COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Trochym, [2007] 1 R.C.S. 239, 2007 CSC 6 |
Date : 20070201 Dossier : 30717 |
Entre :
Stephen John Trochym
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement : (par. 1 à 84)
Motifs concordants : (par. 85 à 90)
Motifs dissidents : (par. 91 à 192) |
La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel et Fish)
La juge Charron
Le juge Bastarache (avec l’accord des juges Abella et Rothstein)
|
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R. c. Trochym, [2007] 1 R.C.S. 239, 2007 CSC 6
Stephen John Trochym Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Trochym
Référence neutre : 2007 CSC 6.
No du greffe : 30717.
2006 : 9 mai; 2007 : 1er février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit criminel — Preuve — Admissibilité — Témoignage posthypnotique — Le témoignage posthypnotique est‑il présumé inadmissible pour l’établissement de la preuve? — Ce type de preuve satisfait‑il au critère d’admissibilité d’une preuve issue d’une science nouvelle?
Droit criminel — Preuve — Admissibilité — Preuve de faits similaires — Accusé déclaré coupable du meurtre au deuxième degré de sa petite amie — Vers l’heure du meurtre, une voisine a entendu un homme frapper à grands coups à la porte de l’appartement de la victime, puis quelqu’un lui ouvrir la porte — Ancienne petite amie témoignant que deux ans auparavant, après sa rupture avec elle, l’accusé était retourné à son appartement et avait frappé à grands coups à sa porte en la sommant de le laisser entrer, sans qu’elle lui ouvre — Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en admettant la preuve de faits similaires? — La valeur probante de ce témoignage l’emporte‑t‑elle sur son effet préjudiciable?
Droit criminel — Appels — Pouvoirs de la cour d’appel — Aucun tort important ni erreur judiciaire grave — Accusé déclaré coupable du meurtre au deuxième degré de sa petite amie — Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en admettant un témoignage posthypnotique et une preuve de faits similaires? — Dans l’affirmative, la condamnation peut‑elle être maintenue par l’application de la disposition réparatrice? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1)b)(iii).
T a été accusé de meurtre au deuxième degré. Une preuve médico‑légale a établi que H, la petite amie de T, avait été tuée tôt le mercredi 14 octobre 1992, mais que son corps avait été déplacé environ huit à douze heures après le meurtre. Tard le mardi 13 octobre ou tôt le mercredi 14 octobre, une voisine, G, a entendu un homme frapper à grands coups à la porte de l’appartement de H, la sommant de le laisser entrer. Bien qu’elle n’ait pas vu l’homme en question, G a témoigné avoir ensuite entendu qu’on ouvrait la porte pour le laisser entrer. Vu l’heure estimée du décès, il était probable que l’homme qui est entré dans l’appartement à ce moment‑là était l’assassin. G a aussi témoigné au procès avoir vu T quitter l’appartement de H vers 15 h, le mercredi. La première fois qu’elle a parlé aux policiers, G a déclaré avoir vu T, non pas le mercredi, mais le jeudi après‑midi. Ce n’est qu’après avoir été soumise à une séance d’hypnose, à la demande des policiers enquêteurs, que G a déclaré avoir vu T le mercredi après‑midi. Selon le témoignage de plusieurs amis de H au procès, T était un être jaloux et obsessionnel qui ne pouvait supporter l’idée qu’elle le quitte. Une ancienne petite amie, O, a témoigné que, deux ans plus tôt, après leur rupture, T était retourné à son appartement et avait frappé violemment à sa porte, la sommant de le laisser entrer, mais qu’elle ne lui avait pas ouvert. T, qui a témoigné pour sa propre défense, a affirmé qu’il avait lui‑même mis un terme à sa relation avec H ce soir‑là, et qu’au moment où il avait quitté l’appartement de H, vers minuit et demi, elle était toujours en vie. T a nié être retourné à l’appartement de H le mercredi, mais il a admis être entré dans l’immeuble ce jour‑là pour aller chercher sa voiture dans le garage. À l’appui de cette allégation, T a présenté une preuve établissant qu’il était au travail à l’heure où G a prétendu l’avoir vu quitter l’appartement de H le mercredi après‑midi.
Le juge du procès a permis le témoignage posthypnotique de G et la preuve de faits similaires sur le comportement de T lors d’une rupture antérieure. En raison d’une entente entre les avocats de T et du ministère public, les jurés n’ont pas été informés que G avait été hypnotisée, ni qu’elle avait initialement dit aux policiers avoir vu T le jeudi, et ils n’ont pas entendu la preuve d’expert sur la fiabilité d’un témoignage posthypnotique. T a été déclaré coupable et la Cour d’appel a confirmé ce verdict.
Arrêt (les juges Bastarache, Abella et Rothstein sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli, la déclaration de culpabilité est annulée et un nouveau procès est ordonné.
La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps et Fish : Le juge du procès a commis une erreur en tenant pour acquis que le témoignage posthypnotique est admissible lorsque les lignes directrices énoncées dans Clark sont respectées. Il s’agit d’une erreur à la fois parce que le témoignage posthypnotique ne répond pas au critère d’admissibilité en preuve d’une science nouvelle et parce que ces lignes directrices ne suffisent pas. Ce type de témoignage est présumé inadmissible pour l’établissement de la preuve. Bien que les lignes directrices jouent un rôle important pour limiter l’influence qui peut s’exercer au cours d’une séance d’hypnose, elles posent problème en ce qu’elles reposent sur la présomption que la science même de l’hypnose est fiable dans le contexte judiciaire. Lorsqu’on applique les facteurs établis pour évaluer la fiabilité d’une preuve scientifique nouvelle, il devient évident que notre compréhension de la technique de l’hypnose et de son incidence sur la mémoire humaine n’est pas assez poussée pour que la fiabilité des témoignages posthypnotiques en permette l’utilisation devant les cours de justice. L’hypnose a fait l’objet de nombreuses études, mais soit ces études ne sont pas concluantes, soit elles font ressortir le fait que l’hypnose peut, dans certaines circonstances, entraîner une distorsion de la mémoire. Le taux potentiel d’inexactitude des renseignements additionnels obtenus par l’hypnose, lorsqu’on l’utilise en criminalistique, est aussi troublant. Il n’existe présentement aucun moyen de savoir si ces renseignements sont exacts ou inexacts. Pareille incertitude est inacceptable devant les cours de justice. De plus, bien que des règles contribuent de façon appréciable à ce que l’hypnologue et les policiers fassent le moins possible de suggestions involontaires, elles n’offrent aucune protection contre les sources externes d’influence, ni contre les autres problèmes associés à l’hypnose, tels que la création d’illusions ou de faux souvenirs (la fabulation), la précision accrue des souvenirs sans garantie suffisante de l’exactitude des nouveaux renseignements et le durcissement de la mémoire. Compte tenu de ces problèmes, il est évident que l’accusé risque de ne pas bénéficier d’un procès équitable. En l’espèce, les deux conversations que G a eues avec les policiers avant la séance d’hypnose peuvent l’avoir amenée à se faire, consciemment ou inconsciemment, une idée de la réponse attendue quant à savoir si elle avait vu T le mercredi ou le jeudi après‑midi, même si les policiers se sont efforcés, en toute bonne foi, d’éviter d’influencer son témoignage. Tant qu’une partie n’a pas réfuté la présomption d’inadmissibilité, le témoignage posthypnotique ne doit pas être admis en preuve. Malgré l’inadmissibilité en preuve des témoignages posthypnotiques, l’hypnose peut être utilisée dans d’autres contextes. Les enquêteurs doivent toutefois être conscients des conséquences possibles du fait de soumettre un témoin à une séance d’hypnose. [13] [24] [27] [44] [55‑56] [61] [63]
Bien que le juge du procès ne doive pas admettre la preuve portant sur les sujets abordés pendant la séance d’hypnose, il peut juger bon de permettre le témoignage sur des sujets qui ne l’ont pas été, s’il est convaincu que la valeur probante de ce témoignage l’emporte sur ses effets préjudiciables. Dans ce cas, le juge du procès doit souligner au jury les faiblesses potentielles du témoignage et lui donner des directives appropriées concernant l’effet de l’hypnose sur le poids à lui accorder. [64‑65]
La preuve de faits similaires était aussi inadmissible. Le fait que T ait, à une seule autre occasion, frappé à grands coups à la porte d’une petite amie après la fin de leur relation n’avait pas une valeur probante suffisante pour l’emporter sur l’effet préjudiciable que pouvait avoir l’admission de cette preuve en vue d’établir qu’il était le tueur. Cette preuve ne respectait pas le critère objectif de l’« improbabilité d’une coïncidence » applicable à la preuve de faits similaires. Il est rare qu’un incident isolé dénote une « tendance ». De plus, l’admission du témoignage de l’ancienne petite amie était très problématique étant donné la nature générale des actes en cause. Frapper à grands coups à une porte ne saurait être qualifié de comportement « distinct » ou « unique » qui peut être associé d’une certaine manière à un accusé donné. En plus d’être dénuée de valeur probante sur la question de l’identité, cette preuve était très préjudiciable, surtout en regard de la façon dont l’ont utilisée le ministère public dans ses observations finales et le juge dans ses directives au jury. [74‑78] [83]
Enfin, la condamnation ne peut être maintenue par l’application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. Une fois supprimés le témoignage posthypnotique — considéré crucial par le ministère public et qualifié d’important par le juge — et la preuve de faits similaires, on ne saurait affirmer que la preuve restante est « à ce point accablante » qu’il faille conclure que le juge des faits aurait forcément conclu à la culpabilité. [83]
La juge Charron : Les parties de la déposition d’un témoin soumis à l’hypnose qui portent sur des questions qui n’ont pas été abordées lors de la séance d’hypnose devraient être admises en preuve. En pareil cas, cette preuve peut être présentée sans qu’il soit nécessaire de démontrer que sa valeur probante l’emporte sur les effets préjudiciables de l’hypnose. Le juge du procès devrait aussi avoir le pouvoir discrétionnaire d’admettre la déposition posthypnotique d’un témoin lorsqu’il est établi qu’elle repose entièrement sur ses souvenirs préhypnotiques. Bien que certains effets préjudiciables de l’hypnose puissent subsister, la preuve d’une déclaration compatible antérieure à la séance d’hypnose peut rétablir suffisamment la crédibilité du témoin pour justifier l’admission de son témoignage. Enfin, dans tous les cas où le témoignage d’une personne qui a été soumise à l’hypnose est admis en preuve, il devrait relever du pouvoir discrétionnaire du juge du procès de décider s’il est nécessaire d’entendre les explications d’un expert sur les effets de l’hypnose et s’il y a lieu de donner des instructions spéciales au jury pour l’aider à apprécier la preuve. [87‑89]
Les juges Bastarache, Abella et Rothstein (dissidents) : Le témoignage posthypnotique ne doit pas être exclu. Il est possible que, dans une affaire ultérieure, une preuve plus solide démontre que le temps est venu pour les tribunaux canadiens de réexaminer la règle établie depuis longtemps de l’admissibilité des souvenirs ravivés par hypnose, mais la présente affaire ne permet pas un tel réexamen. Ce n’est qu’en cour d’appel et devant notre Cour que T a contesté la validité de la règle de l’admissibilité des témoignages posthypnotiques établie depuis longtemps. Aucune preuve d’expert directe n’a été produite pour expliquer pourquoi cette règle ne devrait plus être acceptée. La seule preuve présentée devant notre Cour concernant l’hypnose était constituée de quelques décisions américaines dans lesquelles les tribunaux ont opté pour l’exclusion catégorique. Cette preuve n’est pas suffisante pour que notre Cour écarte une règle de common law établie depuis longtemps au Canada. Il ne convient pas d’exclure complètement ce type de preuve dans tous les cas, pareille exclusion risquant de priver le juge des faits d’éléments de preuve pertinents, concluants et cruciaux. Cela causerait aussi des difficultés en ce qui concerne les droits constitutionnels d’un accusé qui aurait été hypnotisé. L’admissibilité d’une telle preuve devrait toujours être évaluée au cas par cas. En l’espèce, l’admission du témoignage posthypnotique ne posait pas problème. Le juge du procès a tenu un voir‑dire sur son admissibilité et il a été mis en garde contre les dangers éventuels rattachés à ce type de preuve. Après qu’il eut conclu que les lignes directrices conçues pour aider l’hypnologue à accroître la fiabilité de la preuve obtenue sous hypnose avaient été respectées pour l’essentiel et que le ministère public lui eut démontré au moyen du contre‑interrogatoire que les problèmes soulevés par les experts de la défense ne se posaient pas dans le cas du témoignage de G, le juge du procès a décidé que la preuve était admissible, parce qu’il était convaincu qu’elle était suffisamment fiable pour être soumise au jury. Le juge du procès voyait son rôle comme consistant à s’assurer que le niveau de fiabilité des souvenirs ravivés par hypnose était acceptable, et non à veiller simplement au respect des lignes directrices. Le témoignage était hautement pertinent pour la thèse du ministère public et on a démontré qu’il était très crédible. Le juge du procès n’a pas commis d’erreur en l’admettant. [91] [137] [147‑148] [151] [160]
Considérer l’admissibilité en preuve des souvenirs ravivés par hypnose en les considérant comme une science nouvelle est préoccupant non seulement en ce qui a trait à l’admissibilité de ce type de preuve, mais aussi quant aux répercussions de cette approche sur l’admissibilité de la preuve scientifique. Premièrement, qualifier l’hypnose de science nouvelle fait abstraction du fait que cette technique est utilisée au Canada depuis presque 30 ans et qu’elle est utilisée depuis aussi longtemps dans les enquêtes criminelles au Canada pour aider les témoins à se rafraîchir la mémoire. Si l’utilisation de l’hypnose en criminalistique n’a pas été évaluée selon le cadre d’analyse servant à déterminer si une nouvelle science est admissible en preuve, la preuve obtenue à l’aide de cette technique n’a pas pour autant été admise en preuve sans que sa fiabilité ait été soumise à un examen suffisant. Très peu de tribunaux canadiens ont admis des témoignages posthypnotiques sans tenir un voir‑dire relativement à leur admissibilité. Deuxièmement, le test établi pour évaluer la fiabilité d’une preuve scientifique ne constitue pas une règle de droit nouveau qui exigerait que les méthodes scientifiques considérées antérieurement comme légitimes par les tribunaux soient maintenant réexaminées. Ce test rappelle plutôt la nécessité que les tribunaux accordent une attention particulière aux sciences nouvelles ou aux nouvelles applications d’une science reconnue en les évaluant au cas par cas, compte tenu de la nature changeante des connaissances scientifiques. Ce test ne visait pas à énoncer une formule rigide dont le résultat doit être établi hors de tout doute raisonnable pour permettre l’admission d’un élément de preuve scientifique. Les facteurs énumérés se voulaient flexibles et non exclusifs. Troisièmement, ce test n’était pas censé établir la norme d’un consensus absolu parmi les membres de la communauté scientifique. L’unanimité complète, qui s’apparente au critère de « l’acceptation générale » que la Cour a rejeté récemment, est impossible à obtenir et il serait irréaliste de s’y attendre. Fixer une norme de fiabilité aussi élevée se traduirait par l’exclusion de beaucoup trop d’éléments de preuve pertinents et probants. Enfin, il est particulièrement problématique de statuer que la preuve obtenue à l’aide de l’hypnose doit généralement être exclue en s’appuyant presque exclusivement sur les opinions d’experts examinées dans la jurisprudence américaine citée. Le fait de s’en remettre à des témoignages d’expert entendus dans d’autres causes prive une partie du droit de présenter une preuve contraire ou de contre‑interroger les experts qui ont exprimé l’avis en cause. Un tribunal ne doit jamais prendre connaissance d’office de la preuve d’expert. [115] [131‑132] [134] [136] [138‑144]
Les problèmes relatifs à l’hypnose ne sont ni nouveaux ni insurmontables et sont pris en compte par les juges du procès dans pratiquement tous les voir‑dire sur l’admissibilité des souvenirs ravivés par hypnose. Il serait déraisonnable de s’attendre à ce que les souvenirs ravivés par hypnose soient plus fiables que les souvenirs ordinaires qui, comme les souvenirs ravivés par hypnose, ne sont pas à l’abri de sources externes de suggestion. Rien ne garantit non plus que les souvenirs ordinaires seront exacts. Les juges connaissent ces risques, mais ils ne présument pas pour autant de l’inadmissibilité de tels témoignages. Les jurés sont parfaitement capables d’apprécier ces éventuelles faiblesses de la mémoire, peu importe qu’il s’agisse de souvenirs ordinaires ou de souvenirs ravivés par hypnose. Le problème concernant le contre‑interrogatoire d’un témoin dont la mémoire a été ravivée par hypnose — l’impossibilité de mettre à l’épreuve la véracité de ses souvenirs — se pose aussi dans le contexte où un témoin dépose en utilisant un enregistrement de ses souvenirs passés. Cela n’a cependant pas incité les tribunaux à exclure catégoriquement une telle preuve. Les tribunaux ont estimé suffisant que les témoins puissent être contre‑interrogés sur la question de savoir comment et dans quelles circonstances ils se sont rappelé les événements, ainsi que sur leurs déclarations antérieures incompatibles. Rien ne justifie qu’il en soit autrement pour les souvenirs ravivés par hypnose. Les juridictions d’appel doivent faire confiance à l’intelligence et au bon sens des jurés ainsi qu’à la capacité du juge du procès de leur donner des directives appropriées. En l’espèce, l’unique aspect du témoignage de G qui a été ravivé par hypnose est le jour où elle a vu T. Qu’elle l’ait vu un jour ou l’autre ne change rien à la valeur de son témoignage. Exclure la totalité du témoignage de G dont seul cet élément a été clarifié au moyen de l’hypnose est une solution rigide et disproportionnée. [114] [149] [152] [154] [156]
Bien que les jurés doivent généralement être informés des efforts déployés pour raviver la mémoire d’un témoin, il n’existe pas de règle absolue à cet égard et les ententes conclues entre les avocats prévoyant que la question de l’hypnose ne sera pas exposée au jury devraient être respectées en l’absence de preuve démontrant qu’elles ont causé un préjudice à une partie. [159]
Le juge du procès a commis une erreur en admettant la preuve de faits similaires de O présentée relativement à la question de l’identité. Le fait de frapper à grands coups ou de cogner à une porte ne comporte pas d’élément suffisamment distinctif pour mériter la qualification de « marque ». De plus, le nombre d’incidents de cette nature est insuffisant pour étayer une telle conclusion. [185] [187]
Même si l’admission de la preuve de faits similaires était une erreur, la preuve produite contre T était accablante et il y a lieu d’appliquer la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel pour maintenir la condamnation. Sans la preuve de faits similaires, il existait quand même suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la conclusion que T était la personne qui avait frappé à grands coups à la porte de la victime la nuit du meurtre. Il n’est absolument pas raisonnable de penser que le verdict aurait pu être différent sans cette erreur. [189‑191]
Jurisprudence
Citée par la juge Deschamps
Arrêt appliqué : R. c. J.‑L.J., [2000] 2 R.C.S. 600, 2000 CSC 51; arrêt non suivi : R. c. Clark (1984), 13 C.C.C. (3d) 117; arrêts mentionnés : États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7; State c. Hurd, 414 A.2d 291 (1980); People c. McDowell, 427 N.Y.S.2d 181 (1980); R. c. Bernier, [2004] J.Q. no 11567 (QL); R. c. Sanchez‑Flores, [1993] O.J. No. 4161 (QL); R. c. O’Brien (1992), 117 N.S.R. (2d) 48; R. c. Savoy, [1997] B.C.J. No. 2747 (QL); R. c. Taillefer, [1995] A.Q. no 496 (QL); R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; Burral c. State, 724 A.2d 65 (1999); State c. Moore, 902 A.2d 1212 (2006); R. c. Terceira, [1999] 3 R.C.S. 866; R. c. Hibbert, [2002] 2 R.C.S. 445, 2002 CSC 39; Daubert c. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993); R. c. McFelin, [1985] 2 N.Z.L.R. 750; R. c. G., [1996] 1 N.Z.L.R. 615; R. c. Haywood (1994), 73 A. Crim. R. 41; Harding c. State, 246 A.2d 302 (1968); People c. Shirley, 723 P.2d 1354 (1982); Rock c. Arkansas, 483 U.S. 44 (1987); R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Baltovich (2004), 73 O.R. (3d) 481; R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398; R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339; R. c. Handy, [2002] 2 R.C.S. 908, 2002 CSC 56; R. c. B. (C.R.), [1990] 1 R.C.S. 717; Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16; R. c. Proctor (1992), 11 C.R. (4th) 200; R. c. Khan, [2001] 3 R.C.S. 823, 2001 CSC 86; R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909.
