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Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, 2004 CSC 73

 

Ministre des Forêts et procureur général de la Colombie-Britannique

au nom de Sa Majesté la Reine du chef de la province de la

Colombie-Britannique                                                                                      Appelants

 

c.

 

Conseil de la Nation haïda et Guujaaw, en leur propre nom et

au nom des membres de la Nation haïda                                                            Intimés

 

et entre

 

Weyerhaeuser Company Limited                                                                   Appelante

 

c.

 

Conseil de la Nation haïda et Guujaaw, en leur propre nom et

au nom des membres de la Nation haïda                                                            Intimés

 

et

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, procureur général de la

Nouvelle-Écosse, procureur général de la Saskatchewan, procureur

général de l’Alberta, Bande indienne de Squamish et Bande indienne

des Lax-kw’alaams, Nation haisla, Sommet des Premières nations,

Première nation Dene Tha’, Tenimgyet, aussi connu sous le nom

d’Art Matthews, chef héréditaire Gitxsan, Business Council of

British Columbia, Aggregate Producers Association of British Columbia,

British Columbia and Yukon Chamber of Mines, British Columbia

Chamber of Commerce, Council of Forest Industries, Mining

Association of British Columbia, British Columbia Cattlemen’s

Association et Village de Port Clements                                                    Intervenants

 


Répertorié : Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts)

 

Référence neutre : 2004 CSC 73.

 

No du greffe : 29419.

 

2004 : 24 mars; 2004 : 18 novembre.

 

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.

 

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

 

Couronne — Honneur de la Couronne — Obligation de consulter les peuples autochtones et de trouver des accommodements à leurs préoccupations — La Couronne a-t-elle envers les peuples autochtones une obligation de consultation et d’accommodement avant de prendre une décision susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur des revendications de droits et titres ancestraux non encore prouvées? — L’obligation vise-t-elle aussi les tiers?

 


Depuis plus de 100 ans, les Haïda revendiquent un titre sur les terres des îles Haïda Gwaii et les eaux les entourant; ce titre n’a pas encore été juridiquement reconnu.  En 1961, la province de la Colombie‑Britannique a délivré à une grosse compagnie forestière une « concession de ferme forestière » (CFF 39) l’autorisant à récolter des arbres dans la région des îles Haïda Gwaii connue sous le nom de Bloc 6.  En 1981, en 1995 et en l’an 2000, le ministre a remplacé la CFF 39 et en 1999 il a autorisé la cession de la CFF 39 à Weyerhaeuser Co.  Les Haïda ont contesté devant les tribunaux ces remplacements et cette cession, qui ont été effectués sans leur consentement et, depuis 1994 au moins, en dépit de leurs objections.  Ils demandent leur annulation.  Le juge en son cabinet a rejeté la demande, mais a conclu que le gouvernement a l’obligation morale, mais non légale, de négocier avec les Haïda.  La Cour d’appel a infirmé cette décision, déclarant que le gouvernement et Weyerhaeuser Co. ont tous deux l’obligation de consulter les Haïda et de trouver des accommodements à leurs préoccupations.

 

Arrêt :  Le pourvoi de la Couronne est rejeté.  Le pourvoi de Weyerhaeuser Co. est accueilli.

 

Il est loisible aux Haïda de demander une injonction interlocutoire, mais ce n’est pas leur seul recours.  Par ailleurs, il est possible que l’injonction interlocutoire ne tienne pas suffisamment compte de leurs intérêts avant qu’une décision définitive soit rendue au sujet de ceux-ci.  S’ils sont en mesure d’établir l’existence d’une obligation particulière donnant naissance à l’obligation de consulter ou d’accommoder, ils sont libres de demander l’application de ces mesures.

 


L’obligation du gouvernement de consulter les peuples autochtones et de trouver des accommodements à leurs intérêts découle du principe de l’honneur de la Couronne, auquel il faut donner une interprétation généreuse.  Bien que les droits et titre ancestraux revendiqués, mais non encore définis ou prouvés, ne soient pas suffisamment précis pour que l’honneur de la Couronne oblige celle‑ci à agir comme fiduciaire, cette dernière, si elle entend agir honorablement, ne peut traiter cavalièrement les intérêts autochtones qui font l’objet de revendications sérieuses dans le cadre du processus de négociation et d’établissement d’un traité.  L’obligation de consulter et d’accommoder fait partie intégrante du processus de négociation honorable et de conciliation qui débute au moment de l’affirmation de la souveraineté et se poursuit au‑delà de la reconnaissance formelle des revendications.  L’objectif de conciliation ainsi que l’obligation de consultation, laquelle repose sur l’honneur de la Couronne, tendent à indiquer que cette obligation prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui‑ci.  La prise de mesures de consultation et d’accommodement avant le règlement définitif d’une revendication permet de protéger les intérêts autochtones et constitue même un aspect essentiel du processus honorable de conciliation imposé par l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 

 

L’étendue de l’obligation dépend de l’évaluation préliminaire de la solidité de la preuve étayant l’existence du droit ou du titre revendiqué, et de la gravité des effets préjudiciables potentiels sur le droit ou le titre.  La Couronne n’a pas l’obligation de parvenir à une entente mais plutôt de mener de bonne foi de véritables consultations.  Le contenu de l’obligation varie selon les circonstances et il faut procéder au cas par cas.  La question décisive dans toutes les situations consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones.  Des consultations menées de bonne foi peuvent faire naître l’obligation d’accommodement.  Lorsque des mesures d’accommodement sont nécessaires lors de la prise d’une décision susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur des revendications de droits et de titre ancestraux non encore prouvées, la Couronne doit établir un équilibre raisonnable entre les préoccupations des Autochtones, d’une part, et l’incidence potentielle de la décision sur le droit ou titre revendiqué et les autres intérêts sociétaux, d’autre part.

 


Les tiers ne peuvent être jugés responsables de ne pas avoir rempli l’obligation de consultation et d’accommodement qui incombe à la Couronne.  Le respect du principe de l’honneur de la Couronne ne peut être délégué, et la responsabilité juridique en ce qui a trait à la consultation et à l’accommodement incombe à la Couronne.  Toutefois, cela ne signifie pas que des tiers ne peuvent jamais être tenus responsables envers des peuples autochtones.

 

Enfin, l’obligation de consultation et d’accommodement s’applique au gouvernement provincial.  Les intérêts acquis par la province sur les terres lors de l’Union sont subordonnés à tous intérêts autres que ceux que peut y avoir la province.  Comme l’obligation de consulter et d’accommoder qui est en litige dans la présente affaire est fondée sur l’affirmation par la province, avant l’Union, de sa souveraineté sur le territoire visé, la province a acquis les terres sous réserve de cette obligation.

 


En l’espèce, la Couronne avait l’obligation de consulter les Haïda au sujet du remplacement de la CFF 39.  Les revendications par les Haïda du titre et du droit ancestral de récolter du cèdre rouge étaient étayées par une preuve à première vue valable, et la province savait que les droits et titre ancestraux potentiels visaient le Bloc 6 et qu’ils pouvaient être touchés par la décision de remplacer la CFF 39.  Les décisions rendues à l’égard des CFF reflètent la planification stratégique touchant l’utilisation de la ressource en cause et risquent d’avoir des conséquences graves sur les droits ou titres ancestraux.  Pour que les consultations soient utiles, elles doivent avoir lieu à l’étape de l’octroi ou du renouvellement de la CFF.  De plus, la solidité de la preuve étayant l’existence d’un titre haïda et d’un droit haïda autorisant la récolte du cèdre rouge, conjuguée aux répercussions sérieuses sur ces intérêts des décisions stratégiques successives, indique que l’honneur de la Couronne pourrait bien commander des mesures d’accommodement substantielles pour protéger les intérêts des Haïda en attendant que leurs revendications soient réglées.

 

Jurisprudence

 

Arrêt appliqué : Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; arrêts mentionnés : RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, 2002 CSC 79; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013; R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723; Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; TransCanada Pipelines Ltd. c. Beardmore (Township) (2000), 186 D.L.R. (4th) 403; Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911, 2001 CSC 33; Halfway River First Nation c. British Columbia (Ministry of Forests), [1997] 4 C.N.L.R. 45, conf. par [1999] 4 C.N.L.R. 1; Heiltsuk Tribal Council c. British Columbia (Minister of Sustainable Resource Management) (2003), 19 B.C.L.R. (4th) 107; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025; R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139; R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101; Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335; St. Catherine’s Milling and Lumber Co. c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46; Paul c. Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), [2003] 2 R.C.S. 585, 2003 CSC 55; Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.

 


Lois et règlements cités

 

Forest Act, R.S.B.C. 1996, ch. 157.

 

Forestry Revitalization Act, S.B.C. 2003, ch. 17.

 

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 109 .

 

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 35 .

 

Doctrine citée

 

Hunter, John J. L.  « Advancing Aboriginal Title Claims after Delgamuukw : The Role of the Injunction ».  Continuing Legal Education Conference on Litigating Aboriginal Title, June 2000.

 

Imbs, Paul, dir.  Trésor de la langue française, dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), t. 1.  Paris : Centre national de la recherche scientifique, 1971, « accommodement », « accommoder ».

 

Isaac, Thomas, and Anthony Knox.  « The Crown’s Duty to Consult Aboriginal People » (2003), 41 Alta. L. Rev. 49.

 

Lawrence, Sonia, and Patrick Macklem.  « From Consultation to Reconciliation : Aboriginal Rights and the Crown’s Duty to Consult » (2000), 79 R. du B. can. 252.

 

Nouvelle-Zélande.  Ministry of Justice.  A Guide for Consultation with Mäori.  Wellington : The Ministry, 1997.

