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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Brunelle, 2024 CSC 3

 

 

Appel entendu : 8 février 2023

Jugement rendu : 26 janvier 2024

Dossier : 39917

 

Entre :

 

Daniel Brunelle, Siobol Chounlamountry, Simon Girard, Frédéric Thompson, Jonathan Verret-Casaubon, Jérémie Béliveau-Laliberté, Bernard Mailhot, Alexandre Bouchard, Yves Fernand Buonora, Denis Bilodeau, Carl Chevarie, Terrence Willard, Keven Faucher, Guillaume Fleurent, Éric Guerrier, Danny Guilbeault, Tammy Lamontagne, Olivier Lamothe, André Lauzier, Ambrose Mahoney, Yannick Manseau-Dufresne, Maxime Ménard, Louis-Philippe Noël, Éric Normandin, Robin Roy, Gail Denise Caron, Jérôme Fleury, Henry Bergeron, Alexandre Livernois-Grenier, Laurent Michel et Shanny Plante

Appelants

 

et

 

Sa Majesté le Roi

Intimé

 

- et -

 

Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association québécoise des avocats et avocates de la défense et Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil

Intervenants

 

Traduction française officielle : Motifs du juge Rowe

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 124)

La juge O’Bonsawin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

Motifs concordants :

(par. 125 à 130)

Le juge Rowe

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Daniel Brunelle, Siobol Chounlamountry, Simon Girard,

Frédéric Thompson, Jonathan Verret-Casaubon,

Jérémie Béliveau-Laliberté, Bernard Mailhot, Alexandre Bouchard,

Yves Fernand Buonora, Denis Bilodeau, Carl Chevarie,

Terrence Willard, Keven Faucher, Guillaume Fleurent,

Éric Guerrier, Danny Guilbeault, Tammy Lamontagne,

Olivier Lamothe, André Lauzier, Ambrose Mahoney,

Yannick Manseau-Dufresne, Maxime Ménard, Louis-Philippe Noël,

Éric Normandin, Robin Roy, Gail Denise Caron, Jérôme Fleury,

Henry Bergeron, Alexandre Livernois-Grenier,

Laurent Michel et Shanny Plante                                                                 Appelants

c.

Sa Majesté le Roi                                                                                                 Intimé

et

Directrice des poursuites pénales,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

procureur général de la Colombie-Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Association québécoise des avocats et avocates de la défense et

Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil   Intervenants

Répertorié : R. c. Brunelle

2024 CSC 3

No du greffe : 39917.

2023 : 8 février; 2024 : 26 janvier.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Réparation — Arrêt des procédures — Abus de procédure — Catégorie résiduelle — Intérêt pour agir — Arrestation d’une trentaine de personnes lors d’une opération policière d’envergure — Requête en arrêt des procédures déposée par les personnes accusées au motif que l’enquête et l’opération policières étaient viciées par un abus de procédure de la catégorie résiduelle résultant d’un cumul de violations de leurs droits constitutionnels bien que plusieurs d’entre elles n’aient été victimes d’aucune de ces violations — Arrêt des procédures ordonné par le juge de première instance mais écarté par la Cour d’appel — Les personnes accusées avaient‑elles toutes l’intérêt pour agir requis afin de solliciter l’arrêt des procédures? Le juge de première instance a‑t‑il erré en concluant à l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle et en ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les personnes accusées? Cadre d’analyse applicable lorsque l’allégation d’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle repose sur la violation d’autres droits constitutionnels Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 , 24(1) .

                    Lors d’une opération policière d’envergure découlant d’une enquête concernant des allégations de trafic organisé de stupéfiants, 31 personnes ont été arrêtées. Elles ont été divisées en quatre groupes distincts en vue de la tenue de procès séparés. Les personnes accusées du groupe 1, lesquelles devaient subir leur procès en premier, ont déposé une requête en arrêt des procédures en vertu du par. 24(1)  de la Charte  au motif que l’enquête et l’opération policières à la source de leurs procédures judiciaires étaient viciées par un abus de procédure. Plus précisément, elles ont allégué qu’un cumul de violations de leurs droits constitutionnels reconnus à l’art. 8  et à l’al. 10b)  de la Charte  atteignait le seuil requis pour établir l’existence à l’égard de toutes d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, bien que plusieurs d’entre elles n’aient été victimes d’aucune de ces violations. Les personnes accusées des groupes 2, 3, et 4 ont déposé des requêtes similaires à celle déposée par le groupe 1.

                    Le juge de première instance a ordonné l’arrêt des procédures à l’égard de l’ensemble des personnes accusées du groupe 1. Il a conclu que la pratique des autorités policières de reporter l’exercice du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat par les personnes accusées jusqu’au moment où elles sont conduites au poste de police violait le droit à l’al. 10b) de la Charte de toutes les personnes accusées de ce groupe. Se fondant sur l’effet cumulatif de ces violations, qu’il considérait êtres les plus graves, et d’autres violations et contraventions aux procédures prescrites, le juge a conclu à l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Les groupes 2, 3 et 4 ainsi que la Couronne ont convenu que la décision rendue à l’égard du groupe 1 était applicable à ces groupes et un arrêt des procédures a également été prononcé à leur égard. La Cour d’appel a accueilli les appels de la Couronne, cassé les deux jugements et ordonné la tenue d’un nouveau procès, incluant une nouvelle audition de la requête, au motif que certaines personnes accusées n’avaient pas l’intérêt requis pour obtenir un arrêt des procédures et que le juge de première instance avait omis de déterminer si le droit de chaque personne accusée garanti par. l’al. 10b) avait été violé avant de conclure à l’existence d’un abus de procédure sous l’art. 7. Les personnes accusées se pourvoient devant la Cour.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : La tenue d’un nouveau procès pour le groupe 1 ainsi que pour les groupes 2, 3 et 4, incluant de nouvelles auditions des requêtes en arrêt des procédures, est indiquée. Toutes les personnes accusées avaient l’intérêt requis afin de demander un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1)  de la Charte  même si certaines d’entre elles n’ont subi aucune des violations constituant l’abus de procédure allégué ni aucune entorse à l’équité de leur procès. Toutefois, le juge de première instance a erré en omettant de déterminer si le droit de chaque personne accusée garanti par l’al. 10b)  de la Charte  avait été violé, une détermination nécessaire afin de décider si l’allégation d’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle était fondée. Le juge de première instance a également fait erreur en ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les personnes accusées sans avoir d’abord considéré l’existence des réparations moins draconiennes qui auraient pu corriger entièrement l’atteinte à l’intégrité du système de justice qu’il croyait avoir identifiée.

                    Deux types de conduites étatiques atteignent le seuil requis pour établir l’existence d’un abus de procédure : celles qui compromettent l’équité du procès (la « catégorie principale »), et celles qui, sans nécessairement menacer l’équité du procès de la personne accusée, minent néanmoins l’intégrité du système de justice (la « catégorie résiduelle »). L’abus de procédure relevant de la catégorie principale fait intervenir les dispositions de la Charte  qui visent à protéger l’équité du procès des personnes accusées, à savoir les art. 8  à 14  de la Charte , ainsi que les principes de justice fondamentale énoncés à l’art. 7. L’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, pour sa part, fait intervenir uniquement les principes de justice fondamentale de l’art. 7  de la Charte , lesquels protègent les personnes accusées contre toute conduite étatique inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système de justice, et ce, peu importe l’impact de la conduite sur les autres droits constitutionnels de la personne accusée ou sur l’équité de son procès. Lorsqu’un abus de procédure est constaté, peu importe la catégorie dont il relève, et qu’une garantie de la Charte  est violée, le par. 24(1)  de la Charte  confère au tribunal compétent le pouvoir d’accorder la réparation qu’il estime convenable et juste dans les circonstances. L’arrêt des procédures ne sera ordonné que dans l’éventualité où la situation satisfait au critère exigeant qui requiert qu’elle fasse partie des cas les plus manifestes. Pour qu’il s’agisse d’un tel cas, trois conditions doivent être réunies : (1) il doit y avoir une atteinte au droit de la personne accusée à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou par son issue; (2) il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte; (3) s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, d’une part, et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond, d’autre part.

                    Une personne accusée a l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1), dont l’arrêt des procédures, lorsque ses allégations énoncent les éléments essentiels qui devront être démontrés afin d’établir la violation de l’un des droits que lui garantit la Charte . L’existence d’un préjudice directement personnel ne fait pas partie des éléments essentiels qui doivent être démontrés afin d’établir la violation du droit garanti par l’art. 7 en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Une atteinte aux autres droits de la personne accusée ou à l’équité de son procès sera pertinente mais non déterminante, car le type de préjudice visé par les principes de justice fondamentale énoncés à l’art. 7 va bien au‑delà du préjudice personnel; il faut seulement conclure à l’existence d’une conduite étatique qui a des répercussions à plus grande échelle, soit une conduite qui porte atteinte à l’intégrité du système de justice aux yeux de la société.

                    Toutefois, pour conclure que le droit garanti à une personne accusée par l’art. 7 a été violé en raison de l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, il doit y avoir un lien de causalité suffisant entre la conduite abusive et les procédures visant la personne accusée. Ce lien sera considéré comme suffisant lorsque les procédures criminelles intentées contre cette personne sont entachées par la conduite abusive, ce qui sera le cas lorsqu’une conduite abusive a eu lieu dans le cadre de l’enquête, de l’opération policière ou de l’instance criminelle visant la personne accusée. Cette exigence est conforme à l’objet de la doctrine de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, soit permettre aux tribunaux de protéger l’intégrité du système de justice en se dissociant des conduites étatiques qui abusent du processus judiciaire. Elle est également cohérente avec les balises applicables à l’octroi d’un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1), dont les trois conditions cumulatives permettent de filtrer les demandes en arrêt des procédures afin de s’assurer que seulement les cas les plus manifestes donnent droit à cette réparation, ce qui exclut les cas des personnes accusées dont les procédures n’ont pas été entachées au préalable par une conduite abusive.

                    Lorsqu’une violation de l’art. 7  de la Charte  est invoqué conjointement avec une violation d’une ou plusieurs garanties procédurales, l’ordre de priorité qu’un tribunal doit suivre dépendra des faits de l’espèce, de la nature des droits protégés par la Charte  en jeu et de la manière dont ils se recoupent. Dans le contexte de l’abus de procédure, tant l’art. 7 que les garanties procédurales spécifiques prévues aux art. 8  à 14  de la Charte  visent à protéger l’individu contre les conduites qui sont vexatoires au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système de justice. L’article 7 joue un rôle complémentaire à celui des art. 8 à 14 en offrant, contre les abus de procédures, une protection résiduelle qui va au‑delà des protections offertes par les garanties spécifiques prévues aux art. 8 à 14. Il n’est donc pas inusité que l’art. 7  de la Charte  soit invoqué en même temps qu’une ou plusieurs autres garanties procédurales. En effet, des conduites étatiques abusives peuvent prendre toutes sortes de formes et l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle peut reposer sur un cumul d’incidents ou d’inconduites étatiques. De plus, rien ne s’oppose à ce que ces incidents ou ces inconduites prennent la forme de violations d’une garantie procédurale de la Charte  et que, par conséquent, l’abus de procédure allégué résulte d’un cumul de violations d’une ou de plusieurs garanties. Il s’ensuit que les cadres d’analyse des art. 7 et 8 à 14 peuvent coexister, et il est tout à fait approprié d’avoir recours au cadre d’analyse développé pour l’application de l’art. 7 afin d’analyser tout cumul de violations d’une ou de plusieurs garanties procédurales dans le but de déterminer si l’ensemble de ces violations atteint le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure, soit une atteinte à l’intégrité du système de justice. Bien entendu, le cadre d’analyse applicable à chacune de ces garanties demeurera pertinent pour déterminer si les violations qui composent le cumul ont bel et bien eu lieu. En fait, la détermination de l’existence des violations composant le cumul devra, en toute logique, précéder la détermination de l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle.

                    En l’espèce, chacune des personnes accusées a l’intérêt requis afin de demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte  car toutes allèguent avoir été directement visées par l’enquête et l’opération policières ayant donné lieu à la conduite abusive reprochée. L’abus de procédure allégué par les personnes accusées résulte d’un cumul de violations de droits garantis par l’art. 8  et l’al. 10b)  de la Charte  qui dénote une situation de mépris flagrant des autorités policières envers les droits de celles‑ci. Dans ces circonstances, il convient d’adopter le cadre d’analyse de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle développé pour l’application de l’art. 7  de la Charte  afin de déterminer si l’ensemble des violations alléguées atteint le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure. Cette opération exige toutefois le recours au cadre d’analyse propre à chacune des dispositions en jeu, à savoir l’art. 8 et l’al. 10b), afin de déterminer si les allégations de violations sont fondées. Une fois que chacune des violations alléguées a été examinée, il sera alors possible de déterminer si l’ensemble de ces violations, considérées globalement, constitue une conduite qui est vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système de justice.

