe est ainsi formulé, à la p. 182 :
[traduction] S’il est vraiment possible, compte tenu de la preuve, de faire une prédiction valable concernant un certain domaine, il serait donc raisonnable, à première vue, que le breveté puisse formuler une revendication en conséquence . . .
61 Cette règle a été expressément admise dans notre droit dans l’arrêt Monsanto, précité. Dans cette affaire, notre Cour était saisie d’un brevet comportant des revendications relatives à de nombreux composés chimiques censés inhiber la vulcanisation prématurée du caoutchouc, mais seulement trois des composés revendiqués avaient réellement été préparés et testés avant la date du dépôt de la demande. L’examinateur a rejeté les revendications concernant les composés non testés, affirmant que [traduction] «des revendications générales de produits doivent s’appuyer pleinement sur un nombre suffisant d’exemples [testés]» (p. 1111). Ce rejet a été confirmé par la Commission d’appel des brevets et la Cour fédérale, mais notre Cour l’a infirmé pour le motif que l’« architecture des composés chimiques » n’était plus un mystère, mais pouvait, jusqu’à un certain point, faire l’objet d’une prédiction valable. Le juge Pigeon écrivait ainsi, aux p. 1118-1119 :
Quoique le rapport de la Commission soit très long, en définitive tout ce qu’il dit au sujet de la revendication 9, après avoir énoncé le principe avec lequel je suis d’accord, c’est qu’une revendication doit se limiter à l’étendue de la prédiction valable et que « nous ne sommes pas convaincus que trois exemples spécifiques soient suffisants ». Rien ne dit pourquoi trois ne suffisent pas. À mon avis, c’est là ne donner aucune raison dans un domaine qui n’en est pas un de spéculation mais de science exacte. Nous ne sommes plus à l’époque où l’architecture des composés chimiques était un mystère. Grâce aux techniques modernes, les chimistes sont aujourd’hui capables de déterminer exactement la disposition de tous les atomes dans des molécules très complexes. Il devient donc possible de préciser, comme cela a été fait dans Olin Mathieson, la position exacte d’un radical donné, et de relier cette position à une activité particulière. Il devient alors aussi possible de prévoir l’utilité d’une substance renfermant un tel radical. [Je souligne.]
62 Le juge Pigeon a estimé convaincant un courant de jurisprudence britannique en matière de brevet, comprenant les arrêts de la Chambre des lords May & Baker, précité, et Mullard Radio Valve Co. c. Philco Radio and Television Corp. (1936), 53 R.P.C. 323, ainsi que la décision Olin Mathieson, précitée, de la Division de la chancellerie. Aux pages 1116‑1117 de l’arrêt Monsanto, le juge Pigeon a adopté un certain nombre des propositions formulées par le juge Graham, dans la décision Olin Mathieson, qui portait sur l’ensemble des revendications concernant certains dérivés chimiques destinés à servir de médicament tranquillisant :
[traduction] Où donc doit‑on tracer la ligne entre une revendication qui va au‑delà de l’objet et une qui coïncide avec lui? À mon avis, sir Lionel a correctement tracé cette ligne lorsqu’il a fort utilement déclaré, dans les termes cités plus haut, que cela dépend s’il est possible de faire une prédiction valable. S’il est possible pour le breveté de faire une prédiction valable et de formuler une revendication qui ne dépasse pas les limites à l’intérieur desquelles la prédiction demeure valable, il en a alors le droit. Bien sûr, en agissant ainsi il prend le risque qu’un défendeur soit en mesure de démontrer que sa prédiction n’est pas valable ou que certains corps compris dans les termes qu’il a utilisés sont inutiles ou [déjà connus] ou évidents ou qu’une promesse quelconque qu’il a faite dans son mémoire descriptif est fausse sous un aspect important; mais si, devant une contestation, il échappe à ce risque, sa revendication ne va pas au‑delà de l’objet révélé par la divulgation, elle est honnêtement fondée sur celle‑ci sous cet aspect et elle est valide. [Je souligne.]
Faisant sienne cette formulation admirablement concise, le juge Pigeon a tiré la conclusion suivante, à la p. 1117 :
Si j’ai cité de nouveau le passage cité par la Commission [d’appel des brevets], c’est que je suis d’avis que la dernière phrase est importante parce qu’elle indique clairement ce que l’on entend par « prédiction valable ». Il ne peut s’agir d’une certitude puisqu’elle n’exclut pas tout risque qu’une partie du domaine visé puisse se révéler inutile. Le critère formulé par le juge Graham me paraît donc présenter seulement deux motifs possibles pour rejeter des revendications comme celles en litige.
1. Il y a preuve de l’inutilité d’une partie du domaine visé;
2. Ce n’est pas une prédiction valable. [Je souligne.]
63 La Cour d’appel fédérale a subséquemment appliqué la règle de la « prédiction valable » dans le contexte d’un brevet pour un produit pharmaceutique, dans l’arrêt Ciba‑Geigy Ag. c. Canada (Commissaire des brevets), [1982] A.C.F. no 425 (QL). Dans cet arrêt, le juge en chef Thurlow a confirmé la validité de revendications concernant des produits et des procédés se rapportant à certaines « nouvelles amines » utiles pour traiter les maladies cardiaques, mais il a formulé la réserve selon laquelle il se peut que ce qui est prévisible sur le plan chimique ne le soit pas sur le plan pharmacologique (au par. 8) :
Il me semble que la prévisibilité d’un résultat donné soit essentiellement une question de fait, même si dans certains cas ce peut être une question de notoriété publique. En ce qui concerne les réactions chimiques, ce qui précède indique clairement que la connaissance qu’ont les chimistes de la prévisibilité des réactions chimiques a fait d’immenses progrès au cours des cinquante années qui ont suivi la décision Chipman Chemicals Ltd. v. Fairview Chemicals Co. Ltd., [1932] R.C. de l’É. 107. Cependant, il ne faut pas confondre la prévisibilité des réactions chimiques et la prévisibilité des effets pharmacologiques et de l’utilité pharmacologique des nouvelles substances. [Je souligne.]