 


POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, [2002] 6 W.W.R. 243, 164 B.C.A.C. 217, 268 W.A.C. 217, 99 B.C.L.R. (3d) 209, 44 C.E.L.R. (N.S.) 1, [2002] 2 C.N.L.R. 121, [2002] B.C.J. No. 378 (QL), 2002 BCCA 147, avec motifs supplémentaires (2002), 216 D.L.R. (4th) 1, [2002] 10 W.W.R. 587, 172 B.C.A.C. 75, 282 W.A.C. 75, 5 B.C.L.R. (4th) 33, [2002] 4 C.N.L.R. 117, [2002] B.C.J. No. 1882 (QL), 2002 BCCA 462, qui a infirmé une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (2000), 36 C.E.L.R. (N.S.) 155, [2001] 2 C.N.L.R. 83, [2000] B.C.J. No. 2427 (QL), 2000 BCSC 1280.  Pourvoi de la Couronne rejeté.  Pourvoi de Weyerhaeuser Co. accueilli.

 

Paul J. Pearlman, c.r., et Kathryn L. Kickbush, pour les appelants le ministre des Forêts et le procureur général de la Colombie-Britannique au nom de Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique.

 

John J. L. Hunter, c.r., et K. Michael Stephens, pour l’appelante Weyerhaeuser Company Limited.

 

Louise Mandell, c.r., Michael Jackson, c.r., Terri‑Lynn Williams‑Davidson, Gidfahl Gudsllaay et Cheryl Y. Sharvit, pour les intimés.

 

Mitchell R. Taylor et Brian McLaughlin, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

 

E. Ria Tzimas et Mark Crow, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

 

Pierre‑Christian Labeau, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

 

Argumentation écrite seulement par Alexander MacBain Cameron, pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle-Écosse.

 

Graeme G. Mitchell, c.r., et P. Mitch McAdam, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.


Stanley H. Rutwind et Kurt Sandstrom, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

 

Gregory J. McDade, c.r., et John R. Rich, pour les intervenantes la Bande indienne de Squamish et la Bande indienne des Lax‑kw’alaams.

 

Allan Donovan, pour l’intervenante la Nation haisla.

 

Hugh M. G. Braker, c.r., Anja Brown, Arthur C. Pape et Jean Teillet, pour l’intervenant le Sommet des Premières nations.

 

Robert C. Freedman, pour l’intervenante la Première nation Dene Tha’.

 

Robert J. M. Janes et Dominique Nouvet, pour l’intervenant Tenimgyet, aussi connu sous le nom d’Art Matthews, chef héréditaire Gitxsan.

 

Charles F. Willms et Kevin O’Callaghan, pour les intervenants Business Council of British Columbia, Aggregate Producers Association of British Columbia, British Columbia and Yukon Chamber of Mines, British Columbia Chamber of Commerce, Council of Forest Industries et Mining Association of British Columbia.

 

Thomas F. Isaac, pour l’intervenante British Columbia Cattlemen’s Association.

 

Stuart A. Rush, c.r., pour l’intervenant le village de Port Clements.

 

Version française du jugement de la Cour rendu par


La Juge en chef —

 

I.  Introduction

 

1                                   À l’ouest de la partie continentale de la Colombie-Britannique s’étendent les îles de la Reine‑Charlotte, patrie traditionnelle des Haïda.  Les îles Haïda Gwaii, comme leurs habitants les appellent, se composent de deux grandes îles et de plusieurs petites îles.  Depuis plus de 100 ans, les Haïda revendiquent un titre sur les terres des îles Haïda Gwaii et les eaux les entourant.  Ce titre en est toujours à l’étape de la revendication et n’a pas encore été juridiquement reconnu.

 

2                                   Les îles Haïda Gwaii sont densément boisées.  L’épinette, la pruche et le cèdre y foisonnent.  Le plus important de ces arbres est le cèdre, qui, depuis des temps immémoriaux, joue un rôle central dans l’économie et la culture des Haïda.  C’est à partir du cèdre qu’ils fabriquaient leurs canots maritimes, leurs vêtements, leurs ustensiles et les totems qui protégeaient leurs habitations.  La forêt de cèdres demeure essentielle à leur vie et à la conception qu’ils se font d’eux‑mêmes.

 

3                                   Les forêts des îles Haïda Gwaii étaient déjà exploitées avant la Première Guerre mondiale.  Certaines parties du territoire ont été coupées à blanc.  D’autres sont occupées par une forêt secondaire.  Dans certaines régions, on peut encore trouver de vieilles forêts.

 


4                                   La province de la Colombie‑Britannique continue de délivrer à des compagnies forestières des permis de coupe autorisant l’abattage d’arbres sur les îles Haïda Gwaii.  Ce sont ces permis, maintenant appelés [traduction] « concessions de ferme forestière » (« CFF »), qui sont au cœur du présent litige.  En 1961, MacMillan Bloedel Limited, une grosse compagnie forestière, a obtenu la CFF 39, qui lui permettait de récolter des arbres dans la région connue sous le nom de « Bloc 6 ».  En 1981, en 1995 et en l’an 2000, le ministre a remplacé la CFF 39 conformément à la procédure prévue par la Forest Act, R.S.B.C. 1996, ch. 157.  En 1999, il a autorisé la cession de la CFF 39 à Weyerhaeuser Company Limited (« Weyerhaeuser »).  Les Haïda ont contesté ces remplacements et cette cession, qui ont été effectués sans leur consentement et, depuis 1994 au moins, en dépit de leurs objections.  La CFF 39 est cependant restée en vigueur.

 

5                                   En janvier 2000, les Haïda ont engagé une procédure par laquelle ils s’opposent aux trois remplacements et à la cession de la CFF 39 à Weyerhaeuser, et demandent leur annulation. Invoquant l’existence d’un titre ancestral, ils ont plaidé grèvement en common law, grèvement en equity et manquement à l’obligation de fiduciaire.

 

6                                   Cela nous amène à la question dont la Cour est saisie.  Le gouvernement détient le titre en common law sur les terres en question.  Dans l’exercice des pouvoirs que lui confère ce titre, il a accordé à Weyerhaeuser le droit d’exploiter les forêts du Bloc 6.  Mais les Haïda prétendent également détenir un titre sur ces terres — titre dont ils tentent actuellement d’établir l’existence — et s’opposent à l’exploitation des forêts du Bloc 6 prévue par la CFF 39.  Dans ces circonstances, le gouvernement est-il tenu à une obligation envers les Haïda et, si oui, laquelle?  De façon plus concrète, a-t-il l’obligation de consulter les Haïda avant de prendre des décisions concernant l’exploitation des forêts et de trouver des accommodements à leurs préoccupations quant à la question de savoir si les forêts du Bloc 6 peuvent être exploitées — et, dans l’affirmative, lesquelles — avant qu’ils aient pu établir l’existence de leur titre sur les terres et leurs droits ancestraux?


 

7                                   Les enjeux sont énormes.  Les Haïda font valoir que, si on ne procède pas à ces consultation et accommodement, ils obtiendront leur titre mais se retrouveront privés de forêts qui sont vitales à leur économie et à leur culture.  Il faut des générations aux forêts pour parvenir à maturité, soulignent‑ils, et les vieilles forêts sont irremplaçables.  Comme a conclu le juge en son cabinet, leur revendication du titre sur les îles Haïda Gwaii s’appuie sur des arguments solides.  Mais elle est également complexe, et il faudra de nombreuses années pour l’établir.  Les Haïda affirment qu’entre-temps ils auront été irrémédiablement dépouillés de leur héritage.

 

8                                   Le gouvernement, pour sa part, soutient qu’il a le droit et le devoir d’aménager les ressources forestières dans l’intérêt de tous les habitants de la Colombie-Britannique et que, tant que les Haïda n’auront pas formellement établi le bien-fondé de leur revendication, ils n’ont aucun droit à des consultations ou à des accommodements à leurs besoins et intérêts.

 

9                                   Le juge en son cabinet a décidé que le gouvernement a l’obligation morale, mais non légale, de négocier avec les Haïda : [2001] 2 C.N.L.R. 83, 2000 BCSC 1280.  La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a infirmé cette décision, déclarant que le gouvernement et Weyerhaeuser ont tous deux l’obligation de consulter les Haïda et de trouver des accommodements à leurs préoccupations en ce qui concerne la récolte de bois sur le bloc 6 : (2002), 99 B.C.L.R. (3d) 209, 2002 BCCA 147, avec motifs supplémentaires (2002), 5 B.C.L.R. (4th) 33, 2002 BCCA 462.

 


10                               Je conclus que le gouvernement est légalement tenu de consulter les Haïda au sujet de la récolte de bois sur le bloc 6, y compris en ce qui concerne la cession ou le remplacement des CFF.  Une consultation menée de bonne foi pourrait à son tour entraîner l’obligation de trouver des accommodements aux préoccupations des Haïda à propos de la récolte de bois, mais il est impossible pour le moment de préciser le genre d’accommodement qui s’impose, à supposer qu’une telle mesure soit requise.  Il faut une véritable consultation.  Les intéressés n’ont aucune obligation de parvenir à une entente.  Le gouvernement ne peut se décharger des obligations de consultation et d’accommodement en les déléguant à Weyerhaeuser.  De son côté, cette dernière n’a pas d’obligation indépendante de consulter les Haïda ou de trouver des accommodements à leurs préoccupations, bien qu’il demeure possible qu’elle soit tenue responsable à l’égard d’obligations qu’elle aurait assumées.  Je suis donc d’avis de rejeter l’appel de la Couronne et d’accueillir l’appel de Weyerhaeuser.

 

11                               Il s’agit de la première affaire du genre à être soumise à la Cour.  Notre tâche se limite modestement à établir le cadre général d’application, dans les cas indiqués, de l’obligation de consultation et d’accommodement avant que les revendications de titre et droits ancestraux soient tranchées.  Au fur et à mesure de l’application de ce cadre, les tribunaux seront appelés, conformément à la méthode traditionnelle de la common law, à préciser l’obligation de consultation et d’accommodement.

