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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Québec (Procureur général) c. Senneville, 2025 CSC 33

 

 

Appel entendu : 20 janvier 2025

Jugement rendu : 31 octobre 2025

Dossier : 40882

 

Entre :

 

Procureur général du Québec et

Sa Majesté le Roi

Appelants

 

et

 

Louis-Pier Senneville et

Mathieu Naud

Intimés

 

- et -

 

Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Association canadienne des libertés civiles,

Centre canadien de protection de l’enfance inc. et

Association québécoise des avocats et avocates de la défense

Intervenants

 

 

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 118)

La juge Moreau (avec l’accord des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

Motifs conjoints dissidents :

(par. 119 à 265)

Le juge en chef Wagner et la juge Côté (avec l’accord des juges Rowe et O’Bonsawin)

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Procureur général du Québec et

Sa Majesté le Roi                                                                                            Appelants

c.

Louis-Pier Senneville et

Mathieu Naud                                                                                                     Intimés

et

Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Association canadienne des libertés civiles,

Centre canadien de protection de l’enfance inc. et

Association québécoise des avocats et avocates de la défense                Intervenants

Répertorié : Québec (Procureur général) c. Senneville

2025 CSC 33

No du greffe : 40882.

2025 : 20 janvier; 2025 : 31 octobre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Traitements ou peines cruels et inusités — Détermination de la peine — Peine minimale obligatoire — Pornographie juvénile — Inscription de plaidoyers de culpabilité à des accusations de possession de pornographie juvénile et d’accès à la pornographie juvénile par des personnes accusées — Contestation par les personnes accusées de la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement prescrite pour ces infractions constituant des actes criminels poursuivis par voie de mise en accusation — Les peines minimales obligatoires constituent‑elles des peines cruelles et inusitées? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 12 — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 163.1(4)a), (4.1)a).

                    S a plaidé coupable à un chef d’accusation de possession de pornographie juvénile et à un chef d’accusation d’accès à de la pornographie juvénile, infractions prévues respectivement aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) du Code criminel. Dans un dossier distinct, N a plaidé coupable à un chef d’accusation de possession de pornographie juvénile. À l’étape des procédures de détermination de la peine, ils ont tous deux contesté la constitutionnalité des peines minimales auxquelles ils étaient exposés.

                    Le juge chargé de déterminer la peine de S et N a statué que les peines minimales obligatoires d’une année d’emprisonnement associées aux infractions de possession de pornographie juvénile et d’accès à la pornographie juvénile étaient exagérément disproportionnées comparativement aux peines appropriées pour S pour ces infractions et pour N pour l’infraction de possession de pornographie juvénile. Il a déclaré que ces peines minimales étaient inopérantes à l’égard de S et de N et qu’elles étaient inconstitutionnelles au sens de l’art. 12 de la Charte. La Cour d’appel a également conclu que les peines minimales violaient l’art. 12 de la Charte, en raison toutefois de leur application raisonnablement prévisible à d’autres délinquants que S et N, et qu’elles étaient inopérantes en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

                    Arrêt (le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe et O’Bonsawin sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

                    Les juges Karakastanis, Martin, Kasirer, Jamal et Moreau: Une peine minimale obligatoire n’enfreint pas nécessairement l’art. 12 de la Charte. Toutefois, lorsque le champ d’application d’une peine minimale obligatoire est large et couvre une vaste gamme de circonstances, elle se révèle vulnérable sur le plan constitutionnel, puisqu’elle ne laisse d’autres choix que d’imposer une peine exagérément disproportionnée à certains délinquants. En l’espèce, en évaluant une situation raisonnablement prévisible, les peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) du Code criminel sont contraires à l’art. 12 de la Charte et ne sont pas sauvegardées en vertu de l’article premier. Elles sont déclarées inopérantes conformément au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

                    Afin de déterminer si une peine minimale obligatoire est conforme à l’art. 12 de la Charte, une analyse contextuelle et comparative en deux étapes s’impose. La première étape consiste à déterminer une peine juste et proportionnée pour le délinquant en cause et possiblement pour d’autres délinquants dans des situations raisonnablement prévisibles. Cette analyse doit être effectuée au regard des objectifs et principes de détermination de la peine établis par le Code criminel, dont le précepte central est la proportionnalité. La deuxième étape de l’analyse impose une comparaison entre la peine qui a été déterminée à la première étape et la peine minimale obligatoire, où il est question d’évaluer l’ampleur de la disparité entre ces deux peines et de déterminer si cette disparité est telle qu’elle atteint la norme constitutionnelle de la disproportion exagérée. Afin de guider les tribunaux dans cette analyse, il est important de considérer les trois éléments cruciaux suivants : (1) la portée et l’étendue de l’infraction, (2) les effets de la sanction sur la personne délinquante et (3) la sanction, y compris l’équilibre atteint par ses objectifs. Chacun de ces trois éléments joue un rôle distinct et nécessaire dans l’analyse.

                    La possibilité de recourir à des situations raisonnablement prévisibles dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte est essentielle à la primauté du droit. La certitude constitutionnelle pour tous, indépendamment de la capacité de chacun d’intenter une action en justice, est cruciale pour la Charte, et est essentielle pour assurer un véritable accès à la justice. Le recours aux situations raisonnablement prévisibles est indispensable au contrôle constitutionnel véritable, puisque l’objectif est de garantir qu’il s’applique à l’ensemble des citoyens, et pas seulement à la personne en mesure de contester la validité d’une loi. L’arrêt R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, a confirmé l’importance des situations raisonnablement prévisibles dans l’analyse fondée sur l’art. 12. Cet arrêt rejette sans équivoque l’argument voulant qu’on laisse tomber les situations raisonnablement prévisibles et que l’analyse s’attache principalement, voire uniquement, à la personne délinquante qui saisit le tribunal. La jurisprudence a caractérisé ce que constitue une situation raisonnablement prévisible. Il doit d’abord être établi que les circonstances infractionnelles considérées tombent sous le coup des conditions minimales de perpétration de l’infraction. Ensuite, le délinquant représentatif doit avoir des caractéristiques personnelles raisonnablement prévisibles. Les caractéristiques comme l’âge, la pauvreté, la race, l’autochtonité, les problèmes de santé mentale et la dépendance ne devraient pas être occultées. Une situation raisonnablement prévisible n’a pas besoin d’être courante ou vraisemblable. La meilleure façon de distinguer les circonstances de la perpétration de l’infraction qui sont raisonnables de celles qui ne le sont pas est de s’en remettre aux vertus du processus contradictoire. Les observations des parties permettent d’assurer l’équité et la transparence du processus. Lorsque la Couronne et la défense s’entendent sur la situation prévisible qui devrait être utilisée par le tribunal pour entreprendre l’analyse, il s’agit d’un puissant indice que la situation prévisible est raisonnable.

                    Exiger un certain rapport entre les faits d’une espèce et une situation raisonnablement prévisible ferait obstacle à la possibilité d’évaluer la constitutionnalité d’une peine minimale au regard de certaines situations raisonnablement prévisibles, dont celles qui reflètent les actes au bas de l’échelle de gravité et qui entraînent néanmoins l’application de la peine minimale obligatoire. Les circonstances ne seront pas raisonnablement prévisibles si elles sont fantaisistes, farfelues, invraisemblables, purement conjecturales ou difficilement imaginables.

                    Pour les fins du présent pourvoi, la situation raisonnablement prévisible retenue est celle dans laquelle un individu de 18 ans reçoit sur son téléphone cellulaire, d’un ami du même âge, un « sexto » provenant de la copine de ce dernier, elle-même âgée de 17 ans. Cet individu conserve l’image sur son cellulaire et regarde la photographie pendant une brève période de temps, sachant qu’il s’agit de pornographie juvénile. À l’ère de la communication numérique, ce n’est pas invraisemblable qu’un individu de 18 ans reçoive de son ami une image correspondant à la définition de pornographie juvénile. Que le délinquant représentatif ait 18 ans et soit sans antécédents judiciaires est également prévisible. Concernant la première étape de l’analyse constitutionnelle, bien qu’ils soient sérieux et méritent d’être dénoncés, les gestes posés par le délinquant représentatif se situent au plus bas de l’échelle de gravité des crimes d’accès et de possession de pornographie juvénile. De plus, son jeune âge et son absence d’antécédents judiciaires invitent à la modération. Concernant la deuxième étape, imposer au jeune délinquant représentatif de 18 ans un emprisonnement d’un an alors qu’une peine juste serait une absolution conditionnelle assortie de conditions strictes de probation serait exagérément disproportionné.

                    Le champ d’application de l’infraction de possession de pornographie juvénile couvre un très large éventail de circonstances et elles sont transposables, avec les adaptations nécessaires, au crime d’accès à de la pornographie juvénile. Le préjudice causé par une peine d’emprisonnement d’une année à un délinquant représentatif ne doit pas être sous‑estimé; ceci risque de lui être très préjudiciable sans pour autant favoriser sa conscientisation et sa réinsertion sociale. De plus, bien que les peines minimales obligatoires contestées contribuent à la priorisation des objectifs de dénonciation et de dissuasion, elles ont aussi pour effet de retirer le pouvoir discrétionnaire des juges d’infliger d’autres peines que l’emprisonnement lorsque les circonstances le justifient. Comme les crimes d’accès et de possession de pornographie juvénile sont des infractions mixtes, cela renforce la thèse que les peines minimales obligatoires contestées vont au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du Parlement.      

                    Le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe et O’Bonsawin (dissidents) : Le pourvoi devrait être accueilli. Il n’est pas démontré que les peines minimales prévues aux al. 163.1 (4)a) et (4.1)a) du Code criminel constituent des peines cruelles et inusitées au sens de l’art. 12 de la Charte. Les dispositions contestées sont constitutionnelles et opérantes.

                    La réprobation sociale et juridique doit se refléter avec cohérence et rigueur dans les peines imposées aux délinquants coupables d’infractions d’ordre sexuel contre des personnes mineures. Au travers de l’imposition de peines plus sévères, le système de justice exprime l’indignation profonde et légitime de la société. Une peine juste et proportionnée en est une qui s’inscrit à l’aune des enseignements de l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, et qui respecte la volonté du Parlement de punir plus lourdement les infractions d’ordre sexuel contre les enfants.

                    L’article 12 de la Charte accorde le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités infligés par l’État. La protection contre les peines cruelles et inusitées comporte deux volets. Le premier volet porte sur la sévérité de la peine. Le deuxième volet porte plutôt sur la méthode de punition. On emploie généralement le premier volet de l’art. 12 pour analyser la constitutionnalité d’une peine minimale. Il existe deux façons de contester la constitutionnalité d’une peine minimale. D’abord, la contestation peut reposer sur la situation du délinquant qui comparaît devant le tribunal. Ensuite, la contestation peut reposer sur la situation d’un délinquant se trouvant dans un scénario hypothétique raisonnable. La contestation peut également combiner les deux façons de faire. Lorsque la contestation constitutionnelle repose sur la situation d’un délinquant représentatif se trouvant dans un scénario hypothétique, le tribunal suit une démarche en trois étapes. Premièrement, le tribunal sélectionne un scénario hypothétique raisonnable à partir duquel il doit mener son analyse. Deuxièmement, il se demande ce qui constituerait une peine juste et proportionnée pour le délinquant représentatif se trouvant dans le scénario hypothétique raisonnable sélectionné, eu égard aux objectifs et aux principes de détermination de la peine établis par le Code criminel (art. 718 et suiv.). Troisièmement, le tribunal se demande si la peine minimale attaquée exige l’infliction d’une peine exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste et proportionnée.

                    La jurisprudence de la Cour circonscrit avec prudence ce qu’elle entend par un « scénario hypothétique raisonnable ». Il existe des limites à l’éventail de scénarios hypothétiques pouvant effectivement être qualifiés de raisonnables. Ces limites sont fondamentales, elles permettent de maintenir l’intégrité du système de justice et la confiance du public envers l’administration de la justice. Ce n’est ni un scénario invraisemblable, ni fantaisiste, ni irréaliste, ni farfelu, ni basé sur de pures conjectures, ni extrême, ni non plus un scénario n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce. Un scénario hypothétique n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce est un scénario dont il ne peut être tenu compte pour déterminer la constitutionnalité d’une disposition législative. Le tribunal doit examiner le rapport entre, d’une part, le dossier dont le tribunal est saisi et, d’autre part, le scénario hypothétique proposé par l’une des parties à l’instance. Ce rapport doit être suffisant à la fois au plan factuel et au plan juridique. Il n’y a pas lieu d’imaginer et de postuler une situation hypothétique trop éloignée des faits en cause dans le litige en question. La partie requérante doit proposer un scénario hypothétique reposant sur la même infraction que celle dont le délinquant devant le tribunal est reconnu coupable en prenant comme point de départ soit la situation dont le tribunal est saisi, mais en changeant certaines caractéristiques, soit un cas réel répertorié, en l’adaptant jusqu’à ce que celui‑ci présente plus qu’un faible rapport avec l’espèce. Il est possible de changer certaines caractéristiques du délinquant dans le cadre du scénario hypothétique raisonnable, notamment l’autochtonité, pourvu que le scénario conserve plus qu’un faible rapport avec l’espèce.

                    En l’occurrence, les cinq scénarios hypothétiques examinés par la Cour d’appel n’ont qu’un faible rapport avec l’espèce. Il en est de même du sixième scénario hypothétique proposé par S et N dans le cadre de leurs observations additionnelles devant la Cour d’appel. De surcroît, certains exemples s’avèrent trop extrêmes. En conséquence, la contestation constitutionnelle doit échouer d’emblée et il n’est pas nécessaire de passer aux étapes suivantes du test de l’art. 12, soit de déterminer la peine juste et proportionnée et d’évaluer si la peine minimale est exagérément disproportionnée par rapport à cette peine juste et proportionnée.

                    Néanmoins, il est important de rappeler que les objectifs de dénonciation et de dissuasion doivent primer en matière d’infractions pédopornographiques. Le juge de la peine ne doit pas accorder une importance excessive à la dénonciation et à la dissuasion au détriment de la proportionnalité. En revanche, l’on ne saurait non plus faire abstraction de l’évolution des mœurs de la société, lesquelles influencent nécessairement la conception de ce qui est proportionnel et, conséquemment, de la peine juste et appropriée. À ce propos, il est attendu que les cours d’appel du pays établissent de nouvelles orientations dans leur juridiction respective, afin de tenir compte de l’évolution des connaissances et des attitudes de la société et des juges par rapport à ces infractions et à leurs auteurs.

                    De plus, la norme constitutionnelle de la peine « exagérément disproportionnée » est une norme exigeante qui requiert l’exercice d’un jugement normatif. Une peine simplement excessive ne franchit pas la ligne constitutionnelle; elle doit être excessive au point d’être incompatible avec la dignité humaine. Une peine simplement disproportionnée ne franchit pas non plus la ligne constitutionnelle; elle doit être exagérément disproportionnée au point où les Canadiens la considéreraient odieuse ou intolérable. Une peine simplement inappropriée ne franchit pas davantage la ligne constitutionnelle; la sévérité de la peine infligée doit être de nature à choquer la conscience des Canadiens pour franchir la ligne constitutionnelle. Lorsque le tribunal s’engage dans un raisonnement normatif où il doit déterminer si une peine en matière de pornographie juvénile est longue à un point tel qu’elle devient exagérément disproportionnée, il doit nécessairement avoir à l’esprit le caractère hautement répréhensible et la grande nocivité de ces crimes. Ces infractions odieuses appellent une forte condamnation; le tribunal est tenu de faire preuve d’une plus grande déférence à l’égard de la décision du Parlement d’édicter un minimum obligatoire.

Jurisprudence

Citée par la juge Moreau

                    Arrêts appliqués : R. c. Hills, 2023 CSC 2; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26; arrêt expliqué : R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; arrêt examiné : R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; arrêts mentionnés : R. c. Parranto, 2021 CSC 46, [2021] 3 R.C.S. 366; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Hilbach, 2023 CSC 3; R. c. John, 2018 ONCA 702, 142 O.R. (3d) 670; R. c. Gangoo-Bassant, 2018 QCCQ 11080; R. c. Duclos, 2019 QCCQ 5680; R. c. Daudelin, 2021 QCCA 784; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253; R. c. Régnier, 2018 QCCA 306; R. c. Bykovets, 2024 CSC 6; R. c. Sheppard, 2025 CSC 29; R. c. Pike, 2024 ONCA 608, 173 O.R. (3d) 241; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. Larouche, 2023 QCCQ 1853; R. c. Snowden, 2023 ONCA 768, 432 C.C.C. (3d) 52; R. c. R.P.A., 2025 ABCA 300; R. c. Rayo, 2018 QCCA 824; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, [2022] 1 R.C.S. 597; R. c. J.W., 2025 CSC 16; R. c. L. (J.‑J.), [1998] R.J.Q. 971; V.L. c. R., 2023 QCCA 449; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; Griffith c. R., 2023 QCCA 301; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566; R. c. E.O., 2019 YKCA 9; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245; David Polowin Real Estate Ltd. c. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 76 O.R. (3d) 161; Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. Delage, 2019 QCCQ 1125; R. c. X., 2016 CanLII 81303; R. c. M.L., 2020 MBPC 30; R. c. B.M.S., 2016 NSCA 35, 373 N.S.R. (2d) 298; Courchesne c. R., 2024 QCCA 960; R. c. A.L., 2025 ONCA 9, 100 C.R. (7th) 176; R. c. Wesley, 2025 ONCA 51, 175 O.R. (3d) 166; R. c. Habib, 2024 ONCA 830, 99 C.R. (7th) 110; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; Marien Frenette c. R., 2024 QCCA 207; Bérubé‑Gagnon c. R., 2020 QCCA 1382; R. c. Brisson, 2014 QCCA 1655; Casavant c. R., 2025 QCCA 20; R. c. Houle, 2023 QCCA 99; Nadeau c. R., 2020 QCCA 445; Harbour c. R., 2017 QCCA 204; Charbonneau c. R., 2016 QCCA 1567; R. c. Swaby, 2018 BCCA 416, 367 C.C.C. (3d) 439; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496.

Citée par le juge en chef Wagner et la juge Côté (dissidents)

                    R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. Sheppard, 2025 CSC 29; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; R. c. E.J.B., 2018 ABCA 239, 72 Alta. L.R. (6th) 29; R. c. Plange, 2019 ONCA 646, 440 C.R.R. (2d) 86; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. Hewlett, 2002 ABCA 179, 167 C.C.C. (3d) 425; R. c. Pike, 2024 ONCA 608, 173 O.R. (3d) 241; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. F. (D.G.), 2010 ONCA 27, 250 C.C.C. (3d) 291; R. c. Inksetter, 2018 ONCA 474, 141 O.R. (3d) 161; R. c. Daudelin, 2021 QCCA 784; R. c. Katigbak, 2011 CSC 48, [2011] 3 R.C.S. 326; R. c. Barabash, 2015 CSC 29, [2015] 2 R.C.S. 522; R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26; R. c. Régnier, 2018 QCCA 306; R. c. H. (W.E.), 2002 ABCA 155, 166 C.C.C. (3d) 392; R. c. Von Gunten, 2006 QCCA 286; R. c. Rhode, 2019 SKCA 17, 372 C.C.C. (3d) 442; R. c. M.N., 2017 ONCA 434, 37 C.R. (7th) 418; Joly c. R., 2024 QCCA 1151; R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000; R. c. Choudhury, 2021 ONCA 560; R. c. Chalk, 2007 ONCA 815, 88 O.R. (3d) 448; R. c. Midwinter, 2015 ONCA 150; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, [2022] 1 R.C.S. 597; R. c. Hills, 2023 CSC 2; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Hilbach, 2023 CSC 3; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895; R. c. M.R.M., 2020 ONCA 75; Ayotte c. R., 2019 QCCA 1241, 56 C.R. (7th) 318; Procureur général du Québec c. C.M., 2021 QCCA 543; R. c. Moquin, 2015 QCCQ 2705, 338 C.R.R. (2d) 53; Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Perron, 2018 QCCQ 7557; R. c. Gagnon, 2018 QCCQ 9569; R. c. Dawson, 2022 ONCJ 540; R. c. Potvin‑Morin, 2024 QCCQ 6439; R. c. A. (S.), 2014 ABCA 191, 312 C.C.C. (3d) 383; R. c. L. (M.), 2016 ONSC 7082, 367 C.R.R. (2d) 268; R. c. Brown, [1994] 3 R.C.S. 749; Griffith c. R., 2023 QCCA 301; Ménard c. R., 2024 QCCA 1359; Bédard c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2021 QCCA 377; R. c. Cowell, 2019 ONCA 972, 151 O.R. (3d) 215; R. c. E.O., 2019 YKCA 9; R. c. Gangoo‑Bassant, 2017 QCCQ 20157; R. c. Gangoo‑Bassant, 2018 QCCQ 11080; R. c. Delage, 2019 QCCQ 1125; R. c. Lavigne‑Thibodeau, 2019 QCCQ 3824; R. c. Duclos, 2019 QCCQ 5680; R. c. John, 2018 ONCA 702, 142 O.R. (3d) 670; R. c. Boulanger, 2022 CSC 2, [2022] 1 R.C.S. 9; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453; R. c. Keough, 2011 ABQB 312, 271 C.C.C. (3d) 486; Caron Barrette c. R., 2018 QCCA 516, 46 C.R. (7th) 400; R. c. Woodward, 2011 ONCA 610, 107 O.R. (3d) 81; R. c. Rayo, 2018 QCCA 824; R. c. Morris, 2021 ONCA 680, 159 O.R. (3d) 685; R. c. J. (T.), 2021 ONCA 392, 156 O.R. (3d) 161; Courchesne c. R., 2024 QCCA 960; R. c. Razon, 2021 ONCJ 616; R. c. Bergeron, 2013 QCCA 7; R. c. Daoust, 2012 QCCA 2287; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. J.W., 2025 CSC 16; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207; R. c. Sharma, 2022 CSC 39; R. c. Neary, 2017 SKCA 29, [2017] 7 W.W.R. 730; R. c. Parranto, 2021 CSC 46, [2021] 3 R.C.S. 366; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; St-Pierre c. R., 2008 QCCA 894; R. c. V. (M.), 2023 ONCA 724, 169 O.R. (3d) 321; R. c. Kwok, 2007 CanLII 2942; R. c. M.A.C., 2023 ABCA 234, 60 Alta. L.R. (7th) 255; R. c. L.A., 2023 SKCA 136; R. c. Gargan, 2023 NWTCA 5, [2023] 11 W.W.R. 31; R. c. Williams, 2020 BCCA 286, 396 C.C.C. (3d) 59; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3; R. c. L. (J.‑J.), [1998] R.J.Q. 971; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 12.

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 4(3), 21 à 24, 161(1)a), d), 163, 163.1, (1) « pornographie juvénile », 718 et suiv., 718.01, 718.1, 718.2d), e), 719(3), 742.1b).

Loi concernant la déclaration obligatoire de la pornographie juvénile sur Internet par les personnes qui fournissent des services Internet, L.C. 2011, c. 4.

Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.

Loi de 2001 modifiant le droit criminel, L.C. 2002, c. 13, art. 5.

Loi modifiant le Code criminel et d’autres lois en conséquence (matériel d’abus et d’exploitation pédosexuels), L.C. 2024, c. 23.

Loi modifiant le Code criminel et le Tarif des douanes (pornographie juvénile et corruption des mœurs), L.C. 1993, c. 46, art. 2.

Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32.

Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 17.

Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, art. 7.

Traités et autres instruments internationaux

Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, articles 19, 34.

Doctrine et autres documents cités

Benedet, Janine. « Sentencing for Sexual Offences Against Children and Youth : Mandatory Minimums, Proportionality and Unintended Consequences » (2019), 44 Queen’s L.J. 284.

Canada. Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution. La pornographie et la prostitution au Canada : Rapport du Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1985.

Canada. Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes. Infractions sexuelles à l’égard des enfants : Rapport du Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1984.

Daly, Paul, et autres. « The Effect of Declarations of Unconstitutionality in Canada » (2022), 42 N.J.C.L. 25.

Canada. Ministère de la Justice. Exceptions aux peines minimales obligatoires : Les développements récents dans certains pays, par Yvon Dandurand, avec Ruben Timmerman et Tracee Mathison‑Midgley, Ottawa, 2017.

Dauda, Carol, et Danielle McNabb. « Getting to Proportionality : The Trouble with Sentencing for Possession of Child Pornography in Ontario » (2021), 37 Windsor Y.B. Access Just. 278.

Fehr, Colton. « Over the Hills : Section 12 of the Charter at 40 » (2024), 102 R. du B. can. 393.

Hogg, Peter W., et Wade K. Wright. Constitutional Law of Canada, 5e éd. suppl., Toronto, Thomson Reuters, 2023 (mise à jour 2025, envoi no 1).

Joyal, Lisa, et autres. Prosecuting and Defending Offences Against Children, 2e éd., Toronto, Emond Montgomery, 2023.

Kerr, Lisa, et Michael Perlin. « A New Justification for Section 12 Hypotheticals and Two Rules for Constructing Them » (2025), 5 S.C.L.R. (3d) 179.

Parent, Hugues, et Julie Desrosiers. Traité de droit criminel, t. III, La peine, 4e éd., Montréal, Thémis, 2024.

Ruby, Clayton C. Sentencing, 10e éd., Toronto, LexisNexis, 2020.

Vauclair, Martin, Tristan Desjardins et Pauline Lachance. Traité général de preuve et de procédure pénales 2025, 32e éd., Montréal, Yvon Blais, 2025.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Vauclair, Ruel et Bachand), 2023 QCCA 731 (sub nom. Procureur général du Québec c. Terroux), 430 C.C.C. (3d) 1, [2023] AZ-51944041, [2023] J.Q. no 5080 (Lexis), 2023 CarswellQue 6757 (WL), qui a confirmé deux décisions du juge Tremblay, 2020 QCCQ 1204, [2020] AZ-51679158, [2020] J.Q. no 1974 (Lexis), 2020 CarswellQue 2911 (WL), et 2020 QCCQ 1202, [2020] AZ‑51679156, [2020] J.Q. no 1982 (Lexis), 2020 CarswellQue 2910 (WL). Pourvoi rejeté, le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe et O’Bonsawin sont dissidents.

                    Audrey‑Anne Blais, Sylvain Leboeuf et Julie Dassylva, pour l’appelant le procureur général du Québec.

                    Maya Gold‑Gosselin et Joanny St‑Pierre, pour l’appelant Sa Majesté le Roi.

                    Stéphanie Pelletier‑Quirion et Camille Langlois‑Émond, pour les intimés.