64 Le juge en chef Thurlow n’établissait pas une règle de droit voulant que l’utilité pharmacologique ne soit pas prévisible parce que, comme il l’a dit, la prévisibilité est « essentiellement une question de fait ». Tout dépendra de la preuve. Par exemple, dans l’arrêt Beecham Group Ltd. c. Bristol Laboratories International S.A., [1978] R.P.C. 521 (H.L.), les revendications concernant une pénicilline semi‑synthétique ont été invalidées parce qu’elles n’étaient guère plus que l’annonce d’un projet de recherche (p. 570). Dans cette affaire, lord Diplock a affirmé, à la lumière des faits, à la p. 579 :
[traduction] En l’espèce, il existe une preuve accablante qu’il n’est pas encore possible de prédire à l’avance quels seront, le cas échéant, les avantages thérapeutiques particuliers que présentera une pénicilline fabriquée selon une formule particulière. Le seul moyen de le savoir est de la fabriquer et de découvrir ses caractéristiques thérapeutiques en la soumettant à des tests in vitro et in vivo poussés.
65 Cependant, lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le juge de première instance reconnaît, à la lumière de la preuve, que les inventeurs pouvaient, en réalité, prédire valablement qu’un composé déjà connu (l’AZT) aurait une utilité jusqu’alors inattendue dans le traitement et la prophylaxie du VIH/sida, leur divulgation de « l’invention » constitue alors (et alors seulement) une véritable contrepartie pour les avantages monopolistiques qu’ils sollicitent.
66 La règle de la « prédiction valable » établit un équilibre entre l’intérêt public à ce que les inventions nouvelles et utiles soient divulguées rapidement, même avant qu’on en ait vérifié l’utilité par des tests (ce qui peut prendre des années dans le cas des produits pharmaceutiques), et l’intérêt public qu’il y a à éviter d’encombrer le domaine public de brevets inutiles et de consentir un monopole pour une désinformation.
4. Le rejet par le juge de première instance de l’argument de la « prédiction valable » dans la présente affaire
67 Le juge de première instance a conclu que la règle de la prédiction valable ne s’appliquait pas en l’espèce parce qu’à son avis elle porte sur la question des tests et non pas sur celle de l’utilité. Ainsi, l’absence de tests confirmant l’utilité potentielle de certains composés n’a pas été jugée fatale (du fait que les résultats pouvaient être prédits valablement) dans l’arrêt Monsanto même et dans l’arrêt Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett‑Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555. Dans ces affaires, la règle a été appliquée pour permettre aux inventeurs d’inférer de l’utilité d’une invention prouvée l’utilité de composés chimiques équivalents. « Aussi », de conclure le juge de première instance, « c’est à tort qu’on invoque la [règle] de la prédiction valable lorsque la véritable cause d’invalidité est non pas l’inutilité, mais l’insuffisance des tests » (par. 99).
68 Par contre, la Cour d’appel a estimé que la règle de la prédiction valable était inutilement stricte. Le juge Sexton, à l’opinion duquel le juge Rothstein a expressément souscrit sur ce point, a affirmé ceci, au par. 50 :
D’après moi, la décision de notre Cour dans l’affaire Ciba‑Geigy consacre la proposition selon laquelle même si une invention constitue une spéculation à la date de priorité revendiquée dans le brevet, le brevet ne sera pas invalide si cette spéculation se révèle valide à l’époque de la contestation du brevet.
69 En toute déférence, j’estime que le législateur a voulu obtenir plus que des spéculations en échange du monopole que confère un brevet (question qui sera approfondie plus loin). Par ailleurs, je ne crois pas, en toute déférence, que la règle de la prédiction valable ait seulement la portée étroite que lui a attribuée le juge de première instance. Dès qu’on reconnaît que, dans des circonstances appropriées, il est possible de prédire l’utilité avant d’avoir effectué des tests complets (sur des composés chimiques ou d’autres composés non testés), il semble n’y avoir, en principe, aucune raison de ne pas appliquer la règle de façon plus générale, compte tenu évidemment de la preuve d’expert. Il n’y a pas de doute qu’il faut se garder d’appliquer la règle de la prédiction valable de manière abusive et de la diluer au point d’inclure les vœux pieux ou les simples spéculations. La population a droit à un solide enseignement en contrepartie des droits conférés par un brevet.
5. Les exigences de la règle de la « prédiction valable »
70 La règle de la prédiction valable comporte trois éléments. Premièrement, comme c’est le cas en l’espèce, la prédiction doit avoir un fondement factuel. Dans les arrêts Monsanto et Burton Parsons, les composés testés constituaient le fondement factuel, mais d’autres faits peuvent suffire selon la nature de l’invention. Deuxièmement, à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité. Dans les arrêts Monsanto et Burton Parsons, le raisonnement reposait sur la connaissance de l’« architecture des composés chimiques » (Monsanto, p. 1119), mais là encore, d’autres raisonnement peuvent être légitimes selon l’objet de l’invention. Troisièmement, il doit y avoir divulgation suffisante. Normalement, la divulgation est suffisante si le mémoire descriptif explique d’une manière complète, claire et exacte la nature de l’invention et la façon de la mettre en pratique : H. G. Fox, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions (4e éd. 1969), p. 167. En général, il n’est pas nécessaire que l’inventeur fournisse une explication théorique de la raison pour laquelle l’invention fonctionne. Le lecteur pragmatique est uniquement intéressé de savoir que l’invention fonctionne et comment la mettre en pratique. Dans ce type d’affaire, toutefois, la prédiction valable est, jusqu’à un certain point, la contrepartie que le demandeur offre pour le monopole conféré par le brevet. Il n’y a pas lieu en l’espèce de se prononcer sur la divulgation particulière requise à ce sujet, parce que les faits sous‑jacents (les données résultant des tests) et le raisonnement (l’effet bloquant sur l’élongation de la chaîne) étaient effectivement divulgués et que cette divulgation n’est pas devenue un sujet de controverse entre les parties. En conséquence, je ne m’y attarderai pas davantage.
71 Il vaut la peine de répéter que la question de savoir si la prédiction est valable est une question de fait. Il faut présenter, comme on l’a fait en l’espèce, une preuve de ce qui était connu ou inconnu à la date de priorité. Tout dépendra, dans chaque cas, des particularités de la discipline en cause. En l’espèce, les conclusions de fait nécessaires à l’application de la règle de la « prédiction valable » ont été tirées et j’estime que les appelantes n’ont pas démontré l’existence d’une erreur dominante ou manifeste.
