COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., [2006] 2 R.C.S. 612, 2006 CSC 52 |
Date : 20061117 Dossier : 30529 |
Entre :
Pro Swing Inc.
Appelante
et
Elta Golf Inc.
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement : (par. 1 à 65)
Motifs dissidents : (par. 66 à 123) |
La juge Deschamps (avec l’accord des juges LeBel, Fish et Abella)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Bastarache et Charron) |
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Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., [2006] 2 R.C.S. 612, 2006 CSC 52
Pro Swing Inc. Appelante
c.
Elta Golf Inc. Intimée
Répertorié : Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc.
Référence neutre : 2006 CSC 52.
No du greffe : 30529.
2005 : 15 décembre; 2006 : 17 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit international privé — Jugements étrangers — Reconnaissance et exécution d’un jugement non pécuniaire étranger — Y a‑t‑il lieu de modifier la common law pour permettre l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger? — Considérations pertinentes pour la reconnaissance et l’exécution d’un jugement ou d’une ordonnance de cette nature.
Pro Swing fabrique et vend des bâtons de golf et des têtes de bâton de golf sur mesure. Aux États‑Unis, elle est propriétaire de la marque de commerce Trident. Elta Golf, une entreprise ontarienne, a offert en vente sur son site Internet des articles revêtus de marques ressemblant à Trident. Pro Swing l’a poursuivie en Ohio pour contrefaçon de sa marque de commerce. Les parties ont conclu une transaction qu’une cour fédérale de district a entérinée dans un jugement sur consentement. Le jugement interdit à Elta Golf d’acheter, de commercialiser ou de vendre des bâtons de golf ou des composants de bâton de golf revêtus de la marque Trident ou d’une variante créant de la confusion avec elle. En 2002, une ordonnance pour outrage au tribunal a été rendue après que Pro Swing en eut fait la demande au motif qu’Elta Golf avait transgressé le jugement sur consentement. Pro Swing a ensuite saisi la Cour supérieure de justice de l’Ontario d’une requête visant à faire reconnaître et exécuter le jugement sur consentement et l’ordonnance pour outrage au tribunal. La juge des requêtes a conclu qu’un jugement non pécuniaire étranger pouvait être exécuté et elle a déclaré le jugement sur consentement valide et exécutoire en Ontario. Elle a par ailleurs statué que l’ordonnance pour outrage au tribunal était de nature réparatoire et que certains de ses éléments faisaient double emploi avec le jugement sur consentement et n’étaient pas définitifs. Elle a conclu que les éléments qui respectaient l’exigence du caractère définitif pouvaient être dissociés. Elle a reconnu les éléments dissociés de l’ordonnance pour outrage et les a déclarés exécutoires. La Cour d’appel a annulé sa décision et conclu que les deux jugements étrangers n’étaient pas exécutoires en Ontario, car ils étaient ambigus sous certains rapports importants, en particulier pour ce qui était de la question cruciale de leur portée extraterritoriale.
Arrêt (la juge en chef McLachlin et les juges Bastarache et Charron sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
Les juges LeBel, Deschamps, Fish et Abella : La règle de common law classique voulant qu’un jugement étranger ne puisse être reconnu et exécuté que s’il est pécuniaire et définitif devrait être modifiée. Une telle mutation doit être le fruit d’une démarche prudente et s’accompagner de l’octroi au tribunal national du pouvoir discrétionnaire de tenir compte de certains éléments afin que le jugement ne porte pas atteinte à l’intégrité du système de justice canadien. En cette ère de généralisation du commerce transfrontalier, du commerce électronique et des litiges transfrontaliers, la modification de la règle de common law aura nécessairement une incidence sur l’activité commerciale et la collaboration judiciaire et elle ouvrira la porte à des ordonnances en equity (comme l’injonction) qui sont indispensables à des solutions adaptées aux besoins contemporains. Dans l’examen des considérations propres à la reconnaissance et à l’exécution d’une ordonnance en equity, le tribunal peut s’inspirer des critères issus d’autres mécanismes de collaboration judiciaire fondés sur la courtoisie. Pour l’heure, il suffit de souligner la nécessité de tenir compte de la souplesse qui imprègne l’equity. Les conditions auxquelles peut être reconnu et exécuté un jugement étranger peuvent donc être résumées de façon générale : il doit avoir été rendu par un tribunal compétent, être définitif et être d’une nature telle que la courtoisie commande son exécution. La notion de courtoisie n’exige pas que le tribunal saisi accorde une aide plus grande à un justiciable étranger qu’à un justiciable national et le tribunal canadien peut exercer le pouvoir discrétionnaire qui sous‑tend l’ordonnance en equity pour décider de l’exécuter ou non. [14‑16] [30‑31]
En l’espèce, le jugement sur consentement et l’ordonnance pour outrage au tribunal ne sont pas exécutoires en Ontario. Ils sont problématiques sous de nombreux rapports. L’ordonnance pour outrage au tribunal a un caractère quasi pénal, et les tribunaux canadiens refuseront d’exécuter, directement ou non, une ordonnance pénale. Alors que, en matière d’outrage, le droit américain distingue l’ordonnance civile de l’ordonnance pénale, le droit canadien considère que l’ordonnance pour outrage au tribunal est avant tout la déclaration qu’une partie a transgressé une ordonnance judiciaire. Par conséquent, une requête pour outrage au tribunal ne peut être réduite à un moyen de faire pression sur un débiteur défaillant ou d’être indemnisé d’un préjudice. Les mesures de protection que prévoit le droit pénal au bénéfice de la personne visée par une telle requête et la sanction dont celle‑ci est passible (ce qui peut comprendre l’emprisonnement) attestent la gravité d’une condamnation pour outrage au tribunal au Canada. L’élément « droit public » de la déclaration d’outrage au tribunal et l’opprobre qui découle de celle‑ci éclipsent les conséquences d’une simple ordonnance de réparation. De plus, lorsqu’il lui faut interpréter le droit, le tribunal saisi doit veiller à ce qu’une fois l’exécution ordonnée, la qualification du jugement ne donne lieu à aucun conflit. Dans le cas d’une ordonnance pour outrage au tribunal, il y aura bel et bien conflit, car son interprétation diffère en droits américain et canadien. Le tribunal saisi ne doit pas exposer un justiciable à des conséquences qui ne pouvaient découler du droit étranger. Conscient de ses limites, il doit, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, s’abstenir d’exécuter un jugement qui soumet le justiciable canadien à des obligations imprévues. [34‑36] [49‑51] [62]
Lorsqu’il s’agit d’exécuter une injonction, la portée territoriale ne doit faire aucun doute. En l’occurrence, la portée territoriale de l’injonction contenue dans le jugement sur consentement est incertaine. Comme l’entente ne dit pas explicitement qu’elle s’applique à l’échelle internationale, on ne peut conclure avec certitude que le jugement sur consentement s’applique partout dans le monde. En outre, l’ordonnance pour outrage prévoit l’obligation d’établir le nombre d’articles vendus, même lorsque la vente peut ne pas bénéficier de la protection de la marque de Pro Swing. Conclure que l’ordonnance pour outrage s’applique à l’extérieur des É.‑U. irait à l’encontre du principe de territorialité. L’extraterritorialité et la courtoisie ne sauraient pallier l’absence de protection d’une marque à l’étranger. [25] [56‑58] [62]
En ce qui concerne la réparation appropriée et l’utilisation des ressources judiciaires, il n’est pas évident que parmi les mécanismes variés de collaboration judiciaire, la reconnaissance et l’exécution du jugement soit celui qui convient, ni que l’affaire se prête à la forme de collaboration judiciaire sollicitée. La commission rogatoire aurait peut‑être été préférable pour recueillir les éléments de preuve dont avait besoin le juge américain pour déterminer le montant des dommages‑intérêts et mettre fin à l’instance pour outrage au tribunal engagée aux É.‑U. De plus, le tribunal peut aussi se demander si l’affaire justifie l’intervention d’un tribunal canadien. En l’espèce, on peut craindre que l’appareil judiciaire ne soit mis à contribution que pour constater l’insolvabilité de Pro Swing. Lorsque les circonstances soulèvent des interrogations légitimes quant à l’affectation des ressources judiciaires, il incombe au justiciable de convaincre le tribunal qu’il vaut la peine d’accéder à sa demande. [45‑47] [62]
Enfin, certaines parties de l’ordonnance pour outrage au tribunal mettent en cause l’ordre public en ce qu’elles exigent une communication de renseignements personnels interdite à première vue. Les tribunaux doivent tenir compte du caractère quasi constitutionnel de la protection des renseignements personnels. [59‑60]
Le refus d’exécuter le jugement sur consentement et l’ordonnance pour outrage constitue donc en l’espèce un exercice approprié du pouvoir discrétionnaire que confère l’equity et il permet la poursuite de l’instance devant la cour de l’Ohio avec la collaboration des tribunaux ontariens, mais dans une moins grande mesure que celle sollicitée. [63]
La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache et Charron (dissidents) : La common law devrait être assouplie pour permettre l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger à certaines conditions. La common law doit évoluer en phase avec les importantes forces sociales et économiques qui façonnent les rapports commerciaux et autres. Cette évolution doit se faire de façon graduelle et raisonnée, eu égard, dans le cas des jugements non pécuniaires étrangers, aux principes sous‑jacents de courtoisie, d’ordre et d’équité. [66] [78‑79]
Le tribunal appelé à exécuter un jugement étranger donne effet à l’obligation créée. Il doit en principe s’abstenir d’examiner le fond de l’affaire. Même si des réparations non pécuniaires différentes et des circonstances différentes feront intervenir des considérations différentes, trois conditions d’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger devraient être considérées pour statuer sur le présent litige. Premièrement, en ce qui concerne les exigences générales, un jugement non pécuniaire étranger ne sera exécuté que si le tribunal d’origine avait compétence et qu’aucune considération liée à l’équité ne rend son exécution inopportune ou injuste. Les moyens de défense actuels fondés sur la fraude, l’ordre public et la justice naturelle se veulent un rempart contre les formes d’injustice les plus manifestes. Deuxièmement, le tribunal ne doit exécuter un jugement non pécuniaire étranger que s’il est définitif et clair. Pour qu’un jugement étranger soit définitif, l’obligation qu’il crée doit être complète et définie. En ce qui concerne sa clarté, il doit être suffisamment certain pour que son exécution puisse avoir lieu. Le caractère non définitif ou l’ambiguïté doivent ressortir du jugement même ou découler du contexte factuel ou juridique de l’affaire pour que soit justifié le refus d’exécuter le jugement. Une simple conjecture ne suffit pas. Troisièmement, un tribunal canadien n’exécutera une décision ou une disposition pénale étrangère ni directement ni indirectement. [87‑92] [95‑101]
Dans la présente affaire, la décision de la juge des requêtes devrait être rétablie. Elta Golf a concédé que les exigences générales étaient respectées. Le jugement sur consentement et les éléments de l’ordonnance pour outrage au tribunal que la juge des requêtes a tenus pour exécutoires en Ontario étaient définitifs. Les jugements étaient complets et ne nécessitaient aucune précision ultérieure. La possibilité théorique qu’une supervision judiciaire soit nécessaire ne doit pas faire obstacle à la reconnaissance d’un jugement étranger. Par ailleurs, les jugements sont suffisamment clairs. Plus particulièrement, l’examen du jugement sur consentement et de l’ordonnance pour outrage au tribunal ne révèle aucune ambiguïté quant à leur portée extraterritoriale. Enfin, l’ordonnance étrangère pour outrage criminel est clairement pénale et ne peut être exécutée par un tribunal canadien, mais il ne devrait pas en aller de même de l’ordonnance étrangère pour outrage civil. Le droit canadien établit une distinction entre une ordonnance civile et une ordonnance criminelle en matière d’outrage et, en l’espèce, l’ordonnance pour outrage au tribunal ne comporte aucun élément pénal. Ses dispositions visent à renforcer le jugement sur consentement et à réparer le tort que les violations d’Elta Golf ont causé à Pro Swing. La juge des requêtes a conclu que l’ordonnance pour outrage au tribunal avait un caractère réparatoire et non pénal. Cette conclusion est inattaquable. [104-116]
Même si des éléments de l’ordonnance pour outrage au tribunal peuvent être problématiques en ce qui concerne la protection des renseignements personnels, aborder cette question maintenant, alors qu’elle n’a été soulevée ni devant la Cour ni devant les juridictions inférieures transformerait indûment l’instance. Quoi qu’il en soit, si des raisons d’ordre public empêchent l’exécution de ces éléments, ceux‑ci peuvent être dissociés. La question de l’ordre public ne saurait donc être déterminante pour l’issue du présent pourvoi. [121]
Jurisprudence
Citée par la juge Deschamps
Arrêt appliqué : Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; arrêt examiné : Beals c. Saldanha, [2003] 3 R.C.S. 416, 2003 CSC 72; arrêts mentionnés : Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, 2003 CSC 62; Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, [2003] 2 R.C.S. 63, 2003 CSC 40; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Hilton c. Guyot, 159 U.S. 113 (1895); Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., [1992] 2 R.C.S. 1065; Gompers c. Bucks Stove & Range Co., 221 U.S. 418 (1911); P.-A.P. c. A.F., [1996] R.D.J. 419; Westfair Foods Ltd. c. Naherny (1990), 63 Man. R. (2d) 238; Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897; District Court of the United States, Middle District of Florida c. Royal American Shows, Inc., [1982] 1 R.C.S. 414; Zingre c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 392; Re International Association of Machinists & Aerospace Workers and Qantas Airways Ltd. (1983), 149 D.L.R. (3d) 38; Aetna Financial Services Ltd. c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427, 2004 CSC 45; États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7; Cie H.J. Heinz du Canada ltée c. Canada (Procureur général), [2006] 1 R.C.S. 441, 2006 CSC 13; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773, 2002 CSC 53; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403; Barrick Gold Corp. c. Lopehandia (2004), 71 O.R. (3d) 416.
Citée par la juge en chef McLachlin (dissidente)
Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Beals c. Saldanha, [2003] 3 R.C.S. 416, 2003 CSC 72; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; Uniforêt Pâte Port‑Cartier Inc. c. Zerotech Technologies Inc., [1998] 9 W.W.R. 688; Barrick Gold Corp. c. Lopehandia (2004), 71 O.R. (3d) 416; Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, 2003 CSC 62; United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901; Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., [1992] 2 R.C.S. 1065; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773, 2002 CSC 53.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 3155(2).
Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, ch. E.23, art. 60.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, art. 4, 46.
Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5, art. 7(3)c).
Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 60.11.