 

II.  Analyse

 

A.  Le droit en matière d’injonction s’applique‑t‑il en l’espèce?

 


12                               On fait valoir que le recours approprié pour les Haïda consiste à demander une injonction interlocutoire contre le gouvernement et contre Weyerhaeuser et qu’il est en conséquence inutile d’examiner la question de l’existence de l’obligation de consulter ou d’accommoder.  Dans RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, les critères à respecter pour obtenir une injonction interlocutoire ont été examinés.  Le demandeur doit établir les éléments suivants : (1) il existe une question sérieuse à juger; (2) le refus de l’injonction causera un préjudice irréparable; (3) la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction.

 

13                               Il est loisible à des demandeurs comme les Haïda de demander une injonction interlocutoire.  Cependant, cela ne signifie pas qu’il s’agit là de leur seul recours.  Si des demandeurs sont en mesure d’établir l’existence d’une obligation particulière donnant naissance à l’obligation de consulter ou d’accommoder, ils sont libres de demander l’application de ces mesures.  Ici, les Haïda invoquent l’obligation découlant du principe que la Couronne doit agir honorablement envers les peuples autochtones.

 


14                               L’injonction interlocutoire n’offre parfois qu’une réparation partielle et imparfaite.  Premièrement, comme nous l’avons déjà mentionné, elle peut ne pas faire apparaître toute l’obligation du gouvernement, qui, selon les Haïda, incombe au gouvernement.  Deuxièmement, elle représente généralement la solution du tout ou rien.  Ou le projet se poursuit, ou il s’arrête.  Par contre, l’obligation de consulter et d’accommoder invoquée en l’espèce nécessite, de par sa nature même, une mise en balance des intérêts autochtones et des intérêts non autochtones et se rapproche donc de l’objectif de conciliation qui est au cœur des rapports entre la Couronne et les Autochtones et qui a été énoncé dans les arrêts R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 31, et Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 186.  Troisièmement, le critère de la balance des inconvénients fait pencher la balance du côté de la protection des emplois et des recettes de l’État, de sorte que les intérêts autochtones tendent à « être écartés » totalement jusqu’à ce que la question en litige ait été tranchée de façon définitive, au lieu d’être convenablement mis en balance avec les préoccupations opposées : J. J. L. Hunter, « Advancing Aboriginal Title Claims after Delgamuukw : The Role of the Injunction » (juin 2000).  Quatrièmement, l’injonction interlocutoire est considérée comme une mesure corrective provisoire jusqu’à ce que le tribunal ait statué sur la question litigieuse fondamentale.  Les affaires portant sur des revendications autochtones peuvent être extrêmement complexes et prendre des années, voire des décennies, avant d’être tranchées par les tribunaux.  L’application d’une injonction interlocutoire pendant une si longue période pourrait causer des préjudices inutiles et pourrait inciter la partie en bénéficiant à faire moins de compromis.  Même si les revendications autochtones sont et peuvent être réglées dans le cadre de litiges, il est préférable de recourir à la négociation pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones.  Pour toutes ces raisons, il est possible qu’une injonction interlocutoire ne tienne pas suffisamment compte des intérêts autochtones avant qu’une décision définitive soit rendue au sujet de ceux-ci.

 

15                               J’estime que le recours en injonction interlocutoire ne fait pas obstacle à la revendication des Haïda.  Nous devons aller plus loin et décider si les rapports particuliers avec la Couronne qu’invoquent les Haïda font naître une obligation de consulter et, s’il y a lieu, d’accommoder.  Je vais maintenant analyser la source de l’obligation, le moment où elle prend naissance, sa portée et son contenu, la question de savoir si elle vise aussi les tiers et si elle s’applique au gouvernement provincial, et non exclusivement au gouvernement fédéral.  J’appliquerai ensuite les conclusions de cette analyse aux faits de l’espèce.

 

B.  La source de l’obligation de consulter et d’accommoder

 


16                               L’obligation du gouvernement de consulter les peuples autochtones et de prendre en compte leurs intérêts découle du principe de l’honneur de la Couronne.  L’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsque cette dernière transige avec les peuples autochtones : voir par exemple R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, par. 41; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456.  Il ne s’agit pas simplement d’une belle formule, mais d’un précepte fondamental qui peut s’appliquer dans des situations concrètes.

 

17                               Les origines historiques du principe de l’honneur de la Couronne tendent à indiquer que ce dernier doit recevoir une interprétation généreuse afin de refléter les réalités sous‑jacentes dont il découle.  Dans tous ses rapports avec les peuples autochtones, qu’il s’agisse de l’affirmation de sa souveraineté, du règlement de revendications ou de la mise en œuvre de traités, la Couronne doit agir honorablement.  Il s’agit là du minimum requis pour parvenir à « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté » : Delgamuukw, précité, par. 186, citant Van der Peet, précité, par. 31.

 

18                               L’honneur de la Couronne fait naître différentes obligations selon les circonstances.  Lorsque la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers, le principe de l’honneur de la Couronne donne naissance à une obligation de fiduciaire : Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, 2002 CSC 79, par. 79.  Le contenu de l’obligation de fiduciaire peut varier en fonction des autres obligations, plus larges, de la Couronne.  Cependant, pour s’acquitter de son obligation de fiduciaire, la Couronne doit agir dans le meilleur intérêt du groupe autochtone lorsqu’elle exerce des pouvoirs discrétionnaires à l’égard des intérêts autochtones en jeu.  Comme il est expliqué dans Wewaykum, par. 81, l’expression « obligation de fiduciaire » ne dénote pas un rapport fiduciaire universel englobant tous les aspects des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones :

 


. . . [considérer l’] « obligation de fiduciaire » [. . .] comme si elle imposait à la Couronne une responsabilité totale à l’égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes[, c’est] aller trop loin.  L’obligation de fiduciaire incombant à la Couronne n’a pas un caractère général, mais existe plutôt à l’égard de droits particuliers des Indiens.

 

En l’espèce, des droits et un titre ancestraux ont été revendiqués, mais n’ont pas été définis ou prouvés.  L’intérêt autochtone en question n’est pas suffisamment précis pour que l’honneur de la Couronne oblige celle‑ci à agir, comme fiduciaire, dans le meilleur intérêt du groupe autochtone lorsqu’elle exerce des pouvoirs discrétionnaires à l’égard de l’objet du droit ou du titre.

 

19                               L’honneur de la Couronne imprègne également les processus de négociation et d’interprétation des traités.  Lorsqu’elle conclut et applique un traité, la Couronne doit agir avec honneur et intégrité, et éviter la moindre apparence de « manœuvres malhonnêtes » (Badger, par. 41).  Ainsi, dans Marshall, précité, par. 4, les juges majoritaires de la Cour ont justifié leur interprétation du traité en déclarant que « rien de moins ne saurait protéger l’honneur et l’intégrité de la Couronne dans ses rapports avec les Mi’kmaq en vue d’établir la paix avec eux et de s’assurer leur amitié . . . ».

 


20                               Tant qu’un traité n’a pas été conclu, l’honneur de la Couronne exige la tenue de négociations menant à un règlement équitable des revendications autochtones : R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1105‑1106.  Les traités permettent de concilier la souveraineté autochtone préexistante et la souveraineté proclamée de la Couronne, et ils servent à définir les droits ancestraux garantis par l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 .  L’article 35 promet la reconnaissance de droits, et « [i]l faut toujours présumer que [la Couronne] entend respecter ses promesses » (Badger, précité, par. 41).  Un processus de négociation honnête permet de concrétiser cette promesse et de concilier les revendications de souveraineté respectives.  L’article 35 a pour corollaire que la Couronne doit agir honorablement lorsqu’il s’agit de définir les droits garantis par celui‑ci et de les concilier avec d’autres droits et intérêts.  Cette obligation emporte à son tour celle de consulter et, s’il y a lieu, d’accommoder.

 

21                               Cette obligation de consulter a été reconnue et analysée dans la jurisprudence.  Dans Sparrow, précité, p. 1119, la Cour a confirmé l’existence de l’obligation de consulter les Salish de la côte ouest qui revendiquaient un droit de pêche non encore reconnu.  Le juge en chef Dickson et le juge La Forest ont écrit que, pour déterminer si les restrictions imposées au droit sont justifiées, il faut notamment se demander « si le groupe d’autochtones en question a été consulté au sujet des mesures de conservation mises en œuvre ».

 

22                               Quelques années plus tard, la Cour a confirmé l’existence de l’obligation de consultation à l’égard des ressources visées par une revendication autochtone dans R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013, où le juge Cory a écrit que « [d]ans la mesure où tous les efforts raisonnables ont été déployés pour informer et consulter, on a alors satisfait à l’obligation de justifier » (par. 110).

 

23                               Dans l’arrêt connexe R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, le juge en chef Lamer a fait état de la nécessité « [des] consultations et [de] l’indemnisation », et de la nécessité d’examiner « la manière dont l’État a concilié les différents droits ancestraux visant une pêche donnée [. . .], l’importance de la pêche pour le bien‑être économique et matériel de la bande en question, ainsi que les critères appliqués par l’État, par exemple, dans la répartition des permis de pêche commerciale entre les divers usagers » (par. 64).


 

24                               Au paragraphe 168 de l’arrêt de principe Delgamuukw, précité, prononcé dans le contexte d’une revendication de titre sur des terres et des ressources, la Cour a confirmé l’existence de l’obligation de consulter et a précisé cette obligation, affirmant que son contenu variait selon les circonstances : de la simple « obligation de discuter des décisions importantes » « lorsque le manquement est moins grave ou relativement mineur », en passant par l’obligation nécessitant « beaucoup plus qu’une simple consultation » qui s’impose « [d]ans la plupart des cas », jusqu’à la nécessité d’obtenir le « consentement [de la] nation autochtone » sur les questions très importantes.  Ces remarques s’appliquent autant aux revendications non réglées qu’aux revendications déjà réglées et auxquelles il est porté atteinte.