72 Le 1er mars 1985, Glaxo/Wellcome a reçu du NIH les résultats cruciaux des tests in vitro effectués sur l’AZT pour en vérifier l’action sur le VIH dans une lignée cellulaire humaine. Ces résultats, conjugués aux données que Glaxo/Wellcome avait elle‑même obtenues au sujet de l’AZT, grâce notamment aux tests effectués sur des souris, constituaient un fondement factuel. Le juge de première instance a estimé que la connaissance qu’avait Glaxo/Wellcome du mécanisme de reproduction d’un rétrovirus et de l’« effet bloquant [de l’AZT] sur l’élongation de la chaîne », divulgués dans le brevet, fournissait le raisonnement nécessaire pour établir l’utilité de l’invention à la date de la demande de brevet britannique, soit le 16 mars 1985, qui est également la date de priorité à utiliser afin d’évaluer l’invention pour les besoins du brevet canadien. Même si le juge de première instance n’a pas exactement appliqué la règle de la « prédiction valable », son raisonnement et la décision qu’il a rendue en définitive concordent parfaitement avec l’application de cette règle.
6. Les conclusions fondamentales du juge de première instance
73 Le juge de première instance a confirmé la validité de la revendication en cause pour les motifs suivants :
(i) Glaxo/Wellcome disposait de renseignements concernant les paramètres toxicologiques, pharmacocinétiques et pharmacologiques de l’AZT, compilés dans un document interne daté du 12 décembre 1984 et connu sous le nom de « rapport Wise‑Burchall » (par. 116 et 177). Elle disposait également des résultats de certains tests préliminaires effectués sur l’alpha‑ADN polymérase de la cellule humaine HeLa (par. 118).
(ii) L’expérience que Glaxo/Wellcome avait d’autres analogues nucléosidiques indiquait que l’AZT serait probablement administré par voie buccale, de sorte qu’il pourrait se prêter à une thérapie prolongée (par. 177).
(iii) En 1984, Glaxo/Wellcome savait que
1) les composés de la catégorie des analogues nucléosidiques pouvaient bloquer l’élongation de la chaîne dans des réactions mettant en cause l’ADN polymérase;
2) l’inhibition de la transcriptase inverse du VIH‑I prévenait la rétrotranscription du génome viral de l’ARN à l’ADN et prévenait ainsi l’intégration du génome du virus dans le génome de l’hôte;
3) le MLV et le VIH étaient tous deux des rétrovirus;
4) Glaxo savait en novembre‑décembre 1984 que l’AZT pouvait inhiber la réplication [de deux souches de rétrovirus dans des cellules de souris]. [par. 249]
(iv) Dès qu’elle eut reçu, en février 1985, les résultats des tests in vitro effectués par le NIH, Glaxo/Wellcome savait que l’AZT inhibe la réplication du VIH dans une lignée cellulaire humaine, même si les tests avaient été effectués in vitro plutôt qu’in vivo. Le juge de première instance a tiré la conclusion suivante : « les tests in vitro peuvent convenir lorsque, dans le domaine en cause, ils sont acceptés comme présentant une corrélation suffisante avec l’utilité in vivo chez l’homme. À ce titre, les tests in vitro portant sur des cellules humaines peuvent suffire si leurs résultats sont jumelés à d’autres données, par exemple à des résultats positifs obtenus avec d’autres analogues nucléosidiques dans des études ou dans des épreuves permettant de déterminer si le médicament présente une toxicité faible ou nulle même à des doses relativement élevées » (par. 179).
(v) Selon le juge de première instance, « ajoutés à tous les éléments de preuve présentés et examinés dans la présente instance, ces résultats font passer l’invention de la sphère de la croyance à la sphère de l’invention complète » (par. 185).
74 Le juge de première instance fait l’affirmation suivante, au par. 186 de son jugement : « Par conséquent, je conclus qu’au 16 mars 1985 les revendications répondaient, sous réserve du critère de l’évidence, aux exigences de l’art. 2 de la Loi et qu’elles n’allaient pas au‑delà de l’invention alléguée. L’idée, l’hypothèse ou la théorie avait, à cette date, pris une forme définie et pratique ».
75 Ces constatations étayent une conclusion de prédiction valable. Le juge de première instance a décidé que les inventeurs possédaient et divulguaient dans le brevet les données factuelles sur lesquelles pouvait reposer une prédiction et le raisonnement (l’effet bloquant sur l’élongation de la chaîne) leur permettant de faire une prédiction valable au moment où ils ont déposé leur demande de brevet.
76 Les prédictions, même celles qui sont valables, ne se révèlent pas toutes exactes. Si la prédiction de Glaxo/Wellcome s’était, par la suite, révélée erronée, le brevet aurait été invalidé pour défaut d’utilité. Mais comme le juge Pigeon l’a fait remarquer dans l’arrêt Monsanto, précité, p. 1116, au sujet de l’arrêt Société des usines chimiques Rhône‑Poulenc c. Jules R. Gilbert Ltd., [1968] R.C.S. 950, « bien que les substances inutiles n’aient pas été testées, le véritable motif de la non‑validité était qu’elles étaient inutiles, non qu’elles n’avaient pas été testées avant le dépôt de la demande de brevet ».
77 Les appelantes contestent la conclusion du juge de première instance. Dans leur mémoire (mais non dans leur plaidoirie), elles allèguent que l’utilité doit être démontrée au moyen d’essais cliniques préalables sur des êtres humains, établissant la toxicité, les caractéristiques métaboliques, la biodisponibilité et d’autres éléments. Ces facteurs sont conformes à ce que la présentation d’une drogue nouvelle doit comporter pour que le ministre de la Santé puisse en évaluer l’« innocuité » et l’« efficacité ». Voir maintenant le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870, par. C.08.002(2), modifié par DORS/95-411, par. 4(2), qui prévoit notamment :
La présentation de drogue nouvelle doit contenir suffisamment de renseignements et de matériel pour permettre au ministre d’évaluer l’innocuité et l’efficacité de la drogue nouvelle . . .