Doctrine citée
Berryman, Jeff. « Cross‑Border Enforcement of Mareva Injunctions in Canada » (2005), 30 Adv. Q. 413.
Black, Vaughan. « Enforcement of Foreign Non‑money Judgments : Pro Swing v. Elta » (2006), 42 Rev. can. dr. comm. 81.
Briggs, Adrian. « Crossing the River by Feeling the Stones : Rethinking the Law on Foreign Judgments » (2004), 8 SYBIL 1.
Castel, Jean‑Gabriel, and Janet Walker. Canadian Conflict of Laws, vol. 1, 6th ed. Markham, Ont. : LexisNexis Butterworths, 2005 (loose‑leaf updated March 2006, release 3).
Colombie‑Britannique. British Columbia Law Institute. Report on the Enforcement of Non‑money Judgments from Outside the Province. Vancouver : The Institute, 1999.
Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada. Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada : Stratégie du droit commercial. Ottawa : La Conférence, 2005 (feuilles mobiles).
Dicey and Morris on the Conflict of Laws, vol. 1, 13th ed. under the general editorship of Lawrence Collins. London : Sweet & Maxwell, 2000.
Hanbury & Martin Modern Equity, 17th ed. by Jill E. Martin. London : Sweet & Maxwell, 2005.
MacDonald, Ken. « A New Approach to Enforcement of Foreign Non‑Monetary Judgments » (2006), 31 Adv. Q. 44.
Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1992 (loose‑leaf updated November 2005, release 13).
Spry, I. C. F. The Principles of Equitable Remedies : Specific Performance, Injunctions, Rectification and Equitable Damages, 6th ed. Canada : Carswell, 2001.
Talpis, Jeffrey, and Joy Goodman. « A comity of errors », Law Times, vol. 14, No. 2, January 20, 2003, p. 7.
Walker, Janet. « Beals v. Saldanha : Striking the Comity Balance Anew » (2002), 5 R.C.D.I. 28.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Moldaver, Gillese et Blair) (2004), 71 O.R. (3d) 566, [2004] O.J. No. 2801 (QL), qui a infirmé une ordonnance de la juge Pepall (2003), 68 O.R. (3d) 443, 30 C.P.R. (4th) 165, [2003] O.J. No. 5434 (QL). Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Bastarache et Charron sont dissidents.
Raymond F. Leach et Janet A. Allinson, pour l’appelante.
Personne n’a comparu pour l’intimée.
Version française du jugement des juges LeBel, Deschamps, Fish et Abella rendu par
1 La juge Deschamps — Aujourd’hui, les opérations commerciales requièrent une attention immédiate et des solutions efficaces. L’Internet rend plus aigu encore le besoin de disposer d’outils adéquats. Certes, les frontières définissent encore la compétence et l’identité nationales, mais la mondialisation du commerce et la libre circulation des personnes et des biens en réduisent l’importance. Le système de droit et de justice est au service de la société, et non l’inverse. En l’espèce, on demande à la Cour de modifier la common law. Les arguments favorables à la modification de la règle de common law qui fait obstacle à l’exécution des jugements non pécuniaires sont convaincants. Mais pareille modification doit être apportée avec circonspection. Je reconnais qu’une nouvelle règle s’impose, mais j’estime que la présente affaire ne se prête pas à son application.
I. Contexte et historique judiciaire
2 L’appelante, Pro Swing Inc., fabrique et vend des bâtons de golf et des têtes de bâton de golf sur mesure. Aux États‑Unis, elle est propriétaire de la marque de commerce Trident. Le 27 avril 1998, elle a intenté devant la Cour fédérale du District nord de l’Ohio, division de l’est (la « cour de l’Ohio ») une poursuite en contrefaçon de marque de commerce contre huit défenderesses, dont l’intimée Elta Golf Inc., une société ontarienne. Dans son action, Pro Swing a allégué que, sur son site Internet, Elta offrait en vente et vendait des bâtons de golf ou des têtes de bâton de golf portant la marque contrefaite Rident. Le 6 juillet 1998, le président d’Elta, M. Frank Lin, a signé en Ontario une déclaration dans laquelle il disait maintenant connaître l’existence de la marque de Pro Swing. Il ajoutait qu’Elta avait en sa possession trois bâtons de golf ou têtes de bâton de golf de marque Rident, qu’elle n’en avait vendu aucun et qu’elle cesserait d’en faire la promotion et la distribution. Cette déclaration a été intégrée à la transaction intervenue entre les parties, qui précisait que Pro Swing se fondait sur les affirmations d’Elta concernant l’emploi de la marque Rident en liaison avec des bâtons de golf ou des têtes de bâton de golf. Elta a de plus indiqué dans la transaction qu’elle avait cessé de commercialiser ou d’utiliser des bâtons de golf ou des têtes de bâton de golf portant les marques Trident, Rident, Riden ou Trigoal. Elle s’est engagée à ne pas acheter, vendre ou utiliser, sans l’autorisation de Pro Swing, tout article de golf revêtant l’une ou l’autre de ces marques ou une marque semblable créant de la confusion avec elles. Elle s’est en outre engagée à remettre à l’avocat de Pro Swing les bâtons de golf ou les têtes de bâton de golf ainsi que le matériel promotionnel en sa possession et à modifier son site Internet. Le 28 juillet 1998, le juge Matia de la cour de l’Ohio a entériné l’accord des parties en rendant un jugement sur consentement (annexe A).
3 Le 20 décembre 2002, Pro Swing a présenté une requête pour outrage au tribunal au motif qu’Elta avait transgressé le jugement sur consentement en omettant de remettre les articles et en faisant la promotion et la vente des têtes de bâton de golf. Elle a produit une déclaration sous serment indiquant qu’un enquêteur avait acheté sur Internet deux têtes de bâton de golf devant être livrées en Ohio, l’une portant la marque Trident et l’autre, la marque Rident. Le 25 février 2003, après avoir conclu qu’Elta avait contrevenu au jugement, le juge Matia a rendu une ordonnance pour outrage au tribunal (annexe B).
4 Comme l’a fait remarquer la juge de la Cour supérieure de justice ((2003), 68 O.R. (3d) 443), le jugement sur consentement et l’ordonnance pour outrage au tribunal se chevauchent. En voici les éléments pertinents :
1. Elta se voit interdire d’acheter, de commercialiser, de vendre ou d’utiliser des bâtons de golf ou des composants de bâton de golf portant la marque de commerce de Pro Swing ou toute variante créant de la confusion (jugement sur consentement, par. 7; ordonnance pour outrage au tribunal, par. 2);
2. Elta se voit enjoindre de remettre à l’avocat de Pro Swing tous bâtons ou composants contrefaits en sa possession, ainsi que tout article promotionnel, d’emballage ou autre (jugement sur consentement, par. 8; ordonnance pour outrage au tribunal, par. 6)
3. Elta se voit enjoindre d’établir le nombre de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf non autorisés vendus après l’inscription du jugement sur consentement (ordonnance pour outrage au tribunal, par. 3);
4. Elta se voit ordonner de payer des dommages‑intérêts fondés sur les profits tirés de la vente d’articles non autorisés après l’inscription du jugement sur consentement (ordonnance pour outrage au tribunal, par. 4);
5. Elta se voit ordonner de payer les frais de justice et les honoraires d’avocat de Pro Swing (ordonnance pour outrage au tribunal, par. 5);
6. Elta se voit enjoindre de communiquer les noms et les coordonnées des fournisseurs et des acheteurs d’articles non autorisés et de payer les frais d’envoi d’un rectificatif (ordonnance pour outrage au tribunal, par. 7 et 8);
7. Elta se voit ordonner de rappeler tous les articles contrefaits et non autorisés (ordonnance pour outrage au tribunal, par. 9).
5 En juin 2003, Pro Swing a déposé en Cour supérieure de justice de l’Ontario une requête visant à faire reconnaître et exécuter le jugement sur consentement et l’ordonnance pour outrage au tribunal. Elta s’oppose à la requête au motif que les exigences de la common law ne sont pas respectées. Selon elle, les jugements ne sont pas in personam et définitifs et ne portent pas sur une somme déterminée. De plus, l’ordonnance pour outrage au tribunal est de nature quasi pénale.
6 Après avoir reconnu que la règle de common law classique exige que le jugement porte sur une somme déterminée, la juge de la Cour supérieure de justice conclut que la jurisprudence la plus récente ouvre la voie à un assouplissement. Elle estime en outre qu’il ressort du libellé du jugement sur consentement que les parties ont voulu lui conférer une portée extraterritoriale. Elle déclare le jugement valide et exécutoire en Ontario. En ce qui concerne l’ordonnance pour outrage au tribunal, elle opine qu’elle est de nature réparatoire et qu’elle a été rendue dans le cadre d’un litige opposant des parties privées. Après avoir constaté que certains de ses éléments font double emploi avec le jugement sur consentement et ne sont pas définitifs, elle conclut que les éléments qui respectent l’exigence du caractère définitif peuvent être dissociés. Elle reconnaît les paragraphes 3, 7, 8 et 9 de l’ordonnance pour outrage au tribunal et les déclare exécutoires.
7 Elta interjette appel du jugement de la Cour supérieure de justice et Pro Swing forme un appel incident en vue de faire reconnaître et déclarer exécutoire l’ordonnance pour outrage au tribunal en entier. La Cour d’appel convient [traduction] « que le moment est propice au réexamen des règles applicables à la reconnaissance et à l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers » ((2004), 71 O.R. (3d) 566, par. 9), citant à l’appui un extrait de l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1098 :
Le monde a évolué depuis que les règles précitées [relatives à la reconnaissance et à l’exécution des jugements étrangers] ont été formulées dans l’Angleterre du XIXe siècle. Les moyens modernes de déplacement et de communication font ressortir le caractère purement local d’un bon nombre de ces préoccupations du XIXe siècle. Le monde des affaires fonctionne dans une économie mondiale et on parle à juste titre de communauté internationale même si le pouvoir politique et juridique est décentralisé. Il est maintenant devenu impérieux de faciliter la circulation des richesses, des techniques et des personnes d’un pays à l’autre. Dans ces circonstances, il apparaît opportun de réexaminer nos règles relatives à la reconnaissance et à l’exécution des jugements étrangers.
8 La Cour d’appel conclut toutefois que le jugement et l’ordonnance ne sont pas suffisamment clairs pour être susceptibles d’exécution, notamment en ce qui concerne l’extraterritorialité, un aspect qu’elle qualifie de crucial. Elle fait remarquer que Pro Swing aurait pu intenter une action en Ontario sur le fondement de la transaction ou pour l’atteinte aux droits conférés par sa marque de commerce si de tels droits existent également au Canada. Elle ajoute que Pro Swing aurait pu exercer un recours pour obtenir les renseignements dont elle a besoin pour proposer au juge de l’Ohio le projet concernant les dommages‑intérêts prévus dans l’ordonnance pour outrage au tribunal. L’appel a été accueilli, et l’appel incident rejeté. Pro Swing est autorisée à se pourvoir devant notre Cour.
9 Le présent pourvoi soulève deux questions : un jugement non pécuniaire étranger peut‑il être reconnu et exécuté et, dans l’affirmative, ce changement à la règle de common law exige‑t‑il que l’on tienne compte d’autres considérations liées aux nouveaux besoins qui découleront alors de la plus grande collaboration judiciaire avec les pays et les justiciables étrangers? Cette dernière question n’a pas été formellement soulevée par l’appelante, mais elle est intrinsèquement liée à la dérogation éventuelle à la règle classique. Permettre la reconnaissance et l’exécution de jugements non pécuniaires ouvrira la voie à un certain nombre d’ordonnances en equity. Il s’agit donc essentiellement de déterminer quelles considérations sont pertinentes pour la reconnaissance et l’exécution de telles ordonnances.
II. Règle de common law classique
10 La règle de common law classique est claire et simple. Pour qu’un jugement étranger puisse être reconnu et exécuté, il doit être [traduction] « a) relatif à une dette ou à une somme déterminée (autre qu’une somme payable au titre d’une taxe ou d’une forme d’imposition apparentée ou d’une amende ou autre pénalité; et b) définitif » (Dicey and Morris on the Conflict of Laws (13e éd. 2000), vol. 1, règle 35, p. 474‑475 (notes omises)). De même, dans Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), au par. 14.6, J.‑G. Castel et J. Walker signalent [traduction] « que le jugement étranger in personam d’un tribunal compétent n’est exécutoire que s’il est définitif et que s’il porte sur une somme déterminée. »
11 Le jugement étranger constate une dette. Tout ce dont le tribunal d’exécution a besoin est la preuve de la compétence du tribunal étranger, du montant du jugement et de son caractère définitif. Le tribunal d’exécution peut alors prêter son concours au justiciable étranger en lui donnant accès aux mécanismes d’exécution internes. Dans son article intitulé « Enforcement of Foreign Non‑money Judgments : Pro Swing v. Elta » (2006), 42 Rev. can. dr. comm. 81, p. 89, le professeur Vaughan Black explique les conséquences de la reconnaissance et de l’exécution d’un jugement pécuniaire étranger en common law :
[traduction] Autrement dit, [le tribunal canadien] applique toujours ses propres règles en ce qui concerne, par exemple, la possibilité d’une saisie‑arrêt et l’effet de cette mesure sur l’emploi, l’effet d’une consignation au tribunal, la date de la conversion en monnaie nationale et la procédure applicable en matière de saisie. De même, pour exécuter un jugement pécuniaire rendu par [un tribunal étranger, le tribunal canadien] a recours à ses propres règles relatives à l’insaisissabilité, à l’ordre de priorité des créanciers et à l’intérêt postérieur au jugement. Bref, lorsqu’un tribunal canadien reconnaît un jugement étranger selon lequel le défendeur doit verser une somme au demandeur, le jugement étranger ne fait que constater une dette. Le tribunal d’exécution veille au recouvrement de la dette (ou à la limitation de ce recouvrement) selon ses propres règles. [En italique dans l’original.]
12 Notre Cour l’a confirmé dans l’arrêt Beals c. Saldanha, [2003] 3 R.C.S. 416, 2003 CSC 72, à défaut d’une preuve de fraude, de manquement à la justice naturelle ou d’atteinte à l’ordre public, le tribunal d’exécution n’examine pas les règles substantielles et procédurales du ressort étranger dans lequel a été rendu le jugement dont l’exécution est demandée au Canada.
