COUR SUPRÊME DU CANADA |
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Référence : R. c. J.W., 2025 CSC 16 |
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Appel entendu : 3 décembre 2024 Jugement rendu : 23 mai 2025 Dossier : 40956 |
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Entre : J.W. Appelant
et
Sa Majesté le Roi Intimé
- et -
Procureur général de l’Alberta, Queen’s Prison Law Clinic, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Empowerment Council, Association canadienne des libertés civiles et Aboriginal Legal Services Inc. Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
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Motifs de jugement : (par. 1 à 112) |
Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Côté, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau) |
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Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
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J.W. Appelant
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Procureur général de l’Alberta,
Queen’s Prison Law Clinic,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Empowerment Council,
Association canadienne des libertés civiles et
Aboriginal Legal Services Inc. Intervenants
Répertorié : R. c. J.W.
2025 CSC 16
No du greffe : 40956.
2024 : 3 décembre; 2025 : 23 mai.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit criminel — Détermination de la peine — Facteurs devant être pris en considération — Programmes en établissement — Plaidoyer de culpabilité présenté par un délinquant à l’égard de multiples infractions suivant une agression sexuelle violente — Schizophrénie chronique et déficiences développementales et intellectuelles modérées diagnostiquées chez le délinquant — Infliction d’une peine d’emprisonnement par la juge chargée de la détermination de la peine et conclusion de celle-ci selon laquelle la protection de la société exigeait une période suffisante dans un établissement fédéral pour que le délinquant suive un programme destiné aux délinquants sexuels avant sa mise en liberté — La juge chargée de la détermination de la peine a-t-elle commis une erreur en tenant compte du temps de traitement en tant que facteur pour déterminer la peine appropriée à infliger au délinquant?
Droit criminel — Détermination de la peine — Facteurs devant être pris en considération — Crédit pour détention présentencielle — Plaidoyer de culpabilité présenté par un délinquant à l’égard de multiples infractions suivant une agression sexuelle et détention de celui-ci dans des centres de détention et dans un établissement psychiatrique — Délais occasionnés par le délinquant avant la détermination de la peine en raison du fait qu’il a changé d’idée concernant le plaidoyer de culpabilité et qu’il a révoqué à plusieurs reprises le mandat de ses avocats — Schizophrénie chronique et déficiences développementales et intellectuelles modérées diagnostiquées chez le délinquant — Les délais causés par le délinquant constituaient-ils une mauvaise conduite le rendant inadmissible à un crédit pour détention présentencielle?
Au cours de la nuit du 26 au 27 mai 2018, W a agressé sexuellement violemment et plusieurs fois la plaignante, laquelle travaillait comme employée de soutien à domicile dans le foyer de groupe où habitait W. À la suite de son arrestation, W a été placé dans un centre de détention. En novembre 2018, W a plaidé coupable aux infractions d’agression sexuelle, de menace de causer la mort et de séquestration, mais son plaidoyer de culpabilité a été annulé en mars 2019 et son avocat a été retiré du dossier. Une deuxième audience relative au plaidoyer de culpabilité et à la détermination de la peine a été prévue, mais W a abandonné le règlement proposé. Une date de règlement ultérieure a été fixée, mais W a révoqué le mandat de son deuxième avocat. En août 2020, une évaluation de l’aptitude à subir son procès a été ordonnée et W a été admis à un établissement psychiatrique, et en janvier 2021, W a été déclaré inapte à subir son procès. W a plus tard révoqué le mandat de son troisième avocat. Après qu’il eut été déclaré apte à subir son procès en mai 2021, W est demeuré à l’établissement psychiatrique. Le quatrième avocat de W a obtenu une évaluation visant à déterminer si celui‑ci était non responsable criminellement, mais, en fin de compte, l’évaluation ne permettait pas de tirer une telle conclusion. W a enfin plaidé coupable aux infractions et sa peine a été prononcée le 14 avril 2022. Au moment de la détermination de la peine, W était âgé de 28 ans et n’avait aucun casier judiciaire significatif. Il avait reçu un diagnostic de schizophrénie chronique et souffrait de déficiences développementales et intellectuelles modérées.
La juge chargée de la détermination de la peine a condamné W à une peine d’emprisonnement de 9 ans. Elle a conclu qu’une peine située à l’extrémité inférieure de la fourchette pourrait répondre aux objectifs de dénonciation et de dissuasion générale, mais elle n’était pas convaincue que cela permettrait de protéger la société. Elle a affirmé que W aurait besoin d’une période suffisante dans un établissement fédéral pour suivre un programme destiné aux délinquants sexuels. Concernant le crédit majoré demandé par W pour la détention présentencielle, la juge chargée de la détermination de la peine a refusé d’accorder un crédit pour la période passée dans l’établissement psychiatrique. Elle a conclu que les raisons d’être quantitative et qualitative qui sous-tendent l’octroi du crédit majoré, énoncées par la Cour dans l’arrêt R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575, n’avaient pas été établies dans le cas de la période passée à l’établissement psychiatrique. À son avis, le fait que W avait changé souvent d’idée et d’avocat le rendait inadmissible à se voir accorder un crédit majoré sur la base du critère quantitatif. Elle a aussi conclu que les conditions de détention à l’établissement psychiatrique avaient été favorables à W, et que par conséquent, rien ne justifiait d’accorder un crédit majoré sur une base qualitative.
La Cour d’appel a rejeté l’appel formé par W, mis à part la correction d’une erreur de calcul liée à la période que W avait passée dans des centres de détention. La cour a conclu que la juge chargée de la détermination de la peine avait dûment pris en compte le temps de traitement prévu en tant que facteur parmi de nombreux autres pour infliger une peine proportionnelle située à l’intérieur de la fourchette établie. Quant au crédit majoré, la cour était d’avis que la juge chargée de la détermination de la peine pouvait conclure que W avait fait preuve de mauvaise conduite avant le prononcé de la peine, et que les conditions de détention de W à l’établissement psychiatrique avaient été plus favorables qu’elles ne l’auraient été dans un établissement correctionnel.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie et la peine est modifiée afin d’accorder à W un crédit majoré pour la période passée en détention à l’établissement psychiatrique.
Lorsqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve concernant la disponibilité et l’accessibilité des programmes en établissement, le juge chargé de la détermination de la peine ne commet pas d’erreur de principe en tenant compte du temps à prévoir pour que le délinquant suive un tel programme, en tant que facteur à considérer dans le processus individualisé de détermination de la peine, pourvu que la peine infligée soit proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Pour ce qui est du sens de l’expression « mauvaise conduite » du délinquant qui pourrait rendre inopportune la majoration du crédit, comme il en est question dans l’arrêt Summers, il n’est pas suffisant que le délinquant ait agi de façon à retarder l’instance; les actes doivent avoir été posés dans l’intention d’entraver le bon fonctionnement du système de justice criminelle. En l’espèce, il convient de faire preuve de déférence à l’égard de la décision de la juge chargée de la détermination de la peine de prononcer une peine d’emprisonnement de 9 ans; toutefois, elle a fait erreur en refusant d’accorder à W, sur la base de sa mauvaise conduite, un crédit majoré pour le temps qu’il a passé en détention dans un établissement psychiatrique.
Le prononcé des peines a notamment pour objectif essentiel de protéger la société. Les objectifs de la détermination de la peine, dont la réinsertion sociale des délinquants, appuient cet objectif. Aucun des objectifs de détermination de la peine ne l’emporte sur les autres, et quel que soit le poids que le juge accorde aux objectifs de détermination de la peine, la peine doit respecter le principe fondamental de proportionnalité. Bien qu’une peine ne doive pas aller au‑delà de ce qui est proportionnel simplement pour protéger la société, la protection de la société est un facteur important dans la détermination d’une peine appropriée. Les circonstances propres à chaque affaire produiront une fourchette d’issues acceptables dans laquelle une peine juste peut être fixée. Pour fixer une peine située à l’intérieur de cette fourchette, le juge peut tenir compte de considérations tels les traitements et programmes de réinsertion sociale. Ce sont les responsables des services correctionnels, et non le juge chargé de la détermination de la peine, qui décident quels programmes seront offerts au détenu, et par conséquent, les tribunaux devraient uniquement tenir compte de la disponibilité du programme, des possibilités de traitement ou du temps nécessaire pour que le délinquant suive le programme lorsque de telles observations sont étayées par un dossier de preuve dûment constitué.
En ce qui a trait au crédit majoré pour la détention présentencielle, la Cour dans l’arrêt Summers a expliqué que, dans le cas où la longue détention présentencielle est attribuable à la mauvaise conduite du délinquant, celui‑ci ne se verra probablement pas octroyer un crédit majoré. Pour déterminer ce qui constitue une mauvaise conduite, il faut garder à l’esprit l’objet du par. 719(3.1) du Code, qui impose une limite au crédit majoré. Cette disposition avait pour objet de dissuader l’accusé de prolonger la détention préventive, ainsi que d’assurer la transparence vis‑à‑vis du public quant à la juste sanction, au crédit accordé et aux motifs sous‑jacents. Ce qui constitue une mauvaise conduite doit aussi concorder avec l’objet, les objectifs et les principes de détermination de la peine. Donner une portée trop large à la notion de « mauvaise conduite » risque de miner les principes de proportionnalité et de parité. Le fait que le délinquant ait agi de façon à retarder l’instance n’est pas suffisant en soi pour constituer une mauvaise conduite, à moins que les actes en question aient été posés dans l’intention d’entraver le bon fonctionnement du système de justice criminelle. La question de savoir s’il y a eu mauvaise conduite doit être tranchée au cas par cas, et il incombe à la Couronne de démontrer que le délinquant a eu une mauvaise conduite.
Dans les appels visant des peines, la question ultime consiste à savoir si la peine est juste. Une cour d’appel ne peut modifier une peine que si elle n’est manifestement pas indiquée ou si le juge chargé de la détermination de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine. En l’espèce, les motifs de la juge chargée de la détermination de la peine ne révèlent aucune erreur de principe. Cette dernière n’a pas prolongé une peine par ailleurs juste lorsqu’elle a tenu compte du temps à prévoir pour que W suive un programme en établissement. Elle a expliqué pourquoi une peine située dans l’extrémité inférieure de la fourchette ne répondait pas aux objets et aux objectifs pertinents de la détermination de la peine. Comme la capacité mentale de W et son potentiel de réinsertion sociale étaient des questions en litige lors de la détermination de la peine, la juge chargée de la détermination de la peine n’a pas commis d’erreur en tenant compte de ces éléments de preuve lorsqu’elle a façonné une peine à l’intérieur de la fourchette appropriée. De surcroît, compte tenu des circonstances graves de l’agression sexuelle, on ne peut conclure que la peine de 9 ans de détention ayant été infligée était manifestement non indiquée. La norme de contrôle applicable en appel pour déterminer le crédit majoré n’est pas différente de celle qui s’applique à la détermination de la peine en général; il s’agit d’une application de cette norme. En l’espèce, bien que la juge chargée de la détermination de la peine ait correctement noté que la conduite de W avait causé des délais dans l’instance, elle a fait erreur en omettant d’examiner si W, par ses actions, avait intentionnellement entravé le bon fonctionnement du système de justice criminelle. La conduite de W avant d’être déclaré inapte à subir son procès était une conséquence entièrement ou en grande partie attribuable à son état mental et cognitif, et ne constituait pas une mauvaise conduite. Par conséquent, la peine doit être modifiée afin d’accorder à W un crédit majoré pour les jours qu’il a passés en détention à l’établissement psychiatrique. Étant donné qu’il existe un fondement suffisant justifiant l’octroi d’un crédit majoré suivant la raison d’être quantitative, il n’est pas nécessaire de répondre à la question de savoir si la raison d’être qualitative s’applique en l’espèce.