Citée par le juge Bastarache (dissident)
R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 209, 2002 CSC 61; H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25; R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; R. c. Clark (1984), 13 C.C.C. (3d) 117; R. c. J.‑L.J., [2000] 2 R.C.S. 600, 2000 CSC 51; R. c. Pitt, [1968] 3 C.C.C. 342; R. c. K., [1979] 5 W.W.R. 105; Horvath c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 376; State c. Brown, 337 N.W.2d 138 (1983); State c. Jorgensen, 492 P.2d 312 (1971); State c. Glebock, 616 S.W.2d 897 (1981); Prime c. State, 767 P.2d 149 (1989); R. c. Zubot (1981), 47 A.R. 389; R. c. Hart, [1990] O.J. No. 2678 (QL); R. c. Sanchez‑Flores, [1993] O.J. No. 4161 (QL); R. c. Gauld, [1994] O.J. No. 1477 (QL); R. c. Taillefer, [1995] A.Q. no 496 (QL); R. c. Savoy, [1997] B.C.J. No. 2747 (QL); R. c. Terceira (1998), 38 O.R. (3d) 175, conf. par [1999] 3 R.C.S. 866; R. c. B. (A.) (2004), 27 C.R. (6th) 283; R. c. Baltovich (2004), 73 O.R. (3d) 481; R. c. Medvedew (1978), 43 C.C.C. (2d) 434; R. c. Nielsen (1984), 16 C.C.C. (3d) 39; R. c. Melaragni (1992), 73 C.C.C. (3d) 348; R. c. Johnston (1992), 69 C.C.C. (3d) 395; R. c. Dieffenbaugh (1993), 80 C.C.C. (3d) 97; R. c. J.E.T., [1994] O.J. No. 3067 (QL); R. c. McIntosh (1997), 117 C.C.C. (3d) 385; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; Daubert c. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993); Frye c. United States, 293 F. 1013 (1923); State c. Moore, 852 A.2d 1073 (2004); R. c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863, 2001 CSC 32; R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, 2000 CSC 43; R. c. Sappier, [2006] 2 R.C.S. 686, 2006 CSC 54; R. c. Fliss, [2002] 1 R.C.S. 535, 2002 CSC 16; R. c. Meddoui (1990), 61 C.C.C. (3d) 345; R. c. Holmes (1989), 99 A.R. 106; Rock c. Arkansas, 483 U.S. 44 (1987); R. c. B. (S.C.) (1997), 36 O.R. (3d) 516; R. c. Peavoy (1997), 117 C.C.C. (3d) 226; R. c. Ménard, [1998] 2 R.C.S. 109; R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129; R. c. Levert (2001), 159 C.C.C. (3d) 71; R. c. Bennett (2003), 179 C.C.C. (3d) 244; R. c. Stark (2004), 190 C.C.C. (3d) 496; R. c. Turcotte, [2005] 2 R.C.S. 519, 2005 CSC 50; Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Hibbert, [2002] 2 R.C.S. 445, 2002 CSC 39; R. c. Lyttle, [2004] 1 R.C.S. 193, 2004 CSC 5; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. R. (A.J.) (1994), 94 C.C.C. (3d) 168; Markadonis c. The King, [1935] R.C.S. 657; R. c. Yakeleya (1985), 46 C.R. (3d) 282; R. c. W.J.M. (1995), 82 O.A.C. 130; R. c. Ellard (2003), 172 C.C.C. (3d) 28, 2003 BCCA 68; R. c. White (1999), 132 C.C.C. (3d) 373; R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262; R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555; R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339; R. c. Handy, [2002] 2 R.C.S. 908, 2002 CSC 56; R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599; R. c. Charlebois, [2000] 2 R.C.S. 674, 2000 CSC 53; R. c. Khan, [2001] 3 R.C.S. 823, 2001 CSC 86.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1)b)(iii).
Police and Criminal Evidence Act 1984 (R.‑U.), 1984, ch. 60, art. 78.
Doctrine citée
Akhtar, Suhail. « Improprieties in Cross‑Examination » (2004), 15 C.R. (6th) 236.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Catzman, Weiler et MacPherson) (2004), 71 O.R. (3d) 611, 188 O.A.C. 330, 186 C.C.C. (3d) 417, 24 C.R. (6th) 388, [2004] O.J. No. 2850 (QL), qui a confirmé la déclaration de culpabilité prononcée contre l’accusé. Pourvoi accueilli, les juges Bastarache, Abella et Rothstein sont dissidents.
James Lockyer et C. Anik Morrow, pour l’appelant.
Kenneth L. Campbell et Howard Leibovich, pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps et Fish rendu par
1 La juge Deschamps — Au cours des dernières années, plusieurs enquêtes publiques ont mis en évidence l’importance de protéger le système de justice pénale — et les accusés dont le procès est régi par ce système — contre l’éventualité d’une déclaration de culpabilité erronée. Comme l’a déjà fait remarquer la Cour, « [l]es noms Marshall, Milgaard, Morin, Sophonow et Parsons appellent à la prudence et à la circonspection dans les affaires de meurtre » : États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7, par. 1. Dans le présent pourvoi, nous examinerons à nouveau la nécessité d’analyser soigneusement la fiabilité et l’effet préjudiciable de la preuve présentée contre un accusé et de préserver l’équité fondamentale du processus pénal. Plus précisément, en l’espèce, le juge du procès a commis des erreurs qui ne sont ni anodines, ni négligeables, en admettant le témoignage posthypnotique et la preuve de faits similaires. Il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle le reste de la preuve est à ce point accablante qu’elle me permettrait de conclure que le juge des faits aurait forcément prononcé une déclaration de culpabilité si les éléments de preuve en litige n’avaient pas été produits. Je suis d’avis d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
2 Le présent pourvoi soulève plusieurs questions de droit, qui s’inscrivent toutes dans un contexte factuel complexe. Je commencerai donc par un survol général des faits et des décisions des juridictions inférieures. Je ferai ensuite une analyse plus détaillée des deux moyens que j’estime déterminants quant à l’issue du pourvoi.
I. Les faits
3 Le 6 juillet 1995, l’appelant Stephen Trochym a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré par un juge siégeant avec un jury. La défunte, Donna Hunter, était la petite amie de l’appelant depuis presque un an.
4 Mme Hunter a été vue vivante pour la dernière fois en fin de soirée, le mardi 13 octobre 1992, ou très tôt, le mercredi 14 octobre. Selon la thèse soutenue par le ministère public au procès, l’appelant a tué Mme Hunter dans un accès de colère après qu’elle eut tenté de mettre fin à leur relation tumultueuse. Selon le témoignage de plusieurs amis de Mme Hunter, l’appelant était un être jaloux et obsessionnel qui ne pouvait supporter l’idée qu’elle le quitte. L’appelant, qui a témoigné pour sa propre défense, a toutefois affirmé qu’il avait lui‑même mis un terme à leur relation ce soir‑là, et qu’au moment où il avait quitté l’appartement de Mme Hunter, vers minuit et demi, celle‑ci était toujours en vie.
5 Tard le mardi 13 octobre, ou tôt le mercredi 14 octobre, Gity Haghnegahdar, voisine de Mme Hunter, a entendu un homme frapper à grands coups à la porte de l’appartement de la défunte, la sommant de le laisser entrer. Bien qu’elle n’ait pas vu l’homme en question, Mme Haghnegahdar a par la suite entendu qu’on ouvrait la porte pour le laisser entrer. Vu l’heure estimée du décès, il était probable que l’homme qui est entré dans l’appartement à ce moment‑là était l’assassin de Mme Hunter. La preuve que c’était l’appelant qui avait frappé à la porte constituait un élément clé de la thèse du ministère public. Pour l’établir, la poursuite a été autorisée à présenter des éléments de preuve indiquant que, deux ans plus tôt, après sa rupture avec son ancienne petite amie (Darlene Oliphant), M. Trochym était retourné à l’appartement de celle‑ci et avait frappé violemment à sa porte en la sommant de le laisser entrer.
6 La voisine, Mme Haghnegahdar, a également déclaré au procès qu’elle avait vu l’appelant quitter l’appartement de Mme Hunter vers 15 h, le mercredi après‑midi. Le ministère public estimait que ce témoignage était crucial et le juge du procès l’a qualifié d’important. Le ministère public a utilisé cet élément de preuve pour tenter d’établir que M. Trochym était retourné à l’appartement de Mme Hunter l’après‑midi suivant le meurtre afin d’« arranger la scène » du crime. Le ministère public a soutenu qu’en enlevant certains effets personnels et en déplaçant le corps pour laisser croire à un meurtre à caractère sexuel, l’appelant avait cherché à détourner les soupçons. La thèse du ministère public était étayée par une preuve médico‑légale selon laquelle la défunte avait été tuée très tôt le mercredi, mais on avait déplacé son corps environ huit à douze heures après le meurtre.
7 Un fait a joué un rôle capital en appel : la première fois qu’elle a parlé aux policiers, Mme Haghnegahdar a déclaré avoir vu l’appelant, non pas le mercredi, mais le jeudi après‑midi. Ce n’est qu’après avoir été soumise à une séance d’hypnose, à la demande des policiers enquêteurs, que Mme Haghnegahdar a déclaré avoir vu l’accusé le mercredi après‑midi.
8 L’appelant a nié être retourné à l’appartement de Mme Hunter, mais il a admis être entré dans l’immeuble le mercredi pour aller chercher sa voiture qui se trouvait dans le garage. Au soutien de son allégation, M. Trochym a présenté une preuve établissant qu’il était au travail à l’heure où le témoin prétend l’avoir vu quitter l’appartement de la défunte dans l’après‑midi du mercredi. Le ministère public a soutenu que la preuve de l’appelant sur ce point avait été fabriquée, et que son comportement au cours des jours ayant suivi la découverte du corps de la défunte témoignait d’une conscience coupable. Convoqué à une deuxième rencontre avec la police, l’appelant a invoqué des excuses pour ne pas s’y présenter, prétextant un match de fléchettes et un rendez‑vous chez le coiffeur. M. Trochym a déclaré au procès qu’il avait tenté de « gagner du temps » pour pouvoir consulter son avocat, mais le ministère public a indiqué au jury que le comportement de l’appelant après l’infraction démontrait que ce dernier avait menti en déclarant qu’il souhaitait aider les policiers dans leur enquête, et que cela témoignait d’une conscience coupable parce qu’il tentait d’échapper à la police. Même s’il a permis cette preuve, le juge du procès a indiqué au jury qu’il [traduction] « serait totalement incorrect de tirer une conclusion défavorable à [l’appelant] du fait qu’il souhaitait gagner du temps afin de consulter un avocat » (d.a., p. 3736).
9 Le 6 juillet 1995, à l’issue d’un procès qui a duré 14 semaines, M. Trochym a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré. Le 5 juillet 2004, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté son appel ((2004), 71 O.R. (3d) 611). Il a demandé et obtenu l’autorisation de porter cette décision en appel devant notre Cour.
II. Les décisions des juridictions inférieures
10 Le juge du procès a permis que soient présentés le témoignage posthypnotique de Mme Haghnegahdar et la preuve de « faits similaires » offerte par Darlene Oliphant sur le comportement de l’appelant après la fin de leur relation. La Cour d’appel de l’Ontario a refusé de conclure que le juge du procès avait eu tort d’admettre ces éléments de preuve et a rejeté l’appel. Au nom de la cour, le juge MacPherson a également rejeté plusieurs autres moyens d’appel qui sont de nouveau soulevés devant notre Cour. Plus précisément, il a conclu que le juge du procès n’avait pas commis d’erreur relativement au comportement de l’appelant après l’infraction ni à la déclaration du ministère public portant que l’appelant avait fabriqué une preuve pour démontrer qu’il ne pouvait pas être la personne qui avait arrangé la scène du crime. Selon lui, le contre‑interrogatoire de l’appelant par le ministère public n’avait pas non plus rendu le procès inéquitable.
11 Il n’est pas nécessaire d’examiner tous les moyens d’appel pour rendre une décision sur le pourvoi. Comme je l’ai mentionné précédemment, deux questions sont déterminantes, soit le témoignage posthypnotique et la prétendue preuve de faits similaires. J’examinerai de façon plus approfondie les motifs de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et de la Cour d’appel de l’Ontario en ce qui concerne ces moyens d’appel.
III. Les positions des parties
12 M. Trochym demande l’annulation de sa déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré et la tenue d’un nouveau procès. En ce qui concerne le recours à l’hypnose, il préconise l’exclusion automatique de ce type de témoignage. Il demande également à la Cour d’exclure la preuve de faits similaires. Le procureur général de l’Ontario soutient qu’aucun des moyens d’appel ne justifie l’intervention de la Cour et que le pourvoi devrait être rejeté. Si le juge du procès a commis une erreur, soutient le ministère public, la Cour devrait appliquer la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. La Cour doit donc déterminer si le juge du procès a commis une erreur dans la conduite du procès de l’appelant et, dans l’affirmative, si la preuve est à ce point accablante que cette erreur n’a causé « aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ».
IV. Analyse
A. Le témoignage posthypnotique
13 Je commencerai par un exposé détaillé des faits relatifs à l’utilisation de l’hypnose en l’espèce et j’examinerai les conclusions tirées par les juridictions inférieures. Je déterminerai ensuite si cette preuve est admissible selon le test applicable à la preuve reposant sur une science nouvelle établi dans R. c. J.‑L.J., [2000] 2 R.C.S. 600, 2000 CSC 51. Vu ma conclusion selon laquelle le témoignage posthypnotique est présumé inadmissible pour l’établissement de la preuve, je terminerai en abordant la question de savoir s’il est possible d’utiliser la technique de l’hypnose de manière plus limitée.
(1) Résumé des faits relatifs à la question de l’hypnose
14 La police a d’abord interrogé Gity Haghnegahdar au sujet du meurtre de Donna Hunter le samedi 17 octobre 1992, soit quatre jours après le crime. À ce moment, Mme Haghnegahdar a déclaré aux policiers avoir vu M. Trochym sortir de l’appartement de Mme Hunter dans l’après‑midi du jeudi 15 octobre. Lorsque les policiers enquêteurs ont interrogé l’appelant, celui‑ci a prétendu être entré pour la dernière fois dans l’appartement très tôt le matin du mercredi 14 octobre, et être revenu chercher sa voiture dans l’immeuble le mercredi après‑midi. Le gérant de l’immeuble a confirmé avoir parlé à l’appelant le mercredi après‑midi et l’avoir laissé entrer dans le garage sous‑terrain. Une autre voisine, Phyllis Humenick, a aussi déclaré avoir vu M. Trochym dans l’immeuble le mercredi après‑midi. La déposition faite par Mme Humenick à l’enquête préliminaire a été lue au procès; elle n’a pas pu s’y présenter pour y témoigner en raison d’un problème de santé mentale.
15 À peu près au même moment, la police a pris connaissance des résultats de l’autopsie selon lesquels le corps de Mme Hunter avait été déplacé environ huit à douze heures après son décès.
16 Les policiers enquêteurs ont conclu que l’information fournie par Mme Haghnegahdar était très importante. Si elle disait vrai, l’appelant avait menti à la police en affirmant ne pas être retourné à l’appartement. Si elle s’était trompée de jour, il se pouvait que M. Trochym soit celui qui avait déplacé le corps. Les policiers ont interrogé Mme Haghnegahdar de nouveau le 18 octobre. Au cours de cet entretien, les propos suivants ont été échangés au sujet du moment où elle avait vu l’accusé :
[traduction]
CLARKE : Qu’est‑ce qui vous fait croire que c’est jeudi?
HAGHNEGAHDAR : Parce que vendredi, euh, j’ai – je les ai vus plusieurs fois, euh, ensemble.
CLARKE : Oui.
HAGHNEGAHDAR : Parce que vendredi, ma compagne de classe est venue à mon appartement, nous avons pris un café et elle est partie.
CLARKE : Oui.
. . .
HAGHNEGAHDAR : C’est pour ça que je dis que c’est jeudi, j’espère que ce n’était pas mercredi parce que, euh, je crois que c’était jeudi, oui.
CLARKE : C’est – c’est précisément ce que je – je vous demande, euh, pourquoi vous croyez que c’est jeudi, euh, êtes‑vous certaine que ce n’était pas vendredi?
HAGHNEGAHDAR : Oh.
CLARKE : Quelles – quelles –
HAGHNEGAHDAR : (Inaudible).
CLARKE : – sont les possibilités que ce soit mercredi, est‑ce possible, pouvez‑vous vous rappeler ce que vous avez fait mercredi?
HAGHNEGAHDAR : Mercredi? Je ne me rappelle pas très bien de mercredi, mais je me rappelle de vendredi et un peu de jeudi.
CLARKE : Bien.
HAGHNEGAHDAR : Je ne me souviens pas de mercredi parce que je ne me souviens pas de ce que j’ai – de ce que j’ai fait mercredi. Souvent, je rentre à la maison après les cours. Parfois, je vais à la bibliothèque.
CLARKE : Bien.
HAGHNEGAHDAR : Et la plupart du temps, euh, le jeudi je rentre directement à la maison et je – je suis rentrée à mon appartement (inaudible).
. . .
HAGHNEGAHDAR : Je crois que c’était jeudi, oui.
(D.A., p. 3946-3948)
À la suite de cet interrogatoire, soit le 4 novembre, les agents ont demandé à Mme Haghnegahdar de se soumettre à une séance d’hypnose afin de se rafraîchir la mémoire, ce qu’elle a accepté. Les policiers ne lui ont donné aucune autre information.
17 Mme Haghnegahdar a été hypnotisée par M. George Matheson le 8 novembre 1992. À cette époque, M. Matheson était psychologue agréé et comptait plus de 20 ans d’expérience. Il avait déjà interrogé des témoins tant pour la poursuite que pour la défense.
18 Pendant qu’elle était sous hypnose, Mme Haghnegahdar a dit qu’elle se souvenait avoir vu l’appelant sortir de l’appartement de la défunte vers 15 h, après son retour de l’école. Elle a rattaché ce souvenir visuel au cours de piano que sa fille suivait le mercredi. Interrogée par la police après la séance d’hypnose, Mme Haghnegahdar a adopté cette version, concluant qu’elle avait forcément vu l’appelant le mercredi après‑midi. Elle a également donné d’autres détails sur la veste que portait l’accusé à ce moment, affirmant qu’il s’agissait d’une veste de cuir ou d’un coupe‑vent. Pendant la séance d’hypnose, l’hypnologue lui avait posé des questions au sujet de la veste que l’homme portait et lui avait demandé : [traduction] « S’agit‑il d’un veston sport, d’un coupe‑vent [ou] d’un autre genre de veste? »
19 Au procès, Mme Haghnegahdar a déclaré avoir vu l’appelant quitter l’appartement de Mme Hunter vers 15 h le mercredi. Les jurés n’ont pas été informés du fait que Mme Haghnegahdar avait été hypnotisée, ni qu’elle avait initialement dit aux policiers avoir vu l’appelant le jeudi, et ils n’ont pas non plus entendu de témoignage d’expert sur la fiabilité d’un témoignage posthypnotique.
(2) Les décisions des juridictions inférieures sur le témoignage posthypnotique
20 M. Trochym a contesté l’admissibilité des « souvenirs » posthypnotiques de Mme Haghnegahdar. Le 5 avril 1995, à l’issue d’un long voir‑dire au cours duquel trois experts ont témoigné, le juge du procès a statué que le témoignage posthypnotique de Mme Haghnegahdar était admissible et qu’il appartiendrait au jury de décider du poids à lui accorder. En particulier, le juge du procès a estimé que l’hypnologue, M. Matheson, s’était conformé en substance aux lignes directrices énoncées par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans R. c. Clark (1984), 13 C.C.C. (3d) 117, puis reprises dans de nombreux jugements ontariens. Dans son résumé du témoignage des experts, le juge du procès a noté que l’hypnose peut rappeler à la mémoire un plus grand nombre de détails, mais que les [traduction] « souvenirs ravivés » peuvent être aussi bien exacts qu’inexacts (d.a., p. 30). Il a souligné que, lorsque le témoignage posthypnotique proposé n’est pas celui de l’accusé, plutôt que de l’exclure, [traduction] « le tribunal doit procéder à l’appréciation de la valeur probante du témoignage en regard du préjudice qu’il peut causer, mais toujours en le présumant admissible sous réserve du poids à lui accorder » (d.a., p. 25).