13 Qui plus est, suivant la règle de common law classique, la reconnaissance et l’exécution d’un jugement pécuniaire n’exigent pas l’interprétation du droit étranger et n’impose pas un lourd fardeau au système de justice du ressort d’exécution étant donné que l’obligation pécuniaire créée par le jugement étranger constitue une preuve suffisante pour son exécution au Canada. Il faut donc se rappeler que la règle de common law a une incidence limitée sur notre système de justice. Si elle est modifiée, l’assistance judiciaire dépassera le simple enclenchement des mécanismes de recouvrement. Le cloisonnement des systèmes judiciaires pourra ainsi être compromis puisque le tribunal national appelé à exécuter un jugement non pécuniaire étranger pourra devoir interpréter et appliquer les règles de droit d’un autre ressort. Le professeur Black donne l’exemple suivant (p. 89) :
[traduction] Le [tribunal étranger] pourrait décerner une injonction énonçant avec force détails ce que le défendeur doit faire (ou s’abstenir de faire), à quel moment et de quelle manière. Le [tribunal canadien] qui reconnaît une telle injonction permet aux tribunaux du [ressort étranger] de s’insinuer profondément dans le système [canadien] d’exécution des jugements. C’est le jugement étranger [initial] (confirmé par [un tribunal canadien]) qui déterminera ce que doit faire et ne doit pas faire le défendeur au [Canada]. Évidemment, si le défendeur omet de respecter le jugement [au Canada], toute instance en outrage au tribunal engagée au [Canada] sera instruite selon la procédure [canadienne]. Cela mis à part, lorsqu’[un tribunal canadien] accepte d’exécuter l’injonction décernée par un tribunal [étranger], les règles applicables dans [le ressort étranger] déterminent et encadrent la procédure d’exécution au [Canada], ce qui n’est pas le cas lorsque [le tribunal canadien] exécute un jugement pécuniaire étranger.
14 La dérogation à l’exigence de la règle de common law classique selon laquelle le jugement doit porter sur une somme déterminée ouvrira la porte à des ordonnances en equity (comme l’injonction) qui sont indispensables à des solutions adaptées aux besoins contemporains. La reconnaissance et l’exécution d’ordonnances en equity exigera du tribunal d’exécution qu’il recherche un équilibre entre la réserve et l’intervention, ce qu’il n’a pas à faire lorsqu’il enclenche seulement les mécanismes d’exécution dont il dispose pour assurer le recouvrement d’une dette.
15 Je conviens que le moment est propice à la révision de la règle de common law classique voulant que seul un jugement pécuniaire étranger définitif puisse être reconnu et exécuté. Toutefois, une telle révision doit s’accompagner de l’octroi au tribunal national du pouvoir discrétionnaire de tenir compte de certains éléments afin que le jugement ne porte pas atteinte à l’intégrité du système de justice canadien.
III. Les arguments en faveur de la modification de la règle de common law
16 J’ai pris connaissance des motifs de la Juge en chef et je conviens qu’il est tout à fait justifié de modifier l’exigence de la common law. Toutefois, force est d’admettre qu’en cette ère de généralisation du commerce transfrontalier, du commerce électronique et des litiges transfrontaliers, la modification de la règle de common law aura nécessairement une incidence sur l’activité commerciale et la collaboration judiciaire.
17 C’est pourquoi il faut se rappeler que toute réforme doit être menée avec prudence. Le professeur Black reconnaît que les principes de courtoisie, d’ordre et d’équité énoncés dans l’arrêt Morguard militent en faveur de la reconnaissance et de l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers. Il insiste toutefois sur la nécessité d’une démarche prudente et nuancée qui tient compte des caractéristiques d’un jugement non pécuniaire. Dans le même ordre d’idées, dans son article intitulé « Cross‑Border Enforcement of Mareva Injunctions in Canada » (2005), 30 Adv. Q. 413, le professeur Jeff Berryman souligne que l’ordonnance en equity est fonction du contexte et susceptible de modification en cours d’exécution. _ son avis, elle se prête mal à la simple homologation par un tribunal canadien.
18 Plusieurs professeurs de droit et avocats se sont prononcés plus généralement sur la question de l’exécution des jugements étrangers. Ils ont insisté sur la nécessité d’adapter les moyens de défense possibles et de revoir l’application du principe de la courtoisie, de sorte que les jugements étrangers n’entrent pas en conflit avec le droit interne. Dans son article intitulé « Crossing the River by Feeling the Stones : Rethinking the Law on Foreign Judgments » (2004), 8 SYBIL 1, le professeur Adrian Briggs se montre favorable au critère de l’arrêt Morguard appliqué en droit international, mais se demande si aux nouveaux fondements de la compétence du tribunal devraient correspondre de nouveaux moyens de défense. Dans la même veine, dans leur article intitulé « A comity of errors », Law Times, vol. 14, no 2, 20 janvier 2003, p. 7, le professeur Jeffrey Talpis et Joy Goodman proposent d’étendre la portée du moyen de défense fondé sur l’ordre public afin que le tribunal puisse refuser d’exécuter un jugement manifestement déraisonnable suivant la loi du for d’exécution. Enfin, dans l’article intitulé « Beals v. Saldanha : Striking the Comity Balance Anew » (2002), 5 R.C.D.I. 28, la professeure Janet Walker souligne que les [traduction] « exigences de la courtoisie qui sous‑tendent les règles régissant l’exécution des jugements étrangers évoluent en fonction du contexte » (p. 29).
19 Bref, la plupart des observateurs ne s’opposent pas à la recherche de nouveaux moyens d’adapter le droit aux réalités actuelles, mais ils insistent sur la nécessité de le faire avec prudence. Comme le dit Briggs (à la p. 22) : [traduction] « On ne saurait modifier radicalement [les règles en matière de compétence] en supposant que cela n’a pas d’incidence sur les [moyens de défense]. [. . .] [L]’évolution graduelle, intuitive et cohérente est la plus grande qualité de la common law et elle assure l’efficacité du droit international privé. »
20 L’arrêt Morguard a ouvert la voie à l’évolution de la common law au bénéfice de tous les justiciables, étrangers et nationaux. Il importe certes de privilégier une règle plus souple que l’interdiction absolue. Toutefois, la modification doit tenir compte de considérations que ne soulevait pas l’application de l’ancienne règle. Le présent pourvoi nous offre l’occasion de nous demander comment la règle interdisant l’exécution d’un jugement non pécuniaire peut être modifiée dans le cas d’une ordonnance fondée sur l’equity, telle l’injonction, et comment la nature spécifique de l’ordonnance en equity exige que l’on considère l’exécution sous un angle nouveau.
IV. Nature de l’ordonnance en equity
21 La modification de la règle de common law classique sera tout aussi importante que l’a été, aux fins de déterminer la compétence d’un tribunal à l’égard d’un défendeur, la substitution du critère du lien réel et substantiel à celui de l’acceptation de la signification ou de l’acquiescement par le défendeur. Le nouveau critère est souple et sa formulation a permis de l’appliquer dans des contextes divers et en évolution. De même, le passage de la règle de common law classique à la reconnaissance et à l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers devrait s’accompagner de l’établissement de critères souples reflétant la nature particulière et variée des ordonnances en equity.
22 En common law, la réparation habituelle est une ordonnance de payer un montant d’argent. L’equity offre pour sa part une grande variété de mesures de réparation pouvant revêtir diverses formes. Elles ont en commun de relever du pouvoir discrétionnaire du tribunal, lequel n’applique pas de règles strictes, mais des principes généraux qu’expriment certaines maximes comme [traduction] « l’equity respecte la loi », « le retard (injustifié) exclut l’appel à l’equity », « lorsque les droits en présence sont équivalents, le droit strict est applicable », « celui qui invoque l’equity doit être sans reproche lui‑même » et « l’equity contraint la personne » (Hanbury & Martin Modern Equity (17e éd. 2005), par. 1‑024 à 1‑036, et I. C. F. Spry, The Principles of Equitable Remedies : Specific Performance, Injunctions, Rectification and Equitable Damages (6e éd. 2001), p. 6). L’application des principes de l’equity dépend en grande partie du tissu social. Comme le dit Spry :
[traduction] . . . les maximes de l’equity sont importantes, car elles reflètent la qualité morale des principes qui ont présidé non pas à la formulation de règles rigides et immuables, mais à la détermination, selon des fondements moraux reconnus, du caractère équitable ou juste du comportement des parties. Cette qualité morale demeure, ce qui explique en grande partie l’adoption par les tribunaux de principes généraux pouvant s’appliquer avec souplesse aux nouvelles situations qui se présentent. [p. 6]
23 La règle classique ne laisse aucune latitude aux tribunaux en ce qui concerne ces considérations ou ces mesures de réparation. Par contraste, l’ordonnance rendue en equity est conçue pour s’adapter aux circonstances de l’espèce. Pour les besoins du présent pourvoi, les ordonnances qui présentent le plus d’intérêt sont l’exécution en nature, où le tribunal enjoint à une partie d’exécuter son obligation contractuelle, et l’injonction, où il enjoint à une partie de faire quelque chose ou de s’en abstenir.
24 Malgré sa souplesse et sa spécificité, au Canada, l’ordonnance de réparation obéit à des principes généraux. Son libellé doit être clair et spécifique. L’intéressé doit savoir exactement ce qu’il lui faut accomplir pour s’y conformer, car le tribunal n’exerce habituellement pas de contrôle ou de supervision sur son exécution. Alors que l’exigence de la spécificité est justifiée par la possibilité d’une requête pour outrage au tribunal en cas de non‑exécution, la supervision judiciaire entraîne souvent de nouvelles instances et l’affectation de ressources judiciaires. Dans Injunctions and Specific Performance (2e éd. (feuilles mobiles)), par. 7.480, R. J. Sharpe se penche sur la question :
[traduction] Dans cette optique, la préoccupation liée à la supervision judiciaire se distingue d’autres critères jouant dans l’accessibilité d’une mesure de réparation en particulier. Elle découle de la mise en balance non pas des avantages et des désavantages relatifs pour les parties, mais des avantages de la justice assurée par une mesure particulière et des coûts de l’administration de la justice pour la société. L’indemnisation a des avantages que n’a pas une mesure de réparation spécifique. Un jugement pécuniaire est définitif et son exécution ressortit aux services administratifs du tribunal, et non à ses services judiciaires. Les frais d’exécution sont en grande partie assumés par les parties. Une ponction sur les ressources judiciaires est beaucoup plus probable dans le cas d’une ordonnance d’exécution en nature. Plus l’exécution est complexe et se prolonge, plus il est probable que d’autres instances devront être engagées pour déterminer si le défendeur a respecté ses obligations. La longueur et la complexité des instances ainsi que la nécessité de demandes répétées aux tribunaux peuvent soulever des préoccupations légitimes. Les tribunaux prennent dûment en compte le coût pour la société des ressources nécessaires au respect d’une ordonnance d’exécution en nature lorsqu’ils soupèsent les avantages que la mesure de réparation spécifique offre par ailleurs.
L’affaire Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, 2003 CSC 62, où le juge s’était réservé le droit de superviser l’exécution d’une ordonnance enjoignant au gouvernement de la Nouvelle‑Écosse de faire de son mieux pour fournir des établissements et des programmes d’enseignement de langue française, montre jusqu’où peut aller l’intervention du tribunal qui accorde une injonction. Il peut être justifié que le tribunal s’engage de la sorte pour protéger les droits constitutionnels d’une minorité linguistique, mais non lorsque les coûts occasionnés sont disproportionnés à l’importance de l’ordonnance. La maxime latine de minimis non curat praetor (des petites choses le préteur ne se soucie pas) exprime la règle de longue date selon laquelle une demande n’est entendue que si son importance justifie l’affectation de ressources publiques.
25 D’autres types d’ordonnance peuvent soulever des interrogations tout aussi importantes, telles l’injonction contre les poursuites, l’ordonnance de perquisition ou l’ordonnance de blocage. La question de leur portée territoriale est fort pertinente. Dans les arrêts Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, [2003] 2 R.C.S. 63, 2003 CSC 40, et Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, notre Cour a refusé de reconnaître la portée extraterritoriale de lois provinciales. C’est l’existence même de frontières qui fait qu’un jugement doit être reconnu dans un autre ressort pour y être exécuté. Ne devrait‑on pas s’assurer de la compatibilité du jugement avec le droit interne? Suivant la règle classique, la question de la clarté et de la spécificité ne se pose pas, mais lorsqu’il s’agit d’exécuter une injonction, la portée territoriale ne doit faire aucun doute. Un résident canadien ne devrait pas être assujetti à une obligation imprévue par un tribunal étranger ni soumis à une ordonnance revêtant une forme inconnue des tribunaux canadiens. Ce n’est pas tant la compétence du tribunal étranger qui est en cause, mais la formulation de nouveaux critères de reconnaissance et d’exécution ou l’établissement de nouveaux moyens de défense.
V. Considérations propres à l’ordonnance en equity
26 Selon la règle classique, les tribunaux se sont appuyés sur la notion de courtoisie pour justifier la reconnaissance et l’exécution de jugements étrangers. Il convient toutefois de signaler que dans l’arrêt Morguard, notre Cour a abordé cette notion de manière nuancée. Dans un premier temps, à la p. 1096 de ses motifs, le juge La Forest se reporte à :
. . . la nature véritable de la notion de courtoisie, qui ne consiste pas seulement à respecter les volontés d’un État souverain étranger, mais à tenir compte de la commodité, même de la nécessité, d’adopter une théorie de ce genre dans un monde où le pouvoir juridique est partagé entre plusieurs États souverains.
Il reprend (à la p. 1096) la formulation plus complète de la notion de courtoisie adoptée par la Cour suprême des États‑Unis dans l’arrêt Hilton c. Guyot, 159 U.S. 113 (1895), p. 164 :
[traduction] . . . la reconnaissance qu’une nation accorde sur son territoire aux actes législatifs, exécutifs ou judiciaires d’une autre nation, compte tenu à la fois des obligations et des convenances internationales et des droits de ses propres citoyens ou des autres personnes qui sont sous la protection de ses lois.
27 L’application de la notion de courtoisie est un exercice de pondération. Les éléments à considérer sont le respect des actes de l’autre État, les obligations et les convenances internationales et la protection des citoyens du ressort d’exécution. Dans le cas d’une ordonnance en equity, le tribunal ne doit pas accorder au respect des actes de l’autre État une importance excessive au point de rompre l’équilibre. Une ordonnance en equity requiert la prise en compte des intérêts de l’État où l’exécution est demandée et la protection de son système judiciaire. Je mentionne ces deux considérations, car elles sont particulièrement pertinentes en l’espèce.