                    Angela Marinos, pour l’intervenant le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne.

                    Samara Secter et Cassandra Richards, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Spencer Bass et Nader R. Hasan, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Samantha Hale et Amy Goudge, pour l’intervenant le Centre canadien de protection de l’enfance inc.

                    Hugo Caissy, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.

                   Le jugement des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et Moreau a été rendu par

                   La juge Moreau —

I.               Introduction

[1]                              Les juges canadiens reconnaissent que la détermination de la peine est un exercice délicat. Chaque peine prononcée est le fruit d’un processus individualisé qui vise à répondre à cette interrogation complexe : « Pour cette infraction, commise par ce délinquant, ayant causé du tort à cette victime, dans cette communauté, quelle est la sanction appropriée au regard du Code criminel? » (R. c. Parranto, 2021 CSC 46, [2021] 3 R.C.S. 366, par. 36, citant R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, par. 80 (souligné dans l’original)). Cette complexité est inhérente au droit de la peine et se trouve également au cœur de notre jurisprudence sur le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités (art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés). La résolution de ce pourvoi exige à nouveau une approche empreinte de nuances.

[2]                              Les appelants contestent les déclarations d’inconstitutionnalité prononcées par les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec à l’égard des peines minimales obligatoires d’une année d’emprisonnement prévues en cas de déclaration de culpabilité pour les crimes de possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 (« C. cr. »)) et d’accès à la pornographie juvénile (al. 163.1(4.1)a))[1]. Devant notre Cour, les débats ont exclusivement porté sur la constitutionnalité de ces peines minimales au regard de situations autres que celles des intimés.

[3]                              Ce pourvoi fournit l’occasion de réitérer l’importance que revêt la possibilité pour les tribunaux de recourir à des situations raisonnablement prévisibles dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte. Cette possibilité permet d’éviter que des lois invalides demeurent en vigueur indéfiniment, de prévenir que celles-ci aient des effets indirects en matière de négociation de plaidoyer de culpabilité et de favoriser la certitude juridique et un véritable accès à la justice. En somme, comme notre Cour le répète de façon constante, le recours à des situations raisonnablement prévisibles est un outil essentiel afin d’assurer un contrôle constitutionnel véritable.

[4]                              En évaluant une situation raisonnablement prévisible mise de l’avant par les parties, j’arrive à la conclusion que les peines minimales prévues aux al. 163.1(4)(a) et (4.1)(a) portent atteinte à la protection contre les peines cruelles et inusitées garantie par l’art. 12 de la Charte. Bien que les enseignements de l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, soient pleinement applicables aux infractions relatives à la pornographie juvénile, lesquelles justifient souvent l’infliction de sanctions sévères, force est de reconnaître que ces infractions peuvent être perpétrées de différentes façons, dans différentes circonstances et par différents délinquants.

[5]                              Notre jurisprudence est catégorique : une peine minimale obligatoire n’enfreint pas nécessairement l’art. 12 de la Charte (R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 38; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1077). Toutefois, lorsque le champ d’application d’une peine minimale obligatoire est large et couvre une vaste gamme de circonstances, elle se révèle « vulnérable sur le plan constitutionnel » (R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 3; R. c. Hilbach, 2023 CSC 3, par. 52), puisqu’elle ne laisse d’autres choix que d’imposer une peine exagérément disproportionnée à certains délinquants.

[6]                              Une analyse approfondie révèle que c’est le cas des peines minimales obligatoires qui sont contestées en l’espèce. Les infractions auxquelles elles sont associées couvrent un très large éventail de circonstances. Elles visent autant le délinquant très organisé qui, au fil des années, a accumulé des milliers de fichiers montrant des victimes prépubères, que le jeune délinquant de 18 ans qui, un jour, conserve et regarde un fichier montrant une victime de 17 ans qui lui a été envoyé sans qu’il l’ait demandé. 

[7]                              Cette dernière situation raisonnablement prévisible a été au cœur des débats devant notre Cour. Les faits de cette situation « tombent sous le coup des conditions minimales de perpétration » (R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 68; Hills, par. 79-80 et 83) des infractions de possession de pornographie juvénile et d’accès à la pornographie juvénile. À l’ère de la communication numérique, cette situation n’a rien d’inusité et aucun aspect de notre jurisprudence ne justifie de l’écarter pour les besoins de l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte. À la lumière des principes de détermination de la peine, la peine appropriée pour un tel délinquant pourrait être une absolution conditionnelle. La disparité entre cette sanction non carcérale et les peines minimales obligatoires d’une année d’emprisonnement atteint aisément la norme constitutionnelle de la disproportion exagérée. Les peines minimales contestées portent ainsi atteinte à l’art. 12 de la Charte et les appelants n’ont pas fait valoir qu’elles peuvent être sauvegardées en vertu de l’article premier. L’appel devrait donc être rejeté.

II.            Contexte et historique judiciaire

A.           Cour du Québec (le juge Tremblay)

[8]                              Les dossiers des intimés sont distincts, mais les décisions sur leurs peines ont été rendues le même jour et par le même juge.

[9]                              Monsieur Louis-Pier Senneville a plaidé coupable à un chef d’accusation de possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a) C. cr.) et à un chef d’accusation d’accès à de la pornographie juvénile (al. 163.1(4.1)a)). Il a reconnu avoir été en possession de 475 fichiers, incluant 317 images d’enfants correspondant à de la pornographie juvénile. Parmi ces images, 90 p. 100 représentent de jeunes enfants âgées entre 3 et 6 ans, certaines montrant des victimes subissant des actes de pénétration et de sodomie commis par des adultes et des mineurs. Monsieur Senneville a reconnu avoir acquis ces images par le biais de sites spécialisés et les avoir possédées pendant 8 mois. Il a accédé à ces images pendant 13 mois. Monsieur Senneville est un ancien militaire qui était âgé de 28 ans et était sans antécédents judiciaires au moment de la décision sur la peine. Celle-ci nous apprend qu’il a collaboré avec les autorités et a respecté de strictes conditions de mise en liberté. Il n’a pas « d’intérêts sexuels pédophiliques ou hébéphiliques », et une évaluation spécialisée en délinquance sexuelle révèle qu’il présente un faible risque de récidive (2020 QCCQ 1204, par. 41). Le juge de la peine a constaté qu’en plus d’avoir admis les faits qui lui sont reprochés, M. Senneville a des regrets sincères et a pris conscience du tort causé.

[10]                          Monsieur Mathieu Naud a plaidé coupable à un chef d’accusation de possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a) C. cr.) et un chef d’accusation de distribution de pornographie juvénile (al. 163.1(3)). Il a reconnu avoir été en possession, pendant 13 mois, de 531 images et 274 vidéos de pornographie juvénile, dont la plupart représentent des enfants âgés de 5 à 10 ans subissant de la part d’adultes des sévices sexuels, comme des fellations et des pénétrations vaginales et anales. Monsieur Naud utilisait des logiciels spécialisés pour accéder à ce matériel, le rendre disponible et en effacer les traces. Le jugement sur la peine note que M. Naud, dans la trentaine et sans antécédents judiciaires, possède une confiance médiocre en lui-même, une tendance à l’évitement, une incapacité à définir son identité et une attitude défaitiste. Il dit être dépressif depuis longtemps et entretenir des idées suicidaires. Il enchaîne de « petits boulots » sans grande motivation. « [S]a vie gravite autour de son ordinateur et de sa consommation jusqu’à l’ivresse. Il consomme du cannabis, du hachich et de l’alcool. Sur son ordinateur, il écoute de la musique, s’informe, communique un peu et accède à de la pornographie adulte et juvénile » (2020 QCCQ 1202, par. 7). Le juge de la peine a noté que « l’état dépressif et l’isolement de l’accusé l’ont marginalisé » (par. 38). Outre le fait que M. Naud a admis les faits qui lui sont reprochés, le juge a noté que ce dernier éprouve beaucoup de honte et a entrepris deux thérapies de groupe.

[11]                          À l’étape des procédures de détermination de la peine, les intimés ont tous deux contesté la constitutionnalité des peines minimales auxquelles ils étaient exposés.

[12]                          En ce qui a trait au crime de possession de pornographie juvénile, le juge chargé de la détermination de la peine a estimé que les peines appropriées pour MM. Senneville et Naud étaient respectivement de 90 jours d’emprisonnement discontinu et de 9 mois d’emprisonnement. Vu ces conclusions, le juge a statué que la peine minimale obligatoire d’une année d’emprisonnement associée à l’infraction de possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a) C. cr.) était exagérément disproportionnée comparativement aux peines appropriées pour les intimés. La constitutionnalité de cette peine minimale n’a pas été examinée au regard de situations raisonnablement prévisibles.

[13]                          Pour le crime d’accès à de la pornographie juvénile, le juge de la peine a conclu que la peine appropriée pour M. Senneville était elle aussi de 90 jours d’emprisonnement discontinu, et que la peine minimale obligatoire d’une année d’emprisonnement (al. 163.1(4.1)a) C. cr.) était exagérément disproportionnée comparativement à la peine appropriée pour l’intimé. Le juge a également conclu qu’il était inutile de se pencher sur la constitutionnalité de cette peine minimale au regard de situations raisonnablement prévisibles.

B.            Cour d’appel du Québec, 2023 QCCA 731 (les juges Vauclair, Ruel et Bachand)

[14]                          Les appelants ont contesté en appel la justesse des peines infligées aux intimés ainsi que les conclusions du juge quant à la constitutionnalité des peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr.

[15]                          Les trois juges de la Cour d’appel qui ont entendu l’appel ont chacun rédigé leurs propres motifs.

(1)          La justesse des peines infligées

[16]                          Dans le cas de M. Senneville, une majorité de juges de la Cour d’appel (les juges Ruel et Bachand) ont accueilli l’appel afin de substituer à la peine d’emprisonnement discontinu de 90 jours une peine d’emprisonnement d’une année d’emprisonnement. Le juge Bachand, à juste titre selon moi, a fait remarquer que la peine prononcée était manifestement non indiquée « principalement en raison de la nature des images en cause et des enseignements de l’arrêt Friesen » (par. 232). 

[17]                          Dans le cas de M. Naud, une majorité des juges de la Cour d’appel (les juges Vauclair et Bachand) ont rejeté l’appel de la peine.

(2)          La constitutionnalité des peines minimales

[18]                          Quant à la constitutionnalité des peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr., une majorité des juges de la Cour d’appel du Québec (les juges Vauclair et Bachand) ont conclu qu’elles violent l’art. 12 de la Charte en raison de leur application raisonnablement prévisible à d’autres délinquants que les intimés. 

a)              Le juge Vauclair

[19]                          Dans ses motifs, le juge Vauclair a fait mention de l’analyse réalisée dans l’arrêt R. c. John, 2018 ONCA 702, 142 O.R. (3d) 670 (au par. 148, citant John, par. 29-31 et 38-40), mais il s’est attardé surtout à deux situations raisonnablement prévisibles qui, en l’occurrence, constituent des cas répertoriés. Le premier cas discuté par le juge Vauclair est R. c. Gangoo-Bassant, 2018 QCCQ 11080 :

Certainement, l’affaire Gangoo-Bassant demeure celle qui marque davantage le point. Un père de famille de 34 ans sincèrement contrit — sans antécédents judiciaires, avec un emploi stable, dont un rapport spécialisé démontrait l’absence de difficultés ou de déviances particulières — avait transmis à une seule personne via un réseau social, une seule fois, une seule photo de pédopornographie qu’il possédait. Selon le PGQ, ce geste isolé et limité ne méritait rien d’autre que la peine minimale d’un an. Avec égards, ce cas qui n’est pas hypothétique démontre sans ambiguïté le caractère cruel et inusité de la peine minimale. [Je souligne; par. 154.]

[20]                          Le juge Vauclair a décrit ensuite l’affaire R. c. Duclos, 2019 QCCQ 5680, où le délinquant a été en possession de 103 photographies d’enfants prépubères, dont certaines montraient « des actes sexuels (masturbation, fellation et pénétration) commis entre eux ou avec des hommes adultes » (par. 156, citant Duclos, par. 14). Entre autres choses, la juge chargée de la détermination de la peine a constaté que le délinquant souffrait de diverses maladies mentales: « Il en ressort que l’accusé est atteint du syndrome d’Asperger, de troubles anxieux généralisés avec éléments obsessionnels, du syndrome de Gilles de la Tourette, de déficience intellectuelle légère en raison de sa capacité non verbale très faible, de ses capacités lacunaires d’adaptation et de dyspraxie développementale de nature visuospatiale » (par. 156, citant Duclos, par. 24). Le juge Vauclair a par la suite approuvé implicitement le fait que la juge, notamment en raison de la vulnérabilité du délinquant, a sursis « au prononcé de la peine et [a] impos[é] notamment une période de probation de trois ans » (par. 156).

[21]                          Il ressort des motifs du juge Vauclair que, selon lui, ces situations distinctes de celles des intimés démontrent clairement l’inconstitutionnalité des peines minimales pour les infractions de possession et d’accès à la pornographie juvénile (par. 160).

b)             Le juge Bachand

[22]                          Dans ses motifs, le juge Bachand a souscrit à l’analyse effectué par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire John, ce qui l’a mené à déclarer inconstitutionnelle la peine minimale prévue à l’al. 163.1(4)a). Le juge Bachand a souscrit également à l’analyse effectuée par le juge Vauclair en ce qui concerne l’application de cette peine minimale à des cas raisonnablement prévisibles (par. 231). Enfin, le juge Bachand, à l’instar de son collègue le juge Vauclair, a estimé que la déclaration d’inconstitutionnalité « doit s’étendre à la peine minimale prévue à l’article 163.1(4.1)a) C. cr. » (par. 232).

c)              Le juge Ruel

[23]                          Le juge Ruel a exprimé sa dissidence en ce qui concerne la constitutionnalité des peines minimales. Il ne se serait pas penché sur des situations raisonnablement prévisibles. Selon lui, puisque les peines appropriées pour MM. Senneville et Naud sont équivalentes aux peines minimales obligatoires contestées, « ceci mettrait fin au débat » (par. 206, se référant à R. c. Daudelin, 2021 QCCA 784, par. 78).

[24]                          Le juge Ruel a poursuivi néanmoins son analyse et, dans sa révision du droit applicable, il a mentionné que « les situations invraisemblables ou qui n’ont qu’un faible rapport avec l’affaire en cause doivent être écartées » (par. 213, citant Nur, par. 62 et 88). À son avis, les situations raisonnablement prévisibles mentionnées par les intimés et considérées par le juge Vauclair ne permettent pas « de fonder une contestation constitutionnelle des peines minimales » (par. 216).

[25]                          Par exemple, il a écrit que l’affaire Gangoo-Bassant est à « des lieues des faits des présents dossiers », et qu’il n’est pas justifié « d’étendre cette situation marginale pour fonder une déclaration générale d’inconstitutionnalité pour tous et dans tous les cas à venir » (par. 217). De même, il a jugé inapproprié de retenir l’une des situations raisonnablement prévisibles énoncées dans l’arrêt John, soit celle impliquant « un jeune homme de 18 ans qui se fait transmettre par un ami un sexto montrant une jeune femme de 17 ans nue et qui conserve la photo sur son appareil au lieu de la supprimer » (par. 220, citant John, par. 29). C’est le cas, a-t-il dit, puisque cette situation « apparaît extrêmement éloigné[e] des faits dans les dossiers Senneville et Naud, peu réaliste et susceptible de se présenter » (par. 220).

[26]                          En somme, pour le juge dissident, « il n’y aurait même pas lieu de se rendre à l’analyse de la disproportion, fondée sur les cas ou hypothèses présentés par les intimés » (par. 221). Le juge Ruel s’est donc abstenu de se prononcer sur la constitutionnalité des peines minimales. 

III.         Remarques préliminaires

A.           Deux remarques

[27]                          Je fais deux remarques préliminaires que je juge importantes à souligner concernant les motifs qui suivent.

[28]                          Premièrement, cet appel porte exclusivement sur l’analyse de la constitutionnalité des peines minimales obligatoires. En effet, dans leur mémoire conjoint, les appelants précisent que leur appel ne concerne ni les peines qui ont été imposées aux intimés ni le caractère cruel et inusité des peines minimales à leur égard (m.a., par. 15). Les présents motifs n’abordent donc pas le caractère approprié des peines imposées aux intimés, notamment au regard des enseignements de l’arrêt Friesen. De plus, compte tenu des représentations des parties, l’analyse constitutionnelle portera uniquement sur des délinquants dans des situations raisonnablement prévisibles.

[29]                          Deuxièmement, les appelants ont renoncé à faire valoir que les peines minimales peuvent être sauvegardées en vertu de l’article premier dans l’éventualité où elles seraient contraires à l’art. 12 de la Charte. Je n’ai donc pas à traiter de cette question (voir Hills, par. 170).

B.            Le préjudice social grave causé par les infractions de pornographie juvénile et les enseignements de l’arrêt Friesen

[30]                          L’omniprésence d’Internet et de l’informatique dans nos vies a changé bien des choses, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Dans le second cas, on ne peut ignorer que les nouvelles technologies « ont accéléré la prolifération de la pornographie juvénile, parce qu’elles en facilitent la production, la distribution et l’accès de façon quasi anonyme » (R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 114, la juge Deschamps, dissidente, citant Y. Akdeniz, Internet Child Pornography and the Law : National and International Responses (2008), p. 1‑8; voir aussi Friesen, par. 47; R. c. Régnier, 2018 QCCA 306, par. 57). Les incidents de pornographie juvénile déclarés par la police se sont multipliés (Friesen, par. 46) et il ne fait aucun doute que les crimes en cette matière posent aujourd’hui « un préjudice social grave et urgent » (R. c. Bykovets, 2024 CSC 6, par. 11), les infractions d’ordre sexuel contre les enfants comptant « parmi les actes les plus profondément immoraux qu’un individu puisse commettre » (R. c. Sheppard, 2025 CSC 29, par. 1).

[31]                          En ce qui concerne plus précisément le crime de possession de pornographie juvénile, le juge en chef Tulloch a décortiqué les torts causés par ce crime (R. c. Pike, 2024 ONCA 608, 173 O.R. (3d) 241, par. 144-156). Je souscris à ses observations, que je me permets de reprendre en partie ici.

[32]                          Les personnes qui possèdent de la pornographie juvénile — tout comme celles qui y accèdent, d’ailleurs — participent à la grave violation de la dignité des enfants, en ce qu’elles perpétuent [traduction] « l’exploitation découlant de la production des images » et enfreignent « leur droit à ce que l’image permanente des abus et de l’exploitation dont ils sont l’objet ne soit pas vue par des adultes » (Pike, par. 147, citant R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 92, 158 et 169, et A. Rogers, « The Dignitary Harm of Child Pornography — From Producers to Possessors », dans C. Byrne Hessick, dir., Refining Child Pornography Law : Crime, Language, and Social Consequences (2016), 165, p. 177-180; voir aussi Friesen, par. 51). La possession de pornographie juvénile et l’accès à ce matériel alimentent le cercle vicieux de sa production, car celle-ci « est stimulée par l’existence d’un marché qui, à son tour, est stimulé par les gens qui désirent posséder ce matériel » (Sharpe, par. 92). La pornographie juvénile nie « l’humanité des enfants », leur autonomie et leur dignité et propage « l’idée fausse que les enfants sont des partenaires sexuels appropriés et qu’ils sont des objets sexuels susceptibles de servir à la gratification sexuelle des adultes » (par. 183, les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et Bastarache; voir aussi Pike, par. 155). Elle banalise l’exploitation sexuelle des enfants et l’encourage, et elle est pour cette raison particulièrement préjudiciable, qu’elle représente de vrais enfants ou non (Sharpe, par. 38; Pike, par. 169). Il est inquiétant de constater que la pornographie juvénile peut désormais être générée à très grande échelle au moyen de l’intelligence artificielle (voir, p. ex., R. c. Larouche, 2023 QCCQ 1853, par. 68-70) et que l’hypertrucage est [traduction] « un danger actuel et croissant pour les enfants du monde entier » (m. interv., Centre canadien de protection de l’enfance inc., par. 17; voir aussi le m.a., par. 105).

[33]                          Les personnes qui possèdent de la pornographie juvénile et qui y accèdent participent également à la « violation extrême » du droit à la vie privée des enfants qui y sont représentés (Sharpe, par. 241, les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et Bastarache). La criminalisation de la possession de pornographie juvénile vise entre autres à faire cesser cette violation de la vie privée des enfants en incitant la destruction des « représentations pornographiques qui existent déjà » (ibid.). Or, ceux qui choisissent de posséder ce matériel nuisent à cet objectif et, comme le dit le juge en chef Tulloch, ils agissent plutôt comme des receleurs qui acquièrent des [traduction] « enregistrements volés, enregistrements auxquels les enfants ne peuvent consentir à la production et à la distribution, privant ainsi ces derniers du pouvoir de contrôler à qui, et dans quel contexte, sont exposés les abus et l’exploitation dont ils sont l’objet » (Pike, par. 148). En outre, les personnes qui possèdent de la pornographie juvénile et qui accèdent à ce contenu [traduction] « rendent encore plus ardu pour les enfants le difficile chemin vers le rétablissement, en transformant l’exploitation et la violence initiales de la production en une violation continue » (par. 149). Les victimes de la pornographie juvénile ont des parcours de vie variés et se relèvent à leur propre rythme des crimes qu’elles ont subis, mais toutes sont condamnées à passer le reste de leurs jours « en sachant qu’une photo ou un film avilissant existe peut-être encore et qu’à tout moment quelqu’un peut être en train de regarder ce matériel et d’en tirer du plaisir » (Sharpe, par. 92; voir aussi R. c. Snowden, 2023 ONCA 768, 432 C.C.C. (3d) 52, par. 93).

[34]                          Les crimes de possession et d’accès à de la pornographie juvénile causent ainsi un préjudice social grave et victimisent « [l]es membres les plus vulnérables de notre société » (Friesen, par. 1). Les directives formulées dans l’arrêt Friesen sont pleinement applicables à ces crimes. Dans cet arrêt, notre Cour a notamment affirmé qu’il importe que « les peines infligées pour les infractions d’ordre sexuel contre les enfants correspondent aux initiatives législatives du Parlement et à la compréhension actuelle du tort immense que causent ces infractions aux enfants » (par. 107; voir aussi R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26, par. 31; R. c. R.P.A., 2025 ABCA 300, par. 104). Comme je l’explique plus loin, les peines infligées pour les infractions de possession de pornographie juvénile et d’accès doivent refléter le fait le Parlement a augmenté les peines maximales de ces crimes et a indiqué que les objectifs de dénonciation et de dissuasion doivent recevoir une attention particulière pour de pareilles infractions (art. 718.01 C. cr.). Cette disposition a pour effet de limiter la discrétion des juges chargés de la détermination de la peine, bien que ceux-ci puissent accorder un « poids important » (Friesen, par. 104) à d’autres objectifs, y compris des « objectifs correctifs » (voir Gladue, par. 43) comme la réinsertion sociale (Bertrand Marchand, par. 28, citant R. c. Rayo, 2018 QCCA 824, par. 102-108).

[35]                          La proportionnalité, dont la dimension constitutionnelle est consacrée par l’art. 12 de la Charte (R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 41; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, [2022] 1 R.C.S. 597, par. 52), demeure néanmoins le précepte central de la détermination de la peine. « [I]ndépendamment du poids que le juge souhaite accorder à l’un des objectifs [énumérés à l’art. 718], la peine doit respecter le principe fondamental de proportionnalité » (Nasogaluak, par. 40 (en italique dans l’original); voir aussi R. c. J.W., 2025 CSC 16, par. 42). Comme le principe de la proportionnalité implique uniquement la prise en considération de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité du délinquant, il joue un rôle restrictif sur les objectifs de détermination de la peine. Il a donc pour effet de limiter la poursuite d’autres objectifs (Nasogaluak, par. 42). Autrement dit, ces autres objectifs ne rendent pas une peine plus ou moins proportionnelle; la proportionnalité impose plutôt une limite à leur poursuite. 

[36]                          Il faut aussi rappeler que « les réponses de la justice pénale ne permettent pas à elles seules de résoudre le problème de la violence sexuelle contre les enfants » (Friesen, par. 45). La protection des enfants est l’une « des valeurs essentielles et pérennisées » de notre société (R. c. L. (J.‑J.), [1998] R.J.Q. 971 (C.A.), p. 979; Friesen par. 42), mais il serait malavisé d’entretenir la croyance que l’infliction de peines, lesquelles sont imposées après que le mal soit fait, peut à elle seule protéger les enfants des dangers de la pornographie juvénile. Le Code criminel prévoit d’ailleurs que « [l]e prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants » (art. 718). À la lumière de cette indication du Parlement, le juge Vauclair a parfaitement raison d’observer ce qui suit dans l’arrêt V.L. c. R., 2023 QCCA 449 :

. . . il est douteux que le rôle des tribunaux soit d’éradiquer quelque comportement criminel que ce soit [. . .] Fixer un objectif irréaliste et inatteignable ne peut que miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Il faut rappeler que les tribunaux ne sont avant tout qu’un maillon de la chaîne des interventions destinées à protéger la société. Encore une fois, ceux-ci participent, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, à maintenir une société juste, paisible et sûre. Leur rôle, s’il faut l’identifier, est l’infliction de sanctions justes. [Souligné dans l’original; par. 41.]

[37]                          Je suis d’accord avec mes collègues sur le fait que la pornographie juvénile est un fléau hautement répréhensible et préjudiciable aux enfants. Je conclus toutefois cette section en soulignant que notre Cour a reconnu qu’il n’existe aucune incongruité entre le fait de souligner le caractère répréhensible et les préjudices graves liés aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants et conclure à l’inconstitutionnalité de peines minimales (voir Bertrand Marchand, par. 167). Le constat que les peines minimales obligatoires contestées en l’espèce couvrent une vaste gamme de circonstances et obligent dans certains cas à imposer des peines cruelles et inusitées est au cœur du débat d’ordre constitutionnel dont nous sommes saisis. Il n’affecte en rien la portée des directives données dans l’arrêt Friesen et le fait que les crimes reliés à la pornographie juvénile, tout comme les autres infractions sexuelles contre des enfants, sont des crimes graves justifiant souvent des sanctions sévères.

IV.         Les principes applicables

A.           La démarche en deux étapes permettant de déterminer si une peine minimale obligatoire est conforme à l’art. 12 de la Charte

[38]                          Le droit entourant l’interaction entre les peines minimales obligatoires et l’art. 12 de la Charte a fait l’objet de commentaires abondants dans la jurisprudence récente de notre Cour. Afin de déterminer si une peine minimale obligatoire est conforme à l’art. 12 de la Charte, une analyse contextuelle et comparative en deux étapes s’impose.