21 À la suite de cette décision, et compte tenu de la preuve démontrant que le jury pourrait ajouter une foi injustifiée aux souvenirs posthypnotiques, l’avocat de M. Trochym a convenu avec le ministère public que la défense ne contre‑interrogerait pas Mme Haghnegahdar sur ses déclarations antérieures contradictoires à la police (p. ex. qu’elle avait vu l’appelant le jeudi) si, en retour, le ministère public s’abstenait de mentionner que Mme Haghnegahdar avait été soumise à l’hypnose. Le juge du procès a accepté cette entente des parties. Les jurés n’ont donc pas su que Mme Haghnegahdar avait été hypnotisée, que son souvenir avait changé et que les témoins experts divergeaient d’opinion sur la question de la fiabilité des souvenirs posthypnotiques.
22 S’exprimant au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, le juge MacPherson a refusé d’exclure catégoriquement tous les témoignages posthypnotiques. Il a conclu que les témoignages posthypnotiques devaient être traités au cas par cas et que le juge du procès en l’espèce avait correctement exercé son pouvoir discrétionnaire d’admettre cet élément de preuve.
23 L’appelant a de plus soutenu devant la Cour d’appel que le juge du procès avait eu tort de donner effet à l’entente conclue entre les parties selon laquelle la défense ne contre‑interrogerait pas Mme Haghnegahdar sur ses déclarations antérieures contradictoires si le ministère public s’abstenait de révéler aux jurés qu’elle avait été hypnotisée. Le juge MacPherson n’était pas de cet avis, statuant que l’entente participait d’une décision tactique et que l’appelant ne pouvait maintenant la contester.
(3) Analyse de la question du témoignage posthypnotique
24 C’est la première fois que la Cour a l’occasion de se prononcer sur l’admissibilité d’un témoignage posthypnotique. Le cadre d’analyse que la Cour utilise pour évaluer une science nouvelle garantit que seules les opinions scientifiques reposant sur un fondement fiable soient présentées au juge des faits (J.‑L.J., par. 33). Le même principe s’applique aux techniques scientifiques. Tout comme les résultats financiers contenus dans un rapport doivent être préparés à l’aide d’une technique qui repose sur un fondement scientifique fiable, il faut démontrer que les souvenirs posthypnotiques sont suffisamment fiables avant qu’ils soient soumis au juge des faits. La « fonction de gardien » des tribunaux, mentionnée dans J.‑L.J. (par. 1), est donc aussi importante lorsque les faits soumis au jury sont issus de l’application d’une technique scientifique que lorsqu’une opinion lui est soumise par un expert qui s’appuie sur une technique scientifique. Comme je l’expliquerai, le juge du procès a commis une erreur en tenant pour acquis que le témoignage posthypnotique était admissible si les lignes directrices énoncées dans Clark étaient respectées. Il s’agit d’une erreur à la fois parce que ces lignes directrices ne suffisent pas et parce que le témoignage posthypnotique ne satisfait pas aux conditions établies dans J.‑L.J. J’examinerai ces deux points tour à tour.
a) Les problèmes que posent les lignes directrices établies dans Clark
25 En l’espèce, le juge du procès a évalué la fiabilité du témoignage posthypnotique en s’appuyant sur les facteurs énumérés dans Clark. Dans cette affaire, l’accusé devait répondre à deux accusations de meurtre au premier degré. Avant d’être hypnotisé, il ne se souvenait pas de ce qui s’était passé. Il était acquis que l’accusé avait commis les actes pour lesquels il était inculpé. Le procès portait donc plutôt sur son intention et sa capacité mentale au moment de ces actes. Le juge Wachowich a mentionné certaines préoccupations concernant le recours à l’hypnose, mais il a conclu qu’un tribunal n’empêcherait une personne de témoigner après que sa mémoire eut été stimulée par l’hypnose que dans un [traduction] « cas exceptionnel » (p. 123). Il a toutefois estimé que « le déroulement d’une séance d’hypnose peut très bien faire l’objet d’une enquête au procès, parce que cet aspect pèse lourd sur la crédibilité du témoin et sur l’importance à accorder à son témoignage » (p. 124). À cette fin, le juge Wachowich a énoncé un certain nombre de principes devant servir à guider l’hypnologue pendant une séance d’hypnose. Ces lignes directrices, a‑t‑il fait remarquer, devraient accroître la fiabilité des témoignages obtenus sous hypnose.
26 Inspirées des décisions américaines State c. Hurd, 414 A.2d 291 (N.J. Sup. Ct. 1980), et People c. McDowell, 427 N.Y.S.2d 181 (Sup. Ct. 1980), les
lignes directrices établies dans Clark sont les suivantes (Clark, p. 125) :
[traduction]
(1) La personne qui conduit la séance d’hypnose devrait être un professionnel qualifié . . .
(2) L’hypnologue devrait être indépendant de la partie qui requiert ses services. . .
(3) L’hypnologue ne devrait recevoir que le minimum d’information nécessaire pour conduire la séance d’hypnose. . .
(4) Toute l’entrevue entre le sujet et l’hypnologue devrait être enregistrée, de préférence sur bande‑vidéo . . .
(5) Seuls le sujet et l’hypnologue devraient être présents lors de l’entrevue. . .
(6) L’hypnologue devrait, avant la séance, interroger le sujet pour connaître ses antécédents médicaux, y compris sa consommation de drogues, actuelle ou passée. . .
(7) Avant de placer le sujet en état d’hypnose, l’hypnologue devrait lui demander une description détaillée des faits sur lesquels porte la séance, comme il se les rappelle à ce moment.
(8) L’hypnologue devrait porter une attention particulière à la façon dont il pose ses questions, aux mots qu’il choisit et à son langage corporel, pour éviter de transmettre des renseignements au sujet, intentionnellement ou par inadvertance.
Le test établi dans Clark a depuis été adopté par de nombreux tribunaux au Canada (voir p. ex. R. c. Bernier, [2004] J.Q. no 11567 (QL) (C.S.); R. c. Sanchez‑Flores, [1993] O.J. No. 4161 (QL) (Div. gén.); R. c. O’Brien (1992), 117 N.S.R. (2d) 48 (C.S., Div. app.); et R. c. Savoy, [1997] B.C.J. No. 2747 (QL) (C.S.).
27 Ces lignes directrices visent à limiter les possibilités qu’un hypnologue puisse influencer le sujet, par inadvertance ou non, et qu’il contamine ainsi son témoignage. Bien qu’elles jouent un rôle important pour limiter l’influence qui peut s’exercer au cours d’une séance d’hypnose, ces lignes directrices posent néanmoins problème en ce qu’elles reposent sur la présomption que la science même de l’hypnose est fiable dans le contexte judiciaire. La fiabilité est un élément essentiel de l’admissibilité. Bien que le degré de fiabilité requis par les tribunaux puisse varier selon les circonstances, une preuve qui n’est pas suffisamment fiable risque de compromettre l’équité fondamentale du processus pénal.
28 Or, l’on ne saurait apprécier la valeur probante d’un souvenir posthypnotique sans également vérifier la fiabilité de la technique scientifique qui l’a fait resurgir. La Cour d’appel du Québec l’a souligné dans l’affaire R. c. Taillefer, [1995] A.Q. no 496 (QL), où elle a statué que le juge du procès avait eu tort d’empêcher la défense de contester la fiabilité de l’hypnose dans le cadre d’un voir‑dire. Le juge Proulx, s’exprimant au nom de la cour, a dit, au par. 61 :
. . . l’hypnose employée comme technique de stimulation de la mémoire soulève même aujourd’hui de sérieuses questions sur sa fiabilité [et] les objections des appelants à la fiabilité de la méthode et aux qualifications du policier proposé comme expert ne pouvaient être rejetées, au préalable, sur la seule base de l’acceptation de cette méthode par certains tribunaux canadiens.
Bien que le juge Proulx ait refusé de se prononcer sur la fiabilité de l’hypnose dans le contexte judiciaire, en raison de l’insuffisance de la preuve présentée au procès, il a fait remarquer que, par suite de l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, « la recevabilité ou la validité d’une preuve scientifique qui se fonde sur une théorie non encore bien acceptée ou dont l’exactitude n’est pas consacrée, est maintenant soumise à un critère préliminaire de fiabilité » (Taillefer, par. 59).
29 Soulignons que l’arrêt Hurd, sur lequel reposent les lignes directrices énoncées dans Clark, a été réexaminé récemment, en partie en raison des opinions exprimées depuis par le Dr Martin Orne, dont le témoignage d’expert avait joué un rôle primordial dans cette affaire. Ultérieurement, le Dr Orne a fait la mise en garde suivante : [traduction] « un témoin ou une victime ne devrait jamais être autorisé à faire, devant une cour de justice, une déposition qui repose sur des souvenirs induits par hypnose » : Burral c. State, 724 A.2d 65 (Md. 1999), p. 81 (en italique dans l’original). À son avis, [traduction] « il existe un très grand risque que la non‑fiabilité inhérente d’un renseignement fourni avec assurance par un témoin hypnotisé puisse nuire au processus de recherche de la vérité » (State c. Moore, 902 A.2d 1212 (N.J. 2006), p. 1228). Après avoir réévalué le manque de fiabilité inhérent au témoignage posthypnotique, le New Jersey s’est rallié aux 26 États américains qui en limitent l’admissibilité. Au New Jersey, les témoignages posthypnotiques sont maintenant généralement inadmissibles dans un procès criminel (Moore, p. 1213).
30 Puisque les lignes directrices établies dans Clark découlent des témoignages présentés par le Dr Orne dans l’affaire Hurd, il serait troublant que la Cour ferme les yeux sur l’évolution subséquente de la jurisprudence américaine. La fiabilité fondamentale des témoignages posthypnotiques étant de plus en plus remise en question, les tribunaux tendent à modifier leur approche à leur égard, en s’interrogeant sur leur admissibilité même, plutôt que d’apprécier le poids à leur accorder comme ils le faisaient auparavant.
b) Le traitement judiciaire de la preuve qui repose sur la science
31 Il n’est pas toujours nécessaire de réévaluer le fondement scientifique d’un élément de preuve, ni le recours à une technique scientifique donnée, avant que les éléments qui en ressortent soient produits en preuve. Dans certains cas, la science en cause est tellement bien établie que les juges peuvent s’en remettre au fait que les tribunaux ont déjà clairement reconnu que la preuve fondée sur cette science est admissible. D’autres cas peuvent être plus compliqués. Tout comme la communauté juridique, la communauté scientifique remet en question et améliore sans cesse ses connaissances fondamentales. L’admissibilité de la preuve scientifique n’est pas figée dans le temps.
32 Bien que certaines formes de preuve scientifique gagnent en fiabilité avec le temps, d’autres peuvent reculer en raison de problèmes mis au jour par de nouvelles études. Ainsi, une technique qui a déjà été admissible peut un jour être jugée inadmissible. À titre d’exemple de technique scientifique qui, après s’être raffinée et avoir été étudiée de façon plus approfondie, est devenue suffisamment fiable pour être utilisée dans les procès criminels, citons l’analyse de l’empreinte génétique, que la Cour a reconnue dans R. c. Terceira, [1999] 3 R.C.S. 866. À l’inverse, l’identification de l’accusé à l’audience est un exemple de technique employée depuis longtemps qui est maintenant remise en question. Dans R. c. Hibbert, [2002] 2 R.C.S. 445, 2002 CSC 39, par. 50, la juge Arbour a affirmé, au nom de la majorité, que l’identification de l’accusé à l’audience, bien qu’utilisée depuis longtemps, est pratiquement dénuée de toute fiabilité. Par conséquent, une technique ou une science dont les prémisses sont contestées ne doit pas être admise en preuve sans appréciation préalable de la validité de ces prémisses, même si cette technique ou cette science a déjà été reconnue par les tribunaux.
33 Les problèmes soulevés dans Taillefer et Moore sont donc pertinents en l’espèce et coïncident avec une question plus générale que notre Cour a récemment examinée. Depuis l’affaire Clark, la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur l’admission en preuve d’une science nouvelle. Dans J.‑L.J., elle s’est basée sur l’arrêt Mohan pour préciser le test régissant l’admissibilité de ce type de preuve. Selon ce test, la partie qui souhaite présenter une preuve reposant sur une science nouvelle doit d’abord démontrer que cette science est suffisamment fiable pour être admise devant une cour de justice. Cette étape est particulièrement importante lorsque, comme dans le présent pourvoi, la liberté de l’accusé est en jeu. Bien que le recours à un témoignage d’expert ne soit pas en cause en l’espèce — le pourvoi vise plutôt le témoignage d’un témoin profane dont la déposition découle de l’application d’une technique scientifique — le seuil de fiabilité de cette technique et son incidence sur le témoignage subséquent revêtent une importance tout aussi cruciale pour l’équité du procès.
34 La principale préoccupation de la Cour dans Mohan était de s’assurer que la preuve scientifique soit soumise à un examen attentif parce que, pour reprendre les termes du juge Sopinka, « [e]xprimée en des termes scientifiques que le jury ne comprend pas bien et présentée par un témoin aux qualifications impressionnantes, cette preuve est susceptible d’être considérée par le jury comme étant pratiquement infaillible et comme ayant plus de poids qu’elle ne le mérite » (p. 21). Il en est de même en l’espèce, où la preuve a révélé qu’un poids démesuré risque d’être accordé aux souvenirs posthypnotiques. Dans J.‑L.J., la Cour est allée plus loin en établissant un cadre permettant d’apprécier la fiabilité d’une science nouvelle et, par le fait même, de déterminer si elle est admissible devant les tribunaux.
35 Dans l’affaire qui nous est soumise, l’appelant a contesté l’admissibilité du témoignage posthypnotique et plusieurs témoins experts ont exprimé des opinions différentes sur l’utilisation de l’hypnose dans le contexte judiciaire. Cette technique doit donc être évaluée selon les normes juridiques qui prévalent en matière criminelle.
36 Dans J.‑L.J., le juge Binnie a expliqué que les tribunaux canadiens exigent un « fondement fiable » pour qu’une science nouvelle puisse être admise en preuve. Se fondant sur l’arrêt américain Daubert c. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993), il a dit que la fiabilité pouvait s’apprécier en fonction de quatre facteurs (J.‑L.J., par. 33) :
(1) . . . la technique peut‑elle être vérifiée et l’a‑t‑elle été?
. . .
(2) . . . la technique a‑t‑elle fait l’objet d’un contrôle par des pairs et d’une publication?
. . .
(3) le taux connu ou potentiel d’erreur [. . .;]
(4) la théorie ou la technique est‑elle généralement acceptée?
37 Ces facteurs peuvent servir à apprécier la fiabilité du témoignage posthypnotique. L’arrêt J.‑L.J. est plus particulièrement utile pour mettre en relief la différence entre l’efficacité de l’hypnose comme outil thérapeutique et son utilité en criminalistique. Comme le signale le juge Binnie, certaines techniques, qui sont suffisamment fiables à des fins thérapeutiques, ne sont pas nécessairement assez fiables pour servir en preuve devant une cour de justice lorsque la liberté d’un accusé est en jeu (par. 35). Ironiquement, l’une des caractéristiques mêmes qui confèrent sa fiabilité à l’hypnose dans un contexte thérapeutique — le fait que les perceptions mentales et physiques d’un sujet sous hypnose soient très malléables — est justement ce qui pose problème lorsque l’hypnose est utilisée pour fins de preuve et rend suspecte son utilisation à des fins judiciaires.
(i) La technique peut‑elle être vérifiée et l’a‑t‑elle été?
38 À de nombreuses reprises au cours du procès et devant la Cour, des études sur l’utilisation de l’hypnose et des opinions d’experts en la matière ont été citées. Il ressort de ces sources qu’il est difficile d’apprécier la fiabilité et les effets de l’hypnose. Si certaines études en laboratoire indiquent que l’hypnose n’est pas particulièrement efficace pour accroître la précision des souvenirs, cette inefficacité pourrait être due à l’environnement expérimental proprement dit. Comme l’a expliqué M. Matheson, qui a témoigné pour le ministère public, ce qui rend les souvenirs mémorables, ce sont les liens émotifs qui leur donnent un sens. Les études faites en laboratoire sont généralement abstraites et dépourvues de l’aspect émotionnel ou du sens qui se rattachent normalement aux souvenirs « réels » (d.a., p. 559‑560). Il se pourrait donc que les conclusions auxquelles elles arrivent sur l’hypnose ne s’appliquent guère dans le domaine de la criminalistique. Toutefois, il est remarquable que, malgré leurs différences de vues sur d’autres sujets, tous les experts entendus en l’espèce ont déclaré que, même si l’hypnose peut permettre au sujet de se rappeler davantage de détails, ceux‑ci incluront à la fois des renseignements exacts et des renseignements inexacts.
(ii) La technique a‑t‑elle fait l’objet d’un contrôle par des pairs et d’une publication?
39 Comme je l’ai mentionné, l’hypnose n’est pas une technique nouvelle. On l’utilisait déjà dans l’antiquité et le pourvoi ne porte pas sur son utilité thérapeutique. C’est son utilisation en criminalistique qui est en cause. Lors de leur témoignage au procès, les experts ont mentionné plusieurs articles et études scientifiques sur l’hypnose et la mémoire. De plus, les juristes ont beaucoup écrit sur l’hypnose. Comme notre analyse porte sur la fiabilité de cette technique dans le contexte judiciaire, ces sources nous seront utiles. Le survol de ces commentaires, même superficiel, révèle que le contenu des témoignages des experts entendus au procès est en grande partie étayé par les nombreuses opinions exprimées dans la doctrine. À la question de savoir si la technique a fait l’objet de contrôles et d’une publication, la réponse est donc affirmative. M. Matheson a cité l’étude suivante au cours du témoignage qu’il a présenté en l’espèce : Council on Scientific Affairs, « Scientific Status of Refreshing Recollection by the Use of Hypnosis » (1985), 253 J.A.M.A. 1918. On constate aussi que bon nombre des publications du Dr Orne ont été citées par les tribunaux, notamment : M. T. Orne, « The Use and Misuse of Hypnosis in Court » (1979), 27 Int’l J. Clinical & Experimental Hypnosis 311; M. T. Orne et autres, « Hypnotically Refreshed Testimony : Enhanced Memory or Tampering with Evidence? » dans Issues and Practices in Criminal Justice (janvier 1985), p. 5‑27. De même, avons‑nous assisté à une prolifération des articles de doctrine sur le recours à l’hypnose dans les procès criminels : B. L. Diamond, « Inherent Problems in the Use of Pretrial Hypnosis on a Prospective Witness » (1980), 68 Cal. L. Rev. 313; T. M. Fleming, « Admissibility of Hypnotically Refreshed or Enhanced Testimony », 77 A.L.R.4th 927 (1990 & suppl. 2006); G. M. Shaw, « The Admissibility of Hypnotically Enhanced Testimony in Criminal Trials » (1991), 75 Marq. L. Rev. 1; G. F. Wagstaff, « Hypnosis and the Law : A Critical Review of Some Recent Proposals », [1983] Crim. L. Rev. 152; K. B. Evans, « Hypnotically Induced Testimony : Implications for Criminal Law in New Zealand », [1994] N.Z.L.J. 348; J. Harsel, « The Use of Hypnotically Enhanced Testimony in Criminal Trials » (1996), 20 Melbourne U.L. Rev. 897; D. R. Webert, « Are the Courts in a Trance? Approaches to the Admissibility of Hypnotically Enhanced Witness Testimony in Light of Empirical Evidence » (2003), 40 Am. Crim. L. Rev. 1301. Précisons que les points faibles de l’hypnose sont bien connus et ne sont pas controversés. Les différends des experts ne concernent pas ces lacunes, mais leur effet sur la capacité du témoin à témoigner.
40 Il y a consensus général sur le fait que la plupart des sujets sont plus réceptifs aux suggestions lorsqu’ils sont sous hypnose, que toute augmentation du nombre de souvenirs exacts pendant la séance d’hypnose s’accompagne également d’une augmentation du nombre de souvenirs inexacts, que l’hypnose peut nuire à la capacité du sujet à distinguer ses souvenirs réels du fruit de son imagination, et qu’il est fréquent que le sujet affirme être plus sûr de la teneur de ses souvenirs posthypnotiques, sans égard à leur exactitude. Bref, même s’il n’est pas généralement admis que l’hypnose produit toujours des souvenirs non fiables, il n’est pas non plus possible de déterminer avec certitude dans quels cas l’hypnose crée de faux souvenirs ou de quelle manière un témoin, un scientifique ou un juge des faits peut faire la distinction entre un souvenir fabriqué et un souvenir exact.