Jurisprudence
Arrêts examinés : R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575; R. c. Wust, 2000 CSC 18, [2000] 1 R.C.S. 455; R. c. Codina, 2019 ONCA 986; arrêts mentionnés : R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. Muise (1994), 94 C.C.C. (3d) 119; R. c. Hills, 2023 CSC 2; R. c. Hamilton (2004), 72 O.R. (3d) 1; R. c. Parranto, 2021 CSC 46, [2021] 3 R.C.S. 366; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. Solowan, 2008 CSC 62, [2008] 3 R.C.S. 309; R. c. Hilbach, 2023 CSC 3; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Canada (Bureau de la Sécurité des transports) c. Carroll-Byrne, 2022 CSC 48; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Legere (1995), 22 O.R. (3d) 89; R. c. Veen (No. 2) (1988), 33 A. Crim. R. 230; R. c. Spilman, 2018 ONCA 551, 362 C.C.C. (3d) 415; R. c. Keefe (1978), 44 C.C.C. (2d) 193; R. c. Knoblauch, 2000 CSC 58, [2000] 2 R.C.S. 780; R. c. Steele, 2014 CSC 61, [2014] 3 R.C.S. 138; Hatchwell c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 39; R. c. Pelly, 2021 SKCA 50, 403 C.C.C. (3d) 127; R. c. Boutilier, 2017 CSC 64, [2017] 2 R.C.S. 936; R. c. J.K.F. (2005), 195 O.A.C. 141; R. c. Snelgrove, 2005 BCCA 51, 207 B.C.A.C. 227; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165; R. c. Rezaie (1996), 31 O.R. (3d) 713; R. c. Carvery, 2014 CSC 27, [2014] 1 R.C.S. 605; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; R. c. Stonefish, 2012 MBCA 116, 288 Man. R. (2d) 103; R. c. Hussain, 2018 ONCA 147, 140 O.R. (3d) 601; R. c. McBeath, 2014 BCCA 305, 341 C.C.C. (3d) 531; R. c. Boutilier, 2018 NSCA 65, 30 M.V.R. (7th) 31; R. c. Morris, 2013 ONCA 223, 305 O.A.C. 47; R. c. Campbell, 2017 ONSC 26; R. c. Bonneteau, 2016 MBCA 72, 330 Man. R. (2d) 139; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; R. c. Codina #1, 2017 ONSC 7162, 56 Imm. L.R. (4th) 43; R. c. Codina, 2017 ONSC 7315, 408 C.R.R. (2d) 1; R. c. Codina #3, 2017 ONSC 7561; R. c. Codina #6, 2017 ONSC 7648; R. c. Codina, 2017 ONSC 4886; R. c. Codina #7, 2018 ONSC 1096, 57 Imm. L.R. (4th) 175; R. c. Codina #8, 2018 ONSC 2180; R. c. Assiniboine, 2016 MBCA 44, 326 Man. R. (2d) 282; R. c. Slack, 2015 ONCA 94, 125 O.R. (3d) 60.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 271, 264.1(1)a), 279(2), 672.29, 687, partie XXII, 718 à 718.21, 719(3) [abr. 2009, c. 29, art. 3], (3.1) [abr. 2018, c. 21, art. 66], partie XXIV.
Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, c. 29, art. 66.
Loi sur l’adéquation de la peine et du crime, L.C. 2009, c. 29.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20.
Doctrine et autres documents cités
Ruby, Clayton C. Sentencing, 10e éd., Toronto, LexisNexis, 2020.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Hourigan, Brown et Monahan), 2023 ONCA 552, [2023] O.J. No. 3688 (Lexis), 2023 CarswellOnt 12749 (WL), qui a infirmé une décision de la juge Aitken, 2022 ONSC 2274, [2022] O.J. No. 1805 (Lexis), 2022 CarswellOnt 5121 (WL). Pourvoi accueilli en partie.
Erin Dann et Paul Socka, pour l’appelant.
Stacey D. Young et Brent Kettles, pour l’intimé.
Danielle Green, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Carter Martell, pour l’intervenante Queen’s Prison Law Clinic.
Chris Sewrattan et Sweta Tejpal, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Anita Szigeti, Sarah Rankin et Shira Brass, pour l’intervenant Empowerment Council.
Frank Addario et Wesley Dutcher-Walls, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Caitlyn E. Kasper et Emily Hill, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services Inc.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Rowe —
I. Aperçu
[1] Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à fournir des indications sur la façon dont les programmes et les traitements visant la réinsertion sociale des délinquants peuvent être dûment pris en compte dans la détermination d’une peine juste. Lorsqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve concernant la disponibilité et l’accessibilité des programmes en établissement, ce n’est pas une erreur de principe que de tenir compte du temps à prévoir pour que le délinquant suive un tel programme, en tant que facteur à considérer dans le processus individualisé de détermination de la peine, pourvu que la peine infligée soit proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Pour apprécier la justesse des peines, il faut garder à l’esprit que la proportionnalité donne souvent lieu à une gamme de peines possibles, plutôt qu’à un seul « bo[n] » résultat (R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, par. 48, citant R. c. Muise (1994), 94 C.C.C. (3d) 119 (C.A. N.‑É.), p. 123‑124; voir aussi R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 64; R. c. Hamilton (2004), 72 O.R. (3d) 1 (C.A.), par. 85; C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), §2.5).
[2] Les parties demandent également à la Cour de clarifier le sens de l’expression « mauvaise conduite » comme il en est question dans l’arrêt R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575, par. 48, en particulier pour savoir si des délais avant le procès ou avant la détermination de la peine causés par le délinquant peuvent constituer une mauvaise conduite, de sorte qu’il est inadmissible à un crédit pour détention présentencielle suivant le par. 719(3.1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« Code »). Je répondrai à cette question en fonction des circonstances de la présente affaire, sans chercher à fournir une définition exhaustive de la notion de « mauvaise conduite ».
[3] Je suis d’avis d’accueillir l’appel en partie. Bien que je m’en remette à la décision de la juge chargée de la détermination de la peine de prononcer une peine d’emprisonnement de 9 ans, je conclus qu’elle a fait erreur en refusant d’accorder à l’appelant, sur la base de sa « mauvaise conduite », un crédit majoré pour le temps qu’il a passé en détention dans un établissement psychiatrique.
II. Contexte factuel
[4] L’appelant a plaidé coupable aux infractions suivantes : agression sexuelle, prévue à l’art. 271 du Code, menace de causer la mort, prévue à l’al. 264.1(1)a), et séquestration, prévue au par. 279(2).
A. Les infractions
[5] Au cours de la nuit du 26 au 27 mai 2018, l’appelant a agressé sexuellement plusieurs fois la plaignante, laquelle travaillait comme employée de soutien à domicile dans le foyer de groupe où habitait l’appelant.
[6] La plaignante était l’unique employée en poste cette nuit‑là. L’incident a débuté lorsque l’appelant l’a appelée dans sa chambre, où il s’est mis à l’agresser sexuellement. La plaignante a réussi à s’échapper brièvement dans la salle de séjour, mais l’appelant l’a pourchassée, l’a projetée contre le mur puis l’a ramenée de force à sa chambre, où l’agression sexuelle s’est poursuivie.
[7] Durant l’agression, l’appelant a forcé la plaignante à avoir un rapport sexuel vaginal non protégé et il a éjaculé sur elle. Il l’a aussi menacée, lui disant qu’il allait la tuer et jeter son corps dans un lac. L’appelant a pris le téléphone cellulaire de la plaignante, afin qu’elle ne puisse pas appeler à l’aide, et il l’a forcée à faire un enregistrement dans lequel elle affirmait avoir consenti à l’activité sexuelle.
[8] Lorsque l’appelant a détourné son attention, la plaignante a réussi à texter « 911 » à son superviseur, qui a appelé la police.
[9] La plaignante est une femme autochtone qui étudiait pour devenir travailleuse sociale. La juge chargée de la détermination de la peine a conclu que les infractions avaient eu des répercussions importantes et persistantes sur la santé et la carrière de la plaignante. Dans sa déclaration de victime, la plaignante a décrit comment, en raison de l’agression, elle est « terrifiée » à l’idée de travailler dans le domaine qu’elle a choisi, et comment cela lui procure un sentiment de désespoir et a mis à rude épreuve sa relation avec ses amis et sa famille.
B. Historique procédural avant le prononcé de la peine
[10] L’appelant a été détenu entre son arrestation le 27 mai 2018 et le prononcé de sa peine le 14 avril 2022.
[11] À la suite de son arrestation, l’appelant a été placé dans un centre de détention. En novembre 2018, il a plaidé coupable aux infractions et la production d’un rapport Gladue a été ordonnée. Cependant, dans ce rapport, il a nié avoir commis les infractions. En mars 2019, le plaidoyer de culpabilité de l’appelant a été annulé et son premier avocat a été retiré du dossier.
[12] Une deuxième audience relative au plaidoyer de culpabilité et à la détermination de la peine a été prévue pour le début septembre 2019, mais l’appelant a plus tard abandonné le règlement proposé. Une date de règlement ultérieure a été fixée en décembre 2019, mais ce règlement n’a pas eu lieu lui non plus, car l’appelant a par la suite révoqué le mandat de son deuxième avocat.
[13] En août 2020, le troisième avocat de l’appelant a soulevé des préoccupations concernant l’aptitude de celui-ci à subir son procès. Une évaluation de l’aptitude à subir son procès a été ordonnée par le juge présidant l’audience puis effectuée par un psychiatre judiciaire, qui a recommandé que l’appelant soit admis à l’hôpital pour une évaluation d’une durée de 30 jours. Cette évaluation a été ordonnée en septembre 2020. L’appelant a été admis à l’Hôpital Providence Care (« Providence »), un établissement psychiatrique où il a été évalué par un psychiatre et a reçu un diagnostic de schizophrénie désorganisée.
