COUR SUPRÊME DU CANADA |
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Référence : Pepa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CSC 21 |
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Appel entendu : 4 décembre 2024 Jugement rendu : 27 juin 2025 Dossier : 40840 |
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Entre :
Dorinela Pepa Appelante
et
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration Intimé
- et -
Association canadienne des libertés civiles et Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
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Motifs de jugement : (par. 1 à 132) |
La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Kasirer, Jamal et Moreau) |
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Motifs dissidents en partie : (par. 133 à 153) |
Le juge Rowe |
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Motifs conjoints dissidents : (par. 154 à 218) |
Les juges Côté et O’Bonsawin |
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Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
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Dorinela Pepa Appelante
c.
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration Intimé
et
Association canadienne des libertés civiles et Association
canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés Intervenantes
Répertorié : Pepa c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
2025 CSC 21
No du greffe : 40840.
2024 : 4 décembre; 2025 : 27 juin.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel fédérale
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle — Norme de contrôle applicable à l’interprétation par la Section d’appel de l’immigration d’une disposition législative conférant un droit d’appel d’une mesure de renvoi au titulaire d’un visa de résident permanent.
Immigration — Contrôle judiciaire — Interdiction de territoire et renvoi — Mesure de renvoi — Droit d’appel — Droit d’appel légal d’une mesure de renvoi devant la Section d’appel de l’immigration conféré au titulaire d’un visa de résident permanent — Mesure de renvoi prise contre une étrangère arrivée au Canada avec un visa de résident permanent non expiré — Conclusion de la Section d’appel de l’immigration selon laquelle elle n’avait pas compétence pour instruire l’appel de la mesure de renvoi au motif que le visa de résident permanent était expiré lorsque la mesure de renvoi a été prise — L’interprétation de la Section d’appel de l’immigration est‑elle raisonnable? — Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 63(2).
À l’âge de 20 ans, P s’est vu accorder un visa de résident permanent au Canada à titre d’enfant à charge accompagnant son père, le demandeur principal. Son visa était non expiré lorsqu’elle est arrivée au Canada. À son arrivée, quand un agent d’immigration l’a interrogée au sujet de son état matrimonial, elle lui a révélé qu’elle s’était mariée quelques semaines auparavant. En raison du changement de son état matrimonial, elle ne pouvait pas se voir octroyer le statut de résident permanent en tant qu’enfant à charge. Elle a plutôt été autorisée à entrer au Canada en vue d’un contrôle complémentaire. Ce contrôle complémentaire a mené à un renvoi pour enquête à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Au moment où l’enquête a commencé des mois plus tard, le visa de P avait expiré.
À l’issue de l’enquête, la Section de l’immigration a pris une mesure de renvoi contre P. Cette dernière a voulu faire appel de la mesure de renvoi devant la Section d’appel de l’immigration (« SAI »), en s’appuyant sur le par. 63(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (« LIPR »), qui confère au « titulaire d’un visa de résident permanent » un droit d’appel à la SAI contre une mesure de renvoi. La SAI a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour instruire l’appel de P en vertu du par. 63(2) de la LIPR car, quand la mesure de renvoi a été prise, son visa avait déjà expiré; elle n’était donc pas « titulaire d’un visa de résident permanent » au moment de la prise de la mesure de renvoi pour laquelle elle interjetait appel devant la SAI. Lors du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a déclaré que la norme de la décision raisonnable s’appliquait et que la SAI pouvait raisonnablement conclure qu’elle n’avait pas compétence pour instruire l’appel de P étant donné que le visa de cette dernière avait expiré avant la prise de la mesure de renvoi. La Cour d’appel fédérale s’est dite du même avis.
Arrêt (le juge Rowe est dissident en partie et les juges Côté et O’Bonsawin sont dissidentes) : Le pourvoi est accueilli, les décisions de la SAI, de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale sont annulées, et l’affaire est renvoyée à la SAI pour qu’elle statue sur l’appel de P.
Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et Moreau : La norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à l’interprétation par la SAI du par. 63(2) de la LIPR. Cette norme présumée s’applique puisque la présente affaire ne rentre dans aucune des catégories où la présomption peut être réfutée et que l’interprétation du par. 63(2) ne justifie pas une nouvelle catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte. En l’espèce, il était déraisonnable pour la SAI de conclure qu’elle n’a pas compétence pour instruire un appel d’une mesure de renvoi en vertu du par. 63(2) si le visa de résident permanent est expiré au moment où la mesure de renvoi est prise. Les motifs de la SAI manquent de logique interne et démontrent un manque de justification, compte tenu des précédents pertinents, des principes applicables en matière d’interprétation législative et des répercussions potentielles de la décision sur P. La seule interprétation raisonnable du par. 63(2) est la suivante : le moment où une personne doit être titulaire d’un visa pour avoir accès au droit d’appel contre une mesure de renvoi en vertu du par. 63(2) est à l’arrivée au Canada. Par conséquent, P avait un droit d’appel de sa mesure de renvoi à la SAI parce qu’elle était la titulaire d’un visa de résident permanent lorsqu’elle est entrée au Canada.
Premièrement, la décision de la SAI n’était pas raisonnable eu égard aux précédents pertinents. La SAI a invoqué et s’est appuyée sur des décisions qui avaient été tranchées sur le fondement d’une disposition différente et désuète, qui ne portaient pas sur le sujet en cause et visaient d’autres questions, ou qui ne la liaient pas au départ. Elle s’est fondée sur des précédents qui ne suffisaient pas à résoudre la question d’interprétation législative dont elle était saisie, et elle n’a pas justifié ou expliqué en quoi ces précédents continuaient d’avoir cours alors qu’ils visaient une disposition législative désuète ou des faits nettement différents. Aucune des décisions citées par la SAI ne constituait un énoncé suffisant pour résoudre la question de l’interprétation contestée du par. 63(2) sans une analyse plus poussée et un certain degré de prise en compte de la méthode moderne d’interprétation des lois. Il était donc déraisonnable pour la SAI de se limiter à leurs conclusions..
Plus précisément, la SAI a considéré que la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hundal, [1995] 3 C.F. 32, s’appliquait et faisait autorité, et ce, même si, dans cette affaire, la Cour fédérale interprétait une disposition antérieure différente, à savoir l’al. 70(2)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration. Il n’était pas raisonnable pour la SAI de fonder son approche sur cette décision sans examiner, expliquer et justifier la raison pour laquelle celle‑ci continuait d’avoir cours. De plus, il n’était pas raisonnable pour la SAI, en s’appuyant sur la décision Hundal, de contourner la question cruciale qui se pose pour l’application de la nouvelle disposition, soit celle de savoir à quel moment une personne doit être titulaire d’un visa. En outre, le fait que la SAI se soit fondée sur ses propres décisions antérieures dans Asif c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 131198 (C.I.S.R. (S. app. imm.)), et Far c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 90984 (C.I.S.R. (S. app. imm.)), qui s’appuyaient toutes les deux sur l’analyse effectuée dans la décision Hundal, n’était pas suffisant pour justifier l’interprétation à laquelle elle est arrivée. Pour ce qui est du recours par la SAI, dans la décision Asif, à la décision Zhang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 593, [2008] 1 R.C.F. 716, de la Cour fédérale, celui‑ci était mal avisé en raison des faits nettement différents de l’affaire Asif, qui mettaient en cause un visa révoqué. De même, la SAI a conclu que la décision Ismail c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 338, [2015] 4 R.C.F. 426, constituait un énoncé contraignant bien qu’elle ait trait au contexte de la révocation plutôt qu’à la situation d’un visa qui ne fait qu’expirer. La différence entre la révocation et l’expiration est un élément clé étant donné que l’expiration d’un visa, contrairement à sa révocation, n’implique pas une faute ou une illégalité dans la délivrance initiale, mais signifie tout simplement que les conditions temporelles d’un visa qui est par ailleurs valide sont arrivées à leur terme, ce qui justifie un traitement juridique différent. Dans la décision Ismail, la Cour fédérale s’est également fondée sur la décision Hundal sans expliquer pourquoi celle‑ci trouvait toujours application à la suite de la modification législative. Enfin, la non‑prise en considération par la SAI de la pertinence de l’arrêt McLeod c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 C.F. 257 (C.A.), au motif que celui‑ci concerne des visas rendus invalides en raison d’un changement de situation, était incompatible avec son traitement de la décision Ismail en tant qu’énoncé contraignant malgré le fait que, dans cette affaire, il était question de révocation plutôt que d’expiration.
Deuxièmement, il était déraisonnable pour la SAI de n’effectuer aucune forme d’analyse d’interprétation législative en ce qui a trait au par. 63(2), étant donné que la jurisprudence sur laquelle elle s’est fondée n’était pas suffisamment importante ou contraignante. Bien que l’omission d’effectuer une analyse d’interprétation législative ne soit pas fatale en soi, lorsque la jurisprudence à la disposition du décideur n’est pas assez importante ou contraignante, on ne saurait simplement mettre fin à l’analyse sans avoir fait en sorte que des interprétations divergentes aient, conformément au principe moderne d’interprétation législative, dûment été prises en considération. Selon le sens ordinaire de la version anglaise du par. 63(2), le particulier doit être titulaire d’un visa au moment opportun, au présent. Cependant, le sens ordinaire de l’une ou l’autre version linguistique officielle, ou des deux, ne permet pas de répondre à la question clé qui se pose, étant donné que la disposition ne prescrit pas à quel moment le particulier doit être titulaire d’un visa non expiré ou, dans le cas d’un visa qui a expiré, si le particulier est considéré en avoir été titulaire au moment pertinent. La détermination du moment pertinent doit être guidée par les autres principes d’interprétation législative qui auraient dû être pris en compte.
En qui concerne l’objet de la disposition et l’intention du Parlement, le par. 63(2) crée un droit d’appel légal censé servir de garantie procédurale et substantielle en faveur des personnes qui ont obtenu avec succès un visa de résident permanent, mais qui ont reçu l’ordre de quitter le pays avant de devenir des résidents permanents. À première vue, cette disposition a pour but et objet d’offrir aux titulaires d’un visa de résident permanent la possibilité de contester la validité en droit d’une mesure de renvoi prise contre eux au moyen d’un appel à la SAI. Le contrôle souhaité s’insère dans une séquence bien établie, de sorte que l’appel reposera nécessairement sur la décision qui en est l’objet et aura lieu uniquement après la prise de celle‑ci. Il faut garder cet objet à l’esprit lorsqu’il s’agit d’interpréter le par. 63(2) pour établir le moment où la personne doit être titulaire du visa requis. Bien que l’historique législatif du par. 63(2) fournisse des indications limitées, l’abrogation des limites expresses antérieures prévues au par. 70(2) de la Loi sur l’immigration indique que le Parlement a intentionnellement élargi la portée de la disposition d’appel, choisissant de supprimer les termes selon lesquels le particulier doit être titulaire d’un visa en cours de validité lorsqu’il fait l’objet du rapport de l’agent d’immigration. Il était déraisonnable pour la SAI de conclure que le Parlement doit avoir voulu que le visa soit détenu au moment de la prise de la mesure de renvoi parce que c’est la décision relative à la mesure de renvoi qui déclenche la nécessité d’un appel. Il existe une différence conceptuelle importante entre l’acte qui déclenche l’appel, soit la prise de la mesure de renvoi, et l’exigence distincte prévue par la loi selon laquelle la personne doit être titulaire d’un visa à un moment particulier. Le fait de confondre le moment où la décision initiale est prise et le moment où le visa doit être détenu constitue une interprétation erronée de la disposition. L’interprétation donnée par la SAI au par. 63(2) est contraire à l’objet visé, au but poursuivi et à la séquence choisie par le Parlement en édictant ce droit d’appel légal.
De plus, à la suite d’un examen rigoureux, il n’est pas raisonnable de conclure sans avoir un texte clair ou une justification convaincante que le Parlement voulait la conséquence absurde qu’une personne puisse perdre son droit d’appel avant la prise d’une mesure de renvoi. Selon l’interprétation de la SAI, la personne ordinaire qui est soumise à un contrôle complémentaire à son entrée au Canada peut fort bien perdre son droit d’appel pour la simple raison que le délai normal d’un contrôle va au‑delà de la date d’expiration de son visa. La possibilité de conséquences absurdes est aussi aggravée par le caractère arbitraire du fait de lier le droit d’appel d’une personne à la date d’expiration d’un passeport, ou à la date d’expiration de documents médicaux — ces deux dates ne pouvant rationnellement être liées à un droit d’appel. Pour ce qui est du contexte, d’autres dispositions connexes et des lignes directrices applicables permettent l’octroi du statut de résident permanent même lorsque le visa a expiré, à condition que ce dernier fût non expiré au moment de l’arrivée. La SAI n’a pas tenu compte de ce contexte.
Troisièmement, en ce qui a trait aux répercussions potentielles de la décision sur l’individu, la Cour, dans l’arrêt Vavilov, a conclu que le décideur doit expliquer pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. En l’espèce, les répercussions sur l’individu sont importantes. P sera séparée de sa famille et se verra interdite d’entrer au pays pendant cinq ans. La SAI n’a pas suffisamment tenu compte de ces conséquences de la décision sur P. La SAI n’a pas expliqué pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du Parlement. Ses motifs auraient dû démontrer qu’elle a pris en considération les conséquences de la décision et la question de savoir si ces conséquences personnelles graves étaient justifiées au regard des faits, du droit et de l’intention du Parlement.
Quant à la question de la réparation, s’il est clair qu’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable, la cour de révision devrait se prononcer sur cette interprétation plutôt que de renvoyer l’affaire pro forma au décideur pour nouvel examen. Bien qu’une cour de révision se concentre exclusivement sur la question de savoir si la décision du décideur était raisonnable, le processus de l’application des contraintes juridiques et factuelles pertinentes peut éliminer d’autres options et peut même réduire le champ à une seule interprétation possible. Une cour de révision ne devrait conclure qu’il y a une seule interprétation inévitable que si cette conclusion découle logiquement et inexorablement des contraintes juridiques et factuelles déjà relevées lors du contrôle des motifs du décideur. La seule interprétation raisonnable du par. 63(2) est que la validité du visa de résident permanent, pour un appel en vertu du par. 63(2), est évaluée au moment de l’arrivée au Canada. La réparation à accorder consiste donc à renvoyer l’affaire à la SAI pour qu’elle statue sur l’appel de P, le droit d’appel de P étant maintenant établi.
Le juge Rowe (dissident en partie) : Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que le pourvoi devrait être accueilli et que les décisions de la SAI, de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale devraient être annulées. Toutefois, il y a désaccord en ce qui concerne la réparation à accorder : l’affaire devrait être renvoyée à la SAI pour réexamen conformément aux indications qui sont fournies dans l’analyse du caractère raisonnable effectuée par les juges majoritaires.
Il y a accord avec la conclusion des juges majoritaires suivant laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. L’arrêt Vavilov reconnaît que bien que les questions d’interprétation législative des dispositions qui circonscrivent la compétence du décideur continuent d’exister, la norme de contrôle servant à trancher de telles questions est celle de la décision raisonnable. Il y a également accord avec les juges majoritaires pour dire que la décision rendue par la SAI était déraisonnable, essentiellement pour les motifs qu’ils ont énoncés. En ce qui concerne la réparation à accorder, il y a désaccord avec la conclusion des juges majoritaires portant qu’il y a une seule interprétation raisonnable. Bien que l’arrêt Vavilov ait fait état de circonstances limitées où les cours de justice peuvent, à juste titre, substituer leurs propres motifs et résultats à ceux des décideurs administratifs, il comporte un avertissement portant que les cours de révision devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif. Une telle prudence est nécessaire afin d’éviter que les cours de révision glissent dans une tendance au contrôle « déguisé » selon la norme de la décision correcte. En l’espèce, si la Cour interprète la disposition en question, il pourrait bien en découler des conséquences pour le régime législatif qu’elle n’est pas en mesure de prévoir. Cela milite considérablement en faveur de renvoyer l’affaire avec des indications, plutôt que de la trancher en fonction d’une seule interprétation raisonnable.
Les juges Côté et O’Bonsawin (dissidentes) : Le pourvoi devrait être rejeté. L’issue du présent pourvoi doit être guidée par le principe le plus fondamental du droit de l’immigration : les non‑citoyens n’ont pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada. Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, toutefois, il y a désaccord en ce qui concerne leur conclusion portant que la décision de la SAI était déraisonnable. La SAI a interprété raisonnablement le par. 63(2) de la LIPR en considérant qu’il exigeait que P soit titulaire d’un visa en cours de validité non expiré au moment où la Section de l’immigration a pris la mesure de renvoi. Si l’on interprète la décision dans son ensemble, la SAI a tenu compte de précédents instructifs et de ses propres décisions antérieures, du régime statutaire applicable et des principes d’interprétation statutaire. En appliquant fidèlement les balises proposées par la Cour dans l’arrêt Vavilov, il n’y a pas matière à intervention en appel.
La SAI s’est appuyée de manière appropriée sur des précédents instructifs et sur ses propres décisions antérieures en interprétant le par. 63(2) de la LIPR. Premièrement, la SAI s’est penchée sur la décision Hundal de la Cour fédérale, énonçant le principe général selon lequel, une fois qu’il est délivré, le visa demeure valide, sous réserve de quatre exceptions. La SAI s’est appuyée sur la troisième exception, qui prévoit que si un visa porte une date d’expiration et que celle‑ci est dépassée, le visa ne sera alors plus valide. Bien que la décision Hundal ait été rendue en application d’une disposition qui a été abrogée et remplacée par le par. 63(2) de la LIPR, les distinctions entre ces deux dispositions n’ont aucune incidence sur le caractère raisonnable de la décision de la SAI. En l’espèce, la SAI a raisonnablement compris que, malgré ces modifications apportées à la loi, la troisième exception énoncée dans la décision Hundal permettait toujours de réfuter la présomption de validité du visa. L’affaire Zhang traitait directement de l’applicabilité de la décision Hundal à la présente affaire. Dans Zhang, la SAI a conclu que, tant par déduction nécessaire qu’en raison de l’intention du législateur, la notion de validité avait été reprise au par. 63(2). Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a procédé à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de la disposition, concluant en définitive que le droit d’appel prévu au par. 63(2) ne s’appliquait qu’aux étrangers titulaires d’un visa valide — et non aux titulaires de visas invalides ou expirés. La Cour fédérale a reconnu qu’élargir le champ d’application du par. 63(2) de la LIPR pour englober les titulaires de visas invalides serait contraire à l’intention du législateur et entraînerait une conséquence absurde, soit que les personnes qui n’ont aucun droit d’être au Canada obtiendraient le droit de présenter un appel contre une mesure de renvoi qui leur refuse l’entrée au Canada. La même logique s’applique aux visas expirés, autrement tout étranger qui est en possession d’un visa aurait le droit de présenter un appel en vertu du par. 63(2), peu importe l’effet juridique de ce visa.
La question concernant le moment où l’étranger doit être titulaire d’un visa valide trouve une réponse dans une autre décision de la Cour fédérale que la SAI a examinée, la décision Ismail. Dans l’affaire Ismail, la Cour fédérale a explicitement rejeté la proposition selon laquelle la validité du visa doit uniquement être évaluée au moment de l’arrivée à un point d’entrée. Elle a plutôt conclu qu’il ressortait d’une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de la disposition en cause et de l’ensemble de la LIPR qu’un droit d’appel à la SAI est accordé uniquement aux titulaires d’un visa de résident permanent valide au moment où une mesure d’exclusion est prise. En l’espèce, il s’agissait d’une conclusion raisonnable à laquelle la SAI et la Cour fédérale sont parvenues lorsqu’elles ont interprété la décision Ismail comme confirmant que l’étranger doit être titulaire d’un visa valide au moment où la mesure d’exclusion est prise. Le point de vue des juges majoritaires selon lequel la décision Ismail est non contraignante parce qu’elle s’intéressait aux visas révoqués et non aux visas expirés donne une portée indûment étroite à la décision Ismail. Lorsque la décision est lue dans son ensemble, il devient évident que les motifs de la Cour fédérale dans l’affaire Ismail portent véritablement sur la validité du visa en elle‑même. La Cour fédérale a conclu, dans les affaires Ismail et Zhang, que le législateur ne souhaitait pas accorder de droit d’appel à des étrangers qui n’ont légalement aucun droit de se trouver au Canada, et ce, peu importe que leur document soit dépourvu d’effet juridique en raison de sa révocation ou de son expiration.
Outre les précédents contraignants mentionnés précédemment, la SAI a également tenu compte à bon droit de ses propres précédents, les décisions Far et Asif. Dans l’affaire Far, la SAI a conclu qu’elle n’avait pas juridiction pour instruire l’appel puisque le visa de l’étranger avait expiré avant la fin du processus de contrôle. Pour en arriver à cette conclusion, la SAI s’est appuyée sur la troisième exception énoncée dans la décision Hundal et a conclu que la décision Ismail s’appliquait également aux visas expirés. Elle a également conclu que c’était la décision de prendre une mesure de renvoi qui conférait à l’étranger le droit d’interjeter appel à la SAI. Dans l’affaire Asif, la SAI a conclu qu’elle n’avait pas juridiction en vertu du par. 63(2) de la LIPR pour instruire les appels interjetés par les étrangers parce que les visas des étrangers n’étaient pas valides au moment où les mesures de renvoi avaient été prises. Elle est encore arrivée à la conclusion que l’élément déclencheur du droit d’appel à la SAI était la décision de prendre une mesure de renvoi. Elle a tiré cette conclusion en interprétant le régime statutaire conjointement avec la jurisprudence, dont les décisions Hundal, Ismail, Zhang, ainsi que sa décision antérieure dans l’affaire Far. En l’espèce, la SAI s’est appuyée raisonnablement sur cette conclusion pour étayer sa décision selon laquelle le droit d’appel prévu au par. 63(2) ne s’appliquait que si le visa était en cours de validité et non expiré au moment de la prise de la mesure de renvoi.
Enfin, la SAI a raisonnablement établi une distinction entre la présente espèce et la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire McLeod. La SAI a reconnu à juste titre que la question de la validité du visa dans l’affaire McLeod découlait uniquement du changement de situation survenu après sa délivrance. En l’espèce, la question en litige ne porte pas sur un changement de situation. La présente affaire porte plutôt sur la question de savoir si l’étranger qui n’est pas titulaire d’un visa en cours de validité non expiré au moment où est décidée la prise de la mesure de renvoi a le droit d’interjeter appel de la décision devant la SAI. Cette dernière a raisonnablement conclu que le temps écoulé après l’arrivée de P au Canada ne constituait pas un changement dans la situation analogue à ce qui s’était passé dans l’affaire McLeod. Il s’agissait d’un fondement suffisant pour distinguer l’affaire McLeod de la présente espèce.