(iii) Quel est le taux potentiel d’erreur?
41 Un thème revient sans cesse dans les témoignages d’experts présentés au procès de M. Trochym et dans la jurisprudence : même si l’hypnose peut aider les témoins à se rappeler plus de détails, la communauté médicale connaît très peu le fonctionnement de la mémoire et le rôle joué par l’hypnose dans le rappel à la mémoire ou la modification des souvenirs. Un consensus général semble pourtant se dégager, à savoir que la mémoire ne fonctionne pas comme un magnétophone qui permet une réécoute fidèle, mais qu’elle a, au contraire, tendance à interpréter et à étoffer les souvenirs. Il se pourrait donc que la mémoire soit un processus mental plus créatif qu’on avait l’habitude de le croire. Vu l’état lacunaire des connaissances scientifiques, l’admission des souvenirs posthypnotiques soulève plusieurs problèmes. M. Matheson, l’expert du ministère public, a témoigné qu’[traduction] « il est généralement reconnu que, si [l’hypnose] est pratiquée correctement et de façon professionnelle, on peut probablement recueillir plus de renseignements, et qu’il s’agira d’une combinaison de [renseignements] exacts et inexacts » (d.a., p. 601‑602).
42 Le taux potentiel d’erreur est lié à trois facteurs. Le premier, et le plus important, est le risque de fabulation, ou la création d’illusions ou de faux souvenirs. La fabulation peut résulter de suggestions explicites ou implicites, ou simplement d’un puissant désir inconscient de combler une mémoire lacunaire. Elle pourrait aussi avoir une autre origine, inconnue, car la communauté scientifique en sait très peu sur la mémoire. Les trois témoins experts au procès ont affirmé que, si la fabulation peut aussi survenir sans hypnose, il demeure que l’hypnose rend une personne plus perméable aux suggestions.
43 Le deuxième facteur — qui est connexe au premier — est que le sens critique d’une personne serait moins aiguisé lorsqu’elle est sous hypnose. Comme l’a expliqué M. Pollock, l’un des deux experts cités par la défense, lorsqu’une personne en « état de veille » normal se rappelle un événement, elle analyse ce souvenir et elle décide s’il est exact et s’il mérite d’être signalé. La personne sous hypnose est plus susceptible de signaler tout ce qui lui vient à l’esprit. Par conséquent, même si l’hypnose peut aider un témoin à se rappeler un événement de façon plus détaillée, il se peut que ce souvenir comporte simplement à la fois plus de détails exacts et plus de détails inexacts. Le nombre accru de détails dont le témoin se rappelle peut donc créer faussement l’illusion que ses souvenirs ont gagné en précision.
44 Le troisième et dernier facteur souligné par les experts est le « durcissement » éventuel de la mémoire, c.‑à‑d. que la personne qui a été hypnotisée peut devenir indûment de plus en plus sûre de ses souvenirs. La cause exacte du durcissement de la mémoire n’est pas connue, mais ce phénomène est reconnu. On le décrit comme la [traduction] « constatation la plus constante dans toutes les études sur les différents effets de l’hypnose » (Shaw, p. 12). Ce processus n’est pas détectable et serait irréversible. Si l’on y joint la possibilité que les souvenirs aient été contaminés par la fabulation, des questions formulées incorrectement ou d’autres influences involontaires, il devient évident que l’accusé risque de ne pas bénéficier d’un procès équitable.
45 Au procès, M. Matheson a dit que bon nombre des craintes exprimées relativement aux témoignages posthypnotiques, comme la fabulation ou le durcissement de la mémoire, valaient également pour les témoignages ordinaires. En fait, lorsqu’il a admis les souvenirs posthypnotiques de Mme Haghnegahdar, le juge du procès a souligné que, si des lignes directrices d’origine jurisprudentielle, comme celles énoncées dans Clark, peuvent limiter la contamination susceptible de survenir pendant la séance d’hypnose, les souvenirs posthypnotiques ne sont ni plus ni moins fidèles que le témoignage d’un témoin oculaire ordinaire.
46 J’estime, en toute déférence, que cette conclusion est inacceptable. L’hypnose multiplie les sources de problèmes et accroît les probabilités que les faiblesses de la mémoire humaine s’accentuent, réduisant d’autant la fiabilité de la preuve. Qui plus est, on commence à peine à découvrir la fragilité de la mémoire humaine non soumise à l’hypnose; en effet, plusieurs enquêtes sur des erreurs judiciaires ont fait ressortir le problème fondamental de la faillibilité de l’identification par un témoin oculaire. Dans l’enquête publique sur la condamnation injustifiée de Thomas Sophonow, par exemple, l’honorable Peter deC. Cory a souligné que la plupart des juges des faits croient implicitement à l’identification par un témoin oculaire, ce qui peut être dangereux. Il a notamment recommandé d’informer le jury des lacunes de l’identification par témoin oculaire et de le prévenir que la plupart des déclarations de culpabilité injustifiées découlent d’une identification erronée par un témoin oculaire : The Inquiry Regarding Thomas Sophonow : The Investigation, Prosecution and Consideration of Entitlement to Compensation (2001), p. 33‑34. Bien que l’analyse du juge Cory ait porté expressément sur la mémoire ordinaire, ses recommandations font ressortir d’autant plus clairement les raisons pour lesquelles il faut faire preuve de prudence à l’égard des techniques qui sont utilisées pour stimuler la mémoire.
(iv) La technique est‑elle généralement acceptée?
47 Comme je l’ai mentionné, les opinions sont partagées au sein de la communauté scientifique quant à savoir si l’utilisation de l’hypnose à des fins judiciaires est acceptable. Ces divergences d’opinions ont suscité des débats devant les tribunaux de nombreux pays sur l’admissibilité des souvenirs posthypnotiques. Le Royaume‑Uni, par exemple, n’exclut pas catégoriquement les témoignages posthypnotiques. Cependant, la déposition d’un témoin qui a été hypnotisé peut être exclue en application de l’art. 78 de la Police and Criminal Evidence Act 1984 (R.-U.), 1984, ch. 60, dans le cas où elle aurait un effet préjudiciable sur l’équité du processus. D’où la mise en garde faite par le Crown Prosecution Service aux avocats de la poursuite, selon laquelle ils doivent [traduction] « conseiller aux policiers de limiter le recours à l’hypnose aux personnes qui peuvent les mettre sur une piste dans le cadre d’une enquête, mais qui ne seront pas citées comme témoins » (« Hypnosis : Guidance — Hypnosis Of A Witness » (en ligne)). En Nouvelle‑Zélande et en Australie, les tribunaux ont autorisé les témoignages posthypnotiques lorsque certaines mesures de protection étaient respectées, de sorte que ce type de preuve a été jugé inadmissible à plusieurs reprises : voir R. c. McFelin, [1985] 2 N.Z.L.R. 750 (C.A.), R. c. G., [1996] 1 N.Z.L.R. 615 (H.C.); et R. c. Haywood (1994), 73 A. Crim. R. 41 (S.C. Tasmanie). D’une façon générale, cependant, on peut dire que l’admissibilité des témoignages posthypnotiques a très peu retenu l’attention dans ces trois ressorts.
48 En revanche, aux États‑Unis, les tribunaux se sont prononcés beaucoup plus souvent sur l’admissibilité des souvenirs posthypnotiques. Deux tendances se sont développées. Selon la première, le fait qu’un témoin a été hypnotisé aurait une incidence sur le poids à accorder à son témoignage, plutôt que sur son admissibilité. Dans Harding c. State, 246 A.2d 302 (1968), par exemple, la Cour des appels spéciaux du Maryland a dit que le fait que le témoignage de la victime repose seulement en partie sur des souvenirs posthypnotiques influait sur sa valeur probante. Cependant, à mesure qu’on a mieux compris la psychologie de la mémoire, les tribunaux ont élaboré des mesures de protection qui doivent guider le déroulement d’une séance d’hypnose. Ce cadre plus rigoureux est très bien illustré dans Hurd qui, comme je l’ai mentionné, est la décision dont s’inspirent principalement les directives énoncées dans Clark. Bien qu’elles établissent une norme plus restrictive que dans Harding, les directives énoncées dans Hurd sont typiques de l’approche de l’admissibilité sous réserve du poids qu’il convient d’accorder au témoignage posthypnotique d’un témoin en particulier.
49 La seconde tendance repose sur le principe que l’hypnose est fondamentalement non fiable dans le cadre d’une procédure judiciaire et que les témoignages posthypnotiques devraient être exclus. Dans l’arrêt People c. Shirley, 723 P.2d 1354 (1982), la Cour suprême de la Californie a conclu que la déposition d’un témoin qui avait été soumis à l’hypnose pour raviver ses souvenirs des événements était inadmissible [traduction] « en ce qui concerne toutes les questions liées à ces événements, à compter de la séance d’hypnose » (p. 1384). Cela signifie que le témoin qui a été hypnotisé pour raviver ses souvenirs d’un incident ne peut pas témoigner sur cet incident, peu importe qu’il ait fait ou non, avant la séance d’hypnose, des déclarations sur cet incident qui auraient par ailleurs été admissibles. En fait, au moins la moitié des ressorts américains limitent maintenant l’admissibilité des témoignages posthypnotiques : Moore, p. 1220‑1222.
50 Les arrêts susmentionnés illustrent la diversité des approches adoptées par les tribunaux et témoignent de la nécessité d’aborder la question avec prudence. Il convient en outre de signaler un autre aspect de la jurisprudence américaine. Dans Rock c. Arkansas, 483 U.S. 44 (1987), la Cour suprême des États‑Unis devait décider si le « droit de témoigner » d’un accusé peut être restreint par une règle d’un État qui exclut son témoignage posthypnotique. Dans une décision partagée à 5 contre 4, la majorité de la cour a mis l’accent sur le fondement constitutionnel du droit de l’accusé de témoigner pour sa propre défense. La cour a constaté que l’interdiction absolue d’admettre le témoignage d’un défendeur sur ses souvenirs ravivés par hypnose [traduction] « pour le motif qu’un tel témoignage n’est jamais fiable [. . .] lèse tout défendeur soumis à une séance d’hypnose, sans égard aux raisons pour lesquelles on y recourt, aux circonstances dans lesquelles elle se déroule ni à la vérification indépendante de l’information qui en émane » (p. 56). La cour a conclu que l’État n’avait pas réussi à justifier l’exclusion de [traduction] « tous les éléments du témoignage du défendeur dont ce dernier est incapable de prouver qu’ils reposent sur des souvenirs antérieurs à l’hypnose » et que [traduction] « [l]’inadmissibilité en bloc du témoignage d’un défendeur constitue une restriction arbitraire du droit de témoigner en l’absence d’une preuve claire de l’État réfutant la validité de tous les souvenirs posthypnotiques » (p. 61 (en italique dans l’original)). La Cour s’est abstenue de tout commentaire sur la constitutionnalité de l’interdiction du témoignage posthypnotique d’un témoin de la défense, plutôt que de l’accusé lui‑même.
51 Le juge en chef Rehnquist, dissident, a rejeté l’exception constitutionnelle formulée par les juges majoritaires de la cour. Soulignant l’ampleur de la controverse sur la fiabilité de l’hypnose qui régnait au sein de la communauté scientifique, le Juge en chef a fait observer que [traduction] « tant que le recours à l’hypnose ne fera pas l’objet d’un consensus beaucoup plus général que celui qui existe maintenant, la Constitution ne saurait justifier que la Cour impose sa propre opinion sur la façon de statuer sur la question » (p. 65).
52 La constitutionnalité d’une interdiction touchant le témoignage posthypnotique d’un accusé ou d’un témoin de la défense n’a pas été soulevée au Canada et n’était pas en litige dans le présent pourvoi. Il serait donc prématuré de faire d’autres commentaires sur cette question. Quoique l’admissibilité des souvenirs posthypnotiques de l’accusé même puisse soulever des problèmes différents, la question de l’importance de la fiabilité des témoignages posthypnotiques pour l’intégrité du processus judiciaire dans son ensemble n’est toujours pas réglée.
53 En résumé, il semble que le recours à l’hypnose dans le contexte judiciaire ait ses partisans et ses détracteurs, mais que la tendance générale soit de considérer les témoignages posthypnotiques avec une extrême prudence. Le débat pourrait se poursuivre jusqu’à ce que la science de l’hypnose, ou notre compréhension de la mémoire humaine, aient progressé de façon notable.
54 Outre les critères que nous venons d’examiner, le juge Binnie a mentionné, dans J.‑L.J., l’importance de mesurer l’impact de la science nouvelle sur le déroulement du procès, et en particulier de déterminer si la valeur et l’utilité de la preuve l’emportent sur son coût potentiel en ce qui concerne les délais en résultant, le préjudice causé à l’accusé et la confusion créée chez le juge des faits. Pour cette raison, un juge doit, dans l’exercice de sa fonction de « gardien », examiner attentivement l’admissibilité de la preuve qui fait appel à une science nouvelle. Bien que les parties doivent pouvoir présenter la preuve la plus complète possible (R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577), l’admissibilité d’un élément de preuve sera nécessairement limitée s’il risque de « fausser le processus de recherche des faits » (J.‑L.J., par. 29). Ces questions sont très pertinentes lorsqu’on a recours à l’hypnose, compte tenu de la controverse entourant l’utilisation de cette technique en criminalistique et la nécessité d’en expliquer les lacunes si jamais on y a recours.
c) Le décalage entre Clark et J.‑L.J.
55 Lorsqu’on applique à l’hypnose les facteurs énoncés dans J.‑L.J., il devient évident que notre compréhension de cette science et de son effet sur la mémoire humaine n’est pas assez poussée pour que la fiabilité des témoignages posthypnotiques en permette l’utilisation devant les cours de justice. L’hypnose a fait l’objet de nombreuses études, mais soit ces études ne sont pas concluantes, soit elles font ressortir le fait que l’hypnose peut, dans certaines circonstances, entraîner une distorsion de la mémoire. L’élément sans doute le plus troublant, lorsqu’on l’utilise en criminalistique, est le taux potentiel d’inexactitude des renseignements additionnels obtenus par l’hypnose. Il n’existe présentement aucun moyen de savoir si ces renseignements sont exacts ou inexacts. Pareille incertitude est inacceptable dans une cour de justice. De plus, bien que les règles établies dans Clark contribuent de façon appréciable à ce que l’hypnologue et les policiers fassent le moins possible de suggestions involontaires, elles n’offrent aucune protection contre les sources externes d’influence, ni contre les autres risques associés à l’hypnose, tels que la fabulation découlant du désir de combler une mémoire lacunaire, la précision accrue des détails sans garantie suffisante de l’exactitude des nouveaux renseignements et le durcissement de la mémoire.
56 Dans le présent pourvoi, par exemple, les deux conversations que Mme Haghnegahdar a eues avec les policiers avant la séance d’hypnose (relatées précédemment dans le résumé des faits) peuvent l’avoir amenée à se faire, consciemment ou inconsciemment, une idée de la réponse attendue quant à savoir si elle avait vu l’appelant le mercredi ou le jeudi après‑midi, même si les policiers se sont efforcés, en toute bonne foi, d’éviter d’influencer son témoignage. Comme l’a mentionné le juge Proulx dans Taillefer, par. 54, note 12, citant un article paru en 1984 dans la Revue du Barreau, le désir inconscient de plaire peut à lui seul exercer une pression subtile sur les témoins hypnotisés :
Ces derniers, très motivés, veulent généralement aider à la résolution de l’enquête. Ils ont souvent été questionnés plusieurs fois sans que l’information désirée ait été obtenue. Ce n’est en fait que confronté à une impasse que l’hypnose est utilisée. Au départ ces témoins et victimes ont donc une bonne idée de ce que les policiers attendent d’eux et de ce dont ils devraient se souvenir. Ils seront plus attentifs à tout indice, à tout signe qui pourrait émerger de leur interaction avec l’hypnotiseur. Si de plus l’individu hypnotisé croit que tout ce qui sera dit pendant la séance hypnotique a un caractère véridique (croyance partagée par certains professionnels et une grande partie du public) alors tout est en place pour qu’il y ait fabulation et création de pseudo‑souvenirs.
57 Comme les lignes directrices établies dans Clark ne visent que la séance d’hypnose proprement dite, il peut aussi être très difficile de déterminer s’il y a eu suggestion au cours de conversations avec les policiers ou à d’autres occasions. Par exemple, dans l’affaire R. c. Baltovich (2004), 73 O.R. (3d) 481 (C.A.), il se peut qu’un exemplaire du Toronto Sun se soit trouvé sur la banquette arrière de la voiture du policier qui a conduit le témoin au bureau de l’hypnologue. À la une de cette édition figurait une grande photo de l’accusé et le journal le qualifiait de principal suspect du meurtre. Pendant la séance d’hypnose, le témoin a décrit l’accusé. Cette cause démontre que les risques de contamination ne commencent pas avec la séance d’hypnose et qu’il est, par conséquent, difficile de déterminer si la preuve est réellement fiable.
58 En outre, ainsi que M. Pollock l’a déclaré au procès, il n’est pas sûr que les lignes directrices établies dans Clark protègent la mémoire des influences extérieures. M. Matheson a semblé convenir que l’objectif visé dans Clark pouvait être inaccessible, déclarant que [traduction] « concrètement, dans notre travail, on ne peut pas éviter complètement toute contamination. On ne peut pas empêcher les contacts possibles avec d’autres témoins, les médias ou les policiers, ni les conversations entre voisins, etc. » (d.a., p. 557).
59 Enfin, les lignes directrices établies dans Clark ne règlent pas les problèmes de la fabulation ou du durcissement de la mémoire, ni le fait que l’hypnose risque de compromettre le droit de contre‑interroger, portant ainsi atteinte à un instrument important du processus judiciaire. Les experts semblent reconnaître que ni eux, ni les personnes hypnotisées, ne sont en mesure de faire la distinction entre les souvenirs imaginés et les souvenirs réels. D’où la difficulté de contre‑interroger le témoin au procès, puisqu’il est impossible de contester la véracité de ses souvenirs, sauf dans la mesure où les souvenirs posthypnotiques sont incompatibles avec une déclaration qu’il aurait faite antérieurement.
60 Il va de soi que les jurés peuvent s’appuyer sur une autre preuve indépendante afin de déterminer si le témoignage résultant de l’hypnose est fiable ou non; par exemple, les faits relatés sous hypnose peuvent être corroborés par une autre preuve ou concorder avec une déposition faite préalablement à l’hypnose. Toutefois, si l’on admet et prend en considération un témoignage, dont la fiabilité ne peut pas vraiment être vérifiée, simplement parce qu’il est compatible avec une autre preuve admissible, on risque d’obtenir un tissu de preuves compatibles, mais peu fiables, qui mènera à une déclaration de culpabilité (potentiellement injustifiée). Par conséquent, vu notre compréhension actuelle de l’hypnose, l’admission de souvenirs posthypnotiques peut rendre illusoire le droit de contre‑interroger et porter ainsi atteinte à un aspect essentiel du processus contradictoire.
61 Bref, à la lumière de la preuve scientifique versée au dossier, il est évident que les témoignages posthypnotiques ne satisfont pas au critère d’admissibilité établi dans J.‑L.J. Bien que l’hypnose ait fait l’objet d’un grand nombre d’études et de commentaires par des pairs, beaucoup de ces documents sont non concluants ou très contradictoires quant à la fiabilité de cette science dans le contexte judiciaire. Tant qu’une partie n’a pas réfuté la présomption selon les facteurs énumérés dans J.‑L.J., le témoignage posthypnotique ne doit pas être admis en preuve.
d) L’utilisation limitée de la déposition d’un témoin qui a été soumis à l’hypnose
62 Certaines méthodes scientifiques nouvelles inadmissibles pour l’établissement de la preuve — notamment les tests polygraphiques — peuvent néanmoins toujours être utiles à l’enquête sur une infraction. À titre d’exemple, si les préoccupations relatives au témoignage justificatif, à la preuve de moralité et aux retards justifient de ne pas admettre la présentation des résultats d’un test polygraphique devant les tribunaux, elles n’empêchent pas les policiers d’administrer ce test pour faire progresser l’enquête : R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398.