 

25                               En bref, les Autochtones du Canada étaient déjà ici à l’arrivée des Européens; ils n’ont jamais été conquis.  De nombreuses bandes ont concilié leurs revendications avec la souveraineté de la Couronne en négociant des traités.  D’autres, notamment en Colombie‑Britannique, ne l’ont pas encore fait.  Les droits potentiels visés par ces revendications sont protégés par l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 .  L’honneur de la Couronne commande que ces droits soient déterminés, reconnus et respectés.  Pour ce faire, la Couronne doit agir honorablement et négocier. Au cours des négociations, l’honneur de la Couronne peut obliger celle-ci à consulter les Autochtones et, s’il y a lieu, à trouver des accommodements à leurs intérêts.

 

C.  Le moment où l’obligation de consulter et d’accommoder prend naissance

 


26                               L’obligation de négocier honorablement emporte celle de consulter les demandeurs autochtones et de parvenir à une entente honorable, qui tienne compte de leurs droits inhérents.  Mais prouver l’existence de droits peut prendre du temps, parfois même beaucoup de temps.  Comment faut‑il traiter les intérêts en jeu dans l’intervalle? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de la nécessité de concilier l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones et la réalité de la souveraineté de la Couronne.  Celle-ci peut‑elle, en vertu de la souveraineté qu’elle a proclamée, exploiter les ressources en question comme bon lui semble en attendant que la revendication autochtone soit établie et réglée?  Ou doit‑elle plutôt adapter son comportement de manière à tenir compte des droits, non encore reconnus, visés par cette revendication?

 

27                               La réponse à cette question découle, encore une fois, de l’honneur de la Couronne.  Si cette dernière entend agir honorablement, elle ne peut traiter cavalièrement les intérêts autochtones qui font l’objet de revendications sérieuses dans le cadre du processus de négociation et d’établissement d’un traité.  Elle doit respecter ces intérêts potentiels mais non encore reconnus.  La Couronne n’est pas paralysée pour autant.  Elle peut continuer à gérer les ressources en question en attendant le règlement des revendications.  Toutefois, selon les circonstances, question examinée de façon plus approfondie plus loin, le principe de l’honneur de la Couronne peut obliger celle-ci à consulter les Autochtones et à prendre raisonnablement en compte leurs intérêts jusqu’au règlement de la revendication. Le fait d’exploiter unilatéralement une ressource faisant l’objet d’une revendication au cours du processus visant à établir et à régler cette revendication peut revenir à dépouiller les demandeurs autochtones d’une partie ou de l’ensemble des avantages liés à cette ressource.  Agir ainsi n’est pas une attitude honorable.

 


28                               Le gouvernement prétend qu’il n’a aucune obligation de consulter et d’accommoder tant qu’une décision définitive n’a pas été rendue quant à la portée et au contenu du droit.  Avant que le droit ne soit établi, affirme‑t‑on, il n’existe qu’une « obligation d’équité » générale en common law, fondée sur la règle générale selon laquelle une décision administrative qui touche « les droits, privilèges ou biens d’une personne » entraîne l’application de cette obligation d’équité : Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, p. 653; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 20.  Le gouvernement affirme que, en dehors des obligations générales découlant du droit administratif, l’obligation de consulter et d’accommoder n’existe que dans le cas où le gouvernement s’est engagé à protéger un intérêt autochtone particulier ou cherche à restreindre un intérêt autochtone reconnu.  Le gouvernement soutient donc qu’il n’existe, à ce stade‑ci, aucune obligation légale de consulter les Haïda et de prendre en compte leurs intérêts, bien qu’il admette qu’il puisse exister de [traduction] « bonnes raisons sur le plan pratique et politique » de le faire.

 

29                               Le gouvernement invoque des précédents et des considérations d’intérêt général à l’appui de sa thèse.  Il cite Sparrow, précité, p. 1110‑1113 et 1119, où l’étendue et le contenu du droit avaient été déterminés et l’atteinte avait été établie, avant que soit examinée la question de savoir si l’atteinte était justifiée.  Le gouvernement prétend que sa position est également étayée par le point de vue exprimé dans TransCanada Pipelines Ltd. c. Beardmore (Township) (2000), 186 D.L.R. (4th) 403, où la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que [traduction] « ce qui déclenche l’examen de l’obligation de la Couronne de consulter, c’est la démonstration par la Première nation qu’il y a eu violation d’un droit existant, ancestral ou issu de traité, reconnu et confirmé par le par. 35(1) » (par. 120).

 


30                               Du point de vue des considérations d’intérêt général, le gouvernement invoque les difficultés que pose sur le plan pratique l’application de l’obligation de consulter ou d’accommoder dans les cas de revendications non établies.  Si, selon les circonstances,  l’obligation de consulter peut aller de la  « simple » obligation d’informer et d’écouter, à une extrémité de la gamme, à l’obligation d’obtenir le consentement des Autochtones, à l’autre extrémité, comment, demande le gouvernement, les parties peuvent‑elles s’entendre sur le degré de consultation lorsque des revendications et des droits sont contestés?  Et si elles n’arrivent pas à s’entendre, comment les tribunaux judiciaires ou administratifs sont-ils censés trancher la question?  Le gouvernement affirme également qu’il est irréaliste et injuste d’imposer une consultation avant que les revendications soient réglées de façon définitive, car cela revient à accorder réparation avant que la question de l’atteinte et celle de la justification aient été tranchées.

 

31                               Les arguments du gouvernement ne résistent pas à un examen minutieux.  Ni les précédents ni les considérations d’ordre pratique n’appuient la thèse selon laquelle l’obligation de consulter et, s’il y a lieu, d’accommoder ne prend naissance que lorsqu’une décision définitive a été rendue quant à la portée et au contenu du droit.

 


32                               La jurisprudence de la Cour étaye le point de vue selon lequel l’obligation de consulter et d’accommoder fait partie intégrante du processus de négociation honorable et de conciliation qui débute au moment de l’affirmation de la souveraineté et se poursuit au‑delà du règlement formel des revendications.  La conciliation ne constitue pas une réparation juridique définitive au sens usuel du terme.  Il s’agit plutôt d’un processus découlant des droits garantis par le par. 35(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 .  Ce processus de conciliation découle de l’obligation de la Couronne de se conduire honorablement envers les peuples autochtones, obligation qui, à son tour, tire son origine de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et par l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque-là sous l’autorité de ce peuple.  Comme il est mentionné dans Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911, 2001 CSC 33, par. 9, « [c]ette affirmation de souveraineté a fait naître l’obligation de traiter les peuples autochtones de façon équitable et honorable, et de les protéger contre l’exploitation » (je souligne).

 

33                               Limiter l’application du processus de conciliation aux revendications prouvées comporte le risque que la conciliation soit considérée comme un objectif formaliste éloigné et se voie dénuée du « sens utile » qu’elle doit avoir par suite de l’« engagement solennel » pris par la Couronne lorsqu’elle a reconnu et confirmé les droits et titres ancestraux : Sparrow, précité, p. 1108.  Une telle attitude risque également d’avoir des conséquences fâcheuses.  En effet, il est possible que, lorsque les Autochtones parviennent finalement à établir le bien-fondé de leur revendication, ils trouvent leurs terres changées et leurs ressources épuisées.  Ce n’est pas de la conciliation, ni un comportement honorable.

 

34                               L’existence d’une obligation légale de consulter le groupe intéressé avant qu’il ait apporté la preuve de sa revendication est nécessaire pour comprendre le langage employé dans des affaires comme Sparrow, Nikal et Gladstone, précitées, où la confirmation du droit et la justification de l’atteinte reprochée ont été débattues en même temps.  Dans Sparrow, par exemple, la référence au comportement de la Couronne au cours de l’examen de la justification des atteintes s’entend du comportement avant l’établissement du droit, ce qui réfute l’argument que ce soit la preuve de l’existence du droit revendiqué qui déclenche l’obligation légale de consulter et, s’il y a lieu, d’accommoder, même dans le contexte de la justification.

 


35                               Mais à quel moment, précisément, l’obligation de consulter prend‑elle naissance?  L’objectif de conciliation ainsi que l’obligation de consultation, laquelle repose sur l’honneur de la Couronne, tendent à indiquer que cette obligation prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui‑ci : voir Halfway River First Nation c. British Columbia (Ministry of Forests), [1997] 4 C.N.L.R. 45 (C.S.C.-B.), p. 71, le juge Dorgan.

 

36                               Il reste l’argument d’ordre pratique.  On affirme que, tant qu’une revendication n’est pas réglée, la Couronne ne peut pas savoir si les droits revendiqués existent ou non et que, de ce fait, elle ne peut être tenue à une obligation de consulter ou d’accommoder.  Cette difficulté ne saurait être niée ou minimisée.  Comme je l’ai déclaré (dans mes motifs dissidents) dans Marshall, précité, par. 112, on ne peut « analyser utilement la question de la prise en compte d’un droit ou de la justification de ses limites sans avoir une idée de l’essence de ce droit et de sa portée actuelle ».  Cependant, il est souvent possible de se faire, à l’égard des droits revendiqués et de leur solidité, une idée suffisamment précise pour que l’obligation de consulter et d’accommoder s’applique, même si ces droits n’ont pas fait l’objet d’un règlement définitif ou d’une décision judiciaire finale.  Pour faciliter cette détermination, les demandeurs devraient exposer clairement leurs revendications, en insistant sur la portée et la nature des droits ancestraux qu’ils revendiquent ainsi que sur les violations qu’ils allèguent.  C’est ce qui s’est produit en l’espèce, lorsque le juge en son cabinet a procédé à une évaluation préliminaire, fondée sur la preuve, de la solidité des revendications des Haïda à l’égard des terres et des ressources des îles Haïda Gwaii, en particulier du Bloc 6.