28 Selon la règle classique, une fois établie la compétence du tribunal d’exécution, le demandeur doit démontrer qu’il remplit les conditions de la reconnaissance et de l’exécution du jugement. Dans le cas d’une ordonnance en equity, c’est à ce stade qu’on doit prendre en compte les considérations qui lui sont propres. Lorsque, au moment de déterminer si l’ordonnance est susceptible d’exécution, le tribunal se penche sur les considérations qui lui sont propres, il ne sera habituellement pas nécessaire de les soulever à nouveau à l’étape de la contestation. Les moyens de défense traditionnels touchant au fond ou à la procédure, qui sont résumés dans l’arrêt Beals, ne devraient pas varier selon qu’il s’agit d’une ordonnance en equity ou d’un jugement fondé sur la common law. Toutefois, d’autres considérations, comme le manque de diligence, pourraient faire en sorte qu’il soit inéquitable d’exécuter un jugement étranger. Ces considérations ne requièrent généralement pas l’examen de l’affaire au fond.
29 Le présent pourvoi ne fait pas appel à l’examen des moyens de défense liés à la nature particulière d’une ordonnance en equity. Par conséquent, point n’est besoin de commenter la remarque du juge Major dans l’arrêt Beals, à savoir que l’évolution du droit international privé pourrait commander la création de nouveaux moyens de défense (par. 42). Le présent dossier ne requiert pas d’élargir les moyens de défense existants. De même, l’exigence du caractère définitif — incontournable, mais plus complexe dans le cas d’une ordonnance en equity que dans celui d’un jugement fondé sur la common law — pourrait faire l’objet de remarques additionnelles. Cependant, il n’est pas nécessaire d’approfondir ces questions pour les besoins du présent pourvoi. Mieux vaut attendre une autre affaire soulevant la question des moyens de défense ou celle de l’exigence du caractère définitif dans le contexte d’une ordonnance fondée sur l’equity.
30 Dans l’examen des considérations propres à la reconnaissance et à l’exécution d’une ordonnance en equity, le tribunal peut s’inspirer des critères issus d’autres mécanismes de collaboration judiciaire fondés sur la courtoisie. À l’instar de l’exécution d’un jugement étranger, le forum non conveniens et la commission rogatoire reposent sur la notion de courtoisie. L’exercice de pondération qui s’impose à leur égard, tout comme pour l’exécution d’une ordonnance en equity, exige un examen attentif de la mesure ordonnée par le tribunal étranger. Il s’agit alors de faire en sorte que le tribunal canadien refuse son aide s’il en résulterait une utilisation du système de justice inadmissible au Canada. L’on pourrait être tenté de s’en remettre à la forme plutôt qu’au fond pour trancher la question. Or, la distinction entre la forme et le fond peut parfois être insaisissable, voire trompeuse. Le tribunal interne doit plutôt s’attacher aux répercussions de l’ordonnance dont l’exécution est demandée. Au nombre des considérations pertinentes pourraient donc figurer celles que prennent en compte les tribunaux canadiens pour formuler leurs propres ordonnances. Le tribunal d’exécution peut donc se poser les questions suivantes. Le libellé de l’ordonnance est‑il suffisamment clair et spécifique pour que le défendeur sache ce qu’on attend de lui? La portée de l’ordonnance est‑elle délimitée et le tribunal d’origine a‑t‑il le pouvoir de rendre d’autres ordonnances? L’exécution du jugement est‑elle la solution la moins onéreuse pour le système de justice canadien? Le justiciable canadien s’expose‑t‑il à une obligation imprévue? Des tiers seront‑ils touchés par l’ordonnance? Les ressources judiciaires seront‑elles utilisées comme elles le seraient à l’égard de justiciables canadiens?
31 L’évolution du droit en matière d’exécution de jugements n’exige pas, pour le moment, qu’on développe de façon exhaustive les critères que le tribunal doit prendre en considération. Lorsqu’une affaire s’y prêtera, les distinctions qui s’imposent pourront être établies. Pour l’heure, il suffit de souligner la nécessité de tenir compte de la souplesse qui imprègne l’equity. Les conditions auxquelles peut être reconnu et exécuté un jugement étranger peuvent cependant être résumées de façon générale : il doit avoir été rendu par un tribunal compétent, être définitif et être d’une nature telle que la courtoisie commande son exécution. La notion de courtoisie n’exige pas que le tribunal saisi accorde une aide plus grande à un justiciable étranger qu’à un justiciable national. Il est loisible au tribunal canadien d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui sous‑tend l’ordonnance en equity pour décider de l’exécuter ou non.
VI. Application à la présente espèce
A. Remarques préliminaires
32 Les faits sont relatés au début des présents motifs et il n’est pas nécessaire que j’y revienne, si ce n’est pour faire état des circonstances particulières de l’instance devant notre Cour. Elta devait produire son mémoire le 7 septembre 2005. Or, le 17 octobre 2005, son avocat a déposé un avis de désistement puis, le 26 octobre, M. Frank Lin, le signataire de la déclaration sous serment établie au nom d’Elta en 1998, a informé la Registraire que la « situation financière » de la société ne lui permettait pas d’engager d’autres frais de justice, ce qu’il a confirmé par télécopieur sur du papier sans en‑tête. L’audience s’est déroulée ex parte, ce que la Cour n’avait manifestement pas envisagé lorsqu’elle avait autorisé le pourvoi.
33 Étant donné que l’éthique et la prévention du comportement abusif sous‑tendent l’equity, on pourrait être tenté d’intervenir pour sanctionner ce qui paraît être, de la part d’Elta, un mépris flagrant du droit et du système judiciaire. Toutefois, il faut se garder de porter atteinte à ceux‑ci en les mettant trop hâtivement à contribution d’une manière qui ne tient compte que d’un seul volet du principe de la courtoisie. Trois éléments importent pour déterminer si le jugement et l’ordonnance en cause peuvent être reconnus et exécutés. Le premier, soulevé par Elta, est la nature quasi pénale de l’ordonnance pour outrage au tribunal, le deuxième, les ressources judiciaires requises et le troisième, la portée extraterritoriale du jugement et de l’ordonnance. De plus, j’estime qu’il me faut aborder la question du moyen de défense fondé sur l’ordre public. Même s’il aurait été possible de régler certaines questions en litige si Elta s’était présentée devant nous, son absence et les motifs invoqués pour la justifier me confortent dans la conclusion que les circonstances de l’espèce ne sont pas propices à la reconnaissance et à l’exécution du jugement et de l’ordonnance.
B. Nature quasi pénale de l’ordonnance pour outrage au tribunal
34 Il est bien établi que les tribunaux canadiens refuseront d’exécuter, directement ou non, une ordonnance pénale (Castel et Walker, par. 8.3), ce qui n’est pertinent que pour la reconnaissance et l’exécution de l’ordonnance pour outrage au tribunal. La juge de la Cour supérieure de justice a conclu que celle‑ci était de nature réparatoire et avait été rendue dans le cadre d’un litige opposant des parties privées (par. 17). Cette conception étroite de l’outrage au tribunal contredit la conclusion du juge Matia selon laquelle, [traduction] « [vu] ces manquements, Elta Golf est coupable d’outrage à ce tribunal » (d.a., p. 102). Elle contredit également la conclusion de notre Cour dans l’arrêt Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., [1992] 2 R.C.S. 1065 :
La sanction de l’outrage au tribunal, même lorsqu’elle sert à assurer l’exécution d’une ordonnance purement privée, comporte toujours un élément de « droit public », en quelque sorte, car elle met toujours en jeu le respect du rôle et de l’autorité des tribunaux, un des fondements de l’État de droit. [p. 1075]
Dans cet arrêt, la Cour a opté pour une approche uniforme de la nature de l’ordonnance pour outrage au tribunal, écartant ainsi la distinction entre le civil et le pénal qui subsiste aux États‑Unis : voir Gompers c. Bucks Stove & Range Co., 221 U.S. 418 (1911), p. 441.
35 En droit canadien, une ordonnance pour outrage au tribunal est avant tout une déclaration qu’une partie a transgressé une ordonnance judiciaire. Par conséquent, une requête pour outrage au tribunal ne peut être réduite à un moyen de faire pression sur un débiteur défaillant ou d’être indemnisé d’un préjudice. Les mesures de protection que prévoit le droit pénal au bénéfice de la personne visée par une telle requête attestent la gravité d’une condamnation pour outrage au tribunal. Non seulement cette personne n’est pas contraignable (Vidéotron, p. 1078), mais elle n’est pas habile à témoigner pour la poursuite : Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, art. 4; P.-A.P. c. A.F., [1996] R.D.J. 419 (C.A.). L’importance d’une telle ordonnance ressort également de la peine dont est passible le contrevenant. Au Canada, l’outrage au tribunal est sanctionné par l’emprisonnement (voir les Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 60.11) ou toute autre peine pouvant être infligée relativement à une infraction criminelle, comme l’amende ou le service à la collectivité : Westfair Foods Ltd. c. Naherny (1990), 63 Man. R. (2d) 238 (C.A.). Tant la procédure menant à la déclaration que la sanction portent donc l’empreinte du droit pénal.
36 L’élément « droit public » de la déclaration d’outrage au tribunal et l’opprobre qui découle de celle‑ci éclipsent les conséquences d’une simple ordonnance de réparation. La nature quasi pénale de l’ordonnance pour outrage au tribunal empêche en principe son exécution au Canada.
37 La juge de la Cour supérieure de justice n’a pas reconnu la difficulté de concilier la conception canadienne de l’outrage au tribunal avec l’approche américaine. Elle a fait abstraction de la déclaration d’outrage, a retranché les passages faisant double emploi et n’a déclaré susceptible de reconnaissance et d’exécution que l’injonction nouvelle en résultant. Je ne crois pas qu’il convenait de reconfigurer ainsi l’ordonnance.
38 La reconfiguration a amené le tribunal à attribuer à l’ordonnance pour outrage au tribunal une nature différente de celle qu’on lui confère habituellement au Canada. Contourner la difficulté en recourant à la dissociation ne règle pas la question de la nature quasi pénale de l’ordonnance et doit évidemment être évité. La dissociation exige du tribunal saisi qu’il se penche sur le bien‑fondé de l’ordonnance, au risque d’intervenir sur le fond. Même si la dissociation ne modifie pas l’objet de l’ordonnance, elle met à l’épreuve les limites de la connaissance du droit étranger par le tribunal d’exécution, ce sur quoi je reviendrai.
39 Vu sa composante pénale, l’ordonnance pour outrage au tribunal ne devrait pas être susceptible d’exécution au Canada. À cet égard, je note que dans son article intitulé « A New Approach to Enforcement of Foreign Non‑Monetary Judgments » (2006), 31 Adv. Q. 44, p. 56, citant Restatement of the Law (Third) : The Foreign Relations Law of the United States (1987), partie IV, ch. 8, § 481, K. MacDonald estime que même s’ils reconnaissent les injonctions, les tribunaux américains ne les exécutent généralement pas. Suivant son analyse, ni le jugement sur consentement ni l’ordonnance pour outrage au tribunal reconfigurée ne seraient susceptibles d’exécution aux États‑Unis.
C. L’intégrité du système de justice
40 Avant d’accorder une mesure de réparation, y compris une injonction, le tribunal statuant en equity doit se demander si elle est appropriée. L’économie des ressources judiciaires est l’un des nombreux éléments dont il doit tenir compte. En droit international privé, cette considération est prise en compte dans l’application de la notion de courtoisie. Je rappelle que la courtoisie se soucie non seulement du respect des actes de l’autre État ainsi que des obligations et des convenances internationales, mais également de la protection des citoyens et des valeurs du ressort d’exécution.
41 Dans l’arrêt Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, notre Cour a reconnu que le préjudice infligé à une partie importe dans le choix du tribunal. De même, lorsque plusieurs recours s’offrent à une partie et que l’un d’eux est moins onéreux pour le tribunal saisi, on peut légitimement exiger que la partie opte pour ce dernier.
42 En ce qui concerne l’utilisation des ressources judiciaires, la Cour d’appel a dit que le refus de reconnaître et d’exécuter l’ordonnance ne laissait pas Pro Swing sans recours. De fait, elle a mentionné deux autres avenues possibles : l’action distincte et la commission rogatoire. La première solution serait onéreuse pour Pro Swing et ne reconnaîtrait pas pleinement la valeur de l’ordonnance de la cour de l’Ohio. La commission rogatoire, par contre, aurait dû être envisagée.
43 La commission rogatoire sert à recueillir des éléments de preuve — témoignages, déclarations ou documents — qui seront utilisés dans le cadre d’une instance devant un tribunal étranger : Loi sur la preuve au Canada, art. 46, et Loi sur la preuve de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. E.23, art. 60. Tout comme la reconnaissance et l’exécution d’une ordonnance étrangère et l’exception du forum non conveniens, cette forme de collaboration judiciaire repose sur le principe de la courtoisie entre les États : District Court of the United States, Middle District of Florida c. Royal American Shows, Inc., [1982] 1 R.C.S. 414.
44 La commission rogatoire est prévue à l’art. 46 de la Loi sur la preuve au Canada et aux dispositions applicables des lois provinciales. L’une des exigences est que l’affaire soit pendante devant la cour de l’Ohio : Zingre c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 392; Re International Association of Machinists & Aerospace Workers and Qantas Airways Ltd. (1983), 149 D.L.R. (3d) 38 (H.C.J. Ont.). On peut considérer que l’affaire est pendante devant la cour de l’Ohio parce que le juge Matia a justement rendu l’ordonnance afin que Pro Swing se présente à nouveau devant lui pour faire déterminer le montant des dommages.
45 Pour autant qu’elle soit régulièrement obtenue, la commission rogatoire peut être considérée comme un bon moyen de recueillir les éléments de preuve dont a besoin le juge Matia pour déterminer le montant des dommages‑intérêts et mettre fin à l’instance pour outrage au tribunal engagée en Ohio. Cette avenue permettrait d’éviter que la procédure d’exécution en Ontario fasse double emploi avec celle engagée en Ohio. En outre, la commission rogatoire est véritablement incidente à l’instance, une caractéristique dont s’est servie la juge de la Cour supérieure de justice pour qualifier les parties de l’ordonnance pour outrage au tribunal qu’elle a accepté de reconnaître et d’exécuter.
46 Non seulement le tribunal peut‑il envisager un autre moyen d’atteindre le résultat voulu, mais il peut se demander si l’affaire justifie l’intervention d’un tribunal canadien. La décision du tribunal saisi de donner ou non accès à ses ressources judiciaires peut dépendre de l’importance de l’affaire au regard du préjudice que subirait le demandeur en cas de refus. Étant donné que la transaction intervenue entre les parties ne vise que trois bâtons de golf ou têtes de bâton de golf, que seulement deux têtes de bâton de golf ont été achetées par l’enquêteur et qu’Elta a choisi, en raison de sa « situation financière », de ne pas se présenter à l’audience, on peut craindre que l’appareil judiciaire ne soit mis à contribution que pour constater l’insolvabilité de Pro Swing.