63 Malgré l’inadmissibilité en preuve des témoignages posthypnotiques, l’hypnose peut être utilisée dans d’autres contextes. Les enquêteurs doivent toutefois être conscients des conséquences possibles du fait de soumettre un témoin à une séance d’hypnose.
64 Le juge du procès peut être appelé à décider si un témoin doit être autorisé à témoigner sur des sujets sur lesquels il n’a pas été questionné pendant la séance d’hypnose. Il doit alors trouver un équilibre entre les risques inhérents à l’utilisation de l’hypnose et la recherche de la vérité. En dépit des possibilités de contamination d’un tel témoignage par les souvenirs posthypnotiques et d’entrave au contre‑interrogatoire, le juge peut être convaincu que la valeur probante de ce témoignage l’emporte sur ses effets préjudiciables. Dans ce cas, le juge du procès peut juger bon de permettre au jury de recevoir le témoignage sur les sujets qui n’ont pas été abordés au cours de la séance d’hypnose. Cependant, si le juge du procès estime que la preuve est importante au point de la soumettre aux jurés malgré ses faiblesses potentielles, ces faiblesses doivent être soulignées. Le juge doit donc donner au jury des directives appropriées concernant l’effet de l’hypnose sur le poids à accorder au témoignage. Des directives spécifiques sont nécessaires, même si un sujet n’a pas été abordé lors de la séance d’hypnose, parce que l’incidence de l’hypnose sur le témoignage ne se limite pas aux souvenirs posthypnotiques et le témoignage sur le sujet en cause risque donc d’influencer l’appréciation de la déposition du témoin par le jury.
65 Le juge du procès ne doit cependant pas admettre la preuve portant sur des sujets abordés pendant la séance d’hypnose, même si le témoin ne modifie pas son témoignage sous hypnose. Il serait, selon moi, incompatible avec la règle d’inadmissibilité d’admettre ces parties du témoignage puisqu’elles sont marquées par les faiblesses inhérentes à la technique de l’hypnose. De plus, il me paraît risqué de tenir pour acquis que le témoignage au procès sera limité aux souvenirs préhypnotiques. On ne devrait en effet pas sous‑estimer la possibilité que l’interrogatoire principal ou le contre‑interrogatoire fassent surgir des réponses qui vont au‑delà des souvenirs préhypnotiques enregistrés. Supposons par exemple que la victime d’un accident dise aux policiers, avant d’être soumise à l’hypnose, qu’elle pense, sans en être sûre, que l’automobile qui l’a frappée tard le soir était rouge. Pour plus de certitude, les policiers organisent une séance d’hypnose au cours de laquelle la victime confirme qu’il s’agissait d’une automobile rouge. Au procès, l’avocat approfondit la question et elle précise la marque, le modèle et l’année du véhicule. Il sera impossible de déterminer si ces détails additionnels sont liés à ses souvenirs préhypnotiques ou posthypnotiques et, par conséquent, s’ils sont exacts ou inexacts. Outre les problèmes de durcissement de la mémoire et d’atteinte au droit de contre‑interroger, il est possible que le témoin se rappelle des détails additionnels dont l’exactitude est douteuse.
66 Le problème fondamental tient au fait que le témoignage sur les sujets abordés au cours d’une séance d’hypnose sont contaminés. Ils ne sont pas moins contaminés du simple fait qu’ils concordent avec les souvenirs préhypnotiques. En fait, comme l’affirme le professeur Shaw, à la p. 76 : [traduction] « Il peut être difficile de déterminer avec précision où s’arrêtent les souvenirs préhypnotiques d’un témoin et dans quelle mesure il y a eu durcissement de la mémoire. » Compte tenu de l’état des connaissances sur la mémoire, j’estime que le risque que le juge des faits soit exposé à des déclarations inadmissibles me semble trop grand pour envisager d’outrepasser la règle de l’inadmissibilité.
e) Conclusion sur l’hypnose
67 L’admission du témoignage posthypnotique de Mme Haghnegahdar constitue une erreur de droit. Une autre complication mérite d’être soulignée en l’espèce. À la suite de l’entente intervenue entre les parties, l’avocat de la défense n’a pas contre‑interrogé Mme Haghnegahdar sur les déclarations qu’elle avait faites avant la séance d’hypnose et le jury n’a pas été informé du fait qu’elle avait été soumise à l’hypnose. Je ne doute pas que cette entente découle du désir de l’avocat de la défense de réduire au minimum le risque que le jury accorde un trop grand poids au témoignage de Mme Haghnegahdar si on lui révélait qu’elle a été soumise à l’hypnose. Il demeure toutefois que le jury ne disposait pas de la preuve voulue pour évaluer l’exactitude de son témoignage. Le préjudice causé par l’absence de contre‑interrogatoire a été amplifié par les observations finales de l’avocat de la poursuite :
[traduction] Gity Haghnegahdar a aussi déclaré qu’elle avait vu l’accusé au cours du même après‑midi. Gity était certaine que c’était le mercredi 14 octobre 1992, non pas un autre mercredi, et elle était sûre à cent pour cent qu’il s’agissait de l’accusé. M. Lynch n’a pas réussi à l’ébranler à ce sujet en contre‑interrogatoire. Elle savait quelle semaine c’était, quel jour c’était et à quelle heure c’était.
. . .
Gity était sûre de son témoignage sur ces questions, et n’oublions pas qu’elle a été interrogée au cours de la même semaine par les policiers, les événements étaient donc encore frais à sa mémoire. Il ne s’agit pas d’une personne qui est interrogée après des mois et à qui on demande d’essayer de se rappeler des événements. Elle a été interrogée au cours de cette même semaine. [Je souligne.]
L’avocat de la poursuite, qui savait que Mme Haghnegahdar avait en fait modifié sa déclaration concernant le jour où elle avait vu l’appelant, et que l’avocat de la défense ne pouvait pas la contre‑interroger sur les contradictions entre ses souvenirs antérieurs et postérieurs à la séance d’hypnose, n’a pas agi correctement en affirmant que le témoignage de Mme Haghnegahdar était inébranlable.
68 L’appelant a fait valoir d’autres moyens, mais l’examen d’un seul suffira : l’admission de la prétendue preuve de « faits similaires ».
B. Preuve de faits similaires
(1) Résumé des faits concernant la preuve de faits similaires
69 Au procès, Mme Haghnegahdar a témoigné avoir entendu quelqu’un frapper à grands coups à la porte de l’appartement de la victime la nuit du meurtre. Vu le moment où cet incident est survenu, il s’agissait probablement du meurtrier. Pour étayer sa thèse voulant que la personne qui a frappé à la porte soit M. Trochym, le ministère public a été autorisé à citer comme témoin une ancienne petite amie de l’appelant, Darlene Oliphant. Mme Oliphant a déclaré que, le jour où elle a demandé à l’accusé de quitter son appartement au terme d’une relation qui a duré sept ans, l’accusé est parti, mais il est revenu en fin de soirée ou le lendemain matin pour frapper à grands coups à sa porte en jurant à tue‑tête.
(2) Décisions des juridictions inférieures sur la preuve de faits similaires
70 En ce qui concerne la recevabilité du témoignage de Darlene Oliphant portant que l’accusé avait frappé à sa porte à grands coups après qu’elle eut mis un terme à leur relation, le juge du procès a conclu qu’il fallait admettre cette preuve de « faits similaires » parce que sa valeur probante était grande et l’emportait sur ses effets préjudiciables. Estimant que le reste du témoignage de Mme Oliphant au sujet de sa relation antérieure ne présentait pas assez d’intérêt pour la question dont la cour était saisie, le juge du procès a quand même conclu que la preuve que l’accusé avait cogné à grands coups à la porte était pertinent d’un point de vue circonstanciel quant à la question de l’identité parce qu’il démontrait [traduction] « une tendance, chez l’accusé, à manifester un comportement violent lorsqu’il est rejeté par une petite amie avec qui il a eu une relation sérieuse » (motifs de la Cour d’appel, par. 44).
71 En appel, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté la demande de l’appelant qui contestait l’admission du témoignage de Darlene Oliphant et a confirmé la conclusion du juge de première instance voulant que la valeur probante de cette preuve de « faits similaires » l’emporte sur ses effets préjudiciables. Le juge MacPherson a conclu que cette décision devait bénéficier d’un haut degré de déférence et que, même si le juge du procès ne disposait pas des arrêts de notre Cour dans R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339, et R. c. Handy, [2002] 2 R.C.S. 908, 2002 CSC 56, [traduction] « le raisonnement du juge du procès est fidèle à ces décisions et sa conclusion n’outrepasse en rien leur portée » : par. 47. Enfin, le juge MacPherson a estimé qu’en prononçant sa plaidoirie finale, l’avocat du ministère public s’était quelque peu éloigné de la fin restreinte pour laquelle la preuve avait été autorisée, mais que le juge du procès avait corrigé cette irrégularité en réitérant dans son « exposé clair et précis » quelle utilisation pouvait être faite de cette preuve : elle pouvait servir à établir l’identité de la personne qui avait frappé à la porte, mais non à conclure que l’appelant était une personne de mauvaise moralité et qu’il était donc plus susceptible d’avoir commis le meurtre (par. 48).
(3) Analyse de la preuve de faits similaires
72 Dans R. c. B. (C.R.), [1990] 1 R.C.S. 717, p. 735, il a été établi que lorsque le ministère public cherche à présenter la preuve d’un acte moralement répugnant commis par l’accusé, la valeur probante de cette preuve doit être assez grande pour l’emporter sur son effet préjudiciable. Comme l’a statué le juge Cory dans Arp, par. 48 :
[L]orsqu’une preuve de faits similaires est produite pour prouver un fait en litige, pour décider de son admissibilité le juge du procès doit apprécier le degré de similitude des faits reprochés et déterminer si l’improbabilité objective d’une coïncidence a été établie. Ce n’est que dans ce cas que la preuve aura une valeur probante suffisante pour être admissible. [Je souligne.]
En outre, l’appréciation de la valeur probante par rapport à l’effet préjudiciable ne peut se faire « qu’en fonction de la fin à laquelle [la preuve] est produite » (Handy, par. 69 (soulignement omis)).
73 En l’espèce, la preuve a été produite afin d’établir l’identité de la personne qui avait frappé à la porte de Mme Hunter très tard le soir. Il était fondamental de démontrer que cette personne était l’appelant pour établir qu’il était le meurtrier.
74 L’admission du témoignage de Mme Oliphant est très problématique étant donné la nature générale des actes en cause. Dans Handy (par. 82), le juge Binnie a énuméré plusieurs facteurs considérés comme reliant les faits à des circonstances similaires, notamment :
(1) la mesure dans laquelle les autres actes ressemblent dans leurs moindres détails à la conduite reprochée;
(2) la fréquence des actes similaires;
(3) les circonstances entourant les actes similaires ou s’y rapportant;
(4) tout trait distinctif commun aux épisodes.
Bien que l’arrêt Handy ait été prononcé après la tenue du procès en l’espèce, le juge MacPherson a conclu que le raisonnement suivi par le juge du procès était fidèle à Handy et que ses conclusions n’en outrepassaient en rien la portée. Je ne suis pas d’accord.
75 Le juge du procès a affirmé que la preuve [traduction] « est admissible afin de montrer une tendance à s’engager émotionnellement qui, lorsque cet engagement est suivi d’un rejet, tourne à la violence. Autrement dit, il s’agit surtout d’une preuve que la relation avec Mme Oliphant peut démontrer une tendance, chez l’accusé, à manifester un comportement violent lorsqu’il est rejeté par une petite amie avec qui il a eu une relation sérieuse » (motifs de la Cour d’appel, par. 44 (je souligne)). En toute déférence, j’estime qu’il est rare qu’un incident isolé dénote une « tendance ». On ne constate cette tendance que si l’on présume que c’est effectivement l’appelant qui a frappé à grands coups à la porte de la défunte la nuit du meurtre. En outre, frapper à grands coups à une porte ne saurait être qualifié de comportement « distinct » ou « unique » qui peut être associé d’une certaine manière à un accusé donné. Le fait que l’accusé ait déjà frappé à grands coups à la porte d’une ancienne petite amie pourrait difficilement étayer l’inférence qu’il est celui qui a frappé à la porte en l’espèce. En ce qui concerne la question de l’identification, cette preuve n’a qu’une très faible, sinon aucune valeur probante.
76 En plus d’être dénuée de valeur probante, cette preuve était très préjudiciable, surtout en regard de la façon dont le ministère public l’a fait valoir. L’avocat du ministère public s’est reporté au témoignage de Darlene Oliphant dans ses observations finales. Soulignant que Mme Oliphant, contrairement à la victime, avait eu [traduction] « la sagesse de décider de ne pas ouvrir à l’accusé pour le laisser entrer » lorsqu’il avait frappé à sa porte à grands coups, le ministère public a fait les remarques suivantes :
[traduction] Nous ne saurons donc jamais exactement ce qu’il serait advenu de Darlene si elle avait laissé l’accusé entrer et si elle avait été seule à ce moment.
Je soutiens toutefois, en toute déférence, que les paroles qu’il a adressées rageusement à Darlene à travers la porte, soit « tu n’auras jamais personne d’autre », tendent à démontrer que leur rencontre ne se serait pas déroulée pacifiquement, car il n’acceptait vraiment pas d’être rejeté.
Ces remarques s’écartent de façon marquée de l’objectif dans lequel le témoignage de Mme Oliphant a été présenté au procès. Les suppositions du ministère public sur ce qui serait arrivé si Mme Oliphant avait ouvert la porte à M. Trochym étaient à la fois très préjudiciables à l’appelant et d’une pertinence douteuse quant à l’accusation portée contre lui pour le meurtre de Donna Hunter. On ne saurait dire que l’observation du ministère public visait à identifier l’accusé comme la personne qui avait frappé à la porte.
77 Le juge du procès n’a pas atténué ce préjudice. Dans ses directives au jury, il a affirmé que les faits similaires démontraient [traduction] « une tendance, chez l’accusé, à manifester un comportement violent lorsqu’il est rejeté par une petite amie avec qui il a eu une relation sérieuse » (motifs de la Cour d’appel, par. 44 (je souligne)). Rien n’indiquait que l’accusé avait été violent envers Mme Oliphant. La présentation de ce témoignage, dans le but de démontrer que l’accusé a un comportement violent, est susceptible de lui avoir causé préjudice puisqu’il ne servait pas à l’identifier comme la personne qui avait frappé à la porte, mais à le présenter comme une « mauvaise personne », ce qui amènerait le jury à ne pas faire preuve d’un sens critique aussi aigu dans son appréciation de la preuve.
78 J’estime que la preuve relative à la réaction alléguée de l’appelant à sa rupture antérieure ne respecte pas le critère objectif de l’« improbabilité d’une coïncidence ». Le fait que l’appelant ait, à une seule autre occasion, frappé à grands coups à la porte d’une petite amie après la fin de leur relation n’a pas une valeur probante suffisante pour l’emporter sur l’effet préjudiciable que pourrait avoir l’admission de cette preuve en vue d’établir qu’il était le tueur. C’était donc une erreur de droit que d’admettre cette preuve.
C. Les autres moyens d’appel
79 En appel, l’appelant a soulevé plusieurs autres questions concernant notamment les conclusions défavorables que le ministère public aurait voulu voir tirées de son comportement après l’infraction, le traitement de son « alibi », la manière dont l’avocat du ministère public l’a contre‑interrogé et les observations faites par l’avocat de la poursuite dans sa plaidoirie finale à l’intention du jury. Compte tenu de ma conclusion selon laquelle l’admission du témoignage posthypnotique et de la preuve de faits similaires constituait de graves erreurs de droit, il n’est pas nécessaire d’analyser ces autres moyens, si ce n’est pour rappeler la remarque formulée par le juge Rand dans Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16, p. 23‑24 :
[traduction] On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n’ont pas pour but d’obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce qu’on allègue être un crime. Les avocats sont tenus de veiller à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles soient présentés : ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la valeur légitime de cette preuve, mais ils doivent également le faire d’une façon juste. Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de perte de cause; il s’acquitte d’un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. Le poursuivant doit s’acquitter de sa tâche d’une façon efficace, avec un sens profond de la dignité, de la gravité et de la justice des procédures judiciaires.
On s’attend de l’avocat de la poursuite qu’il présente avec diligence tous les faits substantiels qui ont une valeur probante, ainsi que toutes les inférences qui peuvent raisonnablement être tirées de ces faits. Toutefois, il n’appartient pas au ministère public de [traduction] « convaincre le jury de prononcer une déclaration de culpabilité sans fondement » : R. c. Proctor (1992), 11 C.R. (4th) 200 (C.A. Man.), par. 59. Les techniques rhétoriques qui faussent le processus de recherche des faits et les déclarations trompeuses et hautement préjudiciables n’ont pas leur place dans une poursuite pénale.
V. Conclusion et application de la disposition réparatrice
80 Le sous‑alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel permet à la cour d’appel de rejeter l’appel dans le cas où, même si le juge du procès a commis une erreur de droit, aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit. Voici ce que prévoit cette disposition :
686. (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d’appel :
a) peut admettre l’appel, si elle est d’avis, selon le cas :
. . .
(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit,
. . .
b) peut rejeter l’appel, dans l’un ou l’autre des cas suivants :
. . .
(iii) bien qu’elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii), l’appel pourrait être décidé en faveur de l’appelant, elle est d’avis qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit . . .
81 Dans R. c. Khan, [2001] 3 R.C.S. 823, 2001 CSC 86, par. 26, la juge Arbour, s’exprimant au nom de la majorité, a expliqué que « [l]es cours d’appel ont relevé essentiellement deux catégories d’erreurs qui enclenchent, à bon droit, l’application de la disposition réparatrice. La première catégorie est celle des erreurs dites “erreurs inoffensives”, ou des erreurs négligeables qui n’ont aucune incidence sur le verdict. La seconde catégorie englobe de graves erreurs qui justifieraient la tenue d’un nouveau procès, si ce n’était que la cour d’appel juge la preuve présentée accablante au point de conclure qu’aucun tort important ni erreur judiciaire grave ne s’est produit. » En ce qui concerne les erreurs graves, la juge Arbour cite, au par. 31, le juge Sopinka dans R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909, p. 916, pour préciser que la disposition réparatrice s’applique uniquement si « la preuve est à ce point accablante que le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité. Dans ce cas, il est justifié de priver l’accusé d’un procès régulier puisque cette privation est minime lorsque le résultat serait forcément une autre déclaration de culpabilité. »
82 L’affaire qui nous est soumise appartient nettement à la seconde catégorie, soit celle des erreurs graves qui justifieront la tenue d’un nouveau procès, à moins que la preuve produite soit à ce point accablante qu’une déclaration de culpabilité est inévitable ou serait forcément prononcée. Cette norme ne doit pas être assimilée à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable qui s’applique ordinairement dans un procès criminel. L’application de la disposition réparatrice aux erreurs graves répond à une norme plus rigoureuse, appropriée à une procédure d’appel. La norme que la juridiction d’appel doit utiliser, à savoir déterminer si la preuve contre un accusé est à ce point accablante qu’une déclaration de culpabilité est inévitable ou serait forcément prononcée, est beaucoup plus élevée que celle voulant que le ministère public prouve ses allégations « hors de tout doute raisonnable » lors du procès. Cette norme plus élevée tient compte du fait qu’il est difficile pour une juridiction d’appel, surtout dans le cas d’un procès avec jury où elle ne dispose pas de conclusions détaillées sur les faits, de déterminer rétroactivement quel effet, par exemple, l’exclusion de certains éléments de preuve aurait raisonnablement pu avoir sur l’issue du procès.
83 En l’espèce, la preuve à partir de laquelle l’accusé a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré comportait deux éléments importants qui, à mon avis, n’auraient jamais dû être soumis au jury. On arrive donc aisément à la conclusion que la disposition réparatrice ne peut être appliquée. Il ne s’agit pas d’un cas qui permet de conclure à l’absence de possibilité raisonnable que le verdict eut été différent sans les erreurs qui ont été commises. Le témoignage posthypnotique, que le ministère public considérait crucial et que le juge a qualifié d’important, doit être exclu. La preuve de faits similaires doit aussi être exclue. Une fois ces deux éléments de preuve supprimés, on ne saurait affirmer que la preuve restante est « à ce point accablante » qu’il faille conclure « que le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité ».