[39]                          La première étape consiste à déterminer une peine juste et proportionnée pour le délinquant en cause « et possiblement pour d’autres délinquants dans des situations raisonnablement prévisibles » (Bertrand Marchand, par. 104; voir aussi Hills, par. 40). Cela commande « une adhésion rigoureuse aux principes établis de détermination de la peine » (Bertrand Marchand, par. 122). L’analyse doit ainsi être effectuée au regard des objectifs et principes de détermination de la peine établis par le Code criminel, dont le précepte central est la proportionnalité (art. 718.1 C. cr.; Hills, par. 56-61). Ce principe fondamental joue un rôle restrictif (Hills, par. 57; Bissonnette, par. 51; Nasogaluak, par. 42). Il vise à garantir que la peine reflète — sans toutefois excéder — la gravité de l’infraction et la culpabilité morale de la personne délinquante (Nasogaluak, par. 42; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 37). Comme l’a exprimé le juge LeBel, « [e]n droit pénal canadien, une sanction juste prend en compte les deux optiques de la proportionnalité et n’en privilégie aucune par rapport à l’autre » (Ipeelee, par. 37). En ce sens, « il n’existe aucune peine proportionnée qui tient compte uniquement de l’infraction et fait abstraction de la personne délinquante » (Hills, par. 61). Les juges doivent, à la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 12, exercer leur discrétion et déterminer avec précision la peine qui est appropriée, et ce, que ce soit pour le délinquant de l’espèce ou pour celui se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible (par. 63-66).

[40]                          Pour bien saisir la deuxième étape de l’analyse, il importe de rappeler que l’art. 12 de la Charte « vise à protéger la dignité humaine et à assurer le respect de la valeur inhérente de chaque personne » (Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426, par. 51; voir Hills, par. 32). La dignité humaine ne peut être respectée par l’infliction d’une peine exagérément disproportionnée, car cela aurait pour effet de nier la valeur intrinsèque de l’individu qui se la fait infliger (voir Bissonnette, par. 59; Hills, par. 32).

[41]                          Par conséquent, la deuxième étape de l’analyse impose une comparaison entre la peine qui a été déterminée à la première étape et la peine minimale obligatoire. Il est question d’évaluer l’ampleur de la disparité entre ces deux peines et de déterminer si cette disparité est telle qu’elle atteint la norme constitutionnelle de la disproportion exagérée. Il a été souligné de façon constante que cette norme est particulièrement exigeante (Lloyd, par. 24; Bissonnette, par. 70; Hills, par. 109 et 115). L’analyse comparative doit établir que la peine est « excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence » (Bertrand Marchand, par. 109, citant Hills, par. 109). Autrement dit, la peine doit choquer la conscience ou être odieuse ou intolérable (Hills, par. 109-110). Cette évaluation n’est pas effectuée en fonction de ce qu’un tribunal croit être l’opinion de la société canadienne, mais bien « en fonction des valeurs et des objectifs qui sous‑tendent notre jurisprudence en matière de détermination de la peine et de notre jurisprudence relative à la Charte » (par. 110).

[42]                          Afin de guider les tribunaux dans cette analyse comparative, l’arrêt Hills a insisté sur l’importance de considérer « trois éléments cruciaux », à savoir : (1) la portée et l’étendue de l’infraction; (2) les effets de la sanction sur la personne délinquante; et (3) la sanction, y compris l’équilibre atteint par ses objectifs (par. 122). Ces éléments ont été expliqués de façon exhaustive par la juge Martin (aux par. 122-146) et seront appliqués ci-après en ce qui a trait aux peines minimales contestées.

[43]                          Mais avant de poursuivre, une précision s’impose. Mes collègues affirment que « dès l’instant où le tribunal a sélectionné un scénario hypothétique raisonnable, la portée et l’étendue de l’infraction s’avèrent sans grande pertinence » (par. 257). Avec égards, ces propos ne sont pas conformes avec la jurisprudence de notre Cour selon laquelle « [l]a portée et l’étendue de l’infraction demeure un élément important dans l’analyse de la disproportion exagérée » (Hills, par. 125). Ce principe a été répété dans Hilbach (par. 52), et Bertrand Marchand (par. 104) et il découle de décisions antérieures portant sur l’art. 12 de la Charte, notamment Lloyd (par. 24), Nur (par. 82) et Smith (p. 1078).

[44]                          Il est essentiel d’étudier ces trois éléments de la même manière afin d’assurer une analyse contextuelle et exhaustive. Les deux premiers éléments s’attachent à la proportionnalité de la peine; celui relatif à la portée et l’étendue de l’infraction sert à évaluer les variations de gravité de comportements et de degrés de culpabilité, alors que celui relatif aux effets de la sanction sert à évaluer la sévérité de la peine et à déterminer si elle « a pour effet d’infliger des douleurs et des souffrances psychologiques à la personne délinquante au point de porter atteinte à sa dignité » (Hills, par. 133). Le troisième élément consiste à déterminer si la peine est excessive en fonction des objectifs législatifs en matière de détermination de la peine pour l’infraction en cause, tout en tenant compte « des objectifs pénaux légitimes et du caractère adéquat des solutions de rechange possibles » (par. 138, citant Smith, p. 1099-1100). Chacun de ces trois éléments jouent donc un rôle distinct et nécessaire dans l’analyse. Si l’on accorde peu d’importance au premier élément, il ne sera pas possible de saisir pleinement les variations de gravité de comportements et de degrés de culpabilité pour l’infraction en cause.

[45]                          Les deux étapes du cadre d’analyse sont donc bien établies. Dans les prochains paragraphes, j’aborderai l’aspect de notre jurisprudence qui est au cœur de mon désaccord avec mes collègues, soit l’encadrement du recours à des situations raisonnablement prévisibles.

B.            Le recours aux situations raisonnablement prévisibles

(1)          L’importance d’un contrôle constitutionnel véritable

[46]                          La possibilité de recourir à des situations raisonnablement prévisibles dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte est essentielle à la primauté du droit. Lorsqu’une peine minimale obligatoire est contestée au motif qu’elle serait inconstitutionnelle en raison de ses effets sur des tiers, les procédures prennent une dimension qui dépasse les intérêts du délinquant en cause : c’est alors « la nature de la loi, et non pas le statut de l’accusé, qui est en question » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 314, cité dans Nur, par. 51). L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne crée pas un recours personnel : une personne peut contester la validité d’une disposition législative même si ses propres droits ne sont pas violés (Nur, par. 51, citant Big M Drug Mart Ltd., p. 314; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 58-66; voir aussi Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 96; P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 59:6). Ainsi, « [u]n demandeur qui a par ailleurs qualité pour agir peut généralement solliciter une déclaration d’invalidité en application de l’art. 52 au motif qu’une disposition a des effets inconstitutionnels pour lui‑même ou pour des tiers » (Ferguson, par. 59, citant Big M, P. Sankoff, « Constitutional Exemptions : Myth or Reality? » (1999‑2000), 11 N.J.C.L. 411, p. 432‑434, et M. Rosenberg et S. Perrault, « Ifs and Buts in Charter Adjudication : The Unruly Emergence of Constitutional Exemptions in Canada » (2002), 16 S.C.L.R. (2d) 375, p. 380‑382).

[47]                          Sans le recours à des situations raisonnablement prévisibles, la capacité du pouvoir judiciaire d’assurer un contrôle constitutionnel véritable serait minée. Entre autres, « des lois invalides pourraient demeurer en vigueur indéfiniment » (Nur, par. 51), exposant tous et chacun aux conséquences de l’application de lois inconstitutionnelles. Or, la primauté du droit exige notamment que nul ne puisse « se voir infliger une peine sur le fondement d’une loi invalide » (Lloyd, par. 16; voir aussi Hills, par. 73). Ces principes ont été vigoureusement affirmés par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Nur :

Refuser de prendre en compte les répercussions raisonnablement prévisibles de la loi contestée réduirait radicalement la portée de la Charte et la faculté qu’ont les tribunaux de s’acquitter de leur obligation de s’assurer de la constitutionnalité des lois et de préserver l’intégrité de l’ordre constitutionnel. La protection des droits individuels commande un contrôle constitutionnel qui s’intéresse non seulement à la situation du délinquant qui saisit le tribunal, mais également à celle de toute personne dont il est raisonnablement prévisible qu’elle tombe sous le coup de la loi en cause. Contrôler la loi au regard d’applications raisonnablement prévisibles permet d’éviter que des justiciables ne soient condamnés à des peines cruelles et inusitées avant que la peine minimale obligatoire ne soit déclarée inconstitutionnelle dans un cas donné.

 

L’omission de se pencher sur l’effet de la loi contestée sur des tiers compromettrait en outre l’éventualité que la constitutionnalité d’une loi ne devienne certaine, de sorte qu’il faudrait s’en remettre à d’innombrables instances engagées individuellement pour constituer une jurisprudence sur ce point. Les citoyens, la police et l’État ont le droit — et même l’obligation — de connaître la teneur du droit criminel et de savoir s’il est constitutionnel. Se demander si une peine minimale obligatoire se révèle inconstitutionnelle pour d’autres personnes permet d’éviter que des dispositions inconstitutionnelles ne demeurent malencontreusement en vigueur. [Je souligne; par. 63-64.]

[48]                          La position adoptée par notre Cour reflète le principe que la primauté de la Constitution, consacrée au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, ne peut dépendre de l’attente selon laquelle chaque individu confronté à une loi inconstitutionnelle aura les ressources ou la volonté nécessaires pour en contester la validité. Cette position favorise en outre la certitude et évite de porter « atteinte au droit des citoyens de savoir d’avance ce que prévoit la loi et de se comporter en conséquence — un principe fondamental de la primauté du droit » (Ferguson, par. 72; voir aussi R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460, par. 71). Toutefois, au-delà de la primauté du droit, la certitude constitutionnelle pour tous, [traduction] « indépendamment de la capacité de chacun d’intenter une action en justice, est cruciale pour la Charte » et est essentielle pour assurer un véritable accès à la justice (P. Daly et autres, « The Effect of Declarations of Unconstitutionality in Canada » (2022), 42 N.J.C.L. 25, p. 44). Notre Cour a souligné à maintes reprises le lien inextricable entre la primauté du droit et l’accès à la justice (Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 39). Aucun de ces principes ne peut exister sans l’autre, sans quoi « la primauté du droit sera remplacée par la primauté d’hommes et de femmes qui décident qui peut avoir accès à la justice » (B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 230). Le recours aux situations raisonnablement prévisibles est donc indispensable à un contrôle constitutionnel véritable, puisque l’objectif est de garantir qu’il s’applique à l’ensemble des citoyens, et pas seulement à la personne en mesure de contester la validité d’une loi.

[49]                          Cela est d’autant plus vrai que la présence de peines minimales inconstitutionnelles peut influencer la dynamique propre à la négociation de plaidoyer de culpabilité. Un accusé peut « presque irrésistiblement » être incité à enregistrer un plaidoyer de culpabilité en vue d’éviter une longue peine minimale obligatoire (Nur, par. 96). Pour cette raison, ces peines [traduction] « détermin[ent] l’issue des poursuites par des moyens qui sont non seulement à l’abri du contrôle judiciaire, mais aussi entièrement invisibles au tribunal » (L. Kerr et M. Perlin, « A New Justification for Section 12 Hypotheticals and Two Rules for Constructing Them » (2025), 5 S.C.L.R. (3d) 179, p. 191). Ce constat additionnel illustre l’importance de recourir à des situations raisonnablement prévisibles afin d’évaluer la constitutionnalité de peines minimales obligatoires [traduction] « au lieu de les laisser en vigueur indéfiniment » (p. 192).

[50]                          Notre jurisprudence cherche en outre à prévenir la multiplication de contestations judiciaires identiques au sein d’un même ressort, objectif qui favorise l’utilisation efficace des ressources judiciaires (Hills, par. 73). Lorsqu’une cour habilitée à prononcer une déclaration formelle d’inopérabilité en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir Lloyd, par. 15) déclare qu’une peine minimale est inconstitutionnelle, « [l]a règle du stare decisis étend l’effet de ce jugement au‑delà des parties au litige, erga omnes dans la province à tout le moins — sous réserve des limites de la règle elle‑même » (Sullivan, par. 55). Dès lors, comme l’a souligné le juge Vauclair dans l’arrêt Griffith c. R., 2023 QCCA 301, lorsqu’une cour habilitée à faire une telle déclaration « peut se prononcer sur la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire, elle devrait le faire puisque s’abstenir de trancher une question “obligerait d’autres cours et les acteurs du système de justice à dépenser des ressources supplémentaires à long terme” » (par. 64, citant R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 24 (italique dans l’original omis), et Hills, par. 73; voir aussi R. c. E.O., 2019 YKCA 9, par. 38).

[51]                          En somme, l’arrêt Nur a confirmé l’importance des situations raisonnablement prévisibles dans l’analyse fondée sur l’art. 12. Cet arrêt rejette sans équivoque « l’argument voulant qu’on laisse tomber les hypothèses raisonnables et que l’analyse s’attache principalement, voire uniquement, à la personne délinquante qui saisit le tribunal » (Hills, par. 71, mentionnant Nur, par. 48-64, et C. Fehr, « Tying Down the Tracks : Severity, Method, and the Text of Section 12 of the Charter » (2021), 25 Rev. can. D.P. 235, p. 240). L’arrêt Hills a consacré cet enseignement. L’arrêt Bertrand Marchand en est la réitération la plus récente.

[52]                          Dans le présent pourvoi, ni les parties ni les tribunaux inférieurs ne remettent en question le recours à des situations raisonnablement prévisibles dans le cadre de l’analyse fondée par l’art. 12. Pourtant, mes collègues, tout comme le juge d’appel Ruel, proposent une interprétation du droit qui aurait pour effet de limiter de façon considérable le recours à de telles situations. Comme je l’expliquerai, avec égards pour l’opinion contraire, je suis d’avis que cette approche n’est pas compatible avec la jurisprudence de notre Cour.

(2)          Une précision terminologique

[53]                          Les termes « situation » et « hypothèse » ont été employés de façon interchangeable par notre Cour.

[54]                          Je suggère de privilégier l’expression « situation raisonnablement prévisible ». Quoique le terme « hypothétique » ne soit pas erroné en soi, le fait de l’écarter pourrait permettre de mieux refléter l’idée selon laquelle l’exercice consiste à déterminer « la portée raisonnable d’une loi[, ce qui] relève essentiellement de l’interprétation législative » (Nur, par. 61; voir aussi R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3, par. 170-171, la juge Karakatsanis, motifs concordants). L’identification d’une situation raisonnablement prévisible ne doit jamais se transformer en formulation de conjectures fantaisistes. Il doit plutôt découler d’un exercice d’interprétation minutieux s’appuyant sur « l’expérience judiciaire et le bon sens » (Nur, par. 62).

(3)          Les caractéristiques d’une situation raisonnablement prévisible

[55]                          Lorsque l’analyse s’effectue à l’aide d’une situation autre que celle du délinquant qui conteste la constitutionnalité d’une peine minimale, il peut être ardu d’arrêter son choix sur une situation en particulier. Des points de repère utiles ont toutefois été fournis par notre Cour :

(i)       L’hypothèse doit être raisonnablement prévisible;

 

(ii)      Les cas répertoriés peuvent être pris en considération dans l’analyse;

 

(iii)     La situation hypothétique doit être raisonnable eu égard à l’étendue des actes visés par l’infraction en question;

 

(iv)     Les caractéristiques personnelles peuvent être prises en compte pourvu qu’elles ne soient pas adaptées pour créer des exemples invraisemblables ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce;

 

(v)      Le processus accusatoire est la meilleure façon de mettre à l’épreuve les hypothèses raisonnables.

 

(Hills, par. 77)

[56]                          Vu la vision du droit proposée par mes collègues, il me paraît nécessaire de rappeler la façon dont notre jurisprudence a caractérisé ce qui constitue une situation raisonnablement prévisible. Dans le contexte d’une analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte, le terme « situation » englobe tant les circonstances de la commission de l’infraction que les caractéristiques personnelles de l’accusé. Ces deux éléments doivent être raisonnablement prévisibles. Je les examine tour à tour.

a)              Les circonstances infractionnelles doivent être raisonnablement prévisibles

[57]                          Il doit être établi que les circonstances infractionnelles considérées « tombent sous le coup des conditions minimales de perpétration de l’infraction » (Nur, par. 68; voir aussi Hills, par. 79-80 et 83). L’étendue des comportements visés par l’infraction à laquelle est associée la peine minimale est déterminante, puisqu’il est permis d’identifier des circonstances de la commission de l’infraction qui sont au bas de son échelle de gravité et qui mettent ainsi « à l’épreuve » la constitutionnalité de la peine minimale qui lui est associée (Hills, par. 82; Nur, par. 103). Les circonstances sous-jacentes à la situation identifiée ne seront pas raisonnablement prévisibles si elles sont fantaisistes, farfelues, invraisemblables, purement conjecturales ou difficilement imaginables (R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, p. 505-506; Nur, par. 54; Hills, par. 78, 83 et 92). Tous ces qualificatifs qui ont été employés au fil des années font appel à la capacité des juges d’interpréter la loi et d’évaluer la portée d’une infraction selon le bon sens et l’expérience judiciaire (Nur, par. 62).

[58]                          Dans cette perspective, la prise en considération des cas répertoriés s’avère souvent utile, car ceux-ci « montrent toute l’étendue des actes susceptibles de tomber concrètement sous le coup de la disposition [. . .] Non seulement les situations en cause sont raisonnablement prévisibles, mais elles se sont présentées » (Nur, par. 72; voir aussi Hills, par. 81). La meilleure façon de distinguer les circonstances de la perpétration de l’infraction qui sont raisonnables de celles qui ne le sont pas est de s’en remettre aux vertus du processus contradictoire (Hills, par. 93). Les observations des parties permettent en plus d’assurer l’équité et la transparence du processus (ibid.). Lorsque la Couronne et la défense s’entendent sur la situation prévisible qui devrait être utilisée par le tribunal pour entreprendre l’analyse, il s’agit d’un puissant indice que la situation prévisible est raisonnable.

b)             Le délinquant représentatif doit présenter des caractéristiques personnelles raisonnablement prévisibles

[59]                          Dans la lignée des arrêts Nur, Lloyd et R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, l’arrêt Hills a confirmé que les « caractéristiques raisonnablement prévisibles dans le cas des délinquants qui comparaissent devant les tribunaux canadiens, comme l’âge, la pauvreté, la race, l’autochtonité, les problèmes de santé mentale et la dépendance, ne devraient pas être occultées » (par. 86; voir aussi les par. 87 et suiv.). Cette position découle logiquement du principe cardinal de proportionnalité (art. 718.1 C. cr.). Celui-ci rend impérative la prise en compte tant de la gravité de l’infraction que de la culpabilité morale du délinquant, laquelle est entre autres déterminée en fonction de la situation particulière de ce dernier (Hills, par. 86, mentionnant Nasogaluak, par. 42, et Ipeelee, par. 38). Pour les besoins de l’analyse fondée sur l’art. 12, il serait tout à fait artificiel — et contraire au droit de la détermination de la peine — de faire abstraction du fait que les personnes qui commettent des crimes possèdent différentes caractéristiques personnelles susceptibles de faire varier leur degré de culpabilité morale, notamment en raison de leur situation désavantageuse, y compris la marginalisation ou la discrimination systémique (Hills, par. 89-90).

[60]                          Cela étant dit, les caractéristiques personnelles utilisées pour l’analyse fondée sur l’art. 12 doivent « présenter une personne délinquante raisonnablement prévisible » (Hills, par. 91 (italique omis), se référant à Nur, par. 75). Il s’agit d’une limite importante qui proscrit la sélection d’une personne délinquante qui « inspirerait la plus grande sympathie possible » (Nur, par. 75). Dans tous les cas, l’exercice repose sur le bon sens et l’expérience (par. 62 et 75; Hills, par. 92) des juges, qui sont bien au fait de la diversité des profils des délinquants qu’ils rencontrent au quotidien dans leur salle d’audience. L’exercice peut être facilité par le recours à des cas répertoriés dans la jurisprudence et par les observations des avocats.

c)              L’expression « faible rapport avec l’espèce »

[61]                          Pour les besoins de l’analyse fondée sur l’art. 12, le juge dissident de la Cour d’appel a refusé de considérer les situations raisonnablement prévisibles soumises par les intimés. Il les a toutes jugées trop « éloigné[e]s » des faits des dossiers de MM. Senneville et Naud (par. 217-219). Pour la même raison (au par. 220), il a refusé de tenir compte d’une situation décrite dans l’arrêt John. Comme aucune situation ne répondait à ce critère de proximité factuelle, le juge dissident a estimé qu’il « n’y aurait même pas lieu de se rendre à l’analyse de la disproportion » (par. 221). Mes collègues adoptent une approche similaire. Selon eux, les tribunaux devraient faire abstraction des situations raisonnablement prévisibles « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (par. 203). Avec égard, je ne peux souscrire à leur point de vue.

[62]                          L’origine de notre désaccord découle d’une phrase de la version française de l’arrêt Goltz qui a été reprise à quelques occasions par notre Cour. Il convient de reproduire le paragraphe dans lequel la phrase en question a figuré pour la première fois :

Constitue un exemple hypothétique raisonnable celui qui n’est ni invraisemblable ni difficilement imaginable. Bien que la Cour se trouve inévitablement contrainte de prendre en considération des ensembles de faits qui diffèrent de ceux qui se présentent dans le cas de l’intimé, on ne saurait en prendre prétexte pour invalider des lois sur le fondement d’exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce. Les lois sont destinées normalement à régir d’une manière générale un domaine en particulier, de façon à ce qu’elles s’appliquent à toute une gamme de personnes et de circonstances. Notre Cour a certes veillé autant que possible à s’assurer de l’existence d’une base factuelle appropriée avant d’évaluer une loi en fonction de la Charte (Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, à la p. 1099, et MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux pp. 361 et 362). Pourtant, comme nous l’avons indiqué plus haut, la jurisprudence portant sur l’art. 12 n’envisage pas une norme d’examen qui repose dans chaque cas sur ce genre de base factuelle. La norme applicable doit être centrée sur des circonstances imaginables qui pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne. [Je souligne; p. 515-516.]

[63]                          Le passage souligné dans l’extrait de l’arrêt Goltz reproduit ci-dessus a été repris dans l’arrêt R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 30, puis dans l’arrêt Nur, où la juge en chef McLachlin s’est exprimée ainsi :

Le critère de la prévisibilité raisonnable ne s’applique pas uniquement aux situations qui se présenteront vraisemblablement dans le cadre de l’application générale et habituelle de la loi. Il requiert plutôt qu’on se demande quelles situations sont raisonnablement susceptibles de se présenter. Il vise les cas dont il est prévisible qu’ils tombent sous le coup des conditions minimales de perpétration de l’infraction. Seules sont écartées les situations « invraisemblables » ou « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (Goltz, p. 515). Contrairement à ce que laisse entendre la procureure générale de l’Ontario, il faut distinguer ce qui est prévisible bien que [traduction] « peu susceptible de se présenter » de ce qui est « invraisemblable [et] n’a qu’un faible rapport avec l’espèce » (m.a. (Nur), par. 66). De plus, l’application d’un critère de vraisemblance donnerait lieu à une approche nouvelle dont la portée serait radicalement réduite par rapport à celle constamment retenue depuis l’arrêt Big M pour le contrôle constitutionnel d’un texte législatif. Pour décider si une loi contrevient à une disposition de la Charte, la Cour ne s’est jamais demandé si l’application projetée de la loi contestée était courante ou « vraisemblable ». Si on ne tenait compte que des situations courantes ou vraisemblables pour statuer sur la constitutionnalité, on permettrait à des lois invalides de demeurer en vigueur. [Je souligne; par. 68.]

[64]                          Cette phrase figure également dans les arrêts Hills (par. 77-79) et Hilbach (par. 87-88).

[65]                          Malgré sa présence continuelle dans notre jurisprudence, je remarque que le sens exact de l’expression « faible rapport avec l’espèce » n’a jamais fait l’objet de discussions. Dans la version anglaise de l’arrêt Goltz, les mots « sur le fondement d’exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » sont rendus par « on the basis of remote or extreme examples ». L’adjectif « remote » est utilisé de façon générale et sans évoquer de rapport de proximité avec des cas d’espèce. L’ambiguïté découlant de la différence entre les versions anglaise et française peut facilement être écartée en privilégiant une véritable lecture contextuelle de notre jurisprudence.

[66]                          Dans l’extrait précité de l’arrêt Goltz (p. 515-516), l’expression « sur le fondement d’exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » est utilisée tout juste après la phrase affirmant que « [c]onstitue un exemple hypothétique raisonnable celui qui n’est ni invraisemblable ni difficilement imaginable ». Voilà l’idée centrale du passage précité, laquelle est reformulée quelques lignes plus loin : « La norme applicable doit être centrée sur des circonstances imaginables qui pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne » (p. 516). Le juge Gonthier ne suggère d’aucune manière que le « rapport » d’une situation raisonnablement prévisible avec le cas en l’espèce est un critère indépendant susceptible de limiter ce que pourraient être « des circonstances imaginables ».

[67]                          De même, dans l’extrait précité de l’arrêt Nur, le passage ambigu de l’arrêt Goltz est cité dans un paragraphe où il est dit qu’une situation raisonnablement prévisible n’a pas besoin d’être « courante » ou « vraisemblable » (par. 68; voir aussi Hills, par. 79). Le rejet de tels critères est nécessaire afin que l’examen constitutionnel puisse être mené à partir de tous les « cas dont il est prévisible qu’ils tombent sous le coup des conditions minimales de perpétration de l’infraction » (Nur, par. 68). Avec égard, le critère du « rapport » factuel sur lequel mes collègues insistent est incompatible avec cette approche, car il centre l’analyse sur le cas particulier du délinquant plutôt que sur la nature de la disposition législative contestée. Il est manifeste que, en s’appuyant sur l’arrêt Goltz, la juge en chef McLachlin n’a pas voulu limiter les situations raisonnablement prévisibles à des situations qui se rapprochent de celles du délinquant qui conteste la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire. Le passage ambigu de l’arrêt Goltz a plutôt été repris afin d’exprimer l’idée qu’une situation raisonnablement prévisible ne saurait être une situation farfelue. Toute autre lecture est en contradiction avec l’insistance de la juge en chef McLachlin sur le fait qu’il est important que les tribunaux se demandent « quelles situations sont raisonnablement susceptibles de se présenter » (par. 68).