 


37                               Il y a une différence entre une connaissance suffisante pour entraîner l’application de l’obligation de consulter et, s’il y a lieu, d’accommoder, et le contenu ou l’étendue de cette obligation dans une affaire donnée.  La connaissance d’une revendication crédible mais non encore établie suffit à faire naître l’obligation de consulter et d’accommoder.  Toutefois, le contenu de l’obligation varie selon les circonstances, comme nous le verrons de façon plus approfondie plus loin.  Une revendication douteuse ou marginale peut ne requérir qu’une simple obligation d’informer, alors qu’une revendication plus solide peut faire naître des obligations plus contraignantes.  Il est possible en droit de différencier les revendications reposant sur une preuve ténue des revendications reposant sur une preuve à première vue solide et de celles déjà établies.  Les parties peuvent examiner la question et, si elles ne réussissent pas à s’entendre, les tribunaux administratifs et judiciaires peuvent leur venir en aide.  Il faut régler les problèmes liés à l’absence de preuve et de définition des revendications en délimitant l’obligation de façon appropriée et non en niant son existence.

 

38                               J’estime que, bien que le respect des obligations de consultation et d’accommodement avant le règlement définitif d’une revendication ne soit pas sans poser de problèmes, de telles mesures ne sont toutefois pas impossibles et constituent même un aspect essentiel du processus honorable de conciliation imposé par l’art. 35.  Elles protègent les intérêts autochtones jusqu’au règlement des revendications et favorisent le développement entre les parties d’une relation propice à la négociation, processus à privilégier pour parvenir finalement à la conciliation : voir S. Lawrence et P. Macklem, « From Consultation to Reconciliation : Aboriginal Rights and the Crown’s Duty to Consult » (2000), 79 R. du B. can. 252, p. 262.  Les mesures précises que doit prendre le gouvernement peuvent varier selon la solidité de la revendication et les circonstances, mais elles doivent à tout le moins être compatibles avec l’honneur de la Couronne.

 


D.  L’étendue et le contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder

 

39                               Le contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder varie selon les circonstances.  La nature précise des obligations qui naissent dans différentes situations sera définie à mesure que les tribunaux se prononceront sur cette nouvelle question.  En termes généraux, il est néanmoins possible d’affirmer que l’étendue de l’obligation dépend de l’évaluation préliminaire de la solidité de la preuve étayant l’existence du droit ou du titre revendiqué, et de la gravité des effets préjudiciables potentiels sur le droit ou le titre.

 

40                               Dans Delgamuukw, précité, par. 168, la Cour a examiné l’obligation de consulter et d’accommoder dans le contexte de revendications dont le bien-fondé a été établi.  Le juge en chef Lamer a écrit :

 

La nature et l’étendue de l’obligation de consultation dépendront des circonstances.  Occasionnellement, lorsque le manquement est moins grave ou relativement mineur, il ne s’agira de rien de plus que la simple obligation de discuter des décisions importantes qui seront prises au sujet des terres détenues en vertu d’un titre aborigène.  Évidemment, même dans les rares cas où la norme minimale acceptable est la consultation, celle-ci doit être menée de bonne foi, dans l’intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu.  Dans la plupart des cas, l’obligation exigera beaucoup plus qu’une simple consultation.  Certaines situations pourraient même exiger l’obtention du consentement d’une nation autochtone, particulièrement lorsque des provinces prennent des règlements de chasse et de pêche visant des territoires autochtones.

 


41                               La transposition de ce passage dans le contexte des revendications non encore établies permet d’avancer ce qui suit.  Bien qu’il ne soit pas utile de classer les situations dans des compartiments étanches, il est possible d’identifier différentes situations appelant des solutions différentes.  Dans tous les cas, le principe de l’honneur de la Couronne commande que celle-ci agisse de bonne foi et tienne une véritable consultation, qui soit appropriée eu égard aux circonstances.  Lorsque vient le temps de s’acquitter de cette obligation, les garanties procédurales de justice naturelle exigées par le droit administratif peuvent servir de guide.

 

42                               À toutes les étapes, les deux parties sont tenues de faire montre de bonne foi.  Le fil conducteur du côté de la Couronne doit être « l’intention de tenir compte réellement des préoccupations [des Autochtones] » à mesure qu’elles sont exprimées (Delgamuukw, précité, par. 168), dans le cadre d’un véritable processus de consultation.  Les manœuvres malhonnêtes sont interdites.  Cependant, il n’y a pas obligation de parvenir à une entente mais plutôt de procéder à de véritables consultations.  Quant aux demandeurs autochtones, ils ne doivent pas contrecarrer les efforts déployés de bonne foi par la Couronne et ne devraient pas non plus défendre des positions déraisonnables pour empêcher le gouvernement de prendre des décisions ou d’agir dans les cas où, malgré une véritable consultation, on ne parvient pas à s’entendre : voir Halfway River First Nation c. British Columbia (Ministry of Forests), [1999] 4 C.N.L.R. 1 (C.A.C.‑B.), p. 44; Heiltsuk Tribal Council c. British Columbia (Minister of Sustainable Resource Management) (2003), 19 B.C.L.R. (4th) 107 (C.S.C.‑B.).  Toutefois, le seul fait de négocier de façon serrée ne porte pas atteinte au droit des Autochtones d’être consultés.

 


43                               Sur cette toile de fond, je vais maintenant examiner le type d’obligations qui peuvent découler de différentes situations.  À cet égard, l’utilisation de la notion de continuum peut se révéler utile, non pas pour créer des compartiments juridiques étanches, mais plutôt pour préciser ce que le principe de l’honneur de la Couronne est susceptible d’exiger dans des circonstances particulières.  À une extrémité du continuum se trouvent les cas où la revendication de titre est peu solide, le droit ancestral limité ou le risque d’atteinte faible.  Dans ces cas, les seules obligations qui pourraient incomber à la Couronne seraient d’aviser les intéressés, de leur communiquer des renseignements et de discuter avec eux des questions soulevées par suite de l’avis.  La [traduction] « “consultation”, dans son sens le moins technique, s’entend de l’action de se parler dans le but de se comprendre les uns les autres » : T. Isaac et A. Knox, « The Crown’s Duty to Consult Aboriginal People » (2003), 41 Alta. L. Rev. 49, p. 61.

 

44                               À l’autre extrémité du continuum on trouve les cas où la revendication repose sur une preuve à première vue solide, où le droit et l’atteinte potentielle sont d’une haute importance pour les Autochtones et où le risque de préjudice non indemnisable est élevé.  Dans de tels cas, il peut s’avérer nécessaire de tenir une consultation approfondie en vue de trouver une solution provisoire acceptable.  Quoique les exigences précises puissent varier selon les circonstances, la consultation requise  à cette étape pourrait comporter la possibilité de présenter des observations, la participation officielle à la prise de décisions et la présentation de motifs montrant que les préoccupations des Autochtones ont été prises en compte et précisant quelle a été l’incidence de ces préoccupations sur la décision.  Cette liste n’est pas exhaustive et ne doit pas nécessairement être suivie dans chaque cas.  Dans les affaires complexes ou difficiles, le gouvernement peut décider de recourir à un mécanisme de règlement des différends comme la médiation ou un régime administratif mettant en scène des décideurs impartiaux.

 


45                               Entre les deux extrémités du continuum décrit précédemment, on rencontrera d’autres situations.  Il faut procéder au cas par cas.  Il faut également faire preuve de souplesse, car le degré de consultation nécessaire peut varier à mesure que se déroule le processus et que de nouveaux renseignements sont mis au jour.  La question décisive dans toutes les situations consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones.  Tant que la question n’est pas réglée, le principe de l’honneur de la Couronne commande que celle-ci mette en balance les intérêts de la société et ceux des peuples autochtones lorsqu’elle prend des décisions susceptibles d’entraîner des répercussions sur les revendications autochtones.  Elle peut être appelée à prendre des décisions en cas de désaccord quant au caractère suffisant des mesures qu’elle adopte en réponse aux préoccupations exprimées par les Autochtones.  Une attitude de pondération et de compromis s’impose alors.

 

46                               À la suite de consultations véritables, la Couronne pourrait être amenée à modifier la mesure envisagée en fonction des renseignements obtenus lors des consultations.  Le Guide for Consultation with Mäori (1997) du ministère de la Justice de la Nouvelle‑Zélande fournit des indications sur la question (aux p. 21 et 31) :

 

[traduction]  La consultation n’est pas seulement un simple mécanisme d’échange de renseignements.  Elle comporte également des mises à l’épreuve et la modification éventuelle des énoncés de politique compte tenu des renseignements obtenus ainsi que la rétroaction.  Elle devient donc un processus grâce auquel les deux parties sont mieux informées . . . 

 

. . .

 

. . . de véritables consultations s’entendent d’un processus qui consiste . . . :

 

·       à recueillir des renseignements pour mettre à l’épreuve les énoncés de politique;

·       à proposer des énoncés qui ne sont pas encore arrêtés définitivement;

·       à chercher à obtenir l’opinion des Mäoris sur ces énoncés;

·       à informer les Mäoris de tous les renseignements pertinents sur lesquels reposent ces énoncés;

·       à écouter avec un esprit ouvert ce que les Mäoris ont à dire sans avoir à en faire la promotion;

·       à être prêt à modifier l’énoncé original;

·       à fournir une rétroaction tant au cours de la consultation qu’après la prise de décision.