84 Je suis donc d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Version française des motifs rendus par
85 La juge Charron — Je suis d’accord avec ma collègue, la juge Deschamps, quant à l’issue du pourvoi et je souscris à ses motifs, sauf en ce qui concerne les limites qu’elle impose, au par. 64, au témoignage d’une personne qui a été soumise à l’hypnose.
86 Premièrement, ma collègue est d’avis que seules les parties du témoignage sur lesquelles le sujet n’a pas été questionné au cours de la séance d’hypnose soient admises en preuve, et ce à condition que le juge du procès soit convaincu que la valeur probante du témoignage l’emporte sur les effets préjudiciables de l’hypnose. Deuxièmement, ma collègue estime que le jury doit obligatoirement, en pareil cas, recevoir des directives spécifiques concernant l’effet de l’hypnose sur le poids à accorder au témoignage.
87 Je suis d’accord pour dire que les parties de la déposition d’un témoin soumis à l’hypnose qui portent sur des questions qui n’ont pas été abordées lors de la séance d’hypnose peuvent être admises en preuve. Par exemple, lorsqu’une plaignante qui allègue avoir été victime d’une agression sexuelle, mais ne peut identifier son agresseur, est interrogée sous hypnose sur l’identité de celui‑ci, son témoignage concernant l’agression même devrait être admissible selon les règles habituelles. À mon avis, aucun motif valable ne justifie l’exclusion de son témoignage sur l’agression. Par conséquent, en pareil cas, cette preuve devrait pouvoir être présentée sans qu’il soit nécessaire de démontrer que sa valeur probante l’emporte sur les effets préjudiciables de l’hypnose.
88 De plus, selon moi, le juge du procès devrait avoir le pouvoir discrétionnaire d’admettre la déposition posthypnotique d’un témoin lorsqu’il est établi — habituellement par une déclaration faite par le témoin avant la séance d’hypnose — qu’elle repose entièrement sur ses souvenirs préhypnotiques. Pour reprendre l’exemple de la plaignante mentionnée précédemment, si elle a décrit son agresseur comme un homme blanc, costaud, avant la séance d’hypnose et qu’elle en garde le même souvenir après la séance d’hypnose, le juge du procès devrait pouvoir admettre son témoignage sur l’identité de l’agresseur s’il est convaincu que la valeur probante de ce témoignage l’emporte sur tout effet préjudiciable résultant de l’hypnose. Je reconnais que certains effets préjudiciables de l’hypnose peuvent quand même subsister, tel le durcissement de la mémoire, comme le décrit ma collègue. Je suis toutefois d’avis que la preuve d’une déclaration compatible antérieure à la séance d’hypnose peut rétablir suffisamment la crédibilité du témoin pour justifier l’admission de son témoignage. J’estime, en toute déférence, que la solution adoptée par ma collègue dépasse l’objectif visé par l’exclusion des souvenirs posthypnotiques.
89 Enfin, dans tous les cas où le témoignage d’une personne qui a été soumise à l’hypnose est admis en preuve conformément aux présents motifs, je suis d’avis qu’il devrait relever du pouvoir discrétionnaire du juge du procès de décider, compte tenu des circonstances propres à l’espèce, s’il est nécessaire d’entendre les explications d’un expert sur les effets de l’hypnose et s’il y a lieu de donner des instructions spéciales au jury pour l’aider à apprécier la preuve.
90 Sur tous les autres points, je souscris aux motifs de ma collègue.
Version française des motifs des juges Bastarache, Abella et Rothstein rendus par
91 Le juge Bastarache (dissident) — À l’issue d’un procès de 14 semaines devant un juge et un jury, Stephen Trochym a été déclaré coupable du meurtre au deuxième degré de Donna Hunter. Le ministère public a présenté une preuve solide contre l’accusé, faisant entendre plus de 40 témoins. L’appelant conteste l’admission de plusieurs éléments de preuve et allègue que le ministère public a commis des irrégularités dans la conduite de l’affaire. J’estime que le juge du procès n’a commis aucune erreur en admettant les éléments de preuve en litige, à l’exception de la preuve de faits similaires offerte par Darlene Oliphant, et je ne vois non plus rien d’irrégulier dans la conduite du ministère public. Je suis d’avis que l’admission du témoignage posthypnotique ne posait pas problème en l’espèce. Mais surtout, je conclus que la preuve présentée contre M. Trochym était à ce point accablante qu’elle permet l’application de la disposition réparatrice. À cet égard, je crois nécessaire d’exposer les faits de façon beaucoup plus détaillée que ne l’a fait ma collègue, la juge Deschamps.
1. Les faits
92 On a découvert le corps de Donna Hunter dans son appartement vers 23 h le 16 octobre 1992. Une amie de Mme Hunter avait essayé de la joindre par téléphone à maintes reprises les jours précédents avant de se rendre compte que son téléphone était décroché. Inquiète, elle a communiqué avec le gérant de l’immeuble qui lui a conseillé d’appeler la police. Des policiers se sont immédiatement rendus sur place. À leur arrivée, la porte de l’appartement n’était pas fermée à clef et Mme Hunter était morte. Ils l’ont trouvée assise par terre, adossée contre le canapé, la tête affaissée sur un coussin. Sa chemise de nuit était placée de façon à dévoiler sa poitrine et ses sous‑vêtements. Elle avait reçu plusieurs coups de couteau à la gorge et ses veines jugulaires avaient été sectionnées. Son corps portait de nombreuses autres blessures. L’état de décomposition du corps indiquait clairement que Mme Hunter était décédée depuis un certain temps.
93 Les policiers enquêteurs ont estimé que le meurtre avait été commis entre 1 h et 5 h 20 le mercredi 14 octobre 1992. Ils ont également conclu que le corps avait été déplacé environ huit à douze heures après le meurtre. Étant donné la faible quantité de sang sur le sol, à proximité du corps, et la grande quantité de sang dont étaient imbibés les coussins du canapé, les experts judiciaires ont conclu que Mme Hunter avait été tuée à plat ventre sur le canapé. La lividité du corps (changement de couleur de la peau là où le sang s’accumule sous l’effet de la gravité après le décès) tendait aussi à indiquer que, pendant les huit à douze heures qui avaient suivi le décès, la victime était restée étendue sur le ventre sur le canapé et non en position assise sur le plancher. La scène du crime paraissait aussi avoir été réarrangée. Les coussins du canapé et d’autres objets avaient été déplacés pour cacher des taches de sang séché. Les policiers étaient convaincus que seul le meurtrier pouvait avoir déplacé le corps et réarrangé la scène.
94 Le meurtre ne pouvait apparemment pas avoir été commis par un étranger. Il n’y avait aucune trace d’introduction par effraction. On n’avait volé ni argent ni objet de valeur dans l’appartement de Mme Hunter. Hormis la disposition de la chemise de nuit de la victime, rien n’indiquait qu’il y avait eu agression sexuelle. Selon la police, le meurtrier avait intentionnellement essayé de faire croire à un meurtre à caractère sexuel. Des amis de Mme Hunter ont témoigné qu’elle était très prudente et qu’elle n’aurait pas ouvert la porte à un étranger au milieu de la nuit. De plus, un étranger n’aurait eu aucune raison de réarranger la scène ou de faire croire à un meurtre à caractère sexuel et n’aurait pas non plus pris le risque de rester plusieurs heures sur le lieu du crime ou d’y retourner plus tard pour réarranger la scène.
95 Gity Haghnegahdar, une voisine de Mme Hunter qui avait étudié tard ce soir‑là, a témoigné avoir entendu quelqu’un frapper à grands coups à la porte de l’appartement de Mme Hunter entre 1 h et 2 h le mercredi 14 octobre. (Je souligne que les souvenirs de Mme Haghnegahdar sur ce point n’ont pas été évoqués lors de la séance d’hypnose.) Elle a décrit avoir entendu quelqu’un cogner violemment à la porte, un homme exiger qu’on le laisse entrer et Donna Hunter lui crier qu’elle ne lui ouvrirait pas. Cela s’est poursuivi pendant 5 à 10 minutes, jusqu’à ce que Mme Haghnegahdar entende la porte s’ouvrir, une conversation avoir lieu et les deux personnes entrer dans l’appartement et refermer la porte. À partir de ce témoignage, de l’heure estimée du décès et des éléments de preuve étayant la thèse que le meurtrier n’était pas un étranger, la police a déduit que Mme Hunter connaissait la personne qui avait frappé à sa porte et que cette personne était le meurtrier.
96 L’enquête du ministère public a révélé que, parmi toutes les personnes que Mme Hunter connaissait, seul l’appelant avait un mobile pour la tuer : la victime avait essayé de mettre fin à leur relation le soir du 13 octobre 1992. M. Trochym et Mme Hunter s’étaient rencontrés dans un bar le 31 décembre 1991 et avaient commencé à se fréquenter peu après. En avril 1992, M. Trochym avait emménagé chez Mme Hunter. De nombreux éléments de preuve présentés au procès démontrent que l’appelant éprouvait des sentiments intenses pour Mme Hunter, et ce jusqu’au moment du meurtre. Par exemple, il lui avait écrit des mots et des cartes d’amour, il lui avait offert une bague de « fidélité », symbole d’un engagement éternel, et il avait manifesté à un collègue de travail son intention de l’épouser. Ces faits contredisent son témoignage selon lequel, au printemps 1992, leur relation s’était dégradée et s’apparentait depuis davantage à une relation de colocataires ayant occasionnellement des relations sexuelles.
97 De nombreux autres témoins, dont des amis de Mme Hunter et des employés et clients des bars que fréquentait le couple, ont déclaré que M. Trochym avait une attitude possessive et contrôlante envers Mme Hunter et qu’il était très jaloux quand elle parlait à d’autres hommes. Quelques témoins ont relaté avoir vu M. Trochym user de violence physique et verbale à l’endroit de Mme Hunter.
98 Les éléments de preuve les plus importants à cet égard sont les témoignages des amis de Mme Hunter selon lesquels sa détermination à mettre un terme à la relation s’était raffermie au cours de l’automne 1992. Plus précisément, la preuve indique qu’elle avait décidé de rompre avec M. Trochym le soir du 13 octobre 1992. Selon le témoignage de clients et d’employés des bars qui l’ont vue avec M. Trochym ce soir‑là, d’abord au bar Bert & Ernie’s puis au bar Shakey’s, elle avait essayé de ne pas lui accorder d’attention, mais cette attitude n’avait pas eu l’effet voulu sur lui. Par exemple, un client du bar Bert & Ernie’s a déclaré avoir vu M. Trochym tenter d’« amadouer » Mme Hunter en essayant de l’enlacer et de l’embrasser, et Mme Hunter le repousser et lui dire de s’en aller. Ce témoin ainsi que le gérant et le portier du bar ont affirmé avoir vu, à un certain moment dans la soirée du 13 octobre, Mme Hunter quitter précipitamment le bar et M. Trochym la poursuivre, la ramener à l’intérieur après s’être querellé avec elle dehors, M. Trochym essayant alors d’adopter une attitude « doucereuse » mais Mme Hunter refusant de se laisser attendrir. Plus tard, au bar Shakey’s, on a vu M. Trochym se disputer avec Mme Hunter et quelqu’un de ses amis puis, à un moment donné, la prendre par le bras et la tirer de côté. Ce témoignage contredit celui de M. Trochym qui a déclaré que Mme Hunter était de mauvaise humeur ce soir‑là pour des questions d’argent et des problèmes concernant ses enfants.
99 Le ministère public a pu démontrer non seulement que M. Trochym avait un mobile pour tuer Mme Hunter, mais aussi qu’il a eu la possibilité de le faire. M. Trochym a quitté le bar Shakey’s sans Mme Hunter et est retourné chez Bert & Ernie’s où on a refusé de le servir. Au dire du barman de Bert & Ernie’s, il était alors environ minuit trente. S’il s’était rendu en voiture du bar Bert & Ernie’s à l’appartement de Mme Hunter, il y serait arrivé vers 1 h du matin. Son arrivée aurait coïncidé avec l’heure à laquelle Mme Haghnegahdar a déclaré avoir entendu frapper à grands coups à la porte de Mme Hunter. La théorie du ministère public était que M. Trochym, en colère et devant la porte fermée à clé, a cogné violemment chez Mme Hunter, l’a convaincue de le laisser entrer et l’a tuée.
100 Selon la version des faits de M. Trochym, après qu’on eut refusé de le servir au bar, il est retourné à l’appartement, peu après 23 h 30, et Mme Hunter est arrivée 10 à 15 minutes plus tard. Ils se sont querellés sur des questions d’argent et, comme il voulait déjà se séparer d’elle depuis de nombreux mois, M. Trochym a décidé de retourner vivre définitivement chez ses parents. Il a pris un taxi pour s’y rendre, car il avait laissé les clés du garage souterrain dans sa voiture. Il est arrivé à destination vers minuit trente, est allé se coucher, s’est réveillé vers 5 h 30 et a pris le métro pour se rendre au travail, où il est arrivé vers 7 h 20. Le père de M. Trochym ne se rappelle toutefois pas avoir vu son fils à la maison ce matin‑là. Alors que M. Trochym a prétendu être arrivé à l’heure au travail, trois de ses collègues l’ont contredit, déclarant qu’il était arrivé deux heures en retard ce matin‑là. De plus, M. Trochym a affirmé avoir laissé sa voiture dans le garage de l’appartement. Or, le gardien de sécurité de Postes Canada a déclaré au contraire avoir vu la voiture de M. Trochym dans l’espace de stationnement qui lui était assigné lorsqu’il est arrivé, à 11 h ce jour‑là.
101 En plus de la preuve concernant l’heure où le meurtre aurait été commis, le ministère public a produit une preuve très étoffée du comportement de M. Trochym au cours des jours suivant le meurtre, qui indiquait fortement qu’il avait tué Donna Hunter.
102 Plus important encore, on a vu M. Trochym dans l’immeuble d’habitation de la victime et, plus précisément, on l’a vu sortir de l’appartement à un moment où elle était déjà morte, de l’avis des médecins légistes, mais son corps n’avait pas encore été découvert par les autorités. Que l’on retienne les souvenirs préhypnotiques de Mme Haghnegahdar, selon lesquels elle aurait vu M. Trochym vers 15 h le jeudi, ou ses souvenirs ravivés par hypnose, selon lesquels elle l’aurait vu à la même heure le mercredi, ce témoin oculaire l’a vu sur les lieux du crime à un moment où il aurait dû savoir que Mme Hunter avait été tuée puisque son cadavre se trouvait dans l’appartement. Le ministère public a soutenu que M. Trochym était retourné à l’appartement à ce moment‑là pour déplacer le corps et réarranger la scène afin de laisser croire à un meurtre à caractère sexuel.
103 Le gérant de l’immeuble où habitait Mme Hunter, Gordon Raymer, et la gardienne d’enfants de ce dernier, Phyllis Humenick, ont témoigné. Tous deux ont déclaré avoir vu M. Trochym, vêtu d’une veste foncée qui lui arrivait à la hanche et de pantalons foncés, qui cherchait à entrer dans le garage de l’immeuble entre 13 h 55 et 14 h 30 le mercredi. Ces témoignages corroborent celui de Mme Haghnegahdar selon lequel elle a vu M. Trochym mercredi. Ils contredisent par ailleurs celui de M. Trochym qui a raconté être resté au travail tout l’après‑midi et ne s’être rendu à l’immeuble d’habitation qu’après son travail ce jour‑là.
104 Bien que l’appelant ait affirmé avoir travaillé tout l’après‑midi du mercredi 14 octobre et ait présenté des relevés établissant qu’il était branché au réseau informatique de Postes Canada cet après‑midi‑là, le ministère public a démontré qu’il aurait pu quitter son poste en douce, à l’insu de ses compagnons de travail. Selon le témoignage du supérieur de M. Trochym, il était également possible qu’une autre personne se soit branchée au réseau informatique en utilisant le mot de passe de M. Trochym. Ce supérieur a relaté que cela s’était déjà produit une fois, en mars 1993. Lors de cet incident documenté, une personne autre que M. Trochym s’était branchée au réseau en utilisant l’ordinateur et le mot de passe de M. Trochym. De plus, aucun témoin n’a pu confirmer son absence ou sa présence au travail cet après‑midi‑là. Un gardien de sécurité de Postes Canada a cependant déclaré avoir vu M. Trochym traîner après la fin de sa période de travail qui se terminait à 16 h. Cela était inhabituel et, au dire de ce témoin, l’appelant agissait comme s’il cherchait à se faire remarquer.
105 Le ministère public a fait valoir que M. Trochym planifiait en fait « trouver » le corps en utilisant comme prétexte d’aller chercher ses effets personnels à l’appartement quelques jours après le meurtre. L’appelant s’est rendu à l’appartement le samedi 17 octobre, en après‑midi, vêtu de façon inappropriée pour déménager des meubles (pantalons de ville et cravate) et accompagné de son père âgé et de santé fragile, qui n’aurait pas eu la force de transporter quoi que ce soit. Il est tombé sur un policier qui gardait la porte et qui ne lui a pas permis d’entrer. Il n’a pas demandé ce qui se passait, ni si Mme Hunter se portait bien. Plus tard ce jour‑là, ce même policier lui a laissé un message lui disant qu’il voulait lui donner plus d’informations, mais M. Trochym n’a pas retourné son appel.
106 Les détectives Clarke et McCulla qui ont interrogé M. Trochym le dimanche 18 octobre ont eux aussi fait une déposition. Ils lui ont posé des questions au sujet de sa relation avec Mme Hunter, de ses allées et venues vers l’heure du meurtre et de la façon dont il avait découvert qu’elle avait été assassinée. À cette dernière question, M. Trochym a répondu qu’en revenant du restaurant le samedi soir avec ses frères, Michelle McKinnon, la petite amie d’un de ses frères, avait téléphoné à la police pour se renseigner après avoir entendu des rumeurs concernant le décès de Mme Hunter. Il a raconté qu’elle s’était tournée vers lui et ses frères après avoir raccroché le téléphone et qu’elle avait fait un geste de la main, d’un côté à l’autre de son cou, comme pour indiquer que Mme Hunter s’était fait trancher la gorge. Au procès, Mme McKinnon a déclaré que la police lui avait uniquement dit que Donna était décédée, sans préciser qu’elle avait été assassinée ou qu’on lui avait tranché la gorge, et elle a nié avoir fait le geste décrit par l’appelant. La police a corroboré son récit en déclarant qu’elle n’avait divulgué au public aucune information concernant la cause du décès de Mme Hunter. Cela démontre que M. Trochym connaissait déjà cette cause avant que quiconque puisse savoir comment la victime était morte.
107 Le ministère public s’est également appuyé sur l’interrogatoire conduit par la police le 18 octobre 1992 pour soutenir que M. Trochym avait délibérément omis de donner des renseignements pertinents dans sa déclaration (par exemple, qu’il était retourné chez Bert & Ernie’s dans la soirée du 13 octobre et qu’on avait refusé de le servir), qu’il avait minimisé ses sentiments à l’égard de Mme Hunter et menti sur certains aspects de leur relation.
108 Le ministère public a aussi fait valoir que les excuses données à la police pour ne pas se présenter à un deuxième entretien (un match de dards et un rendez‑vous chez le coiffeur) démontraient que c’est uniquement dans le but d’écarter les soupçons que M. Trochym avait offert spontanément aux policiers de les aider dans leur enquête. Des éléments de preuve ont aussi été présentés pour démontrer que l’appelant n’a pas effectué de visite mortuaire à l’occasion du décès de Mme Hunter, qu’il n’a assisté ni à ses funérailles ni au souper‑bénéfice, qu’il n’a communiqué ni avec les amis ni avec la famille de la défunte pour leur offrir ses condoléances, qu’il n’a parlé du décès de Mme Hunter à aucun de ses compagnons de travail et qu’il n’a pas demandé de congé de deuil. L’admission de cette preuve a été contestée en appel. Les juges de la majorité ne croient pas nécessaire de la commenter. Je traiterai de ces questions, pour conclure que ces éléments de preuve répondent aux critères d’admissibilité en preuve du comportement postérieur à l’infraction énoncés dans R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72.
109 Il y a enfin le témoignage de Darlene Oliphant, ancienne petite amie de M. Trochym, qui a déclaré que M. Trochym s’était rendu à son appartement aux petites heures du matin, après leur rupture, et qu’il avait frappé à grands coups à sa porte et à ses fenêtres. Je traiterai de ce témoignage plus loin dans mon analyse.