                    Le juge de première instance en l’espèce a commis une erreur de droit en concluant que les allégations de violations du droit, prévu à l’al. 10b), de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat étaient fondées à l’égard de toutes les personnes accusées du groupe 1 au seul motif que les autorités policières avaient comme pratique de reporter systématiquement l’exercice de ce droit sans d’abord considérer les circonstances particulières de chaque arrestation. Le juge de première instance devait appliquer correctement le cadre d’analyse de cette disposition à l’égard de chacune d’entre elles et tirer les conclusions qui s’imposaient, ce qu’il n’a pas fait. Cette erreur justifie à elle seule la tenue d’une nouvelle audition de la requête en arrêt des procédures pour le groupe 1, parce que la conclusion du juge de première instance voulant que le droit des personnes accusées de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat ait été violé constituait un pilier essentiel à sa conclusion finale selon laquelle les personnes accusées du groupe 1 ont subi une violation de leur droit garanti par l’art. 7 en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Puisque le sort des personnes accusées des groupes 2, 3 et 4 est dépendant de celui des personnes accusées du groupe 1, la tenue de nouvelles auditions de la requête en arrêt des procédures pour les groupes 2, 3 et 4 s’impose également.

                    Finalement, le juge de première instance a erré en ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les personnes accusées sans avoir considéré des réparations moins draconiennes à l’égard de chacune d’entre elles. Les trois conditions nécessaires pour qu’un arrêt des procédures soit ordonné sont cumulatives et aucune n’est facultative. Le juge a omis de s’assurer que la deuxième condition était respectée en l’espèce.

                    Le juge Rowe : Il y a accord avec la majorité quant au résultat et, dans une large mesure, quant à son énoncé du droit et à l’application de celui‑ci en l’espèce. Cependant, il y aurait lieu de formuler quelques clarifications additionnelles en ce qui concerne la méthodologie qui doit être utilisée lorsqu’un accusé sollicite un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1)  de la Charte  pour de prétendues violations des droits qui lui sont garantis par les art. 8 à 14 et demande également l’arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) pour cause d’abus de procédure visé à l’art. 7. Les tribunaux devraient procéder de manière uniforme à l’analyse dans les cas où l’art. 7  et les art. 8  à 14  de la Charte  sont invoqués par un accusé afin d’obtenir un arrêt des procédures. L’ordre approprié des opérations est le suivant : lorsque l’un des droits garantis par les art. 8 à 14 est invoqué en même temps que l’art. 7, les tribunaux de révision devraient examiner le droit spécifique en premier, y compris (si nécessaire) au regard de l’article premier; et ce n’est qu’en l’absence de violation du droit spécifique, ou lorsque la violation est justifiée au regard de l’article premier, que les tribunaux de révision devraient examiner l’art. 7 et, si nécessaire, l’article premier encore une fois.

Jurisprudence

Citée par la juge O’Bonsawin

                    Arrêts examinés : R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Castro, 2001 BCCA 507, 47 C.R. (5th) 391; R. c. Taylor, 2014 CSC 50, [2014] 2 R.C.S. 495; arrêts mentionnés : R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566; Brind’Amour c. R., 2014 QCCA 33; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55, [2018] 3 R.C.S. 481; R. c. Albashir, 2021 CSC 48; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R.L. Crain Inc. c. Couture (1983), 6 D.L.R. (4th) 478; R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. J.J., 2022 CSC 28; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. McColman, 2023 CSC 8; R. c. Bellusci, 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651; R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173; R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689; R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980; R. c. Martel, C.Q. Trois‑Rivières, nos 400‑01‑064968‑118, 400‑01‑064969‑116, 400‑01‑064970‑114, 27 janvier 2016; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579.

Citée par le juge Rowe

                    Arrêts mentionnés : R. c. J.J., 2022 CSC 28; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665; R. c. Pan, 2001 CSC 42, [2001] 2 R.C.S. 344; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. MacDonnell, [1997] 1 R.C.S. 305.

Lois et règlements cités

Charte   canadienne des droits et libertés , art. 1 , 7 , 8  à 14 , 24 .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 487(2)  [rempl. c. 25, art. 191], 487.01.

Loi réglementant certaines drogues et autres substances , L.C. 1996, c. 19 .

Doctrine et autres documents cités

Bachand, Frédéric. « Le droit d’agir en justice » (2020), 66 R.D. McGill 109.

Cromwell, Thomas A. Locus Standi : A Commentary on the Law of Standing in Canada, Toronto, Carswell, 1986.

Paciocco, David M. « The Stay of Proceedings as a Remedy in Criminal Cases : Abusing the Abuse of Process Concept » (1991), 15 Crim. L.J. 315.

Roach, Kent. Constitutional Remedies in Canada, 2nd ed., Toronto, Canada Law Book, 2013 (loose‑leaf updated October 2023, release 2).

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Thibault, Hogue et Beaupré), 2021 QCCA 1317, 75 C.R. (7th) 74, [2021] AZ‑51792396, [2021] J.Q. no 10437 (Lexis), 2021 CarswellQue 13674 (WL), qui a annulé les arrêts des procédures ordonnés par le juge Dumas, 2019 QCCS 6006, [2019] AZ‑51792549, [2019] J.Q. no 28228 (Lexis), 2019 CarswellQue 18981 (WL), et 2018 QCCS 6155, [2018] AZ‑51792548, [2018] J.Q. no 23911 (Lexis), 2018 CarswellQue 20267 (WL), et qui a ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

                    Tristan Desjardins et Michel Lebrun, pour les appelants.

                    Nicolas Abran, Pauline Lachance, Benoit Larouche et Julien Beauchamp‑Laliberté, pour l’intimé.

                    Mathieu Stanton et Éric Marcoux, pour l’intervenante la Directrice des poursuites pénales.

                    Holly Loubert et Vallery Bayly, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    François Hénault et Catheryne Bélanger, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

                    Micah B. Rankin et Rome Carot, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Andrew Barg, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Andrew Burgess, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Ariane Gagnon‑Rocque et Maude Cloutier, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.

                    Molly Krishtalka, Alexandra Belley‑McKinnon et Geoffroy Huet, pour l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil.

                   Le jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin a été rendu par

                    La juge O’Bonsawin —

I.               Survol

[1]                             Les tribunaux ont l’obligation de protéger l’intégrité du système de justice en se dissociant des conduites étatiques qui abusent du processus judiciaire. Ce type de conduites abusives peut prendre toutes sortes de formes. Dans la présente affaire, l’abus de procédure allégué est inusité en ce qu’il résulte d’un cumul de violations des droits garantis par l’art. 8  et l’al. 10b)  de la Charte canadienne des droits et libertés , dont plusieurs des 31 parties appelantes, mais pas toutes, ont été victimes. Ces violations seraient survenues dans le cadre de l’enquête et de l’opération policières d’envergure appelée « projet Nandou » à l’issue desquelles les 31 parties appelantes ont été arrêtées.

[2]                             Le caractère inusité de l’abus de procédure allégué soulève deux questions principales. La première a trait à l’intérêt pour agir des parties appelantes qui, pour une raison ou pour une autre, n’ont subi aucune des violations qui constituent l’abus ni aucune entorse à l’équité de leur procès. En l’absence d’un préjudice personnel quelconque, il convient de se demander si ces parties appelantes avaient le droit de demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte .

[3]                             La Cour supérieure a répondu par l’affirmative à cette question et, après avoir conclu à l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle visé à l’art. 7  de la Charte , a ordonné l’arrêt des procédures à l’égard de l’ensemble des parties appelantes en vertu du par. 24(1). En appel, la Cour d’appel du Québec a ordonné la tenue d’un nouveau procès pour toutes les parties appelantes au motif que la Cour supérieure avait omis de vérifier si chacune d’elles possédait l’intérêt requis pour obtenir un arrêt des procédures. Selon la Cour d’appel, si la Cour supérieure avait fait cette vérification, elle aurait conclu que certaines parties appelantes n’avaient pas l’intérêt requis pour obtenir une réparation en vertu du par. 24(1).

[4]                             Toujours selon la Cour d’appel, la vérification de l’intérêt pour agir des parties appelantes obligeait la Cour supérieure à déterminer si le droit de chacune d’elles garanti par l’al. 10b)  de la Charte  avait été violé, ce qu’elle n’a pas fait. En outre, la vérification devait précéder l’analyse visant à statuer sur l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle sous l’art. 7. Cette superposition de cadres d’analyse soulève la deuxième question principale du pourvoi : Quelle démarche le tribunal doit-il entreprendre lorsqu’il statue sur l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle qui, bien qu’il soit régi par l’art. 7  de la Charte , résulte néanmoins d’un cumul de violations d’autres droits de la Charte ? Il convient en effet de se demander comment concilier les cadres d’analyse en jeu, à savoir celui de l’art. 7 et ceux de l’art. 8 et de l’al. 10b)  de la Charte .

[5]                             Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi, et ce, en partie pour les raisons exprimées par la Cour d’appel. Contrairement à cette dernière, j’estime que toutes les parties appelantes ont l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte  même si certaines d’entre elles n’ont subi aucune des violations constituant l’abus de procédure allégué ni aucune entorse à l’équité de leur procès. Je suis toutefois d’accord avec la Cour d’appel lorsqu’elle affirme que la Cour supérieure devait déterminer si le droit de chaque partie appelante garanti par l’al. 10b)  de la Charte  avait été violé, et qu’elle ne l’a pas fait, commettant ainsi une erreur révisable. Vu les prétentions des parties appelantes, cette détermination était nécessaire afin de décider si l’ensemble des violations atteignait le seuil de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Il s’agit donc d’une situation dans laquelle les cadres d’analyse de l’art. 8 et de l’al. 10b)  de la Charte  sont complémentaires à celui de l’art. 7. Enfin, j’estime que la Cour supérieure a également fait erreur en ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les parties appelantes sans avoir d’abord considéré des réparations moins draconiennes qui auraient pu corriger entièrement l’atteinte à l’intégrité du système de justice qu’elle croyait avoir identifiée. Ces erreurs justifient la tenue de nouveaux procès, incluant de nouvelles auditions de la requête des parties appelantes en arrêt des procédures et en exclusion de la preuve.

II.            Contexte factuel

[6]                             L’opération policière au cœur du présent appel découle d’une enquête du nom de « projet Nandou » amorcée en novembre 2014 dans les districts de Trois-Rivières, Québec et Chicoutimi. Cette enquête concernait des allégations de trafic organisé de stupéfiants, principalement du cannabis.

[7]                             Au terme de l’enquête, le 29 mars 2016, une première dénonciation visant la majorité des parties appelantes est déposée. Elle leur reproche d’avoir commis divers actes criminels en lien avec la production et le trafic de stupéfiants. Certaines parties appelantes sont également accusées de gangstérisme. Cette dénonciation est suivie de la délivrance de plusieurs mandats d’arrestation et de perquisition.

[8]                             Une opération policière d’envergure est planifiée. Plus de 250 policières et policiers y participeront. Une rencontre préparatoire, dirigée par l’enquêteur Toussaint, est organisée afin d’en orchestrer le déroulement. Au cours de cette rencontre, ce dernier rappelle l’importance de respecter le droit des personnes qui seront arrêtées de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat garanti par l’al. 10b)  de la Charte . Il ne donne toutefois aucune indication quant au moment où l’exercice de ce droit devrait être facilité. Il affirme avoir tenu pour acquis que les policières et les policiers qui procéderont aux arrestations connaissent les règles et sauront quand le faire.

[9]                             L’opération est lancée le matin du 31 mars 2016, un peu avant 7 h. Les 31 parties appelantes ont presque toutes été arrêtées à leur résidence dans les premières minutes de l’opération. Les autres l’ont été dans divers lieux, plus tard au cours de la journée ou dans les jours qui ont suivi.

[10]                         Toutes les parties appelantes reconnaissent avoir été informées de leur droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat au moment de leur arrestation. La preuve démontre cependant que toutes n’ont pas réagi de la même façon : beaucoup ont indiqué qu’elles voulaient se prévaloir de leur droit dès qu’elles en ont été informées, certaines ont demandé d’exercer leur droit seulement une fois au poste de police, et les autres ont indiqué ne pas souhaiter recourir à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat ou l’avoir déjà fait.

[11]                         En fin de compte, parmi les parties appelantes arrêtées le matin du 31 mars 2016 et qui ont indiqué qu’elles voulaient se prévaloir immédiatement de leur droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, une seule s’est vu offrir cette possibilité pendant qu’elle se trouvait à bord du véhicule de police. Les autres ont dû attendre d’être rendues au poste de police. Le temps qui s’est écoulé entre l’arrestation et le moment où la possibilité de communiquer avec une avocate ou un avocat leur a été offerte a varié, selon le cas, de 23 minutes à 1 heure 6 minutes. Aucun interrogatoire n’a été mené durant l’intervalle. Il faut également noter que, parmi les parties appelantes qui ont été arrêtées plus tard dans la journée ou dans les journées qui ont suivi, l’une d’elles s’est livrée aux autorités au palais de justice alors qu’elle était accompagnée de son avocat, et une autre a été arrêtée à l’aéroport, d’où elle a eu recours à l’assistance d’un avocat.