 


47                               S’il ressort des consultations que des modifications à la politique de la Couronne s’imposent, il faut alors passer à l’étape de l’accommodement.  Des consultations menées de bonne foi peuvent donc faire naître l’obligation d’accommoder.  Lorsque la revendication repose sur une preuve à première vue solide et que la décision que le gouvernement entend prendre risque de porter atteinte de manière appréciable aux droits visés par la revendication, l’obligation d’accommodement pourrait exiger l’adoption de mesures pour éviter un préjudice irréparable ou pour réduire au minimum les conséquences de l’atteinte jusqu’au règlement définitif de la revendication sous‑jacente.  L’accommodement est le fruit des consultations, comme la Cour l’a reconnu dans R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533, par. 22 : « . . . il est préférable de réaliser la prise en compte du droit issu du traité par des consultations et par la négociation ».

 

48                               Ce processus ne donne pas aux groupes autochtones un droit de veto sur les mesures susceptibles d’être prises à l’égard des terres en cause en attendant que la revendication soit établie de façon définitive.  Le « consentement » dont il est question dans Delgamuukw n’est nécessaire que lorsque les droits invoqués ont été établis, et même là pas dans tous les cas.  Ce qu’il faut au contraire, c’est plutôt un processus de mise en balance des intérêts, de concessions mutuelles.

 


49                               Cette conclusion découle du sens des termes « accommoder » et « accommodement », définis respectivement ainsi : « Accommoder qqc. à. L’adapter à, la mettre en correspondance avec quelque chose . . . » et « Action, résultat de l’action d’accommoder (ou de s’accommoder); moyen employé en vue de cette action. [. . .] Action de (se) mettre ou fait d’être en accord avec quelqu’un; règlement à l’amiable, transaction » (Trésor de la langue française, t. 1, 1971, p. 391 et 388).  L’accommodement susceptible de résulter de consultations menées avant l’établissement du bien-fondé de la revendication correspond exactement à cela : la recherche d’un compromis dans le but d’harmoniser des intérêts opposés et de continuer dans la voie de la réconciliation.  L’engagement à suivre le processus n’emporte pas l’obligation de se mettre d’accord, mais exige de chaque partie qu’elle s’efforce de bonne foi à comprendre les préoccupations de l’autre et à y répondre.

 

50                               La jurisprudence de la Cour confirme cette conception d’accommodement.  Dans Sparrow, la Cour a évoqué cette notion, insistant sur la nécessité d’établir un équilibre entre des intérêts sociétaux opposés et les droits ancestraux et issus de traités des Autochtones.  Dans R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, p. 1072, la Cour a affirmé qu’il incombe à la Couronne de prouver que son occupation des terres « ne peut s’accommoder de l’exercice raisonnable des droits des Hurons ».  Et, dans R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139, par. 81, la Cour s’est demandé si les restrictions imposées aux droits ancestraux « [étaient] conciliable[s] avec les rapports spéciaux de fiduciaire de l’État à l’égard des premières nations ».  La mise en équilibre et le compromis font partie intégrante de la notion de conciliation.  Lorsque l’accommodement est nécessaire à l’occasion d’une décision susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur des revendications de droits et de titre ancestraux non encore prouvées, la Couronne doit établir un équilibre raisonnable entre les préoccupations des Autochtones, d’une part, et l’incidence potentielle de la décision sur le droit ou titre revendiqué et les autres intérêts sociétaux, d’autre part.

 


51                               Il est loisible aux gouvernements de mettre en place des régimes de réglementation fixant les exigences procédurales applicables aux différents problèmes survenant à différentes étapes, et ainsi de renforcer le processus de conciliation et réduire le recours aux tribunaux.  Comme il a été mentionné dans R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101, par. 54, le gouvernement « ne peut pas se contenter d’établir un régime administratif fondé sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire non structuré et qui, en l’absence d’indications explicites, risque de porter atteinte aux droits ancestraux dans un nombre considérable de cas ».  Il convient de souligner que, depuis octobre 2002, la Colombie‑Britannique dispose d’une politique provinciale de consultation des Premières nations établissant les modalités d’application des lignes directrices opérationnelles des ministères et organismes provinciaux.  Même si elle ne constitue pas un régime de réglementation, une telle politique peut néanmoins prévenir l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire non structuré et servir de guide aux décideurs.

 

E.  Les tiers ont-ils l’obligation de consulter et d’accommoder?

 

52                               La Cour d’appel a conclu que Weyerhaeuser, l’entreprise forestière détenant la CFF 39, avait l’obligation de consulter les Haïda et de trouver des accommodements à leurs préoccupations.  En toute déférence, je ne puis souscrire à cette conclusion.

 


53                               Il a été dit (le juge Lambert de la Cour d’appel) qu’un tiers peut être tenu de consulter les Autochtones concernés du fait qu’il a la faculté, en cas de violation des droits de ces derniers, de plaider en défense que l’atteinte est justifiée.  Comme nous l’avons vu, cependant, l’obligation de consulter et d’accommoder découle de la proclamation de la souveraineté de la Couronne sur des terres et ressources autrefois détenues par le groupe autochtone concerné. Cette théorie ne permet pas de conclure que les tiers ont l’obligation de consulter ou d’accommoder.  La Couronne demeure seule légalement responsable des conséquences de ses actes et de ses rapports avec des tiers qui ont une incidence sur des intérêts autochtones.  Elle peut déléguer certains aspects procéduraux de la consultation à des acteurs industriels qui proposent des activités d’exploitation; cela n’est pas rare en matière d’évaluations environnementales.  Ainsi, la CFF 39 obligeait Weyerhaeuser à préciser les mesures qu’elle entendait prendre pour identifier et consulter les [traduction] « Autochtones qui revendiquaient un intérêt ancestral dans la région » (CFF 39, CFF haïda, paragraphe 2.09g)(ii)).  Cependant, la responsabilité juridique en ce qui a trait à la consultation et à l’accommodement incombe en dernier ressort à la Couronne.  Le respect du principe de l’honneur de la Couronne ne peut être délégué.

 

54                               Il a également été avancé (le juge Lambert de la Cour d’appel) que les tiers pourraient être assujettis à l’obligation de consulter et d’accommoder par l’effet de la doctrine du droit des fiducies appelée « réception en connaissance de cause ».  Cependant, comme nous l’avons vu, même si les obligations de fiduciaire de la Couronne  et son obligation de consulter et d’accommoder découlent toutes du principe que l’honneur de la Couronne est en jeu dans ses rapports avec les peuples autochtones, l’obligation de consulter est différente de l’obligation de fiduciaire qui existe à l’égard de certains intérêts autochtones reconnus.  Comme il a été indiqué plus tôt, la Cour a souligné, dans Wewaykum, qu’il fallait se garder de supposer l’existence d’une  obligation générale de fiduciaire régissant tous les aspects des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones.  En outre, dans Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, la Cour a clairement dit que la relation « semblable à une fiducie » qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones n’est pas une vraie « fiducie », faisant observer que « [l]e droit des fiducies constitue un domaine juridique très perfectionné et spécialisé » (p. 386).  Il n’y a aucune raison d’introduire la doctrine de la réception en connaissance de cause dans la relation spéciale qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones.  Il n’est pas certain non plus qu’une entreprise en vertu d’une concession de la Couronne puisse être assimilée à une personne qui, en toute connaissance de cause, divertit à son profit des fonds en fiducie.

 


55                               Enfin, il a été affirmé (le juge Finch, juge en chef de la C.‑B.) que, pour qu’il soit possible d’accorder une réparation efficace, il faudrait considérer que les  tiers sont tenus à l’obligation.  La première difficulté que comporte cette affirmation réside dans le fait que la réparation ne détermine pas la responsabilité.  Ce n’est qu’une fois la question de la responsabilité tranchée que se soulève la question de la réparation.  Il ne faut pas mettre la charrue (la réparation) devant les bœufs (la responsabilité).  Nous ne pouvons poursuivre une personne riche simplement parce qu’elle a de l’argent plein les poches ou que cela permet d’obtenir le résultat souhaité.  La seconde difficulté est qu’il n’est pas certain que le gouvernement ne dispose pas de mécanismes suffisants pour procéder à des mesures de consultation et d’accommodement utiles.  En l’espèce, la partie 10 de la CFF 39 prévoit que le ministre des Forêts peut modifier toute concession accordée à Weyerhaeuser pour la rendre conforme aux décisions des tribunaux relativement aux droits ou titres ancestraux.  Le gouvernement peut également exiger de Weyerhaeuser qu’elle modifie son plan d’aménagement si le chef des services forestiers le considère inadéquat du fait qu’il porte atteinte à un droit ancestral (paragraphe 2.38d)).  Enfin, le gouvernement peut exercer son autorité sur la question par voie législative, comme il l’a fait en édictant la Forestry Revitalization Act, S.B.C. 2003, ch. 17, qui permet de récupérer 20 pour 100 du droit de coupe des titulaires de concession, en partie pour mettre des terres à la disposition des peuples autochtones.  De par son pouvoir de légiférer sur les ressources naturelles de la province, le gouvernement provincial dispose d’un outil puissant pour s’acquitter de ses obligations légales, situation qui met en doute l’affirmation du juge en chef Finch de la C.-B. qu’il [traduction] « ne peut allouer une partie de ce bois d’œuvre aux Haïda sans le consentement ou la collaboration de Weyerhaeuser » ((2002), 5 B.C.L.R. (4th) 33, par. 119).  Le fait de ne pas imposer à Weyerhaeuser l’obligation de consulter et d’accommoder ne rend pas la réparation [traduction] « futile ou illusoire ».

 


56                               Le fait que les tiers n’aient aucune obligation de consulter les peuples autochtones ou de trouver des accommodements à leurs préoccupations ne signifie pas qu’ils ne peuvent jamais être tenus responsables envers ceux-ci.  S’ils font preuve de négligence dans des circonstances où ils ont une obligation de diligence envers les peuples autochtones, ou s’ils ne respectent pas les contrats conclus avec les Autochtones ou traitent avec eux d’une manière malhonnête, ils peuvent être tenus légalement responsables.  Cependant, les tiers ne peuvent être jugés responsables de ne pas avoir rempli l’obligation de consulter et d’accommoder qui incombe à la Couronne.