[14] En janvier 2021, l’appelant a été déclaré inapte à subir son procès. Il est retourné à Providence conformément à une ordonnance de traitement. Après qu’il eut été déclaré apte à subir son procès en mai 2021, une ordonnance de maintien de cette aptitude a été rendue en application de l’art. 672.29 du Code et il est demeuré à Providence.
[15] En mars 2021, l’appelant a révoqué le mandat de son troisième avocat. En juillet 2021, le quatrième avocat de l’appelant a obtenu une évaluation visant à déterminer si celui‑ci était non responsable criminellement; cette évaluation a été effectuée en novembre 2021. Le rapport ne permettait pas de conclure à la non‑responsabilité criminelle.
[16] Le 26 novembre 2021, l’appelant a plaidé coupable aux trois infractions susmentionnées. Il est demeuré en détention à Providence en attendant le prononcé de sa peine. L’audience de détermination de la peine s’est tenue le 8 mars 2022 et le prononcé de la peine a eu lieu le 14 avril 2022.
[17] Avant le prononcé de sa peine, l’appelant avait passé 812 jours dans des centres de détention et 607 jours à Providence, pour un total de 1419 jours de détention.
C. Situation du délinquant
[18] L’appelant est un membre de la Première Nation d’Attawapiskat, une communauté d’environ 2000 personnes dans le nord de l’Ontario. Au moment de la détermination de la peine, il était âgé de 28 ans et n’avait aucun casier judiciaire significatif.
[19] L’appelant a passé les premières années de son enfance avec sa mère et sa fratrie sur les terres de réserve de la Première Nation d’Attawapiskat. Il a grandi dans des conditions de pauvreté. Il a commencé à consommer des drogues et de l’alcool vers l’âge de sept ans. Il a également informé l’auteur du rapport Gladue qu’il se rappelait avoir été agressé sexuellement et physiquement lorsqu’il était enfant.
[20] L’appelant a été placé dans un foyer d’accueil lorsqu’il avait environ sept ans. Il a été constaté que, comme enfant, il avait des problèmes comportementaux et affectifs, notamment un comportement envahissant envers autrui, de la difficulté à développer des aptitudes sociales appropriées, un intérêt inapproprié pour les questions d’ordre sexuel et une propension à la violence physique. Ces comportements problématiques ont été constatés tout au long de la période qu’il a passée dans des foyers de groupe durant sa jeunesse.
[21] L’appelant avait des difficultés à l’école. Le rapport présentenciel indique qu’il avait un retard de développement cognitif. On ignore quel niveau de scolarité a atteint l’appelant, mais il n’a pas terminé l’école secondaire. Lors de son évaluation de 30 jours à Providence, l’appelant a reçu un diagnostic de schizophrénie chronique. De plus, le psychiatre ayant diagnostiqué la maladie a noté des déficiences développementales et intellectuelles modérées; son rapport fait également état de caractéristiques comportementales correspondant au trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité et au syndrome d’alcoolisation fœtale.
III. Instances inférieures
A. Motifs de détermination de la peine, Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2022 ONSC 2274 (la juge Aitken)
[22] Lors de l’audience de détermination de la peine, les deux parties ont convenu que les infractions commises par l’appelant [traduction] « commandent une longue période d’incarcération » (par. 14). Toutefois, les parties ne s’entendaient pas sur la fourchette de peines appropriée ni sur la réduction de peine pour détention présentencielle. Dans les présents motifs, j’emploie le terme « crédit majoré » pour désigner toute réduction de peine pour détention présentencielle accordée selon un ratio supérieur à celui d’un jour pour un.
[23] La Couronne a réclamé une peine d’emprisonnement de 8 à 10 ans. Bien qu’elle ait reconnu que le temps passé par l’appelant dans les centres de détention devait être crédité à raison d’un jour et demi contre un, elle a soutenu que celui‑ci ne devait pas se voir accorder un crédit majoré pour le temps passé à Providence. La peine d’emprisonnement que proposait la Couronne aurait exigé que l’appelant purge sa peine dans un établissement fédéral.
[24] Devant la juge chargée de la détermination de la peine, la Couronne n’a pas invoqué des décisions qui appuyaient une peine dans une fourchette de 8 à 10 ans d’emprisonnement pour des infractions commises dans des situations similaires. Cela pourrait bien être une conséquence des circonstances graves relatives à l’infraction qui la rendent relativement exceptionnelle. Normalement, le juge chargé de la détermination de la peine demandera aux avocats de faire référence à de telles décisions dans le cadre de leurs observations sur la peine.
[25] L’appelant a quant à lui réclamé une peine d’emprisonnement de 7,5 ans et un crédit majoré à raison d’un jour et demi contre un pour le temps passé dans des centres de détention et à Providence. Cela aurait donné lieu à une peine pouvant être purgée dans un établissement provincial.
[26] La juge Aitken, chargée de la détermination de la peine, a tenu compte de la nature violente de l’agression sexuelle et des infractions connexes, de la vulnérabilité de la victime, qui est une femme autochtone, des répercussions préjudiciables pour cette dernière et du fait que l’appelant a pris pour victime une personne qui était censée prendre soin de lui; il s’agissait dans tous les cas de circonstances aggravantes importantes.
[27] Se tournant ensuite vers les circonstances atténuantes, la juge a affirmé que le plaidoyer de culpabilité de l’appelant n’avait pas d’incidence atténuante significative, vu la conduite dilatoire de celui‑ci tout au long de l’instance et son absence de remords. Comme circonstances atténuantes, la juge a mentionné les défis cognitifs de l’appelant, dont certains découlaient de considérations d’ordre systémique qui ont façonné la vie de l’appelant en tant qu’Autochtone.
[28] Le tribunal a aussi obtenu des renseignements de la part des professionnels responsables du traitement de l’appelant, lesquels ont recommandé qu’il continue de recevoir des soins de santé mentale médico‑légaux et qu’il suive un programme de prévention de la récidive destiné aux délinquants sexuels.
[29] La juge Aitken a conclu qu’une peine de détention de 9 ans constituait une peine juste. Voici ce qu’elle a affirmé :
[traduction] En tant que délinquant autochtone faisant face à des défis considérables, lesquels découlent en partie des premières années de son enfance passées dans un milieu défavorisé et marqué par la violence (les séquelles d’un traumatisme intergénérationnel), son niveau de culpabilité morale est réduit par rapport à ce qu’il serait autrement. Je ne ferais donc pas droit à la demande de la procureure de la Couronne d’infliger une peine de 10 ans, située à l’extrémité supérieure de la fourchette. On pourrait conclure qu’une peine de sept à huit ans située à l’extrémité inférieure de la fourchette serait plus appropriée, comme m’exhorte à le faire l’avocate de la défense. Bien que je sois convaincue qu’une peine située à l’extrémité inférieure de la fourchette puisse répondre aux objectifs de dénonciation et de dissuasion générale en l’espèce, je ne suis pas convaincue que cela permettrait ultimement de protéger la société et de garder en sécurité les femmes de la communauté. À cet égard, je m’inquiète particulièrement de la sécurité des femmes autochtones vulnérables et des femmes qui vivent ou travaillent dans des situations de vulnérabilité.
Il est à craindre que, tant que M. W. n’aura pas obtenu un traitement ciblé en établissement, il risque de commettre d’autres infractions d’ordre sexuel s’il est libéré dans la communauté. Monsieur W. aura besoin d’une période suffisante dans un établissement fédéral pour suivre les programmes nécessaires avant sa libération. Il est probable que ses problèmes de santé mentale et ses déficiences cognitives fassent en sorte qu’il ait besoin de plus de temps que d’autres délinquants pour terminer les programmes de traitement nécessaires. [par. 41‑42]
[30] Concernant le crédit majoré demandé par l’appelant, la juge Aitken a refusé de tenir compte du temps passé à Providence. Elle a conclu que les raisons d’être quantitative et qualitative qui sous-tendent l’octroi du crédit majoré, énoncées par la Cour dans l’arrêt Summers, n’avaient pas été établies dans le cas de la période passée à Providence. Le temps considérable passé par l’appelant en détention présentencielle [traduction] « était attribuable dans une large mesure au fait qu’il avait fréquemment changé d’idée et changé d’avocat »; cela le rendait inadmissible à se voir accorder un crédit majoré sur la base du critère quantitatif (par. 46). La juge Aitken a aussi conclu que les conditions de détention à Providence avaient été favorables à l’appelant; sa santé mentale et son comportement s’étaient améliorés durant ce temps. Par conséquent, selon elle, rien ne justifiait d’accorder un crédit majoré sur une base qualitative.
[31] La juge Aitken a condamné l’appelant à une peine d’emprisonnement de 9 ans, moins un crédit majoré de 1792 jours, constitué des jours passés dans des centres de détention à raison d’un jour et demi contre un, et de ceux passés à Providence, à raison d’un jour contre un. Somme toute, il restait une peine de 4 ans à purger dans un établissement fédéral.
B. Cour d’appel de l’Ontario, 2023 ONCA 552 (les juges Hourigan, Brown et Monahan)
[32] La Cour d’appel a rejeté l’appel, mis à part la correction d’une erreur de calcul. Les parties ont reconnu que la juge chargée de la détermination de la peine s’était trompée de 22 jours dans le calcul de la période que l’appelant avait passée dans des centres de détention; cette erreur a donné lieu à un crédit majoré additionnel de 33 jours, à raison d’un jour et demi contre un.
[33] Le juge Hourigan a conclu, au nom de la formation de juges saisie de l’appel, qu’aucun des motifs invoqués ne justifiait de modifier la peine de 9 ans. Il a rejeté l’argument de l’appelant selon lequel la juge chargée de la détermination de la peine avait commis une erreur en prolongeant sa peine afin qu’il ait le temps de suivre un programme en établissement destiné aux délinquants sexuels. Il a plutôt conclu que cette dernière avait dûment pris en compte le temps de traitement prévu en tant que facteur parmi de nombreux autres pour infliger une peine proportionnelle située à l’intérieur de la fourchette établie.
[34] Quant au crédit majoré, le juge Hourigan s’en est remis à l’évaluation de la juge chargée de la détermination de la peine. Compte tenu du fondement factuel, cette dernière pouvait conclure que l’appelant avait fait preuve de [traduction] « mauvaise » conduite avant le prononcé de la peine (par. 24). De même, la preuve permettait de conclure que les conditions de détention de l’appelant à Providence avaient été plus favorables qu’elles ne l’auraient été dans un établissement correctionnel (par. 26). Le juge Hourigan a conclu que la juge chargée de la détermination de la peine avait exercé son pouvoir discrétionnaire correctement en refusant d’accorder à l’appelant un crédit majoré pour le temps passé à Providence.
IV. Questions en litige
[35] Le présent pourvoi soulève trois questions :
(1) Lorsqu’il détermine la peine appropriée, un juge peut‑il à bon droit tenir compte du temps nécessaire pour que le délinquant suive un programme de réinsertion sociale ou reçoive d’autres formes de traitement favorisant sa réinsertion sociale?