[68]                          Avec égards, l’interprétation de Goltz proposée par mes collègues n’est pas non plus compatible avec l’arrêt Hills. Le critère de proximité factuelle qu’ils proposent porte atteinte à l’orientation donnée par la Cour, selon laquelle l’intégration de caractéristiques personnelles aux situations raisonnablement prévisibles vise à assurer que tous, sans exception, doivent être en mesure de bénéficier de la protection de l’art. 12 de la Charte. Ainsi, il convient « d’analyser les effets d’une peine minimale obligatoire non seulement à l’aune de la portée de la disposition et de la durée de la peine choisie, mais également au regard de l’étendue de la population à laquelle elle est vouée s’appliquer » (Hills, par. 89). La Cour a réitéré que les caractéristiques raisonnablement prévisibles des délinquants qui comparaissent devant les tribunaux, dans leur ensemble, ne devraient pas être occultées (par. 84-90).

[69]                          Trois raisons supplémentaires appuient le rejet de la position défendue par mes collègues.

[70]                          Premièrement, se pencher sur l’effet de peines minimales obligatoires au regard de situations raisonnablement prévisibles est essentiel à un contrôle constitutionnel véritable. Exiger un certain rapport entre les faits d’une espèce et une situation raisonnablement prévisible ferait obstacle à la possibilité d’évaluer la constitutionnalité d’une peine minimale au regard de certaines situations raisonnablement prévisibles, dont celles qui reflètent les actes figurant au bas de l’échelle de gravité mais qui entraînent néanmoins l’application de la peine minimale obligatoire. Cela favoriserait la possibilité que des lois invalides demeurent en vigueur (Nur, par. 51), et réduirait par le fait même la portée de la protection accordée par l’art. 12 de la Charte. Il s’agirait d’une limite superflue à l’analyse constitutionnelle, car, comme je l’ai mentionné précédemment, lorsque le recours à des situations raisonnablement prévisibles s’avère nécessaire, c’est « la nature de la loi, et non pas le statut de l’accusé, qui est en question » (Big M, p. 314, cité dans Nur, par. 51).

[71]                          Deuxièmement, la position adoptée par mes collègues est contredite par les situations raisonnablement prévisibles qui ont été retenues par notre Cour très récemment. Par exemple, les situations raisonnablement prévisibles évaluées dans l’arrêt Bertrand Marchand, où les peines minimales obligatoires contestées étaient associées au crime de leurre, étaient les suivantes :

         La délinquante représentative est une enseignante de première année au secondaire dans la fin de la vingtaine qui n’a aucun antécédent judiciaire. Elle souffre d’un trouble affectif bipolaire. Un soir, elle envoie un message texte à un de ses élèves, âgé de 15 ans, concernant un travail scolaire. Dans un accès maniaque, elle fait passer la conversation du registre anodin au registre sexuel. Ils se rencontrent le soir même dans un lieu privé où ils s’adonnent à des contacts sexuels. La délinquante n’a aucune autre interaction inappropriée avec son élève par la suite. Elle plaide coupable et exprime des remords lors de l’audience sur la détermination de la peine. Voir Hood, par. 150.

 

. . .

 

         Le délinquant représentatif est un jeune de 18 ans qui a une relation romantique et sexuelle avec une jeune de 17 ans. Dans un message texte, il lui demande de lui envoyer une photo sexuellement explicite. Elle le fait, et il transmet ensuite la photo à un ami à l’insu de sa copine. Cet ami, aussi âgé de 18 ans, ne transmet cette photo à personne, mais la conserve sur son téléphone portable. Voir John, par. 29. [par. 116 et 119]

[72]                          Les faits propres aux crimes commis par M. Bertrand Marchand étaient nettement distincts de ces situations (Bertrand Marchand, par. 17-19). Monsieur Bertrand Marchand avait neuf années de plus que sa victime, il a été en contact avec elle par le biais de moyens de télécommunications pendant plusieurs mois, il a échangé des centaines de messages avec sa victime et il a eu des rapports sexuels illégaux avec elle à quatre occasions distinctes. Il est évident que ces faits n’entretiennent pas un « rapport » particulièrement fort avec les situations qui ont été retenues pour les besoins de l’analyse constitutionnelle.

[73]                          Un autre exemple peut être tiré de l’arrêt Hills. Monsieur Hills avait tiré plusieurs coups de feu avec une carabine de chasse en direction d’une maison résidentielle, sachant qu’elle était occupée ou sans se soucier qu’elle le soit ou non. Il contestait la peine minimale obligatoire de quatre ans prévue à l’al. 244.2(3)b) C. cr. en se fondant sur une situation raisonnable prévisible, soit celle « où une jeune personne décharge intentionnellement, en direction d’une résidence, un pistolet ou une carabine à air comprimé qui est incapable de percer les murs de la résidence » (Hills, par. 150). La Couronne avait concédé à juste titre le caractère raisonnable de cette situation (voir les par. 151-154). Ici aussi, plusieurs pourraient douter de la force du « rapport » factuel existant entre l’utilisation d’une carabine de chasse et celle d’une carabine à air comprimé.

[74]                          Les situations retenues par notre Cour dans les arrêts Hills et Bertrand Marchand confirment que mes collègues isolent les mots « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » du reste de notre jurisprudence. Celle-ci enseigne de façon constante que c’est le caractère raisonnablement prévisible de la situation qui importe, et ce, à la lumière de l’étendue des comportements visés par l’infraction à laquelle est associée la peine minimale.

[75]                          En somme, il n’existe pas dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 12 de critère fondé sur la proximité factuelle de la situation raisonnablement prévisible avec le cas d’espèce.

[76]                          Dans leurs motifs, mes collègues maintiennent qu’ils apportent de simples précisions au droit relatif à l’art. 12 (par. 201). Selon moi, le critère qu’ils introduisent constitue une rupture importante avec nos précédents qui risque de rendre illusoire le recours à des situations raisonnablement prévisibles. Pourtant, dès 2015, la juge en chef McLachlin affirmait que « ne pas tenir compte des applications raisonnablement prévisibles d’une disposition créant une peine minimale obligatoire irait à l’encontre de la jurisprudence établie de la Cour et limiterait de manière artificielle l’analyse portant sur la constitutionnalité de la disposition » (Nur, par. 49; voir aussi Hills, par. 71; Bertrand Marchand, par. 114). Selon mes collègues, les six situations raisonnablement prévisibles soulevées dans le présent pourvoi ne peuvent être utilisées pour les besoins de l’analyse constitutionnelle, car elles n’ont toutes qu’un « faible rapport avec l’espèce » (par. 235). Je note cependant que les parties n’ont pas remis en question le caractère raisonnablement prévisible de ces situations. Il faut déduire des motifs de mes collègues que seules des situations semblables à celles des intimés seraient valides, ce qui élimine l’utilité des situations raisonnablement prévisibles lorsque la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire est contestée. Avec égards, cette approche n’est pas conciliable avec l’importance qu’accorde notre jurisprudence à la capacité des tribunaux d’effectuer un contrôle constitutionnel véritable et porte atteinte à la doctrine du stare decisis. Si elle devait prévaloir, elle diminuerait de façon importante la portée de l’art. 12 de la Charte en permettant à des lois invalides de demeurer en vigueur et d’affecter les individus à qui des peines sont infligées au Canada.

[77]                          La doctrine du stare decisis, ou règle du précédent, est essentielle à la légitimité des tribunaux, en ce qu’elle « renforce les valeurs fondamentales de la primauté du droit comme la cohérence, la certitude, la justesse, la prévisibilité et une saine administration de la justice » (Sullivan, par. 64, citant Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245, par. 137, et David Polowin Real Estate Ltd. c. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 76 O.R. (3d) 161 (C.A.), par. 118-121) et « contribue à faire en sorte que les juges tranchent les causes en fonction de normes communes et générales, plutôt qu’en fonction de leur préférence ou intuition » (ibid.). La jurisprudence de notre Cour à l’égard de la règle du précédent est claire : on ne peut s’en écarter que s’il existe « une raison impérieuse de le faire, notamment si le précédent est incompatible avec un précédent contraignant ou une loi pertinente, s’il s’est révélé inapplicable ou si le fondement du précédent a été érodé par un changement sociétal ou juridique important » (Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26, par. 98, citant R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 44). Il s’ensuit que la décision de s’écarter d’un précédent doit être mûrement réfléchie et justifiée.

[78]                          En l’espèce, il n’existe pas de raison impérieuse de s’écarter du précédent établi par la jurisprudence de la Cour concernant les situations raisonnablement prévisibles, et aucune partie ne nous a demandé de le faire. Mes collègues ne semblent pas reconnaître qu’ils s’engagent dans cette démarche et, en conséquence, ne se penchent pas sur les considérations essentielles pour s’écarter du précédent.

[79]                          Troisièmement, leur analyse constitutionnelle pose un risque de taille quant à l’étude des peines minimales obligatoires à l’égard des délinquants autochtones. Limiter l’analyse aux caractéristiques personnelles très semblables à celles du délinquant au cas d’espèce revient à exclure la possibilité d’évaluer si une peine minimale obligatoire est cruelle et inusitée vis-à-vis d’autres délinquants dans des situations raisonnablement prévisibles.

[80]                          La Cour a pourtant souligné dans Hills le fait que l’autochtonité représente une caractéristique personnelle pertinente pour les situations raisonnablement prévisibles, notamment parce « qu’il est plus que “possible en théorie” que l’autochtonité fasse partie des caractéristiques d’une personne délinquante » (par. 87). La nécessité de l’inclure dans l’analyse s’appuie sur les exigences de l’al. 718.2e) C. cr., ainsi que sur les précisions établies dans l’arrêt Gladue en matière de détermination de la peine à l’égard des délinquants autochtones en raison des désavantages historiques et systémiques qu’ils subissent et qui réduisent leur culpabilité morale (voir aussi Boudreault, par. 83). Ces facteurs requièrent donc une attention particulière. Réduire de façon appréciable l’impact des peines minimales obligatoires sur les délinquants autochtones au seul motif que l’autochtonité n’aurait qu’un faible rapport factuel avec l’espèce irait à l’encontre de ces principes, qui ont été maintes fois reconnus et réitérés par notre Cour, et pourrait contribuer davantage à leur surincarcération.

d)             L’expression « exemples extrêmes »

[81]                          Mes collègues observent aussi que certaines situations prévisibles ne sauraient être raisonnables, car elles constituent des exemples « trop extrêmes » (par. 219). Ils proposent notamment d’écarter les situations décrites dans les affaires John et R. c. Delage, 2019 QCCQ 1125, car elles seraient à leur avis extrêmes, en plus de présenter un faible rapport avec l’espèce, comme s’il s’agissait d’un critère à part. Vu ce qui précède, je ne vois pas comment ce sens peut être attribué à l’expression « sur le fondement d’exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (Goltz, p. 515-516). Comme je l’ai indiqué plus tôt, l’idée centrale de ce passage est que la situation raisonnablement prévisible doit être constituée de circonstances imaginables, et qu’elle ne peut pas être invraisemblable. Le mot « extrême » est utilisé pour mieux faire ressortir cette notion. Par ailleurs, mes collègues n’expliquent pas en quoi ces situations sont extrêmes, affirmant simplement, dans le cas de celle tirée de l’arrêt John, qu’elle « vise à inspirer “la plus grande sympathie possible” » (par. 229, citant Nur, par. 75; Hills, par. 91; Hilbach, par. 88‑89). Toutefois, loin d’être invraisemblable, cette situation illustre simplement l’extrémité inférieure de l’échelle des actes susceptibles de tomber sous le coup de l’infraction, ce qui est essentiel pour évaluer la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire. De plus, le principe selon lequel tous les cas répertoriés, comme celui de l’affaire Delage, peuvent être considérés comme des situations raisonnablement prévisibles est bien établi (Hills, par. 81; Nur, par. 72). La logique réside dans le fait que ces cas se sont réellement produits et montrent donc nécessairement l’étendue des actes susceptibles de concrètement tomber sous le coup de l’infraction même s’ils « correspondent à des applications peu fréquentes de la disposition créant l’infraction » (Nur, par. 72).

V.           Application

A.           La situation raisonnablement prévisible retenue

[82]                          Il n’est pas contesté que les peines minimales obligatoires d’un an d’emprisonnement prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. n’imposent pas des peines exagérément disproportionnées à l’égard des intimés. Le présent pourvoi porte strictement sur la constitutionnalité de ces peines minimales obligatoires au regard de situations raisonnablement prévisibles. Pour les besoins de l’analyse, il faut d’abord déterminer quelle situation doit être retenue.

[83]                          Une situation raisonnablement prévisible en particulier a été traitée par les parties dans leurs mémoires et lors de l’audience devant notre Cour. Elle a aussi été examinée par les trois juges d’appel, et elle découle de l’arrêt John, par. 29 :

         Un individu de 18 ans reçoit sur son téléphone cellulaire, de son ami du même âge, un « sexto » provenant de la copine de ce dernier, qui est âgée de 17 ans. Le « sexto » en question est une photographie de cette personne de 17 ans qui satisfait à la définition de pornographie juvénile (par. 163.1(1) C. cr.). L’individu de 18 ans décide de conserver l’image sur son cellulaire.

[84]                          Supposons, pour les besoins du présent pourvoi, que l’individu de 18 ans (« délinquant représentatif ») a également regardé la photographie pendant une brève période de temps tout en sachant qu’il s’agissait de pornographie juvénile. Il n’a pas d’antécédents judiciaires.

[85]                          Le délinquant représentatif a en conséquence commis les crimes de possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a) C. cr.) et d’accès à la pornographie juvénile (al. 163.1(4.1)a)).

[86]                          Cette situation peut être utilisée pour l’analyse fondée sur l’art. 12 de la Charte. D’abord, les circonstances de la commission des crimes sont prévisibles. Le phénomène du « sextage » chez les adolescents est bien connu et documenté (Bertrand Marchand, par. 121, citant L. Karaian et D. Brady, « Revisiting the “Private Use Exception” to Canada’s Child Pornography Laws : Teenage Sexting, Sex‑Positivity, Pleasure, and Control in the Digital Age » (2019), 56 Osgoode Hall L.J. 301, p. 306). À l’ère de la communication numérique, ce n’est pas invraisemblable qu’un individu de 18 ans reçoive d’un ami — qui commet ce faisant le crime prévu au par. 163.1(3) C. cr. — une image correspondant à la définition de pornographie juvénile. Ensuite, le fait qu’une seule photo soit à l’origine des déclarations de culpabilité reflète l’étendue des actes visés par les crimes d’accès et de possession de pornographie juvénile. Enfin, que le délinquant représentatif ait 18 ans et soit sans antécédents judiciaires est prévisible, les crimes d’accès et de possession de pornographie juvénile pouvant être commis par des personnes de toutes les catégories d’âge, dont des personnes mineures (voir, p. ex., R. c. X., 2016 CanLII 81303 (C. prov. T.-N.-L.), et R. c. M.L., 2020 MBPC 30, où les jeunes délinquants avaient 16 ans; R. c. B.M.S., 2016 NSCA 35, 373 N.S.R. (2d) 298, où le jeune délinquant avait 14 ans).

[87]                          Fait important, ce sont les appelants qui ont porté à l’attention de la Cour les contours de cette situation (m.a., par. 89) et la représentante du procureur général du Québec a confirmé à l’audience que la situation tirée de John est, selon eux, une situation raisonnablement prévisible (transcription, p. 33). Les intimés ont eu l’occasion d’ériger leur analyse en se fondant sur cette situation (m.i., par. 62). Un véritable débat contradictoire a donc eu lieu. Par ailleurs, dans cette même affaire, les représentants de la Couronne étaient du même avis (par. 33). Sauf situation exceptionnelle, l’accord des parties reflète le caractère raisonnablement prévisible d’une situation. Bref, toutes les conditions sont réunies afin de retenir la situation décrite dans l’arrêt John et présentée précédemment. C’est à partir de cette situation que je poursuivrai l’analyse en deux étapes fondée sur l’art. 12 de la Charte.

B.            La première étape : la peine appropriée pour le délinquant représentatif

[88]                          Le délinquant représentatif de 18 ans a accédé à de la pornographie juvénile et l’a volontairement conservé dans son téléphone cellulaire. Ce faisant, il a contribué à la violation grave de la vie privée et de la dignité de la victime, qui pourrait en subir d’importantes et irréversibles conséquences sur le plan personnel. Sans diminuer de quelque façon que ce soit le préjudice que cause de la pornographie juvénile à la société, force est de constater que, en accédant à une seule image d’une victime qui a une année de différence avec lui et en la conservant, la commission par le délinquant représentatif des crimes d’accès et de possession se situe au bas de l’échelle de gravité de l’infraction et de culpabilité morale. Le jeune âge du délinquant, ainsi que le fait qu’il a reçu une photo sans la demander et qu’il n’a pas d’antécédents judiciaires constituent des circonstances atténuantes importantes.

[89]                          Les appelants font valoir, sans plus de précisions, que « ce délinquant représentatif devrait faire l’objet d’une peine d’emprisonnement ferme » (m.a., par. 93). Le même point de vue a été répété lors de l’audience (transcription, p. 34-35). Cette perspective est déconcertante pour deux raisons.

[90]                          D’une part, elle néglige l’enseignement de l’arrêt Hills selon lequel il importe de déterminer avec précision la peine qui serait appropriée (par. 63-65). Avec une prémisse aussi imprécise que la peine appropriée est « une peine d’emprisonnement ferme », il est impossible d’entreprendre l’analyse fondée sur l’art. 12 de façon cohérente et structurée.

[91]                          D’autre part, postuler l’inévitabilité de l’infliction d’une peine d’emprisonnement ferme pour le délinquant représentatif mine les principes de détermination de la peine.

[92]                          Bien entendu, dans le cas des infractions d’abus à l’égard d’enfants, y compris les crimes ayant trait à la pornographie juvénile, les objectifs de dénonciation et de dissuasion doivent recevoir une « attention particulière » (art. 718.01 C. cr.). Notre Cour a reconnu que cette directive du Parlement limite le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de la détermination de la peine, « de sorte qu’il ne leur est plus loisible d’accorder une priorité équivalente ou plus grande à d’autres objectifs » (Friesen, par. 104, citant Rayo, par. 103 et 107-108; Bertrand Marchand, par. 28).

[93]                          Tout en respectant ces exigences, les juges chargés de la détermination de la peine conservent « le pouvoir discrétionnaire d’accorder un poids important à d’autres facteurs (y compris la réinsertion et les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue) pour en arriver à une peine juste, en conformité avec le principe général de proportionnalité » (Friesen, par. 104; voir aussi Bertrand Marchand, par. 28). À cet égard, notre Cour a rappelé que les « énoncés fermes dans l’arrêt Friesen concernant le caractère répréhensible inhérent et la nocivité de la violence sexuelle contre les enfants [. . .] ne devraient pas être considérés comme une directive de faire abstraction des facteurs pertinents qui peuvent réduire la culpabilité morale du délinquant » (Bertrand Marchand, par. 171 (je souligne); voir aussi Courchesne c. R., 2024 QCCA 960, par. 52; R. c. A.L., 2025 ONCA 9, 100 C.R. (7th) 176, par. 17-18). En l’occurrence, la prise en compte de ces facteurs indique que l’emprisonnement serait une mesure punitive excessive compte tenu de la gravité du crime et de la culpabilité morale de son auteur.

[94]                          Les propos de la juge Martin dans l’arrêt Bertrand Marchand, où la peine minimale obligatoire contestée était associée au crime de leurre, sont entièrement transposables au délinquant représentatif :

. . . le comportement criminalisé dans ce cas indique davantage un manque d’encadrement ou de surveillance de la part d’un adulte qu’une intention criminelle de la part du délinquant (par. 161). La réinsertion sociale et la dissuasion spécifique sont les objectifs premiers lorsque vient le temps de déterminer les peines à infliger à de jeunes délinquants qui en sont à leur première infraction. Même si un délinquant de 18 ans n’est pas visé par le système de justice pénale pour les adolescents, son manque de maturité demeure une importante considération (R. c. Priest (1996), 30 O.R. (3d) 538 (C.A.), p. 543‑544; R. c. Tan, 2008 ONCA 574, 268 O.A.C. 385, par. 32; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99, par. 41‑42). Il est essentiel d’envisager toutes les autres mesures possibles avant d’imposer des peines de placement sous garde à de tels délinquants (R. c. Stein (1974), 15 C.C.C. (2d) 376 (C.A. Ont.), p. 377). [Je souligne; par. 132.]

 

(Voir aussi Hills, par. 161.)

[95]                          La jeunesse du délinquant est généralement un facteur atténuant, et, [traduction] « lorsqu’ils déterminent la peine à infliger aux jeunes adultes délinquants qui en sont à leur première infraction, les juges doivent faire preuve de retenue, prioriser la réinsertion sociale et prendre en compte l’immaturité, laquelle peut atténuer la culpabilité même lorsqu’elle n’excuse pas l’infraction » (R. c. Wesley, 2025 ONCA 51, 175 O.R. (3d) 166, par. 100, citant R. c. Habib, 2024 ONCA 830, 99 C.R. (7th) 110, par. 31; voir aussi C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), §5.187).

[96]                          Le principe de modération, incarné par les al. 718.2d) et e) C. cr. (R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 100), revêt une importance accrue dans le cas d’un jeune délinquant primaire (Marien Frenette c. R., 2024 QCCA 207, par. 38; Bérubé-Gagnon c. R., 2020 QCCA 1382, citant R. c. Brisson, 2014 QCCA 1655, par. 22-23). En adoptant ces alinéas, le Parlement a « introduit une hiérarchisation dans le choix des mesures sentencielles et [a] positionné l’emprisonnement comme une mesure de dernier recours » (H. Parent et J. Desrosiers, Traité de droit criminel, t. III, La peine (4e éd. 2024), p. 574). 

[97]                          La prétention des appelants fait entorse à ces considérations et sous-entend que, pour certains crimes, peu importe les circonstances et les particularités du délinquant, la sévérité de la peine est « l’apanage de l’emprisonnement », ce qui n’est pas le cas au Canada, comme l’a souvent répété la Cour d’appel du Québec (Casavant c. R., 2025 QCCA 20, par. 64; R. c. Houle, 2023 QCCA 99, par. 46; Nadeau c. R., 2020 QCCA 445, par. 55; Harbour c. R., 2017 QCCA 204, par. 81; Charbonneau c. R., 2016 QCCA 1567, par. 18).

[98]                          Je note que, à l’instar des appelants, les intimés n’ont pas suggéré une peine précise pour le délinquant représentatif, se contentant plutôt d’affirmer qu’il est évident que la peine minimale d’emprisonnement d’un an serait exagérément disproportionnée (m.i., par. 62).

[99]                          Bien qu’ils soient sérieux et méritent d’être dénoncés, les gestes posés par le délinquant représentatif se situent au plus bas de l’échelle de gravité des crimes d’accès et de possession de pornographie juvénile. De plus, son jeune âge et son absence d’antécédents judiciaires invitent à la modération. Dans ces circonstances, la peine appropriée pour le délinquant représentatif peut être du même ordre que celle qui a été retenue dans l’arrêt Bertrand Marchand pour un délinquant représentatif semblable, c’est-à-dire une absolution conditionnelle assortie de conditions strictes de probation (par. 133), sanction qui fournit un encadrement approprié du délinquant et augmente sa conscientisation à l’égard de son crime.

C.            La deuxième étape : le seuil de la disproportion exagérée est atteint

[100]                      Le fait d’imposer au jeune délinquant représentatif de 18 ans un emprisonnement d’un an alors qu’une peine juste serait une absolution conditionnelle assortie de conditions strictes de probation constituerait une peine exagérément disproportionnée. La Cour d’appel de l’Ontario dans John est parvenue à cette conclusion en utilisant pour l’essentiel la même situation raisonnablement prévisible, et ce, alors que la peine minimale obligatoire d’emprisonnement pour le crime de possession de pornographie juvénile était deux fois moins sévère :

[traduction] Je suis d’avis que l’application de la peine minimale obligatoire au délinquant dans la troisième situation hypothétique est exagérément disproportionnée. La plupart des membres de la communauté considéreraient qu’une peine d’emprisonnement de six mois représente une atteinte substantielle à la liberté individuelle et jugeraient intolérable qu’une telle peine puisse être appliquée à ce comportement, particulièrement au regard du nombre d’images/de vidéos en cause (une seule image), de la nature de l’image en question (auto-créée légalement), de la façon dont elle a été acquise (destinataire passif) et du type de délinquant (un jeune adulte).

 

(John, par. 39 (je souligne))

[101]                      Je partage ce constat. Comme le démontrent ces arrêts, le caractère exagérément disproportionné des peines minimales contestées est évident. La considération des « trois éléments cruciaux » décrits par la juge Martin dans l’arrêt Hills le confirme. 

(1)          L’étendue de l’infraction à laquelle est associée la peine minimale obligatoire

[102]                      Le Parlement est libre de créer des peines minimales obligatoires, mais celles-ci sont vulnérables sur le plan constitutionnel lorsqu’elles sont associées à des crimes qui englobent une large gamme de comportements. C’est le cas des crimes de possession et d’accès à de la pornographie juvénile.

[103]                      Il est incontestable que le crime [traduction] « de possession de pornographie juvénile est extrêmement large » (R. c. Swaby, 2018 BCCA 416, 367 C.C.C. (3d) 439, par. 97). Premièrement, vu la définition de pornographie juvénile (par. 163.1(1) C. cr.), notre Cour a déjà constaté que le Parlement a criminalisé « la possession d’un matériel très varié qui est susceptible de causer un préjudice aux enfants », dont des écrits (Sharpe, par. 72). L’étendue du matériel visé est néanmoins diminuée par les « limites inhérentes à la définition du par. 163.1(1) » (par. 73), les moyens de défense prévus aux par. 163.1(5) et (6) ainsi que les deux catégories de matériel exclues de l’interprétation du par. 163.1(4) suivant l’arrêt Sharpe (par. 115-127).

[104]                      Deuxièmement, et surtout, il existe une [traduction] « grande variété de circonstances dans lesquelles l’infraction de possession peut être commise » (Pike, par. 175). En effet, ce crime vise autant le délinquant très organisé qui, au fil des années, a accumulé des milliers de fichiers que le délinquant qui, un jour, conserve un fichier qui lui a été envoyé sans qu’il le demande. La peine minimale obligatoire doit également être imposée indépendamment du contenu de la pornographie juvénile.