[12]                         Dans le cadre de l’enquête du projet Nandou, les autorités policières ont obtenu plusieurs mandats en vertu du Code criminel ,   L.R.C. 1985, c. C-46 , et de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances , L.C. 1996, c. 19 . La plupart de ces mandats ont été autorisés dans le district de Trois-Rivières, mais certains ont été exécutés dans un autre district judiciaire sans avoir été visés dans ce district.

[13]                         Parmi les mandats obtenus, 44 étaient des mandats généraux autorisés en vertu de l’art. 487.01  du Code criminel  et 40 d’entre eux imposaient aux autorités policières l’obligation de donner aux personnes concernées un avis de perquisition secrète avant la date précisée dans le mandat. De ce nombre, 20 ont été exécutés, tous sans qu’un avis ne soit donné avant la date en question.

[14]                         Au terme d’une enquête préliminaire, les 31 parties appelantes ont été citées à procès, puis divisées en 4 groupes distincts en vue de la tenue de procès séparés. Le 16 mars 2018, les sept parties appelantes du groupe 1, lesquelles devaient subir leur procès en premier, ont déposé une requête en arrêt des procédures et en exclusion de la preuve devant la Cour supérieure. Cette requête contenait plusieurs allégations liées à l’enquête et à l’opération policières ayant mené à leur arrestation et à leur mise en accusation, dont trois demeurent pertinentes dans le cadre du présent pourvoi :

(i)      le défaut de faciliter à la première occasion raisonnable l’accès demandé à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat au cours de l’opération policière du 31 mars 2016, ce qui aurait engendré la violation du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat garanti par l’al. 10b)  de la Charte ;

(ii)     le défaut de donner les avis de perquisition secrète dans le délai imparti, ce qui aurait engendré la violation du droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti par l’art. 8  de la Charte ;

(iii)    l’exécution de mandats de perquisition en dehors du district judiciaire des juges les ayant autorisés, sans que les mandats ne soient visés au sens de l’ancien par. 487(2)  du Code criminel , ce qui aurait également engendré la violation du droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti par l’art. 8  de la Charte .

[15]                         Lors de l’audience de la requête des parties appelantes du groupe 1, celles-ci ont allégué que le cumul de ces violations, dont certaines auraient été planifiées et voulues par les autorités policières, dénotait une situation de mépris flagrant envers leurs droits, atteignait le seuil requis pour établir l’existence d’un abus de procédure et ne laissait au tribunal aucun autre choix que d’ordonner l’arrêt des procédures visant chacune d’elles. Cela dit, les parties appelantes n’ont pas mis l’accent sur les entorses que ces violations auraient causées à l’équité de leur procès et ont reconnu que certaines violations ne touchaient qu’une partie du groupe et ne sauraient, à elles seules, justifier un arrêt des procédures.

III.         Historique des procédures judiciaires

A.           Cour supérieure du Québec, 2018 QCCS 6155 (le juge Dumas)

[16]                         Le 27 août 2018, le juge de la Cour supérieure a accueilli la requête des parties appelantes du groupe 1 et a ordonné l’arrêt des procédures les visant. Traitant du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, le juge de la Cour supérieure a retenu de la preuve que, lorsqu’une partie appelante indique vouloir contacter une avocate ou un avocat, « on lui répond systématiquement que cela se fera plus tard » au poste de police (par. 75 (CanLII)), alors qu’il n’y a aucune preuve que les autorités policières ont examiné la situation avant de reporter l’exercice de son droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. De l’avis du juge, cette pratique viole le droit de toutes les parties appelantes du groupe 1 de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, car elle « équivaut à un renversement de fardeau » (par. 84; voir aussi le par. 196) : les policières et les policiers auraient dû évaluer la faisabilité de l’exercice immédiat du droit des parties appelantes à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat dès que celles-ci demandaient à l’exercer et non pas uniquement lorsqu’elles insistaient pour l’exercer sur place.

[17]                         Il a ajouté que, bien que les autorités policières n’aient pas à permettre à une personne mise en état d’arrestation d’utiliser un téléphone saisi ou à fournir leur propre téléphone cellulaire, rien ne les empêche de se munir de téléphones cellulaires bon marché pouvant être prêtés à ces personnes.

[18]                         Le juge de la Cour supérieure s’est ensuite intéressé au défaut des autorités policières de donner les avis de perquisition secrète dans le délai imparti. Il a rejeté l’argument de la Couronne voulant que la communication de la preuve soit substituable à l’avis de perquisition secrète exigé dans les mandats, concluant plutôt que cette position équivalait à dire que « malgré une ordonnance spécifique d’un juge, aucun avis de perquisition secrète ne sera donné si cette perquisition n’a pas de résultat concret et que la personne n’est pas accusée » (par. 131). Selon lui, cette position découle d’un « laxisme institutionnel » (par. 131).

[19]                         Quant aux mandats autorisés dans le district judiciaire de Trois-Rivières et exécutés dans d’autres districts, le juge de la Cour supérieure a conclu qu’ils auraient dû être visés dans les districts judiciaires en question avant d’être exécutés. S’il s’était agi de la seule violation démontrée, il aurait conclu à une erreur de bonne foi, mais dans les circonstances elle devait s’ajouter aux autres manquements déjà identifiés.

[20]                         Se fondant sur l’effet cumulatif de ces violations et contraventions aux procédures prescrites, les plus graves étant les violations touchant le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, le juge de la Cour supérieure a conclu à l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Il a considéré être en présence d’un « problème systémique et persistant » et de violations susceptibles de déconsidérer l’administration de la justice (par. 216 et 219), extrêmes au point de justifier d’ordonner l’arrêt des procédures à l’égard des sept parties appelantes du groupe 1. Selon lui, la continuation des procédures perpétuerait l’atteinte à l’intégrité du système de justice causée par l’abus et inviterait les autorités policières à continuer d’agir comme elles l’ont fait en l’espèce. 

B.            Cour supérieure du Québec, 2019 QCCS 6006 (le juge Dumas)

[21]                         Les 5 et 6 septembre 2018, les trois autres groupes de parties appelantes (groupes 2, 3 et 4) ont déposé des requêtes similaires à celle déposée par le groupe 1. Après s’être consultées, les parties appelantes des groupes 2, 3 et 4 et la Couronne ont consenti à ce que la preuve et les plaidoiries présentées lors de la requête du groupe 1 soient versées dans le cadre de l’audition des requêtes des groupes 2, 3 et 4. Sans renoncer à leur droit d’appel, ces parties ont également convenu que la décision du groupe 1 s’appliquait aux groupes 2, 3 et 4.

[22]                         Pour les motifs exprimés dans le jugement rendu le 27 août 2018 concernant le groupe 1, et vu les admissions faites séance tenante par les parties, le juge de la Cour supérieure a ordonné l’arrêt des procédures contre les parties appelantes des groupes 2, 3 et 4 le 7 mai 2019.

C.            Cour d’appel du Québec, 2021 QCCA 1317, 75 C.R. (7th) 74 (les juges Thibault, Hogue et Beaupré)

[23]                         Le 3 septembre 2021, la Cour d’appel a accueilli les appels, cassé les deux jugements rendus par la Cour supérieure et ordonné la tenue d’un nouveau procès, incluant une nouvelle audition de la requête en arrêt des procédures et en exclusion de la preuve, devant un autre juge. Dans son analyse, la Cour d’appel a souligné d’entrée de jeu que, comme les règles entourant la « qualité pour agir » (par. 55) prévoient qu’une réparation ne peut être accordée qu’à une personne victime d’une violation de ses propres droits constitutionnels, il était donc nécessaire d’évaluer la situation de chaque partie appelante au cas par cas. Elle a conclu que le juge de la Cour supérieure a fait erreur en adoptant une démarche qui l’a conduit à ordonner l’arrêt des procédures au bénéfice de toutes les parties appelantes, sans avoir d’abord évalué si le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat garanti à chacune d’elles par l’al. 10b)  de la Charte  avait ou non été violé. Elle a d’ailleurs noté que certaines parties appelantes ont indiqué ne pas vouloir parler à une avocate ou à un avocat après avoir été informées de leur droit, alors que d’autres ont eu l’opportunité de le faire immédiatement après leur mise en arrestation.

[24]                         La Cour d’appel a également relevé plusieurs erreurs de droit dans l’analyse du volet « mise en application » du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat et a statué que le juge de la Cour supérieure avait fait erreur en imposant aux autorités policières une obligation plus onéreuse que celle prévue par la loi.

[25]                         Enfin, se tournant vers la réparation octroyée, la Cour d’appel a conclu que le juge de la Cour supérieure avait commis une erreur en omettant de considérer des réparations moins draconiennes qui auraient pu suffire pour remédier à l’abus de procédure qu’il avait constaté en l’espèce.

IV.         Questions en litige

[26]                         La résolution du pourvoi exige de répondre aux quatre questions suivantes :

A. Les parties appelantes avaient-elles toutes l’intérêt requis afin de demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte ?

 

B.  Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en concluant à l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle?

 

C.  Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les parties appelantes?

 

D.  La Couronne pouvait-elle soulever devant la Cour d’appel l’omission du juge de la Cour supérieure de considérer les circonstances particulières de l’arrestation de chaque partie appelante des groupes 2, 3 et 4 après avoir consenti au jugement?

À mon avis, les quatre questions doivent recevoir une réponse affirmative.

V.           Analyse

[27]                         Le droit relatif à l’abus de procédure est bien établi. L’abus de procédure « s’entend essentiellement d’une conduite du ministère public qui est inacceptable et qui compromet sérieusement l’équité du procès ou l’intégrité du système de justice » (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 50). Comme le suggère le passage précédent, deux types de conduites étatiques atteignent le seuil requis pour établir l’existence d’un abus de procédure : celles qui compromettent l’équité du procès (la « catégorie principale »), et celles qui, sans nécessairement menacer l’équité du procès de la personne accusée, minent néanmoins l’intégrité du système de justice (la « catégorie résiduelle ») (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, par. 89; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 55; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566, par. 36; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 31; voir aussi Brind’Amour c. R., 2014 QCCA 33, par. 53).

[28]                         Bien qu’il n’existe pas comme tel de « droit à la protection contre l’abus de procédure » dans la Charte , différentes garanties entrent en jeu selon les circonstances (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 73). L’abus de procédure relevant de la catégorie principale fait intervenir les dispositions de la Charte  qui visent principalement à protéger l’équité du procès des personnes accusées, à savoir les art. 8 à 14 ainsi que les principes de justice fondamentale énoncés à l’art. 7. L’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, pour sa part, fait intervenir uniquement les principes de justice fondamentale de l’art. 7, lesquels protègent les personnes accusées contre toute conduite étatique qui, bien que n’étant pas visée par les art. 8 à 14, est néanmoins inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système de justice (O’Connor, par. 73; Tobiass, par. 89; Regan, par. 50; Nixon, par. 41; Babos, par. 31).

[29]                         Lorsqu’un abus de procédure est constaté, peu importe la catégorie dont il relève, et qu’une garantie de la Charte  est violée, le par. 24(1)  de la Charte  confère au tribunal compétent le pouvoir d’accorder « la réparation [qu’il] estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Un large éventail de réparations s’offre au tribunal (voir, p. ex., O’Connor, par. 77). Toutefois, l’arrêt des procédures est de loin la réparation la plus sollicitée par les personnes victimes d’abus de procédure. Ayant été qualifiée d’« ultime réparation » (Tobiass, par. 86), l’arrêt des procédures ne sera ordonné que dans l’éventualité où la situation satisfait au critère exigeant qui requiert qu’elle fasse partie des « cas les plus manifestes » (O’Connor, par. 69). Pour qu’il s’agisse d’un tel cas, trois conditions doivent être réunies :

(1)   il doit y avoir une atteinte au droit de la personne accusée à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54; Babos, par. 32);

(2)   il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte (Regan, par. 54; Babos, par. 32);

(3)   s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (Regan, par. 57; Babos, par. 32).

[30]                         Ce cadre juridique a été raffiné par notre Cour sur une période de plusieurs décennies et appliqué dans diverses circonstances. Malgré tout, cet appel soulève pour la première fois devant nous l’application du droit relatif aux abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle à un groupe de personnes accusées qui demandent toutes l’arrêt des procédures les visant au motif qu’un cumul de violations de droits garantis par la Charte , dont plusieurs d’entre elles, mais pas toutes, ont été victimes, porte atteinte à l’intégrité du système de justice.

[31]                         En effet, les parties appelantes ont toutes demandé un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1)  de la Charte  au motif que l’enquête et l’opération policières à la source des procédures judiciaires intentées contre elles étaient viciées par un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Plus précisément, elles ont allégué qu’un cumul de violations de leurs droits constitutionnels reconnus à l’art. 8  et à l’al. 10b)  de la Charte  atteignait le seuil requis pour établir l’existence à l’égard de toutes d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, bien que plusieurs d’entre elles n’aient été victimes d’aucune de ces violations ni d’aucune entorse à l’équité de leur procès. Ce type d’allégations soulève deux questions principales.

[32]                         La première question, mise à l’avant-plan par la Couronne et la Cour d’appel, a trait à l’intérêt pour agir des parties appelantes qui n’ont été victimes d’aucune violation de leurs droits garantis par l’art. 8  et l’al. 10b)  de la Charte  ni d’aucune entorse à l’équité de leur procès. En l’absence d’un préjudice personnel quelconque, il convient de se demander si ces personnes ont l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte .

[33]                         La deuxième question a trait au cadre d’analyse que le juge de la Cour supérieure devait appliquer afin de statuer sur l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle qui, bien qu’il soit régi par l’art. 7  de la Charte , résulte néanmoins d’un cumul de violations de l’art. 8 et de l’al. 10b). Lorsque plusieurs dispositions de la Charte  sont invoquées conjointement, il importe de se demander comment concilier les cadres d’analyse en jeu, à savoir celui de l’art. 7 et ceux de l’art. 8 et de l’al. 10b)  de la Charte . Après avoir répondu à cette question, il faudra ensuite déterminer si le juge de la Cour supérieure a appliqué correctement le bon cadre d’analyse avant de conclure à l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle.

[34]                         Outre ces deux questions principales, la Couronne prétend que le juge de la Cour supérieure a erré en ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les parties appelantes sans avoir considéré des réparations moins draconiennes à l’égard de chacune d’entre elles, et les parties appelantes soutiennent que la Couronne était forclose de soulever en appel l’omission du juge de la Cour supérieure de considérer les circonstances particulières de l’arrestation de chaque partie appelante des groupes 2, 3 et 4 après avoir convenu que la décision rendue à l’égard du groupe 1 s’appliquait à elles.

[35]                         Les sections qui suivent répondent à ces quatre questions, en commençant par l’intérêt pour agir.

A.           Les parties appelantes avaient-elles toutes l’intérêt requis afin de demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte ?

[36]                         Les parties appelantes plaident qu’elles ont toutes l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte , puisqu’une personne accusée n’a pas à avoir subi une violation « directement personnelle » d’un droit constitutionnel pour qu’il y ait violation du droit qui lui est garanti par l’art. 7  de la Charte  en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle (m.a., par. 27). Selon elles, cette catégorie concerne « le préjudice causé à l’intégrité du système judiciaire et address[e] le cas de figure où un accusé, sans être directement ciblé par la conduite abusive ni atteint par le préjudice en résultant, est néanmoins visé par une poursuite impliquant une telle conduite » (par. 53). Autrement dit, une personne accusée peut, dans certains cas, « invoquer un abus de procédure sans avoir à démontrer que la conduite en cause l’affecte directement » (par. 56). Aux fins de l’intérêt pour agir, le par. 24(1)  de la Charte  requiert uniquement « qu’une personne soit accusée, ou que son droit à la vie[,] à la liberté et à la sécurité de sa personne soit autrement compromis, dans un contexte où une conduite étatique oppressive ou vexatoire liée à l’enquête ou aux procédures judiciaires la concernant porte atteinte à l’intégrité du système judiciaire au point d’enfreindre l’art. 7  de la Charte  » (par. 72).

[37]                         Pour sa part, la Couronne soutient qu’afin d’avoir l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1), une personne accusée doit alléguer avoir subi une violation personnelle d’un de ses droits garantis par la Charte . Lorsque la personne accusée demande un arrêt des procédures en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, elle doit alléguer que son droit garanti par l’art. 7 a été violé. Pour qu’il lui soit possible de le faire, elle n’a pas besoin d’avoir été personnellement ciblée par la conduite étatique abusive, mais elle doit être en mesure de démontrer que la conduite en question a eu un « impact suffisant » sur elle (m.i., par. 72). Selon la Couronne, c’est donc à bon droit que la Cour d’appel a affirmé que le juge de la Cour supérieure a erré en omettant de regarder individuellement la situation de chaque partie appelante, surtout en ce qui a trait au volet « mise en application » du droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Il s’agissait de la seule manière de déterminer si la conduite abusive avait eu un impact suffisant sur chacune d’elles au regard de l’art. 7.

[38]                         Pour les motifs qui suivent, j’en viens à la conclusion que toutes les parties appelantes avaient l’intérêt requis afin de demander un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1). Une personne accusée a l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) lorsqu’elle allègue la violation de l’un des droits que lui garantit la Charte . Le droit prévu par l’art. 7 est l’un d’entre eux. Il protège les personnes accusées contre les abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Ce type d’abus de procédure survient lorsqu’une conduite étatique est inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice, minant ainsi l’intégrité du système de justice, et ce, peu importe son impact sur les autres droits constitutionnels de la personne accusée ou sur l’équité de son procès.

[39]                         Toutefois, cela ne veut pas dire que toute personne accusée aura l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte  en raison de n’importe quelle conduite étatique abusive, peu importe le lien de causalité entre cette conduite et les procédures intentées contre elle. Pour avoir cet intérêt, la personne accusée doit alléguer que l’enquête ou l’opération policière la visant ou encore les procédures judiciaires intentées contre elle sont entachées par la conduite abusive. En l’espèce, chacune des parties appelantes satisfait à cette exigence, car toutes allèguent avoir été directement visées par l’enquête et l’opération policières ayant donné lieu à la conduite abusive reprochée.

[40]                         Chacun de ces éléments est explicité davantage dans les paragraphes qui suivent. Toutefois, avant de les aborder, j’estime important de résoudre une confusion terminologique.

(1)          La confusion entre « intérêt pour agir » et « qualité pour agir »

[41]                         Dans leur mémoire respectif, la Couronne et les parties appelantes utilisent les termes juridiques « intérêt pour agir » et « qualité pour agir » de façon interchangeable (m.i., par. 16-17 et 53-54; m.a., par. 67-68). La Cour d’appel semble avoir fait de même (par. 45 et 55). Il est vrai que notre Cour a parfois eu recours à ces deux termes ou à leurs dérivés dans un même arrêt pour se référer à la même idée, soit celle exprimée en anglais par les termes « standing » ou encore « locus standi » (voir, p. ex., Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, p. 615-618; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, p. 243; Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55, [2018] 3 R.C.S. 481, par. 10-11).

[42]                         En l’espèce, il s’agit de l’intérêt pour agir des parties appelantes qui est contesté par la Couronne, et non pas leur qualité, car chacune agit en son nom personnel et non pour une ou plusieurs autres personnes en vertu d’une « qualité » particulière (voir, p. ex., Brunette, par. 2). En effet, la Couronne conteste le droit des parties appelantes de « demander un redressement particulier » au tribunal, à savoir un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1)  de la Charte , et d’obtenir un jugement sur le bien-fondé de cette demande (Finlay, p. 635; T. A. Cromwell, Locus Standi : A Commentary on the Law of Standing in Canada (1986), p. 7 et 9). Ce droit est généralement réservé aux personnes qui ont un « intérêt suffisant » dans l’obtention du redressement demandé (Brunette, par. 12). Tel qu’il sera expliqué plus amplement ci-dessous, l’intérêt pour agir est considéré comme suffisant dans le cadre d’une demande présentée en vertu du par. 24(1) lorsque la personne accusée allègue que l’un ou l’autre des droits qui lui sont garantis par la Charte  a été violé.

(2)          L’intérêt pour agir en vertu du par. 24(1)  de la Charte  est reconnu aux personnes accusées alléguant que leurs propres droits ont été violés

[43]                         Le point de départ pour statuer sur l’existence de l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte  est le texte de cette disposition, qui prévoit ce qui suit :

24 (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[44]                         La Cour a interprété ce texte et considéré qu’il signifie que l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) est acquis lorsqu’une personne « allègue une atteinte à ses propres droits constitutionnels » (R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 33; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61; voir aussi R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 55; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, p. 619; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 313). En d’autres mots, l’intérêt pour agir d’une personne sera jugé suffisant seulement si celle-ci allègue être victime d’une violation de l’un ou l’autre des droits qui lui sont garantis par la Charte .

[45]                         Certaines décisions ont suggéré, sur le fondement d’une interprétation littérale du texte de l’art. 24, que l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu de cette disposition et obtenir un jugement sur le bien-fondé de cette demande n’est acquis qu’à condition que la personne accusée établisse qu’il y a eu violation de l’un des droits qui lui sont garantis par la Charte  (voir, p. ex., Edwards, par. 45(1.) et (3.)). Cette interprétation confond l’intérêt pour agir en justice avec le mérite d’une demande en justice (Cromwell, p. 2; F. Bachand, « Le droit d’agir en justice » (2020), 66 R.D. McGill 109, p. 110-111; K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 5:10). Dans l’arrêt Finlay, notre Cour a affirmé qu’il est essentiel de distinguer l’intérêt pour agir, ou le droit de demander un redressement particulier, des conditions y donnant ouverture (p. 635). Cette distinction a été clarifiée avec éloquence par le juge Scheibel dans R.L. Crain Inc. c. Couture (1983), 6 D.L.R. (4th) 478 (B.R. Sask.) :

[traduction] . . . l’établissement de la violation d’un droit est un prérequis à l’obtention d’une réparation. Ce n’est pas un prérequis à l’introduction d’une demande fondée sur le par. 24(1). Il ne fait pas de doute que, pour présenter une demande en vertu du par. 24(1), il suffit au demandeur d’alléguer qu’il y a eu violation ou négation de ses droits. [Je souligne; p. 517.]

[46]                         En effet, en matière d’intérêt pour agir, l’accent est mis sur les allégations de la personne qui sollicite une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte . Ces allégations doivent énoncer les éléments essentiels qui devront être démontrés afin d’établir la violation d’au moins un des droits garantis par la Charte  à la partie demanderesse. Si elles le font, l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) est acquis.

[47]                         Selon la Cour d’appel, l’intérêt pour agir ne peut être reconnu qu’aux parties appelantes qui allèguent avoir subi une violation de leur propre droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat ou encore, bien qu’elle ne le mentionne pas expressément, de leur propre droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives (par. 55 et 59). En d’autres mots, elle a conclu que les parties appelantes qui n’ont pas allégué avoir été victime d’une violation d’au moins un des droits garantis par l’art. 8  ou l’al. 10b)  de la Charte  n’ont pas l’intérêt requis pour demander un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) (par. 58-59). Avec égards, je ne peux souscrire à cette position, car elle ignore l’allégation d’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle.

[48]                         Toutes les parties appelantes ont allégué la violation du droit qui leur est garanti par l’art. 7  de la Charte  en raison de l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle (d.a., vol. XI, p. 101-102). Certes, elles ont allégué que cet abus résultait d’un cumul de violations du droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives et du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat (d.a., vol. I, p. 150, 154-155 et 158; voir aussi le d.a., vol. X, p. 55-56). Il est également vrai qu’à la face même du dossier, certaines parties appelantes ne pouvaient raisonnablement alléguer avoir subi l’une ou l’autre de ces violations, voire possiblement les deux. Toutefois, cela n’empêchait aucune des parties appelantes d’avoir l’intérêt requis pour demander au tribunal un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1)  de la Charte  et obtenir de ce dernier un jugement sur le bien-fondé de leur demande, si elle avait dûment allégué tous les éléments essentiels qui doivent être démontrés afin d’établir la violation du droit qui lui est garanti par l’art. 7 en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle.

[49]                         Je suis d’accord avec les parties appelantes pour dire que l’existence d’un préjudice directement personnel ne fait pas partie de ces éléments essentiels. Tel qu’il sera expliqué plus amplement ci-dessous, notre Cour a reconnu à maintes reprises qu’une violation de l’art. 7  de la Charte  peut résulter du seul fait qu’une conduite étatique porte atteinte à l’intégrité du système de justice, et ce, peu importe si cette conduite a eu un impact sur les autres droits de la personne qui l’invoque ou sur l’équité de son procès.

(3)          L’article 7  de la Charte  protège les personnes accusées contre les conduites étatiques qui minent l’intégrité du système de justice, sans égard à l’existence d’un préjudice personnel

[50]                         En effet, dans le cadre de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, il « est préférable de concevoir le préjudice subi comme un acte tendant à miner les attentes de la société sur le plan de l’équité en matière d’administration de la justice » (Nixon, par. 41). Comme le note la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt O’Connor, l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle

ne se rapporte pas à une conduite touchant l’équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d’autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte , mais envisage plutôt l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire. [par. 73]

[51]                         En d’autres mots, une atteinte aux autres droits de la personne accusée ou à l’équité de son procès sera « pertinente mais non déterminante » (Nixon, par. 41), car le type de préjudice visé par les principes de justice fondamentale énoncés à l’art. 7 va bien au-delà du préjudice personnel (O’Connor, par. 64). Il faut seulement conclure à l’existence d’une conduite étatique qui a des répercussions à plus grande échelle, soit une conduite qui porte atteinte à l’intégrité du système de justice aux yeux de la société.

[52]                         Bien entendu, le préjudice personnel découlant d’un prétendu abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle ne sera pas sans importance lorsque viendra le temps de statuer sur l’existence de l’abus en question. En fait, les entorses à l’équité du procès d’une personne accusée sont souvent indissociables des atteintes à l’intégrité du système judiciaire et complémentaires à celles-ci (O’Connor, par. 64; voir aussi R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007).