Les conditions préalables en matière de preuve que doit remplir le fabricant qui souhaite commercialiser une drogue nouvelle visent un objectif différent de celui visé par le droit des brevets. Dans le premier cas, on parle d’innocuité et d’efficacité alors que, dans le deuxième cas, il est question d’utilité, mais dans le contexte de l’inventivité. De par sa nature, la règle de la prédiction valable présuppose l’existence d’autres travaux à accomplir.
C. La théorie de la validation après coup soumise par Glaxo/Wellcome
78 Glaxo/Wellcome soutient que, parce qu’il s’est avéré par la suite que l’AZT avait des propriétés thérapeutiques et prophylactiques (limitées dans ce dernier cas), sa prédiction était forcément valable, et elle ajoute qu’il y a lieu de confirmer la validité du brevet pour ce motif. Cet argument présuppose que, pour établir l’utilité de l’invention, il faut vérifier l’état des connaissances à la date déterminante qui est celle à laquelle le brevet est contesté — même s’il peut arriver qu’il soit contesté plusieurs années après sa délivrance — et non celle à laquelle la demande de brevet est déposée. En l’espèce, la demande de brevet a été déposée en 1986 et le brevet a été délivré en 1988. Le procès n’a eu lieu qu’en 1997, soit presque une décennie après la délivrance du brevet canadien pour l’AZT.
79 La Cour d’appel fédérale a accepté la théorie de la validation « après coup », au par. 51 :
En d’autres termes, tant qu’un inventeur peut démontrer l’utilité ou une prédiction valable à l’époque où le brevet est contesté, le brevet ne sera pas invalidé pour défaut d’utilité. L’utilité doit être établie au moment où le commissaire des brevets exige qu’elle soit démontrée ou, dans le cadre de procédures judiciaires, quand la validité du brevet est contestée pour ce motif.
80 En toute déférence, j’estime que l’argument de Glaxo/Wellcome n’est conforme ni à la Loi (où la preuve de l’utilité requise n’est pas différée aléatoirement au moment où cette preuve pourrait être exigée) ni à la politique en matière de brevets (qui ne consiste pas à encourager l’accumulation de divulgations inutiles ou trompeuses). Si l’état du droit était différent, les grandes sociétés pharmaceutiques pourraient (sous réserve de considérations relatives aux coûts) adopter une approche tous azimuts en faisant breveter une multitude de composés chimiques à toutes sortes de fins souhaitables mais non réalisées, dans l’espoir que, comme à la loterie, un certain pourcentage des composés s’avéreront, par un heureux hasard, utiles aux fins revendiquées. Un tel système de brevets récompenserait la capacité de payer ainsi que l’ingéniosité des agents de brevets plutôt que celle des véritables inventeurs.
81 La Cour d’appel fédérale s’inquiétait de la possibilité éventuelle que des brevets fondés sur des « réactions instinctives et intuitives [combinées à des] réactions viscérales » soient invalidés dans un cas où l’ignorance considérée, à l’époque, comme une « prédiction valable » se révèle erronée et où on donne finalement raison à l’inventeur. La cour a cité l’exemple d’un brevet hypothétique pour l’aéroplane des frères Wright. Les « experts » croyaient peut-être tous que l’aéroplane ne volerait pas, mais il a volé. N’aurait‑il pas été illogique, s’est‑on demandé, d’invalider un brevet hypothétique pour une machine volante plus lourde que l’air, sur la foi d’une opinion scientifique erronée ayant cours à l’époque où les machines volantes n’existaient pas?
82 Le brevet hypothétique des frères Wright a trait à un produit nouveau et utile, plutôt qu’à une nouvelle utilisation d’un produit déjà connu (comme c’est le cas en l’espèce), mais il illustre quand même, selon moi, la faille que comporte l’argument de Glaxo/Wellcome. La seule idée d’une « machine volante plus lourde que l’air » n’est pas plus brevetable que ne le serait « n’importe quel moyen » « de faire repousser les cheveux d’un homme atteint de calvitie » (en italique dans l’original) : Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66, par. 32. Le brevet (même dans ce cas improbable) devrait préciser comment on a réussi à faire voler la machine. L’alinéa 34(1)b) de la Loi sur les brevets oblige le demandeur à exposer, dans le mémoire descriptif, « le mode de construction, de confection [. . .] ou d’utilisation d’une machine [. . .] dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art [. . .] de confectionner, construire [. . .] ou utiliser l’objet de l’invention ». Cela signifie que le brevet hypothétique des frères Wright devrait décrire, notamment, comment concevoir un plan de sustentation qui crée une « portance » en réduisant la pression de l’air sur la surface supérieure de l’aile au moment où l’air frappe l’aile, ainsi qu’un mode adéquat de locomotion aérienne. Si les éléments essentiels de la machine volante plus lourde que l’air étaient exposés avec assez de précision pour que le lecteur puisse fabriquer une machine capable de voler, il serait difficile de retenir l’« hypothèse » selon laquelle, une fois que la machine aurait volé, les experts continueraient de prétendre que la prédiction n’était pas valable. (Bien sûr, si la prédiction se révélait erronée, le brevet serait invalidé pour cause d’inutilité. Les dessins splendides de Léonard de Vinci indiquaient exactement comment fabriquer une machine de type « homme oiseau », mais cette machine n’a jamais permis, et n’aurait jamais pu permettre, à l’être humain de voler.)
83 Par ailleurs, si le brevet ne divulguait pas les éléments essentiels d’une machine volante plus lourde que l’air, de sorte que personne ne serait en mesure de « prédire valablement » que cet objet mal défini pourra ou ne pourra pas quitter le sol, le brevet serait alors invalidé à juste titre, même si, entre‑temps, les inventeurs avaient réussi à faire voler une machine quelconque. On revient au même point. La population a droit à un enseignement exact et utile en contrepartie du monopole que lui impose le brevet. Les revendications du brevet doivent être étayées par la divulgation. Les spéculations, même si elles s’avèrent justifiées après coup, ne constituent pas une contrepartie valable. Comme l’a souligné lord Mustill dans l’arrêt Genentech Inc.’s Patent, [1989] R.P.C. 147 (C.A. Angl.), p. 275 :
[traduction] Il y a de nombreuses années, un inventeur n’aurait pas pu faire breveter une machine volante plus lourde que l’air en couchant simplement l’idée sur papier, mais, de la même façon, le fait que l’idée pouvait être couchée d’avance sur papier ne permettait pas, en soi, d’exclure les droits d’une personne qui avait vraiment réussi à faire voler une telle machine.