47 Il est vrai que les tribunaux encourageraient le recours à la tromperie, à la fraude et à d’autres comportements répréhensibles s’ils exigeaient systématiquement du justiciable qu’il fasse la preuve du préjudice qu’il subirait si l’exécution du jugement était refusée. Néanmoins, lorsque les circonstances soulèvent des interrogations légitimes concernant l’affectation des ressources judiciaires, il incombe au justiciable de convaincre le tribunal qu’il vaut la peine d’accéder à sa demande.
48 L’opportunité d’affecter des ressources judiciaires est un élément inhérent au volet du principe de la courtoisie touchant aux intérêts du pays où l’exécution est demandée. Cette considération ne permet pas au tribunal de se prononcer sur le bien‑fondé de l’ordonnance, mais elle assure un minimum de protection à notre système judiciaire.
D. Connaissance du droit étranger
49 J’ai déjà fait allusion à la difficulté d’interpréter un jugement étranger selon le droit canadien, qui peut différer du droit étranger. Lorsqu’il lui faut interpréter le droit, le tribunal saisi doit veiller à ce qu’une fois l’exécution ordonnée, la qualification du jugement ne donne lieu à aucun conflit.
50 Dans le cas d’une ordonnance pour outrage au tribunal, il y aura bel et bien conflit, car son interprétation diffère en droits américain et canadien. Aux États‑Unis, suivant l’arrêt Gompers, une ordonnance pour outrage au tribunal au civil n’est qu’une mesure de réparation accordée au bénéfice du demandeur. Or, si elle est reconnue et exécutée au Canada, elle devient une ordonnance canadienne pour outrage au tribunal revêtant un caractère quasi pénal et rendant le contrevenant passible d’emprisonnement.
51 Des différences sur le plan du droit peuvent emporter des obligations différentes. Il importe que le tribunal saisi ne s’aventure pas en territoire inconnu pour interpréter une ordonnance fondée sur des règles avec lesquelles il n’est pas familiarisé. Il ne doit pas non plus exposer un justiciable à des conséquences qui ne pouvaient découler du droit étranger. Conscient de ses limites, le tribunal saisi doit, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, s’abstenir d’exécuter un jugement qui expose le justiciable canadien à des obligations imprévues.
E. Extraterritorialité
52 La Cour supérieure de justice a jugé qu’il ressortait du jugement sur consentement que les parties avaient voulu lui conférer une portée extraterritoriale, mais elle ne s’est pas prononcée sur la portée de l’ordonnance pour outrage au tribunal. La Cour d’appel a estimé pour sa part que l’application extraterritoriale n’était manifeste ni dans le cas du jugement sur consentement ni dans celui de l’ordonnance pour outrage au tribunal. La question est importante, car les opérations ont été effectuées sur Internet et la marque de commerce était protégée aux États‑Unis seulement.
53 L’extraterritorialité est depuis longtemps un sujet de préoccupation. Non seulement une loi ne s’applique‑t‑elle habituellement que dans le ressort de son adoption, mais les tribunaux ne sont pas familiarisés avec les systèmes de justice étrangers. Les tribunaux privilégieront donc la solution qui limite le risque de conflit. Dans l’arrêt Hunt, notre Cour a conclu que la loi québécoise en cause n’empêchait pas l’exécution d’une ordonnance de la Colombie‑Britannique. Dans l’arrêt Unifund, elle a jugé que la loi ontarienne en cause ne s’appliquait pas à une société de la Colombie‑Britannique. Dans l’arrêt Aetna Financial Services Ltd. c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2, elle a statué que l’injonction Mareva aurait dû être refusée vu l’absence d’un risque de perte si les biens en question étaient transférés au Québec.
54 Dans l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427, 2004 CSC 45, notre Cour s’est prononcée sur la nature particulière d’une opération sur Internet, affirmant qu’« une télécommunication effectuée à partir d’un pays étranger vers le Canada ou à partir du Canada vers un pays étranger “se situe à la fois ici et à l’autre endroit” » (par. 59).
55 En vérité, lorsque M. Frank Lin a signé la déclaration dans laquelle il disait avoir en stock trois bâtons de golf ou têtes de bâton de golf et acceptait de les remettre à l’avocat de Pro Swing, il a dû comprendre que si la transaction était entérinée par le tribunal, il pourrait être tenu de remettre les articles se trouvant en Ontario.
56 Toutefois, les éléments du jugement sur consentement et de l’ordonnance pour outrage au tribunal lui interdisant d’acheter et de vendre les articles en question ne sauraient avoir la même portée extraterritoriale. La marque de commerce protégée étant celle reconnue aux États‑Unis et l’opération sur Internet ayant été effectuée en Ohio et en Ontario, on peut dire de l’opération qu’elle a eu lieu en Ohio. L’utilisation d’Internet ne confère pas à la marque de commerce protégée aux États‑Unis une protection à l’échelle mondiale. La question de savoir si Elta a pu consentir à un tel accroissement de la protection est matière à interprétation. La Cour supérieure de justice a jugé la transaction claire, alors que la Cour d’appel l’a jugée équivoque. Selon moi, comme l’entente ne dit pas explicitement qu’elle s’applique à l’échelle internationale, on ne peut conclure avec certitude que le jugement sur consentement s’applique partout dans le monde.
57 De plus, non seulement l’ordonnance pour outrage au tribunal interdit l’achat et la vente de certains articles, mais elle prévoit qu’Elta [traduction] « établira [à l’intention de Pro Swing] le nombre de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf qu’elle a vendus depuis l’inscription du jugement sur consentement sous la marque TRIDENT ou RIDENT [. . .] [et] y joindra une déclaration sous serment indiquant les produits brut et net tirés de la vente de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf TRIDENT et RIDENT . . . ». L’obligation vise toutes les ventes, même celles pouvant ne pas bénéficier de la protection de la marque de Pro Swing. Conclure que l’ordonnance pour outrage au tribunal s’applique à l’extérieur des États‑Unis irait à l’encontre du principe de territorialité.
58 L’extraterritorialité et la courtoisie ne sauraient pallier l’absence de protection d’une marque à l’étranger. Le recours à Internet pose de nouveaux défis aux titulaires de marques de commerce, et l’equity ne peut résoudre tous les problèmes. À l’avenir, lorsqu’ils seront saisis d’une affaire susceptible d’avoir des ramifications à l’étranger, les tribunaux seront sans doute sensibilisés à la nécessité de statuer clairement sur la territorialité. Le problème ne s’était pas encore posé car, en raison de sa nature, l’injonction visant l’exécution d’un droit conféré par une marque de commerce n’était pas exportable.
F. Moyen de défense fondé sur l’ordre public
59 Elta n’a pas invoqué de moyen de défense fondé sur l’ordre public. Cependant, ordre public et respect de la règle de droit vont de pair. Les tribunaux sont les gardiens des valeurs constitutionnelles canadiennes. Ils sont parfois tenus de soulever de leur propre chef des questions touchant à l’ordre public. Dans l’affaire États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7 — un bon exemple des valeurs qu’un tribunal peut soulever d’office —, notre Cour a pris en compte les engagements internationaux et les valeurs constitutionnelles du Canada pour confirmer l’ordonnance intimant au ministre de ne procéder à l’extradition que si l’assurance lui était donnée que la peine de mort ne serait pas infligée. Ordre public et exigences constitutionnelles peuvent aussi entrer en jeu lorsque l’ordonnance risque de porter atteinte aux droits d’un tiers non représenté. En l’espèce, au‑delà des préoccupations de la Cour d’appel et des moyens de défense invoqués par Elta, je suis d’avis que certaines parties de l’ordonnance pour outrage au tribunal soulèvent des interrogations du fait qu’elles exigent une communication de renseignements personnels susceptible à première vue d’être interdite.
60 La Cour a reconnu à maintes reprises le caractère quasi constitutionnel de la protection des renseignements personnels : Cie H.J. Heinz du Canada ltée c. Canada (Procureur général), [2006] 1 R.C.S. 441, 2006 CSC 13, par. 28; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773, 2002 CSC 53, par. 24; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, par. 65‑66. Dans l’arrêt Burns, elle a exigé l’assurance que les personnes trouvées en sol canadien bénéficieraient de nos garanties constitutionnelles; de la même manière, les tribunaux doivent tenir compte des valeurs justifiant une protection constitutionnelle ou quasi constitutionnelle. Vu le caractère quasi constitutionnel de la protection des renseignements personnels, l’ordonnance enjoignant à Elta de communiquer les encaissements sur carte de crédit, les comptes débiteurs, les contrats, etc. pourrait être problématique. Les documents sont variés et la plupart d’entre eux renferment des renseignements personnels susceptibles d’être protégés.
61 Aucune observation n’ayant été formulée à ce sujet, nous ignorons si un renseignement ou un élément de preuve se rapporte aux exceptions applicables. Les documents renferment des renseignements personnels qui, à première vue, sont susceptibles d’être protégés au bénéfice non pas de la personne appelée à les communiquer, mais des personnes à qui ils appartiennent. Ce n’est qu’un exemple de considération liée à l’ordre public dont le tribunal doit tenir compte avant de reconnaître et d’exécuter un jugement étranger.
G. Résumé
62 En résumé, le jugement et l’ordonnance sont problématiques sous de nombreux rapports. L’ordonnance pour outrage au tribunal a un caractère quasi pénal et la portée territoriale de l’injonction contenue dans le jugement sur consentement est incertaine. En outre, il n’est pas évident que parmi les mécanismes variés de collaboration judiciaire, la reconnaissance et l’exécution du jugement soit celui qui convient, ni que l’affaire se prête à la forme de collaboration judiciaire sollicitée par Pro Swing. Par ailleurs, des questions se posent en ce qui concerne la violation éventuelle du droit à la vie privée.
63 La liste des obstacles est longue, trop longue pour qu’un tribunal exerce sa compétence en equity au bénéfice de Pro Swing. Dans l’arrêt Barrick Gold Corp. c. Lopehandia (2004), 71 O.R. (3d) 416 (C.A.), le juge Blair a indiqué que les tribunaux avaient le choix de baisser les bras ou de protéger le public contre le comportement reproché. En l’espèce, le choix n’est pas si simple; le refus du tribunal d’exécuter l’ordonnance n’équivaut pas à l’inexécution de ses obligations. Ce refus constitue un exercice approprié du pouvoir discrétionnaire que confère l’equity. Il permet la poursuite de l’instance devant la cour de l’Ohio avec la collaboration des tribunaux ontariens, mais dans une moins grande mesure que celle sollicitée.
VII. Conclusion
64 Le droit international privé évolue en fonction des réalités modernes. Le critère du lien réel et substantiel et l’exécution d’ordonnances en equity rendues à l’étranger ne sont que deux exemples de cette évolution. L’Internet incite en outre les tribunaux à conférer à leurs interventions une portée comparable à la sienne. Mais, en même temps, les tribunaux doivent assurer la protection des valeurs et des citoyens de leur pays. Certes, le moment est propice pour modifier la règle de common law interdisant l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger, mais le jugement et l’ordonnance dont l’appelante sollicite l’exécution présentent des difficultés qui empêchent la Cour d’accéder à sa demande.
65 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache et Charron rendus par
La Juge en chef (dissidente) —
1. Introduction
66 Y a‑t‑il lieu d’assouplir la common law pour permettre l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger et, dans l’affirmative, à quelles conditions? Je suis d’avis qu’un tel jugement peut être exécuté à certaines conditions et, au vu des faits de l’espèce, que la juge des requêtes n’a pas eu tort d’ordonner l’exécution de certains éléments de l’ordonnance d’une cour de l’Ohio.
2. Les faits
67 L’appelante, Pro Swing Inc., est propriétaire de la marque de commerce Trident employée en liaison avec un type de bâton de golf. La marque est déposée aux États‑Unis, où l’appelante exploite son entreprise. L’intimée, Elta Golf Inc., est établie à Toronto, en Ontario et, dans l’exercice de ses activités, elle a offert en vente, sur son site Internet, des articles portant des marques ressemblant à Trident.
68 Au mois d’avril 1998, devant la Cour fédérale du District nord de l’Ohio, division de l’est, Pro Swing a poursuivi Elta Golf pour contrefaçon et dilution de marque de commerce, emploi d’une marque contrefaite, concurrence déloyale et pratiques commerciales trompeuses.
69 Au mois de juillet 1998, les parties ont conclu une transaction que la cour a entérinée dans un jugement sur consentement auquel elles ont toutes deux apposé leur signature. Le jugement reconnaît le droit de propriété de Pro Swing sur la marque de commerce Trident et interdit à Elta Golf d’acheter, de commercialiser, de vendre ou d’utiliser des bâtons de golf ou des composants de bâton de golf portant cette marque ou une marque semblable créant de la confusion avec elle. Il précise en outre que la cour demeure compétente pour les besoins de son exécution, et les parties conviennent de ne pas contester la compétence des tribunaux des États‑Unis dans toute instance engagée pour faire respecter la transaction.
70 En décembre 2002, Pro Swing a appris qu’Elta Golf contrevenait au jugement et, afin de faire respecter celui‑ci et d’être indemnisée du préjudice subi, elle a intenté une action civile pour outrage au tribunal. Même si l’action lui a été signifiée, Elta Golf n’y a pas donné suite. Le 25 février 2003, la cour de l’Ohio a condamné Elta Golf pour outrage au tribunal et confirmé l’injonction. Elle a également accordé à Pro Swing des dommages‑intérêts compensatoires fondés sur les profits d’Elta Golf et ordonné à cette dernière de comptabiliser ses profits afin que la demanderesse puisse établir le montant de l’indemnité. Encore une fois, la cour a ordonné à Elta Golf de remettre les produits en cause, de communiquer à la demanderesse les noms et adresses de ses fournisseurs et de ses acheteurs et de rappeler tous les bâtons de golf ou composants de bâton de golf contrefaits et non autorisés. Elle a rappelé qu’elle demeurait compétente pour l’exécution du jugement sur consentement et de l’ordonnance pour outrage au tribunal. Enfin, elle a condamné Elta Golf aux dépens, leur montant devant être établi après comptabilisation des profits.
71 Elta Golf ne s’est pas conformée à cette ordonnance, de sorte que Pro Swing n’a pu communiquer à la cour de l’Ohio le montant auquel elle estimait avoir droit à titre de dommages‑intérêts ni présenter son mémoire de frais.