2. Historique des procédures judiciaires
110 Ma collègue a résumé dans ses motifs les décisions du juge du procès et de la Cour d’appel ((2004), 71 O.R. (3d) 611). Je note dans mon analyse les points sur lesquels je ne suis pas d’accord avec elle concernant les jugements des juridictions inférieures.
3. Analyse
111 Selon un principe général du droit de la preuve en matière criminelle, la meilleure garantie d’un résultat juste est que le juge des faits dispose de toutes les informations pertinentes et probantes : voir R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, p. 454‑455. Il ne faut pas l’oublier lorsqu’il s’agit d’apprécier la valeur probante d’un élément de preuve par rapport à son effet préjudiciable. Rappelons qu’on entend, par « effet préjudiciable », la probabilité que le jury, même après avoir reçu des directives appropriées, fasse mauvais usage de la preuve; une simple preuve défavorable à une partie ne crée pas en soi d’effet préjudiciable : H. Stewart, Evidence : A Canadian Casebook (2002), p. 128.
112 Deuxièmement, on doit se rappeler que notre système de justice pénale est de type contradictoire. Ce sont les parties, et non le juge du procès, qui ont l’obligation première de s’opposer aux éléments de preuve ou aux conduites préjudiciables : voir Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 209, 2002 CSC 61, par. 68, le juge LeBel. Le juge exerce certes une importante fonction de gardien, mais on ne peut superposer le rôle de l’avocat de la défense à celui du juge du procès.
113 Troisièmement, à moins qu’il ne soit établi qu’une erreur importante a été commise, les juridictions d’appel doivent faire preuve de déférence à l’égard de la décision discrétionnaire du juge du procès de recevoir un élément de preuve, d’intervenir ou d’autoriser une partie à agir d’une façon particulière : voir H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25.
114 Enfin, quatrièmement, les juridictions d’appel doivent faire confiance à l’intelligence et au bon sens des jurés ainsi qu’à la capacité du juge du procès de leur donner des directives appropriées : voir R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, p. 697, et R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 996, le juge en chef Lamer.
3.1 Témoignages fondés sur des souvenirs ravivés par hypnose
115 Si l’opinion exprimée par la juge Deschamps quant à l’admissibilité en preuve des souvenirs ravivés par hypnose me préoccupe, je m’inquiète aussi des répercussions de ses motifs sur l’admissibilité de la preuve scientifique. Retenir ce moyen pour donner gain de cause à l’appelant, sans qu’il ait présenté de preuve suffisante à cet égard, crée à mon avis un précédent pour le moins troublant.
116 Pour les besoins de l’analyse juridique qui suit, il est important que je détaille d’abord les faits relatifs à la séance d’hypnose à laquelle Mme Haghnegahdar a été soumise et à la tenue du voir‑dire sur l’admission de ses souvenirs ravivés par hypnose.
3.1.1 Faits relatifs à la séance d’hypnose et au voir‑dire
117 Mme Haghnegahdar a été interrogée pour la première fois par l’agent de police Pike le 17 octobre 1992, soit le lendemain de la découverte du corps de Mme Hunter. Elle lui a notamment dit qu’elle avait vu M. Trochym sortir de l’appartement de Mme Hunter le jeudi 15 octobre 1992, à 15 h, en revenant de ses cours. La police effectuait alors des interrogatoires de routine auprès de tous les voisins de Mme Hunter pour vérifier s’ils détenaient des renseignements pertinents qui les aideraient dans leur enquête.
118 L’après‑midi suivant, les détectives Clarke et McCulla ont eu un entretien complémentaire avec Mme Haghnegahdar. La rencontre a été enregistrée sur bande sonore et entendue au voir‑dire. Lors de cette rencontre, elle ne pouvait pas dire avec certitude si elle avait vu l’appelant quitter l’appartement le mercredi ou le jeudi. À ce stade précoce de l’enquête, les policiers n’avaient pas encore déterminé définitivement que le décès était survenu très tôt le mercredi 14 octobre, étant donné que la plupart des éléments de preuve ayant mené à cette conclusion n’avaient pas encore été analysés. Ils ne savaient pas non plus que d’autres témoins attesteraient la présence de M. Trochym dans l’immeuble l’après‑midi du mercredi 14 octobre. M. Raymer, le gérant de l’immeuble, et sa gardienne d’enfants, Mme Humenick, n’ont déclaré avoir vu M. Trochym le mercredi qu’après ce deuxième entretien avec Mme Haghnegahdar.
119 Ce n’est qu’après avoir reçu ces déclarations de M. Raymer et de Mme Humenick que la police a pensé à soumettre Mme Haghnegahdar à une séance d’hypnose pour clarifier la question du jour où elle avait vu M. Trochym. La date de la séance a été fixée au 8 novembre et M. Matheson a été choisi pour la diriger. En organisant la séance, la police s’est assurée de révéler le moins d’information possible à M. Matheson et à Mme Haghnegahdar, pour éviter d’en influencer le déroulement.
120 Le jour de la séance, le détective McCulla a conduit Mme Haghnegahdar au bureau de M. Matheson. L’agent a déclaré avoir pris soin de ne lui divulguer ni suggérer aucune information sur l’affaire et sur les précisions que la police voulait obtenir d’elle pendant la séance. On a présenté Mme Haghnegahdar à M. Matheson dans la salle d’attente du bureau de ce dernier, puis le détective McCulla a parlé à M. Matheson seul à seul afin de lui donner un aperçu de l’affaire. Cette conversation a été enregistrée sur bande magnétoscopique et a été écoutée au voir‑dire. Le détective McCulla a fait part à M. Matheson des faits principaux et lui a dit que Mme Haghnegahdar avait vu M. Trochym quitter l’appartement, mais qu’elle ne pouvait dire avec certitude, lors de son deuxième entretien, si c’était le mercredi ou le jeudi. Le détective McCulla a dit à l’hypnologue qu’il aimerait qu’on clarifie le jour et l’heure à laquelle Mme Haghnegahdar avait vu M. Trochym, mais il ne lui a donné aucune indication lui permettant de savoir quelle réponse il espérait obtenir.
121 Le détective McCulla est ensuite parti et la séance d’hypnose a commencé. Elle a été entièrement enregistrée sur bande magnétoscopique et écoutée au voir‑dire. M. Matheson a d’abord placé Mme Haghnegahdar dans un état de grande relaxation. Il lui a ensuite demandé de décrire la scène au cours de laquelle, à son retour de classe, elle avait vu M. Trochym sortir de l’appartement. Plus de détails qu’auparavant lui sont alors revenus à la mémoire. Ainsi, elle a pu dire qu’il portait des vêtements « foncés » et qu’il lui avait jeté un regard « qui faisait peur ». Après qu’elle eut fait cette description, M. Matheson lui a demandé de raconter ce qui s’était passé ensuite, plus précisément ce qu’elle avait fait à son arrivée chez elle et le reste de la journée. C’est ainsi qu’elle s’est rappelé avoir pris une collation, avoir ensuite fait une sieste et avoir été tirée de son sommeil par la sonnerie de son réveil‑matin, avoir voulu continuer à dormir mais ne pas l’avoir fait de crainte d’être en retard pour aller chercher sa fille qui terminait son cours de piano à 17 h. Elle est ensuite partie chercher sa fille. À un certain moment, M. Matheson lui a demandé si elle savait quel jour cela s’était produit et Mme Haghnegahdar lui a répondu ceci : [traduction] « Oh tous les mercredis, tous les mercredis elle pratique, elle pratique son piano . . . » (d.a., p. 4023). C’est en associant le fait d’avoir eu à aller chercher sa fille après ses cours de piano, qui avaient toujours lieu le mercredi, à celui d’avoir vu M. Trochym sortir de l’appartement ce même jour, que Mme Haghnegahdar a pu déterminer qu’elle avait vu l’appelant le mercredi et non le jeudi.
122 Lorsqu’elle s’est entretenue avec le détective McCulla immédiatement après la séance d’hypnose, Mme Haghnegahdar a confirmé que son souvenir d’avoir vu M. Trochym le mercredi était directement associé au fait qu’elle devait aller chercher sa fille à son cours de piano ce jour‑là. Elle a en outre réitéré les détails donnés sous hypnose concernant la façon dont l’appelant était habillé lorsqu’elle l’a vu : [traduction] « Nous - je - je l’ai vu euh avec une veste foncée et des pantalons foncés et avant je ne m’en souvenais pas, mais après avoir été hypnotisée je me suis rappelée que sa veste était euh fermée avec une fermeture éclair qui allait jusque sous sa euh joue ». Elle a aussi reparlé de ses « yeux qui faisaient peur ». Je remarque qu’elle n’a pas dit lors de cet entretien que M. Trochym portait une veste de cuir ou un coupe‑vent. Cet entretien a été enregistré sur bande magnétoscopique et écouté au voir‑dire.
123 Les policiers ont eu un dernier entretien avec Mme Haghnegahdar, le 10 novembre 1992. Cette rencontre avait pour unique objectif de lui montrer une photographie de l’appelant pour déterminer s’il s’agissait bien de l’homme qu’elle avait vu quitter l’appartement de Mme Hunter vers 15 h le mercredi 14 octobre.
124 L’audition de la preuve devant le juge de première instance lors du voir‑dire a duré cinq jours. Le ministère public a appelé à la barre les détectives McCulla et Clarke et M. Matheson pour témoigner sur leurs communications avec Mme Haghnegahdar et entre eux. La défense, quant à elle, a appelé deux experts : M. Pollock, psychologue clinicien qui travaille sur les applications thérapeutiques de l’hypnose, et M. Yarmey, expert dans le domaine de la mémoire.
125 Les experts de la défense ont réussi à soulever quelques problèmes quant au respect des lignes directrices établies dans Clark (R. c. Clark (1984), 13 C.C.C. (3d) 117 (B.R. Alb.)), mais ces écarts étaient assez anodins. Premièrement, M. Pollock a fait remarquer que l’information sur l’affaire avait été transmise oralement à M. Matheson et enregistrée sur bande magnétoscopique, plutôt que de lui être remise par écrit comme l’exige la directive numéro 3. Il a toutefois admis au contre‑interrogatoire que l’objectif des lignes directrices, à savoir contrôler et réduire le plus possible le risque que des renseignements soient transmis à l’hypnologue par inadvertance, avait quand même été atteint. Deuxièmement, tant M. Pollock que M. Yarmey ont laissé entendre que M. Matheson aurait pu, sans le vouloir, supposer que Mme Haghnegahdar recouvrait la mémoire en faisant des liens entre des événements, alors que ce n’était peut‑être pas le cas, et que cela pouvait l’avoir influencée. Eu égard à l’ensemble de la séance, le juge du procès a cependant conclu que la supposition de M. Matheson ne semblait ni déraisonnable ni suggestive (voir d.a., p. 775‑779; voir également la décision concernant l’hypnose, 5 avril 1995, p. 6).
126 M. Pollock a également parlé de la fabulation et de la difficulté, même pour l’hypnologue, de déterminer quels souvenirs ravivés peuvent être réels et lesquels ont été imaginés. La possibilité d’une confiance excessive du sujet à l’égard de ses nouveaux souvenirs et d’un « durcissement de la mémoire » a également été évoquée. En outre, tant M. Pollock que M. Yarmey ont soulevé la possibilité qu’il y ait eu suggestion avant et après la séance d’hypnose.
127 Au contre‑interrogatoire, le ministère public a réussi à démontrer qu’aucune de ces questions ne se posait réellement dans le cas du témoignage de Mme Haghnegahdar. Les deux experts de la défense ont reconnu qu’une corroboration indépendante des souvenirs ravivés par hypnose était un moyen d’en évaluer la fiabilité. M. Pollock l’a aussi expliqué au juge du procès :
[traduction]
LA COUR : Et l’un des mécanismes à l’aide duquel on peut évaluer un souvenir ravivé est de le rattacher à d’autres faits avérés?
TÉMOIN : Oui, c’est vrai. Si le souvenir est corroboré par un élément externe, indépendant.
LA COUR : Alors on devrait faire montre d’un certain scepticisme face aux souvenirs « ravivés » au moyen de l’hypnose et on devrait chercher à en confirmer la fiabilité au moyen d’autres éléments de preuve?
TÉMOIN : Oui, certainement. . .
(D.A., p. 735-736)
Les deux experts savaient que les témoignages de M. Raymer et Mme Humenick corroboraient les souvenirs ravivés par hypnose de Mme Haghnegahdar selon lesquels elle avait vu M. Trochym, vêtu de vêtements foncés, dans l’immeuble d’habitation le mercredi après‑midi.
128 De plus, M. Pollock a admis en contre‑interrogatoire que le fait que le sujet soit capable d’exercer un jugement critique pendant la séance d’hypnose et à l’entrevue posthypnotique indique de façon fiable qu’il n’y a eu ni suggestion ni fabulation. Le ministère public a passé en revue avec M. Pollock de grandes portions de la transcription de la séance d’hypnose, lui soulignant de multiples passages où M. Matheson avait posé une question à Mme Haghnegahdar et où celle‑ci lui avait répondu soit [traduction] « non » soit « je ne sais pas ». C’est ainsi que le ministère public a réussi à faire admettre à M. Pollock que Mme Haghnegahdar ne faisait pas de suppositions, n’essayait ni d’inventer des réponses ni de donner la réponse recherchée et ne fabulait pas. Le ministère public a employé une technique de contre‑interrogatoire semblable à l’endroit de M. Yarmey, qui a lui aussi convenu que Mme Haghnegahdar n’avait pas tendance à acquiescer sans discernement et ne fabulait pas pour contenter M. Matheson et qu’elle essayait de faire de son mieux pour se rappeler les événements. Le ministère public a aussi réussi à démontrer que, lorsque le détective McCulla lui a posé des questions auxquelles elle ne connaissait pas la réponse lors de l’entretien posthypnotique, Mme Haghnegahdar n’inventait pas de réponse et n’était pas réceptive à la suggestion.
129 Le ministère public a aussi démontré, en contre‑interrogatoire, que Mme Haghnegahdar était capable de faire la distinction entre ses souvenirs préhypnotiques et posthypnotiques, facteur dont M. Pollock a lui‑même admis l’importance pour l’évaluation de la fiabilité des souvenirs ravivés par hypnose. M. Yarmey l’a lui aussi reconnu lors de son contre‑interrogatoire. Expert en mémoire, ce dernier a aussi convenu que le fait de relier ou d’associer des souvenirs dans un contexte est le gage d’une fiabilité accrue des souvenirs ravivés.
130 Les experts n’ont soulevé qu’un seul facteur externe susceptible d’avoir eu une influence sur le témoignage de Mme Haghnegahdar, à savoir une suggestion faite par les détectives Clarke et McCulla lors de l’entretien du 18 octobre. Selon M. Pollock, les questions suivantes posées par le détective Clarke pourraient avoir donné à entendre à Mme Haghnegahdar que le mercredi avait une importance quelconque pour la police : [traduction] « Existe‑t‑il une possibilité que cela ait été mercredi? Est‑ce possible que cela ait été mercredi? Maintenant – pouvez‑vous vous rappeler ce que vous avez fait mercredi? » En contre‑interrogatoire, l’avocat du ministère public a attaqué l’opinion de M. Pollock en avançant qu’il est clair, si on lit en totalité le passage d’où ces questions sont tirées, que le détective essayait simplement de clarifier le jour en cause et que c’était en fait Mme Haghnegahdar qui avait été la première à évoquer la possibilité qu’elle ait vu M. Trochym le mercredi. Le juge du procès a reconnu que les questions, replacées dans leur contexte, n’étaient ni tendancieuses ni suggestives.
3.1.2 L’hypnose n’est pas une « science nouvelle »
131 Après avoir qualifié l’hypnose de « science nouvelle » en appliquant l’arrêt R. c. J.‑L.J., [2000] 2 R.C.S. 600, 2000 CSC 51, ma collègue conclut que les souvenirs ravivés par hypnose sont, du moins actuellement, présumés inadmissibles (par. 61).
132 Ce raisonnement fait abstraction du fait que cette technique est utilisée au Canada depuis presque 30 ans et qu’elle est utilisée depuis aussi longtemps dans les enquêtes criminelles au Canada pour aider tant les témoins de la poursuite que ceux de la défense à se rafraîchir la mémoire. Les premières décisions canadiennes faisant état de l’emploi de cette technique sont R. c. Pitt, [1968] 3 C.C.C. 342 (C.S.C.‑B.), et R. c. K., [1979] 5 W.W.R. 105 (C. prov. Man.). De nombreuses autres décisions ont suivi dans les années 80 et 90. De plus, dès 1979, notre Cour a expressément reconnu l’utilisation de l’hypnose en criminalistique par les forces policières et par les avocats de la défense : voir Horvath c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 376, p. 433‑434, le juge Beetz. Ces décisions appuient la position selon laquelle l’hypnose n’est absolument pas une science nouvelle.
133 Une technique ou connaissance scientifique sera considérée « nouvelle » dans deux cas : quand elle est nouvelle ou quand, bien qu’elle soit déjà reconnue, son application est nouvelle (voir J.‑L.J., par. 35). Dans l’arrêt J.‑L.J., l’expert en cause a été considéré comme ayant fait œuvre de « pionnier au Canada » en essayant d’utiliser un outil thérapeutique généralement reconnu, la pléthysmographie pénienne, comme outil criminalistique pour déterminer des traits ou caractéristiques communes aux déviants sexuels (par. 35). C’est pourquoi, dans cette affaire, on pouvait parler de science « nouvelle ». Or, ni l’hypnose ni son utilisation en criminalistique ne sont nouvelles.
134 La juge Deschamps soutient que l’utilisation de l’hypnose dans les enquêtes criminelles n’est pas figée à jamais et qu’elle est susceptible d’examen judiciaire lorsqu’elle est remise en question. Je suis d’accord. La question est de savoir comment cet examen doit être effectué et quel en est l’objet. Il est important de déterminer sur quelle base doit se faire la nouvelle enquête. Comme toujours, le contexte est important. À cet égard, il faut mentionner que très peu de tribunaux canadiens ont admis des témoignages posthypnotiques sans tenir un voir‑dire relativement à leur admissibilité. La façon de procéder au Canada est donc contraire à celle de certains États américains qui ont adopté la règle de l’admissibilité automatique (c.‑à‑d. l’admission sans voir‑dire) : voir State c. Brown, 337 N.W.2d 138 (N.D. 1983); State c. Jorgensen, 492 P.2d 312 (Or. Ct. App. 1971); State c. Glebock, 616 S.W.2d 897 (Tenn. Crim. App. 1981); et Prime c. State, 767 P.2d 149 (Wyo. 1989). Cela illustre la difficulté d’appliquer des précédents étrangers sans tenir compte des différences dans la façon de procéder. Au Canada, la tendance a toujours été de tenir un voir‑dire où l’ensemble du contexte factuel relatif aux dépositions des témoins soumis à l’hypnose est examiné avec l’aide d’experts appelés à expliquer la science de l’hypnose et à donner leur opinion quant à savoir si le témoignage en cause est suffisamment fiable pour être admis. Voir, p. ex. : R. c. Zubot (1981), 47 A.R. 389 (B.R.); Clark; R. c. Hart, [1990] O.J. No. 2678 (QL) (H.C.J.); R. c. Sanchez‑Flores, [1993] O.J. No. 4161 (QL) (Div. gén.); R. c. Gauld, [1994] O.J. No. 1477 (QL) (Div. gén.); R. c. Taillefer, [1995] A.Q. no 496 (QL) (C.A.), par. 61; R. c. Savoy, [1997] B.C.J. No. 2747 (QL) (C.S.); R. c. Terceira (1998), 38 O.R. (3d) 175 (C.A.), conf. par [1999] 3 R.C.S. 866; R. c. B. (A.) (2004), 27 C.R. (6th) 283 (C.Q.); et R. c. Baltovich (2004), 73 O.R. (3d) 481 (C.A.). Je ne vois pas comment on peut refuser de reconnaître qu’il s’agit là d’une « évaluation judiciaire » de la preuve recueillie par l’utilisation de l’hypnose en criminalistique. Il ne fait aucun doute qu’une telle preuve a été examinée par les tribunaux.
3.1.3 L’arrêt J.‑L.J. ne s’applique pas en l’espèce
135 Hormis l’une des premières décisions sur le sujet (R. c. K.), aucun jugement canadien touchant les souvenirs ravivés par hypnose n’a préconisé la règle de l’exclusion catégorique. D’autres ressorts de common law, comme le Royaume‑Uni, la Nouvelle‑Zélande et l’Australie, ont aussi conclu que la preuve résultant de l’hypnose est admissible et n’ont pas opté pour son exclusion catégorique. Bien que certains États américains aient décidé d’exclure ce type de preuve, ils ne l’ont fait que tout récemment et ce choix ne représente ni un consensus, ni une tendance dominante. Il faut aussi tenir compte du contexte propre au droit américain, comme je l’ai déjà mentionné.