84 La Cour d’appel fédérale a évoqué, à l’appui de son point de vue, les propos suivants du juge en chef Thurlow dans l’arrêt Ciba‑Geigy, précité, par. 7 :
. . . si ce qu’indique le mémoire descriptif du brevet était une simple spéculation ou une prédiction, il faut conclure, une fois que la spéculation ou la prédiction ont été confirmées, qu’elles étaient bien fondées au moment où elles ont été faites. Même au moment où elles ont été faites, il est probable qu’elles aient pu être considérées comme bien fondées.
Il est malheureux que le juge en chef Thurlow parle du même souffle de « spéculation ou prédiction » sans faire la différence entre ces deux notions. Les deux phrases, sorties de leur contexte, étayent dans une certaine mesure le point de vue que la Cour d’appel fédérale a adopté en l’espèce. Cependant, ces deux phrases sont situées dans un contexte. Le juge en chef Thurlow prétendait appliquer l’arrêt Monsanto, précité, et dans le passage qu’il tire de cet arrêt, le juge Pigeon souligne, à la p. 1119, l’importance primordiale, pour les besoins de l’analyse, du fait qu’il traite
[d’]un domaine qui n’en est pas un de spéculation mais de science exacte. Nous ne sommes plus à l’époque où l’architecture des composés chimiques était un mystère. [Je souligne.]
Là où le juge Pigeon veut en venir dans ses motifs, c’est qu’il existe un large écart entre la spéculation et la « science exacte », et que seule cette dernière peut permettre (ou non selon la preuve d’expert) de faire une prédiction valable. En outre, compte tenu des faits de l’arrêt Ciba‑Geigy lui‑même, le juge en chef Thurlow affirme, comme nous l’avons vu, que « [m]ême au moment où elles ont été faites, il est probable [que les spéculations] aient pu être considérées comme bien fondées [c’est‑à‑dire comme étant une prédiction valable] ». Dans le contexte général de la Loi sur les brevets, il existe également une bonne raison de rejeter la proposition selon laquelle la simple spéculation est suffisante, même lorsque cette spéculation s’avère exacte par la suite. Le demandeur ne mérite pas un brevet pour une quasi‑invention, dans le cas où la population obtient seulement une promesse selon laquelle une hypothèse pourrait s’avérer ultérieurement utile; cela aurait pour effet d’autoriser et d’inciter les demandeurs de brevet à réserver des idées intéressantes et à attendre que la science soit suffisamment avancée pour qu’elles puissent être réalisées. Le titulaire du brevet aurait alors un droit de propriété l’autorisant à empêcher autrui de fabriquer, vendre, exploiter ou améliorer cette idée, sans que la population bénéficie de quelque contrepartie utile.
85 Par conséquent, j’estime qu’il n’y a pas lieu de suivre l’arrêt Ciba‑Geigy dans la mesure où il préconise un point de vue contraire.
D. La revendication de Glaxo/Wellcome excédait‑elle la portée de son invention?
86 Les appelantes soutiennent que, même si Glaxo/Wellcome parvient à surmonter l’obstacle de la paternité de l’invention en ce qui concerne les propriétés thérapeutiques de l’AZT, rien dans le dossier ne permettait de prédire, valablement ou non, que l’AZT avait des propriétés prophylactiques. Les appelantes soulignent qu’en général le traitement concerne une infection déjà contractée, alors que la prophylaxie concerne, au départ, la prévention de la maladie.
87 Glaxo/Wellcome allègue que, non seulement sa prédiction était valable au moment où elle a été faite, mais encore que son exactitude a, depuis, été démontrée concrètement. Plus précisément, comme nous l’avons vu, il a été établi, quelques années après la délivrance du brevet, que l’AZT peut empêcher une femme enceinte de transmettre le VIH à son fœtus (et qu’il comporte ainsi, pourrait‑on prétendre, des propriétés prophylactiques pour le fœtus), et qu’il offre une certaine protection contre l’infection au VIH aux travailleurs de la santé piqués par des aiguilles infectées. Ces applications particulières n’ont pas été divulguées dans le brevet et elles étaient, semble‑t‑il, inconnues de Glaxo/Wellcome le 16 mars 1985. (Les appelantes nient qu’il s’agisse d’exemples de « prophylaxie ». Selon elles, ce sont deux exemples de traitement d’infection.) Fait intéressant, le brevet délivré pour l’AZT au Royaume‑Uni faisait état de propriétés thérapeutiques et de propriétés prophylactiques, alors que le brevet américain pour l’AZT — qui, aux États-Unis, a fait l’objet du litige que Glaxo/Wellcome invoque à l’appui de la validité de son brevet — ne parle que de traitement.
88 Même si l’argument des appelantes présente un certain intérêt sur le plan linguistique, il met trop l’accent sur la ligne de démarcation « très nette » qui existerait entre le traitement et la prophylaxie. Les dictionnaires ont tendance à considérer la prophylaxie comme un aspect du traitement :
Oxford English Dictionary (2e éd. 1989), vol. XII, p. 644
[traduction] Méd. Traitement préventif d’une maladie . . .
Black’s Medical Dictionary (39e éd. 1999), p. 446
[traduction] Traitement ou mesure visant à prévenir une maladie.
Dans le Butterworths Medical Dictionary (2e éd. 1978), p. 1385, figurent notamment les définitions suivantes :
[traduction]
Prophylaxie clinique (clinical prophylaxis). Prévention de l’apparition des signes et des symptômes de la maladie sans nécessairement éradiquer le facteur causal, par exemple, dans le cas du paludisme, au moyen de schizonticides.
Prophylaxie par médicament (drug prophylaxis). Administration de médicaments à titre de mesure préventive contre une infection, notamment le paludisme.
Prophylaxie par gamétocytocide (gametocidal prophylaxis). Administration de médicaments destinée à détruire les gamétocytes paludéens chez les individus.
Voir également le Dorland’s Illustrated Medical Dictionary (27e éd. 1988), p. 1365.
89 S’il est possible que le traitement « prophylactique » du paludisme retarde l’infection initiale, il semblerait approprié d’affirmer que la prophylaxie peut également comprendre la « prévention de l’apparition des signes et des symptômes de la maladie [sida] sans nécessairement éradiquer le facteur causal [VIH] ».