Le visa de P a expiré un mois avant que la mesure de renvoi ne soit prise. Il n’y a aucune raison de modifier la conclusion de la SAI selon laquelle P ne pouvait pas interjeter appel en vertu du par. 63(2) puisqu’elle n’était pas titulaire d’un visa valide au moment de la prise de la mesure de renvoi.
Pour ce qui est de la réparation, les contraintes juridiques applicables ne mènent pas à une seule interprétation raisonnable du par. 63(2). Le pouvoir discrétionnaire de réparation de se prononcer sur la disposition statutaire ne devrait être exercé que dans les cas les plus manifestes. La présente espèce ne constitue pas un cas de ce type, et le fait de se prononcer ainsi pose le risque de se livrer à un contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte et d’ouvrir la porte à des conséquences absurdes par rapport au régime statutaire que la Cour ne peut envisager.
Jurisprudence
Citée par la juge Martin
Arrêt appliqué : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; distinction d’avec les arrêts : Ismail c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 338, [2015] 4 R.C.F. 426; Zhang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 593, [2008] 1 R.C.F. 716; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hundal, [1995] 3 C.F. 32 conf. par 1996 CanLII 3905; Asif c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 131198; Far c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 90984; arrêts examinés : McLeod c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 C.F. 257; Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21; arrêts mentionnés : Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, [2022] 2 R.C.S. 303; Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66, [2019] 4 R.C.S. 845; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 100 Admin. L.R. (5th) 315; McLeod c. Canada (Minister of Employment & Immigration) (1994), 24 Imm. L.R. (2d) 187; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes de lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724; Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48; Heritage Capital Corp. c. Équitable, Cie de fiducie, 2016 CSC 19, [2016] 1 R.C.S. 306; Dhaliwal c. Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2020 CanLII 7806; Thangeswaran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 91.
Citée par le juge Rowe (dissident en partie)
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.
Citée par les juges Côté et O’Bonsawin (dissidentes)
Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21; Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Delios c. Canada (Procureur Général), 2015 CAF 117, 100 Admin. L.R. (5th) 315; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Nova Tube Inc./Acier Nova Inc. c. Conares Metal Supply Ltd., 2019 CAF 52; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Piekut c. Canada (Revenu national), 2025 CSC 13; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43; R. c. Breault, 2023 CSC 9; MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, [2021] 1 R.C.S. 899; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hundal, [1995] 3 C.F. 32, conf. par 1996 CanLII 3905; Ismail c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CanLII 98012, conf. par 2015 CF 338, [2015] 4 R.C.F. 426; Zhang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CanLII 52286, conf. par 2007 CF 593, [2008] 1 R.C.F. 716; Asif c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 131198; Far c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 90984; McLeod c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 C.F. 257; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. De Decaro, [1993] 2 C.F. 408.
Lois et règlements cités
Loi corrective de 2014, L.C. 2015, c. 3.
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 12.
Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I‑2, art. 70.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 2(1) « étranger », 20(1), 23, 40(1)a), 41, 44, 63, 67(2).
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, art. 2 « enfant à charge », 51b), 223, 225.
Doctrine et autres documents cités
Bastarache, Michel, et autres. Le droit de l’interprétation bilingue, Montréal, LexisNexis, 2009.
Canada. Immigration, Refugiés et Citoyenneté Canada. ENF 4 : Contrôles aux points d’entrée, dernière mise à jour 28 février 2024 (en ligne : https://www.canada.ca/content/dam/ircc/migration/ircc/francais/ressources/guides/enf/enf04-fra.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2025SCC-CSC21_1_fra.pdf).
Canada. Immigration, Refugiés et Citoyenneté Canada. ENF 19 : Appels à la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), dernière mise à jour 22 août 2024 (en ligne : https://www.canada.ca/content/dam/ircc/migration/ircc/francais/ressources/guides/enf/enf19-fra.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2025SCC-CSC21_2_fra.pdf).
Côté, Pierre‑André, et Mathieu Devinat. Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Thémis, 2021.
Mullan, David. « Reasonableness Review Post-Vavilov : An “Encomium for Correctness” or Deference As Usual? » (2021), 23 C.L.E.L.J. 189.
Sossin, Lorne. « The Impact of Vavilov : Reasonableness and Vulnerability » (2021), 100 S.C.L.R. (2d) 265.
Sullivan, Ruth. The Construction of Statutes, 7e éd., Toronto, LexisNexis, 2022.
Willis, John. « Statute Interpretation in a Nutshell » (1938), 16 R. du B. can. 1.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Laskin, Rivoalen et Monaghan), 2023 CAF 102, 97 Imm. L.R. (4th) 68, [2023] F.C.J. No. 622 (Lexis), 2023 CarswellNat 6098 (WL), qui a confirmé une décision de la juge Roussel, 2021 CF 348, [2021] A.C.F. no 351 (Lexis), 2021 CarswellNat 2111 (WL), qui avait rejeté une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (Section d’appel de l’immigration), [2019] D.S.A.I. no 1099 (Lexis), 2019 CarswellNat 7783 (WL). Pourvoi accueilli, le juge Rowe est dissident en partie et les juges Côté et O’Bonsawin sont dissidentes.
Mary Lam, Lorne Waldman et Steven Blakey, pour l’appelante.
Marianne Zoric et Sarah Drodge, pour l’intimé.
Teagan Markin et Nadia Effendi, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Benjamin Liston, Anthony Navaneelan, Justin Jian‑Yi Toh et Annie O’Dell, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et Moreau rendu par
La juge Martin —
TABLE DES MATIÈRES |
|
Paragraphe |
|
I. Introduction |
[1] |
II. Contexte et historique procédural |
[16] |
A. Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section de l’immigration, 2018 CanLII 154361 (A. Beecham) |
[22] |
B. Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section d’appel de l’immigration, 2019 CanLII 145325 (V. Zanfir) |
[26] |
C. Cour fédérale, 2021 CF 348 (la juge Roussel) |
[28] |
D. Cour d’appel fédérale, 2023 CAF 102 (les juges Laskin, Rivoalen et Monaghan) |
[31] |
III. Norme de contrôle |
[35] |
IV. Positions des parties |
[42] |
V. Question en litige |
[44] |
VI. Analyse |
[45] |
A. Indications tirées de l’arrêt Vavilov et des arrêts connexes |
[45] |
B. Le régime législatif et le par. 63(2) |
[54] |
C. Les motifs de la SAI |
[60] |
D. Le fardeau de la justification |
[62] |
E. La décision n’était pas raisonnable eu égard aux précédents pertinents |
[66] |
F. La décision n’était pas raisonnable eu égard aux principes d’interprétation législative |
[86] |
(1) Sens grammatical et ordinaire |
[89] |
(2) Objet de la disposition et intention du Parlement |
[92] |
Conséquences absurdes et résultats arbitraires |
[99] |
(3) Contexte |
[107] |
G. La décision n’était pas raisonnable eu égard à ses répercussions potentielles sur Mme Pepa |
[115] |
H. Conclusion relative aux motifs de la SAI |
[120] |
VII. Réparation |
[121] |
VIII. Dispositif |
[132] |
[1] Madame Dorinela Pepa a quitté l’Albanie en 2018, à l’âge de 20 ans, pour commencer une nouvelle vie au Canada avec son père. Ils avaient tous deux été admis à obtenir des visas de résident permanent au Canada et étaient titulaires de tels visas. Le père était le demandeur principal et Dorinela était une enfant à charge qui l’accompagnait. Lorsque cette dernière est arrivée au Canada, l’agent d’immigration l’a interrogée sur son état matrimonial et, étonnamment, mais honnêtement, elle a répondu qu’elle était mariée. À l’insu de son père, Dorinela s’était mariée en secret quelques semaines avant son arrivée au Canada.
[2] Suivant les procédures canadiennes en matière d’immigration, son changement d’état matrimonial aurait dû être communiqué depuis l’Albanie. Comme son père s’occupait de tous les documents d’immigration, Dorinela déclare qu’elle ignorait qu’elle devait révéler qu’elle s’était mariée avant son départ pour le Canada. De plus, son père ignorait qu’elle s’était mariée et ne l’a appris que lorsqu’ils étaient déjà au Canada. En raison du changement de son état matrimonial, Dorinela ne pouvait pas se voir octroyer le statut de résident permanent en tant qu’enfant à charge, et elle a plutôt été admise au pays en vue d’un contrôle complémentaire.
[3] Lorsqu’elle est entrée au Canada, Dorinela était titulaire d’un visa de résident permanent non expiré. Ce type de visa, qui peut être d’une durée d’au plus un an, peut néanmoins expirer plus tôt, car sa durée est liée à la première date d’expiration de tout document sous‑jacent, notamment un passeport ou des documents médicaux justificatifs. Le visa de Dorinela a expiré le 16 septembre 2018, selon la date de fin de ses documents médicaux.
[4] L’avocate de Dorinela affirme qu’elle a essayé d’obtenir une résolution anticipée en envoyant une lettre le 24 juillet 2018, mais que l’enquête visant Dorinela n’a néanmoins commencé que le 25 septembre 2018, neuf jours après l’expiration de son visa. Le 18 octobre 2018, la décideuse a pris une mesure de renvoi contre elle, lui interdisant d’entrer au Canada — où vivent maintenant son père, sa belle‑mère et son demi‑frère — pendant cinq ans.
[5] Dorinela a voulu interjeter appel de la décision de la renvoyer du Canada devant la Section d’appel de l’immigration (« SAI ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, un organisme d’appel administratif spécial conçu à cet effet sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (« LIPR »). Le paragraphe 63(2) de la LIPR est la source pertinente du droit d’appel à la SAI. Il confère un droit d’appel de la mesure de renvoi au « titulaire d’un visa de résident permanent » et, en anglais, au « foreign national who holds a permanent resident visa ». Bien que le verbe « holds » utilisé dans la version anglaise soit employé au présent, il convient de signaler que la disposition ne contient pas d’énoncé clair du moment où l’étranger doit être « titulaire » du visa pour avoir un droit d’appel. Devant nous, Dorinela soutient que le moment pertinent est lors de l’arrivée au Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (« ministre ») fait valoir que c’est lors de la prise de la mesure de renvoi.
[6] Dans sa décision, qui est l’objet du présent pourvoi, la SAI a donné raison au ministre. Il y a été conclu que Dorinela n’avait pas le droit d’interjeter appel de la mesure de renvoi parce que, pour avoir un tel droit, elle devait être titulaire d’un visa au moment où la mesure de renvoi a été prise, et le sien avait expiré à ce moment‑là. En réalité, son visa avait expiré avant même le début de l’enquête qui a mené à cette mesure de renvoi. Par conséquent, selon l’interprétation qu’elle a donnée au par. 63(2), la SAI avait perdu sa compétence pour instruire un appel d’une décision de renvoi avant la prise de toute décision de renvoi et avant la tenue de toute enquête.
[7] Dorinela demande à notre Cour d’examiner cette décision selon la norme de la décision correcte. Cependant, à l’instar de la Cour fédérale (« CF ») et de la Cour d’appel fédérale (« CAF »), je conclus que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable. La tâche des cours de justice consiste donc à trancher la question de savoir si la décision de la SAI démontre une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques auxquelles la décideuse était assujettie.
[8] « Si, en règle générale, il y a lieu de faire preuve de déférence envers l’interprétation que donne le décideur du pouvoir que lui confère la loi, ce dernier doit néanmoins justifier convenablement son interprétation » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 109). Je conclus que les motifs de la SAI sont déraisonnables parce qu’ils manquent de logique interne et démontrent un manque de justification, compte tenu des précédents pertinents, des principes applicables en matière d’interprétation législative et des répercussions potentielles de la décision sur Dorinela.
[9] Plus précisément, en premier lieu, la SAI a invoqué et s’est appuyée sur des décisions qui avaient été tranchées sur le fondement d’une disposition différente et désuète, qui ne portaient pas sur le sujet en cause et visaient d’autres questions, ou qui ne la liaient pas au départ.
[10] En deuxième lieu, la SAI n’a effectué aucune forme d’analyse d’interprétation législative en ce qui a trait au par. 63(2). Bien qu’une telle analyse ne soit pas toujours requise, cela était déraisonnable en l’espèce parce que, si elle avait procédé à l’analyse conformément à la méthode moderne d’interprétation des lois et au libellé actuel du par. 63(2), la SAI n’aurait eu d’autre choix que d’en arriver à un résultat différent. Lorsqu’on comprend le texte, le contexte et l’objet du par. 63(2), il est déraisonnable de conclure qu’un droit d’appel se perd ou expire avant même que la décision qui est expressément visée par ce droit ait été prise.
[11] En troisième lieu, le décideur doit expliquer « pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné » (Vavilov, par. 133). Il ressort des motifs de la SAI qu’elle a également omis de ce faire.
[12] En établissant un droit d’appel à la SAI, le Parlement a expressément accordé un droit d’appel à l’égard de décisions en matière d’immigration aussi importantes que la présente mesure de renvoi afin de créer un mécanisme de sécurité qui fonctionnerait de manière équitable, dans l’ordre et dans l’intérêt public. Cependant, malgré les répercussions sévères pour Dorinela, la SAI a conclu que cette dernière avait perdu son droit d’appel parce que ses documents médicaux sous‑jacents ont expiré avant le début de son enquête, et pendant la période habituelle au cours de laquelle un contrôle aurait normalement lieu.
[13] À moins qu’il n’y ait un libellé clair, ce qui n’est pas le cas, on ne saurait présumer que le Parlement a voulu les conséquences absurdes, arbitraires et défavorables qui résultent de l’interprétation que propose la SAI d’une disposition destinée à assurer l’application régulière de la loi et l’accès à la justice.
[14] Après avoir conclu que les motifs et le résultat de la SAI étaient déraisonnables, la seule interprétation raisonnable du par. 63(2) qui reste dans ce contexte est que Dorinela avait un droit d’appel parce qu’elle était la « titulaire » d’un visa de résident permanent lorsqu’elle est entrée au pays.
[15] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, de confirmer que la SAI avait compétence pour instruire l’appel de Dorinela et de renvoyer l’affaire à la SAI pour qu’elle statue sur son appel.
II. Contexte et historique procédural
[16] Le 4 février 2018, Mme Pepa, qui avait alors 20 ans, s’est vu accorder un visa de résident permanent à titre de personne à charge accompagnant son père qui, lui, était parrainé au Canada par son épouse. Le 27 février 2018, Mme Pepa s’est mariée en secret, ne parlant du mariage à personne avant son arrivée au Canada. Une lettre avait été envoyée à son père en ce qui a trait au visa de celui‑ci et à ceux de l’ensemble de ses personnes à charge, indiquant qu’il devait communiquer tout changement dans l’état matrimonial [traduction] « AVANT votre départ pour le Canada » (d.a., vol. II, p. 101). Madame Pepa affirme toutefois qu’elle n’a jamais vu cette lettre et qu’elle n’avait pas connaissance de cet avertissement, car son père s’occupait seul de l’ensemble des questions et des documents d’immigration. Son père ignorait qu’elle s’était mariée et elle ne savait pas elle‑même qu’elle devait dévoiler le mariage avant d’arriver au Canada.
[17] Le 20 mars 2018, Mme Pepa est arrivée au Canada. Un agent d’immigration l’a interrogée au sujet de son état matrimonial, et elle lui a révélé son récent mariage. Compte tenu de son changement de situation, Mme Pepa a été autorisée à entrer au Canada en vue d’un contrôle complémentaire et elle ne s’est pas vu octroyer le statut de résident permanent.
[18] Madame Pepa a expliqué s’être rendu compte des conséquences de ses gestes et elle a divorcé le 29 mars 2018, pendant le processus de contrôle. Elle a dit craindre s’être fait utiliser : l’homme qu’elle avait marié ne l’avait peut‑être pas mariée parce qu’il l’aimait, mais plutôt simplement dans l’espoir de pouvoir, lui aussi, entrer au Canada dans le futur.
[19] En raison de ce contrôle complémentaire, un agent a, le 6 avril 2018, établi un rapport en application du par. 44(1) de la LIPR dans lequel il alléguait que Mme Pepa était interdite de territoire en vertu de l’art. 41 de la LIPR parce qu’elle n’avait pas respecté les exigences énoncées à l’al. 51b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (« RIPR »). Selon le rapport, il y a des motifs de croire que Mme Pepa est interdite de territoire parce qu’elle a changé son état matrimonial sans en aviser l’ambassade du Canada. Ce rapport a mené à un renvoi pour enquête, daté du 7 avril 2018, conformément au par. 44(2) de la LIPR.
[20] Un autre rapport visé au par. 44(1) a été établi le 13 juillet 2018, sur le fondement de l’al. 40(1)a) de la LIPR, qui prévoit qu’emporte interdiction de territoire le fait de faire, « directement ou indirectement, une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la [LIPR] ». Ce rapport conclut qu’il y a des motifs des croire que le fait que Mme Pepa n’ait pas informé les agents d’immigration canadiens de son changement d’état matrimonial avant son arrivée au Canada a entraîné une erreur dans l’application de la LIPR, parce que son visa est demeuré valide alors qu’il aurait dû être annulé en raison du changement de son état matrimonial, ce qui faisait en sorte qu’elle n’était plus admise à devenir résidente permanente à titre d’enfant à charge. Ce rapport a mené à un autre renvoi pour enquête, daté du 24 juillet 2018, conformément au par. 44(2) de la LIPR.
[21] Un visa de résident permanent est délivré pour une période d’au plus un an, et la date d’expiration est liée à la première des dates d’expiration des documents qui le sous‑tendent : le passeport ou les documents médicaux du demandeur. Les documents médicaux de Mme Pepa étaient « valides jusqu’au » 16 septembre 2018, et son passeport albanais expirait des années plus tard. La date d’expiration de son visa était donc la première de ces deux dates : le 16 septembre 2018.
A. Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section de l’immigration, 2018 CanLII 154361 (A. Beecham)
[22] L’enquête de la Section de l’immigration (« SI ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a commencé six mois après l’arrivée de Mme Pepa au Canada, soit le 25 septembre 2018. Bien que l’avocate de Mme Pepa ait affirmé avoir essayé d’obtenir une résolution anticipée en envoyant une lettre le 24 juillet 2018, cette résolution anticipée n’a clairement pas eu lieu. Le visa de Mme Pepa a donc expiré avant le début de l’enquête.
[23] Au début de l’enquête, le ministre intimé a fait savoir qu’il renonçait au rapport en ce qui concerne l’interdiction de territoire fondée sur l’art. 41 de la LIPR, et qu’il procéderait uniquement sur le fondement du rapport de juillet relatif aux fausses déclarations.
[24] À l’issue de l’enquête, la SI a pris une mesure d’exclusion contre Mme Pepa le 16 octobre 2018. Une mesure d’exclusion est une forme de mesure de renvoi (RIPR, art. 223). Madame Pepa ne pouvait donc pas devenir résidente permanente et il lui serait interdit d’entrer au Canada, où vivent maintenant son père, sa belle‑mère et son demi‑frère, pour une période de cinq ans.
[25] La SI a tenu le raisonnement suivant : en demandant la résidence permanente, les demandeurs ont « l’obligation absolue d’informer les représentants de l’ambassade du Canada de tout changement dans les circonstances touchant la délivrance du visa » (p. 9). La SI était convaincue qu’il y avait eu un changement dans la situation personnelle de Mme Pepa, et que cette dernière était tenue d’informer les représentants de l’ambassade du Canada du changement de son état matrimonial, mais qu’elle ne l’avait pas fait. L’omission de corriger l’information antérieure selon laquelle elle était célibataire est devenue une déclaration de fait erronée. Madame Pepa a « priv[é] les autorités de renseignements pouvant donner lieu à des mesures qui pourraient mener à des enquêtes [ou à une] vérification plus poussé[e] et elle a écarté une série de questions ou d’enquêtes qui auraient autrement pu être menées au sujet de son admissibilité en tant que personne à charge » (p. 15). En outre, Mme Pepa « a pu entraîner une erreur dans l’application de la [LIPR] », car elle « a obtenu un visa de résident permanent à titre de personne à charge, ce qui, bien qu’initialement vrai, a cessé d’être vrai lorsque son état matrimonial a changé » (p. 15). Par conséquent, les agents d’immigration n’ont pas été informés du changement dans sa situation, et n’ont donc pas pu en tenir compte dans leur décision. La SI a conclu que Mme Pepa « conserve son droit d’appel à la Section d’appel de l’immigration et dispose de 30 jours pour déposer une telle demande. La mesure d’exclusion ne sera pas appliquée pendant que l’appel est en instance » (p. 16).
B. Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section d’appel de l’immigration, 2019 CanLII 145325 (V. Zanfir)
[26] Madame Pepa a voulu faire appel de la mesure de renvoi devant la SAI et la décision que cette dernière a rendue le 27 août 2019 est l’objet du présent pourvoi. Dans ses motifs, la SAI a déclaré que « le présent appel repose sur la question préliminaire de la compétence » (par. 2). La SAI a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour instruire son appel en vertu du par. 63(2) de la LIPR parce que quand la mesure d’exclusion a été prise, son visa avait déjà expiré : elle était « donc une étrangère qui n’était pas titulaire d’un visa de résident permanent valide au moment de la prise de la mesure d’exclusion pour laquelle elle interjetait appel devant la SAI » (par. 15; voir aussi le par. 19).
[27] La SAI a également examiné une deuxième question : celle de savoir si la perte de son « droit d’interjeter appel devant la SAI » impliquait un abus de procédure en raison du temps qu’il a fallu pour passer de son admission initiale au Canada à la mesure d’exclusion finale (par. 20). La SAI a conclu qu’il n’y avait pas eu d’abus de procédure. En effet, « il n’y a aucune preuve permettant de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que les procédures dans leur ensemble, depuis l’admission jusqu’au contrôle, en passant par la délivrance de rapports et la décision finale de la SI, étaient hors du délai normal de traitement de telles affaires » (par. 25).