[105]                      Ces observations suffisent pour comprendre que le champ d’application de l’infraction de possession de pornographie juvénile couvre un très large éventail de circonstances. Elles sont transposables, avec les adaptations nécessaires, au crime d’accès à la pornographie juvénile. Les peines minimales obligatoires visent certains actes qui se situent à un niveau si bas sur l’échelle de gravité que ce seul élément permet de conclure qu’elles sont exagérément disproportionnées (Hills, par. 124).

(2)          Les effets de la sanction sur la personne délinquante

[106]                      Le préjudice causé par une peine d’emprisonnement d’une année à un délinquant représentatif ne doit pas être sous-estimé. L’expérience de la prison risque d’être particulièrement préjudiciable à un jeune adulte. Comme notre Cour l’a reconnu, « le milieu carcéral n’est souvent pas un cadre qui permet de répondre aux besoins de réforme des jeunes » (Hills, par. 165, citant Ruby, §5.191). Qui plus est, les jeunes délinquants incarcérés sont souvent « victimes d’intimidation, subissent des pressions pour se joindre à des gangs d’adultes en prison et risquent d’être placés en isolement » (Bertrand Marchand, par. 152, citant Hills, par. 165, et Bureau de l’enquêteur correctionnel et Bureau de l’intervenant provincial en faveur des enfants et des jeunes, Occasions manquées : L’expérience des jeunes adultes incarcérés dans les pénitenciers fédéraux (2017)). L’infliction d’une peine d’emprisonnement d’une année risque donc de lui être très préjudiciable sans pour autant favoriser sa conscientisation et sa réinsertion sociale.

[107]                      Même si le délinquant représentatif retenu ne souffre pas de troubles mentaux, je constate que, dans plusieurs cas réels dont des tribunaux ont été saisis, il a été jugé que l’expérience de la prison s’avérerait intolérable pour certains délinquants vulnérables. Par exemple, dans l’affaire Swaby, le délinquant avait des problèmes cognitifs et de santé mentale et les deux psychologues qui l’ont évalué [traduction] « étaient d’accord sur les effets néfastes que l’emprisonnement aurait sur lui » (par. 67). De façon générale, notre Cour a reconnu que le principe de proportionnalité requiert de tenir compte des effets d’une peine d’emprisonnement en fonction des caractéristiques d’une personne en particulier, par exemple le fait qu’elle souffre d’un handicap (Hills, par. 135, citant R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496, par. 48, et B. L. Berger, « Proportionality and the Experience of Punishment », dans D. Cole et J. Roberts, dir., Sentencing in Canada : Essays in Law, Policy, and Practice (2020), 368, p. 368).

[108]                      L’application obligatoire d’une peine minimale d’emprisonnement pour des gestes criminels dont la peine indiquée n’est pas l’emprisonnement est un indicateur fort de son inconstitutionnalité compte tenu de la [traduction] « profonde différence qualitative qui existe entre une peine à purger dans la communauté et l’emprisonnement » (Kerr et Perlin, p. 189; voir Hilbach, par. 75). En effet, l’emprisonnement est de nature particulièrement stigmatisante et est à même d’avoir des répercussions profondes sur le délinquant (voir Hills, par. 134), et ce, notamment en raison de l’isolement social qu’il entraîne et des réalités du milieu carcéral. C’est donc sans surprise que, dans le contexte d’une contestation constitutionnelle d’une peine minimale d’emprisonnement, le critère de la disproportion exagérée sera plus facilement atteint lorsque la peine juste déterminée à la première étape de l’analyse est non carcérale, comme c’est le cas en l’espèce.

(3)          La sanction et ses objectifs

[109]                      En 2005, le Parlement a adopté la Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32, et a instauré des peines minimales obligatoires d’une durée de 45 jours pour les crimes prévus aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a). Cette mesure avait notamment pour objectif de mettre un terme à la possibilité de prononcer l’emprisonnement avec sursis pour ces crimes (voir J. Benedet, « Sentencing for Sexual Offences Against Children and Youth : Mandatory Minimums, Proportionality and Unintended Consequences » (2019), 44 Queen’s L.J. 284, p. 291-292). En 2012, le Parlement a adopté la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, qui a augmenté ces peines minimales à une durée de six mois d’emprisonnement pour ces crimes (art. 17). En 2015, la Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants a doublé la durée de ces peines minimales obligatoires, qui sont passées à une année d’emprisonnement (par. 7(2)). De plus, les peines maximales d’emprisonnement ont été doublées, passant de 5 ans à 10 ans (par. 7(3)). Tout récemment, le Parlement a adopté la Loi modifiant le Code criminel et d’autres lois en conséquence (matériel d’exploitation et d’abus pédosexuels), L.C. 2024, c. 23. Ce changement dans la terminologie ne change pas l’application de la loi, mais vise à rappeler que ce matériel n’a rien de consensuel et n’est ni du divertissement ni de l’art.

[110]                      Ces initiatives témoignent de l’intention du Parlement de faire en sorte que les crimes reliés à la pornographie juvénile entraînent des peines qui mettent l’accent sur la dénonciation et la dissuasion. Ce choix s’accorde avec d’autres mesures prises par le Parlement — dont l’adoption de l’art. 718.01 C. cr. — afin que ces objectifs soient privilégiés en matière d’infractions d’ordre sexuel contre les enfants. Cette modification reflète en outre le fait que protéger les « enfants de l’exploitation illicite et du danger est l’objectif primordial du régime législatif créant les infractions d’ordre sexuel contre des enfants dans le Code criminel » (Friesen, par. 42).

[111]                      Notre Cour a pris acte du changement de paradigme initié par le Parlement. Dans l’arrêt Friesen, il a été énoncé que les peines infligées pour les infractions d’ordre sexuel contre les enfants doivent « correspondre aux initiatives législatives du Parlement et à la compréhension actuelle du tort immense que causent ces infractions aux enfants » (par. 107). La Cour a notamment affirmé que « la décision prise par le législateur en 2015 de hausser les peines maximales pour ces infractions devrait entraîner la modification de la fourchette de peines proportionnelles puisque l’on reconnaît maintenant leur gravité. Cette initiative législative devrait se traduire par une augmentation des peines » (par. 109, citant Rayo, par. 175). Cette affirmation vise entre autres les peines imposées aux délinquants qui ont commis des crimes reliés à la pornographie juvénile.

[112]                      Dans ce contexte, les peines minimales obligatoires contestées vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre leurs objectifs. Les autres initiatives du Parlement et l’état de la jurisprudence depuis l’arrêt Friesen assurent l’infliction de peines sévères priorisant la dénonciation et la dissuasion en matière de crimes reliés à la pornographie juvénile.

[113]                      S’il est possible de supposer que les peines minimales obligatoires contestées contribuent à la priorisation de ces objectifs, elles ont aussi pour effet de retirer le pouvoir discrétionnaire des juges d’infliger d’autres peines que l’emprisonnement lorsque les circonstances le justifient. Notre Cour a déjà indiqué qu’il existe des solutions à ce problème. Le Parlement peut tenir à l’existence de peines minimales pour certains crimes, mais il doit respecter les limites imposées par la Charte. Bien qu’il n’existe pas de formule unique pour ce faire, le Parlement pourrait notamment limiter la portée des peines minimales obligatoires à certains comportements (Bertrand Marchand, par. 108), ou encore « recourir à un mécanisme qui permettrait au tribunal d’écarter la peine minimale obligatoire dans les cas exceptionnels où elle constituerait une peine cruelle et inusitée » (Lloyd, par. 36). Différentes approches ont été privilégiées à l’étranger (voir Lloyd le par. 36). Comme l’ont constaté les auteurs d’un document de travail du gouvernement fédéral, il paraît tout à fait envisageable, « sans nier les objectifs politiques visés par l’adoption des peines minimales obligatoires, d’adopter un régime de détermination de la peine où les peines minimales obligatoires s’inscrivent dans un cadre essentiellement présomptif plutôt que strict duquel les écarts sont impossibles » (Y. Dandurand, avec R. Timmerman et T. Mathison-Midgley, Exceptions aux peines minimales obligatoires : Les développements récents dans certains pays (2017), p. 55).

[114]                      Dans leur état actuel, les peines minimales contestées entraînent, dans tous les cas où l’infraction est poursuivie par acte d’accusation, l’infliction de peines d’emprisonnement d’au moins une année. Pour cette raison, et tel que cela a été constaté dans l’arrêt Bertrand Marchand, la priorisation de certains objectifs va « jusqu’à exclure presque complètement la réinsertion sociale » (par. 159). Par exemple, les peines minimales contestées écartent la possibilité de prononcer des sanctions non carcérales, dont une peine d’emprisonnement avec sursis (al. 742.1b) C. cr.), sanction qui a pourtant le potentiel de « réaliser aussi efficacement que [l’incarcération] les objectifs de dénonciation et de dissuasion » (Proulx, par. 100). De plus, pour reprendre les mots du juge en chef Lamer, l’emprisonnement avec sursis présente l’avantage suivant :

Il donne au tribunal la possibilité de façonner une peine assortie de conditions appropriées qui pourra mener — d’une manière que ne permettrait pas l’incarcération — à la réinsertion sociale du délinquant, à la réparation des torts causés à la collectivité et à la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités. [par. 99]

[115]                      Les peines minimales contestées empêchent également l’infliction de peines discontinues, lesquelles sont, dans plusieurs cas, mieux adaptées pour favoriser la réinsertion sociale d’un délinquant (voir Bertrand Marchand, par. 160).

[116]                      Enfin, les crimes d’accès et de possession de pornographie juvénile sont des infractions mixtes. Les alinéas 163.1(4)b) et (4.1)b) C. cr. précisent que ces crimes peuvent être poursuivis par voie sommaire et, en cas de déclaration de culpabilité, une peine minimale de six mois d’emprisonnement est prévue. L’écart de durée entre cette peine et les peines minimales contestées en l’espèce est « troublant » (Bertrand Marchand, par. 161). Cet écart « montre clairement que le législateur comprenait que, dans certaines situations, des peines beaucoup moins lourdes que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an seraient appropriées » (par. 161, citant Morrison, par. 185, la juge Karakatsanis, motifs concordants). De plus, « [l]e choix de la Couronne ne devrait pas déterminer si un délinquant se voit infliger une peine appropriée ou une peine excessive » (par. 163). Cette flexibilité du Code criminel renforce la thèse que les peines minimales obligatoires contestées vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du Parlement.

(4)          Conclusion quant à la deuxième étape de l’analyse

[117]                      Considérant l’étendue des infractions auxquelles sont associées les peines minimales obligatoires, les objectifs de ces sanctions et leurs effets sur les délinquants, une peine d’emprisonnement d’une année pour le délinquant représentatif serait exagérément disproportionnée et il y a donc violation de l’art. 12 de la Charte.

VI.         Conclusion

[118]                      Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel. Les peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) du Code criminel sont contraires à l’art. 12 de la Charte et ne sont pas sauvegardées en vertu de l’article premier. Elles devraient être déclarées inopérantes, avec effet immédiat, conformément au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

                   Les motifs du juge en chef Wagner et des juges Côté, Rowe et O’Bonsawin ont été rendus par

                   Le juge en chef et la juge Côté —

I.               Aperçu

[119]                     La pornographie juvénile est sans contredit devenue un fléau à l’échelle nationale et internationale. Elle détruit d’innombrables vies innocentes. Chaque photo, chaque vidéo, chaque enregistrement sonore de nature pornographique qui implique un enfant est un acte d’exploitation qui laissera des séquelles profondes et durables sur cet enfant.

[120]                     Qu’elle représente des enfants réels ou fictifs, la pornographie juvénile normalise l’exploitation des personnes mineures et banalise leur objectification. En favorisant la diffusion et l’acceptation de représentations sexualisées d’enfants, la consommation de pornographie juvénile — sous toutes ses formes — encourage des attitudes et des comportements menant à des torts irréversibles.

[121]                     Le message transmis par l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, de notre Cour est on ne peut plus clair : le processus de détermination de la peine doit traduire le caractère hautement répréhensible et dommageable des infractions contre des enfants. Comme le rappelait encore récemment notre Cour, « [l]es infractions d’ordre sexuel contre les enfants comptent parmi les actes les plus profondément immoraux qu’un individu puisse commettre » (R. c. Sheppard, 2025 CSC 29, par. 1). La réprobation sociale et juridique doit se refléter avec cohérence et rigueur dans les peines imposées aux délinquants coupables d’infractions d’ordre sexuel contre des personnes mineures. Ces peines tiennent compte des torts collectifs engendrés par de tels actes et des objectifs pénologiques de dénonciation et de dissuasion, qui revêtent en semblable matière une importance capitale. Au travers de l’imposition de peines plus sévères, le système de justice exprime l’indignation profonde et légitime de la société. Une peine juste et proportionnée en est une qui s’inscrit à l’aune des enseignements de l’arrêt Friesen et qui respecte la volonté du Parlement de punir plus lourdement les infractions d’ordre sexuel contre les enfants.

[122]                     Parmi les plus récents changements législatifs adoptés par le Parlement, mentionnons l’augmentation des peines maximales pour les infractions de pornographie juvénile et, dans le cas des infractions de possession et d’accès, la décision d’augmenter également les peines minimales qui sont maintenant fixées depuis 2015 à un an d’emprisonnement (Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, art. 7).

[123]                     Déclarés coupables de diverses infractions en matière de pornographie juvénile, les intimés MM. Louis‑Pier Senneville et Mathieu Naud s’appuient sur l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés pour contester la constitutionnalité des peines minimales obligatoires d’un an d’emprisonnement prévues au Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C. cr. »), pour les infractions de possession de pornographie juvénile et d’accès à la pornographie juvénile poursuivies par acte criminel (al. 163.1(4)a) et (4.1)a)).

[124]                     Les intimés ont obtenu gain de cause devant les instances inférieures. La Cour d’appel du Québec a déclaré les dispositions contestées inopérantes à l’égard de tous en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Une majorité de juges de la Cour d’appel du Québec a conclu que les dispositions contestées portaient atteinte aux droits de délinquants représentatifs se trouvant dans des scénarios hypothétiques raisonnables. C’est plus spécifiquement à l’encontre de cette dernière conclusion que les appelants se pourvoient devant notre Cour.

[125]                     Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et d’infirmer la déclaration de la Cour d’appel du Québec selon laquelle les dispositions contestées sont inopérantes à l’égard de tous. Il n’est pas démontré que les peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. constituent des peines cruelles et inusitées au sens de l’art. 12. Les dispositions contestées sont donc constitutionnelles et opérantes.

[126]                     Lorsqu’une contestation constitutionnelle en vertu de l’art. 12 est fondée sur un scénario hypothétique, comme en l’espèce, encore faut‑il que le scénario hypothétique retenu soit « raisonnable ». L’arrêt R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, établit que, pour être « raisonnable », le scénario hypothétique ne saurait être un exemple extrême et doit avoir plus qu’un faible rapport avec l’espèce. Cela nécessite qu’il possède un lien factuel et juridique suffisant avec le dossier dont le tribunal est saisi. Si un scénario hypothétique n’est pas suffisamment relié au dossier en l’espèce, le tribunal ne peut en tenir compte pour déterminer la constitutionnalité de la disposition contestée. Ainsi, même si notre Cour peut « prendre en considération des ensembles de faits qui diffèrent de ceux qui se présentent dans le cas [dont notre Cour est saisie], on ne saurait en prendre prétexte pour invalider des lois sur le fondement d’exemples [. . .] n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (p. 515). Cette exigence est encore pertinente à ce jour. Elle occupe en effet un rôle essentiel dans le maintien de l’intégrité du système de justice et de la confiance du public envers l’administration de la justice.

[127]                     Parmi tous les scénarios hypothétiques considérés dans le cadre d’un processus accusatoire, aucun ne possède de lien factuel et juridique suffisant avec les deux dossiers sous étude. Certains, d’ailleurs, se révèlent trop extrêmes. En conséquence, aucun d’eux ne constitue un scénario hypothétique raisonnable dont il peut être tenu compte pour déterminer la constitutionnalité des dispositions contestées. Cela suffit à mettre fin à l’analyse fondée sur l’art. 12. Nous n’avons pas à déterminer quelle serait la peine juste et proportionnée pour le délinquant représentatif se trouvant dans un scénario hypothétique ni à décider si les peines minimales contestées exigent l’infliction de peines exagérément disproportionnées.

II.            Contexte et historique judiciaire

A.           Dossier Senneville, 2020 QCCQ 1204

[128]                     L’intimé Senneville enregistre deux plaidoyers de culpabilité : le premier à un chef d’accusation de possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a) C. cr.) et le second à un chef d’accusation d’accès à de la pornographie juvénile (al. 163.1(4.1)a)). Dans les deux cas, l’infraction est poursuivie par acte criminel.

[129]                     Sur le chef d’accusation de possession, l’intimé Senneville reconnaît avoir possédé 475 fichiers, incluant 317 images d’enfants correspondant à la définition de « pornographie juvénile » du Code criminel (par. 163.1(1)). De ces 317 images, 90 p. 100 représentent des jeunes filles âgées entre 3 et 6 ans ayant des relations sexuelles avec des adultes et des mineurs. Les relations sexuelles représentées impliquent de la pénétration et de la sodomie. Il n’y a pas de vidéo. L’intimé Senneville reconnaît avoir acquis ce matériel sur des sites spécialisés à partir de recherches initiées sur l’Internet. De plus, il reconnaît avoir possédé ce matériel durant une période de 8 mois.

[130]                     Sur le chef d’accusation d’accès, il reconnaît avoir accédé au matériel de pornographie juvénile décrit ci‑haut durant une période de 13 mois. Il regardait ce matériel principalement sur son téléphone cellulaire.

[131]                     L’intimé Senneville est un ancien militaire. Il a servi 10 ans dans les Forces armées canadiennes avant d’en être expulsé à la suite de ses plaidoyers de culpabilité. Il est sans antécédents judiciaires et âgé de 28 ans lors de l’imposition de la peine. Il a collaboré avec les autorités et a respecté de strictes conditions de mise en liberté. Ayant grandi dans un milieu familial strict, conflictuel et peu chaleureux, il présente des traits narcissiques et obsessionnels‑compulsifs. Son risque de récidive est qualifié de faible, voire très faible, avec une absence de paraphilie. L’intimé Senneville s’efforce de se reconstruire avec le soutien de sa conjointe, sa famille et ses amis. Il a toujours été un actif pour la société et il prend les moyens pour le demeurer. De plus, il a demandé de l’aide et il est ouvert à l’idée d’en recevoir davantage. Il se dit plus stable émotionnellement depuis qu’il a bénéficié de rencontres thérapeutiques et qu’il a participé à une clinique sur la gestion de la colère. L’intimé Senneville n’est ni isolé ni en manque d’aptitudes sociales. Il éprouve des regrets sincères et a effectué une prise de conscience des torts causés. Il n’a aucun problème de consommation d’alcool ou drogue. Les procédures judiciaires ont eu un effet dissuasif sur lui.

[132]                     À l’étape de la détermination de la peine, l’intimé Senneville saisit le juge d’une requête pour faire déclarer inopérantes à son égard les peines minimales prévues pour les infractions de possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a) C. cr.) et d’accès à de la pornographie juvénile (al. 163.1(4.1)a)) poursuivies par acte criminel. Il soutient, d’abord, que les deux peines minimales portent atteinte à ses droits et, ensuite, qu’elles portent atteinte aux droits d’un délinquant se trouvant dans un scénario hypothétique.

[133]                     Le juge accueille cette requête. D’avis que les deux dispositions contreviennent aux droits de l’intimé garantis par l’art. 12 et que ces contraventions ne sont pas justifiées par l’article premier de la Charte, le juge déclare ces deux dispositions inopérantes à l’égard de l’intimé Senneville.

[134]                     Le juge arrive à ce résultat en s’attardant exclusivement à la situation du délinquant qui comparaît devant lui. Il conclut que les deux peines minimales portent atteinte aux droits de l’intimé Senneville. Mais, il ne tranche pas la constitutionnalité des dispositions contestées sous l’angle de scénarios hypothétiques raisonnables. Le juge prend la peine d’indiquer qu’« il apparaît inutile d’examiner les situations hypothétiques raisonnables » (par. 60).

[135]                     Le juge impose donc des peines d’emprisonnement en faisant abstraction des peines minimales déclarées inopérantes à l’égard de l’intimé Senneville. Sur le chef d’accusation de possession, il prononce une peine de 90 jours d’emprisonnement à purger de façon discontinue. Sur le chef d’accusation d’accès, le juge prononce une peine de 90 jours d’emprisonnement à purger de façon discontinue et concurremment avec celle prononcée sur le premier chef d’accusation. S’ajoute une ordonnance de probation d’une durée de 24 mois assortie de conditions.

B.            Dossier Naud, 2020 QCCQ 1202

[136]                     L’intimé Naud enregistre deux plaidoyers de culpabilité : le premier à un chef d’accusation de possession de pornographie juvénile (al. 163.1(4)a) C. cr.) et le second à un chef d’accusation de distribution de pornographie juvénile (par. 163.1(3)). Dans les deux cas, l’infraction est poursuivie par acte criminel.

[137]                     Sur le chef d’accusation de possession, l’intimé Naud reconnaît avoir possédé 531 fichiers images et 274 vidéos de pornographie juvénile. La majorité du matériel représente des enfants âgés de 5 à 10 ans, principalement des jeunes filles, ayant des rapports sexuels avec des adultes. Ces rapports sexuels incluent des fellations, des pénétrations vaginales et anales avec un pénis, des doigts d’adulte ou des objets. Parfois, plus d’un enfant est représenté en train de subir des actes sexuels de la part d’un adulte. L’intimé Naud recourait à des logiciels spécialisés pour accéder au matériel et pour effacer toute trace. La période infractionnelle est de 13 mois.

[138]                     Sur le chef d’accusation de distribution, l’intimé Naud reconnaît avoir rendu accessible en ligne le matériel pédopornographique décrit ci‑haut par le biais d’un logiciel de partage, et ce, presque chaque jour durant une période de 13 mois.

[139]                     L’intimé Naud est un homme dans la trentaine sans antécédents judiciaires. Il est marqué par une faible estime de soi et un historique familial difficile. L’intimé Naud est sans diplôme ni stabilité professionnelle. Il se réfugie dans la consommation d’alcool, de drogues et de pornographie, y compris juvénile. La période avoisinant la commission des infractions se caractérise par de l’isolement et de l’évitement. L’intimé Naud a admis les faits qui lui sont reprochés, éprouve de la honte et des regrets sincères, a effectué une prise de conscience des torts causés, et reconnaît la gravité de ses actes. Il a entrepris deux thérapies : l’une pour sa dépendance à l’alcool et aux drogues, et l’autre pour se sensibiliser aux abus sexuels. Le processus judiciaire et présentenciel et les thérapies complétées ont produit un effet positif et dissuasif sur lui. En revanche, son risque de récidive est supérieur à la moyenne.

[140]                     À l’étape de la détermination de la peine, l’intimé Naud saisit le juge d’une requête pour faire déclarer inopérante à son égard la peine minimale prévue pour l’infraction de possession de pornographie juvénile poursuivie par acte criminel (al. 163.1(4)a) C. cr.). Il soutient, d’abord, que la peine minimale porte atteinte à ses droits et, ensuite, qu’elle porte atteinte aux droits d’un délinquant se trouvant dans un scénario hypothétique.

[141]                     Le juge accueille cette requête. Jugeant que cette disposition contrevient aux droits de l’intimé garantis par l’art. 12 et que cette contravention n’est pas justifiée par l’article premier, le juge déclare cette disposition inopérante à l’égard de l’intimé Naud.

[142]                     Le juge arrive à ce résultat en s’attardant exclusivement à la situation du délinquant qui comparaît devant lui. Le juge détermine que la peine minimale porte atteinte aux droits de l’intimé Naud. Cependant, il ne tranche pas la constitutionnalité de la disposition contestée sous l’angle de scénarios hypothétiques raisonnables. Le juge prend la peine d’indiquer qu’« il apparaît inutile d’examiner les situations hypothétiques raisonnables » (par. 64).

[143]                     Sur le chef de possession de pornographie juvénile, faisant abstraction de la peine minimale déclarée inopérante à l’égard de l’intimé Naud, le juge prononce une peine d’emprisonnement de neuf mois.

[144]                     Sur le chef de distribution de pornographie juvénile, étant lié par la peine minimale prévue au par. 163.1(3) C. cr., le juge prononce une peine d’emprisonnement de 11 mois. Cette peine correspond à la peine minimale de 12 mois (par. 163.1(3)) à laquelle le juge soustrait une durée d’un mois pour le temps que le délinquant a passé en thérapie, que le juge assimile à du temps passé « sous garde » au sens du par. 719(3).

[145]                     Enfin, s’ajoutent à ce qui précède une ordonnance de probation d’une durée de 24 mois, avec suivi et assortie de conditions, ainsi qu’une ordonnance d’interdiction prononcée en vertu des al. 161(1)a) et d) C. cr. pour une durée de 4 ans.

C.            Cour d’appel du Québec, 2023 QCCA 731

[146]                     Le procureur général du Québec et le ministère public font appel des décisions rendues dans les dossiers des intimés Senneville et Naud.

[147]                     Dans le dossier de l’intimé Senneville, les appelants contestent les déclarations selon lesquelles les al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. sont inopérants à l’égard de l’intimé. De plus, les appelants contestent les peines infligées à l’intimé pour les infractions de possession et d’accès à de la pornographie juvénile.

[148]                     Dans le dossier l’intimé Naud, les appelants contestent la déclaration selon laquelle l’al. 163.1(4)a) C. cr. est inopérant à l’égard de l’intimé. Ils contestent aussi la peine infligée à l’intimé Naud sur l’infraction de possession de pornographie juvénile. Ils ne contestent cependant ni la peine infligée à l’intimé pour l’infraction de distribution de pornographie juvénile, ni la peine minimale de 12 mois prévue pour cette infraction (par. 163.1(3)).

[149]                     Une majorité de juges de la Cour d’appel du Québec conclut que les peines minimales énoncées aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) sont incompatibles avec l’art. 12 de la Charte et qu’elles ne sont pas sauvegardées par l’article premier, puisqu’elles portent atteinte aux droits de délinquants se trouvant dans des scénarios hypothétiques. Une majorité de juges déclare les deux peines minimales inopérantes à l’égard de tous, conformément au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Pour sa part, le juge dissident sur cette question aurait conclu que personne n’avait démontré ni que les dispositions contestées portaient atteinte aux droits des intimés Senneville et Naud, ni qu’elles portaient atteinte aux droits de délinquants représentatifs se trouvant dans des scénarios hypothétiques raisonnables.