90 Le brevet lui‑même contient, sous la rubrique [traduction] « Prévention de l’infection au VIH », des renseignements concernant une expérience qui a permis de constater une « diminution du nombre de cellules infectées » en présence de l’AZT. Le brevet divulgue ensuite (comme nous l’avons vu) le mécanisme par lequel l’AZT prévient [traduction] « l’apparition des signes et des symptômes » du sida (et est donc prophylactique à l’égard du sida), notamment en « bloquant l’élongation de la chaîne » et en inhibant la transcriptase inverse du VIH :
[traduction] . . . on croit que c’est sous la forme triphosphate que la 3’‑azido‑3’‑désoxythymidine parvient à bloquer l’élongation de la chaîne dans le processus de rétrotranscription du VIH, comme en témoigne l’effet observé sur le virus de la myéloblastose aviaire et le virus de la leucémie murine de Moloney. Sous cette forme, elle inhibe également la transcriptase inverse du VIH in vitro, tout en ayant un effet négligeable sur l’activité de l’ADN polymérase humaine. [Je souligne.]
91 Le VIH comporte une période d’incubation pendant laquelle le virus est présent mais vulnérable. C’est cette caractéristique particulière que ciblait l’effet « bloquant sur l’élongation de la chaîne », que Glaxo/Wellcome connaissait et qu’elle a divulgué au moment de la demande de brevet, et qui a servi de fondement à sa prédiction que l’AZT aurait des propriétés prophylactiques. Dans ces circonstances, j’estime que les appelantes n’ont pas démontré que cette conclusion du juge de première instance était entachée d’une erreur manifeste et dominante.
92 Une autre raison m’incite à croire que nous ne devrions pas écarter trop rapidement la conclusion que l’on avait prédit valablement les avantages prophylactiques. Les appelantes cherchent à entraîner Glaxo/Wellcome dans une impasse. Si Glaxo/Wellcome n’avait pas expressément revendiqué des propriétés prophylactiques, les appelantes auraient pu tenter d’obtenir leur propre brevet en revendiquant des « propriétés [prophylactiques] jusqu’alors inconnues » (en invoquant l’arrêt Shell Oil, précité, p. 549), et en réduisant, par le fait même, le marché du traitement dont dispose Glaxo/Wellcome. Cette dernière n’aurait alors eu d’autre choix que de tenter de maintenir ses acquis relativement à son brevet en faisant valoir que les propriétés prophylactiques étaient déjà implicites (ou « évidentes ») dans son propre brevet en tant qu’aspects du traitement. Si les appelantes arrivaient légalement à commercialiser leur AZT à des fins dites prophylactiques, avec ou sans leur propre brevet, les fournisseurs de soins de santé soucieux des coûts utiliseraient probablement la version générique de l’AZT, au lieu de l’AZT beaucoup plus coûteux de Glaxo/Wellcome, pour traiter le VIH/sida sous toutes ses facettes et à toutes les étapes de son développement, ce qui entraînerait une diminution de la valeur commerciale du brevet de Glaxo/Wellcome. Par ailleurs, étant donné que Glaxo/Wellcome a tenté de se protéger en revendiquant des avantages prophylactiques, les appelantes adoptent maintenant la stratégie contraire et tentent de faire invalider le brevet en entier en faisant valoir que la revendication relative à la prophylaxie est invalide parce qu’elle excède la portée de l’invention, et que ses « visées ambitieuses » contribuent à invalider entièrement la combinaison de revendications relatives au « traitement et à la prophylaxie » et, de ce fait, à dépouiller le brevet de sa valeur commerciale. Déjà dans l’arrêt Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, p. 521, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) souscrivait à l’opinion selon laquelle « on devrait aborder le brevet “avec le souci judiciaire de confirmer une invention vraiment utile” ».
93 Compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, je juge valable la prédiction de Glaxo/Wellcome selon laquelle l’effet « bloquant sur l’élongation de la chaîne », divulgué dans le mémoire descriptif du brevet, aurait une application en matière de prophylaxie et de traitement de l’infection contractée. Le commissaire en a décidé ainsi et les tribunaux d’instance inférieure ont confirmé sa décision d’accepter à la fois les revendications concernant le traitement et celles concernant la prophylaxie. Il incombait aux appelantes d’établir l’invalidité du brevet, et non à Glaxo/Wellcome d’en établir la validité. Je suis d’accord avec le juge de première instance et la Cour d’appel fédérale pour dire que les appelantes ne se sont pas acquittées de ce fardeau.
E. Glaxo/Wellcome a‑t‑elle eu tort de ne pas attribuer également au NIH la paternité de l’invention?
94 Les appelantes soutiennent que les Drs Broder et Mitsuya étaient des « coïnventeurs » et qu’ils auraient dû être désignés comme tels dans le brevet. Pour que cet argument joue en faveur des appelantes (par opposition aux Drs Broder et Mitsuya), celles‑ci doivent en outre établir que cette omission constituait une déclaration inexacte « importante » qui était « volontairement faite pour induire en erreur ». Si tel était le cas, le brevet serait nul conformément au par. 53(1) de la Loi sur les brevets.
95 Il existe toutes sortes d’inventeurs. Dès 1831, le London Journal of Arts and Sciences faisait remarquer (en postulant le genre masculin, conformément sans doute à la pratique courante de l’époque) :
[traduction] Les inventeurs utiles se divisent en trois catégories : les premiers sont des génies capables de produire des inventions importantes comportant la conception complète de nouvelles machines ou la modification de machines existantes, ainsi que l’organisation de processus et des systèmes de fonctionnement nouveaux ou complexes. Ces hommes sont très rares.
Les seconds sont des hommes qui n’ont pas l’imagination et l’intelligence suffisantes pour concevoir des nouveaux systèmes ou des modifications majeures et pour agencer les moyens de les réaliser, mais qui sont capables d’apporter des améliorations sensibles ou des modifications partielles à des machines et à des systèmes existants. Ils forment une catégorie très importante.
La troisième catégorie est composée d’hommes qui n’ont pas beaucoup d’imagination et d’originalité de pensée, mais qui démontrent une certaine ingéniosité qu’ils peuvent appliquer aux choses qu’il viennent à observer, et qui possèdent la dextérité nécessaire pour réaliser correctement et exactement ce qu’ils conçoivent.