C. Cour fédérale, 2021 CF 348 (la juge Roussel)
[28] La juge de première instance a commencé par établir que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’appliquait. Elle a conclu que, contrairement à ce que prétendait Mme Pepa, « la décision de la SAI ne soul[evait] pas une question “[liée] aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs” » (par. 16, citant Vavilov, par. 53), mais plutôt une question d’interprétation par celle‑ci d’une disposition de sa loi constitutive.
[29] La juge de première instance a conclu que la SI n’était pas tenue de citer une disposition législative précise indiquant à quel moment dans le traitement de sa demande de résidence permanente Mme Pepa devait communiquer son changement de situation. La SI pouvait raisonnablement conclure que le fait que Mme Pepa n’ait pas signalé son mariage n’était pas conforme aux instructions claires figurant dans la confirmation de résidence permanente ainsi qu’à l’obligation générale et continue de franchise qui exige que les demandeurs visés par la LIPR et le RIPR communiquent tous les faits susceptibles d’être importants pour leur demande de résidence permanente.
[30] La juge de première instance a ensuite déclaré que le droit d’appel de Mme Pepa à la SAI était régi par le par. 63(2) de la LIPR, et elle a interprété le libellé de cette disposition comme établissant que « l’élément qui déclenche l’appel devant la SAI est la prise d’une mesure de renvoi » (par. 50). De plus, la juge de première instance n’était pas convaincue que la SAI avait mal interprété la décision Ismail c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 338, [2015] 4 R.C.F. 426. Elle a ajouté que le par. 63(2) de la LIPR ne s’applique qu’à la personne qui est la « titulaire » d’un visa de résident permanent (« “who holds” a permanent resident visa » dans la version anglaise), faisant référence à la décision Zhang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 593, [2008] 1 R.C.F. 716, de la CF, à l’appui de la proposition selon laquelle, comme le texte anglais du par. 63(2) de la LIPR est rédigé au présent, le fait que le demandeur a déjà été titulaire d’un visa de résident permanent ne le fait pas tomber sous le coup de la disposition. La juge de première instance a finalement déclaré que la SAI pouvait raisonnablement conclure qu’elle n’avait pas compétence pour instruire l’appel de Mme Pepa étant donné que le visa de cette dernière avait expiré avant la prise de la mesure de renvoi.
D. Cour d’appel fédérale, 2023 CAF 102 (les juges Laskin, Rivoalen et Monaghan)
[31] La CAF a conclu que la juge de première instance avait identifié la norme de contrôle applicable, soit la norme de la décision raisonnable, et qu’elle l’avait appliquée correctement. La CAF a convenu avec la juge de première instance « que la question examinée par la SAI n’était pas liée à la délimitation des compétences entre des tribunaux administratifs » (par. 9).
[32] Madame Pepa a soutenu « que la SAI a fait une interprétation déraisonnable du paragraphe 63(2) de la LIPR lorsqu’elle a conclu que cette disposition ne confère un droit d’appel qu’aux personnes titulaires d’un visa de résidence permanente valide lorsque la mesure de renvoi est prise » (motifs de la CAF, par. 10), faisant valoir qu’il suffit que le visa soit valide au moment de l’arrivée ou du rapport visé à l’art. 44. En outre, Mme Pepa a affirmé que la SAI avait mal compris la conclusion de la décision Ismail et qu’elle aurait dû appliquer l’arrêt McLeod c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 C.F. 257 (C.A.) (« McLeod CAF »). La CAF n’a pas souscrit aux observations de Mme Pepa, en grande partie pour les motifs énoncés par la juge de première instance.
[33] Madame Pepa a également fait valoir que la SAI n’avait pas procédé à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique lorsqu’elle avait interprété le par. 63(2) et que cela était déraisonnable. La CAF n’a pas souscrit non plus à cette observation, concluant plutôt que « [l]a SAI a fait l’analyse requise; elle a examiné et invoqué la jurisprudence portant sur la question dont elle avait été saisie » (par. 12). La CAF a conclu qu’il était raisonnable pour la SAI d’avoir examiné la jurisprudence qu’elle avait examinée ainsi que les observations des parties, et de ne pas s’être livrée à sa propre analyse d’interprétation législative.
[34] La CAF a finalement jugé qu’il était raisonnable pour la SAI d’avoir conclu qu’« elle n’a pas compétence pour entendre un appel aux termes du paragraphe 63(2) de la [LIPR] si le visa de résidence permanente est expiré lorsque la mesure de renvoi est prise » (par. 18).
[35] L’arrêt Vavilov a établi une présomption suivant laquelle lorsqu’une cour de justice contrôle une décision administrative sur le fond, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Cette présomption est réfutée dans deux cas. Le premier est celui où le législateur a soit (A) indiqué qu’il souhaite qu’une norme différente s’applique en prescrivant expressément la norme de contrôle, soit (B) prévu l’appel de la décision administrative devant une cour de justice (par. 17; voir aussi Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 40; Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900, par. 27). Le deuxième est celui où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte (Vavilov, par. 17; Mason, par. 39; Société canadienne des postes, par. 27). Cette deuxième catégorie comporte trois sous‑catégories : les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, par. 17; Mason, par. 41).
[36] La Cour n’a pas fermé la porte à la « possibilité qu’une autre catégorie puisse ultérieurement être reconnue comme appelant une dérogation à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable », mais tout nouveau fondement devrait revêtir « un caractère exceptionnel » et devrait « respecter le cadre d’analyse et les principes prépondérants énoncés dans les présents motifs » (Vavilov, par. 70). Une nouvelle catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte a plus tard été reconnue dans l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, [2022] 2 R.C.S. 303 : « . . . lorsque les cours de justice et les organismes administratifs ont compétence concurrente en première instance sur une question de droit dans une loi » (par. 28; voir aussi Mason, par. 43).
[37] Madame Pepa fait valoir [traduction] « [qu’i]l subsiste un argument » selon lequel la question en litige en l’espèce rentre dans l’une des exceptions existantes qui commande l’application de la norme de la décision correcte (m.a., par. 32, note 27) et, à titre subsidiaire, qu’une nouvelle catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte devrait être reconnue. Elle prétend que le fait pour les juges de tolérer de multiples interprétations raisonnables du par. 63(2) mènerait à des conséquences absurdes où des appelants éventuels pourraient ne pas savoir à l’avance s’ils disposent d’un droit d’appel parce qu’il serait loisible aux divers commissaires de la SAI de choisir parmi de multiples interprétations de la même disposition attributive de compétence.
[38] Je suis d’accord avec le ministre et les cours d’instance inférieure pour dire que la norme présumée de la décision raisonnable s’applique. La présente affaire ne rentre dans aucune des catégories où cette présomption peut être réfutée. Le Parlement n’a pas prescrit expressément la norme de contrôle ni prévu un mécanisme légal d’appel d’une décision administrative devant une cour de justice. L’interprétation du par. 63(2) de la LIPR ne constitue pas non plus une question de droit générale d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, comme des questions susceptibles d’avoir des conséquences juridiques sur une vaste gamme d’autres lois ou sur le bon fonctionnement du système de justice dans son ensemble. Bien qu’elle revête une importance cruciale pour des personnes comme Mme Pepa, la question en l’espèce est étroitement centrée sur une seule disposition d’appel de la LIPR, et il ne suffit pas qu’elle « “porte sur un enjeu important” ou qu’elle soulève une question “d’intérêt public général” » (Mason, par. 47, citant Vavilov, par. 61). Il ne s’agit clairement pas d’une question constitutionnelle. Il ne s’agit pas non plus d’une question liée aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs, et elle ne fait pas intervenir la nouvelle catégorie qui a été reconnue dans l’arrêt Société canadienne des auteurs.
[39] En outre, l’interprétation du par. 63(2) de la LIPR ne justifie pas une nouvelle catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte. Dans l’arrêt Vavilov, les amici curiae ont fait valoir que, « dans les cas où des interprétations juridiques concurrentes et raisonnables persistent au niveau administratif — de sorte que la loi peut signifier à la fois “oui” et “non” — il appartient aux cours de justice d’intervenir et de trancher de manière décisive, et ce, sans faire preuve de déférence envers le décideur administratif » (par. 71). Bien au fait de cet argument, la Cour a expressément choisi de ne pas « reconnaître l’existence d’une catégorie distincte de questions de droit qui appellent la norme de la décision correcte dans le cas où ces questions sèment constamment la discorde au sein d’un organisme administratif » et elle a affirmé (au par. 72) :
Nous tenons cependant à préciser que le cadre d’application plus rigoureux de la norme de la décision raisonnable énoncé ci‑dessous, qui tient compte de la valeur que représente la cohérence et du risque d’arbitraire, permet, de concert avec les processus administratifs internes qui favorisent l’uniformité et avec le contrôle que peut exercer le législateur (voir Domtar, p. 801), de se prémunir face aux menaces à la primauté du droit.
Notre Cour s’est donc déjà penchée sur la question de savoir si la possibilité qu’il existe de multiples interprétations de la même disposition entraîne l’application de la norme de la décision correcte, et elle a répondu par la négative.
[40] Il n’y a pas non plus de [traduction] « considérations semblables liées à la primauté du droit en l’espèce » comme dans l’arrêt Société canadienne des auteurs (m.a., par. 32). Cet arrêt n’a pas dit que la possibilité qu’il y ait des décisions incohérentes au sein d’un organisme administratif justifierait une analyse relative à la décision correcte. Il portait plutôt sur la possibilité de décisions incohérentes entre un organisme administratif et une cour de justice lorsque le législateur leur avait conféré une compétence concurrente en première instance sur une question de droit dans une loi (Société canadienne des auteurs, par. 35‑39). Cela a été décrit comme l’une de ces « circonstances rares et exceptionnelles où il convient de reconnaître une nouvelle catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte » (par. 28) : le législateur avait fait expressément intervenir une cour de justice dans le régime administratif, ce qui a réfuté toute présomption selon laquelle son intention était que le décideur puisse fonctionner sans faire l’objet d’une intervention judiciaire injustifiée (par. 29). La création d’une catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte à l’égard de décisions incohérentes possibles au sein d’un organisme administratif a déjà été examinée en profondeur et rejetée dans l’arrêt Vavilov, et l’arrêt Société canadienne des auteurs n’a pas ouvert la porte au réexamen de ce principe.
[41] Notre Cour a intentionnellement fait preuve de prudence dans la reconnaissance de nouvelles catégories de questions appelant la norme de la décision correcte, et il n’y a aucune raison d’écarter la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable en ce qui a trait à l’interprétation par la SAI du par. 63(2) de sa loi constitutive. La Cour a tiré la même conclusion dans l’arrêt Mason, où elle a statué que la norme de contrôle était celle de la décision raisonnable, ce qui n’a pas été changé ni réfuté par le régime des questions certifiées établi par l’al. 74d) de la LIPR, suivant lequel la CF peut certifier une question pour la CAF (par. 48). Reconnaître en l’espèce une nouvelle catégorie de questions assujetties à la norme de la décision correcte entrerait en conflit avec l’objectif de l’arrêt Vavilov de simplifier et de rendre davantage prévisible le cadre d’analyse de la norme de contrôle en ne prévoyant que quelques exceptions limitées au principe du contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Mason, par. 53). De nouvelles catégories ne seront reconnues que dans les circonstances les plus exceptionnelles. Ce n’est pas le cas en l’espèce. La norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable.
[42] Madame Pepa fait valoir qu’une personne demeure une titulaire de visa pour l’application du par. 63(2) à moins que celui‑ci ne soit révoqué avant la fin du contrôle de l’agent au point d’entrée; qu’il était déraisonnable pour la SAI de déterminer la date d’expiration du visa à tout autre moment qu’à l’arrivée au point d’entrée; et que si l’interprétation par la SAI du par. 63(2) de la LIPR est confirmée comme étant raisonnable, des résultats absurdes suivront étant donné la réalité administrative selon laquelle des visas de résident permanent sont parfois délivrés moins de deux mois avant leur expiration. Elle demande que la décision de la SAI ainsi que les décisions de la CF et de la CAF qui confirment la décision de la SAI soient annulées et que l’affaire soit renvoyée à la SAI pour nouvelle décision au motif que cette dernière a compétence pour instruire son appel.
[43] Le ministre intimé prétend que la décision de la SAI est raisonnable et justifiée eu égard aux contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur cette décision. Selon le ministre, il était raisonnable pour la SAI de se fonder sur des précédents judiciaires et des précédents de la SAI dans son opération d’interprétation, d’autant plus qu’elle est arrivée à la même conclusion que d’autres tribunaux de la SAI. En outre, l’interprétation que fait la SAI du par. 63(2) est conforme à la méthode moderne d’interprétation des lois et aux principes d’interprétation des lois bilingues. Le ministre soutient que l’interprétation de la SAI ne mène pas à des conséquences absurdes, mais que l’interprétation préconisée par Mme Pepa y mène : elle invite notre Cour à inclure par interprétation extensive de nouvelles conditions du droit d’appel et à faire un choix de politique générale que le Parlement lui‑même n’a pas effectué.
[44] La seule question en litige est celle de savoir s’il était raisonnable pour la SAI de conclure qu’elle n’a pas compétence pour instruire un appel en vertu du par. 63(2) de la LIPR si le visa de résident permanent est expiré au moment où la mesure de renvoi est prise.
A. Indications tirées de l’arrêt Vavilov et des arrêts connexes
[45] L’arrêt Vavilov ainsi que les arrêts connexes, Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66, [2019] 4 R.C.S. 845, et Société canadienne des postes, donnent des indications détaillées sur le contrôle d’une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, par. 73‑142; Société canadienne des postes, par. 28‑34).
[46] Les décideurs administratifs jouissent « [d’un privilège] en matière d’interprétation » (Société canadienne des postes, par. 40, citant McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 40). Une méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable commence par un examen des motifs donnés et « cherch[e] à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov, par. 84). Les motifs sont examinés pour établir s’ils ont mené à une décision qui était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur est assujetti (par. 84‑85).
[47] Suivant cette méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », les cours de révision devraient se rappeler que « les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » et qu’il n’est pas nécessaire que ceux‑ci « fassent [. . .] référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » (Vavilov, par. 84 et 91, citant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 16). Ce qui est requis dépendra du contexte (Société canadienne des postes, par. 30). Le juge siégeant en révision doit interpréter les motifs du décideur « de façon globale et contextuelle » (Vavilov, par. 97), « en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus », y compris « la preuve dont disposait le décideur, les observations des parties, les politiques ou lignes directrices accessibles au public dont a tenu compte le décideur et les décisions antérieures de l’organisme administratif en question » (par. 94).
[48] Les cours de révision ne devraient pas se demander comment elles auraient elles‑mêmes tranché une question, mais elles devraient plutôt se concentrer sur la question de savoir si la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu — était déraisonnable (Vavilov, par. 75 et 83). Une cour de révision ne devrait pas établir son « propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait [le décideur administratif] » (par. 83, et Société canadienne des postes, par. 40, citant tous les deux Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 100 Admin. L.R. (5th) 315, par. 28). Une cour de révision ne devrait pas non plus se demander « quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, [. . .] tente[r] [. . .] de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, [. . .] se livre[r] [. . .] à une analyse de novo, [ni] cherche[r] [. . .] à déterminer la solution “correcte” au problème » (Vavilov, par. 83; voir aussi Société canadienne des postes, par. 40).
[49] La lacune qu’invoque la partie contestant la décision doit être « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, par. 100). L’arrêt Vavilov a fait état de deux types de « lacunes fondamentales » qui indiquent qu’une décision administrative est déraisonnable : (1) le manque de logique interne du raisonnement; et (2) le manque de justification compte tenu des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision (par. 101). Une cour de révision n’est pas tenue de classer le caractère déraisonnable dans l’une de ces catégories, car ces dernières constituent simplement des descriptions utiles permettant de comprendre comment une décision pourrait être déraisonnable (par. 101).
[50] Premièrement, il y a un manque de logique interne du raisonnement si la décision n’est ni rationnelle ni logique, ou, pour utiliser des termes plus courants, il s’agit de déterminer si le raisonnement « se tient » ou non (Vavilov, par. 102‑104).
[51] Deuxièmement, il peut y avoir un manque de justification compte tenu des contraintes juridiques et factuelles si une décision est indéfendable sous certains rapports en raison : « . . . du régime législatif applicable et de tout autre principe législatif ou principe de common law pertinent, des principes d’interprétation des lois, de la preuve portée à la connaissance du décideur et des faits dont le décideur peut prendre connaissance d’office, des observations des parties, des pratiques et décisions antérieures de l’organisme administratif et, enfin, de l’impact potentiel de la décision sur l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, par. 106, voir aussi les par. 99‑115). Ces éléments ne servent pas de liste de vérification et l’importance de chacun d’eux peut varier selon les circonstances. L’objectif est « simplement d’insister sur certains éléments du contexte pouvant amener la cour de révision à perdre confiance dans le résultat obtenu » (par. 106).
[52] Il faut se demander si l’interprétation donnée par la SAI au par. 63(2) de la LIPR, selon laquelle Mme Pepa avait perdu son droit d’appel parce que son visa de résident permanent avait expiré avant la prise de la mesure de renvoi, était raisonnable. Le facteur le plus pertinent en l’espèce est de savoir si la décision est indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci. Les questions en l’espèce portent sur : (1) les précédents pertinents; (2) les principes d’interprétation des lois; et (3) les répercussions potentielles de la décision sur l’individu.
[53] Je commencerai par un bref aperçu du par. 63(2) et j’examinerai ensuite les motifs de la SAI, car il s’agit de [traduction] « l’angle principal sous lequel s’effectue le contrôle selon la norme de la décision raisonnable » (D. Mullan, « Reasonableness Review Post‑Vavilov : An “Encomium for Correctness” or Deference As Usual? » (2021), 23 C.L.E.L.J. 189, p. 202; voir aussi Vavilov, par. 84).
B. Le régime législatif et le par. 63(2)
[54] La LIPR est un texte législatif complexe qui couvre divers aspects du processus d’immigration. Le Parlement a établi un régime législatif exhaustif qui prévoit une série de dispositions traitant des diverses façons dont les gens peuvent entrer au pays.
[55] Règle générale, le processus auquel sont assujettis les demandeurs de la résidence permanente comme Mme Pepa implique les étapes suivantes. Un agent des visas à l’étranger tranche d’abord la question de savoir si le demandeur satisfait aux exigences d’admissibilité. Une fois convaincu, l’agent lui délivre un visa de résident permanent ainsi qu’une confirmation de résidence permanente. Le titulaire du visa doit se rendre au Canada et se présenter pour un contrôle avant que son visa expire. Au Canada, l’agent rend la décision sur l’admissibilité, en tenant compte de tout nouveau renseignement. S’il est admissible, le titulaire du visa est alors admis au Canada en tant que résident permanent. Il s’agit là du cours normal des choses.
[56] Madame Pepa, elle, n’a pas été admise au Canada en raison des nouveaux renseignements selon lesquels elle était mariée. Il y a plutôt eu un contrôle complémentaire. S’il y a des doutes au sujet de l’admissibilité, l’agent rédige un rapport prévu au par. 44(1) dans lequel il expose les motifs d’interdiction de territoire, un deuxième agent examine le rapport et si ce dernier est jugé bien‑fondé, l’agent, qui est le délégué du ministre, défère l’affaire à la SI pour enquête. À l’issue de l’enquête, la SI peut prendre une mesure de renvoi. Il peut notamment s’agir d’une mesure d’exclusion.
[57] Les droits d’appel prévus par la loi ne sont pas de nature impérative, mais le Parlement a expressément accordé un droit d’appel à la SAI pour des décisions en matière d’immigration aussi importantes que des mesures d’exclusion dans ces circonstances. Le droit d’appel légal pertinent se trouve au par. 63(2) :
(2) Le titulaire d’un visa de résident permanent peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise en vertu du paragraphe 44(2) ou prise à l’enquête.
[58] La disposition ayant précédé le par. 63(2) prévoyait aussi des droits d’appel à la SAI, même si ceux‑ci étaient accordés en des termes différents. Selon l’al. 70(2)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I‑2, pour avoir un droit d’appel, les personnes devaient être titulaires d’un visa en cours de validité lorsqu’elles ont fait l’objet du rapport d’immigration. La disposition était ainsi libellée :
(2) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), peuvent faire appel devant la section d’appel d’une mesure de renvoi ou de renvoi conditionnel :
. . .
b) les personnes qui, ayant demandé l’admission, étaient titulaires d’un visa de visiteur ou d’immigrant, selon le cas, en cours de validité lorsqu’elles ont fait l’objet du rapport visé à l’alinéa 20(1)a).
[59] Le Parlement a remplacé cette disposition par le par. 63(2), qui exige seulement que le particulier démontre qu’il est « [l]e titulaire d’un visa de résident permanent » ou, en anglais, une personne « who holds a permanent resident visa ».
C. Les motifs de la SAI
[60] Dans ses motifs, la SAI a déclaré que « le présent appel repose sur la question préliminaire de la compétence » (par. 2). Cette question commande manifestement l’interprétation du par. 63(2) et en est tributaire. Dans ses brefs motifs, dont neuf paragraphes portaient sur sa compétence pour instruire l’appel, la SAI a cité le par. 63(2), mais elle ne l’a pas interprété du tout ou ne l’a pas interprété conformément à la méthode moderne d’interprétation des lois. Elle s’est plutôt fondée sur diverses décisions pour étayer son interprétation du par. 63(2).
[61] La SAI a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour instruire l’appel de Mme Pepa en vertu du par. 63(2) parce, quand la mesure d’exclusion a été prise, le visa de cette dernière avait déjà expiré : Mme Pepa était « donc une étrangère qui n’était pas titulaire d’un visa de résident permanent valide au moment de la prise de la mesure d’exclusion pour laquelle elle interjetait appel devant la SAI » (par. 15; voir aussi le par. 19).
D. Le fardeau de la justification
[62] Lorsque le sens d’une disposition législative est contesté au cours d’une instance administrative, il incombe au décideur de démontrer dans ses motifs qu’il était conscient des éléments essentiels du principe moderne en matière d’interprétation des lois (Vavilov, par. 120). Le sens du par. 63(2) était directement en litige devant la SAI : Mme Pepa a soutenu que son visa était toujours valide quand les renvois pour enquête visés au par. 44(2) de la LIPR ont été prononcés, alors que le ministre a dit qu’elle devait être titulaire du visa au moment où la mesure de renvoi a été prise.