3. Historique judiciaire
72 En 2003, Pro Swing a engagé la présente instance en Ontario pour obtenir la reconnaissance et l’inscription du jugement sur consentement de 1998 et de l’ordonnance pour outrage au tribunal de 2003. Elta Golf a fait valoir en défense que ces décisions états‑uniennes ne pouvaient être reconnues et exécutées au Canada parce qu’il ne s’agissait pas de jugements définitifs portant sur une somme déterminée. Voici les deux questions principales qu’elle a soulevées :
1. Le jugement sur consentement du 28 juillet 1998 est‑il inexécutoire en Ontario du fait qu’il s’agit d’une injonction et qu’il n’a pas pour objet une somme déterminée?
2. L’ordonnance du 25 février 2003 est‑elle inexécutoire en Ontario du fait qu’elle n’est pas définitive et qu’elle revêt un caractère pénal?
73 Après examen de la jurisprudence, la juge des requêtes a conclu qu’aucune raison de principe ne s’opposait à l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger et que les préceptes énoncés dans l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, s’appliquaient au jugement pécuniaire comme au non pécuniaire ((2003), 68 O.R. (3d) 443). Signalant qu’Elta Golf avait reconnu que le jugement de 1998 satisfaisait aux exigences générales de l’arrêt Morguard, la juge Pepall a estimé que la seule question à trancher était celle de savoir si cet arrêt et les décisions subséquentes avaient supprimé l’exigence de la common law que le jugement porte sur une somme déterminée. Elle a conclu que tel n’était pas le cas, mais que les principes dégagés dans l’arrêt Morguard permettaient l’assouplissement de l’exigence ou sa suppression eu égard aux circonstances en l’espèce. Elle a donc statué que le jugement et l’ordonnance pouvaient en principe être exécutés au Canada. Se demandant ensuite s’ils étaient définitifs, elle a conclu que le jugement de 1998 l’était puisqu’il constatait une transaction et qu’[traduction] « [i]l ressort de son libellé que les parties ont voulu lui conférer une portée extraterritoriale » (par. 16). À l’opposé, certains éléments de l’ordonnance de février 2003 restaient à déterminer et ne pouvaient donc être exécutés. La juge a statué que le jugement déclaratoire général et les ordonnances de dénombrement, de comptabilisation, de communication de noms et de renseignements et de rappel de bâtons et de composants étaient définitifs et susceptibles d’exécution en Ontario.
74 Elta Golf a interjeté appel de la décision en soutenant que la juge des requêtes avait eu tort de conclure qu’un jugement non pécuniaire étranger pouvait être exécuté. La Cour d’appel a convenu avec la juge des requêtes [traduction] « que le moment était propice au réexamen des règles applicables à la reconnaissance et à l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers » ((2004), 71 O.R. (3d) 556, par. 9), mais elle a estimé que les jugements en cause n’étaient pas susceptibles d’exécution à cause de l’ambiguïté découlant de [traduction] « leur portée extraterritoriale incertaine » (par. 11).
75 Pro Swing se pourvoit devant notre Cour. Elle adhère au point de vue des juridictions inférieures selon lequel un jugement non pécuniaire étranger peut être exécuté. Elle conteste cependant la conclusion de la Cour d’appel voulant que les jugements en cause ne soient pas susceptibles d’exécution parce que leur portée extraterritoriale n’est pas manifeste. Elta Golf n’a pas comparu dans le cadre du présent pourvoi.
4. Analyse
76 Trois questions se posent. D’abord, un tribunal canadien peut‑il reconnaître et exécuter un jugement non pécuniaire étranger? Dans l’affirmative, quelles conditions doivent être remplies? Enfin, les principes dégagés doivent être appliqués au jugement et à l’ordonnance rendus à l’étranger pour décider s’ils sont susceptibles d’exécution en Ontario.
4.1 Reconnaissance d’un jugement non pécuniaire étranger
77 La règle de common law classique assujettit à deux conditions la reconnaissance et l’exécution d’un jugement étranger. Premièrement, celui‑ci doit avoir pour objet une somme déterminée. Deuxièmement, il doit être définitif. Ces exigences évitent au tribunal d’exécution de se pencher sur le fond. Sauf circonstances exceptionnelles, le tribunal s’attache à l’obligation créée par le jugement étranger, et non aux dispositions de droit substantiel et procédural qui sous‑tendent celui‑ci.
78 Dans l’arrêt Morguard, le juge La Forest s’est penché sur la nécessité de faire en sorte que la common law évolue en phase avec l’accélération, l’intensification et la nature des activités sociales et économiques transfrontalières :
Le monde a évolué depuis que les règles précitées ont été formulées dans l’Angleterre du XIXe siècle. Les moyens modernes de déplacement et de communication font ressortir le caractère purement local d’un bon nombre de ces préoccupations du XIXe siècle. Le monde des affaires fonctionne dans une économie mondiale et on parle à juste titre de communauté internationale même si le pouvoir politique et juridique est décentralisé. Il est maintenant devenu impérieux de faciliter la circulation des richesses, des techniques et des personnes d’un pays à l’autre. Dans ces circonstances, il apparaît opportun de réexaminer nos règles relatives à la reconnaissance et à l’exécution des jugements étrangers. [p. 1098]
Dans l’arrêt Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, il a ajouté que, dans ce domaine du droit, la rigidité reposait sur une « conception périmée du monde qui mettait l’accent sur la souveraineté et l’indépendance, souvent au détriment de l’équité » (p. 321‑322). La common law doit évoluer en tenant compte des importantes forces sociales et économiques qui façonnent les rapports commerciaux et autres.
79 Cette évolution doit se faire de façon graduelle et raisonnée. Bien que l’exécution interprovinciale des jugements pécuniaires fasse intervenir des considérations particulières et comporte des aspects constitutionnels, les principes sous‑jacents de courtoisie, d’ordre et d’équité doivent s’appliquer tant dans le contexte international que d’une province à l’autre. Comme l’a signalé le juge Major dans l’arrêt Beals c. Saldanha, [2003] 3 R.C.S. 416, 2003 CSC 72, « [l]es principes d’ordre et d’équité garantissent la sûreté des opérations qui doit sous‑tendre la notion moderne de droit international privé » (par. 27). Ces principes n’écartent pas l’exécution d’un jugement non pécuniaire rendu dans un autre pays. De plus, comme elle exige le respect de la souveraineté légitime des autres _tats et des besoins créés par des relations qui « impliquent une circulation constante de produits, de richesses et de personnes partout dans le monde », la courtoisie peut militer en sa faveur : Hunt, p. 322.
80 Des organismes de réforme du droit ont reconnu qu’une plus grande souplesse s’imposait quant à l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger. La présente affaire porte sur des jugements états‑uniens, mais la règle de common law faisant obstacle à leur exécution s’applique également au jugement provenant d’une autre province canadienne, ce qui en justifie d’autant plus le réexamen.
81 Des éléments de réforme ont été proposés relativement à l’exécution d’un jugement rendu dans une autre province. La Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada a proposé l’adoption de deux textes législatifs permettant l’exécution des jugements non pécuniaires à la grandeur du pays : la Loi uniforme concernant l’exécution des décisions canadiennes (1997) et la Loi uniforme sur l’exécution des décisions et jugements canadiens (1997). Dans le commentaire présentant les deux projets de loi, la Conférence a donné l’explication suivante :
Mises à part les lois qui visent certains types d’ordonnance, aucun régime législatif ni principe de common law ne permet l’exécution, dans une province, d’un jugement non pécuniaire rendu dans une autre province. La situation est fort différente en ce qui a trait aux jugements pécuniaires qui sont depuis longtemps exécutés entre les provinces et les États tant en vertu des lois que de la common law. Compte tenu de la mobilité croissante de la population et de l’apparition de politiques favorables à la libre circulation des biens et des services à travers le Canada, cette lacune du droit est devenue extrêmement gênante. La LUSEDJC [Loi uniforme sur l’exécution des décisions et jugements canadiens] offre une base législative logique à l’exécution des jugements non pécuniaires entre les provinces et les territoires canadiens.
(Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada : Stratégie du droit commercial (2005 (feuilles mobiles)), onglet 7, p. 3)
82 Dans son rapport recommandant l’adoption de la seconde loi (sinon de la première), le British Columbia Law Institute reproduit le passage suivant de l’arrêt Morguard, qui fait état des lacunes actuelles du droit international privé canadien :
Il semble anarchique et injuste qu’une personne puisse se soustraire à des obligations juridiques qui ont pris naissance dans une province simplement en déménageant dans une autre province. Pourquoi un demandeur devrait‑il être tenu d’intenter une action dans la province où le défendeur réside présentement, quels que soient les inconvénients et le coût que cela puisse entraîner et quelle que soit la mesure dans laquelle l’opération pertinente peut avoir un lien avec l’autre province? Et pourquoi la possibilité de faire exécuter le jugement dans le ressort devrait‑elle être l’élément déterminant du choix du tribunal par le demandeur?
(Report on the Enforcement of Non-money Judgments from Outside the Province (août 1999), p. 4; Morguard, p. 1102‑1103)
83 Enfin, les dispositions du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, relatives à la reconnaissance et à l’exécution de tout jugement non québécois ne distinguent pas entre le jugement pécuniaire et le jugement non pécuniaire, mais elles exigent toujours qu’ils soient définitifs :
3155. Toute décision rendue hors du Québec est reconnue et, le cas échéant, déclarée exécutoire par l’autorité du Québec, sauf dans les cas suivants :
. . .
2o La décision, au lieu où elle a été rendue, est susceptible d’un recours ordinaire, ou n’est pas définitive ou exécutoire;
84 Vu cette évolution, la règle de common law écartant toute exécution d’un jugement non pécuniaire étranger pourrait ne plus avoir son utilité et devoir être reconsidérée.
85 Enfin, il faut se demander si l’abolition de la règle interdisant la reconnaissance et l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger obéit aux principes établis par la Cour quant à l’évolution de la common law. En règle générale, la common law doit évoluer avec les changements sociaux, mais peu à peu : R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 666.
86 La possibilité d’exécuter un jugement non pécuniaire étranger représenterait une modification graduelle de la common law canadienne. La démarche raisonnée que la Cour a adoptée à l’égard des jugements pécuniaires dans les arrêts Morguard et Beals, par exemple, appelle, par souci de cohérence et de logique, l’application des mêmes principes aux jugements non pécuniaires. Des tribunaux inférieurs se sont interrogés sur la nécessité de modifier la règle classique écartant l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers ou ont laissé entendre que le droit s’était peut‑être déjà engagé dans cette voie : Uniforêt Pâte Port‑Cartier Inc. c. Zerotech Technologies Inc., [1998] 9 W.W.R. 688 (C.S.C.‑B.); Barrick Gold Corp. c. Lopehandia (2004), 71 O.R. (3d) 416 (C.A.), par. 77. Des organismes provinciaux de réforme du droit ont étudié la question de manière approfondie, et le Québec autorise déjà la reconnaissance et l’exécution de ces jugements. L’assouplissement des règles en la matière peut être considéré comme un élément infime et nécessaire de l’évolution de la common law. Par contre, le sujet demeure complexe et délicat, comme l’atteste le fait que la réforme législative proposée est restée lettre morte. Admettre la possibilité de reconnaître et d’exécuter les jugements non pécuniaires étrangers procède d’une démarche progressive. Toutefois, la reconnaissance ne doit intervenir que si elle est indiquée et elle ne doit pas causer de difficultés excessives au système de justice du ressort d’exécution ni avoir de conséquences injustes pour les parties. La prudence est de mise.
87 Le temps est venu de permettre l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers lorsque sont respectés les principes généraux formulés dans l’arrêt Morguard et que d’autres considérations ne rendent pas leur reconnaissance et leur exécution inopportunes ou injustes.
4.2 Conditions d’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger
88 Si un jugement non pécuniaire étranger peut parfois être exécutoire, il faut se demander à quelles conditions. Ce n’est pas une mince affaire. Le professeur Vaughan Black appelle à la circonspection : [traduction] « Toute évolution vers l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers doit se faire avec prudence et grande attention à leurs caractéristiques particulières » : « Enforcement of Foreign Non‑money Judgments : Pro Swing v. Elta » (2006), 42 Rev. can. dr. comm. 81, p. 96. Des réparations non pécuniaires différentes et des circonstances différentes feront intervenir des considérations différentes.
89 Avant d’aborder les considérations applicables en l’espèce, il convient de rappeler le fondement théorique de la reconnaissance et de l’exécution des jugements étrangers. Bien qu’il ait été établi en fonction des jugements pécuniaires, ce fondement vaut pour les jugements non pécuniaires. Le jugement d’un tribunal étranger rend le défendeur débiteur d’une obligation nouvelle. Dans le cas d’un jugement pécuniaire, l’obligation consiste à payer une somme, et dans celui d’un jugement non pécuniaire, elle est de nature différente. Le tribunal appelé à exécuter un jugement étranger donne effet à l’obligation créée et doit en principe s’abstenir de se pencher sur le fond de l’affaire. Il donne effet à l’obligation créée par le jugement étranger en recourant à ses propres mécanismes. Comme la Cour l’a confirmé dans l’arrêt Beals, du moment que le tribunal étranger peut dûment connaître du litige, il n’a pas à se soucier du droit substantiel ou procédural du ressort étranger, sauf preuve d’une fraude ou jugement contraire à la justice naturelle ou à l’ordre public. Il a seulement besoin de la preuve du jugement étranger, ses propres mécanismes juridiques prenant alors le relai. Tel est le principe du cloisonnement des systèmes judiciaires.
90 La première condition pour la reconnaissance et l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers devrait découler des exigences générales établies dans l’arrêt Morguard, à savoir que le tribunal d’exécution s’assure que le tribunal d’origine avait compétence et qu’aucune considération liée à l’équité en général ne s’oppose à l’exécution du jugement étranger. Comme la Cour l’a signalé dans l’arrêt Beals, les moyens de défense fondés sur la fraude, l’ordre public et la justice naturelle se veulent un rempart contre les formes d’injustice les plus manifestes. Même s’ils ont été établis pour les jugements pécuniaires, ils valent également pour les jugements non pécuniaires. Leur portée est limitée et ils ne s’appliquent que dans certains cas où l’injustice est flagrante. Que le jugement soit pécuniaire ou non, ils ne sont pas exhaustifs et d’autres moyens peuvent s’y ajouter dans des circonstances exceptionnelles : Beals, par. 41‑42.