. . . Heureusement, cette catégorie est très vaste et regroupe l’ensemble des gens œuvrant dans le domaine de la mécanique — du fabricant et de l’ingénieur jusqu’au simple travailleur. Ces hommes sont des experts en mécanique qui ne sont jamais à court de moyens pour résoudre les moindres problèmes concrets qui surviennent dans le cadre de leurs activités et qui inventent constamment ces petits riens dont ils ont besoin dans l’immédiat.
(Cité dans Godson on Patents (2e éd. 1851), p. 33‑34.)
96 L’expression « paternité de l’invention » n’est pas définie dans la Loi, et sa définition doit, par conséquent, être inférée de divers articles. Par exemple, la définition du mot « invention », à l’art. 2, nous permet d’inférer que l’inventeur est la personne ou les personnes qui ont conçu la réalisation, le procédé, la machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, « présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité ». Par conséquent, la question qu’il faut se poser en définitive est la suivante : Qui est l’auteur de l’idée originale?
97 Aux termes du par. 34(1), il faut à tout le moins qu’au moment du dépôt de la demande de brevet, le mémoire descriptif « décri[ve] d’une façon exacte et complète l’invention [. . .] qui permett[e] à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention [. . .] [d’]utiliser l’objet de l’invention ». Il ne suffit donc pas d’avoir une bonne idée (ou, pour reprendre l’expression utilisée dans l’arrêt Christiani, précité, p. 454, [traduction] « de dire qu’une idée nous est venue à l’esprit »); cette idée lumineuse doit prendre « une forme définie et pratique » (ibid.). Il va sans dire que, dans l’intervalle qui sépare la conception et la brevetabilité, l’inventeur peut avoir recours aux services d’autres personnes qui peuvent être très compétentes, mais ces autres personnes ne seront des coïnventeurs que si elles ont participé à la conception de l’invention plutôt qu’à sa vérification. Comme le juge Jenkins le fait remarquer dans l’affaire May & Baker Ltd. c. Ciba Ltd. (1948), 65 R.P.C. 255 (Ch. D.), p. 281, la [traduction] « découverte des qualités utiles », que doit avoir une invention, [traduction] « doit être faite par l’inventeur, par opposition à la simple vérification par ce dernier de prédictions antérieures ».
98 Plus récemment, dans la décision Henry Brothers (Magherafelt) Ltd. c. Ministry of Defence and the Northern Ireland Office, [1997] R.P.C. 693 (Pat. Ct.), le juge Jacob a répondu de la manière suivante à l’argument voulant qu’une invention puisse être divisée en contributions et en brevets délivrés en conséquence (à la p. 706) :
[traduction] Je ne crois pas qu’on ait raison de diviser la revendication d’une invention qui est une combinaison d’éléments, pour ensuite tenter d’identifier l’auteur de chaque contribution. J’estime qu’il faut se poser une question plus fondamentale. On doit chercher à déterminer qui a essentiellement effectué la combinaison. Qui est l’auteur de l’idée originale, à savoir la combinaison? [Je souligne.]
99 La distinction entre la conception et la vérification est compatible avec la doctrine et la jurisprudence canadiennes, notamment Fox, op. cit., p. 225; Kellogg Co. c. Kellogg, [1942] R.C. de l’É. 87, p. 97; Ernest Scragg & Sons Ltd., précité, p. 676-677; H. Fisher et R. S. Smart, Canadian Patent Law and Practice (1914), p. 27‑29. La ligne de démarcation n’est peut‑être pas claire dans la décision Gerrard Wire Tying Machines Co. of Canada c. Cary Manufacturing Co., [1926] R.C. de l’É. 170, où on cite l’ouvrage américain Walker on Patents, à la p. 186 :
[traduction] Un brevet délivré à des coïnventeurs n’est pas non plus invalidé par le fait que l’un d’eux seulement a perçu au départ la forme rudimentaire des éléments et la possibilité de les adapter pour atteindre le résultat souhaité. En fait, la conception du dispositif dans son entier peut être l’œuvre d’un seul, mais si l’autre fait des suggestions valables sur le plan pratique qui aident à réaliser l’idée principale ou à la mettre à exécution, ou s’il apporte à l’ensemble de l’invention une contribution indépendante qui aide à réaliser le tout, il est un coïnventeur même si sa contribution est peu importante.
Je souscrit à cet extrait dans la mesure où il laisse entendre qu’un individu qui aide à réaliser l’idée originale peut être un coïnventeur sans être le principal auteur de cette idée. Toutefois, dans la mesure où il peut être interprété comme englobant parmi les inventeurs ceux qui aident à compléter l’invention, mais qui consacrent leur ingéniosité à la vérification plutôt qu’à la réalisation de l’idée originale, je ne puis, en toute déférence, y souscrire pour les motifs déjà exposés.
100 Le juge Wetston a conclu, au par. 224, que « l’utilité revendiquée n’a pu être confirmée sans la participation importante et directe [du] NIH. » C’est exact, mais en toute déférence, il ne s’agit pas là du critère applicable. Si Glaxo/Wellcome avait prédit valablement que l’AZT pourrait guérir la nausée résultant de l’état d’apesanteur dans l’espace, elle aurait peut-être besoin de la NASA et de tous ses experts de l’aérospatiale pour « établir » l’utilité du médicament, ce qui ne ferait pas pour autant de la NASA un coïnventeur.
101 Il est évident que les Drs Broder et Mitsuya du NIH ont contribué à fournir la preuve cruciale dont dépendait la « prédiction valable » de l’utilité de l’AZT. Cependant, ils n’étaient pas les auteurs de l’idée originale. Ils ont effectué leur enquête en faisant preuve d’une compétence et d’une expertise extraordinaires, mais, à mon avis, le fait qu’ils aient effectué des tests en aveugle sur un composé chimique qu’ils n’avaient pas découvert et que, contrairement à Glaxo/Wellcome, ils n’avaient apparemment jamais expérimenté, n’exigeait pas qu’ils soient désignés comme étant des coïnventeurs.