(2) Les actions de l’appelant ayant entraîné un délai considérable constituaient‑elles une forme de « mauvaise conduite », laquelle le rendait inadmissible au crédit majoré?
(3) La raison d’être d’ordre qualitatif qui sous‑tend l’octroi d’un crédit majoré trouve‑t‑elle application indépendamment de la question de savoir si le délinquant était détenu dans un centre de détention ou dans un établissement psychiatrique?
V. Analyse
[36] Je commencerai par examiner le régime législatif applicable à la détermination de la peine, notamment la façon dont fonctionnent l’objet, les objectifs et les principes de détermination de la peine. J’aborderai aussi la norme de contrôle applicable en appel. Ensuite, je me pencherai sur la façon dont les traitements ou programmes peuvent être valablement pris en compte dans la détermination d’une peine juste, puis je déciderai si la juge chargée de la détermination de la peine a commis une erreur en l’espèce. Ces points englobent la première question en appel.
[37] Ensuite, j’aborderai les deuxième et troisième questions en appel, qui portent toutes deux sur l’évaluation de la juge chargée de la détermination de la peine en ce qui concerne l’admissibilité de l’appelant au crédit majoré. Dans cette partie, je me pencherai sur la création du crédit majoré et sur le concept de « mauvaise conduite ». Enfin, je préciserai la norme de contrôle qui s’applique au crédit majoré en appel, pour ensuite l’appliquer à la présente affaire.
A. Régime de détermination de la peine
[38] L’objet, les objectifs et les principes de la détermination de la peine sont codifiés aux art. 718 à 718.2 du Code (R. c. Parranto, 2021 CSC 46, [2021] 3 R.C.S. 366, par. 110; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 39; Ruby, §1.14). Notre Cour a interprété et appliqué ces dispositions lors de contrôles en appel afin de fournir des précisions aux juges chargés de la détermination de la peine (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 32; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 35).
(1) L’article 718 : l’objet et les objectifs de la détermination de la peine
[39] L’article 718 dispose que l’objectif essentiel de la détermination de la peine est « de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre » (voir Nasogaluak, par. 39; Ipeelee, par. 35; voir aussi R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 122).
[40] Il faut donner effet à cet objectif essentiel par « l’infliction de sanctions justes » conformément aux objectifs de détermination de la peine énoncés aux al. 718a) à f) : dénonciation, dissuasion générale et spécifique, isolement des délinquants du reste de la société (pour protéger celle‑ci), réinsertion sociale, réparation des torts et conscientisation des délinquants à la responsabilité et à la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité (voir Nasogaluak, par. 39; Ipeelee, par. 35). Aucun de ces objectifs ne l’emporte sur les autres. Le juge chargé de la détermination de la peine doit plutôt décider du poids à accorder à chacun de ceux‑ci; cela doit se faire au cas par cas, puisque les peines doivent être « individualisé[es] » (Nasogaluak, par. 43; voir aussi Hills, par. 54).
(2) La proportionnalité et les principes secondaires de détermination de la peine
[41] L’article 718.1 dispose que le « principe fondamental » de la détermination de la peine est la proportionnalité, c.‑à‑d. que la peine doit être « proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant ». La Cour a reconnu qu’il s’agit d’un « précepte central » de la détermination de la peine (Ipeelee, par. 36; voir aussi Hills, par. 56; Nasogaluak, par. 41; R. c. Solowan, 2008 CSC 62, [2008] 3 R.C.S. 309, par. 12).
[42] Le concept de proportionnalité est « intimement lié » à l’objectif essentiel de la détermination de la peine (Ipeelee, par. 37) et « précise les objectifs » énoncés à l’art. 718 (Nasogaluak, par. 40). « [I]ndépendamment du poids que le juge souhaite accorder à l’un des objectifs [énumérés à l’art. 718], la peine doit respecter le principe fondamental de proportionnalité » (Nasogaluak, par. 40 (en italique dans l’original); voir aussi Ipeelee, par. 37).
[43] La proportionnalité est la « condition sine qua non d’une sanction juste » (Ipeelee, par. 37). Comme l’a affirmé le juge LeBel dans l’arrêt Ipeelee :
Premièrement, la reconnaissance de ce principe garantit que la peine reflète la gravité de l’infraction et crée ainsi un lien étroit avec l’objectif de dénonciation. La proportionnalité favorise ainsi la justice envers les victimes et assure la confiance du public dans le système de justice . . .
. . .
Deuxièmement, le principe de proportionnalité garantit que la peine n’excède pas ce qui est approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant. En ce sens, il joue un rôle restrictif et assure la justice de la peine envers le délinquant. [par. 37]
Une sanction juste en est une qui « prend en compte les deux optiques de la proportionnalité [qui précèdent] et n’en privilégie aucune par rapport à l’autre » (par. 37).
[44] En 1995, le Parlement a édicté une liste non exhaustive de principes aux art. 718.2 à 718.21 afin de contribuer à donner effet au concept de proportionnalité (Ruby, §2.7). Ces principes comprennent « l’examen des circonstances aggravantes ou atténuantes, les principes de parité et de totalité et la nécessité d’examiner “toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances”, plus particulièrement lorsqu’il s’agit de délinquants autochtones » (Nasogaluak, par. 40). Je note que même si ce sont des principes « secondaires » (voir, p. ex., Parranto, par. 10), le juge doit tenir compte des facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui touchent les délinquants autochtones. Notre Cour a clairement affirmé que l’al. 718(2)e) exige une « méthode d’analyse différente pour déterminer la peine appropriée » (Ipeelee, par. 59). L’omission de tenir compte des facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue est une erreur de principe qui justifierait l’intervention d’une cour d’appel (R. c. Hilbach, 2023 CSC 3, par. 42).
[45] Les principes secondaires complètent le principe essentiel de proportionnalité et sont en accord avec celui‑ci. Par exemple, voici ce qu’a expliqué la Cour dans l’arrêt Friesen :
La parité et la proportionnalité ne s’opposent pas l’une à l’autre; la parité est plutôt une manifestation de la proportionnalité. L’application cohérente de la proportionnalité entraîne la parité. À l’inverse, le fait d’imposer la même peine dans des cas différents ne permet d’atteindre ni la parité ni la proportionnalité . . . [par. 32]
[46] En somme, l’objet essentiel de la détermination de la peine est énoncé à l’art. 718. Les objectifs de la détermination de la peine, également énoncés à l’art. 718, appuient cet objet. La proportionnalité, en tant que principe fondamental de la détermination de la peine, sert à donner effet à cet objet et à ces objectifs. Les principes secondaires énoncés aux art. 718.2 à 718.12 contribuent à donner effet au principe de proportionnalité.
B. Norme de contrôle
[47] Dans les appels visant des peines, la question ultime consiste à savoir si la peine est « juste » (voir le Code, art. 687; Parranto, par. 14; Nasogaluak, par. 43; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 14; voir aussi Shropshire, par. 45‑49; Ruby, §2.6, citant le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 533‑534). Bien qu’une peine juste soit une peine proportionnelle, la justesse est le critère général.
[48] La norme de contrôle applicable au titre de l’art. 687 du Code est façonnée par le fait que la détermination de la peine est une opération individualisée impliquant l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire (Lacasse, par. 58; Hills, par. 62; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496, par. 4; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 92). Les articles 718 à 718.2 confèrent aux juges « un large pouvoir discrétionnaire leur permettant de façonner une peine adaptée à la nature de l’infraction et à la situation du délinquant » (Nasogaluak, par. 43).
[49] La détermination de la peine est un « processus profondément subjectif » (Shropshire, par. 46). Les juges chargés de la détermination de la peine sont les mieux placés pour fixer une peine juste (Parranto, par. 13). Ils ont « l’avantage d’avoir vu et entendu tous les témoins, tandis que la cour d’appel ne peut se fonder que sur un compte rendu écrit » (par. 13, citant Shropshire, par. 46); de même, « [d]u fait qu’il[s] ser[vent] en première ligne de notre système de justice pénale », les juges chargés de la détermination de la peine possèdent « une qualification unique sur le plan de l’expérience et de l’appréciation », et ils « exerce[nt] normalement [leur] charge dans la communauté qui a subi les conséquences du crime du délinquant ou à proximité de celle‑ci » (Parranto, par. 13, citant M. (C.A.), par. 91).
[50] La norme de contrôle qui s’applique à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire diffère de celle qui s’applique aux questions de droit, aux questions de fait ou aux questions mixtes de fait et de droit (voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235). Il s’agit d’une norme de contrôle adaptée à la prise de décision discrétionnaire, qui s’accompagne d’un cadre établissant des principes, des facteurs pertinents à examiner ainsi qu’une gamme de résultats acceptables. La norme de contrôle applicable à la prise de décision discrétionnaire en général est énoncée dans l’arrêt Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll-Byrne, 2022 CSC 48 :
Une décision discrétionnaire, comme celle prévue par le Parlement au par. 28(6), commande généralement la déférence et ne peut faire l’objet d’une intervention qu’en cas d’erreur de droit (considérée comme une erreur de principe), d’erreur de fait manifeste et déterminante (considérée comme une erreur importante dans l’interprétation de la preuve) ou de défaut d’exercer le pouvoir discrétionnaire judicieusement (ce qui comprend le fait d’agir de façon arbitraire ou de rendre une décision erronée [traduction] « au point de créer une injustice ») (Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205, par. 36, citant P. (W.) c. Alberta, 2014 ABCA 404, 378 D.L.R. (4th) 629, par. 15). [par. 41]
La norme de contrôle qui s’applique à la détermination de la peine s’accorde avec cette norme générale, tout en étant adaptée aux circonstances propres à cette opération.
[51] Une cour d’appel ne peut modifier une peine que si (1) elle n’est manifestement pas indiquée (Friesen, par. 26; Lacasse, par. 51), ou (2) le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine (Friesen, par. 26; Lacasse, par. 44). Parmi les erreurs de principe, « mentionnons l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant » (Friesen, par. 26). Ce ne sont pas toutes les erreurs de principe qui sont importantes : la cour d’appel ne peut intervenir « que lorsqu’il ressort des motifs du juge de première instance que l’erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine » (par. 26; voir aussi Lacasse, par. 44). Si aucune erreur de cette nature n’a été commise, l’intervention en appel n’est justifiée que si la peine n’est manifestement pas indiquée (Friesen, par. 26).