[63] Compte tenu du raisonnement qu’elle a suivi et du résultat auquel elle est arrivée, la SAI ne s’est pas acquittée de son fardeau de la justification. En ce qui concerne son raisonnement, la SAI a agi de façon déraisonnable dans ce qu’elle a fait et ce qu’elle n’a pas fait. Elle n’a pas procédé à sa propre interprétation du par. 63(2) conformément aux contraintes imposées par les principes modernes d’interprétation des lois, ce qui n’est pas fatal en soi, car les décideurs administratifs ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi. Néanmoins, le fond de l’interprétation d’une disposition législative par le décideur administratif doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet (Vavilov, par. 120).
[64] Bien que les décideurs puissent parfois se fonder sur des précédents dans lesquels la disposition législative a été interprétée conformément à ces principes, ce n’est pas seulement le fait de citer une cause qui permettra de s’acquitter du fardeau de la justification. Les décisions invoquées doivent elles‑mêmes reposer sur le cadre d’interprétation attendu et doivent être pertinentes, porter sur le sujet en cause et aider à répondre à la question qui se pose. Comme l’interprétation donnée par la SAI au par. 63(2) ne saurait se justifier simplement sur la base des causes qu’elle cite, la SAI devait donc elle‑même se pencher sur la question de savoir comment cette disposition aurait dû être abordée selon les principes d’interprétation pertinents. Elle ne l’a pas fait. Son analyse est contraire à l’objet et au but du droit d’appel prévu au par. 63(2) et sa conclusion permet des résultats qui sont à la fois absurdes et arbitraires. La SAI n’a pas tenu compte non plus des conséquences sévères de sa décision sur Mme Pepa.
[65] Si la SAI avait procédé à l’analyse requise et avait bien compris les contraintes auxquelles elle était assujettie, elle aurait conclu, en tenant compte du texte, du contexte et de l’objet, que le seul moment où une personne doit être « titulaire » d’un visa en vertu du par. 63(2) est celui où elle entre au Canada.
E. La décision n’était pas raisonnable eu égard aux précédents pertinents
[66] Je me pencherai d’abord sur la jurisprudence sur laquelle la SAI a, dans ses motifs, fondé son interprétation du par. 63(2). Les décideurs administratifs ne sont pas tenus d’appliquer la common law de la même façon qu’une cour de justice pour que leurs décisions soient raisonnables (Vavilov, par. 113). Cependant, « [t]out précédent sur la question soumise au décideur administratif ou sur une question semblable aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables » (par. 112). L’arrêt Vavilov indique clairement au par. 112 que
[l]a décision d’un organisme administratif peut être déraisonnable en raison de l’omission [du décideur administratif] d’expliquer ou de justifier une dérogation à un précédent contraignant dans lequel a été interprétée la même disposition. Si, par exemple, une cour de justice a examiné une disposition législative dans un jugement pertinent, il serait déraisonnable que le décideur administratif interprète ou applique celle‑ci sans égard à ce précédent. Le décideur devrait être en mesure d’indiquer pourquoi il est préférable d’adopter une autre interprétation . . .
Conformément à l’arrêt Vavilov, il serait également déraisonnable que le décideur administratif se fonde sur de la jurisprudence qui est clairement inapplicable ou qui se distingue clairement de l’affaire dont il est saisi — comme des causes dans des domaines de droit différents ou des causes portant sur des dispositions législatives différentes — sans justification et explication de sa pertinence continue à l’égard de l’affaire qui l’occupe.
[67] De même, bien que les décideurs administratifs ne soient pas liés par leurs décisions antérieures au même titre que le sont les cours de justice suivant la règle du stare decisis, les décideurs administratifs et les cours de révision doivent tous les deux se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives, et si un décideur s’écarte d’une pratique interne de longue date, cet écart doit être expliqué (Vavilov, par. 129). La question de savoir si une décision en particulier est conforme à la jurisprudence de l’organisme administratif est une contrainte dont peut et devrait tenir compte la cour de révision au moment de décider si une décision administrative est raisonnable (par. 131). Cela ne veut pas dire que les décideurs administratifs sont liés par les précédents internes au même titre que les cours de justice, mais respecte tout simplement les attentes légitimes des parties et réduit le risque d’arbitraire (par. 131). L’arrêt Vavilov indique en outre clairement que « les cours de révision ont un rôle à jouer lorsqu’il s’agit de réduire le risque d’interprétations juridiques constamment discordantes ou contradictoires dans les décisions d’un organisme administratif » (par. 132).
[68] Dans ses motifs, la SAI s’est fondée sur les décisions de la CF dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hundal, [1995] 3 C.F. 32 (qui a ultérieurement été confirmée par la CAF dans 1996 CanLII 3905), et Ismail, ainsi que sur ses propres décisions dans Asif c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 131198 (C.I.S.R. (S. app. imm.)), et Far c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 90984 (C.I.S.R. (S. app. imm.)), et elle a fait une distinction d’avec l’arrêt McLeod CAF, pour en arriver à la conclusion selon laquelle Mme Pepa n’avait pas de droit d’appel à la SAI. Comme je l’expliquerai, cela ne constituait une méthode d’interprétation raisonnable du par. 63(2) et ne remplaçait pas l’examen par la SAI de la manière dont cette disposition devrait raisonnablement être interprétée compte tenu des contraintes juridiques applicables. Les cours de révision doivent veiller à ne pas outrepasser leur rôle lorsqu’elles examinent la validité des précédents qui ont été invoqués. Le rôle d’une cour de révision dans un tel cas est de s’assurer que le devoir de justification a été rempli, et non de se pencher sur la justesse des précédents administratifs, ni d’infirmer indirectement un précédent judiciaire. En l’espèce, les précédents sur lesquels la SAI s’est appuyée ne suffisaient pas à résoudre la question d’interprétation législative dont elle était saisie, et la SAI n’a pas non plus justifié ou expliqué en quoi ces précédents continuaient d’avoir cours alors qu’ils visaient une disposition législative désuète ou des faits nettement différents. Il était donc déraisonnable pour la SAI de se limiter à leurs conclusions.
[69] Premièrement, la SAI a considéré que la décision Hundal s’appliquait et faisait autorité, et ce, même si, dans cette affaire, la CF interprétait une disposition législative différente, l’al. 70(2)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration. Comme je l’ai expliqué, l’al. 70(2)b) était la disposition ayant précédé le par. 63(2) et il énonçait des conditions différentes pour avoir accès à un droit d’appel à la SAI. La disposition antérieure rattachait le droit d’appel au moment où l’intéressé a « fait l’objet du rapport », alors que la nouvelle disposition ne précise aucun moment de la sorte. La disposition antérieure prévoyait que l’intéressé devait être « titulair[e] d’un visa [. . .] d’immigrant [. . .] en cours de validité », alors que le nouveau par. 63(2) parle uniquement du « titulaire d’un visa de résident permanent » qui peut interjeter appel et ne précise pas que le visa doit être « en cours de validité ». Ces modifications textuelles importantes indiquent que le Parlement n’entendait pas simplement reproduire l’ancienne disposition lorsqu’il a édicté le par. 63(2), et elles mettent sérieusement en doute la transférabilité de la conclusion de la décision Hundal aux affaires portant sur la nouvelle disposition.
[70] Interprétant la disposition antérieure, la CF dans la décision Hundal s’est penchée sur la question de savoir à quel moment on pouvait dire qu’un visa était en cours de validité au sens de l’al. 70(2)b). Dans ce contexte, la CF a résumé la jurisprudence issue de l’ancienne disposition et elle a énoncé quatre exceptions au principe général selon lequel un visa, une fois délivré, demeure valide : (1) un visa devient invalide lorsqu’il y a obstacle à ou impossibilité de remplir une des conditions pour lesquelles il a été délivré; (2) un visa est invalide lorsqu’il y a défaut de remplir une des conditions attachées à l’octroi du visa lui‑même avant qu’il ne soit délivré; (3) un visa cesse d’être valide lorsqu’il atteint sa date d’expiration; et (4) un visa n’est plus valide lorsqu’il a été révoqué ou annulé par un agent des visas.
[71] La SAI a conclu que la troisième exception énoncée dans la décision Hundal, à savoir l’expiration, s’appliquait en l’espèce de manière à priver Mme Pepa d’un droit d’appel, car son visa avait expiré avant la prise de la mesure de renvoi. Ce faisant, la SAI n’a pas seulement omis de justifier pourquoi l’interprétation d’une disposition différente s’appliquait au par. 63(2), mais elle a également contourné la question cruciale qui se pose en application de la nouvelle disposition : À quel moment l’intéressé doit‑il être titulaire du visa pour avoir accès au droit d’appel? Cette question ne se posait pas dans Hundal parce que l’ancienne disposition prescrivait que le moment pertinent était le moment où l’intéressé fait l’objet du rapport. Par conséquent, même en supposant que les quatre exceptions à la validité énoncées dans Hundal s’appliquent sans problème au nouveau texte législatif, la SAI n’a pas expliqué pourquoi la décision Hundal étaye la proposition selon laquelle l’absence de moment pertinent au par. 63(2) signifie que le visa doit être détenu au moment où la mesure de renvoi est prise.
[72] Soit dit en tout respect, en l’absence d’une justification rationnelle quant à la raison pour laquelle la décision Hundal continue d’avoir cours, il n’était pas raisonnable pour la SAI de fonder son approche relative au par. 63(2) sur une décision rendue en vertu d’une disposition antérieure ayant un libellé différent. De plus, il n’était pas raisonnable pour la SAI, en s’appuyant sur la décision Hundal, de contourner la question cruciale qui se pose en application de la nouvelle disposition, soit celle de savoir à quel moment une personne doit être titulaire d’un visa. La SAI a utilisé la décision Hundal en tant que précédent contraignant alors que sa force jurisprudentielle ne pouvait pas simplement être tenue pour acquise, mais aurait dû être examinée, expliquée et justifiée. La décision Hundal ne constitue donc pas une contrainte pour le décideur et, en l’absence d’explication, il n’était pas raisonnable pour la SAI de se fonder sur celle‑ci pour justifier sa conclusion quant à la manière dont il convient d’interpréter le par. 63(2) actuel.
[73] Deuxièmement, le fait que la SAI se soit fondée sur les décisions Asif et Far n’était pas, dans ces circonstances, suffisant pour justifier l’interprétation à laquelle elle est arrivée. Dans la décision Asif, un mari avait obtenu un visa de résident permanent et l’autorisation d’immigrer au Canada avec les personnes à sa charge (sa femme et leurs enfants). Seuls la femme et les enfants sont arrivés au Canada, la femme disant à l’agent à leur arrivée que son mari avait disparu des mois plus tôt. Ils ont été soumis à un contrôle complémentaire qui a mené à la prise de mesures d’exclusion, mais leurs visas avaient expiré avant la prise de ces mesures. La SAI s’est fondée sur la décision Hundal pour conclure qu’ils n’avaient aucun droit d’appel parce qu’ils n’étaient pas titulaires de visas « valides » au moment de la prise des mesures d’exclusion. La SAI n’a pas non plus expliqué pourquoi l’exception prévue dans Hundal devrait s’appliquer au par. 63(2).
[74] La SAI dans le cas qui nous occupe et dans l’affaire Asif s’est fondée sur sa décision Far. Dans Far, l’appelant est entré au Canada avec un visa de résident permanent valide, mais il a été soumis à un contrôle complémentaire en raison de craintes qu’il ait utilisé un passeport frauduleux dans le passé. Son visa a expiré avant que le processus de contrôle ait été mené à bien, une mesure d’expulsion a été prise contre lui, et la SAI a jugé qu’elle n’avait pas compétence pour instruire son appel en raison de l’expiration du visa, citant encore une fois la décision Hundal.
[75] Dans le cas de Mme Pepa, la SAI a reconnu que ces décisions n’étaient pas contraignantes, mais elle n’a vu « aucune raison convaincante » de s’éloigner de la décision Asif (par. 12). Elle a invoqué des décisions antérieures de la SAI, qui se fondaient elles‑mêmes sur l’analyse effectuée dans la décision Hundal, sans explication ou justification. Étant donné que la décision Hundal ne constitue pas une source faisant autorité quant à la façon dont le par. 63(2) actuel devrait être interprété, les décisions ultérieures de la SAI qui se sont fondées sur cette décision ne sauraient raisonnablement être vues comme donnant une interprétation déterminante du par. 63(2), qu’elles soient prises isolément ou en combinaison avec d’autres décisions. De plus, comme la décision Hundal a servi de fondement pour les autres décisions de la SAI qui ont été examinées, cela signifie que presqu’aucune attention n’a été portée dans les motifs au texte, au contexte et à l’objet de la disposition législative même à l’égard de laquelle Mme Pepa et le ministre ont avancé des interprétations divergentes.
[76] Par conséquent, ni la décision Hundal ni les décisions de la SAI qui reposent sur celle‑ci ne constituent des contraintes juridiques auxquelles la SAI était assujettie dans le cas de Mme Pepa. Le fait de se fonder sur une décision non contraignante d’avec laquelle il est clairement possible de faire une distinction, et sur les décisions ultérieures de la SAI qui l’ont suivie sans effectuer elle‑même une analyse plus poussée, ne saurait être raisonnable sans explication du raisonnement qui sous‑tend cette conclusion. Aucune explication ne figure dans les motifs de la SAI en l’espèce.
[77] Dans la décision Asif, la SAI s’est également fondée sur la décision Zhang de la CF — même si les faits étaient nettement différents. Environ un mois après la délivrance du visa de Mme Zhang, le visa a été révoqué et on a demandé à celle‑ci de le rendre, après que les autorités ont appris que l’homme qu’elle avait inscrit comme étant son époux était en fait marié à une autre femme. Elle s’est plutôt rendue au Canada par avion avec le document invalide, et elle a tenté de l’utiliser pour entrer au pays. Comme l’al. 70(2)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration comprenait l’expression « en cours de validité », ce qui n’est pas le cas du par. 63(2) de la LIPR, Mme Zhang a soutenu que le Parlement entendait retirer la validité en tant que condition préalable à la compétence de la SAI pour instruire des appels de mesures de renvoi. La SAI a conclu que l’idée qu’un visa doit être « en cours de validité » a été transposée de l’al. 70(2)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration au nouveau par. 63(2), et à la CF, le juge de Montigny (maintenant juge en chef de la Cour d’appel fédérale) a rejeté la demande de contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte. Le juge de Montigny a effectué une analyse d’interprétation législative et a conclu qu’« [o]n ne peut dire que le législateur avait l’intention de permettre à un étranger d’utiliser un visa révoqué par des agents canadiens pour qu’il tente d’entrer frauduleusement au Canada et d’ensuite se fonder sur ce visa révoqué pour exercer ses droits d’appel » (par. 13).
[78] Je souligne que la question cruciale qui se pose dans le présent pourvoi n’est pas celle de savoir si l’expression « en cours de validité » peut être transposée à la nouvelle loi, mais se formule plutôt ainsi : En vertu du par. 63(2), à quel moment l’intéressé doit‑il être titulaire du visa pour avoir accès au droit d’appel? Dans la décision Zhang, après avoir conclu que l’argument de Mme Zhang devait être rejeté, le juge de Montigny a poursuivi en faisant remarquer qu’il serait contraire au bon sens de conclure que le par. 63(2) de la LIPR s’applique aux demandeurs dont les visas sont révoqués ou expirés (par. 16). L’inclusion d’un visa expiré était une remarque incidente superflue formulée dans les circonstances d’un visa qui avait été révoqué, et le juge de Montigny n’a pas centré son analyse sur le cas particulier et clairement susceptible d’être différencié d’un visa expiré. Les décisions concernant la révocation d’un visa n’ont qu’une pertinence limitée à l’égard des faits de l’espèce.
[79] Enfin, la SAI n’a pas pris en compte la pertinence de l’arrêt McLeod CAF au motif que celui‑ci concerne des visas rendus invalides en raison d’un changement de situation, et non de leur expiration. Cependant, la SAI a aussi conclu que la décision Ismail de la CF constituait un énoncé contraignant qui « répond directement à la question », malgré le fait que, dans cette affaire, il était question de révocation plutôt que d’expiration, ce qui constitue également un contexte complètement différent (par. 18). Même si ni l’une ni l’autre ne reflétaient exactement la situation de Mme Pepa, ces affaires ont été traitées de façon incohérente, car l’une n’a pas été prise en compte et l’autre a été considérée contraignante.
[80] Dans l’affaire Ismail, la demanderesse a vu son visa révoqué après son arrivée au Canada, mais avant son contrôle. La CF a statué que, « [c]omme la Cour l’a affirmé dans la décision Zhang, la conclusion selon laquelle le droit d’appel prévu au paragraphe 63(2) de la LIPR s’applique à un visa invalide ou révoqué aurait comme conséquence absurde de conférer à des personnes n’ayant aucun droit d’être au Canada le droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi les privant de la possibilité d’être au Canada. En l’absence d’un libellé contraire clair, on ne peut présumer que le législateur avait cette intention » (par. 18). Toutefois, ces commentaires ont été faits fermement dans le contexte de la révocation. De fait, la décision Ismail semble explicitement restreindre ses conclusions aux affaires dans lesquelles le visa de résident permanent soit (1) n’a jamais été délivré, soit (2) a été révoqué :
Je conviens donc avec la SAI que les étrangers qui sont déclarés interdits de territoire au point d’entrée ou lors d’un contrôle reporté auront un droit d’appel auprès de ce tribunal uniquement lorsque leur interdiction de territoire n’a pas trait à une absence de visa de résident permanent. Tel sera le cas lorsqu’il y aura eu un changement dans la situation depuis que le visa a été délivré, par exemple, si l’intéressé fait l’objet d’une déclaration de culpabilité ou s’il contracte une nouvelle maladie. Dans ces circonstances, une mesure d’exclusion sera susceptible d’appel auprès de la SAI, et des facteurs d’ordre humanitaire pourront alors être pris en compte. Toutefois, lorsque l’interdiction de territoire a trait à l’absence d’un visa de résident permanent (soit qu’un visa de résident permanent n’a jamais été délivré ou qu’il a été révoqué), le seul recours sera une demande de contrôle judiciaire devant la Cour. [Je souligne; par. 19.]
[81] Le cas du visa qui ne fait qu’expirer n’est pas mentionné. La différence entre la révocation et l’expiration est un élément clé. Dans les cas de révocation, il y a une conclusion claire selon laquelle le visa n’aurait en fait jamais dû être délivré, ou selon laquelle le raisonnement qui sous‑tend la délivrance du visa n’est plus valide, en raison de facteurs tels que la fraude. Par exemple, dans l’affaire Ismail, le visa a été révoqué parce que la demanderesse avait présenté les résultats frauduleux d’un certificat d’aptitudes linguistiques, et, dans l’affaire Zhang, le visa a été révoqué parce que la demanderesse avait prétendu qu’elle était mariée à un homme qui, en fait, était marié à une autre personne. L’expiration d’un visa, contrairement à sa révocation, n’implique pas une faute ou une illégalité dans la délivrance initiale, mais signifie tout simplement que les conditions temporelles d’un visa qui est par ailleurs valide sont arrivées à leur terme, ce qui justifie un traitement juridique différent. Le visa de Mme Pepa n’a jamais été révoqué et il a seulement expiré en raison de la date indiquée sur ses documents médicaux.
[82] Dans la décision Ismail, la CF s’est également fondée sur la décision Hundal sans expliquer pourquoi celle‑ci trouvait toujours application, et elle a interprété le par. 63(2) comme conférant un droit d’appel uniquement au titulaire d’un visa de résident permanent « valide » au moment où le rapport d’exclusion est établi, ce qui n’incluait pas la demanderesse (par. 18). La cour dans Ismail a déclaré que « [l]e législateur aurait pu rédiger cette disposition différemment, de manière à inclure, par exemple, les titulaires d’un visa de résident permanent valide et les personnes qui ont déjà détenu un tel visa. Le législateur en a décidé autrement, et les tribunaux doivent donner effet à une intention législative claire » (par. 18). Cependant, comme nous le verrons plus en détail dans la prochaine section, le Parlement aurait pu aussi choisir d’ajouter un moment où le particulier doit être titulaire d’un visa valide pour conserver son droit d’appel. Il ne l’a pas fait. Il a plutôt expressément supprimé le moment précis où le particulier devait être titulaire du visa en cours de validité prévu dans la disposition antérieure, ainsi que l’expression « en cours de validité ». De plus, la décision Ismail ne tient pas compte de cette modification législative.
[83] Dans l’affaire McLeod CAF, les appelants avaient obtenu des visas de résident permanent en tant que personnes à charge de leur mère, mais cette dernière est décédée peu de temps avant qu’ils se rendent au Canada. Bien que la CAF se soit concentrée sur le moment où un visa pourrait devenir invalide en raison d’un changement de situation, et non de son expiration, cet arrêt souligne bel et bien quelque chose d’important. Dans McLeod, la date d’expiration des visas était le 21 décembre 1992. Le 3 décembre 1992, les appelants sont arrivés au Canada. On a refusé de les admettre et une enquête a été tenue le 8 avril 1993. Le 4 août 1993, des mesures de renvoi ont été prises contre eux en raison de cette enquête (McLeod c. Canada (Minister of Employment & Immigration) (1994), 24 Imm. L.R. (2d) 187 (C.I.S.R. (S. app.), par. 1). Leur visa avait donc expiré bien avant la prise des mesures de renvoi, bien que les faits n’indiquent pas la date à laquelle le rapport initial a été établi. Néanmoins, la SAI dans cette affaire a interprété l’al. 70(2)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration, mais elle a conclu que la SAI [traduction] « a bel et bien compétence pour instruire cet appel », et elle a finalement annulé les mesures de renvoi (par. 32 (je souligne); voir aussi les par. 33 et 44). Par conséquent, quoique les visas aient expiré bien avant que les mesures de renvoi soient prises, les mesures de renvoi ont quand même été annulées par la SAI et cette décision a été confirmée par la CAF. Bien que ni l’une ni l’autre ne porte directement sur le sujet en cause, il importe de signaler que la décision Ismail a été jugée contraignante alors que l’affaire McLeod a été écartée.