[150]                     Dans le dossier de l’intimé Senneville, une majorité de juges de la Cour d’appel du Québec infirme les peines infligées de 90 jours d’emprisonnement à être purgées de façon discontinue, les estimant manifestement non indiquées, et substitue des peines d’emprisonnement d’un an à purger concurremment. Le juge dissident sur cette question aurait rejeté l’appel des peines particulières de l’intimé Senneville. Dans le dossier de l’intimé Naud, une majorité de juges de la Cour d’appel du Québec rejette l’appel de la peine particulière imposée pour l’infraction de possession de pornographie juvénile. Le juge dissident sur cette question aurait substitué une peine d’emprisonnement d’un an, soit la peine minimale prévue par le Code criminel.

[151]                     En somme, le jugement de la Cour d’appel du Québec conclut que : les peines minimales énoncées aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. sont inopérantes à l’égard de tous; la peine d’emprisonnement infligée à l’intimé Senneville est de 12 mois pour les infractions de possession et d’accès; et la peine d’emprisonnement infligée à l’intimé Naud est de 9 mois pour l’infraction de possession.

III.         Questions en litige

[152]                     Les appelants précisent dans leur mémoire d’appel que le pourvoi ne concerne pas la question de savoir si les dispositions contestées portent atteinte aux droits des intimés Senneville et Naud au regard de l’art. 12. Ils ajoutent qu’ils ne contestent pas les peines particulières imposées aux intimés (m.a., par. 15).

[153]                     Les appelants contestent la conclusion d’une majorité de juges de la Cour d’appel du Québec selon laquelle les al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. seraient inopérants à l’égard de tous parce qu’ils seraient incompatibles avec l’art. 12 et non sauvegardés par l’article premier. Les juges majoritaires sur cette question sont d’avis que les dispositions porteraient atteinte aux droits constitutionnels de délinquants représentatifs se trouvant dans des scénarios hypothétiques (motifs de la C.A., par. 36, 41, 160‑161 et 231‑232). Les appelants nous demandent d’infirmer cette conclusion et de conclure, à l’instar du juge dissident sur cette question (aux par. 216 et 228‑229), que les dispositions sont constitutionnellement valides et opérantes.

[154]                     Les présents motifs se divisent en deux parties : (A) nous étudions l’évolution de la criminalisation de la pornographie juvénile au Canada; et (B) nous examinons la constitutionalité des peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. au regard de la protection contre les peines cruelles et inusitées garantie par l’art. 12 de la Charte.

[155]                     À notre avis, la contestation constitutionnelle des intimés est vouée à l’échec. Le dossier d’appel ne contient pas de scénario hypothétique dont il peut être tenu compte pour déterminer la constitutionnalité des dispositions contestées. Les intimés ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer une violation de l’art. 12 (Goltz, p. 520; R. c. E.J.B., 2018 ABCA 239, 72 Alta. L.R. (6th) 29, par. 65; R. c. Plange, 2019 ONCA 646, 440 C.R.R. (2d) 86, par. 31). Nous sommes donc d’avis d’infirmer la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle les al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. sont inopérants. Voici pourquoi.

IV.         Analyse

A.           La criminalisation de la pornographie juvénile au Canada

[156]                     Avant de passer à l’étape de la détermination de la peine, il importe de bien saisir les fondements de la répression de la pornographie juvénile. À cette fin, nous présentons (1) l’historique législatif des dispositions en la matière et (2) les différentes infractions de pornographie juvénile.

(1)          Historique législatif des dispositions en matière de pornographie juvénile

[157]                     L’évolution législative des dispositions du Code criminel ayant trait à la pornographie juvénile se divise en quatre grandes phases : a) celle précédant l’adoption de l’art. 163.1, alors qu’aucune disposition ne porte expressément sur la pornographie juvénile; b) l’année 1993, lorsque le Parlement adopte sa toute première disposition en matière de pornographie juvénile (l’art. 163.1); c) la suite des années 1990 et le début des années 2000, marquées par l’essor de l’Internet et l’interdiction de l’accès à la pornographie juvénile; et, finalement, d) les années 2005 à 2015, durant lesquelles le Parlement augmente à quelques reprises les peines minimales et maximales contenues à l’art. 163.1.

a)              La période précédant l’entrée en vigueur de l’art. 163.1 C. cr.

[158]                     Il y a fort longtemps que la société canadienne est sensibilisée aux torts que la pornographie juvénile cause aux enfants et à la collectivité.

[159]                     Avant même qu’ils ne fassent l’objet de dispositions spécifiques dans le Code criminel, les comportements aujourd’hui interdits à l’art. 163.1 tombaient sous le coup d’autres infractions, comme celles de possession, de distribution et de vente de matériel obscène (art. 163; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 485, le juge Sopinka, et p. 516, le juge Gonthier). Le recours aux dispositions en matière d’obscénité pour réprimer la pornographie juvénile, avant même la criminalisation spécifique de celle‑ci, illustre la volonté ferme du système de justice de réprimer ce fléau par tous les moyens juridiques disponibles.

[160]                     Dès le milieu des années 1980, deux rapports ont préconisé que le Parlement réforme le Code criminel et accroisse la protection des enfants en adoptant des dispositions spécifiques en matière de « pornographie mettant en cause des enfants ». Le premier rapport, publié en 1984, portait sur l’exploitation sexuelle des enfants (Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes, Infractions sexuelles à l’égard des enfants : Rapport du Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes (1984)). Le second rapport, publié un an plus tard, en 1985, portait sur la pornographie et la prostitution (Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution, La pornographie et la prostitution au Canada : Rapport du Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution (1985)). Leurs auteurs envisageaient la criminalisation spécifique de la « pornographie mettant en cause des enfants » comme un outil pour l’extirper du marché canadien, mieux protéger les enfants et réduire leur exploitation sexuelle.

[161]                     En plus de ces préoccupations sur la scène nationale, le Canada ratifiait en 1991 la convention des Nations Unies intitulée Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3. Ce document reflétait le consensus de la communauté internationale sur la nécessité de mieux protéger les enfants contre diverses formes de préjudice, dont la violence (article 19) et l’exploitation sexuelle (article 34). En ratifiant cette convention, le Canada s’est engagé à prévenir la propagation du matériel à « caractère pornographique » et à imposer des sanctions pénales qui reflètent la gravité de la production, de la possession et de la distribution de ce matériel (voir R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 171, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache; R. c. Hewlett, 2002 ABCA 179, 167 C.C.C. (3d) 425, par. 19; R. c. Pike, 2024 ONCA 608, 173 O.R. (3d) 241, par. 145).

b)             L’adoption de l’art. 163.1 C. cr. en 1993

[162]                     Dans le sillage de ces développements, le Parlement a introduit l’art. 163.1 au Code criminel en 1993. Cette disposition interdisait alors la production, la publication, l’importation, la distribution, la vente et la possession de pornographie juvénile (Loi modifiant le Code criminel et le Tarif des douanes (pornographie juvénile et corruption des mœurs), L.C. 1993, c. 46, art. 2). Lorsque poursuivie par acte criminel, l’infraction de possession était passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans. Aucune peine minimale n’était encore prévue à l’art. 163.1.

c)              L’adoption de l’infraction d’accès à la pornographie juvénile en 2002

[163]                     Au cours des années 1990 et au début des années 2000, l’accroissement de la disponibilité et de l’utilisation des ordinateurs et de l’Internet a exacerbé le fléau de la pornographie juvénile et a précarisé la dignité et la sécurité des enfants face à la distribution et la consommation de pédopornographie (Sharpe, par. 166, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache; voir aussi Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, par. 17; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427, par. 41).

[164]                     Ces avancées technologiques ont créé de nouvelles manières de consommer de la pornographie juvénile sans nécessairement en « posséder » au sens de l’art. 163.1. Une personne pouvait intentionnellement visualiser du matériel pédopornographique sur Internet sans en avoir la « possession », lui permettant ainsi d’échapper à la sanction du droit pénal (voir R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 26‑27). Il s’agissait en quelque sorte d’un angle mort de l’infraction de possession de matériel pédopornographique.

[165]                     En 2002, le Parlement a corrigé cette lacune en créant l’infraction d’accès à la pornographie juvénile (Loi de 2001 modifiant le droit criminel, L.C. 2002, c. 13, art. 5). Lorsque poursuivie par acte criminel, l’infraction d’accès était alors passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans. Aucune peine minimale obligatoire n’était encore prévue à l’art. 163.1.

d)             Modifications législatives de l’art. 163.1 C. cr. entre 2005 et 2015

[166]                     Le Parlement a modifié l’art. 163.1 à trois occasions entre 2005 et 2015. Par ces amendements, le Parlement a prévu des peines plus sévères afin de faire face à l’augmentation continue du nombre d’infractions de pornographie juvénile (Morelli, par. 8, le juge Fish, et par. 114, la juge Deschamps, dissidente; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 102‑103; Friesen, par. 47‑49; R. c. F. (D.G.), 2010 ONCA 27, 250 C.C.C. (3d) 291, par. 22; R. c. Inksetter, 2018 ONCA 474, 141 O.R. (3d) 161, par. 22 et 26; R. c. Daudelin, 2021 QCCA 784, par. 42; Pike, par. 144‑145).

[167]                     D’abord, le 20 juillet 2005, le Parlement a adopté la Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32. Pour les infractions de possession et d’accès poursuivies par acte criminel, la peine minimale est fixée à 45 jours et la peine maximale de 5 ans reste inchangée. Pour les infractions de production et de distribution poursuivies par acte criminel, la peine minimale est fixée à un an et la peine maximale de 10 ans reste inchangée.

[168]                     Ensuite, le 13 mars 2012, le Parlement a adopté la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1. Pour les infractions de possession et d’accès poursuivies par acte criminel, la peine minimale augmente à 6 mois et la peine maximale de 5 ans reste inchangée (art. 17).

[169]                     Finalement, le 18 juin 2015, le Parlement a adopté la Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants. Pour les infractions de possession et d’accès poursuivies par acte criminel, la peine minimale augmente à un an et la peine maximale augmente à 10 ans (par. 7(2)). Pour les infractions de production et de distribution, dorénavant poursuivables par acte criminel seulement, la peine minimale est d’un an et la peine maximale est de 14 ans (par. 7(3)).

[170]                     En parallèle à ces amendements législatifs, le Parlement a aussi adopté la Loi concernant la déclaration obligatoire de la pornographie juvénile sur Internet par les personnes qui fournissent des services Internet, L.C. 2011, c. 4. Cette loi impose aux fournisseurs de services Internet l’obligation de signaler toute utilisation de leurs services pour la commission d’une infraction de pornographie juvénile.

e)              Conclusion

[171]                     Les trois dernières décennies ont été marquées par d’importants efforts déployés par le Parlement pour donner au système de justice criminelle les outils nécessaires afin de combattre plus efficacement le fléau grandissant de la pornographie juvénile, d’une part, et pour signaler clairement sa volonté d’infliger des peines plus lourdes et sévères aux délinquants coupables de telles infractions, d’autre part.

(2)          Les différentes infractions en matière de pornographie juvénile

[172]                     Nous examinerons maintenant les quatre infractions distinctes prévues à l’art. 163.1 C. cr. : la production, la distribution, la possession de pornographie juvénile et son accès.

[173]                     L’expression « pornographie juvénile » contenue aux par. 163.1(2) à (4.1) C. cr. était définie au par. 163.1(1) (Sharpe, par. 35‑59 et 72‑75, la juge en chef McLachlin, et par. 135 et 217‑221, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache; L. Joyal et autres, Prosecuting and Defending Offences Against Children (2e éd. 2023), p. 225‑238).

[174]                     Plusieurs moyens de défense, d’origine prétorienne et législative, sont ouverts aux personnes accusées d’une infraction de pornographie juvénile (par. 163.1(5) et (6) C. cr.; R. c. Katigbak, 2011 CSC 48, [2011] 3 R.C.S. 326, par. 55‑71; Sharpe, par. 60‑71; R. c. Barabash, 2015 CSC 29, [2015] 2 R.C.S. 522, par. 1, 14‑30 et 52‑53; Joyal et autres, p. 251‑261). Il n’est pas nécessaire d’en dire plus à ce sujet, sauf pour noter que l’arrêt R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26, a élargi l’exception relative à l’usage personnel pour que ce moyen de défense soit offert à une personne accusée n’étant ni l’auteure du matériel pédopornographique, ni représentée dans celui‑ci (par. 131; voir aussi les par. 119‑121).

[175]                     Bien qu’elles visent un objectif commun, les quatre infractions prévues à l’art. 163.1 C. cr. sont distinctes. Elles n’ont ni les mêmes éléments constitutifs ni la même gravité objective. En effet, l’infraction de distribution est objectivement plus grave — et peut exiger une peine plus sévère — que les infractions de possession et d’accès (Sharpe, par. 28; R. c. Régnier, 2018 QCCA 306, par. 28 et 50‑61; Inksetter, par. 27; Daudelin, par. 63 et 73‑74). On peut en dire de même de l’infraction de production, dont le lien avec « le préjudice causé aux enfants est très fort » (Sharpe, par. 92; voir aussi le par. 28; R. c. H. (W.E.), 2002 ABCA 155, 166 C.C.C. (3d) 392, par. 30; R. c. Von Gunten, 2006 QCCA 286, par. 14; R. c. Rhode, 2019 SKCA 17, 372 C.C.C. (3d) 442, par. 94). Il importe donc de bien distinguer ces quatre infractions au stade de la détermination de la peine. Le tribunal doit s’abstenir de punir une infraction de possession ou d’accès comme s’il s’agissait d’une infraction de production ou de distribution (C. Dauda et D. McNabb, « Getting to Proportionality : The Trouble with Sentencing for Possession of Child Pornography in Ontario » (2021), 37 Windsor Y.B. Access Just. 278, p. 309).

[176]                     La présente contestation constitutionnelle concerne ces infractions poursuivies par acte criminel (al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr.). Soulignons d’entrée de jeu que la possession et l’accès sont des « crime[s] distinct[s], différent[s] » (Morelli, par. 25). La commission de l’un n’implique pas forcément la commission de l’autre (par. 14, 25‑27 et 31; R. c. M.N., 2017 ONCA 434, 37 C.R. (7th) 418, par. 33‑39). Il importe d’en bien saisir les contours.

a)              L’infraction de possession de pornographie juvénile (par. 163.1(4) C. cr.)

[177]                     Le paragraphe 4(3) C. cr. définit l’expression « possession » et le par. 163.1(4) décrivait l’infraction mixte de possession de pornographie juvénile[2] :

 

4 . . .

 

. . .

 

Possession

 

(3) Pour l’application de la présente loi :

 

a) une personne est en possession d’une chose lorsqu’elle l’a en sa possession personnelle ou que, sciemment :

 

(i) ou bien elle l’a en la possession ou garde réelle d’une autre personne,

 

(ii) ou bien elle l’a en un lieu qui lui appartient ou non ou qu’elle occupe ou non, pour son propre usage ou avantage ou celui d’une autre personne;

 

b) lorsqu’une de deux ou plusieurs personnes, au su et avec le consentement de l’autre ou des autres, a une chose en sa garde ou possession, cette chose est censée en la garde et possession de toutes ces personnes et de chacune d’elles.

 

. . .

 

 

163.1 . . .

 

. . .

Possession de pornographie juvénile

 

(4) Quiconque a en sa possession de la pornographie juvénile est coupable :

 

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, la peine minimale étant de un an;

 

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour, la peine minimale étant de six mois.

[178]                     Pour être reconnue coupable de l’infraction de possession, une personne doit « sciemment acquérir les fichiers de données sous-jacents [aux images qui constituent de la “pornographie juvénile”] et les garder dans un lieu sous son contrôle » (Morelli, par. 66 (italique omis); Joyal et autres, p. 239‑240). Il s’agit d’une « infraction continue » (Joly c. R., 2024 QCCA 1151, par. 81) et d’un [traduction] « choix continu » (Pike, par. 165).

[179]                     Un certain degré de contrôle sur le matériel de pornographie juvénile est nécessaire pour conclure à la « possession » au sens des par. 4(3) et 163.1(4) C. cr. Notre Cour a établi que « [l]a possession d’images illicites exige qu’il y ait possession, d’une façon ou d’une autre, des fichiers de données sous-jacents » (Morelli, par. 14 (italique omis)). Sauvegarder des fichiers de données sous-jacents sur le disque dur d’un ordinateur est une manière d’en exercer le contrôle (par. 66; Joyal et autres, p. 239‑240).

[180]                     Le paragraphe 4(3) C. cr. identifie deux types de possession fautive pour les fins de l’interdiction de possession de pornographie juvénile : la possession personnelle (Morelli, par. 15‑16; R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000, par. 57) et la possession imputée (Morelli, par. 15, 17 et 32‑33; R. c. Choudhury, 2021 ONCA 560, par. 19). Pour les deux types de possession, « la connaissance et le contrôle constituent des éléments essentiels » (Morelli, par. 15 (italique omis); voir aussi R. c. Chalk, 2007 ONCA 815, 88 O.R. (3d) 448, par. 19; R. c. Midwinter, 2015 ONCA 150, par. 14).

b)             L’infraction d’accès à la pornographie juvénile (par. 163.1(4.1) C. cr.)

[181]                     Les paragraphes 163.1(4.1) et (4.2) C. cr. énonçaient l’infraction mixte d’accès à la pornographie juvénile en ces termes[3] :

Accès à la pornographie juvénile

 

(4.1) Quiconque accède à de la pornographie juvénile est coupable :

 

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, la peine minimale étant de un an;

 

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour, la peine minimale étant de six mois.

 

Interprétation

 

(4.2) Pour l’application du paragraphe (4.1), accède à de la pornographie juvénile quiconque, sciemment, agit de manière à en regarder ou fait en sorte que lui en soit transmise.

[182]                     L’infraction d’accès interdit à quiconque d’intentionnellement visualiser de la pornographie juvénile (p. ex., regarder des images sur Internet : Morelli, par. 14 et 25‑26; Joyal et autres, p. 242‑245), ou d’intentionnellement faire en sorte que du matériel pédopornographique lui soit transmis (par. 163.1(4.2) C. cr.; Joyal et autres, p. 242‑245).

B.            La protection contre les peines cruelles et inusitées garantie par l’art. 12 de la Charte

[183]                     L’objectif du Parlement de protéger les enfants des sévices et de l’exploitation liés à la pornographie juvénile anime aussi l’examen constitutionnel des peines minimales contestées, en application de l’art. 12. L’élaboration d’une peine juste et proportionnée, d’une part, et l’exercice comparatif entre la peine juste et la peine minimale obligatoire, d’autre part, doivent toujours se faire à la lumière de cet objectif législatif. L’infliction d’une peine est un mécanisme important pour protéger les enfants des violences sexuelles et pour exprimer la répulsion de la société envers ces infractions (Friesen, par. 45; Bertrand Marchand, par. 176, la juge Côté, dissidente, mais non sur ce point).

[184]                     L’article 12 accorde le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités infligés par l’État (R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, [2022] 1 R.C.S. 597, par. 56; R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 31‑32). La protection contre les peines cruelles et inusitées comporte deux volets (Bissonnette, par. 59‑60 et 69‑70; Hills, par. 35‑36). Le premier volet porte sur la sévérité de la peine (Bissonnette, par. 61-63; Hills, par. 35). Le deuxième volet porte plutôt sur la méthode de punition (Bissonnette, par. 64‑68; Hills, par. 36). On emploie généralement le premier volet de l’art. 12 pour analyser la constitutionnalité d’une peine minimale (Hills, par. 37).

[185]                     Notre jurisprudence reconnaît deux façons de contester la constitutionnalité d’une peine minimale. D’abord, la contestation peut reposer sur la situation du délinquant qui comparaît devant le tribunal (Hills, par. 41). Ensuite, la contestation peut reposer sur la situation d’un délinquant se trouvant dans un scénario hypothétique raisonnable (ibid.; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 77; Bissonnette, par. 63). Par ailleurs, la contestation peut combiner les deux façons de faire : soutenir que la peine minimale porte atteinte aux droits du délinquant qui comparaît devant le tribunal et, dans l’alternative, aux droits du délinquant se trouvant dans un scénario hypothétique proposé. Il incombe à la partie requérante de convaincre le tribunal que le scénario hypothétique qu’elle propose est raisonnable et donc acceptable.

[186]                      Le tribunal suit une démarche en trois étapes lorsque, comme en l’espèce, la contestation constitutionnelle repose sur la situation d’un délinquant représentatif se trouvant dans un scénario hypothétique. Premièrement, le tribunal sélectionne un scénario hypothétique raisonnable à partir duquel il doit mener son analyse. Deuxièmement, il se demande ce qui constituerait une peine juste et proportionnée pour le délinquant représentatif se trouvant dans le scénario hypothétique raisonnable sélectionné, eu égard aux objectifs et aux principes de détermination de la peine établis par le Code criminel (art. 718 et suiv.). Troisièmement, le tribunal se demande si la peine minimale attaquée exige l’infliction d’une peine exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste et proportionnée (voir Hills, par. 40).

(1)          Première étape : sélectionner un scénario hypothétique raisonnable

[187]                      La première étape consiste à sélectionner un scénario hypothétique raisonnable (voir Hills, par. 76 et suiv.). Dans le respect du processus accusatoire, il incombe à la partie requérante de convaincre le tribunal du caractère raisonnable du scénario hypothétique proposé (par. 93).

[188]                     Il est pertinent de noter qu’à ce jour, chaque fois que notre Cour a déclaré inconstitutionnelle une peine minimale, elle l’a fait en fonction d’un scénario hypothétique, et non en fonction de la situation du délinquant dont elle était saisie (Hills, par. 69; L. Kerr et M. Perlin, « A New Justification for Section 12 Hypotheticals and Two Rules for Constructing Them » (2025), 5 S.C.L.R. (3d) 179, p. 183‑184).

[189]                     La première utilisation d’un scénario hypothétique remonte à l’arrêt R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045. Cette affaire mettait en cause la peine minimale de sept ans pour importation de drogues. Le juge Lamer, plus tard juge en chef, l’a déclarée inconstitutionnelle parce qu’il était selon lui inévitable et manifeste que, « dans certains cas », l’imposition de la peine minimale contreviendrait à l’art. 12 (p. 1077‑1079).

[190]                     Néanmoins, les décennies qui suivirent furent marquées par de profondes remises en question de l’usage des scénarios hypothétiques et la Cour ne déclarera aucune peine minimale inconstitutionnelle sur la base de scénarios hypothétiques après l’arrêt Smith (voir Goltz; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; Kerr et Perlin, p. 183‑185).

[191]                     Plus de 25 ans après l’arrêt Smith, la validité du recours aux scénarios hypothétiques fut réexaminée dans l’arrêt Nur. Malgré de nombreuses critiques formulées à leur égard, la Cour confirma l’usage des scénarios hypothétiques comme outil d’analyse dans le cadre de l’art. 12. Dans l’arrêt Nur (possession d’armes à feu prohibées et chargées) et, l’année suivante, dans l’arrêt R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130 (possession de drogues en vue d’en faire le trafic), des peines minimales furent invalidées en fonction de scénarios hypothétiques (Kerr et Perlin, p. 185‑187).

[192]                     Plus récemment, notre Cour a également déclaré inconstitutionnelles des peines minimales obligatoires sur la base de situations raisonnablement prévisibles dans les arrêts Hills (décharge insouciante d’armes à feu) et Bertrand Marchand (leurre d’enfant). L’arrêt R. c. Hilbach, 2023 CSC 3, a néanmoins confirmé la validité de la peine minimale en matière de vol qualifié (Kerr et Perlin, p. 187‑190).

a)              Caractère « raisonnable » d’un scénario hypothétique

[193]                      La prudence s’impose lorsqu’un tribunal évalue le caractère raisonnable d’un scénario hypothétique proposé. Le « scénario hypothétique raisonnable » est une création jurisprudentielle que notre Cour s’affaire à circonscrire consciencieusement au fil de ses décisions depuis l’arrêt Smith. Pour ce faire, notre Cour a graduellement élaboré des limites à l’éventail de scénarios hypothétiques pouvant effectivement être qualifiés de « raisonnables ».

[194]                      Ces limites sont fondamentales. Elles permettent de maintenir l’intégrité du système de justice et la confiance du public envers l’administration de la justice. Sans le respect et le soutien de la collectivité, l’administration de la justice criminelle ne peut remplir adéquatement sa fonction (R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667). Ces limites témoignent du respect des tribunaux envers la séparation des pouvoirs au sein de notre démocratie constitutionnelle. Le professeur C. Fehr souligne avec justesse qu’il serait imprudent de [traduction] « fai[re] abstraction du juste milieu établi par l’utilisation de scénarios hypothétiques raisonnables dans le cadre de contestations de textes de loi fixant des peines minimales obligatoires » (« Over the Hills : Section 12 of the Charter at 40 » (2024), 102 R. du B. can. 393, p. 414). [traduction] « Au cœur de cet équilibre », explique-t-il, « se trouvent deux considérations : la nécessité de protéger les citoyens contre les peines et les traitements exagérément disproportionnés et l’octroi du Parlement de suffisamment de latitude sur le plan constitutionnel pour influer sur le droit relatif à la détermination de la peine » (ibid.). Appliquer ces limites avec soin est donc crucial pour maintenir ce « juste milieu » et « cet équilibre » dont le professeur Fehr fait état.

[195]                      Notre Cour a reconnu qu’un scénario hypothétique raisonnable est « un outil accepté et approprié » (Hills, par. 67; voir aussi les par. 68‑75). Cet « outil » permet de promouvoir les objectifs de protection de la Charte (par. 73).

[196]                      Notre jurisprudence circonscrit toutefois avec prudence ce qu’elle entend par un « scénario hypothétique raisonnable ». Depuis l’arrêt Goltz, notre Cour balise soigneusement la capacité de toute partie requérante à contester la constitutionnalité d’une disposition lorsque les droits de cette partie ne sont pas bafoués par la loi, c’est‑à‑dire lorsque la contestation repose sur les effets inconstitutionnels de la disposition sur des tiers. Ces balises sont essentielles pour éviter que le critère ne compromette l’équilibre constitutionnel et qu’il ne fasse violence au principe de la séparation des pouvoirs. Il s’agit d’un outil et non d’une arme. L’« invalidation inconsidérée de peines établies par le législateur » n’a pas sa place au Canada (Goltz, p. 501; voir aussi les p. 502‑503). Pour que le Parlement puisse jouir de sa prérogative d’adopter des lois d’application générale au sein d’une société démocratique qui permettent de répondre à des enjeux sociétaux par des mesures de portée générale et d’intérêt public, il convient de bien circonscrire le périmètre dans lequel « l’imagination des avocats » est permise (Hills, par. 83; Hilbach, par. 89). Sans quoi, prévient‑on, « la constitutionnalité d’une disposition ne tiendrait qu’aux aptitudes du plaideur » (Nur, par. 75).