[52] Lorsqu’une peine est manifestement non indiquée, ou que le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine, la cour d’appel doit « applique[r] de nouveau les principes de la détermination de la peine aux faits » et fixer une peine juste (Friesen, par. 27; voir aussi Lacasse, par. 43). Comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Friesen :
[La cour d’appel] appliquera de nouveau les principes de la détermination de la peine aux faits sans faire preuve de déférence envers la peine existante même si celle‑ci se situe dans la fourchette applicable. En conséquence, lorsque la cour d’appel conclut qu’une erreur de principe a eu un effet sur la peine, cela suffit pour qu’elle intervienne et fixe une peine juste. Dans un tel cas, le fait que la peine existante ne soit manifestement pas indiquée ou qu’elle se situe à l’extérieur de la fourchette des peines infligées auparavant ne constitue pas une condition préalable supplémentaire requise pour justifier l’intervention de la cour d’appel.
Cependant, lors de la détermination d’une nouvelle peine, la cour d’appel s’en remettra aux conclusions de fait du juge de la peine ou aux facteurs aggravants et facteurs atténuants qu’il a relevés, pourvu qu’ils ne soient pas entachés d’une erreur de principe. Cette déférence réduit le nombre, la durée et le coût des appels; favorise l’autonomie de la procédure de détermination de la peine et son intégrité; et reconnaît l’expertise du juge de la peine et sa position avantageuse (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 15‑18).
Souvent la peine que la cour d’appel estime juste diffère de celle infligée par le juge de première instance, et la cour d’appel modifie la peine. Si la peine retenue par la cour d’appel est la même que celle qu’a imposée le juge de première instance, la cour d’appel peut aussi confirmer la peine en dépit de l’erreur. [par. 27‑29]
C. La juge chargée de la détermination de la peine a-t-elle commis une erreur de principe?
[53] Je me penche maintenant sur la question de savoir si la peine infligée à l’appelant devrait être modifiée comme le prévoit l’art. 687.
(1) Prise en compte des programmes et des traitements
[54] La présente affaire fournit à la Cour l’occasion de décider si la prise en compte de la preuve concernant la disponibilité et l’accessibilité de programmes en établissement constitue une erreur de principe lors de la détermination de la peine d’un délinquant.
[55] L’appelant soutient que la juge chargée de la détermination de la peine a commis une erreur de principe en allongeant sa peine d’emprisonnement afin de tenir compte du temps qu’il lui faudrait pour suivre certains programmes, ou comme mesure de détention préventive (m.a., par. 22). La Couronne reconnaît qu’un juge commettrait une erreur en infligeant une peine située à l’extérieur de la fourchette appropriée en raison d’un traitement que le délinquant doit suivre (m.i., par. 32). Toutefois, lorsque le juge chargé de la détermination de la peine inflige une peine située à l’intérieur de la fourchette appropriée, l’accessibilité et la commodité d’un traitement constituent des considérations pertinentes (par. 32). Selon la Couronne, la présente affaire correspond à cette dernière situation et, par conséquent, la juge n’a commis aucune erreur susceptible de révision (par. 35).
[56] La réinsertion sociale des délinquants et la protection de la société sont liées. Les premiers mots de l’art. 718 indiquent que « [l]e prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société ». L’un des objectifs sous‑jacents à cette fin est la « réinsertion sociale des délinquants » (al. 718d)). Cette dernière « fait partie des valeurs morales fondamentales qui distinguent la société canadienne de nombreuses autres nations du monde et [elle] guide les tribunaux dans la recherche d’une peine juste et appropriée » (Lacasse, par. 4).
[57] Puisque la détermination de la peine est une démarche individualisée (Parranto, par. 38; Suter, par. 4; M. (C.A.), par. 92; voir aussi Hills, par. 62), le juge qui en est chargé exerce un large pouvoir discrétionnaire quant au poids qu’il accorde aux objectifs qui sont énoncés à l’art. 718, dont la réinsertion sociale, afin d’arriver à une sanction qui est juste (Nasogaluak, par. 43). Quel que soit le poids qu’il accorde aux objectifs de détermination de la peine, « la peine doit respecter le principe fondamental de proportionnalité » (Nasogaluak, par. 40 (en italique dans l’original); voir aussi Ipeelee, par. 37). La combinaison de circonstances atténuantes et aggravantes, mentionnées à l’al. 718.2a), est propre à chaque affaire. C’est pourquoi il existe une fourchette d’issues acceptables dans laquelle une peine juste peut être fixée (voir Shropshire, par. 48, citant Muise, p. 123‑124; voir aussi Hills, par. 64; Hamilton, par. 85; Ruby, §2.5)
[58] Pour fixer une peine située à l’intérieur de la fourchette déterminée au moyen de cette approche individualisée, le juge peut tenir compte de considérations tels les traitements et programmes de réinsertion sociale, sous réserve de la preuve concernant la disponibilité et l’accessibilité de ceux‑ci. La réinsertion sociale « doi[t] être conçu[e] en tenant compte du cas particulier de chaque contrevenant »; le meilleur moyen d’atteindre cet objectif est « un traitement adapté ou une peine visant la réintégration du contrevenant à la société ainsi que sa réussite future » (R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 82). Par conséquent, dans la mesure où le juge chargé de la détermination de la peine prend en compte de telles considérations en tant que facteurs pertinents pour fixer une peine juste, située à l’intérieur de la fourchette appropriée, il ne commet aucune erreur de principe.
[59] La situation est différente lorsque le juge fixe une peine située à l’extérieur de la fourchette appropriée en tenant compte uniquement du temps à prévoir pour que le délinquant suive certains programmes (R. c. Legere (1995), 22 O.R. (3d) 89 (C.A.), par. 38, citant R. c. Veen (No. 2) (1988), 33 A. Crim. R. 230 (H.C.), p. 235; voir aussi R. c. Spilman, 2018 ONCA 551, 362 C.C.C. (3d) 415, par. 41). Une telle approche ne donnerait pas effet au principe de proportionnalité; une peine de ce type équivaudrait à de la détention préventive, une sanction qui, de façon générale, n’est pas envisagée dans la partie XXII du Code (voir R. c. Keefe (1978), 44 C.C.C. (2d) 193 (C.A. Ont.), p. 199; Legere).
[60] C’est [traduction] « une chose d’affirmer que le principe de proportionnalité empêche l’infliction d’une peine allant au‑delà de ce qui est approprié au regard du crime ayant été commis simplement pour protéger la société; c’en est une autre de dire que la protection de la société n’est pas un facteur important dans la détermination d’une peine appropriée » (Legere, p. 101 (je souligne), citant Veen, p. 235). Comme je l’ai expliqué plus tôt, la prise en compte de la protection de la société en tant que facteur est conforme aux objets, objectifs et principes de détermination de la peine. Cela dit, un juge ne peut pas insister sur cet objet à l’exclusion des autres considérations pertinentes et applicables lorsqu’il élabore une peine juste (Spilman, par. 40). Ainsi que l’a fait remarquer la juge Arbour dans l’arrêt R. c. Knoblauch, 2000 CSC 58, [2000] 2 R.C.S. 780 :
Il n’existe, en droit criminel, aucun mécanisme permettant d’exclure de la société les individus dangereux simplement en prévision des préjudices qu’ils pourraient causer. Le droit criminel ne sanctionne que les actes qui ont été accomplis par les délinquants. [par. 16]
[61] Il y a quelques exceptions à ce qui précède, notamment le régime des délinquants dangereux et à contrôler de la partie XXIV du Code, qui sert à « protéger le public lorsque le comportement antérieur d’un criminel dénote une tendance à commettre des crimes de violence contre la personne et qu’il existe, de ce fait, un danger réel et actuel pour la vie et l’intégrité physique des gens » (R. c. Steele, 2014 CSC 61, [2014] 3 R.C.S. 138, par. 29, citant Hatchwell c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 39, p. 43; voir, p. ex., Spilman; R. c. Pelly, 2021 SKCA 50, 403 C.C.C. (3d) 127). Pour ce groupe de délinquants défini étroitement, le Parlement a décidé que la protection du public est un « objectif accru de détermination de la peine » (R. c. Boutilier, 2017 CSC 64, [2017] 2 R.C.S. 936, par. 56). J’insiste sur le critère exigeant auquel doit répondre la Couronne lorsqu’elle cherche à obtenir une déclaration sous le régime de la partie XXIV, ainsi que sur la preuve étoffée requise pour de telles demandes. On ne peut envisager un traitement dans le cadre du régime ordinaire de détermination de la peine à titre de solution de rechange à la détention préventive prévue à la partie XXIV avec toutes ses garanties concomitantes (Keefe, p. 199).
[62] Enfin, les tribunaux doivent garder à l’esprit qu’une fois que la peine est infligée, ce sont les responsables des services correctionnels, et non le juge chargé de la détermination de la peine, qui décident quels programmes seront offerts au détenu. Ces responsables disposent de ressources limitées; il n’y a aucune garantie quant à savoir quand, ou même si, un détenu sera en mesure d’avoir accès à des programmes en établissement. Les éléments de preuve à ce sujet sont souvent rares ou inexistants lors de l’audience de détermination de la peine; cela peut entraîner des conjectures inappropriées (voir, p. ex., R. c. J.K.F. (2005), 195 O.A.C. 141, par. 3; R. c. Snelgrove, 2005 BCCA 51, 207 B.C.A.C. 227). De plus, les délinquants autochtones dans les institutions carcérales font face à des inégalités dans l’accès aux programmes spécialisés et culturellement adaptés. À défaut d’éléments de preuve suffisants concernant la disponibilité de tels programmes, les délinquants autochtones pourraient être condamnés à des peines d’incarcération plus longues pour des raisons qui n’ont aucun lien avec la gravité de l’infraction commise ou leur culpabilité morale (voir, p. ex., le m. interv., Queen’s Prison Law Clinic, par. 8; voir aussi Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, par. 60). Par conséquent, dans bien des cas, les juges chargés de la détermination de la peine ne devraient pas examiner les considérations ayant trait aux programmes de réinsertion sociale.
[63] Les tribunaux devraient uniquement tenir compte de la disponibilité du programme, des possibilités de traitement ou du temps nécessaire pour que le délinquant suive le programme lorsque de telles observations sont étayées par un dossier de preuve dûment constitué. Par exemple, la Couronne peut présenter des éléments de preuve individualisés et propres au délinquant et à ses conditions de détention. La preuve quant à la nécessité de programmes correctionnels précis, ou la preuve des autorités correctionnelles concernant les échéanciers en cours pour la disponibilité et la capacité des programmes, peuvent également établir une base suffisante. De plus, les tribunaux doivent être conscients du fait que certains délinquants ne seront ni coopératifs ni disposés à prendre part à des programmes.
(2) Application
[64] La question en litige est de savoir si la juge chargée de la détermination de la peine a commis une erreur de principe en tenant compte de la disponibilité et de l’accessibilité de programmes de réinsertion sociale lorsqu’elle a déterminé la peine de l’appelant. Celui‑ci fait valoir qu’elle a commis une erreur en agissant ainsi; il soutient que, [traduction] « [a]près avoir conclu qu’une peine de l’ordre de 7 à 8 ans répondrait adéquatement aux objectifs primaires de détermination de la peine que sont la dénonciation et la dissuasion, la juge chargée de la détermination de la peine ne pouvait pas allonger [s]a peine d’emprisonnement afin de tenir compte du temps qu’elle estimait qu’il lui faudrait pour suivre certains programmes en établissement » (m.a., par. 26).