102 Nul doute que la lignée cellulaire ATH8 conçue par les Drs Broder et Mitsuya du NIH était originale et qu’elle offrait un cadre d’essais que Glaxo/Wellcome ne pouvait pas reproduire dans ses locaux. Comme nous l’avons vu, ceux‑ci ont obtenu un brevet pour cette réalisation. Cependant, les titulaires d’un brevet pour une invention utile pour effectuer des tests ne deviennent pas, en raison des tests qu’ils ont effectués au moyen de cette invention, des coïnventeurs de chaque idée valable ainsi testée.
103 Les Drs Broder et Mitsuya ne sont pas à l’origine de l’idée que l’AZT pourrait être utile au traitement et à la prophylaxie du VIH, bien qu’ils aient participé aux recherches de grande envergure consacrées à la découverte d’un tel médicament. Comme nous l’avons vu, ils ont tout d’abord cru que le médicament codé envoyé par Glaxo/Wellcome était de la suramine, composé auquel le NIH s’intéressait depuis longtemps dans le cadre de ses recherches sur le VIH, mais qui agissait peu sur l’être humain. Le juge de première instance a affirmé que « [l]e travail que les Drs Broder et Mitsuya effectuaient sur la suramine [au] NIH en faisait des candidats tout désignés pour cette recherche » (par. 202), mais cette affirmation, me semble‑t‑il, démontre la faiblesse de leur prétention. Le NIH disposait de l’un des meilleurs laboratoires d’essais au monde mais, jusqu’alors, il n’avait pas été en mesure de découvrir un composé chimique permettant de contrer le VIH. Leur candidate cinq‑étoiles, la suramine, s’était révélée décevante.
104 La Cour d’appel a mentionné expressément le témoignage du Dr Mitsuya selon lequel, en 1984 et 1985, il croyait que les didésoxynucléosides, dont fait partie l’AZT, [traduction] « étaient probablement nocifs pour les cellules humaines » (par. 38, note 33) et donc « trop toxiques pour être utilisés dans le traitement de maladies humaines » (par. 38). Par conséquent, le succès de l’AZT doit l’avoir étonné.
105 Il est facile de comprendre la frustration ressentie par les Drs Broder et Mitsuya qui, avec leurs collègues du NIH, ont jugé nécessaire d’envoyer au New York Times, le 20 septembre 1989, une lettre plutôt amère dans laquelle ils se plaignaient de l’ingratitude dont Glaxo/Wellcome avait fait preuve à l’égard de l’immense contribution du NIH :
[traduction] Les scientifiques du gouvernement ont, de maintes façons, permis qu’un médicament déjà connu de la population, mais sans utilité médicale, devienne concrètement une nouvelle forme de thérapie contre le sida. Vraisemblablement, aucune société pharmaceutique n’aurait pu trouver un meilleur partenaire que le gouvernement pour mettre au point un nouveau produit. Nous pensons que, du début à la fin, la mise au point de ce médicament dans le délai record de deux ans aurait été impossible sans l’apport significatif des scientifiques et de la technologie du gouvernement.
106 Cependant, dans les circonstances, je souscris à l’opinion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle, aussi importante qu’ait été la contribution des Drs Broder et Mitsuya à l’avancement de la science, ils n’étaient pas des coïnventeurs du brevet en cause.
F. Importance de la paternité conjointe de l’invention
107 Le juge de première instance a conclu que les Drs Broder et Mitsuya étaient des coïnventeurs, mais que l’omission de leur nom dans le brevet ne constituait pas une déclaration inexacte importante qui justifierait l’invalidation du brevet. En tirant de cette conclusion, il a mentionné l’observation du juge Addy dans la décision Cie Procter & Gamble c. Bristol‑Myers Canada Ltd., [1978] A.C.F. no 812 (QL) (1re inst.), par. 37, selon laquelle « le fait que le demandeur soit l’inventeur ou l’un des deux coïnventeurs est sans conséquence pour le public, puisque ce fait ne touche ni la durée ni le fond du brevet ni même le fait d’y avoir droit » (conf. par (1979), 42 C.P.R. (2d) 33 (C.A.F.)). Plus tôt, dans la décision Jules R. Gilbert Ltd. c. Sandoz Patents Ltd. (1970), 64 C.P.R. 14 (C. de l’É.), p. 74 (inf. pour d’autres motifs par [1974] R.C.S. 1336 (sub nom. Sandoz Patents Ltd. c. Gilcross Ltd.)), le juge Thurlow avait indiqué que « [l]es allégations de la pétition sur toute matière autre que l’objet des revendications dans le brevet accordé ne sont pas importantes ».
108 Les appelantes soutiennent que, même si, comme l’a affirmé le juge Addy, l’identité de l’inventeur n’est peut‑être pas importante pour la population dans la plupart des cas, ce n’est pas nécessairement vrai dans tous les cas. En l’espèce, par exemple, la question du « droit » aux récompenses du brevet pour l’AZT est à l’origine d’une importante controverse au sein de la population. La question de la paternité conjointe de l’invention aurait eu des répercussions importantes en matière de politique générale en raison des mandats, objectifs et sources de financement très différents des établissements concernés, en particulier le NIH et l’organisation Glaxo/Wellcome. Si les chercheurs du NIH avaient vraiment été des « coïnventeurs », et que le NIH ou le gouvernement américain avait par conséquent détenu un droit de propriété sur le brevet, cela aurait pu avoir une incidence importante sur l’accès au médicament AZT à travers le monde et sur son coût.
109 Cependant, il n’est pas nécessaire d’examiner davantage la question de l’importance en l’espèce, non seulement à cause de la conclusion que les Drs Broder et Mitsuya n’étaient pas, en fait, des coïnventeurs, mais encore parce qu’il n’existe aucune preuve que l’omission de les désigner a été « volontairement faite pour induire en erreur », comme l’exigent les derniers mots du par. 53(1).
V. Conclusion
110 Je suis d’avis de rejeter les pourvois en accordant aux intimés un seul mémoire de dépens entre parties, payable conjointement et solidairement par les appelantes.
Pourvois rejetés avec dépens.
Procureurs de l’appelante Apotex Inc. : Goodmans, Toronto.
Procureurs de l’appelante Novopharm Ltd. : Hitchman & Sprigings, Toronto.
Procureurs des intimés Wellcome Foundation Ltd. et Glaxo Wellcome Inc. : Ogilvy, Renault, Ottawa.