91 La deuxième condition pour la reconnaissance et l’exécution des jugements non pécuniaires étrangers devrait se rapporter au caractère définitif et à la clarté. Cette double exigence repose sur le principe de l’économie des ressources judiciaires et celui du cloisonnement des systèmes judiciaires, qui découlent eux‑mêmes des principes de courtoisie, d’ordre et d’équité. Le caractère définitif et la clarté sont des notions distinctes. La première exige le règlement intégral du litige et la seconde, l’absence d’ambiguïté. Mais, en pratique, elles peuvent se chevaucher. Un jugement non définitif a toutes les chances de n’être pas clair, et vice‑versa.
92 Ces exigences connexes devraient faire en sorte que le tribunal s’en tienne à l’exécution de l’obligation créée par le jugement étranger et s’abstienne de réexaminer les questions réglées par le tribunal d’origine. Sur le plan des principes, le tribunal qui tente d’exécuter un jugement ambigu ou non définitif s’attribue presque toujours à tort compétence sur le litige. Or, il est bien établi en droit que le tribunal d’exécution n’examine pas le bien‑fondé de la décision étrangère, sauf fraude, manquement à la justice naturelle ou atteinte à l’ordre public. Sur le plan pratique, il peut avoir du mal à superviser l’exécution d’un jugement incomplet ou ambigu en raison de sa non‑familiarisation avec les règles de droit et de procédure étrangères ou du fardeau financier que cela lui impose. Un jugement non définitif est susceptible d’être modifié par le tribunal étranger, auquel cas le tribunal d’exécution se trouve à faire respecter une obligation qui n’existe plus dans le pays étranger. Enfin, le tribunal d’exécution ne devrait pas avoir à instruire le litige étranger à nouveau non plus qu’à affecter ses précieuses ressources pour refaire ce que le tribunal d’origine était plus à même d’accomplir. Pour ces motifs, le tribunal doit refuser d’exécuter un jugement non pécuniaire étranger qui n’est pas définitif et clair.
93 On devrait donc considérer que ces exigences connexes — le caractère définitif et la clarté — procèdent du fondement théorique de l’exécution des jugements étrangers. L’objet de l’exécution, on l’a vu, est l’obligation créée par le tribunal d’origine, et non les droits ou les obligations dont elle découle. Le caractère définitif et la clarté seront exigés pour assurer le respect de cette distinction, mais ils auront aussi une utilité d’ordre pratique. Lorsque la supervision sera particulièrement difficile pour le tribunal d’exécution et qu’il sera beaucoup plus efficient que le tribunal d’origine s’en charge, l’économie des ressources judiciaires pourrait commander le refus de l’exécution.
94 Dans la décision Uniforêt, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a refusé d’exécuter une ordonnance non pécuniaire étrangère qu’elle ne jugeait pas définitive. La question était de savoir si une sentence arbitrale québécoise ordonnant à Zerotech, une entreprise de la Colombie‑Britannique, de donner à Uniforêt l’accès à des documents et de lui permettre d’en tirer des copies, était susceptible d’exécution. Après analyse des arrêts Morguard, Hunt et Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, le juge Clancy a dit qu’[traduction] « aucune raison de principe ne s’oppose à la reconnaissance et à l’exécution d’un jugement non pécuniaire » (par. 26). Il a néanmoins refusé l’exécution de l’ordonnance au motif qu’elle n’était pas définitive, car elle manquait de précision et aurait dû être modifiée ou complétée au préalable. Il a ajouté : [traduction] « Si des précisions ou des modifications sont nécessaires, la manière dont elles doivent être apportées ressortit à l’arbitre ou à la Cour supérieure du Québec, et non à notre cour » (par. 28). De même, le par. 3155(2) du Code civil du Québec ne permet pas l’exécution d’une décision qui, « au lieu où elle a été rendue [. . .] n’est pas définitive ou exécutoire ».
95 Pour qu’un jugement étranger soit définitif, l’obligation qu’il crée doit être complète et définie. Elle n’a pas à intervenir à la toute dernière étape possible de la procédure judiciaire. Même l’obligation de payer une somme peut ne pas constituer l’étape ultime puisqu’elle peut être suivie d’une ordonnance fixant les intérêts et les dépens. L’obligation créée par le jugement étranger doit être arrêtée et définie. Le tribunal d’exécution ne peut être appelé à l’augmenter ou à la réduire. Le jugement doit être complet et ne pas nécessiter de précision ultérieure.
96 Étroitement liée au caractère définitif, la clarté exige que le jugement soit suffisamment certain pour que l’exécution puisse avoir lieu. Pas plus qu’il ne peut être appelé à compléter un jugement, le tribunal d’exécution ne peut avoir à en clarifier les éléments ambigus. L’obligation doit établir clairement la démarche attendue de l’appareil judiciaire du ressort d’exécution.
97 Un jugement est clair lorsqu’une personne non familiarisée avec l’affaire peut déterminer ce qu’exige son respect. Dans certains cas, il arrive que le juge qui l’a rendu soit la personne la plus apte à déterminer s’il a été respecté. Par exemple, la règle 60.11 des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194, énonce que l’ordonnance pour outrage visant à obtenir l’exécution forcée d’une ordonnance enjoignant à une personne de faire quelque chose ou de s’en abstenir « ne peut être rendue que sur motion présentée à un juge dans l’instance au cours de laquelle l’ordonnance a été rendue ». Ainsi, avant de déclarer une personne coupable d’outrage au tribunal — ce qui a des répercussions sérieuses —, le juge qui a rendu le jugement examine le comportement reproché pour s’assurer que la sanction est justifiée. Dans Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, J.‑G. Castel et J. Walker renchérissent en affirmant : [traduction] « Il tombe sous le sens que le tribunal qui a enjoint à une partie d’exécuter un contrat ou de livrer des marchandises peut être le mieux placé pour déterminer si son ordonnance a été respectée » (p. 14‑21). Le tribunal appelé à exécuter un jugement étranger de cette nature aurait à déterminer s’il existe un risque véritable que les intéressés se demandent en quoi consiste le respect de l’obligation, auquel cas l’exécution pourrait ne pas être indiquée.
98 Après avoir examiné le caractère définitif et la clarté ainsi que la raison d’être de ces exigences, je passe aux modalités de leur application. Un tribunal ne saurait refuser d’exécuter un jugement non pécuniaire étranger simplement parce qu’il est théoriquement possible que des questions se posent en cours d’exécution. La possibilité théorique que l’exécution nécessite une supervision active ne justifie pas un refus. Le caractère non définitif ou l’ambiguïté devraient ressortir du jugement même ou découler du contexte factuel ou juridique de l’affaire pour que le refus soit justifié. Comme dans d’autres domaines du droit, une simple conjecture ne suffirait pas.
99 Selon la juge Deschamps, le fait que l’injonction et les autres ordonnances non pécuniaires sont fondées sur l’equity pourrait exiger des tribunaux canadiens qu’ils réexaminent la condition du caractère définitif et reconnaissent d’autres moyens de défense. Elle souligne le coût éventuel de la supervision d’une ordonnance en equity. Je conviens que l’économie des ressources judiciaires doit entrer en ligne de compte (voir le par. 93 des présents motifs), mais il ne faudrait pas lui accorder trop d’importance. Ces dernières années, les tribunaux ont adopté une attitude active en rendant des ordonnances prévoyant la supervision au besoin. L’affaire Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, 2003 CSC 62, est l’exemple le plus connu, mais l’ordonnance de perquisition ou de blocage participe de cette tendance générale. (voir de façon générale R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (2e éd. (feuilles mobiles)), par. 1.260‑1.490).
100 L’absence de conséquences pénales constituerait une troisième condition pour l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger. Il est généralement entendu qu’un tribunal canadien n’exécutera une décision ou une disposition pénale étrangère ni directement ni indirectement. Castel et Walker expliquent :
[traduction] Une disposition pénale sanctionne le manquement à une obligation envers l’État, alors qu’une disposition réparatoire prévoit l’indemnisation d’un particulier pour le manquement à une obligation dont il était créancier. [. . .] L’obligation qui est de nature réparatoire et qui n’est pas imposée dans un but de sanction n’est pas tenue pour pénale. [Notes en bas de page omises; p. 8‑2.]
Il appartient à chaque _tat d’imposer ses propres sanctions, pénalités et taxes, sans l’aide des autres États. L’ordonnance pénale ne ressortit pas au droit international privé, mais au droit public. Il s’ensuit qu’un tribunal canadien n’entendra pas la demande d’application d’une disposition de droit public (pénale, fiscale ou autre) étrangère non plus qu’il n’exécutera un jugement étranger ordonnant le paiement d’une taxe ou d’une pénalité conformément à la volonté souveraine d’une puissance étrangère.
101 Ces trois conditions d’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger devraient suffire pour statuer sur le présent litige. Avec l’évolution du droit, d’autres problèmes pourront voir le jour, et les tribunaux se prononceront en temps et lieu.
4.3 Application aux faits de l’espèce
102 La juge des requêtes a déclaré le jugement sur consentement de 1998 valide et susceptible d’exécution au Canada.
103 Plus particulièrement, elle a jugé exécutoires au Canada les éléments suivants de l’ordonnance pour outrage au tribunal rendue en Ohio en 2003 :
1. la comptabilisation, par Elta Golf, à l’intention de Pro Swing, des profits tirés de la vente de tous les bâtons de golf portant la marque Trident ou Rident;
2. la communication par Elta Golf à Pro Swing des noms et des coordonnées de ses fournisseurs de bâtons de golf Trident ou Rident;
3. la communication par Elta Golf à Pro Swing des noms et des adresses des acheteurs de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf Trident ou Rident depuis l’inscription du jugement sur consentement;
4. le rappel par Elta Golf de tous les bâtons de golf et composants de bâton de golf contrefaits et non autorisés portant la marque Trident ou Rident ou toute variante créant de la confusion avec elles, et leur remise à Pro Swing.
La juge des requêtes a refusé l’exécution des autres éléments de l’ordonnance de février 2003 au motif qu’ils n’étaient pas définitifs. Il nous faut décider si elle a eu tort de tirer pareilles conclusions.
104 Elta Golf fait d’abord valoir en défense que la demande aurait dû être rejetée en entier, car la common law n’admet pas l’exécution d’un jugement non pécuniaire étranger. Or, nous l’avons vu, cette interdiction doit faire place à une démarche raisonnée permettant l’exécution à certaines conditions. Elta Golf a concédé que les exigences générales issues de l’arrêt Morguard étaient respectées en l’espèce. Son argumentation fondée sur la règle de common law devrait donc être rejetée.
105 Deuxièmement, Elta Golf soutient que l’ordonnance pour outrage ne devrait pas être exécutée parce qu’elle est de nature pénale. La juge des requêtes a rejeté ce moyen, estimant que l’ordonnance était de nature réparatoire puisqu’elle avait été rendue dans le cadre d’un litige privé opposant les parties et visait à indemniser la partie lésée. À mon avis, cette conclusion est inattaquable.
106 En toute déférence, je ne puis être d’accord avec la juge Deschamps lorsqu’elle qualifie de « pénale » l’ordonnance pour outrage au tribunal. Notre Cour a longtemps fait une distinction entre une ordonnance civile et une ordonnance criminelle en matière d’outrage. Dans l’arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901, elle a dit à la p. 943 : « L’outrage criminel vise, encore aujourd’hui, à punir la conduite qui, délibérément, déconsidère l’administration de la justice par les cours. D’autre part, l’objectif de l’outrage civil est d’assurer la conformité à la procédure d’un tribunal dont, notamment, celle d’une cour de justice » (le juge Sopinka, dissident, mais pas sur ce point).
107 Par ailleurs, une distinction s’impose d’avec l’arrêt Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., [1992] 2 R.C.S. 1065, où, selon la juge Deschamps, notre Cour aurait opté pour une « approche uniforme » des ordonnances pour outrage au tribunal. Dans cette affaire, le Code de procédure civile du Québec exposait le contrevenant à l’emprisonnement tandis que la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec le protégeaient contre l’auto‑incrimination forcée. À mon avis, cet arrêt établit que la personne assignée pour outrage au tribunal a droit aux garanties procédurales constitutionnelles contre la coercition exercée par l’État. Il ne fait pas ressortir au droit public les aspects droit privé, réparation ou indemnisation de l’ordonnance pour outrage.
108 L’ordonnance étrangère pour outrage criminel est clairement pénale et ne peut être exécutée par un tribunal canadien, mais il ne devrait pas en être de même de l’ordonnance étrangère pour outrage civil. L’ordonnance que rend un tribunal étranger pour faire respecter une réparation privée accordée à l’issue d’une instance privée n’a pas nécessairement un aspect « pénal » faisant obstacle à son exécution par un tribunal canadien. Une ordonnance étrangère pour outrage « civil » pourrait néanmoins renfermer suffisamment d’éléments pénaux pour empêcher son exécution au pays. Dans certains cas, ces éléments pourraient être dissociés, permettant ainsi l’exécution des seuls éléments privés. Ces principes pourront être développés dans des affaires ultérieures.
109 En l’espèce, l’ordonnance pour outrage au tribunal ne comporte aucun élément pénal. Ses dispositions visent à renforcer le jugement sur consentement et à réparer le tort que les violations d’Elta Golf ont causé à Pro Swing. La juge des requêtes a conclu que l’ordonnance pour outrage au tribunal avait un caractère réparatoire et non pénal. La Cour d’appel n’a pas modifié cette conclusion, et je ne vois aucune raison de le faire.
110 Se pose ensuite la question du caractère définitif et clair du jugement et de l’ordonnance tenus pour exécutoires en Ontario. La juge des requêtes a écarté certains éléments de l’ordonnance au regard de cette double exigence, mais elle a conclu que d’autres étaient suffisamment clairs et complets pour être exécutés. La Cour d’appel a infirmé cette décision au motif que les jugements étaient trop ambigus :
[traduction] À notre avis, les jugements étrangers en question sont ambigus sous certains rapports importants. Par exemple, leur application extraterritoriale — question cruciale — n’est pas claire. L’interdiction qu’ils font à l’appelante d’acheter, de commercialiser, de vendre ou d’utiliser des bâtons contrefaits et non autorisés vaut‑t‑elle dans le ressort de la Cour fédérale de district ou partout dans le monde? [par. 11]
Elta Golf n’a pas défendu devant nous la conclusion de la Cour d’appel. Selon moi, le dossier étaye les conclusions de la juge des requêtes, et la Cour d’appel a eu tort d’infirmer sa décision.
111 Je le répète, pour être définitif, un jugement n’a pas à intervenir à l’étape finale de l’instance; il doit plutôt être complet et ne nécessiter aucune précision ultérieure. Voici comment la juge des requêtes l’entendait : [traduction] « Un tribunal national ne veut pas entreprendre l’exécution d’un jugement étranger qui sera modifié par la suite » (par. 18).