[65] La Cour d’appel n’était pas d’avis que c’est ce qu’avait fait la juge chargée de la détermination de la peine (par. 15). Le juge Hourigan a affirmé que cette dernière ne s’était pas appuyée uniquement sur les limites cognitives et mentales de l’appelant, ou sur la durée des programmes envisagés, pour fixer sa peine (par. 15). Au lieu de cela, la juge avait infligé une peine qui était située dans la fourchette appropriée et qui répondait à ces considérations, entre autres; elle avait le pouvoir discrétionnaire pour le faire (par. 15).
[66] La Cour d’appel a tenu compte des passages clés des motifs de la décision sur la peine rendue par la juge.
[67] La juge Aitken a commencé son analyse en rejetant la peine de 10 ans que proposait la Couronne :
En tant que délinquant autochtone faisant face à des défis considérables, lesquels découlent en partie des premières années de son enfance passées dans un milieu défavorisé et marqué par la violence (les séquelles d’un traumatisme intergénérationnel), son niveau de culpabilité morale est réduit par rapport à ce qu’il serait autrement. Je ne ferai donc pas droit à la demande de la procureure de la Couronne d’infliger une peine de 10 ans, située à l’extrémité supérieure de la fourchette. [Je souligne; par. 41.]
[68] La juge Aitken a ensuite examiné la possibilité d’infliger une peine allant de 7 à 8 ans. Bien qu’une telle peine située dans « l’extrémité inférieure » de la fourchette ait pu répondre aux objectifs de détermination de la peine que sont la dénonciation et la dissuasion, la juge Aitken n’était pas convaincue qu’une telle peine donnerait effet à l’objet ultime de protection de la société et de maintien « en sécurité [d]es femmes de la communauté », en particulier « la sécurité des femmes autochtones vulnérables et des femmes qui vivent ou travaillent dans des situations de vulnérabilité » (par. 41). En raison de ces préoccupations, la juge Aitken a conclu que l’appelant nécessiterait « un traitement ciblé en établissement » et qu’un emprisonnement de 9 ans représenterait « une période suffisante dans un établissement fédéral pour [qu’il] suiv[e] les programmes nécessaires avant sa libération » (par. 42).
[69] Comme la Cour d’appel, je ne considère pas que les motifs de détermination de la peine signifient que l’appelant aurait été condamné à une peine d’emprisonnement de 7 à 8 ans n’eût été les considérations relatives au traitement visant sa réinsertion sociale. Bien que la juge Aitken ait rejeté une peine de 10 ans, rien dans ses motifs n’indique qu’elle a écarté la possibilité que la peine juste se situe entre 8 et 10 ans. Elle a expliqué pourquoi une peine de 7 à 8 ans située dans « l’extrémité inférieure » de la fourchette n’était pas appropriée (au par. 41), en ce qu’elle ne répondait pas aux objets et aux objectifs pertinents de la détermination de la peine. Ayant décidé qu’une peine de 10 ans serait trop lourde et qu’une peine de 8 ans ne le serait pas assez, la juge Aitken a opté pour une peine de 9 ans.
[70] En ce qui concerne l’observation de la juge chargée de la détermination de la peine selon laquelle l’appelant « aura besoin d’une période suffisante dans un établissement fédéral pour suivre les programmes nécessaires avant sa libération » (par. 42), la Cour d’appel a conclu que la juge [traduction] « ne s’est pas appuyée uniquement » sur ce facteur pour déterminer la peine (par. 15). Je suis du même avis, mais je m’empresse d’ajouter ce qui suit.
[71] Comme je l’ai expliqué plus tôt, un juge chargé de la détermination de la peine commettrait une erreur de principe en fixant une peine à l’extérieur de la fourchette appropriée (déterminée en fonction de la proportionnalité) en raison du temps à prévoir pour que le délinquant suive certains programmes (Legere, p. 101, citant Veen, p. 235). Toutefois, lorsqu’un juge cherche à façonner une peine à l’intérieur de la fourchette appropriée, il peut tenir compte de telles considérations. C’est ce qu’a fait la juge Aitken en l’espèce.
[72] La capacité mentale de l’appelant et son potentiel de réinsertion sociale étaient des questions en litige lors de la détermination de la peine. À l’audience, les parties ont exposé et débattu de la disponibilité et de l’accessibilité des programmes de réinsertion sociale (voir le d.a., p. 133‑134, 145 et 147). Elles ont soumis à la cour des évaluations de plusieurs professionnels soulignant l’importance que l’appelant suive des programmes destinés aux délinquants sexuels, et indiquant qu’il répondait aux exigences des différents programmes offerts dans les systèmes correctionnels provinciaux et fédéral (motifs de détermination de la peine, par. 35‑38; d.a., p. 98‑99; d.a. suppl., p. 4‑7). De plus, le rapport présentenciel et les évaluations médicales fournissaient des renseignements utiles au sujet des limites mentales et cognitives de l’appelant. Bien que la preuve abordait les avantages que l’appelant tirerait des programmes, elle était moins complète en ce qui a trait à la disponibilité des programmes, aux listes d’attente et au temps nécessaire pour suivre un programme. Toutefois, compte tenu des circonstances de la présente affaire, la juge chargée de la détermination de la peine n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a tenu compte de ces éléments de preuve lors de la détermination de la peine de l’appelant.
[73] Il importe de noter que les considérations au sujet de la réinsertion sociale de l’appelant n’ont pas submergé le processus de détermination de la peine; la juge Aitken était consciente du fait que [traduction] « [m]ême si la réinsertion sociale du délinquant — en particulier un jeune délinquant autochtone — demeure toujours un but à atteindre, ce but est tempéré par l’importance des [autres] objectifs [de détermination de la peine] » (par. 17). La juge Aitken a aussi conclu que les problèmes de santé mentale et les déficits cognitifs de l’appelant étaient une [traduction] « circonstance atténuante importante » qui découlait du traumatisme intergénérationnel causé par le colonialisme et le système des pensionnats dont souffre la communauté où il est né (par. 39).
[74] Enfin, je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que la juge chargée de la détermination de la peine n’a pas prolongé une peine par ailleurs juste lorsqu’elle a tenu compte du temps à prévoir pour que l’appelant suive un programme en établissement. Les motifs de la juge chargée de la détermination de la peine ne révèlent aucune erreur de principe et, par conséquent, la Cour ne peut intervenir sur la base de ce motif d’appel.
[75] Enfin, bien qu’aucune des parties n’ait présenté d’observations devant notre Cour sur la question de savoir si une intervention en appel est justifiée au motif que la peine infligée était manifestement non indiquée, je me permets de faire les remarques suivantes. Suivant l’arrêt Lacasse, un « seuil très élevé » s’applique lorsqu’une cour d’appel détermine si une peine est manifestement non indiquée (par. 52). Pour être jugée telle, la peine doit « s’écarte[r] de façon marquée et substantielle des peines qui sont habituellement infligées à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires » (M. (C.A.), par. 92; voir aussi Lacasse, par. 67; Suter, par. 23‑24).
[76] En l’espèce, compte tenu des circonstances graves de l’agression sexuelle, des menaces de mort à l’endroit de la victime, de la séquestration et de la situation dégradante où la plaignante a été forcée de faire un enregistrement dans lequel elle affirmait avoir été consentante, on ne peut conclure que la peine de 9 ans de détention ayant été infligée était manifestement non indiquée. Je m’empresse d’ajouter que je ne traite pas de la fourchette de peines pour les agressions sexuelles en général; par conséquent, je ne dis pas que toute agression sexuelle avec pénétration commande une peine tout aussi lourde. La peine reflète plutôt les circonstances particulières et graves de la présente affaire. La détermination de la peine est une démarche individualisée.
D. Analyse du crédit majoré
[77] J’examine maintenant la question de savoir si la juge chargée de la détermination de la peine a commis une erreur en ce qui a trait au crédit majoré pour la détention présentencielle de l’appelant à Providence.
(1) La création du crédit majoré
[78] Avant d’être modifié en 2008, le par. 719(3) du Code permettait aux tribunaux de « prendre en compte toute période que la personne a passée sous garde par suite de l’infraction ».
[79] Dans l’arrêt R. c. Wust, 2000 CSC 18, [2000] 1 R.C.S. 455, notre Cour s’est penchée sur la question de savoir si un crédit majoré pouvait être octroyé lorsque cet octroi donnerait lieu à une peine inférieure à la peine minimale obligatoire. La juge Arbour, rédigeant les motifs de la Cour, a conclu que cela était possible. Elle a reconnu que, « par opposition à la réduction légale de peine ou à la libération conditionnelle, la période passée sous garde avant le prononcé de la peine est véritablement passée en détention, souvent dans des circonstances plus pénibles que celles dans lesquelles sera purgée la peine infligée en bout de ligne » (par. 28). La juge Arbour a également cité l’affirmation de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. Rezaie (1996), 31 O.R. (3d) 713, p. 721, où le juge Laskin a résumé les deux raisons d’être qui sous‑tendent l’octroi d’un crédit majoré pour la détention présentencielle :
[traduction] . . . à deux égards, la période passée sous garde avant le procès est encore plus pénible que celle qui suit le prononcé de la peine. Premièrement, sauf dans le cas de l’emprisonnement à perpétuité, les dispositions législatives touchant l’admissibilité à la libération conditionnelle et à la libération d’office ne prennent pas en compte la période passée sous garde par le délinquant avant le procès (ou le prononcé de sa peine). Deuxièmement, les centres de détention locaux n’offrent habituellement pas de programmes d’enseignement, de recyclage ou de réadaptation des accusés qui attendent leur procès. [par. 28]
[80] Dans l’ensemble, la Cour dans l’arrêt Wust a avalisé la pratique bien établie des juges chargés de la détermination de la peine qui consiste à accorder un crédit majoré lorsqu’ils fixent une peine (par. 44‑45). Historiquement, les juges accordaient un crédit à raison de deux jours pour un (par. 45), bien que des ratios de trois jours pour un, ou même de quatre jours pour un, aient été appliqués dans le cas de délinquants dont les conditions de détention présentencielle avaient été exceptionnellement dures (Summers, par. 31).