[197]                      Notre collègue souligne l’importance de la primauté du droit et de l’accès à la justice dans l’application du test de l’art. 12. S’il est vrai que la primauté du droit s’avère pertinente aux fins de l’analyse, toute discussion entourant l’accès à la justice ne fait que nous éloigner du cœur du débat. Nous nous attarderons donc sur ce premier principe.

[198]                      Dans l’arrêt Lloyd, la juge en chef McLachlin a écrit que « nul ne peut [. . .] se voir infliger une peine sur le fondement d’une loi invalide » (par. 16; voir Hills, par. 73). Ce principe n’est cependant pas le seul devant être pris en compte dans l’analyse. S’il l’était, la jurisprudence de notre Cour n’aurait pas graduellement développé une panoplie de limites raisonnées à ce qui pourrait constituer un scénario hypothétique raisonnable. Notre jurisprudence — de l’arrêt Smith à aujourd’hui — révèle plutôt une constante recherche du juste équilibre entre plusieurs principes, dont la primauté du droit, la séparation des pouvoirs et la confiance du public, afin de sélectionner un scénario hypothétique approprié. Ces limites raisonnées permettent de maintenir l’équilibre qui s’impose dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle (voir Fehr, p. 414).

[199]                      Les limites au « scénario hypothétique raisonnable » sont nombreuses. La question est souvent formulée à la négative : on se demande généralement ce qu’un « scénario hypothétique raisonnable » n’est pas. En voici les grandes lignes. Ce n’est ni un scénario invraisemblable (Goltz, p. 505‑506 et 515; Morrisey, par. 30 et 33; R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895, par. 5; Nur, par. 54, 68 et 75‑76; Hills, par. 78 et 91; Hilbach, par. 88); ni un scénario difficilement imaginable (Goltz, p. 506 et 515‑516; Morrisey, par. 30; Wiles, par. 5; Nur, par. 54, 56 et 75; Hills, par. 78; Hilbach, par. 88); ni un scénario fantaisiste (Nur, par. 62; Hills, par. 83; Hilbach, par. 88); ni un scénario tout à fait irréaliste (Hills, par. 91); ni un scénario farfelu (Hills, par. 92; Hilbach, par. 89); ni un scénario basé sur de pures conjectures (Nur, par. 62; Hills, par. 92); ni un scénario extrême (Goltz, p. 515; Morrisey, par. 30 et 33; Wiles, par. 5; Hills, par. 78; Hilbach, par. 88); ni non plus un scénario n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce (Goltz, p. 515; Morrisey, par. 30; Wiles, par. 5; Nur, par. 62, 68 et 76; Hills, par. 78‑79 et 91; Hilbach, par. 88).

[200]                     Cette dernière limite est au cœur du présent pourvoi. Elle fait l’objet d’un désaccord entre les juges majoritaires et le juge dissident dans la décision de la Cour d’appel du Québec (motifs de la C.A., par. 148‑156, 216‑221 et 231‑232). De plus, les parties ont eu l’opportunité de plaider sur ce sujet pendant l’audience devant notre Cour (transcription, p. 33‑34 et 72‑73). Il convient donc de préciser la nature de cette limite et d’insister sur son importance.

b)             Continuation de l’élaboration et de la clarification des principes de droit

[201]                      Notre Cour a entrepris d’importants efforts de clarification des principes de droit dans l’arrêt Hills (par. 1). Sans pour autant opérer un virage méthodologique de taille, la Cour a tout de même apporté plus de clarté et de meilleures orientations pour mieux composer avec les cas où une partie conteste la constitutionnalité d’une disposition fixant une peine minimale en vertu de l’art. 12 (par. 49). À cette fin, notre Cour a élaboré un cadre d’analyse, des repères, des directives et des éclaircissements supplémentaires (par. 3). Contrairement à ce que soutient notre collègue, nous ne nous écartons pas des précédents de la Cour. Plutôt, les présents motifs poursuivent les efforts de clarification et d’orientation entrepris dans l’arrêt Hills.

[202]                     Dans le cadre de ces dossiers, nous nous penchons plus spécifiquement sur la règle contre les scénarios hypothétiques « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » et des exemples extrêmes. La limite du « faible rapport avec l’espèce » (« remote ») (Goltz, p. 515) a été citée abondamment en jurisprudence (Morrisey, par. 30; Wiles, par. 5; Nur, par. 62, 68 et 76), et notamment dans le récent arrêt Hills (par. 78 et 91). Cependant, notre Cour n’a pas encore eu l’occasion de bien en définir le contenu ni la portée en appel.

c)              Scénario « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (« remote »)

[203]                      Un scénario hypothétique « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (« remote ») est un scénario dont il ne peut être tenu compte pour déterminer la constitutionnalité d’une disposition législative.

[204]                      Cette limite émane à l’origine des motifs majoritaires du juge Gonthier dans l’arrêt Goltz. Le juge Gonthier reconnaît qu’un tribunal peut tenir compte de scénarios hypothétiques qui diffèrent à certains égards du dossier du délinquant qui comparaît devant le tribunal. Or, il précise que les scénarios hypothétiques retenus doivent avoir plus qu’un « faible rapport » avec le dossier en l’espèce. Ce principe ressort on ne peut plus clairement de la version française des motifs du juge Gonthier (aux p. 515‑516 (nous soulignons)) :

Constitue un exemple hypothétique raisonnable celui qui n’est ni invraisemblable ni difficilement imaginable. Bien que la Cour se trouve inévitablement contrainte de prendre en considération des ensembles de faits qui diffèrent de ceux qui se présentent dans le cas de l’intimé, on ne saurait en prendre prétexte pour invalider des lois sur le fondement d’exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce. Les lois sont destinées normalement à régir d’une manière générale un domaine en particulier, de façon à ce qu’elles s’appliquent à toute une gamme de personnes et de circonstances. Notre Cour a certes veillé autant que possible à s’assurer de l’existence d’une base factuelle appropriée avant d’évaluer une loi en fonction de la Charte (Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, à la p. 1099, et MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux pp. 361 et 362). Pourtant, comme nous l’avons indiqué plus haut, la jurisprudence portant sur l’art. 12 n’envisage pas une norme d’examen qui repose dans chaque cas sur ce genre de base factuelle. La norme applicable doit être centrée sur des circonstances imaginables qui pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne.

[205]                      Nous sommes d’avis qu’il n’y a qu’un seul sens à donner à l’expression « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce ». C’est le sens qui respecte et donne plein effet à l’intention originelle du juge Gonthier dans l’arrêt Goltz, que la Cour a toujours cité avec approbation (Morrisey, par. 30; Wiles, par. 5; Nur, par. 62, 68 et 76; Hills, par. 78 et 91; Hilbach, par. 88). L’arrêt Hills n’a pas « boulevers[é] » cette règle (par. 3). Certes, l’utilisation de l’expression anglaise « remote [. . .] examples » peut laisser planer une certaine ambiguïté (voir R. c. M.R.M., 2020 ONCA 75, par. 10‑11). Cela dit, une lecture contextuelle et fonctionnelle des motifs du juge Gonthier dans les deux langues officielles permet de cerner leur véritable sens : le tribunal doit examiner le rapport entre, d’une part, le dossier dont le tribunal est saisi et, d’autre part, le scénario hypothétique proposé par l’une des parties à l’instance.

(i)            Examen comparatif entre le scénario et le dossier en l’espèce

[206]                      La règle contre les scénarios hypothétiques « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (« remote ») requiert un examen comparatif entre le dossier sous étude et le scénario hypothétique proposé. Le terme « rapport » renvoie au lien, à la proximité et à la similarité entre les deux cas. Un scénario hypothétique n’a « qu’un faible rapport avec l’espèce » lorsque celui-ci est « remote » par rapport au dossier devant le tribunal.

[207]                      Plusieurs décisions de la Cour d’appel du Québec illustrent bien en quoi consiste l’examen comparatif auquel le tribunal doit s’adonner. Par exemple, le juge Gagnon écrit dans l’arrêt Ayotte c. R., 2019 QCCA 1241, 56 C.R. (7th) 318, qu’il faut exclure les scénarios hypothétiques « n’ayant qu’un rapport lointain avec l’espèce » (par. 33, se référant à Goltz, p. 505‑506). Il ajoute devoir écarter les scénarios hypothétiques n’ayant pas de « rapport factuel et juridique suffisant » avec l’espèce (par. 93). De même, le juge Ruel écrit dans l’arrêt Procureur général du Québec c. C.M., 2021 QCCA 543, que « les hypothèses [. . .] n’ayant qu’un faible rapport avec le dossier particulier sous étude doivent en principe être écartées » (par. 104, se référant notamment à Goltz, p. 515). Sur cette base, le juge Ruel écarte les scénarios hypothétiques proposés (par. 103 et 105).

[208]                      La jurisprudence des cours provinciales n’est pas en reste sur le sujet (voir, p. ex., R. c. Moquin, 2015 QCCQ 2705, 338 C.R.R. (2d) 53, par. 45‑50; Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Perron, 2018 QCCQ 7557, par. 70‑105; R. c. Gagnon, 2018 QCCQ 9569, par. 92‑104; R. c. Dawson, 2022 ONCJ 540, par. 95-97; R. c. Potvin‑Morin, 2024 QCCQ 6439, par. 157‑158). Elle confirme que les tribunaux chargés quotidiennement de l’administration de la justice pénale dans leur province respective appliquent couramment la règle de l’arrêt Goltz contre les scénarios « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce ».

(ii)          Rapport factuel et juridique suffisant avec l’espèce

[209]                      Le rapport entre le scénario hypothétique proposé et le dossier particulier en l’espèce doit être suffisant à la fois au plan factuel et au plan juridique. La partie requérante doit démontrer un « rapport factuel et juridique suffisant » entre le dossier devant le tribunal et le scénario hypothétique proposé (Ayotte, par. 93; voir, p. ex., Gagnon, par. 92‑104; Perron, par. 70‑105). Sans cette démonstration, le tribunal ne peut tenir compte du scénario hypothétique proposé pour déterminer la constitutionnalité d’une disposition législative contestée.

[210]                      Tel qu’indiqué, le scénario hypothétique proposé doit avoir un rapport factuel suffisant avec l’espèce. Le fardeau de la preuve incombe à la partie requérante. Pour s’acquitter de son fardeau, la partie requérante [traduction] « ne devrait pas postuler des faits trop éloignés des faits concrets du plaideur concerné » (R. c. A. (S.), 2014 ABCA 191, 312 C.C.C. (3d) 383, par. 118). Ainsi, [traduction] « il n’y a pas lieu d’imaginer et de postuler une situation hypothétique trop éloignée des faits en cause dans le litige en question » (Moquin, par. 46; voir, p. ex., Dawson, par. 95‑97; Potvin-Morin, par. 157‑158; R. c. L. (M.), 2016 ONSC 7082, 367 C.R.R. (2d) 268, par. 85 : [traduction] « . . . j’ai écarté [les affaires] où les circonstances ne sont pas similaires à celles de l’espèce . . . »). Lorsqu’il examine la suffisance du rapport factuel, le tribunal peut notamment considérer les éléments habituellement pertinents pour évaluer la gravité subjective de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant.

[211]                     Ensuite, le scénario hypothétique proposé doit avoir un rapport juridique suffisant avec l’espèce. Le fardeau de la preuve incombe à la partie requérante. Pour s’acquitter de son fardeau, la partie requérante doit « fournir un exemple raisonnable se rapportant à la disposition précise contestée » (Goltz, p. 519; R. c. Brown, [1994] 3 R.C.S. 749, p. 751; voir Kerr et Perlin, p. 202‑203). La partie requérante doit donc proposer un scénario hypothétique reposant sur la même infraction que celle dont le délinquant devant le tribunal est reconnu coupable (voir, p. ex., E.J.B., par. 64‑66). Bien entendu, il doit s’agir d’un scénario qui mènerait à une déclaration de culpabilité, non pas à un acquittement. Lorsqu’il examine la suffisance du rapport juridique, le tribunal peut notamment tenir compte du mode de participation à l’infraction (art. 21 à 24 C. cr.) et du mode de perpétration de l’infraction.

(iii)        Approche suggérée

[212]                     Un scénario hypothétique se « concoct[e] avec soin » dans le respect du processus accusatoire (Hills, par. 76 et 93). Nous suggérons l’une ou l’autre des options suivantes pour concocter un scénario hypothétique « raisonnable ». Premièrement, la partie requérante peut prendre comme point de départ la situation dont le tribunal est saisi, puis en changer certaines caractéristiques, pourvu que le scénario conserve plus qu’un faible rapport avec l’espèce. Deuxièmement, la partie requérante peut prendre comme point de départ un cas réel répertorié, puis l’adapter jusqu’à ce que celui‑ci obtienne plus qu’un faible rapport avec l’espèce (Morrisey, par. 33). Contrairement à ce que soutient notre collègue, cette approche ne risque pas d’engendrer des conséquences négatives pour des délinquants autochtones. Comme nous l’avons indiqué, il est possible de changer certaines caractéristiques du délinquant dans le cadre du scénario hypothétique raisonnable, notamment l’autochtonité, en autant que le scénario proposé conserve un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce. En effet, « les tribunaux peuvent modifier les faits d’un cas répertorié » (Hills, par. 81; voir Nur, par. 62). Quoi qu’il en soit, l’idée demeure la même peu importe le point de départ choisi : un scénario hypothétique acceptable ne peut être trop lointain (« remote ») par rapport à l’espèce.

d)             Nécessité d’un dossier soigneusement préparé et complet

[213]                      Règle générale, notre Cour peut examiner une question constitutionnelle sous l’angle des scénarios hypothétiques lorsque les circonstances le permettent. Pour ce faire, le dossier d’appel déposé doit être « soigneusement préparé » et « complet pour trancher la question » (Griffith c. R., 2023 QCCA 301, par. 68 et 85). Sauf exception, un dossier « soigneusement préparé » et « complet » devrait en principe contenir : des avis aux procureurs généraux suivant les règles de procédure; un fondement factuel concernant le délinquant devant le tribunal; un argumentaire pertinent concernant les scénarios hypothétiques raisonnables (ce qui peut inclure les cas réels répertoriés); et un débat contradictoire. Le fondement factuel concernant le délinquant devant le tribunal est important non seulement parce qu’une peine doit être imposée mais également parce que le tribunal doit examiner s’il existe un lien factuel et juridique suffisant entre le scénario hypothétique proposé et le dossier en l’espèce.

[214]                      La responsabilité de proposer des scénarios hypothétiques incombe à la partie requérante (Goltz, p. 520; Plange, par. 31‑33). L’arrêt Hills rappelle d’ailleurs qu’« [i]l revient à la personne délinquante/demanderesse de formuler et d’avancer la situation hypothétique raisonnablement prévisible sur laquelle repose l’allégation que la disposition attaquée est inconstitutionnelle » (par. 93).

[215]                      Notre Cour peut refuser d’examiner d’autres scénarios hypothétiques en l’absence de représentations suffisamment étoffées à propos de ces autres scénarios. Des raisons de principe et pratiques le justifient. Au plan des principes, notre Cour respecte le processus accusatoire, qui s’inscrit dans un système de justice de nature contradictoire de tradition de common law (Bertrand Marchand, par. 114‑115; Hills, par. 93). Au plan pratique, notre Cour n’est pas adéquatement outillée pour traiter de scénarios hypothétiques qui n’ont été ni proposés par les parties, ni examinés au préalable par le tribunal ou la cour d’appel, ni même débattus à l’audience devant la Cour. Examiner de tels scénarios pourrait conduire à une injustice (Ménard c. R., 2024 QCCA 1359, par. 82; Griffith, par. 68‑69 et 85‑86; Bédard c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2021 QCCA 377, par. 75; Plange, par. 30‑37; R. c. Cowell, 2019 ONCA 972, 151 O.R. (3d) 215, par. 123‑126; R. c. E.O., 2019 YKCA 9, par. 38 : « . . . tant que la demande fait l’objet d’un débat en bonne et due forme . . . »).

e)              Application à l’espèce

[216]                      Nous soulignons à titre de remarque préliminaire que les quatre premiers scénarios hypothétiques examinés par le juge dissident à la Cour d’appel ne sont pas traités comme des scénarios hypothétiques par le juge de première instance. Ces scénarios hypothétiques sont tirés de cas réels répertoriés. Certes, le juge de première instance considère ces cas lorsqu’il détermine la peine à infliger aux délinquants devant lui (Naud, par. 33‑37; Senneville, par. 36‑40). Or, le juge ne les considère aucunement lorsqu’il évalue la constitutionnalité des peines minimales. La raison est simple : le juge ne s’est pas penché, du tout, sur la constitutionnalité des peines minimales à l’égard de qui que ce soit d’autre que les deux délinquants devant lui (Naud, par. 63‑64; Senneville, par. 59‑60).

[217]                      Cela n’a cependant pas empêché les juges de la Cour d’appel d’examiner la constitutionnalité des dispositions attaquées en fonction de cinq scénarios hypothétiques et, à cette fin, de requérir des observations additionnelles des parties. Le juge dissident est cependant le seul à appliquer le bon critère juridique en se demandant quel(s) scénario(s) hypothétique(s) proposé(s) a (ont) plus qu’un faible rapport avec l’espèce (motifs de la C.A., par. 216‑221).

[218]                      Un sixième scénario hypothétique est abordé par la Cour d’appel sans qu’un examen approfondi soit effectué. Il nous est néanmoins possible de l’aborder même sans le bénéfice d’une analyse de la Cour d’appel sur la question.

[219]                      L’analyse qui suit confirme que la contestation constitutionnelle doit échouer. Les cinq scénarios hypothétiques examinés par la Cour d’appel n’ont qu’un faible rapport avec l’espèce. Il en est de même du sixième scénario hypothétique proposé par les intimés dans le cadre de leurs observations additionnelles à la Cour d’appel. De surcroît, certains exemples s’avèrent trop extrêmes. En l’absence de scénarios hypothétiques raisonnables dont il peut être tenu compte pour déterminer la constitutionnalité des deux dispositions contestées, nous sommes d’avis que les intimés n’ont pas établi une violation de l’art. 12.

(i)            Premier scénario hypothétique

[220]                      Premièrement, le juge dissident examine le scénario hypothétique tiré de l’affaire R. c. Gangoo‑Bassant, 2017 QCCQ 20157, et 2018 QCCQ 11080. Le délinquant était un père de famille de 34 ans, avec un emploi stable, sans antécédent judiciaire, et sans difficulté ni déviance particulière. Le délinquant avait transmis à une seule personne via le réseau social Facebook, une seule fois, une seule photo de pornographie juvénile qu’il possédait.

[221]                      Ce scénario hypothétique n’a qu’un faible rapport avec l’espèce. Le juge dissident a raison de conclure qu’« [i]l s’agit d’une situation à des lieues des faits des présents dossiers » (motifs de la C.A., par. 217). Le geste est isolé, ponctuel et limité. La gravité subjective de l’infraction commise et le degré de responsabilité du délinquant n’ont presque rien à voir avec les deux dossiers sous étude. Un rapport aussi faible avec l’espèce rappelle l’arrêt C.M., où le juge Ruel était justifié de refuser les deux scénarios proposés, puisqu’un gouffre les séparait du dossier à l’étude (par. 103‑105).

(ii)          Deuxième scénario hypothétique

[222]                      Deuxièmement, le juge dissident examine le scénario hypothétique tiré de l’affaire R. c. Delage, 2019 QCCQ 1125. Le délinquant était un homme de 27 ans ayant des déficits relationnels et affectifs et un parcours de vie teinté par la consommation de drogue et d’alcool. Une nuit, alors qu’il était chez lui dans un état d’ébriété avancé, le délinquant clavardait sur son cellulaire sur un forum de discussion. Un individu lui a transmis par courriel 38 photographies représentant de la pornographie juvénile. Le délinquant les a eues en sa possession quelques minutes sinon quelques heures. Il ne s’en souvient cependant pas, compte tenu de son état d’intoxication. La nuit même, le délinquant a retourné les images à l’individu.

[223]                      Ce scénario hypothétique, en plus d’être extrême, n’a qu’un faible rapport avec l’espèce. Le juge dissident a raison de conclure que « [c]es faits n’ont tout simplement aucun rapport avec la situation dans les dossiers [des intimés] Senneville et Naud » (motifs de la C.A., par. 218). Il faut écarter ce scénario pour des raisons semblables à celles données pour écarter le scénario tiré de Gangoo‑Bassant. Le geste est isolé, ponctuel et très limité dans le temps. La gravité subjective de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant diffèrent largement.

(iii)        Troisième scénario hypothétique

[224]                      Troisièmement, le juge dissident examine le scénario hypothétique tiré de l’affaire R. c. Lavigne‑Thibodeau, 2019 QCCQ 3824. Le délinquant était un homme de 21 ans, sans antécédent judiciaire, avec une faible estime de lui-même, un manque de confiance en soi et certains problèmes de santé mentale (dépression et anxiété). Le délinquant a reconnu avoir accédé, une seule fois, à de la pornographie juvénile pendant une courte période d’au plus deux minutes.

[225]                      Ce scénario hypothétique n’a qu’un faible rapport avec l’espèce. Le juge dissident a raison de souligner que « les faits de ce[tte] affair[e] sont également éloignés de ceux dans les dossiers [des intimés] Senneville et Naud » (motifs de la C.A., par. 219). Il faut l’écarter pour des raisons semblables à celles données pour écarter les scénarios tirés des affaires Gangoo‑Bassant et Delage.

(iv)        Quatrième scénario hypothétique

[226]                      Quatrièmement, le juge dissident examine le scénario hypothétique tiré de l’affaire R. c. Duclos, 2019 QCCQ 5680. Le délinquant était un homme de 30 ans, célibataire et sans enfant, sans antécédent judiciaire, ayant toujours habité avec ses parents au domicile familial, n’ayant jamais travaillé et préférant rester à la maison avec un mode de vie centré sur le monde virtuel (par. 19 et 25). Il est atteint du syndrome d’Asperger, du syndrome de Gilles de la Tourette, de troubles anxieux généralisés avec éléments obsessionnels et compulsifs, d’un trouble déficitaire de l’attention, et de déficience intellectuelle légère en raison de sa capacité non verbale très faible, de ses capacités lacunaires d’adaptation et de dyspraxie développementale de nature visuospatiale (par. 24). Des rapports d’experts rendent compte de son état pathologique précaire et de ses retards de développement social et sexuel (par. 24 et 43). Le délinquant possédait 103 images, représentant de très jeunes enfants faisant des actes sexuels explicites avec des adultes et entre eux, durant une période d’un an et demie (par. 14 et 107). Pendant la période infractionnelle, l’état mental et psychologique du délinquant s’est détérioré encore davantage (par. 27‑29). Le tribunal a conclu qu’« il existe clairement une connexion entre les problèmes de santé de l’accusé et la commission des crimes » (par. 89).

[227]                      Ce scénario hypothétique n’a qu’un faible rapport avec l’espèce, notamment à cause des retards développementaux importants du délinquant. Le juge dissident a raison de retenir que « les faits de ce[tte] affair[e] sont également éloignés de ceux dans les dossiers [des intimés] Senneville et Naud » (motifs de la C.A., par. 219). Le degré de responsabilité du délinquant dans l’affaire Duclos n’est pas commensurable avec le degré de responsabilité respectif des deux intimés en l’espèce. Ils sont sans commune mesure et ils ne s’évaluent pas de la même façon, dans ces circonstances spécifiques.

(v)          Cinquième scénario hypothétique

[228]                      Cinquièmement, le juge dissident examine le scénario hypothétique que la Cour d’appel de l’Ontario avait retenu dans l’arrêt R. c. John, 2018 ONCA 702, 142 O.R. (3d) 670, pour déclarer inconstitutionnel l’ancien al. 163.1(4)a) C. cr. (motifs de la C.A., par. 220). Dans ce scénario hypothétique, [traduction] « [u]n jeune de 18 ans [. . .] reçoit, de la part de son ami, un “sexto” de la copine de 17 ans de cet ami, à l’insu de celle-ci. Le jeune de 18 ans transfère pas le “sexto”, mais le conserve sur son téléphone » (John, par. 29; voir aussi les par. 38‑41). Les juges majoritaires ont également considéré ce scénario hypothétique (motifs de la C.A., par. 147‑148 et 231). Mais, tel que mentionné, seul le juge dissident applique le bon critère en se demandant si un tel scénario possède un rapport suffisant avec l’espèce.

[229]                      Le rapport entre ce scénario hypothétique et les deux dossiers sous étude est au cœur du présent pourvoi. Ce n’était cependant pas le cas dans l’arrêt Bertrand Marchand. Dans cet arrêt portant sur l’infraction de leurre d’enfant, une majorité de notre Cour a adopté, avec les adaptations nécessaires, le scénario retenu dans l’arrêt John (Bertrand Marchand, par. 119‑121). Une majorité de notre Cour a ensuite choisi d’entériner l’admission des parties, et ce, sans se pencher véritablement sur le rapport entre ce scénario hypothétique et le dossier devant la Cour. De plus, l’arrêt Bertrand Marchand diffère largement du présent pourvoi, car en l’espèce le rapport entre le scénario tiré de l’arrêt John et les dossiers sous étude est à l’origine d’un désaccord entre les juges de la Cour d’appel (motifs de la C.A., par. 147‑148, 220 et 231). De toute façon, le principe du stare decisis — même horizontal — ne s’applique pas à l’égard de la conclusion qu’un scénario hypothétique proposé est « raisonnable » ou non : cette conclusion dépend du lien factuel et juridique entre ce scénario et le dossier entrepris. Du reste, et contrairement à ce que laisse entendre notre collègue, le fait que les parties aient reconnu ou non le caractère supposément raisonnable d’un scénario hypothétique ne saurait lier le tribunal, car il s’agit d’une question de droit (R. c. Boulanger, 2022 CSC 2, [2022] 1 R.C.S. 9, par. 4; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 62; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, par. 45). En effet, « jamais la Cour ne s’est sentie liée par une interprétation en droit avancée par une partie ou par une soi-disant concession sur une question de droit » (Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453, par. 89, la juge Deschamps, dissidente).