[53]                         Toutefois, il demeure qu’une personne accusée peut subir une violation du droit qui lui est garanti par l’art. 7 en raison d’une conduite étatique qui atteint le seuil requis pour établir l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle sans pour autant avoir été victime d’un quelconque préjudice personnel comme une atteinte à l’un de ses autres droits constitutionnels ou le fait que l’équité de son procès a été compromise.

[54]                         Cela ne veut pas dire que n’importe quelle personne accusée aura l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) en raison de n’importe quelle conduite étatique qui mine l’intégrité du système de justice, peu importe le lien de causalité entre la conduite abusive et les procédures intentées contre elle. Pour conclure que le droit garanti à une personne accusée par l’art. 7  de la Charte  a été violé en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, il doit y avoir un « lien de causalité suffisant » entre la conduite abusive et les procédures visant cette personne (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 75-78). C’est vers ce lien que je me tourne maintenant.

(4)          Les procédures intentées contre la personne accusée doivent avoir été entachées par la conduite étatique abusive

[55]                         À mon avis, le lien de causalité entre, d’une part, la conduite étatique qui mine l’intégrité du système de justice et, d’autre part, la mise en cause des intérêts de la personne accusée qui sont protégés par l’art. 7  de la Charte , à savoir la vie, la liberté et la sécurité de sa personne, sera considéré comme suffisant lorsque les procédures criminelles intentées contre cette personne sont entachées (en anglais, « tainted ») par la conduite abusive (voir R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667).

[56]                         Les procédures intentées contre une personne accusée seront considérées comme entachées lorsqu’une conduite abusive a eu lieu dans le cadre de l’instance ou encore dans le cadre d’une enquête ou d’une opération policière qui la visait ou qui a autrement servi à recueillir de la preuve destinée à prouver sa culpabilité en lien avec le ou les chefs d’accusation déposés contre elle. Évidemment, il n’est pas nécessaire que la conduite abusive ait eu un impact sur les autres droits garantis par la Charte  à cette personne ou encore sur l’équité de son procès pour satisfaire à cette exigence. Elle doit seulement être survenue dans le cadre de l’enquête, de l’opération policière ou de l’instance criminelle visant la personne accusée. En l’absence de ce lien, je vois difficilement comment la vie, la liberté et la sécurité de la personne accusée sont mises en cause par la conduite abusive.

[57]                         Cette exigence est conforme à l’objet de la doctrine de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, soit permettre aux tribunaux de protéger l’intégrité du système de justice en se dissociant des conduites étatiques qui abusent du processus judiciaire (D. M. Paciocco, « The Stay of Proceedings as a Remedy in Criminal Cases : Abusing the Abuse of Process Concept » (1991), 15 Crim. L.J. 315, p. 338). En l’absence de tout lien entre la conduite abusive et les procédures visant la personne accusée, le fait pour le tribunal de s’en dissocier n’aura pas pour effet de préserver l’intégrité du système de justice.

[58]                         Cette exigence est également cohérente avec les balises applicables à l’octroi d’un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1)  de la Charte . Composées de trois conditions cumulatives, ces balises permettent de filtrer les demandes en arrêt des procédures afin de s’assurer que seulement les « cas les plus manifestes » donnent droit à cette réparation, ce qui exclut les cas des personnes accusées dont les procédures n’ont pas été entachées au préalable par une conduite abusive.

[59]                         Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner la première condition, laquelle reflète le caractère prospectif de la réparation que constitue l’arrêt des procédures (Tobiass, par. 91; Regan, par. 54). Cette condition vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte à l’intégrité du système de justice qui, faute d’intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l’avenir (O’Connor, par. 75; Tobiass, par. 91; Regan, par. 54; Nixon, par. 42; Babos, par. 35). À cette fin, le tribunal doit se demander si « la tenue d’un procès en dépit de la conduite reprochée causerait [. . .] un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice » (Babos, par. 38). Cette question est indissociable du contexte précis des procédures judiciaires intentées contre chaque personne accusée, car il s’agit des procédures dont l’arrêt est sollicité (Paciocco, p. 341). En d’autres mots, afin de satisfaire à la première condition pour établir qu’un arrêt des procédures s’avère une réparation convenable, la personne accusée doit convaincre le tribunal qu’un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice serait causé par la poursuite comme telle des procédures dont elle-même est l’objet.

[60]                         Or, c’est seulement dans l’éventualité où les procédures visant une personne accusée sont entachées par une conduite abusive que cette dernière pourra prétendre que le refus d’arrêter ses procédures révélera, perpétuera ou aggravera l’atteinte à l’intégrité du système de justice, comme le requiert le par. 24(1)  de la Charte . Si, au contraire, les procédures dont elle est l’objet ne sont pas d’abord entachées par une conduite étatique abusive, sa demande d’arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) en raison de cet abus n’aura aucune chance de succès. Pour cette raison, il est tout à fait logique et souhaitable qu’une telle personne n’ait pas l’intérêt requis pour demander un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) en raison de cette conduite.

[61]                         Enfin, la condition exigeant que les procédures soient entachées par la conduite abusive est cohérente avec la jurisprudence. Dans l’arrêt R. c. Castro, 2001 BCCA 507, 47 C.R. (5th) 391, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a dû décider si l’accusé M. Castro et ses co-accusés avaient l’intérêt requis pour demander un arrêt des procédures les visant en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle dans un contexte où la conduite abusive n’avait qu’un lien indirect avec leurs procédures judiciaires. L’affaire concernait deux enquêtes connexes : le projet Escudo et le projet Eye Spy. Ce dernier était une opération d’infiltration visant le blanchiment d’argent et le trafic de drogue. Il a permis d’identifier M. Castro comme un trafiquant de drogue potentiel. Le projet Escudo a alors été mis en place pour cibler directement M. Castro et s’est déroulé parallèlement au projet Eye Spy. La Couronne a plaidé que les accusés, dont M. Castro, n’avaient pas l’intérêt requis pour invoquer le caractère illégal des transactions opérées dans le cadre du projet Eye Spy, puisque M. Castro et ses co-accusés n’ont pas allégué avoir pris part à ces transactions (par. 26). La Cour d’appel a rejeté cet argument au motif que les procédures visant M. Castro et ses co-accusés étaient entachées par la conduite abusive des autorités policières en lien avec le projet Eye Spy :

[traduction] En résumé, les appelants ont l’intérêt requis pour plaider l’illégalité de la conduite de la police dans le cadre du projet Eye Spy parce que celui-ci visait à recueillir et de fait a permis de recueillir des éléments de preuve qui ont directement entraîné les poursuites contre les appelants. En raison du lien suffisamment étroit existant entre la conduite et les poursuites, il est possible de prétendre raisonnablement que les poursuites sont entachées par l’illégalité. Il appartiendra au juge qui entendra l’affaire de trancher, à la lumière de toutes les circonstances, y compris les avis juridiques, la question de savoir si cela constitue un abus de procédure commandant un arrêt des procédures. [Je souligne; par. 39.]

[62]                         L’arrêt Babos fournit une autre illustration. Dans cette affaire, l’une des trois inconduites que M. Babos reprochait à la Couronne au soutien de sa demande d’arrêt des procédures le visant en vertu du par. 24(1)  de la Charte  pour cause d’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle avait trait à l’utilisation, par une procureure de la Couronne, de moyens irréguliers pour obtenir le dossier médical de son co-accusé, M. Piccirilli, auprès du centre de détention où ce dernier était incarcéré en attendant son procès. Bien que cette conduite ne visait pas M. Babos ni n’impactait de près ou de loin ses procédures, elle a eu lieu lors de son instance criminelle et nul n’a remis en question le fait que, tout comme M. Piccirilli, il avait l’intérêt requis pour l’alléguer au soutien de sa demande en arrêt des procédures.

[63]                         Il s’ensuit que le fait que la conduite abusive a entaché les procédures visant une personne accusée fait partie des éléments essentiels qui doivent être démontrés afin que cette personne puisse établir une violation du droit qui lui est garanti par l’art. 7  de la Charte  en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Une personne accusée qui omet d’alléguer explicitement ou implicitement que les procédures dont elle fait l’objet sont entachées par la conduite étatique abusive n’aura donc pas l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) en raison d’une telle conduite.

(5)          Application aux faits

[64]                         En l’espèce, toutes les parties appelantes ont allégué que la conduite des autorités policières qu’elles qualifient d’abusive avait entaché les procédures les visant. En effet, l’ensemble des inconduites alléguées par chacune d’entre elles, soit (i) le défaut de faciliter à la première occasion raisonnable l’accès demandé à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat au cours de l’opération policière du 31 mars 2016, (ii) l’omission d’envoyer des avis aux personnes contre lesquelles un mandat de perquisition secrète a été exécuté, en contravention avec les termes du mandat, et (iii) l’omission de faire viser les mandats avant de les exécuter à l’extérieur du district de Trois-Rivières, ont eu lieu dans le cadre de l’enquête et de l’opération policières connues sous le nom de projet Nandou, projet qui visait directement toutes les parties appelantes et qui a servi à recueillir de la preuve destinée à prouver leur culpabilité.

[65]                         Cela dit, avoir l’intérêt pour agir n’est que la première étape d’une demande présentée en vertu du par. 24(1)  de la Charte . La question de savoir si un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle existe demeure entière. Toutefois, avant de me pencher sur cette question, je considère utile de clarifier le cadre d’analyse applicable lorsque l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle qui violerait l’art. 7 repose sur des allégations de cumul de violations d’autres droits de la Charte , en l’occurrence les droits garantis par l’art. 8 et l’al. 10b).

B.            Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en concluant à l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle?

(1)          Le cadre d’analyse applicable lorsque l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle résulte de la violation d’autres droits garantis par la Charte 

[66]                         Dans l’arrêt O’Connor, notre Cour a énoncé que tant l’art. 7  de la Charte  que les garanties procédurales spécifiques prévues aux art. 8 à 14 visent à protéger à la fois l’intérêt individuel des personnes accusées à un procès équitable et l’intégrité du système judiciaire dans son ensemble (par. 64 et 73). Ce faisant, la Cour n’a pas reconnu un quelconque « droit à la protection contre l’abus de procédure » dans la Charte . Elle a plutôt préféré affirmer que « [s]elon les circonstances, différentes garanties en vertu de la Charte  pourront entrer en jeu » (par. 73).

[67]                         Parfois, les garanties procédurales spécifiques de la Charte  seront les mieux adaptées pour corriger des abus de procédure. Par exemple, lorsqu’une personne accusée allègue qu’une inconduite de la Couronne l’a empêchée d’être jugée dans un délai raisonnable, la demande devrait être traitée au moyen du cadre d’analyse relatif à l’al. 11b)  de la Charte  (O’Connor, par. 73).

[68]                         Lorsqu’aucune des garanties procédurales spécifiques ne vise l’inconduite alléguée, notre Cour a établi que l’art. 7  de la Charte  agit comme rempart et fournit une protection supplémentaire aux personnes accusées en les protégeant contre les conduites étatiques qui portent atteinte d’autres façons à l’équité du procès et contre celles, dites « résiduelles », qui minent autrement l’intégrité du système de justice (Nixon, par. 36). En ce sens, l’art. 7 joue un rôle complémentaire à celui des art. 8 à 14 en offrant, contre les abus de procédures, une protection résiduelle qui va au-delà des protections offertes par les garanties spécifiques prévues aux art. 8 à 14. Ce rôle a également été reconnu à maintes reprises par la Cour à l’extérieur du cadre de l’abus de procédure (R. c. J.J., 2022 CSC 28, par. 113; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 24; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 44; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 72 et 76; R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, p. 688; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 603; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 537-538).

[69]                         Il n’est donc pas inusité que l’art. 7  de la Charte  soit invoqué en même temps qu’une ou plusieurs autres garanties procédurales. Ce sera le cas lorsque, par exemple, une conduite étatique abusive alléguée ne se limite pas simplement à la violation d’une garantie procédurale prévue aux art. 8 à 14. En effet, des conduites étatiques abusives peuvent prendre toutes sortes de formes. Notre Cour a d’ailleurs reconnu expressément qu’il peut y avoir des cas où « la nature et le nombre des incidents considérés globalement nécessiteraient l’arrêt des procédures même si, pris isolément, ils ne le justifieraient pas » (Babos, par. 73). Cette affirmation s’applique tout autant au stade de la détermination de l’existence d’un abus de procédure. Ainsi, l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle peut résulter d’un cumul d’incidents ou d’inconduites étatiques. De plus, rien ne s’oppose à ce que ces incidents ou ces inconduites prennent la forme de violations d’une garantie procédurale de la Charte  et que, par conséquent, l’abus de procédure allégué résulte d’un cumul de violations d’une ou de plusieurs garanties.

[70]                         Dans ces circonstances, comment concilier les cadres d’analyse en jeu? Notre Cour a tenté par le passé d’établir l’ordre de priorité qu’elle doit suivre lorsqu’une violation de l’art. 7  de la Charte  est invoqué conjointement avec une violation d’une ou plusieurs garanties procédurales (R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 13; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 76; J.J., par. 213 et 327), mais étant donné les liens « inextricable[s] » entre ces dispositions (Seaboyer, p. 603; Mills, par. 69; J.J., par. 114) et le caractère complémentaires de celles-ci, elle a préféré conclure ainsi :

La méthode qu’il convient d’employer pour évaluer de multiples violations de la Charte  alléguées par l’accusé peut dépendre des faits de l’espèce, de la nature des droits protégés par la Charte  en jeu et de la manière dont ils se recoupent. La Cour a affirmé à maintes reprises que la méthode pour ce faire est fortement tributaire du contexte et des faits . . .