[81] En 2009, le Parlement a adopté la Loi sur l’adéquation de la peine et du crime, L.C. 2009, c. 29 (« LAPC »), qui a changé la façon dont le crédit majoré est accordé de deux façons (Summers, par. 32). Premièrement, le Parlement a modifié le par. 719(3) de sorte que, même si les tribunaux pouvaient « prendre en compte toute période que la personne a passée sous garde par suite de l’infraction », l’octroi du crédit devait se faire à raison d’un jour pour un. Deuxièmement, le Parlement a édicté le par. 719(3.1), lequel prévoit la possibilité que le crédit majoré soit augmenté à raison d’un jour et demi pour un « si les circonstances le justifient », à moins que l’accusé ait été détenu dans l’attente de son procès pour un motif précis, p. ex., le non‑respect de ses conditions de mise en liberté sous caution (Summers, par. 32).
[82] Dans l’arrêt Summers, ainsi que dans l’affaire connexe R. c. Carvery, 2014 CSC 27, [2014] 1 R.C.S. 605, la Cour était appelée à déterminer quelles « circonstances » justifiaient l’octroi du crédit à raison d’un jour et demi pour un, conformément au par. 719(3.1) (Summers, par. 7). Rédigeant les motifs unanimes de la Cour, la juge Karakatsanis a affirmé ceci : « La loi établit désormais un maximum, mais la démarche analytique de la Cour dans Wust demeure par ailleurs valable » (par. 70). Elle a réitéré les deux raisons d’être de l’octroi du crédit majoré établies dans l’arrêt Wust, l’une étant d’ordre « quantitatif » et l’autre, d’ordre « qualitatif » (par. 70), puis elle a conclu que les juges devaient continuer d’accorder le crédit en fonction de ces deux critères.
[83] La raison d’être d’ordre « quantitatif » de la pratique consistant à accorder un crédit majoré est de faire en sorte que « le délinquant ne passe pas plus de temps derrière les barreaux que s’il avait été libéré sous caution » (Summers, par. 23 (italique omis)). Étant donné que la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20, ne prend pas en compte la période de détention présentencielle du délinquant pour la détermination de l’admissibilité à la libération conditionnelle et à la libération anticipée (par. 24), « la durée de [la détention présentencielle] doit presque toujours être retranchée de celle de la peine à raison de plus d’un jour contre un afin que le délinquant ne subisse pas un préjudice » (par. 26). La juge Karakatsanis a noté que le ratio d’un jour et demi pour un garantit que le délinquant libéré aux deux tiers de sa peine est emprisonné pendant la même durée, qu’il ait été détenu ou non avant le prononcé de sa peine (par. 26).
[84] La raison d’être d’ordre qualitatif reconnaît que « la détention avant sentence est souvent plus pénible que l’emprisonnement après sentence » (Summers, par. 28). Voici ce qu’a expliqué la juge Karakatsanis dans l’arrêt Summers :
Les centres de détention préventive n’offrent généralement pas les programmes d’enseignement, de recyclage ou de réinsertion sociale qui sont habituellement accessibles dans les établissements correctionnels. [. . .] Comme le dit la juge Cronk dans la présente affaire, la surpopulation, le renouvellement constant des détenus, les conflits de travail et d’autres éléments tendent à rendre la détention présentencielle plus pénible. [par. 28]
[85] Le paragraphe 719(3.1) prévoyait auparavant que le crédit majoré ne s’appliquait pas si « la personne a[vait] été détenue pour le motif inscrit au dossier de l’instance en application du paragraphe 515(9.1) ». Dans l’arrêt R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, notre Cour a conclu que cette exception au par. 719(3.1) était inconstitutionnelle. En 2018, le Parlement a modifié le par. 719(3.1) afin de supprimer les exceptions prévues par la loi (Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, c. 29, art. 66).
[86] Voici le nouveau libellé des par. 719(3) et (3.1) :
(3) Pour fixer la peine à infliger à une personne déclarée coupable d’une infraction, le tribunal peut prendre en compte toute période que la personne a passée sous garde par suite de l’infraction; il doit, le cas échéant, restreindre le temps alloué pour cette période à un maximum d’un jour pour chaque jour passé sous garde.
(3.1) Malgré le paragraphe (3), si les circonstances le justifient, le maximum est d’un jour et demi pour chaque jour passé sous garde
(2) Les délais causés par le délinquant constituent-ils une « mauvaise conduite »?
[87] Dans l’arrêt Summers, la juge Karakatsanis a expliqué que, dans certaines situations, la majoration du crédit « se révélera souvent inopportune » (par. 48). Fait important, « lorsque la longue détention présentencielle est attribuable à la mauvaise conduite du délinquant » (par. 48) ou « lorsque la détention résulte de l’inconduite du délinquant » (par. 71), celui‑ci ne se verra probablement pas octroyer un crédit majoré.
[88] Le présent pourvoi soulève la question suivante : Lorsqu’un accusé cause des délais dans l’instance criminelle dont il fait l’objet, dans quelles circonstances un tel comportement équivaut‑il à une « mauvaise conduite »? L’appelant affirme que cette mauvaise conduite devrait être définie étroitement (m.a., par. 54) et qu’elle ne devrait pas inclure les délais procéduraux causés par le délinquant (par. 53). La Couronne soutient que les juges chargés de la détermination de la peine [traduction] « devraient exercer leur pouvoir discrétionnaire d’une manière qui évite les délais et favorise la confiance du public » (m.i., par. 80) et que les délais attribuables à la conduite du délinquant constituent un motif valable pour refuser d’accorder un crédit majoré (par. 84).
[89] Les tribunaux inférieurs ont examiné ce qui constitue une « mauvaise conduite », quoique bien souvent en obiter. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Stonefish, 2012 MBCA 116, 288 Man. R. (2d) 103, le tribunal a affirmé qu’un délinquant qui est par ailleurs admissible au crédit majoré pourrait ne plus y avoir droit s’il [traduction] « a intentionnellement retardé l’instance en révoquant continuellement le mandat de ses avocats » ou s’il « a causé des délais en ne coopérant pas avec les agents de probation lors de la préparation des rapports présentenciels » (par. 82). Dans une autre affaire, le tribunal était d’avis que « dans certains cas où le délinquant tente de “déjouer le système” en occasionnant des retards de traitement de façon à accroître le nombre de jours de son crédit majoré, il p[eut] être justifié de refuser d’allouer la majoration du crédit en plus de la peine imposée pour le manquement » (R. c. Hussain, 2018 ONCA 147, 140 O.R. (3d) 601, par. 22).
[90] Dans certaines affaires, les tribunaux ont jugé que des actions autres que les délais constituaient une « mauvaise conduite » du délinquant justifiant qu’il n’ait pas droit au crédit majoré. Par exemple, certains tribunaux se sont demandé si les facteurs considérés dans la détermination de la peine, tels les facteurs aggravants, peuvent servir à statuer sur l’octroi du crédit majoré (voir, p. ex., R. c. McBeath, 2014 BCCA 305, 341 C.C.C. (3d) 531; R. c. Boutilier, 2018 NSCA 65, 30 M.V.R. (7th) 31). D’autres affaires ont soulevé la question de savoir si la perpétration d’une infraction par le délinquant pendant qu’il est en liberté sous caution ou en probation le rendait inadmissible au crédit majoré (voir, p. ex., R. c. Morris, 2013 ONCA 223, 305 O.A.C. 47; R. c. Campbell, 2017 ONSC 26, par. 62; R. c. Bonneteau, 2016 MBCA 72, 330 Man. R. (2d) 139, par. 22; voir aussi Ruby, §13.98). Selon moi, il est préférable de reporter à une autre occasion l’examen de telles circonstances, dans le cadre d’une affaire où les faits pertinents sont présents.
[91] Cela dit, pour déterminer ce qui constitue une mauvaise conduite au regard de l’arrêt Summers, il nous faut garder à l’esprit l’objet du par. 719(3.1). Suivant l’adoption de la LAPC, la nouvelle limite imposée au crédit majoré avait pour objet de « dissuader l’accusé de prolonger la détention préventive, ainsi que d’assurer la transparence vis‑à‑vis du public quant à la juste sanction, au crédit accordé et aux motifs sous‑jacents » (Summers, par. 4).
[92] En outre, ce qui constitue une mauvaise conduite doit concorder avec l’objet, les objectifs et les principes de détermination de la peine, étant donné que les par. 719(3) et (3.1) font partie du régime général de détermination de la peine (Summers, par. 59). Donner une portée trop large à la notion de « mauvaise conduite » risque de miner le principe de proportionnalité. Les individus qui se voient refuser un crédit majoré sur la base d’une mauvaise conduite seront assujettis à une période d’incarcération prolongée pour une raison qui n’est pas liée à « la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité » du délinquant (art. 718.1). Une portée trop large risque également de miner le principe de parité, puisque la mauvaise conduite du délinquant entraînerait des disparités dans les peines infligées « à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables » (al. 718.2b); voir Summers, par. 61).
[93] Par conséquent, le fait que le délinquant ait agi de façon à retarder l’instance n’est pas suffisant en soi pour constituer une mauvaise conduite. Par exemple, lorsque des délais avant le prononcé de la peine ont été causés par l’indécision du délinquant quant à l’opportunité d’un plaidoyer de culpabilité, on ne peut pas dire que cette conduite est mauvaise (voir Carvery, par. 19‑20).
[94] Cependant, si les actes en question sont posés dans l’intention d’entraver le bon fonctionnement du système de justice criminelle, il s’agira alors d’une mauvaise conduite. Les tentatives qui visent à [traduction] « “déjouer” le système » en faisant traîner l’instance ne peuvent être tolérées (Carvery, par. 20). Bien que les observations du juge Moldaver dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, concernaient les conséquences des délais sur le droit garanti par l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, je suis d’avis qu’elles sont également pertinentes dans le présent contexte. Les procès instruits en temps utile ont une incidence non seulement sur les accusés, mais aussi sur les victimes et les témoins (par. 22‑23). Ils sont importants pour « préserver la confiance générale du public envers l’administration de la justice » (par. 25). Les délais déraisonnables risquent de porter atteinte au sens de la justice du public, car ils placent « l’innocent dans une situation incertaine et permet[tent] au coupable de rester impuni » (par. 25; voir aussi R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, p. 1219‑1220). En outre, les délais exacerbent la souffrance des victimes et peuvent les dissuader de coopérer avec le système de justice criminelle (Jordan, par. 23‑24).
[95] Lors de l’audience, l’avocat de l’appelant a soutenu que les décisions de ce dernier de révoquer le mandat de ses avocats ne peuvent être considérées comme mauvaises parce qu’il exerçait ses droits constitutionnels (transcription, p. 32). De même, la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) est intervenue pour faire valoir que l’exercice des droits légaux d’une personne ne saurait constituer une mauvaise conduite (m. interv., par. 23), car cela reviendrait dans les faits à punir le délinquant pour la façon dont il a mené sa défense (par. 25).
[96] Il ne fait aucun doute que le fait d’exercer ses droits légaux n’est pas en soi répréhensible. Causer des délais, p. ex., en congédiant son avocat, en choisissant de ne pas plaider coupable ou en présentant des requêtes fondées sur la Charte, ne constitue pas une mauvaise conduite en soi. Toutefois, de telles actions deviennent répréhensibles lorsque le délinquant manifeste l’intention d’entraver ou de miner le déroulement des procédures dans le système de justice criminelle.