[230]                      Le scénario hypothétique retenu par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt John n’a qu’un faible rapport avec l’espèce. Le juge dissident a raison : « Ce portrait [. . .] apparaît extrêmement éloigné des faits dans les dossiers [des intimés] Senneville et Naud . . . » (motifs de la C.A., par. 220). Il faut l’écarter pour des raisons similaires à celles données pour écarter les scénarios tirés des affaires Gangoo‑Bassant, Delage et Lavigne‑Thibodeau. Ajoutons deux choses. Contrairement aux deux dossiers dont notre Cour est saisie en l’espèce, le scénario proposé n’en est même pas un de [traduction] « pornographie juvénile “traditionnelle” » (R. c. Keough, 2011 ABQB 312, 271 C.C.C. (3d) 486, par. 74). De plus, il s’agit d’un exemple extrême qui, contrairement aux enseignements de cette Cour, vise à inspirer « la plus grande sympathie possible » (Nur, par. 75; Hills, par. 91; Hilbach, par. 88‑89). Pour ces raisons, le scénario hypothétique proposé n’est pas raisonnable.

[231]                      À l’audience, l’avocate du procureur général du Québec a plaidé que le scénario hypothétique retenu dans l’arrêt John pouvait être considéré comme un scénario hypothétique raisonnable en l’espèce (transcription, p. 33‑34). Notre Cour n’est évidemment pas liée par l’avis d’une partie sur une question de droit. En l’occurrence, nous sommes d’avis que l’avocate a tort.

(vi)        Sixième scénario hypothétique

[232]                     Dans le cadre de leurs représentations additionnelles devant la Cour d’appel du Québec, les intimés ont proposé le scénario hypothétique suivant qui, en pratique, constitue une variation de l’arrêt Caron Barrette c. R., 2018 QCCA 516, 46 C.R. (7th) 400 — un cas réel répertorié rendu en matière de contacts sexuels (art. 151 C. cr.) — pour qu’il porte sur les infractions de possession et d’accès à la pornographie juvénile :

La première situation est inspirée de la décision Caron Barrette c. R. (2018 QCCA 516) et était ainsi formulée : « [. . .] alors dans une relation amoureuse interdite, mais connue et autorisée des parents, un jeune homme de 23 ans a des relations sexuelles avec sa copine de 14 ans. Dans le cadre de cette trame factuelle réelle et répertoriée, il aurait bien pu s’ajouter aux infractions celles d’avoir accédé et possédé de la pornographie juvénile alors que la victime transmet des photos d’elle nue à son partenaire, ce dernier les conservant, commettant ainsi les infractions qui nous occupent. La peine aurait vraisemblablement été la même, soit 90 jours de détention à purger de façon discontinue, considérant les infractions de gravité subjective plus importante auxquelles M. Caron Barrette a plaidé coupable, et non celle minimale d’une année de détention ». [Nous soulignons.]

 

(m.a., par. 94; voir aussi les par. 95‑96.)

[233]                     Les juges de la Cour d’appel n’ont pas considéré ce scénario. Les juges majoritaires n’en discutent pas. Le juge dissident écarte pour sa part l’arrêt Caron Barrette — à titre de cas réel répertorié — sans tenir compte des modifications apportées par les intimés pour en faire un nouveau scénario (motifs de la C.A., par. 219).

[234]                     Nous sommes d’avis d’écarter le sixième scénario hypothétique proposé pour deux raisons. Premièrement, il mènerait à un acquittement sur le chef de possession de pornographie juvénile. Tel que mentionné, les motifs majoritaires de l’arrêt Bertrand Marchand ont élargi l’exception relative à l’usage personnel pour que ce moyen de défense soit offert à une personne accusée qui ne serait ni l’auteure du matériel de pornographie juvénile, ni représentée dans celui‑ci. Ainsi, l’accusé du scénario proposé « ne pourrait pas être déclaré coupable » de l’infraction de possession puisque « la photo était destinée à son usage personnel (voir Sharpe) » (Bertrand Marchand, par. 131). Deuxièmement, et à tout évènement, le scénario proposé n’a qu’un faible rapport avec les deux dossiers en l’espèce. Il faut l’écarter pour des raisons semblables à celles données pour écarter celui tiré de l’arrêt John.

(vii)      Conclusion

[235]                      En somme, les cinq scénarios hypothétiques examinés par la Cour d’appel du Québec n’ont qu’un faible rapport avec l’espèce, il en est de même du sixième scénario hypothétique. En conséquence, la contestation constitutionnelle des intimés doit échouer d’emblée. Sans scénario hypothétique raisonnable, nous ne pouvons passer aux étapes suivantes du test de l’art. 12. Cela met donc un terme à l’analyse sur le plan constitutionnel.

(2)          Deuxième étape : déterminer une peine juste et proportionnée

[236]                     Puisque le dossier d’appel ne nous permet pas de procéder à la deuxième étape du test de l’art. 12, nos motifs se limiteront aux deux points suivants : a) les objectifs de dénonciation et de dissuasion doivent primer en matière d’infractions pédopornographiques et b) nous invitons les cours d’appel canadiennes à réviser à la hausse leurs lignes directrices en matière de pornographie juvénile.

a)              La primauté des objectifs de dénonciation et de dissuasion (art. 718 C. cr.)

[237]                     Premièrement, nous rappelons « la primauté de la dénonciation et de la dissuasion lors de la détermination de la peine de délinquants pour des infractions sexuelles contre des enfants » (Bertrand Marchand, par. 167). En matière de crimes pédopornographiques, les objectifs codifiés aux al. 718a) et b) C. cr. doivent primer sur les autres objectifs mentionnés à l’art. 718 (art. 718.01; Friesen, par. 101‑105 et 122; Bertrand Marchand, par. 28 et 167; R. c. Woodward, 2011 ONCA 610, 107 O.R. (3d) 81, par. 76; R. c. Rayo, 2018 QCCA 824, par. 103‑109; R. c. Morris, 2021 ONCA 680, 159 O.R. (3d) 685, par. 69; R. c. J. (T.), 2021 ONCA 392, 156 O.R. (3d) 161, par. 25‑28; Pike, par. 160; Courchesne c. R., 2024 QCCA 960, par. 49‑54; R. c. Razon, 2021 ONCJ 616, par. 35). L’article 718.01 C. cr. ne permet cependant pas aux tribunaux de faire abstraction des autres objectifs pénologiques mentionnés à l’art. 718. Sous réserve de l’impératif législatif de l’art. 718.01, les tribunaux jouissent du pouvoir discrétionnaire de déterminer le poids à accorder à chacun des objectifs (Bertrand Marchand, par. 28 et 123; Friesen, par. 104; Rayo, par. 108‑109; R. c. Bergeron, 2013 QCCA 7, par. 37; R. c. Daoust, 2012 QCCA 2287, par. 8).

[238]                     Notre collègue a raison d’affirmer que la proportionnalité doit toujours moduler la détermination de la peine. En effet, le juge de la peine ne doit pas accorder une importance excessive à la dénonciation et à la dissuasion au détriment de la proportionnalité. En revanche, l’on ne saurait non plus faire abstraction de l’évolution des mœurs de la société, lesquelles influencent nécessairement la conception de ce qui est proportionnel et, conséquemment, de la peine juste et appropriée (Friesen, par. 35; Sheppard, par. 68). Le message législatif de l’art. 718.01 C. cr. et les enseignements donnés dans l’arrêt Friesen sont sans équivoque : les infractions de pornographie juvénile doivent être punies plus sévèrement et plus lourdement (Bertrand Marchand, par. 31; Friesen, par. 3, 5, 95 et 116; Pike, par. 159). Certes, la mise en œuvre de ces principes reste néanmoins assujettie au respect du principe de proportionnalité codifié à l’art. 718.1 C. cr., une « condition sine qua non d’une sanction juste » (R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 37; R. c. J.W., 2025 CSC 16, par. 43). Les deux volets du principe de proportionnalité sont distincts et s’apprécient séparément sans jamais faire abstraction de l’un d’eux (R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 83; R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207, par. 46; Ipeelee, par. 37 et 39; J.W., par. 43; voir, p. ex., R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 108, citant R. c. Neary, 2017 SKCA 29, [2017] 7 W.W.R. 730, par. 39; Morris, par. 77; voir aussi Hills, par. 88).

b)             Lignes directrices en matière d’infractions de pornographie juvénile

[239]                     Deuxièmement, nous invitons les cours d’appel des provinces et territoires à rehausser leurs lignes directrices — fourchettes de peines ou points de départ — en matière d’infractions de pédopornographie en suivant les directives de l’arrêt Friesen. Il est attendu que les cours d’appel du pays établissent de nouvelles orientations dans leur juridiction respective, afin de tenir compte de l’évolution des connaissances et des attitudes de la société et des juges par rapport à ces infractions et à leurs auteurs (R. c. Parranto, 2021 CSC 46, [2021] 3 R.C.S. 366, par. 21‑23 et 56‑57; Friesen, par. 35 et 109; M. Vauclair, T. Desjardins et P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2025 (32e éd. 2025), par. 47.35).

[240]                     Nous constatons que certaines cours d’appel ont révisé à la hausse leurs lignes directrices en matière de pornographie juvénile. Nos motifs se limiteront à des constats; nous ne nous prononçons pas sur la durée précise des fourchettes de peines puisqu’il appartient aux cours d’appel d’établir les lignes directrices qui répondent aux réalités locales (Friesen, par. 106; Parranto, par. 15; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 95; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 92).

[241]                     Au Québec, le juge Bouchard de la Cour d’appel du Québec a conclu dans l’arrêt Régnier que la fourchette de peines articulée dans l’arrêt St-Pierre c. R., 2008 QCCA 894, par. 9, — qui prévoyait une fourchette de six mois à deux ans en matière de possession et de distribution de pornographie juvénile — était devenue obsolète et devait être révisée à la hausse (par. 30, 40, 44‑45, 49 et 78; voir Daudelin, par. 62).

[242]                     Dans un ouvrage récent, les professeurs H. Parent et J. Desrosiers ont compilé des fourchettes de peines en matière de possession (par. 163.1(4) C. cr.), de production (par. 163.1(2)) et de distribution (par. 163.1(3)) à l’ère post‑Friesen (Traité de droit criminel, t. III, La peine (4e éd. 2024), p. 1086, 1093 et 1108‑1109).

[243]                     Ces auteurs recensent une fourchette de peines en trois temps pour l’infraction de possession poursuivie par acte criminel (al. 163.1(4)a) C. cr.) : des peines de quelques mois à 12 mois dans l’extrémité inférieure; des peines de 12 mois à 36 mois dans la partie intermédiaire; et des peines de 36 mois et plus dans l’extrémité supérieure (p. 1099‑1108). Ils établissent également une fourchette de peines en trois parties pour les infractions de production et de distribution : des peines de quelques mois à 12 mois dans l’extrémité inférieure; des peines d’un an à 3 ans dans la partie intermédiaire; et des peines de 3 ans à 5 ans dans l’extrémité supérieure (p. 1108‑1120).

[244]                     En Ontario, les arrêts R. c. V. (M.), 2023 ONCA 724, 169 O.R. (3d) 321, et Pike indiquent que la fourchette de peines de la décision R. c. Kwok, 2007 CanLII 2942 (C.S.J. Ont.), par. 5, — qui prévoyait une fourchette de 6 à 18 mois en matière de possession de pornographie juvénile — était devenue obsolète depuis longtemps (V. (M.), par. 56 et 94‑98; Pike, par. 174‑175). Toujours dans l’arrêt Pike, le juge en chef Tulloch rehausse à 5 ans l’extrémité supérieure de la fourchette de peines pour l’infraction de possession de pornographie juvénile (par. 176‑178). Il estime toutefois plus prudent de ne pas se prononcer sur l’extrémité inférieure de la fourchette de peines en matière de possession, compte tenu des nombreuses façons de commettre cette infraction (par. 176).

[245]                     Nous reconnaissons les efforts déployés par les cours d’appel qui ont mis à jour leurs lignes directrices en matière de pornographie juvénile. Une telle approche est conforme aux enseignements de l’arrêt Friesen (par. 108‑114). Les tribunaux qui déterminent les peines, et les cours d’appel qui actualisent leurs lignes directrices, devront apprécier avec prudence les précédents établis avant l’arrêt Friesen (Sheppard, par. 82; R. c. M.A.C., 2023 ABCA 234, 60 Alta. L.R. (7th) 255, par. 50; R. c. L.A., 2023 SKCA 136, par. 40; R. c. Gargan, 2023 NWTCA 5, [2023] 11 W.W.R. 31, par. 19; R. c. Williams, 2020 BCCA 286, 396 C.C.C. (3d) 59, par. 73). Nous rappelons enfin que les lignes directrices développées dans une province ou un territoire n’ont aucun effet juridique contraignant ailleurs au Canada. Chaque cour d’appel peut ainsi façonner une réponse adaptée aux problématiques sociales et criminelles spécifiques à sa région (Vauclair, Desjardins et Lachance, par. 3.7 et 47.32).

c)              Conclusion

[246]                      Les peines infligées en matière de pédopornographie doivent, d’abord, refléter la primauté des objectifs de dissuasion et de dénonciation et, ensuite, traduire le caractère hautement répréhensible et nocif des infractions pédopornographiques, sous réserve des facteurs qui atténuent le degré de responsabilité du délinquant (R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; Ipeelee; Friesen, par. 91‑92 et 104; Bertrand Marchand, par. 171). Les cours d’appel sont du même coup invitées à réviser leurs lignes directrices à la hausse, « afin d’harmoniser le droit avec la nouvelle conception que se fait la société de la gravité de certaines infractions ou du degré de responsabilité de certains délinquants » (Friesen, par. 35; sur la gravité des infractions, voir Friesen, par. 75‑86, et Pike, par. 157‑160; sur le degré de responsabilité des délinquants, voir Friesen, par. 87‑92, et Pike, par. 161‑165).

[247]                      Cela signifie que les peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. sont beaucoup plus susceptibles de résister à des contestations fondées sur l’art. 12. D’abord, au stade de la détermination de la peine, le tribunal devra appliquer les enseignements de l’arrêt Friesen, qui commandent des peines plus lourdes et plus sévères en matière de pornographie juvénile. Plus souvent qu’autrement, le tribunal devrait imposer une peine d’une durée au moins égale ou supérieure à celle de la peine minimale. Ensuite, à la dernière étape du test de l’art. 12 dont nous discutons ci‑après, l’écart (s’il y en a un) entre une peine juste et proportionnée et la peine minimale sera peu — voire pas — susceptible de constituer un écart à ce point intolérable qu’il rendrait la peine minimale exagérément disproportionnée. Nous verrons qu’en raison du jugement normatif requis par le critère de l’art. 12, les al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. ne sont pas particulièrement vulnérables à des contestations de nature constitutionnelle et, au contraire, ils sont susceptibles d’y échapper.

(3)          Troisième étape : le caractère exagérément disproportionné de la peine minimale par rapport à une peine juste et proportionnée

[248]                     Le dossier d’appel ne nous permet pas de procéder à cette étape du test de l’art. 12. Nous ferons cependant deux remarques. Premièrement, nous insisterons sur le fait qu’une sanction peut être excessive, disproportionnée et inappropriée sans pour autant franchir la ligne constitutionnelle, dont le test est plus strict et exigeant. Une peine excessive, disproportionnée et inappropriée respecte l’art. 12. Deuxièmement, nous rappellerons que le test de l’art. 12 est l’exercice d’un jugement normatif. Cela fait en sorte que le fardeau de la partie requérante est particulièrement lourd en matière d’infractions pédopornographiques. Ce qui peut être « exagérément disproportionné » dans certains cas donnés ne le sera pas forcément lorsqu’il sera question d’infractions aussi odieuses et déshumanisantes que celles de pornographie juvénile.

a)              La ligne constitutionnelle est un test strict et exigeant

[249]                     La norme constitutionnelle de la peine « exagérément disproportionnée » est une norme exigeante (Hills, par. 109). La barre est haute et ne sera atteinte qu’en de rares occasions (Lloyd, par. 24; Bissonnette, par. 70; Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1417 (« Le critère [. . .] est à bon droit strict et exigeant. Un critère moindre tendrait à banaliser la Charte. »); Hilbach, par. 81).

[250]                     Une peine simplement excessive ne franchit pas la ligne constitutionnelle (Hills, par. 47; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 14). Il en faut plus. La peine infligée doit être excessive au point d’être incompatible avec la dignité humaine (Wiles, par. 4; Smith, p. 1072) et de porter atteinte au sens de la décence (Morrisey, par. 26).

[251]                     Une peine simplement disproportionnée ne franchit pas non plus la ligne constitutionnelle (Hills, par. 47). Un seuil plus élevé est nécessaire. La peine infligée doit être exagérément disproportionnée au point où les Canadiens la considéreraient odieuse ou intolérable (Morrisey, par. 26; Wiles, par. 4; Hills, par. 109‑110). La disproportion de la peine infligée doit être flagrante ou d’un degré démesuré (Hills, par. 107).

[252]                     Une peine simplement inappropriée ne franchit pas davantage la ligne constitutionnelle (Hills, par. 47). La barre est bien plus élevée. La sévérité de la peine infligée doit être de nature à choquer la conscience des Canadiens (Lloyd, par. 33).

[253]                     Enfin, les appelants soutiennent que le test de l’art. 12 — en particulier à l’étape qui considère les effets de la peine sur le délinquant — devrait tenir compte de « la possibilité réaliste d’obtenir une libération conditionnelle » qu’a le délinquant (m.a., par. 43‑50, 93 et 112‑114). Les intimés et l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles se sont opposés à cette prétention (m.i., par. 44‑47; m. interv., par. 40‑50).

[254]                     Nous rejetons la prétention des appelants. L’exercice comparatif entre une peine minimale et une peine juste et proportionnée ne doit pas tenir compte de la possibilité qu’a le délinquant d’obtenir une libération conditionnelle (Nur, par. 98; Hills, par. 103‑105; Hilbach, par. 60). L’exercice comparatif se concentre sur « la peine elle-même » (Hills, par. 103 (en italique dans l’original)). À titre d’exemple, une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle fait partie de la peine elle-même (R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, par. 21‑23; M. (C.A.), par. 63; Bissonnette, par. 58). Mais, on ne peut en dire autant de la possibilité — même réaliste — qu’a un délinquant d’obtenir une libération conditionnelle. Dans la mesure où l’arrêt Morrisey soutient le contraire (aux par. 41‑42 et 55), il ne reflète plus l’état actuel du droit depuis l’arrêt Nur. Obtenir une libération conditionnelle relève d’un processus administratif indépendant et distinct du processus judiciaire de détermination de la peine (Hills, par. 104‑105).

b)             La ligne constitutionnelle requiert l’exercice d’un jugement normatif

[255]                     Le tribunal exerce un jugement normatif lorsqu’il détermine si une peine est « exagérément disproportionnée » (Hills, par. 48 et 110). Le tribunal doit pondérer l’opinion de la société canadienne — en constante évolution (Bissonnette, par. 65) — à l’aune des valeurs et des objectifs qui sous‑tendent notre jurisprudence relative à la Charte et à la détermination de la peine (Hills, par. 110).

[256]                     Il est accepté que, plus la portée et l’étendue d’une infraction sont larges, plus la peine minimale y afférente est « potentiellement vulnérable sur le plan constitutionnel » (R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3, par. 146).

[257]                     Cela dit, dès l’instant où le tribunal a sélectionné un scénario hypothétique raisonnable, la portée et l’étendue de l’infraction s’avèrent sans grande pertinence. Le tribunal doit élaborer une peine juste et proportionnée pour le délinquant représentatif se trouvant dans le scénario hypothétique sélectionné. Que la portée et l’étendue de l’infraction soient larges ou étroites, le tribunal a déjà sélectionné un délinquant représentatif à partir duquel mener l’analyse. Pour la suite, le tribunal doit se concentrer sur l’écart entre la peine minimale et une peine juste et proportionnée pour ce délinquant représentatif. Donc, l’existence d’autres scénarios sélectionnables importe peu, voire pas du tout. L’analyse vise plutôt à déterminer si la peine minimale est cruelle ou inusitée pour ce délinquant représentatif. C’est à ce stade qu’entre en scène l’exercice d’un jugement normatif.

[258]                     Premièrement, le tribunal doit tenir compte de « [l]’opinion de la société canadienne » dans l’exercice de son jugement normatif (Hills, par. 48 et 110). De nos jours, la société comprend mieux le caractère répréhensible et la grande nocivité de la violence sexuelle à l’endroit des enfants (Friesen, par. 5, 99 et 108; Pike, par. 144‑156). C’est pourquoi les infractions de pornographie juvénile suscitent tant d’indignation et qu’elles répugnent à ce point. À la dernière étape du test de l’art. 12, le tribunal doit donc considérer la réprobation sociale croissante ainsi que la reconnaissance des répercussions et des torts causés.

[259]                     Deuxièmement, le tribunal doit tenir compte des valeurs et des objectifs qui sous‑tendent notre jurisprudence relative à la Charte et à la détermination de la peine lorsqu’il exerce son jugement normatif (Hills, par. 110). D’une part, au chapitre des objectifs : les choix législatifs du Parlement et la jurisprudence de cette Cour exigent l’infliction de sanctions plus sévères et plus lourdes pour les infractions d’ordre sexuel contre les enfants (Bertrand Marchand, par. 28‑32). D’autre part, au chapitre des valeurs, mentionnons le droit des enfants à la dignité et à l’égalité, ainsi que la protection des enfants contre l’exploitation, la victimisation, l’objectification, l’avilissement et l’érotisation de leur infériorité (Sharpe, par. 158, 185 et 203, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache; Bertrand Marchand, par. 175‑176, la juge Côté, dissidente, mais non sur ce point). L’une des valeurs les plus fondamentales de l’administration de la justice criminelle — en tant que « système de valeurs » (M. (C.A.), par. 81) — est la protection des enfants (Friesen, par. 42 et 105, citant R. c. L. (J.‑J.), [1998] R.J.Q. 971 (C.A.), p. 979; voir aussi les par. 46 et 65). Même si nous reconnaissons que l’infliction de peines plus sévères ne peut à elle seule garantir la protection des enfants, il n’en demeure pas moins que « la détermination de la peine en particulier constitu[e] [l’un] des mécanismes importants que le législateur a choisi d’employer pour protéger les enfants de la violence sexuelle, tenir les auteurs de cette violence responsables de leurs actes et exprimer le caractère répréhensible de la violence sexuelle contre les enfants » (Friesen, par. 45).

[260]                     Ainsi, lorsqu’il s’engage dans un raisonnement normatif où il détermine si une peine en matière de pornographie juvénile est longue à un point tel qu’elle devient exagérément disproportionnée (Hills, par. 48), le tribunal doit nécessairement avoir à l’esprit le caractère hautement répréhensible et la grande nocivité de ces crimes. Puisque ces infractions odieuses appellent une forte condamnation, le tribunal est tenu « de faire preuve d’une plus grande déférence à l’égard de la décision du Parlement d’édicter un minimum obligatoire » (Hilbach, par. 107; voir aussi le par. 65; Hills, par. 139).

[261]                     Cela signifie, en pratique, qu’il peut être plus onéreux pour une partie de démontrer que la ligne constitutionnelle (exagérément disproportionnée) est franchie en matière d’infractions de pornographie juvénile. Un même écart pourrait être exagéré dans certains cas mais ne pas l’être dans d’autres cas comme dans le contexte d’infractions d’ordre sexuel contre des enfants (voir, p. ex., Morrison, par. 153). La peine minimale doit en effet être « “odieuse ou intolérable” socialement » (Lloyd, par. 24 (nous soulignons)). C’est pourquoi le fardeau de la partie requérante est particulièrement lourd en matière de pédopornographie. Après tout, il s’agit d’une « question normative » (Hills, par. 110; voir aussi le par. 48).

(4)          Conclusion

[262]                     Les intimés ne démontrent pas que les al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. contreviennent à l’art. 12. Les juges majoritaires ont erré en déclarant ces dispositions inopérantes à l’égard de tous en fonction de délinquants représentatifs se trouvant dans des scénarios hypothétiques.

[263]                     Les peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. sont donc constitutionnelles et opérantes conformément à la « présomption de constitutionnalité » (R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460, par. 48).

[264]                     Nous ne nous prononçons pas sur la présence d’erreurs révisables entachant les peines particulières imposées aux intimés Senneville et Naud. Tel que mentionné, les appelants ont précisé qu’ils ne contestaient pas les peines particulières qui ont été imposées (m.a., par. 15). Aucun débat n’a eu lieu devant notre Cour au sujet de ces peines, que ce soit sous l’angle de l’erreur de principe ayant eu une incidence sur la détermination de la peine ou sous l’angle de la peine manifestement non indiquée.

V.           Dispositif

[265]                     Le pourvoi devrait être accueilli. La conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec qui déclare inopérantes les peines minimales prévues aux al. 163.1(4)a) et (4.1)a) C. cr. devrait être infirmée. Ces deux dispositions sont constitutionnelles et opérantes.

                    Pourvoi rejeté, le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe et O’Bonsawin sont dissidents.

                    Procureur de l’appelant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice du Québec, Québec.

                    Procureur de l’appelant Sa Majesté le Roi : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Montréal.

                    Procureurs des intimés : Pelletier‑Quirion Avocats, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne : Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Addario Law Group, Toronto; Bayne Sellar Ertel Macrae, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Stockwoods, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant le Centre canadien de protection de l’enfance inc. : Lenczner Slaght, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Hugo Caissy, avocat, Rimouski.



[1] Nous sommes au fait que des modifications législatives sont entrées en vigueur le 10 octobre 2025, suite à l’adoption de la Loi modifiant le Code criminel et d’autres lois en conséquence (matériel d’abus et d’exploitation pédosexuels), L.C. 2024, c. 23. Le terme « pornographie juvénile » est désormais remplacé par « matériel d’abus et d’exploitation pédosexuels ». Considérant que les dossiers ont été plaidés suivant l’ancienne terminologie, nous la conserverons dans l’ensemble des présents motifs.

[2] Nous sommes au fait que des modifications législatives sont entrées en vigueur le 10 octobre 2025, suite à l’adoption de la Loi modifiant le Code criminel et d’autres lois en conséquence (matériel d’abus et d’exploitation pédosexuels), L.C. 2024, c. 23. Le terme « pornographie juvénile » est désormais remplacé par « matériel d’abus et d’exploitation pédosexuels ». Considérant que les dossiers ont été plaidés suivant l’ancienne terminologie, nous employons cette version antérieure du Code criminel.

[3] Voir la note 2.

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