 

F.  L’obligation de la province

 

57                               La province de la Colombie‑Britannique soutient que l’obligation de consulter ou d’accommoder, si elle existe, incombe uniquement au gouvernement fédéral.  Je ne peux accepter cet argument.

 

58                               L’argument de la province repose sur l’art. 109  de la Loi constitutionnelle de 1867 , qui dispose que « [t]outes les terres, mines, minéraux et réserves royales appartenant aux différentes provinces du Canada [. . .] lors de l’union [. . .] appartiendront aux différentes provinces. »  Selon la province, cette disposition lui confère des droits exclusifs sur les terres en question.  Ce droit, affirme‑t‑elle, ne peut être limité par la protection accordée aux droits ancestraux par l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 .  La province affirme qu’agir ainsi reviendrait à [traduction] « rompre l’équilibre du fédéralisme » (mémoire de la Couronne, par. 96).

 


59                               La réponse à cet argument est que les intérêts que détenait la province sur les terres sont subordonnés à « tous intérêts autres que ceux que peut y avoir la province » (art. 109).  L’obligation de consulter et d’accommoder en litige dans la présente affaire est fondée sur l’affirmation de la souveraineté de la Couronne qui a précédé l’Union.  Il s’ensuit que la province a acquis les terres sous réserve de cette obligation.  Elle ne peut donc pas prétendre que l’art. 35 la prive de pouvoirs dont elle aurait joui autrement.  Comme il est précisé dans St. Catherine’s Milling and Lumber Co. c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46 (C.P.), les terres situées dans la province [traduction] « peuvent constituer une source de revenus [pour la province] dans tous les cas où les biens de la Couronne ne sont plus grevés du titre indien » (p. 59).  L’argument de la Couronne sur ce point a été examiné de façon approfondie par la Cour dans Delgamuukw, précité, par. 175, où le juge en chef Lamer a réitéré les conclusions tirées dans St. Catherine’s Milling, précité.  Cet argument n’est en conséquence pas fondé.

 

G.  L’examen administratif

 

60                               Lorsque la conduite du gouvernement est contestée au motif qu’il ne se serait pas acquitté de son obligation de consulter et d’accommoder en attendant le règlement des revendications, la question peut être soumise aux tribunaux pour examen.  La province n’a pas encore établi de mécanisme à cette fin.  En l’absence d’un tel mécanisme, il est impossible de déterminer quelle norme de contrôle devrait appliquer le tribunal appelé à statuer sur le caractère suffisant des efforts déployés par le gouvernement.  Les principes généraux du droit administratif permettent toutefois de dégager les notions suivantes.

 


61                               Quant aux questions de droit, le décideur doit, en règle générale, rendre une décision correcte : voir, par exemple, Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), [2003] 2 R.C.S. 585, 2003 CSC 55.  Par contre, en ce qui a trait aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit, l’organisme de révision peut devoir faire preuve de déférence à l’égard du décideur.  L’existence et l’étendue de l’obligation de consulter ou d’accommoder sont des questions de droit en ce sens qu’elles définissent une obligation légale. Cependant, la réponse à ces questions repose habituellement sur l’appréciation des faits.  Il se peut donc qu’il convienne de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait du premier décideur.  La question de savoir s’il y a lieu de faire montre de déférence et, si oui, le degré de déférence requis dépendent de la nature de la question dont était saisi le tribunal administratif et de la mesure dans laquelle les faits relevaient de son expertise : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20; Paul, précité.  En l’absence d’erreur sur des questions de droit, il est possible que le tribunal administratif soit mieux placé que le tribunal de révision pour étudier la question, auquel cas une certaine déférence peut s’imposer.  Dans ce cas, la norme de contrôle applicable est vraisemblablement la norme de la décision raisonnable.  Dans la mesure où la question est une question de droit pur et peut être isolée des questions de fait, la norme applicable est celle de la décision correcte.  Toutefois, lorsque les deux types de questions sont inextricablement liées entre elles, la norme de contrôle applicable est vraisemblablement celle de la décision raisonnable : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.

 


62                               Le processus lui‑même devrait vraisemblablement être examiné selon la norme de la décision raisonnable.  La perfection n’est pas requise; il s’agit de se demander si, « considéré dans son ensemble, le régime de réglementation [ou la mesure gouvernementale] respecte le droit ancestral collectif en question » : Gladstone, précité, par. 170.  Ce qui est requis, ce n’est pas une mesure parfaite mais une mesure raisonnable.  Comme il est précisé dans Nikal, précité, par. 110, « [l]e concept du caractère raisonnable doit [. . .] entrer en jeu pour ce qui [. . .] concern[e] l’information et la consultation.  [. . .]  Dans la mesure où tous les efforts raisonnables ont été déployés pour informer et consulter, on a alors satisfait à l’obligation de justifier. »  Le gouvernement doit déployer des efforts raisonnables pour informer et consulter.  Cela suffit pour satisfaire à l’obligation.

 

63                               Si le gouvernement n’a pas bien saisi l’importance de la revendication ou la gravité de l’atteinte, il s’agit d’une question de droit qui devra vraisemblablement être jugée selon la norme de la décision correcte.  Si le gouvernement a raison sur ces points et agit conformément à la norme applicable, la décision ne sera annulée que si le processus qu’il a suivi était déraisonnable.  Comme il a été expliqué précédemment, l’élément central n’est pas le résultat, mais le processus de consultation et d’accommodement.

 

H.  L’application aux faits

 

(1)  L’existence de l’obligation

 

64                               Il s’agit de savoir si la province connaissait, concrètement ou par imputation, l’existence potentielle d’un droit ou titre ancestral et envisageait des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur ce droit ou titre.  Compte tenu de la preuve présentée à la Cour en l’espèce, il ne fait aucun doute qu’il faut répondre « oui » à cette question.

 


65                               Les Haïda revendiquent depuis au moins 100 ans le titre sur l’ensemble des îles Haida Gwaii.  Le juge de première instance a conclu que les Haïda se plaignaient depuis plusieurs années auprès de la province du rythme d’exploitation des vieilles forêts, des méthodes d’exploitation et des répercussions de l’exploitation forestière sur l’environnement.  De plus, la province savait, depuis au moins 1994, que les Haïda s’opposaient à ce qu’on remplace la CFF 39 sans leur consentement et sans que leurs revendications aient fait l’objet de mesures d’accommodement.  Comme l’a constaté le juge en son cabinet, la province disposait, [traduction] « [d]epuis 1994, et peut-être bien avant », d’éléments de preuve établissant que les Haïda utilisaient et occupaient à titre exclusif certaines régions du Bloc 6.  Depuis au moins 1846 (affirmation de la souveraineté britannique), elle possède des preuves témoignant de l’importance du cèdre rouge dans la culture haïda.

 

66                               La province se dit inquiète de l’ampleur des revendications des Haïda, faisant observer que, [traduction] « [d]ans une action distincte, les Haïda revendiquent un titre ancestral sur l’ensemble des îles de la Reine‑Charlotte, sur les eaux les entourant et sur l’espace aérien. [. . .]  La revendication des Haïda vise le droit à l’utilisation, à l’occupation et au bénéfice exclusifs des terres, des eaux intérieures, du fond marin, des eaux pélagiques et de l’espace aérien » (mémoire de la Couronne, par. 35).  Cependant, se demander si l’obligation de consulter et d’accommoder s’applique avant que la preuve de l’existence d’un droit n’ait été apportée n’équivaut pas à préjuger de l’affaire sur le fond.  D’ailleurs, il convient de souligner que, avant que le juge en son cabinet ait rendu sa décision en l’espèce, la province avait obtenu que la question de l’existence du titre et des droits des Haïda et de l’atteinte portée à ceux-ci soit examinée séparément des questions se rapportant à l’obligation de consulter et d’accommoder.  Les questions ont été clairement séparées dans l’instance, à l’instigation de la province.

 


67                               Le juge en son cabinet a estimé que la province savait que les droits et titre ancestraux potentiels en question visaient le Bloc 6 et qu’ils pouvaient être touchés par la décision de remplacer la CFF 39.  Pour ce motif, l’honneur de la Couronne commandait que celle-ci procède à une consultation avant de prendre une décision susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits et titre ancestraux revendiqués.

 

(2)  L’étendue de l’obligation

 

68                               Comme il a été expliqué plus tôt, l’ampleur de la consultation requise dépend de l’évaluation préliminaire de la solidité de la preuve étayant l’existence du droit ou du titre, ainsi que de la gravité de l’effet préjudiciable potentiel sur le droit ou titre revendiqué.

 

(i)    Solidité de la preuve

 

69                               Après avoir examiné une preuve qu’il a qualifiée d’[traduction] « abondante », le juge en son cabinet a, au par. 25 de sa décision, tiré un certain nombre de conclusions [traduction] « incontournables » relativement aux revendications des Haïda.  Il a conclu que les Haïda habitaient les îles Haïda Gwaii depuis au moins 1774, qu’ils n’avaient jamais été conquis, qu’ils n’avaient jamais cédé leurs droits dans un traité et qu’aucune loi fédérale n’avait éteint leurs droits.  Depuis au moins 1846, l’utilisation du cèdre rouge provenant des vieilles forêts des régions côtières et intérieures de la zone maintenant connue comme étant le Bloc 6 de la CFF 39 fait partie de leur culture.