 

(J.J., par. 115)

[71]                         Dans le contexte de l’abus de procédure, il convient de rappeler que tant l’art. 7 que les art. 8  à 14  de la Charte  visent à protéger l’individu contre les conduites qui sont inéquitables ou vexatoires au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système de justice (O’Connor, par. 64 et 73). Il s’ensuit que les cadres d’analyse de ces dispositions peuvent coexister. En effet, il est tout à fait approprié d’avoir recours au cadre d’analyse de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle développé pour l’application de l’art. 7 afin d’analyser tout cumul de violations d’une ou de plusieurs garanties procédurales dans le but de déterminer si l’ensemble de ces violations atteint le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure, soit une atteinte à l’intégrité du système de justice.

[72]                         Bien entendu, le cadre d’analyse applicable à chacune de ces garanties procédurales demeurera pertinent pour déterminer si les violations qui composent le cumul ont bel et bien eu lieu. En fait, la détermination de l’existence des violations composant le cumul devra, en toute logique, précéder la détermination de l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Ce faisant, les cadres d’analyse coexistent ensemble, ceux des garanties procédurales étant imbriqués dans celui de l’art. 7.

[73]                         Avant de me tourner vers le cadre d’analyse applicable en l’espèce, je tiens à réitérer que la preuve d’une ou de plusieurs violations n’est pas nécessaire aux fins d’établir l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, car en ce qui concerne ce type d’abus, l’accent est mis sur les conduites qui minent l’intégrité du système de justice, et ce, indépendamment de leur caractère attentatoire à d’autres droits de la Charte .

(2)          Le cadre d’analyse applicable en l’espèce

[74]                         En l’espèce, l’abus de procédure allégué par les parties appelantes résulte d’un cumul de violations de droits garantis par la Charte , à savoir le droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives et le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, qui dénote une situation de mépris flagrant des autorités policières envers les droits de celles-ci (d.a., vol. X, p. 55-56; d.a., vol. XI, p. 15, 70-71 et 108-109). Les parties appelantes ne mettent pas l’accent sur une quelconque entorse à l’équité de leur procès résultant de ces violations. De plus, elles reconnaissent que, prises individuellement, les violations en cause ne sauraient justifier la réparation qu’elles demandent, soit l’arrêt des procédures les visant (motifs de la C.S. (2018), par. 5, 133 et 150). Elles allèguent plutôt que le cumul de violations et le mépris qu’il dénote chez les autorités policières ont causé une atteinte à l’intégrité du système de justice.

[75]                         Dans ces circonstances, il convient d’adopter le cadre d’analyse de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle développé pour l’application de l’art. 7  de la Charte  afin de déterminer si l’ensemble des violations alléguées atteint le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure. Cette opération exige toutefois le recours au cadre d’analyse propre à chacune des dispositions en jeu, à savoir l’art. 8 et l’al. 10b), afin de déterminer si les allégations de violations sont fondées. Ce n’est qu’une fois que chacune des violations alléguées a été examinée qu’il sera alors possible de déterminer si l’ensemble de ces violations, considérées globalement, constitue une conduite qui est vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système de justice.

[76]                         J’ouvre ici une parenthèse. Les parties appelantes prétendent que certaines violations étaient « planifiées et voulues » et que le cumul de celles-ci dénote un « mépris flagrant » envers leurs droits (d.a., vol. I, p. 96). En outre, les parties appelantes qualifient de « systématique[s] » les violations alléguées du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat (p. 92). Il va sans dire que le caractère délibéré et répandu d’une ou de plusieurs violations des droits garantis par la Charte  est pertinent pour déterminer si le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle est atteint.

[77]                          La Cour a d’ailleurs déjà reconnu la pertinence de ces deux facteurs pour le cadre d’analyse du par. 24(2)  de la Charte , au stade de la détermination de la gravité de la conduite attentatoire (R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 22 et 25; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 75; R. c. McColman, 2023 CSC 8, par. 58). Certes, le par. 24(2) est analytiquement distinct de l’art. 8 et de l’al. 10b) en ce sens qu’il n’entre en jeu qu’au stade de la réparation, après qu’une violation a été constatée. Toutefois, il demeure que la préoccupation principale du par. 24(2), soit la confiance du public envers l’administration de la justice (Grant, par. 67-68), recoupe l’intérêt protégé par l’art. 7 en matière d’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, soit l’intégrité du système de justice (O’Connor, par. 61). 

(3)          Application aux faits

[78]                         Le juge de la Cour supérieure a conclu que les autorités policières avaient commis un cumul de violations des droits des parties appelantes du groupe 1 garantis par l’art. 8  et l’al. 10b)  de la Charte  et que, lorsqu’examinées de façon globale et dans leur contexte intégral, ces violations révèlent un « problème systémique et persistant » (motifs de la C.S. (2018), par. 216) d’une gravité extrême qui atteint le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle et justifier un arrêt des procédures (par. 210, 217 et 219-220, citant Brind’Amour, par. 93). Dans les paragraphes qui suivent, je m’attarde à déterminer si le juge de la Cour supérieure a erré en tirant cette conclusion. À cette fin, j’applique le cadre d’analyse de chaque droit invoqué, en débutant, comme l’ont fait la Cour supérieure et la Cour d’appel, par le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Une fois que toutes les allégations de violations auront été examinées, je serai en mesure d’évaluer si l’ensemble des violations identifiées atteint le seuil de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle visé à l’art. 7  de la Charte .

[79]                         Avant de commencer, j’estime utile de rappeler qu’« [u]ne cour d’appel n’est justifiée d’intervenir que si le juge du procès s’est fondé sur des considérations erronées en droit, a commis une erreur de fait susceptible de contrôle ou a rendu une décision “erronée au point de créer une injustice” » (Babos, par. 48, citant R. c. Bellusci, 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509, par. 19; Regan, par. 117; Tobiass, par. 87; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 15 et 51).

a)              Le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat

(i)            Le droit applicable

[80]                         L’alinéa 10b)  de la Charte  prévoit que toute personne a le droit, en cas d’arrestation ou de détention, « d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit ». Dans R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173, le juge en chef Lamer a résumé les trois obligations que cette disposition impose aux autorités policières :

(1)         informer la personne détenue de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et de l’existence de l’aide juridique et d’avocats de garde;

(2)         si la personne détenue a indiqué qu’elle voulait exercer ce droit, lui donner la possibilité raisonnable de le faire (sauf en cas d’urgence ou de danger);

(3)         s’abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à ce qu’elle ait eu cette possibilité raisonnable (encore une fois, sauf en cas d’urgence ou de danger).

(p. 192, citant R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, p. 1241-1242; R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869, p. 890; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, p. 203-204.)

[81]                         Ces trois obligations visent à protéger toute personne qui se retrouve dans une situation de vulnérabilité vis-à-vis l’État du fait de sa détention (R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, par. 2 et 40-41). Lorsqu’elle est sous le contrôle des autorités policières, la personne subit une entrave à sa liberté et s’expose à un risque d’auto-incrimination involontaire (R. c. Taylor, 2014 CSC 50, [2014] 2 R.C.S. 495, par. 22, citant Bartle, p. 191).

[82]                         Alors que la première obligation est déclenchée immédiatement après la mise en détention (Suberu, par. 41), les deuxième et troisième obligations n’entrent en jeu que si la personne détenue indique qu’elle veut exercer son droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Si c’est le cas, les autorités policières ont l’obligation constitutionnelle de faciliter l’accès à cette assistance à la première occasion raisonnable et de s’abstenir de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à ce moment (Manninen, p. 1241-1242; Taylor, par. 24 et 26).

[83]                         La question de savoir si le délai qui s’est écoulé entre le moment où la personne détenue indique qu’elle veut exercer son droit et le moment où elle l’exerce est raisonnable en est une de fait, hautement contextuelle (Taylor, par. 24). L’existence d’obstacles ou encore de « circonstances exceptionnelles » justifiant la suspension momentanée de l’exercice du droit ne peut être supposée; elle doit être prouvée (par. 33; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, par. 74; R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980, p. 998-999). Il revient toujours à la Couronne de faire la démonstration des circonstances, exceptionnelles ou non, qui font en sorte que le délai était raisonnable (Taylor, par. 24).

[84]                         Avant d’appliquer ces principes aux faits, je considère nécessaire de rappeler qu’à ce jour la loi n’impose pas aux policières et aux policiers l’obligation spécifique de fournir leurs propres téléphones aux personnes détenues, ni celle d’avoir en main des appareils bon marché en prévision de l’exercice par ces personnes de leur droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat (Taylor, par. 27-28).

(ii)          Application aux faits

[85]                         Le juge de la Cour supérieure a conclu « qu’il y a eu violation du droit à l’assistance d’un avocat et au droit d’être informé de ce droit » (motifs de la C.S. (2018), par. 85) à l’égard de toutes les parties appelantes du groupe 1 au motif que la preuve révélait l’existence d’une pratique « systématique » des autorités policières consistant à reporter l’exercice par ces personnes de leur droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat jusqu’au moment où elles ont été conduites au poste de police, sans avoir examiné au préalable les circonstances particulières de chaque arrestation (par. 75).

[86]                         La Couronne soutient que la Cour d’appel a eu raison de relever des erreurs de droit dans l’analyse du juge de la Cour supérieure l’ayant mené à cette conclusion. Elle prétend que le juge a fait erreur quant à l’étendue des obligations policières et que sa constatation d’une violation « systématique » découle directement de cette erreur.

[87]                         Pour leur part, les parties appelantes prétendent que le juge de la Cour supérieure n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle, et que c’est la Cour d’appel qui a plutôt fait erreur en intervenant à l’égard des conclusions mixtes de droit et de fait du premier juge en l’absence d’erreurs manifestes et déterminantes.

[88]                         Pour les motifs qui suivent, j’estime que le juge de la Cour supérieure a commis une erreur de droit en concluant que le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat de toutes les parties appelantes du groupe 1 avait été violé.

[89]                         Ma conclusion est empreinte de déférence à l’égard des conclusions de fait du juge de la Cour supérieure. Celui-ci a conclu que quatre des sept parties appelantes du groupe 1 ont communiqué leur volonté d’exercer immédiatement leur droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, mais se sont vu répondre qu’il serait exercé au poste de police, et ce, bien que les autorités policières n’aient pas d’abord examiné si les circonstances permettaient l’exercice immédiat de leur droit (motifs de la C.S. (2018), par. 49-54, 58-59 et 68). Lorsque questionné sur la raison pour laquelle l’une des parties appelantes ne s’est pas vu offrir la possibilité d’avoir recours à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat sur place, le policier ayant procédé à son arrestation a répondu ceci :

. . . ce n’est pas la normalité. Ce n’est pas de la manière qu’on fait normalement. Normalement, on va se rendre directement au quartier général, puis on va lui faire contacter son avocat dans un délai, t’sais, raisonnable et directement là au quartier, et non sur place avec tout le monde qu’il y a autour, question de confidentialité aussi, là. [Je souligne.]

 

(d.a., vol. IV, p. 29; voir aussi les motifs de la C.S. (2018), par. 54 et 57.)

[90]                         De plus, comme l’a souligné le juge de la Cour supérieure, l’enquêteur en charge du volet « arrestation » lors de la rencontre préparatoire des policières et des policiers qui devaient participer à l’opération policière du 31 mars 2016 avait justement été impliqué, environ deux mois auparavant, dans une arrestation où son collègue s’était fait reprocher d’avoir répondu « avec un certain automatisme » à une personne détenue ayant manifesté son intention de se prévaloir de son droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat que ce droit serait exercé au poste de police (par. 70, citant R. c. Martel, C.Q. Trois-Rivières, nos 400-01-064968-118, 400-01-064969-116, 400-01-064970-114, 27 janvier 2016, reproduit dans le d.a., vol. III, p. 1).

[91]                         Dans ces circonstances, le juge de la Cour supérieure pouvait conclure à l’existence d’une pratique policière assimilable à un « renversement de fardeau » (motifs de la C.S. (2018), par. 84) par lequel les policières et les policiers refusent d’envisager l’exercice immédiat du droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat à moins que la personne détenue ne le demande expressément. Cette conclusion est le résultat de l’appréciation souveraine des faits par le juge de la Cour supérieure et commande la retenue.

[92]                         Toutefois, je suis d’avis que l’existence de cette pratique, sans plus, ne permettait pas au juge de la Cour supérieure d’inférer comme il l’a fait que le droit des sept parties appelantes du groupe 1 de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat a été violé.