[84] Aucune des décisions citées par la SAI ne constituait un énoncé suffisant pour résoudre la question de l’interprétation contestée du par. 63(2) sans une analyse plus poussée et un certain degré de prise en compte de la méthode moderne d’interprétation des lois. Quoique ces décisions puissent avoir à juste titre été instructives pour la SAI dans une certaine mesure, il n’était pas raisonnable de s’arrêter là compte tenu des différences clés en jeu. Dans les décisions Far et Asif, la SAI (tout comme la SAI en l’espèce) s’est fondée sur la décision Hundal — qui ne peut être considérée comme contraignante en la matière étant donné qu’elle a été rendue sur le fondement d’une disposition entièrement différente. En outre, la décision Ismail porte sur la révocation plutôt que sur l’expiration, ce qui est fondamentalement différent.
[85] Globalement, la CAF a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que, compte tenu de l’examen de la jurisprudence auquel s’est livrée la SAI, il était raisonnable pour elle de ne pas se livrer à sa propre analyse d’interprétation législative. Bien que l’arrêt Vavilov précise qu’un précédent aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables, cette précision ne s’applique qu’aux précédents portant sur la question soumise au décideur ou sur une question semblable. Le décideur doit faire plus que quelques renvois à des décisions se fondant sur une disposition différente, ou sur un cadre factuel clairement distinct, pour trancher la question. Bien que l’omission d’effectuer une analyse d’interprétation législative ne soit pas fatale en soi, lorsque la jurisprudence à la disposition du décideur n’est pas assez importante ou contraignante, on ne saurait simplement mettre fin à l’analyse sans avoir fait en sorte que les interprétations divergentes avancées par les parties aient, conformément au principe moderne d’interprétation, dûment été prises en considération.
F. La décision n’était pas raisonnable eu égard aux principes d’interprétation législative
[86] Il se peut qu’une décision soit déraisonnable en raison d’un manque de justification compte tenu des contraintes juridiques et factuelles, lesquelles peuvent inclure les principes d’interprétation des lois (Vavilov, par. 99 et 115‑124). Étant donné que la jurisprudence sur laquelle s’est fondée la SAI n’était pas suffisamment importante ou contraignante, cette dernière aurait dû effectuer une analyse du texte, du contexte et de l’objet de la disposition législative même à l’égard de laquelle les parties avaient des interprétations divergentes. Le décideur administratif n’est aucunement tenu d’effectuer une analyse d’interprétation législative complète dans tous les cas. Toutefois, si une interprétation proposée ne cadre clairement pas avec le texte, le contexte ou l’objet d’une disposition législative, le défaut par celle‑ci de tenir compte de cet élément « pourrait alors être indéfendable et déraisonnable dans les circonstances » (par. 122).
[87] Les principes habituels d’interprétation législative s’appliquent lorsqu’un décideur administratif interprète une disposition (Vavilov, par. 120). Il est bien établi qu’une analyse d’interprétation législative doit être guidée par la méthode moderne : [traduction] « . . . il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; voir aussi Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26; Vavilov, par. 117).
[88] En l’espèce, les motifs auraient dû avoir tenu compte du sens grammatical et ordinaire du par. 63(2), de l’objet et de l’intention du Parlement, et du contexte dans lequel cette disposition s’applique. Si la SAI avait pris en considération ces éléments clés, elle n’aurait eu d’autre choix que d’en arriver à un résultat différent : une interprétation du par. 63(2) qui n’étayait pas des conséquences absurdes, arbitraires et potentiellement inéquitables.
(1) Sens grammatical et ordinaire
[89] Le sens ordinaire est « le sens naturel qui se dégage de la simple lecture de la disposition dans son ensemble » (Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes de lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724, p. 735). Le sens ordinaire des termes « [a] foreign national who holds a permanent resident visa » (« [l]e titulaire d’un visa de résident permanent ») est, tout simplement, un étranger qui est titulaire d’un visa de résident permanent. Le ministre fait valoir et la CF a conclu que comme le texte anglais du par. 63(2) est rédigé au présent, le fait que le demandeur a déjà été titulaire d’un visa de résident permanent ne le fait pas tomber sous le coup de cette disposition (m.i., par. 82; décision de la C.F., par. 53).
[90] J’admets que le texte anglais de la disposition ne dit pas « holds or has held », et, selon le sens ordinaire des termes utilisés, le particulier doit « être titulaire » d’un visa au moment opportun, au présent. La version française n’est pas rattachée à un verbe et est davantage axée sur le statut du particulier : « Le titulaire d’un visa de résident permanent peut interjeter appel de la mesure de renvoi ». Dans l’interprétation d’une loi bilingue, les deux versions de la loi font également foi et font également autorité (voir, p. ex., M. Bastarache et autres, Le droit de l’interprétation bilingue (2008), p. 29; Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48, par. 68; P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), par. 356 et suiv.).
[91] Cependant, une lecture ordinaire de l’une ou l’autre version officielle, ou des deux, ne permet pas de répondre à la question clé que soulève le par. 63(2). Même en acceptant qu’il faut être titulaire d’un visa non expiré sous le régime du par. 63(2), la disposition ne prescrit à quel moment le particulier doit être titulaire de ce visa ou, dans le cas d’un visa qui a expiré depuis, si le particulier est tout de même considéré en avoir « été titulaire » au moment pertinent. De plus, suivant la méthode moderne d’interprétation des lois, l’examen du libellé de la disposition ne met pas fin à l’analyse à lui seul. Pour cette raison, et parce que rien dans la formulation non limitative du par. 63(2) ne traite de cette question ou n’y répond, la détermination du moment pertinent doit être guidée par les autres principes d’interprétation législative qui auraient dû avoir été pris en compte.
(2) Objet de la disposition et intention du Parlement
[92] À première vue, le par. 63(2) a pour but et objet d’offrir aux titulaires d’un visa de résident permanent la possibilité de contester la validité en droit d’une mesure de renvoi (notamment une mesure d’exclusion) prise contre eux au moyen d’un appel à la SAI. Cette disposition crée un droit d’appel légal censé servir de garantie procédurale et substantielle, de contrepoids pour ainsi dire, à l’égard du processus décisionnel administratif, en faveur des personnes qui ont obtenu un visa de résident permanent, mais qui ont reçu l’ordre de quitter le pays. Le Parlement a manifestement compris qu’une caractéristique déterminante et inhérente d’un appel est que celui‑ci intervient dans le cadre d’un processus décisionnel, et constitue une deuxième étape après la prise de la décision initiale. Le contrôle souhaité s’insère dans une séquence bien établie, de sorte que l’appel reposera nécessairement sur la décision qui en est l’objet et aura lieu uniquement après la prise de celle‑ci.
[93] Il faut garder cet objet à l’esprit lorsqu’il s’agit d’interpréter le par. 63(2) pour établir le moment où la personne doit être titulaire du visa requis. L’historique législatif du par. 63(2) fournit des indications limitées. Fait à noter, le par. 63(2) ne prescrit pas à quel moment le particulier doit être titulaire de ce visa ou, dans le cas d’un visa qui a expiré depuis, si le particulier est tout de même considéré en avoir « été titulaire » au moment pertinent. À titre de comparaison, l’ancien al. 70(2)b) exigeait que le visa soit « en cours de validité », il prévoyait un moment précis où la personne devait être titulaire du visa valide, et il permettait à un visa de visiteur de compter. Le paragraphe 63(2) actuel ne comporte aucune de ces caractéristiques et prévoit plutôt un droit d’appel qui est moins limité et plus ouvert. Il ne ressort aucune justification claire pour expliquer pourquoi cette disposition a été édictée pour remplacer l’ancienne disposition et pourquoi le Parlement a choisi de ne pas prescrire à quel moment le visa requis doit être détenu.
[94] Devant notre Cour, Mme Pepa fait valoir que le Parlement voulait que le moment opportun soit celui où le titulaire du visa arrive au Canada. Elle soutient que lorsqu’il a supprimé toute référence à la validité du visa au par. 63(2), le Parlement ne se préoccupait pas de la question de savoir si le visa demeure un visa non expiré lors de l’acquisition du droit d’appel. Elle prétend que le moment de l’arrivée est conforme à l’intention claire et au but précis du Parlement de conférer un droit d’appel efficace aux personnes visées par une mesure de renvoi.
[95] Le ministre fait valoir que le moment pertinent est celui où la mesure de renvoi est prise, au motif que la suppression de l’expression « en cours de validité » ne signifie pas que le Parlement voulait éliminer l’exigence selon laquelle les documents mentionnés dans la LIPR doivent être non expirés et par ailleurs authentiques et applicables; il ajoute que ces modifications ont vraisemblablement été apportées pour moderniser le style de la disposition plutôt que pour en changer la substance. Le ministre prétend également qu’il y a une tendance à restreindre les droits d’appel, soulignant que le par. 70(2) de la Loi sur l’immigration conférait un droit d’appel à la SAI aux titulaires d’un visa de visiteur en cours de validité alors que l’art. 63 de la LIPR ne le fait pas. Selon le ministre, comme c’est la prise de la mesure de renvoi qui déclenche le droit d’appel, c’est à ce moment que le visa doit être détenu.
[96] Le ministre exagère l’importance de la suppression des visas de visiteur, car la lecture du par. 63(2) dans son ensemble ne montre pas que le Parlement voulait autrement restreindre des droits d’appel en édictant cette disposition. L’abrogation des limites expresses antérieures prévues au par. 70(2) indique plutôt que le Parlement a intentionnellement élargi la portée de la disposition d’appel. Il n’a pas expressément restreint les droits d’appel en prévoyant le moment où le particulier doit avoir été titulaire d’un visa valide pour conserver son droit d’appel. En fait, le Parlement a choisi de supprimer les termes selon lesquels le particulier doit être titulaire d’un visa en cours de validité lorsqu’il fait l’objet du rapport de l’agent d’immigration.
[97] Il n’est pas raisonnable non plus de conclure que le Parlement doit avoir voulu que le visa soit détenu au moment de la prise de la mesure de renvoi parce que c’est la décision relative à la mesure de renvoi qui déclenche la nécessité d’un appel. La CF a accepté ce raisonnement et elle a statué que « [s]elon le paragraphe 63(2) de la LIPR, l’élément qui déclenche l’appel devant la SAI est la prise d’une mesure de renvoi » (par. 50). Les droits d’appel sont naturellement liés à une décision, qui les déclenche nécessairement : en l’espèce, la prise d’une mesure de renvoi. Cependant, soit dit en tout respect, il existe une différence conceptuelle importante entre l’acte qui déclenche l’appel, soit la prise de la mesure de renvoi, et l’exigence distincte prévue par la loi selon laquelle le particulier doit être « titulaire » d’un visa à un moment particulier. Ces concepts sont distincts. Il n’est pas nécessaire de les considérer comme identiques de façon forcée pour que la disposition ait un sens ou soit logique. En effet, suivant l’al. 70(2)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration, c’était la mesure de renvoi qui déclenchait l’appel, mais le visa ne devait être détenu qu’au moment de l’établissement du rapport. En toute déférence, ces deux éléments distincts ne devraient pas être jumelés ni assimilés l’un à l’autre : ils étaient différents sous le régime de la disposition antérieure et ils le sont encore en vertu du par. 63(2).
[98] Non seulement le fait de confondre le moment où la décision initiale est prise et le moment où le visa doit être détenu constitue une interprétation erronée de la disposition, mais en plus le fait que la SAI interprète le par. 63(2) comme signifiant que le visa doit être détenu lorsque la mesure de renvoi est prise est contraire à l’objet visé, au but poursuivi et à la séquence choisie par le Parlement en édictant ce droit d’appel légal.
Conséquences absurdes et résultats arbitraires
[99] L’approche suivie par la SAI et le résultat auquel elle est arrivée rendent le droit d’appel du titulaire d’un visa tributaire de la rapidité à laquelle une procédure d’interdiction de territoire engagée contre lui après son arrivée progresse dans le système, ce qui pose particulièrement problème pour les titulaires d’un visa qui expire dans un court laps de temps. L’interprétation de la SAI entraîne la possibilité qu’un titulaire de visa perde son droit d’appel avant la prise de la décision — dans le cas de Mme Pepa, avant même le début de l’enquête. Il s’agit de déterminer s’il est raisonnable de tenir pour acquis que c’est ce que le Parlement a voulu. Compte tenu du libellé de la disposition, de son objet et de son historique législatif, le Parlement ne pouvait pas vouloir un résultat qui est à la fois absurde et arbitraire.
[100] Pour récapituler, en 2018, Mme Pepa est arrivée au Canada le 20 mars, le processus de contrôle a eu lieu au cours des mois qui ont suivi, l’enquête a commencé le 25 septembre et la mesure d’exclusion (une forme de mesure de renvoi) a été prise le 16 octobre. Son visa a expiré le 16 septembre, peu avant le début de l’enquête.
[101] La SAI a reconnu qu’« [e]lle a perdu le droit d’interjeter appel devant la SAI en raison du temps qu’il a fallu au processus pour passer de son admission pour contrôle complémentaire au point d’entrée à la prise de la mesure d’exclusion » (par. 20). Environ sept mois se sont écoulés entre la date à laquelle Mme Pepa est arrivée et la date à laquelle la mesure d’exclusion a été prise. La SAI a également conclu qu’aucune preuve n’indiquait que cette période était tout sauf normale (par. 25). En acceptant la conclusion de la SAI selon laquelle cette période est normale, il ne s’agit pas d’un cas exceptionnel où le visa a expiré à la suite de délais déraisonnables dans le cadre du contrôle. Par conséquent, selon l’interprétation de la SAI, la personne ordinaire qui est soumise à un contrôle complémentaire à son entrée au Canada peut fort bien perdre son droit d’appel pour la simple raison que le délai normal d’un contrôle va au‑delà de la date d’expiration de son visa.
[102] Selon un principe bien établi en matière d’interprétation législative, le législateur ne peut avoir voulu des conséquences absurdes (Rizzo, par. 27). Une interprétation peut être considérée absurde si elle mène à des conséquences ridicules ou futiles, si elle est extrêmement déraisonnable ou inéquitable, si elle est illogique ou incohérente, si elle est incompatible avec d’autres dispositions, ou si elle va à l’encontre de la fin de la loi ou en rend un aspect inutile ou futile (par. 27). À la suite d’un examen rigoureux, il n’est pas raisonnable de conclure sans avoir un texte clair ou une justification convaincante que le Parlement voulait qu’une personne puisse perdre son droit d’appel avant la tenue d’une audience sur le fond et avant la prise d’une mesure de renvoi. Le fardeau de la justification consistant à démontrer que le Parlement voulait qu’une personne puisse perdre son droit d’appel en raison de retards dans la mise au rôle ou parce que le délai normal des contrôles complémentaires va au‑delà de la date d’expiration du visa serait fort élevé. Il n’existe pas de preuve solide ou d’argument valable pour étayer la conclusion selon laquelle le Parlement voulait ces conséquences absurdes. En fait, le Parlement a expressément supprimé les termes de l’ancienne disposition selon lesquels une personne devait être titulaire d’un visa en cours de validité lorsqu’elle a fait l’objet du rapport, et n’a plutôt fait aucune référence à un moment donné dans la nouvelle LIPR. Les motifs de la SAI reposent sur la prémisse absurde que le Parlement a édicté la LIPR pour inclure une garantie qui est, à première vue et irrémédiablement, viciée : un droit d’appel explicite qui peut fréquemment être perdu avant qu’une décision dont il pourrait être interjeté appel soit prise. En toute déférence, il ne s’agit pas d’une interprétation ou d’un résultat raisonnable. Tout comme dans l’affaire Mason, au par. 98, la SAI n’a pas examiné les conséquences absurdes de son interprétation.
[103] La possibilité de conséquences absurdes est aussi aggravée par le caractère arbitraire potentiel associé à l’expiration du visa d’une personne. La délivrance d’un visa de résident permanent à un étranger résulte de l’évaluation de l’admissibilité de cette personne, et la date d’expiration du visa est liée à cette évaluation : un visa de résident permanent est délivré pour une période d’au plus un an, et la date d’expiration est liée à la première des dates d’expiration suivantes : celle du passeport du demandeur ou celle de ses documents médicaux.
[104] En l’espèce, les documents d’examens médicaux de Mme Pepa étaient « valides jusqu’au » 16 septembre 2018, alors que son passeport albanais n’expirait que plusieurs années plus tard. La date d’expiration de son visa était donc la première de ces deux dates : le 16 septembre 2018.
[105] L’interprétation de la SAI lie arbitrairement le droit d’appel d’une personne à la date d’expiration d’un passeport, ou à la date d’expiration de documents médicaux, jusqu’à un maximum d’un an. À première vue, ni l’une ni l’autre de ces dates ne peut rationnellement être liée à un droit d’appel. Le caractère arbitraire aggrave donc le caractère absurde.
[106] Compte tenu de l’historique législatif, des conséquences absurdes et du caractère arbitraire inhérent de la date d’expiration du visa, l’intention du Parlement ne peut avoir été que des personnes comme Mme Pepa perdent leur droit d’appel avant la prise d’une mesure de renvoi. On ne saurait présumer que le Parlement a abrogé la disposition antérieure pour édicter une disposition futile, comme l’interprétation de la SAI le donne à penser. La LIPR est une loi exhaustive qui comporte une série de recours, et le Parlement doit avoir voulu que ces recours aient une fin et soient efficaces. Pour en arriver à une autre conclusion, il faudrait un libellé législatif contraire des plus clairs, que ne renferme pas le par. 63(2).
[107] Les mots prennent la couleur de leur environnement (J. Willis, « Statute Interpretation in a Nutshell » (1938), 16 R. du B. can. 1, p. 6). En matière d’interprétation législative, [traduction] « [l]es dispositions d’une loi sont présumées fonctionner ensemble [. . .] comme les diverses parties d’un tout » (R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 323), lesquelles forment ensemble un cadre rationnel, intrinsèquement cohérent (Heritage Capital Corp. c. Équitable, Cie de fiducie, 2016 CSC 19, [2016] 1 R.C.S. 306, par. 28).
[108] D’autres dispositions connexes et des déclarations dans les lignes directrices font état de la pertinence d’entrer au pays avec un visa non expiré et permettent l’octroi du statut de résident permanent même lorsque le visa est expiré. La présente affaire concerne le par. 63(2) et l’octroi au « titulaire d’un visa de résident permanent » d’un droit d’appel à la SAI. Cependant, le par. 67(2) de la LIPR est également pertinent en l’espèce :
(2) La décision attaquée est cassée; y est substituée celle, accompagnée, le cas échéant, d’une mesure de renvoi, qui aurait dû être rendue, ou l’affaire est renvoyée devant l’instance compétente.
[109] Le paragraphe 67(2) nous indique que si la SAI accueille un appel, elle peut y substituer la décision qui aurait dû être rendue ou renvoyer l’affaire devant l’instance compétente. Elle pourrait par exemple ordonner à l’agent au point d’entrée d’accorder à cette personne le statut de résident permanent. Le paragraphe 20(1) entre en jeu à cette étape :
20 (1) L’étranger non visé à l’article 19 qui cherche à entrer au Canada ou à y séjourner est tenu de prouver :
a) pour devenir un résident permanent, qu’il détient les visa ou autres documents réglementaires et vient s’y établir en permanence;
[110] L’alinéa 20(1)a) prévoit que l’étranger qui cherche à entrer au Canada est tenu de prouver qu’il « détient » le visa pertinent — en l’espèce, le visa de résident permanent. Madame Pepa a souligné à juste titre qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (« IRCC ») a un guide opérationnel, qui n’a pas la force contraignante d’une loi pour la SAI, mais qui sert de preuve de la pratique générale et du contexte susceptible d’être utilisée dans l’interprétation législative. Le chapitre 19 du Guide d’exécution de la loi d’IRCC (« ENF 19 ») indique clairement que lors d’un appel fructueux devant la SAI, lorsque la décision est de permettre au particulier de rester au Canada :
L’intéressé peut obtenir la résidence permanente même si le visa de résidence permanente est échu, pourvu qu’il se soit d’abord soumis à un contrôle au moment duquel il a présenté un visa de résident non échu.
(ENF 19 : Appels à la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), 22 août 2024 (en ligne), section 11.8)
[111] Le ENF 19 indique que lorsqu’un étranger a gain de cause dans un appel devant la SAI, et que la SAI infirme une mesure de renvoi de sorte que l’intéressé est autorisé à rester au Canada, il n’est pas interdit à ce dernier d’entrer au Canada au motif que son visa de résident permanent a expiré. Il peut se voir octroyer le statut de résident permanent même si le visa a expiré. Cela suffit à condition qu’il ait présenté un visa de résident permanent non échu au point d’entrée à son arrivée initiale au Canada pour un contrôle. Pour l’application du par. 67(2), qui se trouve dans la même partie de la loi que le par. 63(2), l’exigence selon laquelle il « est tenu de prouver [. . .] qu’il détient l[e] visa » est, dans cette disposition connexe, évaluée au moment de l’arrivée au Canada.
[112] Le chapitre 4 du Guide d’exécution de la loi d’IRCC (« ENF 4 ») (ENF 4 : Contrôles aux points d’entrée, 28 février 2024 (en ligne)) prévoit aussi expressément que les contrôles aux points d’entrée peuvent être reportés pour diverses raisons (voir, p. ex., « afin de permettre à la personne d’obtenir ses documents » (section 11.3), « afin d’obtenir plus de renseignements avant de décider » (section 12.3) ou « afin de consulter le bureau des visas pour obtenir des renseignements et des preuves additionnels sur l’état matrimonial de la personne » (section 12.6). Le ENF 4 indique ensuite que si les contrôles sont reportés au‑delà de la date d’expiration du visa, le demandeur peut quand même « se voir octroyer la résidence permanente à une date ultérieure après l’expiration de son visa [. . .], pourvu qu’il se soit d’abord soumis à un contrôle au moment duquel il a présenté un visa de [résident permanent] [. . .] non expiré » (section 12.13). Il s’agit d’un autre exemple où l’important est que la personne soit entrée au pays avec un visa non échu. Les contrôles peuvent se poursuivre malgré l’expiration d’un visa et la résidence permanente demeure susceptible d’être accordée malgré l’expiration d’un visa.
[113] Dans l’ensemble, la SAI n’a pas tenu compte de ce contexte malgré la présence de dispositions connexes et de lignes directrices applicables qui permettent l’octroi du statut de résident permanent même lorsque le visa a expiré à condition que ce dernier fût non expiré au moment de l’arrivée.
[114] Pour conclure, si elle avait évalué les éléments de l’interprétation législative examinés précédemment — le sens grammatical et ordinaire, l’objet et l’intention du Parlement, et le contexte —, la SAI aurait dû en arriver à un résultat différent.