 

70                               Le juge en son cabinet a rigoureusement évalué la preuve et établi une distinction entre les différentes revendications des Haïda visant le Bloc 6.  Au terme d’un examen approfondi de la preuve, il a tiré les conclusions suivantes au par. 47 :

 


(1) il existe une [traduction] « probabilité raisonnable » que les Haïda réussissent à établir l’existence d’un titre sur [traduction] « au moins quelques parties » des régions côtières et intérieures des îles Haïda Gwaii, notamment les régions côtières du Bloc 6; il semble exister une [traduction] « possibilité raisonnable » que ces régions comprennent les régions intérieures du Bloc 6;

 

(2) il existe une [traduction] « forte probabilité » que les Haïda réussissent à établir l’existence d’un droit ancestral de récolter le cèdre rouge provenant des vieilles forêts des régions côtières et intérieures du Bloc 6.

 

Le juge en son cabinet a reconnu qu’un règlement définitif nécessiterait beaucoup plus d’éléments de preuve, mais, selon lui, [traduction] « il est juste de dire que la revendication des Haïda est beaucoup plus qu’une simple “affirmation” de titre ancestral » (par. 50).

 

71                               La Cour d’appel s’est fondée sur les constatations du juge en son cabinet pour conclure que les revendications par les Haïda du titre et de droits ancestraux étaient [traduction] « étayées par une preuve à première vue valable » (par. 49).  La solidité de la preuve influe sur l’étendue de l’obligation que doit satisfaire la province.  En l’espèce, le dossier permet clairement de conclure, en attendant le règlement définitif, qu’il existe une preuve prima facie de l’existence d’un titre ancestral et une solide preuve prima facie de l’existence d’un droit ancestral de récolter le cèdre rouge.

 


(ii)  Gravité des conséquences potentielles

 

72                               La preuve présentée au juge en son cabinet indiquait que l’utilisation du cèdre rouge fait depuis longtemps partie intégrante de la culture haïda.  Le juge a considéré qu’il existait une [traduction] « probabilité raisonnable » que les Haïda réussissent à démontrer une atteinte à un droit ancestral de récolter le cèdre rouge [traduction] « en prouvant que le cèdre des vieilles forêts a été et continuera d’être exploité dans le Bloc 6, et que cette ressource est limitée » (par. 48).  La perspective de l’exploitation continue d’une ressource par ailleurs limitée laisse entrevoir les répercussions que la décision de remplacer la CFF 39 pourrait avoir sur un droit ancestral.

 

73                               Les CFF ont un caractère exclusif et sont accordées pour de longues périodes.  La CFF 39 confère à Weyerhaeuser le droit exclusif de récolter le bois dans une région qui représente près du quart de la superficie totale des îles  Haïda Gwaii.  Le juge en son cabinet a fait observer qu’[traduction] « il [est] manifeste que de vastes étendues du Bloc 6 ont été coupées à blanc » (par. 59).  Ce fait illustre les conséquences potentielles que la décision de remplacer la CFF 39 a sur les droits ancestraux.

 

74                               Il faut reconnaître à la province d’avoir imposé à Weyerhaeuser, dans la CFF 39, des conditions à l’égard des peuples autochtones.  Mais la province devait faire davantage.  Lorsque le gouvernement sait qu’un droit ou un titre ancestral est revendiqué, il doit consulter les Autochtones sur la façon dont les terres visées devraient être exploitées.

 


75                               Il faut maintenant se demander à quel moment prend naissance l’obligation de consulter.  Est-ce à l’étape de l’octroi d’une CFF, ou seulement à l’étape de la délivrance des permis de coupe?  Le remplacement d’une CFF n’autorise pas en soi la récolte de bois, qui ne peut se faire qu’en vertu des permis de coupe.  Les CFF sont périodiquement remplacées, et la décision de remplacer une CFF en particulier n’a pas nécessairement pour effet de détruire l’essence même du droit revendiqué.  La province fait valoir que, bien qu’elle ne les ait pas consultés avant de remplacer la CFF, elle [traduction] « a consulté et continue de consulter les Haïda avant d’autoriser les permis de coupe ou autres plans d’aménagement » (mémoire de la Couronne, par. 64).

 

76                               J’estime que, lorsqu’elle prend des décisions concernant les CFF, la province est tenue à une obligation de consultation, et peut‑être à une obligation d’accommodement.  La décision rendue à l’égard d’une CFF reflète la planification stratégique touchant l’utilisation de la ressource en cause.  Les décisions prises durant la planification stratégique risquent d’avoir des conséquences graves sur un droit ou titre ancestral.  Tous les cinq ans, le titulaire de la CFF 39 doit présenter au chef des services forestiers un plan d’aménagement comprenant l’inventaire des ressources du secteur visé par la concession, une analyse des approvisionnements en bois d’œuvre et un « plan de 20 ans » présentant une séquence hypothétique de blocs de coupe.  C’est à partir de l’inventaire et de l’analyse des approvisionnements en bois d’œuvre qu’est fixée la possibilité annuelle de coupe (« PAC ») pour la concession.  Ainsi, le titulaire de la concession établit les renseignements techniques servant à calculer la PAC.  La tenue de consultations au niveau de l’exploitation a donc peu d’incidence sur le volume fixé dans la PAC, qui, à son tour, détermine les modalités du permis de coupe.  Pour que les consultations soient utiles, elles doivent avoir lieu à l’étape de l’octroi ou du renouvellement de la CFF.

 


77                               Il s’agit enfin de décider si la Couronne avait l’obligation non seulement de consulter les Haïda au sujet des décisions relatives aux CFF mais aussi de trouver des accommodements à leurs préoccupations.  Les faits de l’espèce ne permettent pas de dire si la consultation aurait entraîné la nécessité de telles mesures.  Cependant, la solidité de la preuve étayant l’existence et d’un titre haïda et d’un droit haïda autorisant la récolte du cèdre rouge, conjuguée aux répercussions sérieuses sur ces intérêts des décisions stratégiques successives, indique que l’honneur de la Couronne pourrait bien commander des mesures d’accommodement substantielles pour protéger les intérêts des Haïda en attendant que leurs revendications soient réglées.

 

(3)  La Couronne s’est-elle acquittée de son obligation?

 

78                               La province n’a pas consulté les Haïda au sujet du remplacement de la CFF 39.  Le juge en son cabinet a tiré la conclusion suivante (par. 42) :

 

[traduction] [S]elon la preuve présentée, il est manifeste que le ministre a refusé de consulter les Haïda au sujet du remplacement de la CFF 39 en 1995 et en l’an 2000, au motif que la loi ne l’obligeait pas à le faire et qu’une telle consultation ne pouvait avoir d’incidence sur son obligation, prévue par la loi, de remplacer la CFF 39.

 

La province a attiré l’attention de la Cour et des tribunaux d’instance inférieure sur les nombreuses mesures et politiques qu’elle a adoptées pour tenir compte des intérêts autochtones.  Devant la Cour, elle a affirmé que [traduction] « [l]es Haïda ont été et sont consultés au sujet des plans d’aménagement forestier et des permis de coupe. [. . .]  À la suite de consultations antérieures auprès des Haïda, la province a pris plusieurs mesures pour atténuer les effets de l’exploitation forestière [. . .] » (mémoire de la Couronne, par. 75).  Cependant, ces mesures et politiques n’équivalent pas à une consultation au sujet de la décision de remplacer la CFF 39 et de l’établissement de ses modalités, et ne peuvent la remplacer.

 


79                               Par conséquent, la province ne s’est pas acquittée de son obligation de procéder à davantage qu’une simple consultation.  Elle n’a procédé à absolument aucune consultation utile.

 

III.  Conclusion

 

80                               Le pourvoi de la Couronne est rejeté et celui de Weyerhaeuser est accueilli.  L’ordonnance de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique est modifiée de manière que l’obligation de consultation de la Couronne ne s’étende pas à Weyerhaeuser.  La Couronne a accepté de payer les dépens des intimés pour la demande d’autorisation de pourvoi et pour le pourvoi.  Weyerhaeuser est dispensée de toute obligation de payer les dépens des Haïda devant les instances inférieures.  Il n’est pas nécessaire de répondre à la question constitutionnelle dans le présent pourvoi.

 

Pourvoi de la Couronne rejeté.  Pourvoi de Weyerhaeuser Co. accueilli.

 

Procureurs de l’appelant le ministre des Forêts : Fuller Pearlman & McNeil, Victoria.

 

Procureur de l’appelant le procureur général de la Colombie-Britannique au nom de Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.

 

Procureurs de l’appelante Weyerhaeuser Company Limited : Hunter Voith, Vancouver.

 

Procureurs des intimés : EAGLE, Surrey.


Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice, Vancouver.

 

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

 

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Sainte-Foy.

 

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle-Écosse : Ministère de la Justice, Halifax.

 

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Sous-procureur général de la Saskatchewan, Regina.

 

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Ministère de la Justice, Edmonton.

 

Procureurs des intervenantes la Bande indienne de Squamish et la Bande indienne des Lax‑kw’alaams : Ratcliff & Company, North Vancouver.

 

Procureurs de l’intervenante la Nation haisla : Donovan & Company, Vancouver.

 

Procureurs de l’intervenant le Sommet des Premières nations : Braker & Company, West Vancouver.

 


Procureurs de l’intervenante la Première nation Dene Tha’ : Cook Roberts, Victoria.

 

Procureurs de l’intervenant Tenimgyet, aussi connu sous le nom d’Art Matthews, chef héréditaire Gitxsan : Cook Roberts, Victoria.

 

Procureurs des intervenants Business Council of British Columbia, Aggregate Producers Association of British Columbia, British Columbia and Yukon Chamber of Mines, British Columbia Chamber of Commerce, Council of Forest Industries et Mining Association of British Columbia : Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.

 

Procureurs de l’intervenante British Columbia Cattlemen’s Association : McCarthy Tétrault, Vancouver.

 

Procureurs de l’intervenant le village de Port Clements : Rush Crane Guenther & Adams, Vancouver.

 

 

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