[93]                         D’abord, parmi les sept parties appelantes du groupe 1, l’une d’entre elles, M. Chounlamountry, s’est vu offrir la possibilité d’exercer son droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat sur place et l’a refusé (motifs de la C.S. (2018), par. 55), et deux autres, MM. Girard et Mailhot, n’ont pas demandé à exercer ce droit sur place (par. 56 et 62). Dans le cas de M. Girard, le juge de la Cour supérieure a retenu de la preuve qu’il a exprimé qu’il « voudra » exercer son droit à l’avocat plus tard (par. 56). Il s’ensuit qu’à la seule lecture des constats du juge de la Cour supérieure, l’obligation de mise en application du droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat n’a même pas été déclenchée à l’égard d’au moins trois parties appelantes du groupe 1.

[94]                         Ensuite, bien que je sois d’accord avec le juge de la Cour supérieure pour dire que la pratique qu’il a identifiée est répréhensible, elle n’entraîne pas pour autant la violation automatique de l’une ou l’autre des trois obligations découlant du droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat garanti par l’al. 10b)  de la Charte .

[95]                         La Cour a déjà reconnu que, en règle générale, les autorités policières ne peuvent pas présumer à l’avance qu’elles seront dans l’impossibilité pratique de faciliter le recours à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Au contraire, elles doivent être attentives aux circonstances particulières de la mise en détention et prendre des mesures proactives afin que le droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat se concrétise en accès à cette assistance (Taylor, par. 33). Il en est ainsi, car la capacité du détenu d’exercer son droit dépend entièrement des autorités policières (par. 25).

[96]                         Cela dit, le fait pour une policière ou un policier de présumer à l’avance qu’il sera raisonnable de tarder à donner effet au droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, indépendamment des circonstances de la mise en détention, n’entraînera pas à lui seul la violation de ce droit. Après tout, la question centrale demeure celle de savoir si le délai était raisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances, et ce, qu’elles aient été prises en considération ou non par les autorités policières. Toutefois, le fait pour les autorités policières de présumer que le délai sera raisonnable fera en sorte qu’il sera beaucoup plus difficile pour la Couronne de démontrer qu’il l’était effectivement.

[97]                         L’affaire Taylor fournit une illustration de ce principe. Dans cette affaire, notre Cour devait déterminer si l’omission d’un policier et d’une policière de faciliter l’accès de M. Taylor à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat dans les 20 à 30 minutes qui ont séparé le moment où il a été admis à l’hôpital et celui où une première série d’échantillons de sang ont été prélevés constituait une violation de son droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Tant la policière que le policier avaient complètement oublié leur obligation de veiller à ce que M. Taylor puisse exercer son droit à la première occasion raisonnable. Loin de conclure que l’oubli constituait en soi une violation de l’al. 10b)  de la Charte , notre Cour s’est plutôt concentrée sur l’impact de cet oubli sur la détermination du caractère raisonnable de l’omission :

Comme les policiers n’ont même pas songé cette nuit‑là à l’obligation qu’ils avaient d’offrir l’accès à un avocat, il s’ensuit qu’il n’y a virtuellement aucune preuve concernant la question de savoir s’il aurait été possible ou non de faire un appel téléphonique en privé et, par conséquent, aucune base permettant d’apprécier le caractère raisonnable de l’omission de faciliter cet accès. [par. 35]

[98]                         La policière avait pourtant témoigné qu’étant donné l’environnement hospitalier dans lequel M. Taylor se trouvait, il aurait été [traduction] « absolument impossible » pour lui de communiquer avec une avocate ou un avocat de façon confidentielle (par. 30). La Cour a toutefois accordé peu de poids à son témoignage, pour le motif suivant :

. . . cette impossibilité pratique, invoquée rétrospectivement, n’a qu’une pertinence limitée, puisque l’agente a reconnu qu’elle était présente à l’hôpital uniquement pour assurer le suivi des échantillons de sang et que la question de savoir si l’accès à un avocat était possible ne faisait alors pas partie de ses tâches. Par conséquent, elle aussi n’a pas fait de démarches à cet égard auprès des membres du personnel de l’hôpital. [par. 30]

[99]                         Vu l’absence de preuve justifiant l’omission, notre Cour est donc parvenue à la conclusion que le droit de M. Taylor à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat garanti par l’al. 10b)  de la Charte  avait été violé avant le prélèvement de la première série d’échantillons sanguins (par. 37).

[100]                     Il ressort de ce qui précède que le fait pour les autorités policières de reporter l’exercice du droit d’une personne détenue de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat jusqu’au moment où cette personne est conduite au poste de police sans avoir examiné au préalable les circonstances particulières de l’arrestation n’entraîne pas, à lui seul, la violation du droit garanti par l’al. 10b)  de la Charte . La question centrale demeure celle de savoir si le délai imposé avant de faciliter l’accès à une avocate ou à un avocat (dans l’affaire Taylor, il s’agissait d’une omission de faciliter cet accès (par. 35)) était raisonnable dans les circonstances. Il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée sur la base de la preuve versée au dossier (par. 24 et 32-33).

[101]                     En l’espèce, comme le souligne à juste titre la Cour d’appel, le juge de la Cour supérieure n’a pas, soit dit en tout respect, analysé le caractère raisonnable du délai entre le moment où les parties appelantes du groupe 1 ont indiqué qu’elles voulaient exercer leur droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat et le moment où elles ont pu l’exercer. En effet, ses motifs portant sur le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat des quatre parties appelantes du groupe 1 qui ont manifesté leur intention de s’en prévaloir immédiatement après en avoir été informé omettent de mentionner le temps qu’ont dû attendre trois d’entre elles avant de pouvoir téléphoner à leur avocate ou à leur avocat (motifs de la C.S. (2018), par. 49-54, 58-61 et 68).

[102]                     De plus, les motifs du juge de la Cour supérieure ne font que mentionner au passage certaines circonstances pertinentes pour l’évaluation du caractère raisonnable du délai, tels le fait qu’une perquisition était en cours, la proximité du poste de police, la sécurité des policières et des policiers, la présence d’un téléphone sur les lieux ainsi que les enjeux liés à la confidentialité d’un éventuel appel, sans jamais analyser leur incidence sur le caractère raisonnable du délai. Dans le cas d’une des quatre parties appelantes en question, les motifs ne font même pas état de l’une ou l’autre de ces circonstances (par. 68). J’ajouterai que nulle part dans les motifs le fait que des complices soient arrêtés au même moment n’est pris en compte.

[103]                     Certes, au par. 77 de ses motifs, le juge de la Cour supérieure écrit ceci :

Contrairement à la situation rencontrée dans l’arrêt R. c. Strachan où la situation devait être stabilisée avant que l’accusé puisse exercer son droit constitutionnel, il n’y a aucune preuve d’une telle situation en l’espèce. Aucun effort n’a été fait pour permettre la communication avec un avocat.

[104]                     Avec égards, ce paragraphe ne tranche pas la question du caractère raisonnable des délais d’attente des quatre parties appelantes du groupe 1 qui ont manifesté leur intention de se prévaloir immédiatement de leur droit de recourir à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Bien que la nécessité de stabiliser les lieux de l’arrestation fasse partie des circonstances exceptionnelles justifiant le report momentané de l’exercice de ce droit (Strachan, p. 998-999), ce n’est pas l’unique facteur à prendre en compte afin d’évaluer le caractère raisonnable du délai.

[105]                     À la lumière de ce qui précède, je conclus que le juge de la Cour supérieure a commis une erreur de droit en concluant que les allégations de violations du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat étaient fondées à l’égard de toutes les parties appelantes du groupe 1 au seul motif que les autorités policières avaient comme pratique de reporter systématiquement l’exercice de ce droit sans d’abord considérer les circonstances particulières de chaque arrestation. Cette erreur explique pourquoi le juge de la Cour supérieure a conclu que le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat de trois parties appelantes a été violé alors qu’elles avaient soit déjà exercé, soit reporté à plus tard l’exercice de leur droit après en avoir été dûment informé. Elle explique aussi pourquoi le juge a omis d’analyser le caractère raisonnable du délai entre le moment où les quatre autres parties appelantes du groupe 1 ont indiqué qu’elles voulaient exercer leur droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat et le moment où elles ont pu l’exercer.

[106]                     Comme les parties appelantes ont décidé de fonder leur allégation d’abus de procédure sur l’existence d’un cumul de violations, incluant celle du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, le juge de la Cour supérieure devait appliquer correctement le cadre d’analyse de l’al. 10b) à l’égard de chacune d’entre elles et tirer les conclusions qui s’imposaient, ce qu’il n’a pas fait.

[107]                     Bien entendu, la pratique policière répréhensible identifiée plus tôt constitue en soi une inconduite étatique pertinente pour la détermination de l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Toutefois, à ce stade-ci, il est impossible de dire si la seule existence de cette inconduite atteignait, aux yeux du juge de la Cour supérieure, le même niveau de gravité que le cumul de violations du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat qu’il croyait avoir identifié. Après tout, le délai écoulé entre l’arrestation et le moment où la possibilité de communiquer avec une avocate ou un avocat a été offerte a varié, selon le cas, de 23 minutes à 1 heure 6 minutes, et l’impact de la pratique policière sur l’équité du procès est, au mieux, incertain (motifs de la C.S. (2018), par. 189-191). Dans ces circonstances, la détermination au cas par cas de l’existence d’une violation du droit garanti par l’al. 10b)  de la Charte  revêtait une importance accrue aux fins de déterminer la gravité de la pratique policière répréhensible et, ultimement, l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle.

[108]                     L’erreur de droit commise par le juge de la Cour supérieure est décisive quant au sort du pourvoi pour les parties appelantes du groupe 1, puisque le juge de la Cour supérieure était d’avis que les violations du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat étaient les plus graves (motifs de la C.S. (2018), par. 184). À l’inverse, il a qualifié l’omission de faire viser les mandats exécutés à l’extérieur du district de Trois-Rivières d’« erreur de bonne foi » (par. 152) et a spécifié que l’omission de donner des avis de perquisition secrète dans le délai imparti « n’aurait pas permis l’arrêt des procédures à elle seule » (par. 133). Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les conclusions du juge de la Cour supérieure au sujet de ces violations du droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Comme l’a reconnu la Cour d’appel, le défaut du juge de la Cour supérieure d’évaluer, à l’égard de chaque partie appelante du groupe 1, le caractère raisonnable du délai écoulé avant que l’opportunité de communiquer avec une avocate ou un avocat lui soit donnée justifie, « à elle seule », la tenue d’une nouvelle audition de la requête en arrêt des procédures et en exclusion de la preuve pour le groupe 1 (par. 56). Il en est ainsi parce que la conclusion du juge de la Cour supérieure voulant que le droit des parties appelantes du groupe 1 de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat ait été violé constituait un pilier essentiel à sa conclusion finale selon laquelle les parties appelantes du groupe 1 ont subi une violation de leur droit garanti par l’art. 7  de la Charte  en raison d’un abus de procédure relavant de la catégorie résiduelle. Écarter la première conclusion revient donc à écarter la deuxième.

b)             Conclusion

[109]                     À la lumière des motifs qui précèdent, je conclus, tout comme la Cour d’appel, que le juge de la Cour supérieure a fait erreur lorsqu’il a statué que le droit de toutes les parties appelantes du groupe 1 de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat a été violé. Puisque les violations de ce droit étaient, à ses yeux, les plus graves, sa conclusion selon laquelle les parties appelantes du groupe 1 ont subi un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle doit être écartée.

[110]                     Étant donné que le juge de la Cour supérieure n’a pas procédé à l’analyse individualisée requise par l’al. 10b)  de la Charte  afin de déterminer si le droit des parties appelantes du groupe 1 de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat a été violé, notre Cour est placée devant le choix de confirmer le jugement de la Cour d’appel ordonnant la tenue d’une nouvelle audition de leur requête ou d’assumer le rôle de juge des faits. Vu la nature hautement circonstancielle de l’analyse, je suis d’avis qu’il est dans l’intérêt de la justice qu’il y ait une nouvelle audition de la requête des parties appelantes du groupe 1.

[111]                     La question de savoir s’il en va de même à l’égard de la requête des parties appelantes des groupes 2, 3 et 4 sera discutée plus bas. Avant d’y répondre, j’estime nécessaire de souligner une autre erreur commise par le juge de la Cour supérieure à l’étape de la détermination de la réparation convenable pour les parties appelantes du groupe 1, advenant le cas où il serait une fois de plus jugé, à l’issue de la nouvelle audition de la requête, que le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle est atteint.

C.            Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les parties appelantes?

[112]                     L’arrêt des procédures a été qualifié d’« ultime réparation » (Tobiass, par. 86) étant donné son caractère définitif :

Elle est ultime en ce sens qu’elle est définitive. Les accusations suspendues ne pourront jamais faire l’objet de poursuites; la présumée victime ne sera jamais capable de se faire entendre en justice; la société sera privée à jamais de la possibilité de faire trancher l’affaire par le juge des faits.

 

(Regan, par. 53)

[113]                     Pour ces raisons, et comme je l’ai souligné précédemment, cette réparation draconienne ne sera ordonnée que dans l’éventualité où la situation satisfait au critère exigeant qui requiert qu’elle fasse partie des « cas les plus manifestes » (O’Connor, par. 69). Pour qu’il s’agisse d’un tel cas, les trois conditions suivantes doivent être réunies:

(1)   il doit y avoir une atteinte au droit de la personne accusée à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54; Babos, par. 32);

(2)   il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte (Regan, par. 54; Babos, par. 32);

(3)   s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (Regan, par. 57; Babos, par. 32).