G. La décision n’était pas raisonnable eu égard à ses répercussions potentielles sur Mme Pepa
[115] L’arrêt Vavilov dit que « les individus ont droit à une plus grande protection procédurale lorsque la décision sous examen est susceptible d’avoir des répercussions personnelles importantes ou de leur causer un grave préjudice » (par. 133). Plus précisément, l’arrêt Vavilov exige (au par. 133) :
Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. Cela vaut notamment pour les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu.
[116] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour a expliqué que « les préoccupations relatives à l’arbitraire sont généralement plus prononcées dans les cas où la décision a des conséquences particulièrement graves ou sévères pour la partie visée et le défaut de traiter de ces conséquences peut fort bien se révéler déraisonnable » (par. 134). L’arrêt Vavilov a cité l’exemple de la SAI, soulignant qu’au moment d’exercer sa compétence en equity pour ordonner un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi en vertu de la LIPR, celle‑ci devrait tenir compte des difficultés que risque de connaître la personne concernée à l’étranger par suite de son expulsion (par. 134). Notre Cour a conclu que les décideurs administratifs exercent un pouvoir important sur la vie des gens, y compris ceux qui sont les plus vulnérables, et que ce pouvoir s’accompagne du devoir accru « de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit » (par. 135).
[117] Cet accent mis sur les répercussions [traduction] « peut fort bien mener à une approche plus réfléchie et cohérente à l’égard de la vulnérabilité en droit administratif canadien » (L. Sossin, « The Impact of Vavilov : Reasonableness and Vulnerability » (2021), 100 S.C.L.R. (2d) 265, p. 277). Cet élément peut être particulièrement pertinent dans le contexte de l’immigration, qui vise souvent des personnes vulnérables (voir, p. ex., Dhaliwal c. Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2020 CanLII 7806 (C.F.), le juge Norris, citant Vavilov, par. 133; Thangeswaran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 91, par. 37, le juge Ahmed).
[118] Les répercussions sur l’intéressée en l’espèce sont importantes. Madame Pepa sera séparée de sa famille et se verra interdite d’entrer au pays pendant cinq ans. Devant la SI, Mme Pepa a parlé de ses craintes de retourner en Albanie : [traduction] « . . . en Albanie, je ne peux aller nulle part. Je ne parle pas à ma mère » et « [j]e n’ai pas une bonne vie en Albanie » (d.a., vol. II, p. 26 et 28). Son avocate a fait valoir que [traduction] « l’expulsion vers l’Albanie la mettra dans une situation intenable, car sa mère biologique ne lui est d’aucun soutien depuis le divorce », et Mme Pepa a déclaré qu’elle n’entretient pas une bonne relation avec sa mère parce qu’elle a choisi de vivre avec son père après leur divorce (p. 148 et 216). Son avocate a affirmé [traduction] « [qu’]elle n’a aucun endroit où aller parce que son père subvient à ses besoins au Canada », et que « si elle est expulsée, elle n’aura aucun soutien affectif et cette relation père‑fille ne pourra pas être réparée si [Mme Pepa] est en Albanie alors que le père est au Canada » (p. 148). Son père, sa belle‑mère et son demi‑frère sont tous au Canada, et son frère biologique est également en voie d’être parrainé pour venir au Canada (p. 147).
[119] Selon l’arrêt Vavilov, le décideur doit expliquer « pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné » (par. 133 (je souligne)). À mon avis, la SAI n’a pas suffisamment tenu compte des conséquences relativement importantes de la décision sur Mme Pepa. Bien que les enjeux en l’espèce ne soient pas aussi élevés que dans le contexte pénal, les conséquences sont néanmoins sévères. Qui plus est, le fait que la SAI ne se soit pas du tout penchée sur les facteurs clés de l’interprétation législative dans ses motifs montre qu’elle n’a pas expliqué pourquoi sa décision respecte l’intention du Parlement, et encore moins pourquoi elle « reflète le mieux » cette intention. Le Parlement voulait un processus d’appel efficace et l’interprétation de la SAI rend ce processus pratiquement illusoire dans les cas où le visa a expiré avant la prise de la mesure de renvoi. Les motifs auraient dû démontrer que le décideur a pris en considération les conséquences de la décision et la question de savoir si ces conséquences personnelles graves étaient justifiées au regard des faits, du droit et de l’intention du Parlement. Ce n’a pas été le cas en l’espèce.
H. Conclusion relative aux motifs de la SAI
[120] Les motifs indiquent que les décisions sur lesquelles s’est fondée la SAI ne fournissent pas une justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées qui étaye son interprétation du par. 63(2). La SAI n’a pas démontré qu’elle comprenait comment la méthode moderne d’interprétation des lois avait pour effet de circonscrire son interprétation de cette disposition contestée, et si la SAI avait évalué les éléments essentiels de l’interprétation législative, elle n’aurait eu d’autre choix que d’en arriver à un résultat différent. En outre, les motifs du décideur ne reflétaient pas les enjeux élevés en cause pour Mme Pepa. Ces lacunes sont suffisamment capitales et importantes pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, par. 100). En somme, la décision de la SAI — à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu — est non fondée compte tenu des contraintes pertinentes qui ont une incidence sur elle.
[121] Comme j’ai conclu que l’interprétation qu’a faite la SAI du par. 63(2) est déraisonnable, je passe maintenant à la question de la réparation. Dans l’arrêt Vavilov, notre Cour a statué que « lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision, mais à la lumière cette fois des motifs donnés par la cour » (par. 141). Toutefois, une cour de justice peut refuser de renvoyer une affaire au décideur « lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien » (par. 142). Lorsque la décision en cause porte sur l’interprétation législative, « il devient parfois évident, lors du contrôle de la décision, que l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvre la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle‑ci » (par. 124). S’il est clair qu’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable, la cour de révision devrait se prononcer sur cette interprétation plutôt que de renvoyer l’affaire pro forma pour nouvel examen.
[122] Dans l’arrêt Mason, notre Cour a récemment conclu qu’il n’y avait qu’une seule interprétation raisonnable de l’al. 34(1)e) de la LIPR. Cette disposition prévoit qu’emporte interdiction de territoire au Canada pour « raison de sécurité » le fait pour un résident permanent ou un étranger d’« être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». La question d’interprétation était celle de savoir s’il doit exister un lien entre les « acte[s] de violence » et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada, ou si l’al. 34(1)e) s’applique plus largement aux actes de violence, même sans ce lien. Notre Cour a conclu que dans les décisions administratives faisant l’objet du contrôle, la disposition de la LIPR en cause n’a pas été interprétée de façon raisonnable en grande partie parce que la SAI, dans ses motifs, a omis d’aborder des éléments essentiels du contexte législatif et de tenir compte des conséquences importantes de son interprétation sur l’intéressé. Les omissions de la SAI étaient importantes, elles témoignaient du non‑respect de l’obligation de justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées, et, cumulativement, elles ont rendu la décision de la SAI déraisonnable. L’analyse de notre Cour menait inéluctablement à une seule interprétation raisonnable de l’al. 34(1)e), comme résultat inévitable d’une analyse appropriée selon la norme de la décision raisonnable.
[123] Dans l’arrêt Mason, il a été conclu que la cour de justice qui procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable peut conclure à juste titre que l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvre la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative, mais qu’« [i]l convient d’insister sur le fait que la possibilité qu’une seule interprétation soit raisonnable ne saurait être le point de départ du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, puisque cela serait contraire à la méthode qui “s’intéresse avant tout aux motifs de la décision” » (par. 71 (italique omis)). « Il s’agit plutôt d’une conclusion que la cour de révision peut tirer en tant que résultat au terme d’un contrôle effectué convenablement au regard de la norme de la décision raisonnable, lorsqu’elle examine la réparation à accorder » (par. 71 (italique omis)).
[124] La déférence ne soustrait pas la cour de révision à son devoir de contrôler la décision parce que « l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent » (Vavilov, par. 95). Le [traduction] « contrôle selon la norme de la décision raisonnable peut, du moins à l’occasion, nécessiter un examen approfondi d’une décision sur le fond. Ces analyses poussées n’indiquent pas nécessairement qu’il y eu contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte ou abandon de la déférence » (Mullan, p. 215‑216).
[125] Par l’application des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, une cour de révision se concentre exclusivement sur la question de savoir si la décision du décideur était raisonnable. Toutefois, il est naturel que ce processus puisse incidemment éliminer d’autres options qui souffrent des mêmes défauts que celle faisant l’objet du contrôle, et qu’il puisse même réduire le champ à une seule interprétation possible. Il ne faudrait pas s’étonner qu’il existe des cas où une seule interprétation raisonnable est permise, étant donné que lorsque le législateur s’exprime, il entend le faire avec clarté et à dessein. Ce résultat sera plus plausible lorsque la question d’interprétation est étroite, lorsque le libellé de la disposition est très précis et lorsqu’il n’y a sur le plan fonctionnel que très peu d’options parmi lesquelles choisir. Une cour de révision ne devrait conclure qu’il y a une seule interprétation inévitable que si cette conclusion découle logiquement et inexorablement des contraintes juridiques et factuelles déjà relevées lors du contrôle des motifs du décideur.
[126] En examinant la question de savoir s’il est utile de soumettre la présente affaire à la SAI pour réinterprétation, il convient tout d’abord d’identifier la question étroite en cause. En l’espèce, il s’agit de déterminer à quel moment une personne doit être titulaire d’un visa pour avoir accès à un droit d’appel contre une mesure de renvoi en vertu du par. 63(2). Le fait que cette question soit catégorique plutôt que qualitative indique qu’il existe un nombre limité de réponses potentielles. Il est utile de mentionner les quatre moments possibles où le visa doit être détenu proposés par la CF: (1) à l’arrivée au Canada; (2) lorsque le rapport visé au par. 44(1) est établi; (3) lorsque l’affaire est déférée à la SI; ou (4) lorsque la mesure de renvoi est prise.
[127] Le moment où la mesure de renvoi est prise ne constitue pas, pour les motifs expliqués, une interprétation raisonnable.
[128] Les deuxième et troisième options souffrent des mêmes problèmes que ceux qui rendent la quatrième option déraisonnable. Que la validité du visa soit évaluée au moment où le rapport visé au par. 44(1) est établi, à celui où l’affaire est déférée à la SI ou à celui où la mesure de renvoi est prise, les mêmes absurdités et arbitraire persistent. La personne ordinaire qui est soumise à un contrôle complémentaire à son entrée au Canada peut perdre son droit d’appel pour la simple raison que le délai normal du processus de contrôle va au‑delà de la date d’expiration de son visa, avant même que la décision sujette à l’appel ait été prise. En effet, avant même que l’enquête ait commencé. Ces interprétations sont toutes pareillement déraisonnables.
[129] La seule interprétation qui n’est pas susceptible d’être écartée pour ces mêmes raisons graves est celle qui a été avancée par Mme Pepa : selon laquelle la validité du visa de résident permanent, pour un appel en vertu du par. 63(2), est évaluée par la SAI au moment de l’arrivée au Canada.
[130] L’objectif visé par la date d’expiration sur le visa, dans le cadre de la séquence de la LIPR, est que le titulaire du visa se rende au Canada et se présente aux fins de contrôle avant cette date. Bien que le titulaire du visa doive se rendre au Canada avant la date d’expiration, les contrôles et enquêtes peuvent dépasser et dépassent habituellement cette date, comme ce fut le cas pour Mme Pepa. Comme la date d’expiration du visa repose uniquement sur la première des dates d’expiration des documents qui le sous‑tendent (le passeport ou les documents médicaux du demandeur), si la date d’expiration du passeport d’un titulaire de visa approche à grands pas, par exemple, le visa pourrait expirer peu après la date d’arrivée au Canada. Seule cette interprétation protège les droits d’appel octroyés aux titulaires de visas de résident permanent et prend en considération les enjeux élevés liés à la perte du droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi.
[131] En l’espèce, nous concluons que la validité du visa de résident permanent pour l’application du droit d’appel prévu au par. 63(2) doit être évaluée par la SAI au moment de l’arrivée au Canada. Cette conclusion est tirée à la suite d’un contrôle rigoureux selon la norme de la décision raisonnable en vue d’examiner la réparation à accorder, au moyen du cadre établi dans l’arrêt Vavilov et utilisé dans l’arrêt Mason. Cumulativement, les failles susmentionnées rendent la décision déraisonnable. En l’espèce, la réparation à accorder consiste à renvoyer l’affaire à la SAI pour qu’elle rende une décision, le droit d’appel de Mme Pepa étant maintenant établi.
[132] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler les décisions de la SAI, de la CF et de la CAF, et de renvoyer l’affaire à la SAI pour qu’elle statue sur l’appel de Mme Pepa, la seule interprétation raisonnable du par. 63(2) étant maintenant établie : la question de savoir si un étranger est « titulaire » d’un visa de résident permanent aux fins de l’accès à un droit d’appel en vertu du par. 63(2) de la LIPR est évaluée au moment de son arrivée au Canada. Cela signifie que la SAI a compétence pour instruire l’appel qu’a interjeté Mme Pepa de la mesure d’exclusion prise contre elle le 16 octobre 2018.
Version française des motifs rendus par
Le juge Rowe —
[133] Je souscris à l’opinion des juges majoritaires selon laquelle la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (« SAI ») était déraisonnable. Avec égards, toutefois, je suis en désaccord en ce qui concerne la réparation à accorder. Je renverrais l’affaire à la SAI pour réexamen.
[134] Je fais mienne la description par les juges majoritaires des faits et de l’historique procédural.
I. Norme de contrôle applicable
[135] Le paragraphe 63(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (« LIPR »), prévoit que les titulaires de visa peuvent interjeter appel à la SAI d’une mesure de renvoi prise par la Section de l’immigration. La question en litige en l’espèce est de savoir si une personne dont le visa de résident permanent a expiré entre son arrivée au Canada et le moment où est prise la mesure de renvoi peut interjeter un tel appel. La réponse à cette question d’interprétation législative décidera si la SAI a compétence ou non dans la présente affaire.
[136] Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, la norme de contrôle aurait été identifiée en se demandant si cette question constitue une « véritable question de compétence » (par. 65, citant Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 59), étant donné qu’il s’agit (pour employer l’ancienne terminologie) d’une question de droit préliminaire touchant la compétence.
[137] L’arrêt Vavilov a éliminé les « questions de compétence comme une catégorie distincte devant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte » (par. 65). Il a établi qu’en « appliquant adéquatement [la norme de la décision raisonnable], les cours de justice sont en mesure d’accomplir leur devoir constitutionnel de veiller à ce que les organismes administratifs agissent dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés sans qu’il soit nécessaire de procéder à un examen préliminaire pour établir si une interprétation particulière soulève une question touchant “véritablement” et “étroitement” à la compétence et sans avoir à recourir à la norme de la décision correcte » (par. 67).
[138] De telles questions de droit se rapportant à la compétence n’ont pas été « abolies » par Vavilov, puisqu’elles continueront de se poser de temps à autre. L’arrêt Vavilov a plutôt établi que la norme de contrôle servant à trancher de telles questions est celle de la décision raisonnable. Il s’agissait d’un écart par rapport à l’analyse relative à la norme de contrôle décrite dans Dunsmuir, qui a confirmé l’approche « pragmatique et fonctionnelle » contextuelle (par. 63; voir aussi les par. 55‑62 et 64).
[139] Autrement dit, bien que l’arrêt Vavilov reconnaisse que des questions de ce type (interprétation législative des dispositions qui circonscrivent la compétence du décideur) continuent d’exister, elles n’entraînent pas l’application de la norme de la décision correcte.
[140] Par conséquent, je conviens avec les juges majoritaires que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Ce faisant, j’omets de me demander si la question en litige en l’espèce aurait été qualifiée de véritable question de compétence suivant la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov.
II. La décision de la SAI est déraisonnable
[141] Je souscris pour l’essentiel à l’analyse des juges majoritaires en ce qui a trait aux raisons pour lesquelles la décision de la SAI était déraisonnable.
III. Réparation : « une seule interprétation raisonnable » versus renvoi de l’affaire au décideur
[142] Soit dit en tout respect, je ne partage pas l’avis de mes collègues selon lequel nous devrions aller au‑delà de ceci et conclure qu’il y a une seule interprétation raisonnable. En substituant leur propre interprétation, les juges majoritaires risquent de glisser dans une forme de contrôle « déguisée » selon la norme de la décision correcte.
A. Principes directeurs
[143] Dans l’arrêt Vavilov, il a été précisé que « le choix de la réparation doit être guidé par la raison d’être de l’application de [la] norme [de la décision raisonnable], y compris le fait pour la cour de révision de reconnaître que le législateur a confié le règlement de l’affaire à un décideur administratif, et non à une cour » (par. 140).
[144] Lorsqu’une décision est déraisonnable, « il conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur » pour réexamen, avec les indications qui découlent de l’analyse du caractère raisonnable effectuée par la cour (Vavilov, par. 141). En conséquence, les cours de justice ne devraient habituellement pas substituer leurs propres motifs et résultats à ceux des décideurs administratifs.
[145] Cela dit, l’arrêt Vavilov a fait état de circonstances limitées où les cours de justice peuvent, à juste titre, le faire. Une cour de révision peut refuser de renvoyer une affaire au décideur lorsqu’il « devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien » (Vavilov, par. 142). La justification d’une telle intervention est d’éviter des démarches futiles, qui s’accompagnent de délais et d’un gaspillage de ressources, puisqu’un seul et unique résultat est « inévitable ».
[146] C’est le cas lorsque, lors d’un contrôle effectué suivant la norme de la décision raisonnable, il devient clair que « l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvre la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause » (Vavilov, par. 124).
[147] Dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit éviter d’entreprendre sa propre analyse quant à l’interprétation correcte d’une disposition; notre fonction consiste à effectuer un contrôle judiciaire, et non une analyse de novo. Conformément à l’avertissement formulé dans l’arrêt Vavilov, les cours de révision « devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif » (par. 124).
[148] Une telle prudence est nécessaire afin d’éviter que les cours de révision glissent dans une tendance au contrôle « déguisé » selon la norme de la décision correcte, où elles corrigent les décisions avec lesquelles elles sont en désaccord et font montre de déférence à l’égard de celles auxquelles elles souscrivent. Cela minerait la clarté, la transparence et la prévisibilité en matière de contrôle judiciaire qu’a permis de réaliser l’arrêt Vavilov.
B. Application
[149] L’aspect sur lequel je diverge d’opinion avec les juges majoritaires est la réparation. À mon avis, la réparation appropriée consiste à renvoyer l’affaire à la SAI pour réexamen conformément aux indications qui sont fournies dans l’analyse du caractère raisonnable effectuée par notre Cour.
[150] Les juges majoritaires concluent que leur interprétation est la seule qui ne soit pas entachée du caractère arbitraire et absurde qu’ils attribuent à l’interprétation donnée par la SAI et, par implication, aux décisions sur lesquelles celle‑ci a fondé son interprétation. Cela amène l’analyse du caractère raisonnable au‑delà de ce qui est nécessaire; ce faisant, notre Cour s’expose au risque inutile de créer ses propres absurdités.
[151] Sur ce point, je suis conscient de l’observation non contestée formulée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration selon laquelle la LIPR et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, contiennent de nombreuses dispositions qui renvoient au « titulaire » d’un visa (ou d’un autre document) (m.i., par. 86 et 92). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient qu’adopter l’interprétation que fait Dorinela Pepa du terme « titulaire » dans le contexte du par. 63(2) de la LIPR mènerait à des conséquences [traduction] « absurdes » dans son application à d’autres dispositions (par. 92). En réponse, Mme Pepa affirme que l’interprétation qu’elle privilégie pourrait être limitée au sens de « titulaire » dans des situations similaires à celles de la présente affaire.
[152] Si notre Cour interprète elle‑même la disposition en question, il pourrait bien en découler des conséquences pour le régime législatif que nous ne sommes pas en mesure de prévoir, mais que la SAI pourrait plus facilement appréhender. Cela milite considérablement en faveur de renvoyer l’affaire avec des indications, plutôt que de la trancher en fonction d’une seule interprétation raisonnable.
[153] Par conséquent, j’accueillerais le pourvoi, j’annulerais les décisions de la SAI, de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale et je renverrais l’affaire à la SAI pour réexamen.
Version française des motifs rendus par
Les juges Côté et O’Bonsawin —
I. Aperçu
[154] Notre Cour a constamment rappelé que le « principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non‑citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada » (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, par. 46, citant Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 733). C’est ce principe qui doit guider notre Cour dans le présent pourvoi.
[155] Le paragraphe 63(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (« LIPR »), prévoit que l’étranger « titulaire d’un visa de résident permanent » peut interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration (« SAI ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié « de la mesure de renvoi » prise en vertu du par. 44(2) de la LIPR ou prise à l’enquête.
[156] La question centrale dans le présent pourvoi est celle de savoir si la SAI a interprété raisonnablement le par. 63(2) de la LIPR en concluant qu’il accordait un droit d’appel uniquement à l’étranger titulaire d’un visa en cours de validité non expiré au moment de la prise de la mesure de renvoi.
[157] Nous sommes d’accord avec nos collègues pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Nos collègues sont d’avis que la décision de la SAI — une décision qui est demeurée inchangée à l’issue du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale et de l’appel interjeté devant la Cour d’appel fédérale — était déraisonnable. Nous sommes en désaccord. Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis que la décision de la SAI était raisonnable.
[158] Nous sommes aussi en désaccord avec notre collègue la juge Martin en ce qui concerne la réparation. Les contraintes juridiques applicables ne mènent pas inéluctablement à une seule interprétation raisonnable du par. 63(2). C’est plutôt la SAI, en tant que décideur administratif désigné par le législateur pour interpréter le régime statutaire qui la régit, qui est la mieux placée pour trancher la question de l’interprétation, avec l’avantage des motifs de notre Cour.
[159] Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Contexte
[160] Les faits pertinents sont exposés ci‑après. D’entrée de jeu, nous tenons à préciser que, même si les juges majoritaires attachent une très grande importance aux circonstances entourant le mariage de l’appelante, Dorinela Pepa, cela n’a aucune incidence sur le présent pourvoi.
[161] L’appelante est une citoyenne albanaise et une « étrang[ère] » au Canada (LIPR, par. 2(1)). Le 4 février 2018, elle a obtenu un visa de résidente permanente et une confirmation de résidence permanente à titre d’enfant à charge de son père, le demandeur principal. Son visa expirait le 16 septembre 2018.