[97] Par exemple, dans l’arrêt R. c. Codina, 2019 ONCA 986, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé le refus de la juge chargée de la détermination de la peine d’accorder un crédit majoré parce que l’appelante avait retardé considérablement son procès en présentant de nombreuses motions et requêtes (par. 3). Celles‑ci comprenaient, entre autres, des contestations de compétence et de constitutionnalité (R. c. Codina #1, 2017 ONSC 7162, 56 Imm. L.R. (4th) 43; R. c. Codina, 2017 ONSC 7315, 408 C.R.R. (2d) 1), des contestations fondées sur la Charte (R. c. Codina #3, 2017 ONSC 7561), une demande de verdict imposé (R. c. Codina #6, 2017 ONSC 7648), une demande fondée sur l’al. 11b) de la Charte (R. c. Codina, 2017 ONSC 4886) et une demande d’ajournement (R. c. Codina #7, 2018 ONSC 1096, 57 Imm. L.R. (4th) 175). Lors de la détermination de la peine, la juge a décrit les demandes de Mme Codina comme étant [traduction] « entièrement dépourvues de bien‑fondé » et a affirmé que cette dernière avait « tent[é] à plusieurs reprises de remettre en cause des questions qui avaient déjà été tranchées » (R. c. Codina #8, 2018 ONSC 2180, par. 173). Pour ces raisons, la juge chargée de la détermination de la peine a refusé d’accorder un crédit majoré à Mme Codina.
[98] L’intention de Mme Codina d’entraver le fonctionnement du système de justice était évidente au regard des nombreuses demandes frivoles qu’elle avait présentées tout au long de son procès, lesquelles avaient entraîné de longs délais. L’affaire Codina est un exemple de la façon dont l’exercice par un accusé de ses droits garantis par la Charte peut, dans des circonstances exceptionnelles, constituer une mauvaise conduite dans le cadre de l’octroi d’un crédit majoré. La question de savoir s’il y a eu mauvaise conduite doit être tranchée au cas par cas. Quant au fardeau de preuve applicable, les observations de la Cour dans l’arrêt Summers indiquent que le droit à un crédit majoré n’est pas automatique (par. 75). Il incombe plutôt au délinquant de démontrer qu’il y a droit (par. 79). Cela dit, en général, le fait qu’il y a eu détention présentencielle « permet d’inférer que le délinquant a subi une perte aux fins de l’admissibilité à la libération conditionnelle ou à la libération anticipée, ce qui justifie un crédit majoré » (par. 79).
[99] Lorsque cette inférence peut être tirée, il incombe alors à la Couronne (Summers, par. 79) de démontrer que le délinquant a eu une mauvaise conduite. La Couronne peut en outre faire valoir d’autres motifs justifiant l’exclusion du crédit majoré, comme le fait que l’accusé est un délinquant particulièrement dangereux, « auteu[r] d’infractions graves, [qui] n’[a] tout simplement pas droit à la libération anticipée ou conditionnelle », ou que « la conduite de l’accusé en prison donne à penser qu’il ne sera pas libéré par anticipation ou conditionnellement » (par. 79). Tout au long du processus, le juge chargé de la détermination de la peine doit garder à l’esprit qu’« [i]l est rarement nécessaire d’offrir à l’appui une preuve très étoffée. Concrètement, il ne faut pas compliquer le processus de détermination de la peine, ni augmenter sa durée » (par. 79).
(3) La norme de contrôle
[100] Le présent pourvoi donne aussi à la Cour l’occasion de clarifier la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision du juge chargé de la détermination de la peine d’accorder ou non un crédit majoré.
[101] La décision du juge chargé de la détermination de la peine quant à l’octroi d’un crédit majoré doit être considérée comme faisant partie de la peine globale infligée (voir Summers, par. 59). Il n’y a donc pas de norme de contrôle distincte en ce qui a trait au crédit majoré. Lorsqu’une cour d’appel examine la décision d’un juge chargé de la détermination de la peine d’accorder ou de refuser un crédit majoré, elle doit le faire selon la norme de contrôle applicable à la détermination de la peine (voir R. c. Assiniboine, 2016 MBCA 44, 326 Man. R. (2d) 282, par. 30; R. c. Slack, 2015 ONCA 94, 125 O.R. (3d) 60, par. 9).
[102] Il s’ensuit que lorsque le juge chargé de la détermination de la peine a commis une erreur de principe, a omis de tenir compte d’un facteur pertinent ou a erronément tenu compte d’un facteur aggravant ou atténuant dans son examen de l’admissibilité du délinquant à un crédit majoré, et qu’une telle erreur a influé sur l’examen, l’intervention d’une cour d’appel sera dès lors justifiée.
[103] En l’absence d’une telle erreur, la décision du juge chargé de la détermination de la peine quant à l’octroi d’un crédit majoré commande la déférence (Assiniboine, par. 30; Stonefish, par. 30). Comme l’a conclu la juge Arbour dans l’arrêt Wust, le régime du crédit majoré fait intervenir un « pouvoir discrétionnaire bien établi » (par. 44). Il n’y a aucun avantage à « avalis[er] une formule mécanique » à l’égard du crédit majoré (par. 44). Voici ce qu’a plutôt expliqué la juge Arbour :
Comme la période à retrancher ne peut ni ne doit être établie au moyen d’une formule rigide, il est par conséquent préférable de laisser au juge qui détermine la peine le soin de calculer cette période, car c’est encore lui qui est le mieux placé pour apprécier soigneusement tous les facteurs permettant d’arrêter la peine appropriée, y compris l’opportunité d’accorder une réduction pour la période de détention présentencielle. [par. 45]
[104] Cette déférence n’est cependant pas de mise lorsque la peine dans l’ensemble est jugée manifestement non indiquée (voir Lacasse, par. 52). Dans de telles circonstances, la cour d’appel peut intervenir et infirmer la peine, y compris la valeur du crédit majoré.
[105] En somme, la norme de contrôle applicable en appel au crédit majoré n’est pas différente de celle qui s’applique à la détermination de la peine en général; il s’agit plutôt d’une application de cette norme.
(4) Application
[106] Dans la présente affaire, l’appelant a passé 607 jours en détention à Providence; cette période n’a pas été prise en compte aux fins d’admissibilité à la libération conditionnelle ou anticipée. Suivant l’arrêt Summers, le fait qu’il y a eu détention présentencielle permet généralement d’inférer que le délinquant a subi une perte aux fins d’admissibilité à la libération conditionnelle ou à la libération anticipée, ce qui justifie alors un crédit majoré (par. 71 et 79). Toutefois, comme je l’ai noté, l’appelant s’est vu refuser un tel crédit majoré par la juge chargée de la détermination de la peine sur la base d’une mauvaise conduite. La juge a conclu que [traduction] « la plupart des situations expliquant les délais ont été causées ou occasionnées » par l’appelant (par. 10), étant donné qu’il avait « fréquemment changé d’idée et changé d’avocat » (par. 46).
[107] Bien que la juge chargée de la détermination de la peine ait correctement noté que la conduite de l’appelant avait causé des délais dans l’instance, elle ne s’est pas demandé si cette conduite était une mauvaise conduite. À mon avis, elle a fait erreur dans son examen en omettant de prendre en compte un facteur pertinent, soit la santé mentale de l’appelant pendant la période d’incarcération. La preuve indique que la conduite de l’appelant avant d’être déclaré inapte à subir son procès était une conséquence entièrement ou en grande partie attribuable à son état mental et cognitif.
[108] Comme je l’ai mentionné précédemment, le rapport Gladue ainsi que les rapports présentenciels décrivent les défis de santé mentale auxquels fait face l’appelant depuis longtemps. De plus, la preuve fournie par le psychiatre judiciaire qui a rédigé le rapport sur l’aptitude de l’appelant à subir son procès indiquait que la cause de l’appelant [traduction] « avait pris plus de temps parce qu’il avait eu plusieurs avocats » et que cela « découlait de son état mental psychotique non traité » (d.a. suppl., p. 8). Une fois qu’il a été déclaré inapte et transféré à Providence pour des traitements, [traduction] « les choses sont rentrées dans l’ordre » pour lui (p. 8). Il a été en mesure de retenir les services de son quatrième et dernier avocat et de lui donner des instructions en vue du règlement de l’instance (p. 8).
[109] La juge chargée de la détermination de la peine n’a pas accordé l’attention qu’il fallait à ce qui précède lorsqu’elle s’est demandé si l’appelant, par ses actions, avait intentionnellement entravé le bon fonctionnement du système de justice criminelle. À la lumière de ce qui précède, je conclus que les actions de l’appelant, bien qu’ayant causé des délais considérables, ne constituaient pas une mauvaise conduite le rendant inadmissible à un crédit majoré.
[110] Par conséquent, je modifierais la peine afin d’accorder à l’appelant un crédit majoré à raison d’un jour et demi contre un pour les 607 jours qu’il a passés à Providence. Compte tenu de la révision du calcul effectué par la Cour d’appel, cela équivaut à un crédit majoré de 304 jours additionnels.
[111] Étant donné qu’il existe un fondement suffisant justifiant l’octroi d’un crédit majoré suivant la raison d’être quantitative énoncée dans l’arrêt Summers (par. 71 et 79), il n’est pas nécessaire de répondre à la question de savoir si la raison d’être qualitative s’applique en l’espèce. Sur ce point, je dirais seulement que bien que les conditions dans un établissement psychiatrique puissent être différentes de celles dans un centre de détention préventive, il s’agit dans les deux cas d’une forme d’emprisonnement. Comme il a été dit dans l’arrêt Summers, « [l]’emprisonnement à quelque étape du processus criminel est une privation de liberté pour l’accusé » (par. 49, citant Rezaie, p. 104).
VI. Conclusion
[112] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie et d’accorder à l’appelant un crédit de 304 jours à soustraire de la peine infligée, qui s’ajoute à celui accordé par la Cour d’appel.
Pourvoi accueilli en partie.
Procureurs de l’appelant : Embry Dann, Toronto.
Procureur de l’intimé : Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Crown Prosecution Service, Appeals and Specialized Prosecutions Office, Edmonton.
Procureur de l’intervenante Queen’s Prison Law Clinic : Martell Defence, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Sewrattan Criminal Lawyers Professional Corporation, Toronto; Law Office of Kalina and Tejpal PC, Mississauga.
Procureurs de l’intervenant Empowerment Council : Anita Szigeti Advocates, Toronto; Rodin Law Firm, Calgary; Brass Law Office, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Addario Law Group, Toronto.
Procureur de l’intervenante Aboriginal Legal Services Inc. : Aboriginal Legal Services, Toronto.