112 Je suis d’avis que les éléments du jugement qui, selon la juge des requêtes, étaient susceptibles d’exécution en Ontario, sont définitifs en ce sens. L’ordonnance de dénombrement, de comptabilisation, de communication de documents et de noms et de remise de bâtons de golf et de composants de bâton de golf créent des obligations complètes et définies. Il serait impossible de les préciser davantage. Je le rappelle, le fait qu’un jugement est définitif ne veut pas dire qu’aucune autre démarche ne peut être entreprise. Le respect de l’ordonnance de dénombrement, de comptabilisation, de communication et de remise pourrait, par exemple, amener une cour états‑unienne à rendre une ordonnance fixant le montant des dommages‑intérêts. Or, cela ne change rien au caractère définitif et certain des jugements exécutés au Canada.
113 Si Elta Golf refusait de se conformer à un jugement définitif exécutoire en Ontario, Pro Swing devrait demander une déclaration d’outrage au tribunal. Théoriquement, la question pourrait se poser de savoir si l’ordonnance de dénombrement, de comptabilisation, de communication ou de remise a été intégralement respectée, de sorte que les tribunaux ontariens pourraient devoir contrôler l’exécution. Cependant, l’ampleur du commerce transfrontalier donne à penser que faute de difficultés appréhendées à cet égard, l’exécution du jugement étranger ne devrait pas être refusée.
114 À aucune étape de l’instance Elta Golf n’a fait valoir que le dénombrement, la comptabilisation, la communication ou la remise serait problématique, et sa défense a porté sur des points plus généraux. Dans ces circonstances, la possibilité théorique qu’une supervision judiciaire soit nécessaire ne doit pas faire obstacle à la reconnaissance du jugement étranger. Il n’y a donc pas lieu d’infirmer la conclusion de la juge des requêtes selon laquelle les éléments qu’elle a accepté d’exécuter étaient définitifs.
115 La juge des requêtes a également conclu que le jugement était suffisamment clair et, au sujet de sa portée territoriale, qu’[traduction] « il ressort de son libellé que les parties ont voulu lui conférer une portée extraterritoriale » (par. 16). La Cour d’appel a différé d’avis et estimé que l’ambiguïté des jugements sur ce point faisait obstacle à leur exécution. Pro Swing soutient que la preuve au dossier n’étaye pas une telle conclusion et qu’Elta Golf savait que les parties avaient voulu conférer au jugement sur consentement une portée extraterritoriale. Elta Golf n’ayant pas comparu devant nous, force est de soupeser la conclusion de la Cour d’appel à la lumière du dossier et des conclusions de la juge des requêtes.
116 L’examen du jugement sur consentement et de l’ordonnance pour outrage au tribunal ne révèle aucune ambiguïté quant à leur portée extraterritoriale. Premièrement, le jugement sur consentement est rédigé en termes généraux. Il ne limite pas expressément le territoire dans lequel il s’applique et aucun élément ne donne à penser qu’une limitation territoriale a été envisagée. Deuxièmement, puisque les jugements tenaient compte du fait qu’Elta Golf exploitait un site Internet en Ontario, leur application extraterritoriale peut être présumée. Enfin et surtout, ils prévoient la remise du stock d’articles non autorisés d’Elta Golf, ainsi que de son matériel de promotion, d’emballage et autre portant la marque en question ou une marque semblable créant de la confusion avec elle. Ces exigences n’ont de sens que si l’interdiction a une portée universelle. La restitution complète du stock et du matériel de promotion est incompatible avec toute vente, et non seulement avec celle réalisée dans un territoire donné. Ces considérations militent contre la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle le jugement est ambigu.
117 Ma collègue la juge Deschamps reconnaît la portée extraterritoriale de l’obligation d’Elta Golf de remettre son stock, mais non celle de l’interdiction d’acheter ou de vendre des articles contrefaits ou non autorisés. À son avis, pour que l’injonction ait une portée extraterritoriale, il faudrait que « l’entente [dise] explicitement qu’elle s’applique à l’échelle internationale » (par. 56). Une norme aussi arbitrairement stricte n’est pas nécessaire lorsqu’il est suffisamment clair, à la simple lecture, que le jugement a une portée extraterritoriale.
118 On pourrait soutenir que l’expression [traduction] « toute variante créant de la confusion avec elles » est ambiguë. Or, pour qu’elle soit suffisamment claire, une ordonnance n’a pas à prévoir en détail toute possibilité de manquement à ses dispositions. Aucune des parties ne prétend que cette expression pourrait être source de difficultés en l’espèce. Je le répète, tout problème d’application doit ressortir de l’ordonnance même ou découler du contexte factuel ou juridique. Aucun problème d’application n’est appréhendé dans le présent dossier.
119 L’ordonnance pour outrage se fondant sur la contrefaçon d’une marque de commerce états‑unienne, la Cour d’appel a pu craindre que se pose la question de l’opposabilité de la marque au Canada. Toutefois, le libellé même du jugement règle la question. Je l’ai déjà dit, le jugement est clairement susceptible d’exécution au Canada. Aucune des conditions prévues ne fait obstacle à son exécution. Le principe du cloisonnement des systèmes judiciaires mentionné précédemment empêche le ressort d’exécution — en l’espèce l’Ontario — d’examiner le fond de l’affaire ayant donné lieu au jugement sur consentement. Sauf fraude ou jugement contraire à la justice naturelle ou à l’ordre public, le tribunal appelé à exécuter un jugement étranger ne peut aller au‑delà de son libellé : Beals.
120 Enfin, je ferai de brèves remarques sur les considérations relatives à l’ordre public soulevées par la juge Deschamps. Notre Cour a confirmé la nature quasi constitutionnelle des dispositions protégeant les renseignements personnels relevant des institutions fédérales : Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773, 2002 CSC 53, par. 24. On peut se demander si les dispositions législatives visant les renseignements recueillis par une organisation privée comme Elta Golf devraient aussi être qualifiées de quasi constitutionnelles. Je me reporte à cet égard à l’al. 7(3)c) de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5, qui permet à une organisation privée de communiquer des renseignements personnels à l’insu et sans le consentement de l’intéressé lorsque la communication « est exigée par assignation, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de documents ».
121 Je partage l’avis de la juge Deschamps que « l’ordonnance enjoignant à Elta de communiquer les encaissements sur carte de crédit, les comptes débiteurs, les contrats, etc. pourrait être problématique » (par. 60), mais j’estime qu’aborder cette question maintenant, alors qu’elle n’a été soulevée ni devant nous ni devant les juridictions inférieures transformerait indûment l’instance. En outre, notre Cour a statué à la majorité que les moyens de défense fondés sur l’ordre public doivent être appliqués de manière restrictive : Beals, par. 75, le juge Major. Il se peut qu’il faille revoir cette décision en ce qui concerne l’exécution d’un jugement non pécuniaire, mais il n’est pas nécessaire de le faire en l’espèce. Enfin, si des raisons d’ordre public empêchent l’exécution de certaines dispositions de l’ordonnance pour outrage, celles‑ci peuvent être dissociées. La question de l’ordre public ne saurait donc être déterminante pour l’issue du présent pourvoi.
122 Je conclus que la Cour d’appel a eu tort de statuer que les éléments exécutés par la juge des requêtes ne pouvaient l’être en Ontario en raison de la portée extraterritoriale incertaine des jugements.
5. Conclusion
123 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir la décision de la juge des requêtes.
ANNEXE A
Jugement sur consentement
[traduction]
Vu le consentement des parties à ce que jugement soit rendu en l’espèce contre la défenderesse Elta Golf Inc. (« ELTA »), la demanderesse Pro Swing Inc. (« PRO SWING ») et la défenderesse ELTA CONVIENNENT que, pour le règlement du litige qui les oppose, ELTA adhère à ce qui suit.
1. PRO SWING est titulaire aux États‑Unis de la marque de commerce TRIDENT portant le no 1,941,922, catégorie internationale 28, depuis le 19 décembre 1995 (ci‑après la « MARQUE »), pour emploi en liaison avec des bâtons de golf qu’elle vend aux États‑Unis et à l’étranger.
2. La MARQUE est valide et son utilisation a fait de PRO SWING le fournisseur des bâtons de golf qui en sont revêtus.
3. ELTA a, par le passé et sans l’autorisation de PRO SWING, utilisé et annoncé des bâtons de golf ou des têtes de bâton de golf portant le nom RIDENT, une variante créant de la confusion avec la MARQUE.
4. ELTA a informé PRO SWING de la nature et de l’étendue de son utilisation et de sa promotion des bâtons de golf ou des têtes de bâton de golf portant le nom RIDENT, y compris le nombre d’articles en stock ou achetés à des tiers, le cas échéant.
5. Pour conclure la présente transaction, PRO SWING se fonde sur les déclarations d’ELTA concernant l’emploi de la marque RIDENT en liaison avec des bâtons de golf ou des têtes de bâton de golf, et ces déclarations sont déterminantes à cet égard.
6. Chacune des parties supporte ses frais de justice et honoraires d’avocat. La Cour demeure compétente à l’égard des parties pour ce qui est de l’exécution du jugement sur consentement. Les parties s’engagent à ne pas contester sa compétence dans toute instance engagée pour faire respecter la présente transaction.
7. Il est interdit à ELTA d’acheter, de commercialiser, de vendre ou d’utiliser des bâtons de golf ou des composants de bâton de golf portant la MARQUE ou toute variante créant de la confusion avec elle, notamment RIDENT, RIDEN ou TRIGOAL, sauf s’il s’agit de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf qu’elle a achetés à PRO SWING ou à ses distributeurs autorisés.
8. Dans les dix (10) jours de la signature du présent jugement, ELTA fera parvenir à l’avocat de PRO SWING, port payé, tous bâtons de golf ou composants de bâton de golf contrefaits (portant la marque TRIDENT, RIDENT, RIDEN ou TRIGOAL) en sa possession, ainsi que tout article promotionnel, d’emballage ou autre revêtu de la MARQUE ou d’une marque semblable créant de la confusion avec elle, notamment RIDENT, RIDEN ou TRIGOAL.
9. Le jugement sur consentement lie les parties ainsi que leurs actionnaires, administrateurs, dirigeants, employés, représentants, mandataires, prédécesseurs, successeurs, sociétés mères, filiales, sociétés affiliées, cessionnaires et autres entreprises apparentées.
En contrepartie de ce qui précède et à condition que la défenderesse ELTA respecte les dispositions de la présente transaction, la demanderesse se désiste de son action et celle‑ci est rejetée définitivement vis‑à‑vis de la seule défenderesse ELTA.
ANNEXE B
Ordonnance pour outrage au tribunal
[traduction]
Vu les conclusions qui précèdent, la COUR ORDONNE ce qui suit.
1. Le jugement sur consentement inscrit le 31 juillet 1998 demeure applicable, et la Cour demeure compétente pour l’exécuter ainsi que la présente ordonnance.
2. Elta Golf se voit à nouveau interdire en permanence d’acheter, de commercialiser, de vendre ou d’utiliser des bâtons de golf ou des composants de bâton de golf portant la marque TRIDENT ou toute variante créant de la confusion avec elle, notamment RIDENT, RIDEN ou TRIGOAL, sauf s’il s’agit de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf qu’elle a achetés à Pro Swing.
3. Elta Golf établira le nombre de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf qu’elle a vendus depuis l’inscription du jugement sur consentement sous la marque TRIDENT ou RIDENT ou toute variante créant de la confusion avec elles. Elle communiquera cette information à Pro Swing au plus tard quatorze (14) jours après le prononcé de la présente ordonnance. Elle y joindra une déclaration sous serment indiquant les produits brut et net tirés de la vente de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf TRIDENT et RIDENT depuis l’inscription du jugement sur consentement jusqu’à ce jour, ainsi que tous les documents comptables se rapportant à ces ventes, y compris :
a. les registres des ventes, des encaissements sur carte de crédit, des comptes débiteurs et des contrats pour la vente de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf portant la marque TRIDENT ou RIDENT;
b. le relevé des dépenses relatives aux ventes de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf portant la marque TRIDENT ou RIDENT;
c. les bilans, états des résultats, états des flux de trésorerie et autres rapports et relevés comptables.
4. Pro Swing se voit accorder des dommages‑intérêts compensatoires dont le montant se fonde sur les profits tirés de la vente par Elta Golf, depuis l’inscription du jugement sur consentement, de bâtons de golf ou de composants de bâton de golf portant la marque TRIDENT ou RIDENT ou toute variante créant de la confusion avec elles. Une fois qu’Elta Golf aura satisfait aux exigences de dénombrement et de comptabilisation énoncées au paragraphe 3 de la partie III de la présente ordonnance, Pro Swing communiquera à la Cour le montant auquel elle estime avoir droit à titre de dommages‑intérêts.
5. Pro Swing a droit au paiement de ses frais de justice et de ses honoraires d’avocat dans la présente instance. Elle soumettra un mémoire de frais et demandera sa taxation au plus tard quatorze (14) jours après l’inscription du jugement pécuniaire figurant au paragraphe 4 de la partie III de la présente ordonnance.
6. Elta Golf remettra, pour destruction, tous les bâtons de golf ou composants de bâton de golf revêtus de la marque TRIDENT ou RIDENT ou de toute variante créant de la confusion avec elles. Elle les fera parvenir à l’avocat de Pro Swing (Hahn Loeser & Parks LLP, 1225 West Market Street, Akron, Ohio 44313‑7188) au plus tard quatorze (14) jours après la présente ordonnance.
7. Au plus tard quatorze (14) jours après la présente ordonnance, Elta Golf communiquera à Pro Swing les noms et les coordonnées de ses fournisseurs de composants de bâton de golf de marque TRIDENT et RIDENT.
8. Au plus tard quatorze (14) jours après la présente ordonnance, Elta Golf communiquera à Pro Swing les noms et les adresses de chacun des acheteurs à qui elle a vendu depuis l’inscription du jugement sur consentement des bâtons de golf ou des composants de bâton de golf de marque TRIDENT et RIDENT. Elle paiera à Pro Swing les frais d’envoi d’un rectificatif à chacun de ces acheteurs.
9. Elta Golf rappellera les bâtons de golf ou composants de bâton de golf contrefaits et non autorisés portant la marque TRIDENT et RIDENT ou toute variante créant de la confusion avec elles. Elle les fera parvenir à l’avocat de Pro Swing au plus tard quatorze (14) jours après la réception de chacun d’eux.
Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Bastarache et Charron sont dissidents.
Procureurs de l’appelante : Siskind, Cromarty, Ivey & Dowler, London.