[162] Selon la définition qu’en donne l’art. 2 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (« RIPR »), l’« enfant à charge » s’entend notamment de l’enfant qui « est âgé de moins de vingt‑deux ans et n’est pas un époux ou conjoint de fait ». Au moment où le visa lui a été délivré, l’appelante était âgée de 20 ans. La confirmation de résidence permanente précisait sous la rubrique état civil qu’elle était « célibataire ».
[163] Le 27 février 2018, l’appelante s’est mariée en Albanie. Par suite de son changement d’état civil, elle ne pouvait plus être considérée comme une « enfant à charge » au sens de l’art. 2 du RIPR.
[164] L’appelante n’a informé les autorités canadiennes de l’immigration de son changement d’état civil qu’au moment de son arrivée à un point d’entrée au Canada le 20 mars 2018. En conséquence, elle n’a pas obtenu le statut de résidente permanente à son arrivée, mais a été autorisée en vertu de l’art. 23 de la LIPR à entrer au Canada en vue d’un contrôle complémentaire.
[165] Le contrôle a eu lieu le 6 avril 2018. Le 13 juillet 2018, un agent a rédigé, en vertu du par. 44(1) de la LIPR, un rapport exprimant l’opinion que l’appelante était interdite de territoire au Canada en application de l’al. 40(1)a). Cette dernière disposition prévoit qu’une personne étrangère est interdite de territoire si elle a « directement ou indirectement, fai[t] une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi ». Le 24 juillet 2018, un délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (« ministre ») a déféré l’affaire à la Section de l’immigration (« SI ») de la Commission pour enquête.
[166] Le visa de l’appelante a expiré le 16 septembre 2018. Près de 10 jours plus tard, soit le 25 septembre 2018, l’enquête commençait devant la SI.
[167] Le 16 octobre 2018, la SI a conclu que l’appelante était interdite de territoire au Canada pour fausses déclarations en application de l’al. 40(1)a) de la LIPR. La SI a pris une mesure de renvoi interdisant à l’appelante de revenir au Canada au cours des cinq années suivant son renvoi, sauf autorisation du ministre (LIPR, art. 223 et 225). La SI a précisé que l’appelante [traduction] « conserv[ait] son droit d’interjeter appel » devant la SAI (d.a., vol. I, p. 18).
[168] L’appelante a entrepris de faire appel de la décision de la SI devant la SAI. Le 27 août 2019, la SAI a rejeté l’appel sur la question préliminaire de la juridiction, estimant qu’elle n’avait pas la juridiction pour entendre l’appel. En effet, selon elle, l’appelante ne pouvait pas interjeter appel en vertu du par. 63(2) de la LIPR puisqu’elle n’était pas titulaire d’un visa valide au moment de la prise de la mesure de renvoi (2019 CanLII 145325 (« décision de la SAI »)).
[169] Le 18 octobre 2019, l’appelante a saisi la Cour fédérale de demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire tant de la mesure de renvoi prise par la SI (IMM‑6268‑19) que de la décision de la SAI (IMM‑6270‑19). L’autorisation lui a été accordée le 4 février 2021 et, le 21 avril 2021, elle a été déboutée de ses deux demandes de contrôle judiciaire (2021 CF 348). En rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAI, la cour a certifié la question sérieuse d’importance générale suivante en vue d’un appel à la Cour d’appel fédérale :
Pour déterminer si elle a compétence pour instruire un appel fondé sur le par. 63(2) de la LIPR, la SAI devrait‑elle évaluer la validité du visa de résident permanent au moment de l’arrivée au Canada, au moment où le rapport visé au par. 44(1) est rédigé, au moment où il est renvoyé à la SI, selon le cas, ou au moment où la mesure d’exclusion est prise?
[170] Le 12 mai 2023, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel du jugement de la Cour fédérale (2023 CAF 102). La Cour d’appel fédérale a reformulé la question certifiée, puis y a répondu par l’affirmative :
Est‑il raisonnable pour la SAI de conclure qu’elle n’a pas compétence pour entendre un appel aux termes du par. 63(2) de la LIPR si le visa de résidence permanente est expiré lorsque la mesure de renvoi est prise?
III. Dispositions législatives applicables
[171] Le paragraphe 63(2) de la LIPR dispose :
(2) Le titulaire d’un visa de résident permanent peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise en vertu du paragraphe 44(2) ou prise à l’enquête.
IV. Analyse
A. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable
[172] Après avoir passé en revue la jurisprudence relative à la norme de contrôle, les juges majoritaires ont conclu que c’est la norme de contrôle présumée de la décision raisonnable qui s’applique en l’espèce (par. 35‑41). Nous sommes d’accord avec eux sur ce point. La norme de contrôle qui s’applique à l’interprétation qu’a faite la SAI de sa loi habilitante est celle de la décision raisonnable, comme le prescrit l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 25.
B. Contrôle selon la norme de la décision raisonnable
[173] Ayant conclu que la norme applicable est celle de la décision raisonnable, nous allons maintenant décrire en quoi consiste le contrôle d’une décision administrative selon cette norme. La présente section se penche sur les indications données dans l’arrêt Vavilov quant à la façon de procéder à un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, y compris le rôle que joue la méthode moderne d’interprétation des lois relativement à l’exercice d’interprétation mené par un décideur administratif.
(1) Indications tirées de l’arrêt Vavilov
[174] Dans l’arrêt Vavilov, notre Cour a fourni des indications détaillées sur les marqueurs d’une décision raisonnable. Est raisonnable la décision qui est à la fois fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (par. 85 et 99). Un certain nombre d’éléments contextuels susceptibles de réduire la marge de manœuvre du décideur administratif sont pertinents pour déterminer si celui‑ci s’est déchargé du fardeau qui lui incombe de justifier sa décision; parmi ces éléments, mentionnons le régime statutaire applicable, la common law et les décisions administratives antérieures, et les principes d’interprétation des lois (par. 106).
a) Le régime statutaire applicable
[175] Le décideur administratif doit justifier convenablement son interprétation du pouvoir que lui confère la loi (Vavilov, par. 109). La question de savoir si une interprétation est justifiée dépend « du contexte, notamment des mots choisis par le législateur pour décrire les limites et les contours du pouvoir du décideur » (par. 110). L’utilisation par le législateur de termes précis et restrictifs « limit[e] [. . .] les interprétations que le décideur peut donner de la disposition », tandis que le recours à des termes généraux et non limitatifs confirme que le décideur jouit d’une souplesse accrue dans l’interprétation du libellé (par. 110).
b) Les principes de common law applicables et les décisions administratives antérieures
[176] Le décideur administratif doit tenir compte des précédents pertinents pour rendre ses décisions. Il doit notamment tenir compte des décisions dans lesquelles des tribunaux judiciaires ont interprété la même disposition législative. Le décideur administratif qui tente de déroger à des précédents contraignants doit expliquer « pourquoi il est préférable d’adopter une autre interprétation » (Vavilov, par. 112), par exemple, « en expliquant pourquoi l’interprétation de la cour de justice ne fonctionne pas dans le contexte administratif » (par. 112).
[177] Les décisions antérieures d’un tribunal administratif sont abordées quelque peu différemment. L’arrêt Vavilov nous enseigne que « [l]es décideurs administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures au même titre que le sont les cours de justice suivant la règle du stare decisis » (par. 129). Ils doivent toutefois se soucier de l’uniformité générale de leurs décisions. Lorsqu’un décideur administratif cherche à « s’écarte[r] d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence interne constante, c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cet écart dans ses motifs » (par. 131 (italique omis)).
[178] Notre collègue la juge Martin affirme que les cours de révision doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils examinent le bien‑fondé de précédents sur lesquels s’est appuyé le décideur administratif. Plus précisément, elle dit que ces cours doivent s’abstenir d’outrepasser leur rôle en se penchant sur la justesse des précédents administratifs ou en infirmant indirectement un précédent judiciaire (par. 68). Nous sommes d’accord avec elle sur ce point. Il n’en demeure pas moins que, pour les motifs exposés ci‑après, nous sommes d’avis que c’est précisément ce que fait notre collègue lorsqu’elle traite des précédents sur lesquels s’est appuyée la SAI.
c) Principes d’interprétation statutaire
[179] Les questions d’interprétation statutaire doivent tenir compte de la norme de contrôle applicable. Le tribunal qui applique la norme de la décision raisonnable lorsqu’il procède au contrôle d’une décision administrative qui soulève une question d’interprétation statutaire « ne procède pas à une analyse de novo de la question soulevée ni ne se demande “ce qu’aurait été la décision correcte” » (Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 68, citant Vavilov, par. 116; voir aussi Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900, par. 40; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 40). Les cours de révision ne doivent pas établir leur propre critère « pour ensuite jauger ce qu’a fait [le décideur administratif] » (Société canadienne des postes, par. 40, citant Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 100 Admin. L.R. (5th) 315, par. 28). Elles doivent plutôt examiner la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu, en se rappelant que les décideurs administratifs « joui[ssent] d’un privilège en matière d’interprétation » (McLean, par. 40; Société canadienne des postes, par. 40; Vavilov, par. 116).
[180] Pour sa part, l’interprétation que le décideur administratif fait de sa loi habilitante doit être conforme au « principe moderne » d’interprétation statutaire, qui est axée sur le texte, le contexte et l’objet de la disposition législative (Vavilov, par. 118; Mason, par. 69). Le décideur doit démontrer dans ses motifs qu’il était « conscient de ces éléments essentiels » (Mason, par. 69; Vavilov, par. 120). Le décideur administratif n’est pas pour autant « ten[u] dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi » (Vavilov, par. 119). Par exemple, il peut « estimer qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder [. . .] au moindre signal d’une intention législative » ou choisir « de ne prendre en compte que les aspects principaux du texte, du contexte ou de l’objet » (par. 122). Il s’agit principalement de savoir si une omission du décideur dans son analyse amène la cour de révision « à perdre confiance dans le résultat auquel [il] est arrivé » (par. 122).
[181] Lorsqu’elle conclut que la décision adéquatement contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, la cour de révision doit s’attaquer à la question de la réparation appropriée. La plupart du temps, il y a lieu de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie sa décision (Vavilov, par. 141). Toutefois, dans certains cas, la cour de révision peut conclure que « l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvre la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle‑ci » (par. 124, citant Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 72‑76; Mason, par. 71). Lorsque cette issue est inévitable, la cour refusera de renvoyer la question de l’interprétation au décideur original, parce que ce renvoi ne serait d’aucune utilité (Vavilov, par. 124 et 142; voir, p. ex., Mason, par. 121; Nova Tube Inc./Acier Nova Inc. c. Conares Metal Supply Ltd., 2019 CAF 52, par. 61). La raison d’être sous‑jacente de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire de réparation est d’éviter une démarche futile, notamment les délais et l’utilisation inefficace de ressources qui en découleraient (Vavilov, par. 142; motifs du juge Rowe, par. 145). L’arrêt Vavilov précise néanmoins que les cours de révision « devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif » (par. 124). Nous sommes d’accord avec notre collègue le juge Rowe pour dire que cette mise en garde vise à empêcher les cours de révision de se livrer de façon déguisée à un contrôle selon la norme de la décision correcte dans lequel elles outrepasseraient leur rôle de surveillance pour trancher elles‑mêmes la question (par. 148). En faisant abstraction de cette mise en garde, on compromettrait l’approche qui est systématiquement suivie en matière de contrôle selon la norme de la décision raisonnable et qui caractérise la jurisprudence de notre Cour en droit administratif depuis l’arrêt Vavilov.
(2) Principe moderne d’interprétation statutaire
[182] Nous avons examiné l’approche générale de contrôle des questions d’interprétation statutaire selon la norme de la décision raisonnable. Pour rappel, cette approche tient pour acquis que ceux chargés d’interpréter la loi — qu’il s’agisse des cours de justice ou des décideurs administratifs — exécutent cet exercice conformément au principe moderne d’interprétation statutaire (Vavilov, par. 118 et 120). Il convient maintenant d’examiner ce principe moderne lui‑même.
[183] Selon le principe moderne d’interprétation statutaire, il faut lire les termes d’une loi [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26, citant tous les deux E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87).
[184] En d’autres termes, les cours de justice doivent interpréter le libellé de la loi en se « fond[ant] sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique » (Piekut c. Canada (Revenu national), 2025 CSC 13, par. 43, citant Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 10). Même pour les cours de justice, il n’est pas nécessaire d’analyser ces trois éléments séparément ou en appliquant une formule figée, car ils sont étroitement liés ou interdépendants (Piekut, par. 43; Bell ExpressVu, par. 31; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84, par. 28). En fin de compte, dans tous les cas, les cours de justice doivent chercher à dégager un sens de la disposition « qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble » (Trustco Canada, par. 10).
[185] L’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, confirme le principe moderne d’interprétation lorsqu’il s’agit d’interpréter la législation fédérale. Cette disposition prévoit que « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet. »
[186] Lorsqu’on applique le principe moderne, on ne doit pas permettre à l’objet et au contexte de la loi d’éclipser son libellé. L’interprétation doit demeurer axée sur le texte de la loi, lequel constitue l’élément central de l’opération d’interprétation (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43, par. 24, citant M. Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation » (2022), 59 Alta. L. Rev. 919, p. 927). Par conséquent, bien que l’objectif tant de la loi que de la disposition particulière en cause ainsi que le contexte demeurent importants dans le cadre de cette analyse, ces éléments doivent être examinés à la lumière du texte de la loi (voir R. c. Breault, 2023 CSC 9, par. 26, citant MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, [2021] 1 R.C.S. 899, par. 39). Cela est particulièrement vrai lorsque « le libellé d’une disposition est précis et non équivoque » (Trustco Canada, par. 10; Vavilov, par. 120). Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, le texte joue un rôle central en précisant les moyens et les paramètres choisis par le législateur pour réaliser ses objectifs, mais aussi pour indiquer [traduction] « jusqu’où le législateur entendait aller pour réaliser » son objectif (par. 24, citant Mancini, p. 927).
C. La décision de la SAI était raisonnable
[187] L’appelante soutient que la SAI a de façon déraisonnable [traduction] « extrapolé de certains paragraphes » de la jurisprudence pour arriver au résultat qu’elle souhaitait (m.a., par. 101). À son avis, le régime statutaire applicable et les principes d’interprétation statutaire appuyaient plutôt l’interprétation selon laquelle il n’y a lieu d’évaluer la validité du visa qu’au point d’entrée pour déclencher l’application du droit d’interjeter appel en vertu du par. 63(2) de la LIPR. À son avis, l’étranger qui, à son arrivée à un point d’entrée, est titulaire d’un visa non expiré demeure titulaire d’un visa et conserve son droit d’interjeter appel en vertu du par. 63(2) même après l’expiration du visa, à moins que celui‑ci ne soit révoqué avant la fin du contrôle par l’agent du point d’entrée (par. 41‑42). Nous sommes en désaccord.
[188] Nous sommes d’avis que la SAI a interprété raisonnablement le par. 63(2) de la LIPR en considérant qu’il exigeait que l’appelante soit titulaire d’un visa en cours de validité non expiré au moment où la SI a pris la mesure de renvoi. Nous arrivons à cette conclusion après avoir examiné la justification donnée par la SAI au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles sa décision était assujettie. La SAI a tenu compte de précédents instructifs et de ses propres décisions antérieures, du régime statutaire applicable et des principes d’interprétation statutaire. Considérée dans son ensemble, il est clair que la décision de la SAI était raisonnable. Si nous appliquons fidèlement les balises proposées par notre Cour dans l’arrêt Vavilov, nous sommes d’avis qu’il n’y a pas matière à intervention en appel.
[189] La SAI s’est appuyée de manière appropriée sur des précédents instructifs et sur ses propres décisions antérieures en interprétant le par. 63(2) de la LIPR (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hundal, [1995] 3 C.F. 32, conf. par 1996 CanLII 3905 (C.A.F.); Ismail c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CanLII 98012 (C.I.S.R. (S. app. imm.)), conf. par 2015 CF 338, [2015] 4 R.C.F. 426 (« Ismail CF »); Zhang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CanLII 52286 (C.I.S.R. (S. app. imm.)) (« Zhang SAI »), conf. par 2007 CF 593, [2008] 1 R.C.F. 716 (« Zhang CF »); Asif c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 131198 (C.I.S.R. (S. app. imm.)); Far c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 90984 (C.I.S.R. (S. app. imm.)); cf. McLeod c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 C.F. 257 (C.A.)). Si la SAI avait interprété la disposition en question sans tenir compte de ces précédents contraignants et pertinents, sa décision aurait été déraisonnable (Vavilov, par. 112 et 131).
[190] La SAI s’est penchée sur la décision Hundal de la Cour fédérale. Dans cette affaire, le juge Rothstein (plus tard juge de notre Cour) s’est demandé si un changement de situation, en l’occurrence le retrait d’un parrainage survenu après la délivrance d’un visa de résidence permanente, mais avant l’arrivée au Canada, privait la SAI de sa juridiction pour considérer un appel interjeté en vertu de l’al. 70(2)b) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I‑2, qui était ainsi libellé :
(2) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), peuvent faire appel devant la section d’appel d’une mesure de renvoi ou de renvoi conditionnel :
. . .
b) les personnes qui, ayant demandé l’admission, étaient titulaires d’un visa de visiteur ou d’immigrant, selon le cas, en cours de validité lorsqu’elles ont fait l’objet du rapport visé à l’alinéa 20(1)a).
[191] En affirmant la juridiction de la SAI en la matière, le juge Rothstein a souligné deux principes fondamentaux. Selon le premier principe, le processus d’immigration se décline en deux étapes : (1) la délivrance d’un visa par un agent avant l’arrivée d’un demandeur au Canada; (2) à la suite de l’arrivée d’un demandeur à un point d’entrée au Canada, le contrôle par un agent d’immigration, qui décide de lui octroyer le droit d’établissement, compte tenu du régime statutaire (p. 39). En un mot, un visa de résident permanent permet simplement à l’étranger de se présenter aux fins d’un contrôle à un point d’entrée (p. 39). Il ne lui confère pas le droit de demeurer indéfiniment au Canada, mais représente une première étape en vue de son admission au Canada (Medovarski, par. 46).
[192] Ensuite, le juge Rothstein a énoncé le principe général selon lequel, une fois qu’il est délivré, le visa demeure valide (Hundal, p. 39‑40). Ce principe souffre toutefois quatre exceptions (p. 40‑41) :
(1) un visa devient ipso facto invalide lorsqu’il y a « obstacles au respect de la condition dont dépend la délivrance du visa, ou impossibilité de remplir cette condition »;
(2) un visa est invalide lorsqu’il y a « défaut de remplir une des conditions attachées à l’octroi du visa lui‑même avant qu’il ne soit délivré ». Le visa est alors nul ab initio;
(3) un visa cesse d’être valide lorsqu’il atteint sa date d’expiration;
(4) un visa n’est plus valide lorsqu’il a été révoqué ou annulé par un agent des visas.
[193] La SAI a conclu que la troisième exception s’appliquait en l’espèce, en s’appuyant sur le raisonnement du juge Rothstein selon lequel « si un visa porte une date d’expiration et que celle‑ci est dépassée, il est clair que le visa ne sera alors plus valide » (p. 41). Les juges majoritaires dans la présente affaire estiment que la SAI a commis une erreur en s’appuyant sur cette exception, en partie parce qu’elle n’a pas tenu compte du fait que la décision Hundal avait été rendue en application de l’al. 70(2)b) de la Loi sur l’immigration, qui a été abrogé et remplacé par le par. 63(2) de la LIPR (par. 69‑72). Les juges majoritaires notent que l’al. 70(2)b) de la Loi sur l’immigration accordait un droit d’appel dans des circonstances plus spécifiques et déterminées qui exigeaient qu’une personne soit « titulair[e] d’un visa [. . .] d’immigrant [. . .] en cours de validité » « au moment où l’intéressé a “fait l’objet du rapport” », tandis que le par. 63(2) de la LIPR n’exige pas explicitement un visa valide, ni ne prescrit non plus quand le visa doit être valide et détenu (par. 69). Pour les juges majoritaires, ces « modifications textuelles importantes [. . .] mettent sérieusement en doute la transférabilité de la conclusion de la décision Hundal aux affaires portant sur la nouvelle disposition » (par. 69).
[194] Nous ne sommes pas d’accord. À notre avis, les distinctions entre ces deux dispositions n’ont aucune incidence sur le caractère raisonnable de la décision de la SAI. Notre collègue ne tient pas compte du fait que l’affaire Zhang — qui portait sur la révocation d’un visa avant l’arrivée de l’étranger au Canada — traite directement de l’applicabilité de la décision Hundal à la présente affaire. Tant devant la SAI que devant la Cour fédérale dans l’affaire Zhang, l’avocate de Mme Zhang avait cherché à distinguer l’al. 70(2)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration — et la jurisprudence qui en avait découlé — de la version du par. 63(2) de la LIPR en vigueur au moment où les décisions ont été rendues (modifiée subséquemment par la Loi corrective de 2014, L.C. 2015, c. 3) (Zhang SAI, par. 26; Zhang CF, par. 6, 9 et 15). Dans sa version antérieure, le par. 63(2) disposait :
(2) Le titulaire d’un visa de résident permanent peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise au contrôle ou à l’enquête.
[195] Dans l’affaire Zhang, la SAI a conclu que, tant par déduction nécessaire qu’en raison de l’intention du législateur, la notion de validité — en particulier la stipulation « muni d’un visa de résident permanent » — avait été reprise au par. 63(2) (par. 27 et 31‑34). Pour la SAI, la notion de validité constituait le point central de l’obligation faite à l’étranger d’être titulaire d’un visa de résident permanent. Il aurait été à la fois « absurde et contraire à l’intention générale » de la LIPR d’interpréter autrement le par. 63(2) (par. 33). Par conséquent, en dépit des « modifications textuelles » (motifs des juges majoritaires, par. 69) observées entre l’al. 70(2)b) de la Loi sur l’immigration et le par. 63(2) de la LIPR, la SAI a conclu dans la décision Zhang que l’intention du législateur était la même dans les deux cas (par. 34).