[114]                     Ces conditions sont cumulatives et aucune n’est facultative. Avec égards, j’estime que le juge de la Cour supérieure a omis de s’assurer que la deuxième condition était respectée en l’espèce.

[115]                     À défaut d’obtenir un arrêt des procédures à l’égard de l’ensemble d’entre elles, la requête présentée par les parties appelantes du groupe 1 visait expressément à obtenir une ordonnance excluant toute une liste d’éléments de preuve (d.a., vol. I, p. 158-159; d.a., vol. XI, p. 169; d.a., vol. XII, p. 1; voir aussi le d.a., vol. XX, p. 18-20).

[116]                     Or, le juge de la Cour supérieure n’a jamais fait mention de cette solution de rechange à l’arrêt des procédures dans son analyse à l’étape de la réparation convenable (motifs de la C.S. (2018), par. 178-222). Il s’est contenté d’affirmer que « l’arrêt des procédures est le remède approprié en l’espèce » (par. 217).

[117]                     Peut-être était-ce le cas, mais encore fallait-il expliquer pourquoi une réparation moindre que l’arrêt des procédures ne pouvait pas corriger l’atteinte à l’intégrité du système de justice qu’il croyait avoir identifiée (voir, p. ex., Brind’Amour, par. 102-103). 

[118]                     J’ajouterais que cette omission de considérer des réparations moindres est d’autant plus significative dans un contexte où plusieurs personnes accusées demandent une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte  en raison d’un même abus de procédure qui les a impactées différemment. Dans ces circonstances, le tribunal peut très bien conclure que la réparation qui corrigerait entièrement l’atteinte à l’intégrité du système de justice causée par cet abus implique des ordonnances individualisées. Après tout, il est important de rappeler ce qui suit :

. . . la Charte  a remplacé, entre les mains des juges, la hache par le scalpel et leur a donné un outil qui permet de façonner mieux que jamais des solutions qui tiennent compte [. . .] des préoccupations parfois complémentaires et parfois contraires que sont l’équité envers les individus [. . .], les intérêts de la société et l’intégrité du système judiciaire.

 

(O’Connor, par. 69)

D.           La Couronne pouvait-elle soulever devant la Cour d’appel l’omission du juge de la Cour supérieure de considérer les circonstances particulières de l’arrestation de chaque partie appelante des groupes 2, 3 et 4 après avoir consenti au jugement?

[119]                     Enfin, les parties appelantes prétendent que le sort de l’appel de celles d’entre elles qui font partie des groupes 2, 3 et 4 est indépendant de celui des parties appelantes du groupe 1. En effet, elles ont soutenu devant nous que la Couronne n’aurait pas dû être autorisée à plaider, relativement au jugement ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard des parties appelantes des groupes 2, 3 et 4, les mêmes arguments qu’elle a plaidés au sujet du jugement ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard des parties appelantes du groupe 1. Plus précisément, elles soutiennent que la Couronne aurait dû être forclose de soulever l’omission du juge de la Cour supérieure de considérer les circonstances particulières de l’arrestation de chaque partie appelante des groupes 2, 3 et 4 pour déterminer s’il y avait eu violation de leur droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Ayant explicitement « invité » le juge de la Cour supérieure à statuer « sans autres formalités » sur les requêtes de ces groupes, la Couronne ne saurait, selon elles, être admise à adopter une nouvelle position en appel et à reprocher au juge de ne pas avoir fait une analyse au cas par cas (m.a., par. 92). Ce changement de position en appel contreviendrait au principe de l’équité ainsi qu’à la garantie contre le double péril consacré à l’al. 11h)  de la Charte .

[120]                     Au soutien de leur argument, les parties appelantes s’appuient sur l’arrêt R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, qui énonce l’obligation qu’a la Couronne, pour des raisons d’équité procédurale, de ne pas avancer une nouvelle thèse de la responsabilité en appel. Dans Barton, par. 47, le juge Moldaver, qui s’exprimait au nom des juges majoritaires, a déclaré ce qui suit :

Par souci d’équité envers l’accusé, et particulièrement par souci de respecter le principe de la protection contre le double péril, consacré à l’al. 11 h )  de la Charte canadienne des droits et libertés , il est interdit au ministère public d’obtenir un nouveau procès en avançant une nouvelle thèse de la responsabilité en appel (voir Wexler c. The King, [1939] R.C.S. 350; Savard c. The King, [1946] R.C.S. 20, p. 33‑34, 37 et 49; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865, p. 895‑896; R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, p. 481). En outre, comme le juge Doherty l’a expliqué dans l’arrêt Varga[traduction] « [l]e principe de la protection contre le double péril est compromis davantage lorsque les arguments plaidés en appel contredisent la thèse que soutient le ministère public au procès » (p. 793). Bref, « [l]’appel formé par le ministère public ne saurait constituer un moyen de communication d’une preuve différente que celle présentée au procès » (ibid.).

[121]                     En réponse, la Couronne prétend ne pas avoir changé de position en appel ni invité le juge de la Cour supérieure à statuer sur la requête des groupes 2, 3 et 4 sans autres formalités. Je suis d’accord avec elle. Selon le procès-verbal de l’audience du 7 mai 2019, tant les parties appelantes que la Couronne ont convenu que la décision rendue à l’égard du groupe 1, à savoir l’arrêt des procédures, s’appliquait aux groupes 2, 3, et 4, après avoir d’abord consenti à ce que la preuve et les plaidoiries de l’audition de la requête du groupe 1 soient versées au dossier de la requête des groupes 2, 3 et 4. Ce faisant, les parties n’ont pas invité le juge à statuer sur la requête sans autres formalités. Elles ont plutôt reconnu qu’un jugement identique suivrait une preuve et des plaidoiries identiques. Il semble que cette manière de procéder constitue une utilisation efficace des ressources judiciaires.

[122]                     Surtout, non seulement la Couronne n’a-t-elle jamais renoncé à son droit d’appel, mais il appert des échanges entre les parties et le juge de la Cour supérieure lors de l’audience du 7 mai 2019 que tous savaient que la Couronne ferait appel du jugement qui serait rendu pour les groupes 2, 3 et 4 et que cet appel serait joint à celui du premier jugement traitant du groupe 1, déjà intenté par le biais du dépôt d’un avis d’appel (d.a., vol. XII, p. 199-200; voir aussi le d.a., vol. II, p. 55, par. 32, reproduisant le mémoire de la Couronne devant la Cour d’appel daté du 22 août 2019 indiquant que le mémoire initial visant les parties appelantes du groupe 1 a été produit le 25 mars 2019, soit un peu plus d’un mois avant l’audience du 7 mai 2019). Il n’y a donc eu ni surprise ni préjudice pour les parties appelantes.

[123]                     Je rejette donc ce moyen d’appel. La Couronne était autorisée à soulever l’omission du juge de la Cour supérieure de considérer les circonstances particulières de l’arrestation de chaque partie appelante des groupes 2, 3 et 4. Pour les raisons exposées précédemment, je conclus que le juge de la Cour supérieure a commis une erreur de droit en statuant que les allégations de violations du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat étaient fondées à l’égard des parties appelantes des groupes 2, 3 et 4. Cette erreur est également déterminante quant au sort du pourvoi des parties appelantes des groupes 2, 3 et 4, et elle commande la tenue d’une ou plusieurs nouvelles auditions de leur requête en arrêt des procédures et en exclusion de la preuve.

VI.         Conclusion

[124]                     Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. La tenue de nouveaux procès devant un autre juge, incluant de nouvelles auditions sur les requêtes en arrêt des procédures et en exclusion de la preuve, est indiquée.

                   Version française des motifs rendus par

                    Le juge Rowe —

[125]                     Je souscris aux motifs de la juge O’Bonsawin quant au résultat et, dans une large mesure, quant à son énoncé du droit et à l’application de celui‑ci aux circonstances de l’espèce. Cependant, comme le présent cas fournit des indications sur la méthodologie qui doit être utilisée lorsqu’un accusé sollicite un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés  pour de prétendues violations des droits qui lui sont garantis par les art. 8 à 14 (en l’occurrence par l’al. 10b)), et demande également l’arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) pour cause d’abus de procédure visé à l’art. 7, j’estime qu’il y aurait lieu de formuler quelques clarifications additionnelles. C’est dans ce but que j’expose les brefs motifs qui suivent.

[126]                     La Cour n’a pas été constante pour ce qui est de l’ordre dans lequel l’analyse juridique doit être effectuée dans les cas où un accusé demande un arrêt des procédures en vertu de l’art. 7 et des art. 8 à 14 (R. c. J.J., 2022 CSC 28, par. 115). Dans certaines affaires, elle a déclaré que, lorsque sont invoqués l’une des « Garanties juridiques » prévues aux art. 8 à 14 ainsi que le droit plus général énoncé à l’art. 7, le droit spécifique devrait être examiné en premier (Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 76; voir aussi R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 13; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, p. 310; R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, p. 688). Dans d’autres affaires, la Cour s’est penchée en premier sur l’art. 7. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Pan, 2001 CSC 42, [2001] 2 R.C.S. 344, la juge Arbour, qui s’exprimait pour la Cour, a écrit ce qui suit : « il n’y a pas lieu en l’espèce d’examiner les arguments des appelants au sujet des al. 11 d )  et 11 f )  de la Charte . Je souscris à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle, d’une part, c’est au regard de l’art. 7  de la Charte  qu’il convient d’examiner les atteintes à la Charte  reprochées dans les présents pourvois, et, d’autre part, il n’y a aucun avantage à analyser également les atteintes aux al. 11 d )  et 11 f )  de la Charte  qu’on reproche » (par. 79; voir aussi R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 35). Parfois, l’approche suivie par la Cour varie à l’intérieur d’une même décision. À titre d’exemple, dans R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187, le juge Cromwell, dissident en partie, a examiné certaines prétentions au regard de l’art. 7 et certaines autres au regard de l’art. 11, parce que les dispositions contestées dans cette affaire « vis[aient] plus directement » l’un ou l’autre de ces articles (par. 125).

[127]                     Cette absence de méthodologie déterminée peut engendrer d’autres problèmes, particulièrement l’introduction de facteurs qui sont pertinents à l’égard d’un article dans l’examen d’un autre article où ils ne le sont (peut-être) pas. Il n’est pas facile de dire s’il s’agit ou non d’une telle situation en l’espèce et, si oui, dans quelle mesure c’est le cas (voir les motifs de ma collègue, par. 66‑77, 80‑84, 94‑108 et 109‑110). Je ne suggère pas que ma collègue fait erreur dans son analyse; je dis plutôt qu’on ne voit pas clairement ce qui « guide » l’analyse.

[128]                     Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Au contraire, le fondement sur lequel les tribunaux concluent à l’existence d’une violation ne ressort pas toujours clairement des décisions de notre Cour. Par exemple, dans R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, l’allégation d’abus de procédure était fondée sur les art. 7 et 8, ainsi que sur l’al. 11d). Le juge du procès avait conclu que tous les droits garantis par ces dispositions avaient été violés, sans procéder à l’analyse de chacun de ces droits; notre Cour n’a fourni aucune indication, puisque son analyse n’a traité que de la réparation. Voir aussi R. c. MacDonnell, [1997] 1 R.C.S. 305.

[129]                     Les tribunaux devraient procéder de manière uniforme à l’analyse dans les cas où l’art. 7  et les art. 8  à 14  de la Charte  sont invoqués par un accusé afin d’obtenir un arrêt des procédures. À mon avis, la séquence suivante décrit l’ordre approprié des opérations :

a)      lorsque l’un des droits garantis par les art. 8 à 14 est invoqué en même temps que l’art. 7, le droit spécifique devrait être examiné en premier, y compris (si nécessaire) au regard de l’article premier;

b)      ce n’est qu’en l’absence de violation du droit spécifique, ou lorsque la violation est justifiée au regard de l’article premier, que les tribunaux de révision devraient examiner l’art. 7 et, si nécessaire, l’article premier encore une fois.

[130]                     Il est possible de considérer que les motifs de la juge O’Bonsawin sont conformes à ce qui précède, mais aussi qu’ils appliquent une analyse « mixte » dans l’examen de l’al. 10b) et de l’art. 7. C’est cette incertitude méthodologique que j’ai cherché à résoudre dans ces brefs motifs.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureurs des appelants : Desjardins Côté, Montréal; Lebrun Provencher, Trois‑Rivières.

                    Procureur de l’intimé : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Québec.

                    Procureur de l’intervenante la Directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Montréal.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice du Québec — Direction du droit constitutionnel et autochtone, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Attorney General of British Columbia — Criminal Appeals and Special Prosecutions, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Calgary.

                    Procureur de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Andrew Burgess, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Roy & Charbonneau, Québec.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil : Cabinet d’avocats Novalex inc., Montréal; Poupart, Touma, Montréal.

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