[196] Devant la Cour fédérale, le juge de Montigny (maintenant juge en chef de la Cour d’appel fédérale) a rejeté la demande de contrôle judiciaire en appliquant la norme de contrôle de la décision correcte (Zhang CF, par. 8 et 18). Ayant procédé à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de la disposition, le juge de Montigny a conclu en définitive que le droit d’appel prévu au par. 63(2) ne s’appliquait qu’aux étrangers titulaires d’un visa valide (par. 10 et 15‑16).
[197] Examinant le texte dans son sens ordinaire et grammatical, le juge de Montigny a d’abord constaté que le par. 63(2) est écrit au présent. Par conséquent, l’étranger qui avait « été titulaire » d’un visa n’est pas visé par cette disposition (Zhang CF, par. 11). En lisant le libellé dans son contexte global, le juge de Montigny s’est appuyé sur le par. 11(1) et l’al. 20(1)a) de la LIPR pour conclure qu’ils illustraient que la LIPR fait peser sur les étrangers le fardeau constant de « démontre[r] [. . .] qu’ils ont le droit d’entrer au Canada » (par. 12). Le paragraphe 11(1) prévoit que l’étranger ne peut obtenir un visa que si un agent conclut qu’il n’est pas interdit de territoire et qu’il se conforme aux exigences de la loi. L’alinéa 20(1)a) oblige l’étranger qui cherche à entrer au Canada ou à y séjourner, pour devenir résident permanent, à prouver qu’il « détient les visa ou autres documents réglementaires » et qu’il vient au Canada pour s’y établir en permanence. Enfin, en accordant le droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi, le législateur avait l’intention d’ouvrir un recours à l’étranger titulaire d’un visa légitime (voir le par. 13).
[198] Considérant chacun de ces trois éléments, le juge de Montigny a reconnu à juste titre qu’élargir le champ d’application du par. 63(2) de la LIPR pour englober les titulaires de visas « invalide[s] » serait contraire à l’intention du législateur et entraînerait des conséquences absurdes (Zhang CF, par. 10 et 14). Plus précisément, les personnes « qui n’ont aucun droit d’être au Canada obtiendraient ainsi le droit de présenter un appel contre une mesure de renvoi qui leur refuse l’entrée au Canada » (par. 14; voir, de façon générale, Medovarski, par. 46; Chiarelli, p. 733). La même logique s’applique aux visas expirés (Zhang CF, par. 16) :
Si le paragraphe 63(2) s’appliquait aux visas « invalides », comme ceux qui ont été révoqués, s’appliquerait‑il aussi à ceux qui ont expiré? Cette logique est contraire au bon sens. D’après les observations de Mme Zhang, il semble que tout étranger qui est en possession d’un visa aurait le droit de présenter un appel en vertu du paragraphe 63(2), peu importe la question de savoir si le gouvernement du Canada avait l’intention de donner à ce document un effet juridique. Le fait que Mme Zhang possède encore la copie papier de son visa ne change pas la conséquence juridique de la révocation.
[199] Si l’on applique ce raisonnement à la présente affaire, il est évident que ni la SAI ni la Cour fédérale n’ont omis de tenir compte des changements apportés au libellé de la loi entre l’adoption de l’al. 70(2)b) de la Loi sur l’immigration et celle du par. 63(2) de la LIPR (cf. motifs des juges majoritaires, par. 71‑72). En l’espèce, la SAI a raisonnablement compris que, malgré ces modifications apportées à la loi, la troisième exception énoncée dans la décision Hundal permettait toujours de réfuter la présomption de validité du visa. On se rappellera que le visa de l’appelante a expiré le 16 septembre 2018, un mois avant que la mesure de renvoi ne soit prise, le 16 octobre 2018 (décision de la SAI, par. 15 et 19). Nous tenons à préciser que, depuis l’arrêt Zhang, le par. 63(2) a fait l’objet d’une autre modification sur laquelle nous reviendrons plus loin. Bien que les juges majoritaires ne semblent pas s’en formaliser, nous sommes aussi d’avis que cette modification n’a pas non plus d’incidence sur la présente affaire.
[200] Les autres préoccupations qui subsistent dans l’esprit des juges majoritaires en ce qui concerne le moment où l’étranger doit être titulaire d’un visa valide trouvent une réponse dans une autre décision de la Cour fédérale, la décision Ismail, que la SAI a également examinée en l’espèce. L’affaire Ismail concernait des demandeurs dont les visas avaient été révoqués après leur arrivée au Canada, mais avant la tenue du contrôle les concernant. Le jour de leur contrôle, des mesures de renvoi ont été prises contre eux sur le fondement de la révocation de leur visa. La SAI a rejeté l’appel pour défaut de juridiction, concluant que les étrangers qui ne sont pas titulaires d’un visa de résident permanent valide au moment de la rédaction du rapport visé à l’art. 44 ne disposent pas d’un droit d’appel à la SAI selon la version antérieure du par. 63(2) de la LIPR (par. 23).
[201] Le juge de Montigny a rejeté la demande de contrôle judiciaire. Il a scindé son analyse en deux périodes, la première concernant les visas révoqués avant l’arrivée de l’étranger à un point d’entrée et la seconde s’appliquant aux visas révoqués après son arrivée (Ismail CF, par. 16). S’appuyant sur la décision qu’il avait déjà rendue dans l’affaire Zhang CF, dans laquelle il avait interprété le par. 63(2) de la LIPR, le juge de Montigny a réitéré que les étrangers dont les visas sont révoqués avant leur arrivée à un point d’entrée n’ont pas de droit d’appel à la SAI (Zhang CF, par. 11‑13; Ismail CF, par. 16). Une fois de plus, il est évident que le juge de Montigny n’a pas omis de tenir compte de cette modification législative, comme le suggère notre collègue la juge Martin (motifs des juges majoritaires, par. 82).
[202] Pour ce qui est de la deuxième période, le juge de Montigny a explicitement rejeté l’idée retenue par les juges majoritaires en l’espèce selon laquelle la validité du visa doit uniquement être évaluée au moment de l’arrivée à un point d’entrée (Ismail CF, par. 16‑17, citant Hundal; motifs des juges majoritaires, par. 129). Il a plutôt estimé qu’il ressortait clairement d’une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de la disposition en cause et de l’ensemble de la LIPR « qu’un droit d’appel est accordé uniquement au “titulaire” d’un visa de résident permanent valide au moment où la mesure d’exclusion est prise » (Ismail CF, par. 18). Il a ensuite certifié la question suivante en vue d’un appel :
À la seule fin de statuer sur sa compétence d’entendre un appel en vertu de l’article 63(2) de la LIPR, la SAI devrait‑elle évaluer la validité du visa de résident permanent au moment de l’arrivée au Canada ou au moment de prononcer l’ordre d’exclusion? [Nous soulignons; par. 21.]
[203] En l’espèce, la SAI s’est appuyée sur la décision Ismail pour répondre à la question de savoir « quand un visa de résident permanent devrait expirer pour qu’un appelant perde le droit d’interjeter appel devant la SAI » (décision de la SAI, par. 18 (italique dans l’original), citant Ismail CF, par. 18). Pourtant, l’appelante et les juges majoritaires reprochent à la SAI de s’être fondée sur la décision Ismail en la considérant comme contraignante, faisant valoir que l’affaire Ismail s’intéressait aux visas révoqués et non aux visas expirés (motifs des juges majoritaires, par. 80‑81).
[204] Leur point de vue donne une portée indûment étroite à la décision Ismail. Bien que les faits de cette cause en particulier portent sur la révocation, lorsque la décision est lue dans son ensemble, il devient évident que les motifs du juge de Montigny portent véritablement sur la validité du visa en elle‑même (Ismail CF, par. 16‑18). De fait, il fait spécifiquement référence aux quatre exceptions énoncées dans l’arrêt Hundal, dont l’une est, évidemment, l’expiration (Ismail CF, par. 17).
[205] Quoi qu’il en soit, leur point de vue n’est partagé ni par la SAI ni par la Cour fédérale, lesquelles ont toutes deux interprété la décision Ismail comme confirmant que, peu importe que la mesure d’exclusion soit prise lors d’un contrôle, comme c’était le cas dans l’affaire Ismail, ou l’issue d’une enquête devant la SI comme en l’espèce, l’étranger doit être titulaire d’un visa valide au moment où la mesure d’exclusion est prise (motifs de la C.F., par. 52). Il s’agit d’une conclusion raisonnable à laquelle parvenir, compte tenu de celle tirée par le juge de Montigny, dans les affaires Ismail et Zhang, selon laquelle le législateur ne souhaitait pas accorder de droit d’appel à des étrangers qui n’ont légalement aucun droit de se trouver au Canada, et ce, peu importe que leur document soit dépourvu d’effet juridique en raison de sa révocation ou de son expiration :
Le législateur aurait pu rédiger cette disposition différemment, de manière à inclure, par exemple, les titulaires d’un visa de résident permanent valide et les personnes qui ont déjà détenu un tel visa. Le législateur en a décidé autrement, et les tribunaux doivent donner effet à une intention législative claire. Comme la Cour l’a affirmé dans la décision Zhang, la conclusion selon laquelle le droit d’appel prévu au paragraphe 63(2) de la LIPR s’applique à un visa invalide ou révoqué aurait comme conséquence absurde de conférer à des personnes n’ayant aucun droit d’être au Canada le droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi les privant de la possibilité d’être au Canada. En l’absence d’un libellé contraire clair, on ne peut présumer que le législateur avait cette intention.
(Ismail CF, par. 18)
S’il était conclu que le paragraphe 63(2) de la LIPR s’applique à un demandeur dont le visa de résident permanent est invalide, les personnes qui n’ont aucun droit d’être au Canada obtiendraient ainsi le droit de présenter un appel contre une mesure de renvoi qui leur refuse l’entrée au Canada. De plus, dans le cas d’une personne qui se trouve en contravention de l’alinéa 20(1)a) de la LIPR parce qu’elle ne possède pas de visa de résident permanent, il pourrait être conclu qu’elle possède un visa de résident permanent en vertu du paragraphe 63(2). Le droit d’en appeler de la décision contredirait directement la raison pour laquelle elle a été interdite de territoire en premier lieu.
(Zhang CF, par. 14)
[206] Outre les précédents contraignants susmentionnés, la SAI a également tenu compte à bon droit de deux de ses propres décisions antérieures, Far et Asif. Les juges majoritaires estiment que le fait que la SAI invoque ces décisions administratives antérieures n’est « pas [. . .] suffisant » pour justifier son interprétation sans explication supplémentaire (par. 73). Comme nous l’enseigne l’arrêt Vavilov, les décideurs administratifs « doivent [. . .] se soucier de l’uniformité générale » de leurs décisions (par. 129). Cette uniformité vise à favoriser la prévisibilité pour les personnes touchées par ces décisions (par. 129). Par conséquent, il était non seulement raisonnable, mais tout à fait approprié de la part de la SAI de tenir compte de ses propres décisions.
[207] Dans l’affaire Far, l’étranger était arrivé au Canada muni d’un visa de résident permanent valide. Il n’a pas obtenu le droit d’établissement au moment de son arrivée, mais il a été autorisé à entrer au Canada en vue d’un contrôle complémentaire en vertu de l’art. 23 de la LIPR. Son visa a expiré avant la fin des contrôles (par. 3). Son cas a alors été déféré pour enquête à la SI, qui a conclu qu’il était interdit de territoire en application de l’al. 36(1)c) de la LIPR et l’a frappé d’une mesure de renvoi (par. 4).
[208] Entre la date à laquelle la SAI avait reçu l’avis d’appel et l’audition de l’affaire, le par. 63(2) a été remplacé par sa version actuelle, c’est‑à‑dire celle qui fait l’objet du litige dont notre Cour est saisie. La SAI a pris acte de cette modification, mais a appliqué à juste titre la version antérieure du par. 63(2) — la même version que celle appliquée dans les affaires Zhang et Ismail — pour conclure qu’elle n’avait pas juridiction pour instruire l’appel puisque le visa de l’étranger avait expiré avant la fin du processus de contrôle (Far, par. 13 et 16). Pour en arriver à cette conclusion, la SAI s’est appuyée sur la troisième exception énoncée dans la décision Hundal et a conclu que la décision Ismail s’appliquait également aux visas expirés (par. 42 et 55‑58). La SAI a donc conclu que l’étranger « n’était pas titulaire d’un visa de résident permanent valide “au moment où la mesure d’exclusion [avait été] prise” puisque le visa était arrivé à expiration » (par. 58, citant Ismail CF, par. 18). La SAI a également conclu que c’était la décision de la SI de prendre une mesure de renvoi qui conférait à l’étranger le droit d’interjeter appel à la SAI (Far, par. 67). La SAI, en sa qualité de décideur administratif chargé d’interpréter l’étendue des pouvoirs qui lui sont conférés par le régime statutaire, s’est dite d’avis que ces éléments de la disposition législative en cause étaient indissociables (cf. motifs des juges majoritaires, par. 97). Autrement dit, l’étranger n’aura pas le droit d’interjeter appel lorsque son visa a expiré avant le moment où la mesure de renvoi est prise (Far, par. 67).
[209] Dans l’affaire Asif, la SAI a examiné l’effet d’un visa expiré en appliquant la version actuelle du par. 63(2), soit la disposition en cause dans le cas qui nous occupe. Les faits de l’affaire Asif sont presque identiques à ceux de la présente espèce. Dans cette autre affaire, les étrangers n’avaient pas informé les autorités de l’immigration d’un changement de situation survenu après la délivrance de leur visa de résident permanent, mais avant leur arrivée au Canada. Lorsqu’ils sont arrivés à un point d’entrée, ils n’ont pas obtenu le statut de résident permanent, mais ont été autorisés à entrer au Canada au titre de l’art. 23 de la LIPR. Leur visa a expiré après l’établissement d’un rapport d’interdiction de territoire en vertu du par. 44(1), mais avant que leur cas ne soit déféré pour enquête à la SI en vertu du par. 44(2) (par. 4 et 6). Après enquête, la SI a pris des mesures de renvoi contre eux.
[210] La SAI a conclu qu’elle n’avait pas juridiction en vertu du par. 63(2) de la LIPR pour instruire les appels interjetés par les étrangers parce que les visas des étrangers n’étaient pas valides au moment où les mesures de renvoi avaient été prises (par. 10). La SAI est arrivée à cette conclusion en interprétant le régime statutaire conjointement avec la jurisprudence, dont les décisions Hundal, Ismail et Zhang, pour conclure que « les appelants ont cessé d’être titulaires de visas de résident permanent valides lorsque leurs visas [. . .] ont expiré », ce qui était survenu avant la prise des mesures de renvoi (par. 27 (italique dans l’original)). La SAI s’est également fondée sur sa décision antérieure dans l’affaire Far pour appuyer son opinion que « l’élément déclencheur » du droit d’appel à la SAI était « la décision [. . .] de prendre une mesure de renvoi » (par. 30, citant Far, par. 67). En l’espèce, la SAI s’est appuyée raisonnablement sur la conclusion tirée de la décision Asif pour étayer sa décision selon laquelle le droit d’appel prévu au par. 63(2) ne s’appliquait que si le visa était en cours de validité et non expiré au moment de la prise de la mesure de renvoi (par. 13).
[211] Enfin, la SAI a raisonnablement établi une distinction entre la présente espèce et la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire McLeod. La question en litige dans McLeod était celle de savoir si la SAI avait conclu à bon droit qu’un changement de situation — plus précisément, le décès de la demanderesse principale — survenu après la délivrance des visas aux personnes à charge qui l’accompagnaient, mais avant leur arrivée au Canada, mettait fin à la validité de leurs visas en application de l’al. 70(2)b) de la Loi sur l’immigration (par. 1‑2 et 7). Les personnes à charge qui accompagnaient la demanderesse principale n’avaient fait part de ce changement de situation qu’au moment de leur arrivée au Canada, ce qui avait donné lieu à la prise de mesures de renvoi contre eux (par. 1). En examinant la décision qu’elle avait rendue auparavant dans l’affaire Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. De Decaro, [1993] 2 C.F. 408 (C.A.), la Cour d’appel fédérale a conclu qu’« [u]n visa délivré valablement ne devient pas invalide du seul fait que la situation visée par sa délivrance a changé depuis » (McLeod, par. 20). En d’autres termes, dans cette affaire, la première exception énoncée dans la décision Hundal avait cessé de s’appliquer. Les personnes à charge étaient donc « titulaires d’un visa [. . .] d’immigrant [. . .] en cours de validité » au sens de l’al. 70(2)b) de la Loi sur l’immigration, et la décision de la SAI selon laquelle elle avait juridiction quant aux appels a été confirmée (par. 2 et 19).
[212] En l’espèce, la SAI a reconnu à juste titre que la question de la validité du visa dans l’affaire McLeod découlait uniquement du changement de situation survenu après sa délivrance (décision de la SAI, par. 16). En l’espèce, la question en litige ne porte toutefois pas sur un changement de situation, ce que concèdent les juges majoritaires (par. 83). Même si c’était le cas, la décision McLeod signifierait simplement que le changement survenu dans la situation de l’appelante avant son arrivée au Canada n’aurait pas automatiquement rendu son visa invalide. La présente affaire porte plutôt sur la question de savoir si l’étranger qui n’est pas titulaire d’un visa en cours de validité non expiré au moment de la prise de la mesure de renvoi a le droit d’interjeter appel de la mesure devant la SAI. Cette dernière a raisonnablement conclu que le temps écoulé après l’arrivée de l’appelante au Canada ne constituait pas un « changement dans la situation » analogue à ce qui s’était passé dans l’affaire McLeod (décision de la SAI, par. 16). La SAI disposait d’un fondement suffisant pour établir une distinction entre l’affaire McLeod et celle de l’espèce pour cette raison précise, mais également en invoquant le fait que la présente affaire traitait d’une question fondamentalement différente.
[213] Si l’on interprète la décision de la SAI dans son ensemble à la lumière des précédents pertinents et des décisions administratives antérieures, il appert que la décision de la SAI était raisonnable. Les étrangers titulaires d’un visa de résidence permanente ont le droit de se présenter à un agent d’immigration en vue d’un contrôle à un point d’entrée au Canada (Hundal, p. 39). Cet élément n’est pas contesté. Toutefois, à ce stade du processus d’immigration, il n’y a pas de mesure de renvoi susceptible de faire l’objet d’un appel. C’est plutôt la décision ultérieure de la SI ou du ministre de prendre une mesure de renvoi qui confère le droit d’interjeter appel à la SAI en vertu du par. 63(2) ou qui cristallise ce droit. Il était raisonnable pour la SAI de conclure que c’est à ce moment‑là que l’étranger doit être titulaire d’un visa en cours de validité non expiré pour avoir le droit de faire appel de la mesure de renvoi. En l’espèce, le visa de l’appelante était expiré avant la prise de la mesure de renvoi. Il n’y a aucune raison justifiant une intervention en appel.
V. Conclusion et réparation
[214] La décision de la SAI était justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents (Vavilov, par. 105). Lorsqu’on examine sa décision au regard des contraintes contextuelles auxquelles elle était assujettie, y compris les précédents pertinents et les décisions administratives antérieures, le régime statutaire applicable et les principes d’interprétation statutaire, force est de conclure que la SAI a interprété raisonnablement le par. 63(2) de la LIPR en considérant qu’il exigeait que l’étranger soit titulaire d’un visa en cours de validité non expiré au moment de la prise de la mesure de renvoi pour avoir un droit d’appel devant la SAI. Nous tirons cette conclusion tout en gardant à l’esprit la mise en garde qu’offre notre collègue la juge Martin, à laquelle nous souscrivons, de veiller à ce que les cours de révision n’outrepassent pas leur rôle en examinant la solidité de précédents. Faute d’une décision déraisonnable, il n’y a pas matière à intervention en appel.
[215] Vu notre conclusion selon laquelle la décision de la SAI était raisonnable, nous tenons à souligner que la SI a commis une erreur en indiquant à l’appelante qu’elle conservait son droit d’appel à la SAI (d.a., vol. I, p. 18). L’appelante ne pouvait pas « conserver » son droit d’appel, car elle n’avait jamais eu ce droit.
[216] Après avoir procédé au présent contrôle selon la norme de la décision raisonnable, nous ne partageons pas l’avis de notre collègue la juge Martin selon lequel il n’existe qu’une seule interprétation raisonnable de la disposition statutaire en cause (Vavilov, par. 124). Notre collègue affirme que la cour de révision « devrait se prononcer sur cette interprétation plutôt que de renvoyer l’affaire pro forma pour nouvel examen » lorsqu’il est « clair qu’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable » (motifs des juges majoritaires, par. 121). En principe, il s’agit d’un énoncé exact du droit. Cependant, en pratique, ce pouvoir discrétionnaire de réparation ne devrait être exercé que dans les cas les plus manifestes. Cette approche permet d’éviter que les cours de révision ne procèdent à un contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte, contrairement aux principes directeurs énoncés dans l’arrêt Vavilov, y compris le principe du respect du choix du législateur de confier une décision aux décideurs administratifs (par. 83, 116 et 140‑141).
[217] En l’espèce, il est loin d’être « clair qu’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable ». Notre collègue la juge Martin se livre plutôt à un contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte en concluant que la seule interprétation raisonnable du par. 63(2) consiste à dire que l’étranger qui est titulaire d’un visa valide « à l’arrivée au Canada » a un droit d’appel à la SAI (par. 126‑131). Nous sommes d’accord avec notre collègue le juge Rowe et avec l’intimé pour dire que cette interprétation risque inutilement d’ouvrir la porte à des conséquences absurdes par rapport au régime statutaire que notre Cour ne peut envisager (motifs du juge Rowe, par. 150‑152). La SAI, en tant que décideur administratif chargé par le législateur d’interpréter le régime statutaire qui la régit, est la mieux placée pour trancher la question de l’interprétation, avec l’avantage des motifs de notre Cour.
VI. Dispositif
[218] Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi accueilli, le juge Rowe est dissident en partie et les juges Côté et O’Bonsawin sont dissidentes.
Procureurs de l’appelante : Mary Lam, Toronto; Waldman & Associates, Toronto.
Procureur de l’intimé : Ministère de la Justice, Secteur national du contentieux — Bureau régional de l’Ontario, Toronto; Ministère de la Justice, Secteur national du contentieux — Bureau régional de l’Atlantique, Halifax.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Borden Ladner Gervais, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés : Refugee Law Office, Toronto; Justin Jian-Yi Toh, Toronto; Annie O’Dell, Toronto.