136 Si l’utilisation de l’hypnose en criminalistique n’a pas été évaluée selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt J.‑L.J., la preuve obtenue à l’aide de cette technique n’a pas pour autant été admise en preuve sans que sa fiabilité ait été soumise à un examen suffisant. Le respect des lignes directrices établies dans Clark a été considéré comme une condition d’admissibilité importante, mais non exclusive. Dans la décision Sanchez‑Flores, par. 26, le juge Corbett a correctement décrit la norme de preuve ainsi que le fardeau de la preuve applicables lors du voir‑dire :
[traduction] Je considère la présente demande comme un cas dans lequel le ministère public doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que le niveau de fiabilité des souvenirs ravivés par hypnose du témoin est acceptable en regard des facteurs énoncés dans R. c. Clark. On reconnaît ainsi implicitement que certains éléments de preuve devraient établir que le sujet a effectivement été hypnotisé et qu’il a recouvré ses souvenirs grâce à l’hypnose. Les critères établis dans Clark ne concernent que le déroulement de la séance d’hypnose et il faut y ajouter la condition que les enquêteurs et les autres personnes qui ont été en contact avec le sujet ne lui aient pas fourni de renseignements, intentionnellement ou par inadvertance.
137 En l’espèce, le juge du procès a invoqué l’arrêt Sanchez‑Flores comme source de la norme de fiabilité applicable aux souvenirs ravivés par hypnose (voir la décision concernant l’hypnose, d.a., p. 24‑27). Son rôle consistait selon lui à s’assurer que le niveau de fiabilité des souvenirs ravivés par hypnose de Mme Haghnegahdar était acceptable, et non à veiller simplement au respect des lignes directrices énoncées dans Clark, comme le suggère ma collègue :
[traduction] . . . Selon moi, je dois déterminer si, compte tenu des circonstances entourant le contact avec Gity Haghnegahdar, il existe une raison, un risque, un risque sérieux que ses souvenirs aient été contaminés, en ce sens que des suggestions lui ont été faites et l’ont aidée à recouvrer la mémoire, rendant manifestement son témoignage à ce point peu fiable que sa valeur probante soit nulle, ou très faible.
. . .
[À] mon avis, je dois déterminer, en l’espèce, si des éléments de preuve compromettent la fiabilité de ce témoignage, c’est‑à‑dire, est‑ce que quelqu’un lui a dicté une réponse, a‑t‑elle entendu quelque chose qui rende vraisemblable qu’elle répète simplement ce que d’autres lui ont dit concernant l’heure et la date, ou plus de détails lui sont‑ils simplement revenus à la mémoire après la séance d’hypnose?
Si cette dernière hypothèse est la bonne, comme semble l’indiquer la preuve, j’estime que ce témoignage serait à première vue admissible sous réserve du poids à lui accorder. [Je souligne.]
(D.A., p. 549‑551; voir aussi à la p. 744, où il réitère que la question à élucider est celle de savoir si le témoignage est [traduction] « trop peu fiable pour être entendu ».)
Ainsi, même au moment du procès, bien avant l’arrêt J.‑L.J., la common law exigeait que le juge du procès soit convaincu que la preuve proposée est suffisamment fiable pour être soumise au jury. Après cinq jours consacrés à l’audition de la preuve et des plaidoiries lors du voir‑dire, le juge du procès a conclu que c’était le cas. Le ministère public n’avait pas à ce moment‑là l’obligation de « réfut[er] la présomption » d’inadmissibilité des souvenirs posthypnotiques comme le suggère ma collègue au par. 61 de ses motifs. Au moment du procès, une telle présomption n’existait pas dans notre droit.
138 Le test établi dans J.‑L.J. pour évaluer la fiabilité d’une preuve scientifique ne constitue pas une règle de « droit nouveau » qui exigerait que les méthodes scientifiques, considérées antérieurement comme légitimes par les tribunaux, soient maintenant réexaminées conformément à l’arrêt J.‑L.J. De nombreuses décisions antérieures ont recommandé d’examiner avec soin la preuve reposant sur des méthodes scientifiques nouvelles et ont énoncé des facteurs sur lesquels le juge du procès peut s’appuyer pour évaluer la fiabilité de tels éléments de preuve : voir R. c. Medvedew (1978), 43 C.C.C. (2d) 434 (C.A. Man.), p. 447‑448, le juge O’Sullivan, dissident; R. c. Nielsen (1984), 16 C.C.C. (3d) 39 (C.A. Man.), p. 68‑69; R. c. Melaragni (1992), 73 C.C.C. (3d) 348 (C. Ont. (Div. gén.)), p. 353; R. c. Johnston (1992), 69 C.C.C. (3d) 395 (C. Ont. (Div. gén.)), p. 415; R. c. Dieffenbaugh (1993), 80 C.C.C. (3d) 97 (C.A.C.‑B.); R. c. J.E.T., [1994] O.J. No. 3067 (QL) (Div. gén.), par. 75; et R. c. McIntosh (1997), 117 C.C.C. (3d) 385 (C.A. Ont.), p. 394. Ainsi, ni l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, ni l’arrêt J.‑L.J. n’ont instauré le concept de l’examen attentif d’une preuve scientifique. En fait, l’arrêt Terceira (C.A. Ont.) a expressément rejeté la thèse suivant laquelle l’arrêt Mohan avait instauré une nouvelle norme d’évaluation des sciences nouvelles : [traduction] « les règles établies par le juge Sopinka dans R. c. Mohan, précité, n’ont ni pour effet ni pour objet de modifier les règles de la common law en ce qui concerne l’admission des témoignages d’opinion dans les procès criminels » (p. 185).
139 Tant Mohan que J.‑L.J. visaient à rappeler la nécessité que les tribunaux accordent une attention particulière aux sciences nouvelles ou aux nouvelles applications d’une science reconnue en les évaluant au cas par cas, compte tenu de la nature changeante des connaissances scientifiques (voir J.‑L.J., par. 34). Voir aussi S. C. Hill et autres, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 12‑34 :
[traduction] Bien qu’on ait laissé entendre que les témoignages d’opinion mettant en cause un nouveau domaine d’expertise requièrent « un seuil de fiabilité supérieur » que celui normalement requis des autres témoignages d’opinion, ce n’est pas ce que prescrit l’arrêt Mohan. Par examen plus poussé, on entend un examen plus approfondi de la fiabilité et de la validité de la science que celui qui est normalement effectué, mais le seuil de fiabilité requis n’est pas supérieur au seuil d’admissibilité d’une science qui n’est pas nouvelle. [Je souligne.]
Contrairement à la proposition que ma collègue semble avancer, l’arrêt J.‑L.J. n’avait pas pour objectif d’énoncer une formule rigide dont le résultat doit être établi hors de tout doute raisonnable pour permettre l’admission d’un élément de preuve scientifique. Les facteurs énumérés dans Daubert c. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993), repris dans J.‑L.J., se voulaient flexibles et non exclusifs. Comme nous l’avons vu, bien avant que l’arrêt J.‑L.J. ne soit rendu, la common law avait recours à des facteurs semblables pour aider les tribunaux à évaluer la fiabilité de la preuve scientifique. Les méthodes scientifiques bien établies et acceptées par nos tribunaux ne doivent pas être réévaluées systématiquement en conformité avec l’arrêt J.‑L.J. Bien que ma collègue avance que les techniques scientifiques reconnues antérieurement ne devront pas toutes être réévaluées conformément à l’arrêt J.‑L.J., son indication selon laquelle il ne sera pas nécessaire de réévaluer une science « tellement bien établie » (par. 31) est tellement vague qu’elle permet de contester, selon l’arrêt J.‑L.J., la plupart, sinon la totalité des techniques auparavant reconnues sans qu’un motif sérieux de procéder à cette enquête ne soit établi.
140 Un autre aspect de l’interprétation de l’arrêt J.‑L.J. proposée par la juge Deschamps m’inquiète. Bien qu’elle précise que la norme applicable est celle d’une preuve « suffisamment fiable » (par. 33), son raisonnement mène en fait à celle d’un consensus absolu parmi les membres de la communauté scientifique. Elle reconnaît que l’hypnose a fait l’objet d’études, de contrôles et de vérifications appréciables par des pairs. Néanmoins, vu l’absence d’unanimité dans la communauté scientifique sur la fiabilité des souvenirs ravivés par hypnose, elle conclut que ce type de preuve est inadmissible. À mon avis, cette norme s’apparente davantage au critère de [traduction] « l’acceptation générale » que notre Cour a expressément rejeté dans l’arrêt Mohan, privilégiant le critère du [traduction] « fondement fiable » de l’arrêt Daubert, comme elle le précise dans J.‑L.J., par. 33 :
L’arrêt Mohan a laissé la porte ouverte aux nouvelles théories ou techniques scientifiques, rejeté le critère de [traduction] « l’acceptation générale » formulé aux États‑Unis dans Frye c. United States, 293 F. 1013 (D.C. Cir. 1923), et s’est engagé dans la même direction que le critère qui l’a remplacé, à savoir celui du [traduction] « fondement fiable » qui a été établi plus récemment par la Cour suprême des États‑Unis dans l’arrêt Daubert c. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993).
Selon le critère énoncé dans Frye c. United States, 293 F. 1013 (D.C. Cir. 1923), la norme à respecter était la démonstration de « l’acceptation générale » de la théorie ou technique au sein de la communauté scientifique, alors que selon le critère établi dans Daubert, et retenu dans J.‑L.J., « l’acceptation générale » n’était que l’un des facteurs à prendre en compte. Le problème que pose la norme de « l’acceptation générale » impérative adoptée dans Frye a été résumé comme suit :
[traduction] Ce critère ne précise pas quelle proportion d’experts correspond à l’acceptation générale. Les tribunaux n’ont jamais exigé l’unanimité, et tout ce qui ne fait pas consensus absolu en science peut rapidement prendre la forme d’un désaccord profond. En fait, les domaines les plus rigoureux ayant les discours scientifiques les plus sains pourraient très souvent ne pas satisfaire au critère formulé dans Frye.
(D. L. Faigman et autres, Modern Scientific Evidence : The Law and Science of Expert Testimony (2005), vol. 1, p. 9)
Comme le démontre cet extrait, il est impossible d’obtenir l’unanimité complète, de sorte qu’il serait irréaliste de s’y attendre. Je crains que la norme élevée de fiabilité défendue par ma collègue ne se traduise par l’exclusion de beaucoup trop d’éléments de preuve pertinents et probants.
141 Enfin, j’ajouterai que, pour arriver à la conclusion que la preuve issue de l’hypnose ne satisfait pas au critère de l’acceptation générale, ma collègue s’appuie presque exclusivement sur les opinions d’experts examinées dans la jurisprudence américaine. Cette preuve n’est pas suffisante pour fonder une telle conclusion. Il s’agit toutefois de la seule preuve produite par l’appelant devant notre Cour à l’appui de son argument selon lequel elle devrait statuer que la preuve obtenue à l’aide de l’hypnose doit généralement être exclue. Ironiquement, je constate que, même dans la décision américaine sur laquelle s’appuie le plus l’appelant, State c. Moore, 852 A.2d 1073 (2004), la Cour suprême du New Jersey a conclu que le dossier n’était pas suffisant pour qu’elle revoie sa position sur les souvenirs ravivés par hypnose et elle a renvoyé l’affaire au tribunal de première instance pour la tenue d’une audition en bonne et due forme.
142 En fait, la juge Deschamps acquiesce à la demande de l’appelant, qui a invité la Cour à prendre connaissance d’office du témoignage de certains experts devant les tribunaux américains. Or, dans R. c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863, 2001 CSC 32, par. 48‑49, la Cour a expressément exclu la possibilité que les tribunaux puissent prendre connaissance d’office de la preuve d’expert :
La connaissance d’office dispense de la nécessité de prouver des faits qui ne prêtent clairement pas à controverse ou qui sont à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables. Les faits admis d’office ne sont pas prouvés par voie de témoignage sous serment. Ils ne sont pas non plus vérifiés par contre‑interrogatoire. Par conséquent, le seuil d’application de la connaissance d’office est strict. Un tribunal peut à juste titre prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable : R. c. Potts (1982), 66 C.C.C. (2d) 219 (C.A. Ont.); J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), p. 1055.
La nature scientifique et technique d’une large part des renseignements invoqués par l’appelant complique encore plus la présente affaire. La preuve d’expert n’est par définition ni notoire ni susceptible de démonstration immédiate et fidèle. C’est la raison pour laquelle elle doit être prouvée par un expert dont les compétences sont reconnues par le tribunal et qui peut être contre‑interrogé. . . [Je souligne.]
143 Le fait qu’un tribunal s’appuie sur des témoignages d’expert entendus dans d’autres causes est particulièrement problématique. Le tribunal fait alors fi du danger inhérent au fait que les experts sont souvent choisis pour défendre la position de la partie qui les appelle à témoigner. T. M. Bubela a fait les commentaires qui suivent sur le phénomène de la partisanerie des experts dans « Expert Evidence : The Ethical Responsibility of the Legal Profession » (2003‑2004), 41 Alta. L. Rev. 853, p. 854 :
[traduction] De nombreux problèmes d’administration de la justice sont liés au choix des experts et à l’utilisation des témoignages d’expert par les avocats des parties opposées dans le contexte d’un débat contradictoire. Ces problèmes peuvent être classés en deux catégories : d’une part, les questions de fond relatives à la justice et à l’équité et, d’autre part, les questions de procédure liées aux coûts et à l’efficacité. En ce qui concerne la première catégorie, le principal problème tient au fait qu’un éventuel plaideur fera des recherches très poussées pour dénicher un expert disposé à exprimer une opinion qui concorde avec la thèse que feront valoir ses avocats. Les procès deviennent ainsi des « batailles d’experts » qui se déroulent devant un juge qui n’a pas les connaissances techniques nécessaires pour départager les théories opposées.
Certes, le risque de partisanerie d’un expert est toujours présent, mais il est accru lorsque la preuve présentée provient en fait d’autres causes, dans lesquelles l’avis de l’expert repose sur des données factuelles différentes (voir sur ce point R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, 2000 CSC 43, par. 13‑14, la juge en chef McLachlin), et que les parties à la nouvelle instance n’ont pas la possibilité de mettre son témoignage à l’épreuve en présentant une preuve contraire ou en le contre‑interrogeant. Je répéterai ici les remarques que j’ai formulées sur l’utilisation d’une preuve extrinsèque dans R. c. Sappier, [2006] 2 R.C.S. 686, 2006 CSC 54, par. 71 : « Je conviens qu’il est généralement prudent de ne pas incorporer des éléments de preuve présentés dans d’autres causes sans les avoir communiqués aux parties et leur avoir permis de les contester ou de présenter des preuves contraires. »
144 La juge Deschamps est d’avis de faire droit à ce moyen, sans preuve suffisante pour l’étayer, privant ainsi le ministère public du droit de présenter une preuve contraire ou de contre‑interroger les experts qui ont exprimé l’avis en cause.
3.1.4 La règle établie depuis longtemps de l’admissibilité des souvenirs ravivés par hypnose
145 Les tribunaux canadiens, qui se prononcent sur la preuve découlant de l’hypnose depuis presque 30 ans, appliquent à cette preuve les règles d’admissibilité utilisées dans le cas des souvenirs ravivés : la preuve est admissible, mais ses éventuelles faiblesses liées au moyen utilisé par le témoin pour se rafraîchir la mémoire auront une incidence sur le poids qu’on lui accordera. Cette façon de procéder a été décrite dans Clark, aux p. 122‑123 :
[traduction] En principe, rien ne semble distinguer les souvenirs ravivés par hypnose des souvenirs ravivés par d’autres moyens. Tous les jours, des témoins se présentent devant nos tribunaux et font une déposition après avoir relu des rapports ou des notes rédigés au moment des faits dont ils ont eu connaissance. En fait, on va jusqu’à leur permettre de consulter de telles notes pendant leur déposition, lorsqu’on est convaincu que ces notes ont été prises assez promptement après les faits. Comme dans le cas de l’hypnose, il existe toujours un risque que la déposition du témoin soit influencée par des renseignements reçus d’une autre personne. Un policier trop zélé peut permettre à un témoin oculaire d’examiner un rapport de police contenant la description complète de l’accusé. En pareil cas, on n’exclurait pas le témoignage, mais on le jugerait peu fiable et on lui accorderait peu de poids. . .
146 Plus précisément, l’attitude des tribunaux sur la question de l’admissibilité se rapproche davantage de leur démarche à l’égard de l’admission d’un souvenir ancien enregistré qu’à l’égard d’un souvenir contemporain ravivé (ils n’ont pas toujours fait la distinction entre les deux — voir Stewart, p. 78). Pour qu’un souvenir ravivé soit admissible, il n’est pas nécessaire que le stimulus qui a aidé le témoin à recouvrer la mémoire soit lui‑même admissible : ce principe a récemment été réaffirmé dans R. c. Fliss, [2002] 1 R.C.S. 535, 2002 CSC 16, par. 45. Par contre, dans le cas de l’enregistrement d’un souvenir ancien, l’enregistrement utilisé pour rafraîchir la mémoire du témoin doit répondre à certaines conditions assurant le respect de certaines garanties circonstancielles de fiabilité : voir les arrêts R. c. Meddoui (1990), 61 C.C.C. (3d) 345 (C.A. Alb.), p. 352, le juge Kerans, et Fliss, par. 63‑64. De même, les tribunaux canadiens ont rarement conclu à l’admissibilité automatique des souvenirs ravivés par hypnose, mais ont plutôt tenu des voir‑dire pour vérifier si cette preuve était suffisamment fiable. Le respect des lignes directrices établies dans Clark a été considéré comme une condition d’admissibilité importante, mais non exclusive.
3.1.5 Preuve insuffisante pour contester la règle
147 Je constate que l’appelant n’a pas contesté la règle de l’admissibilité lors du procès. Il a plutôt essayé de démontrer que le témoignage de Mme Haghnegahdar n’était pas suffisamment fiable pour être admis, en appelant des experts qui devaient soulever d’éventuelles dérogations aux lignes directrices établies dans Clark et d’autres questions, comme la suggestion préhypnotique et posthypnotique, la fabulation, etc. Ce n’est qu’en cour d’appel et devant notre Cour que M. Trochym a contesté la validité de cette règle établie depuis longtemps. Pour contester une telle règle en bonne et due forme, il ne pouvait se contenter d’invoquer un texte de doctrine appuyant sa position; il était tenu de présenter une preuve d’expert directe, expliquant pourquoi cette règle ne devrait plus être acceptée. Or, il n’a pas présenté la preuve requise. J’ai de sérieuses réserves concernant les recherches personnelles effectuées par les tribunaux — et les conclusions auxquelles ils parviennent sur le fondement de telles recherches — dans des domaines, comme les sciences, qui requièrent une expertise.
148 La seule preuve présentée par l’appelant devant notre Cour concernant l’hypnose était constituée de quelques décisions américaines dans lesquelles les tribunaux ont opté pour l’exclusion catégorique. Cette preuve n’est pas suffisante pour que notre Cour écarte une règle de common law établie depuis longtemps au Canada.
3.1.6 Les problèmes relatifs à l’hypnose ne sont ni nouveaux ni insurmontables
149 Les problèmes mentionnés par ma collègue ne sont pas nouveaux et sont pris en compte par les juges du procès dans pratiquement tous les voir‑dire sur l’admissibilité des souvenirs ravivés par hypnose.
150 L’examen de la jurisprudence canadienne sur le sujet révèle que les juges du procès, avant de se prononcer sur l’admissibilité d’une preuve issue de l’hypnose dans un cas particulier, entendent et prennent en compte les avis divergents de la communauté scientifique concernant l’utilisation de l’hypnose en criminalistique, et notamment leurs préoccupations concernant les dangers associés à l’hypnose, tels la vulnérabilité à la suggestion, la fabulation et le durcissement de la mémoire. Voir, p. ex. : Clark, p. 120‑121; Sanchez‑Flores, par. 24‑25; Gauld, par. 16‑23; Savoy, par. 16‑18; et Baltovich, par. 55. Au paragraphe 60 de cette dernière décision, la Cour d’appel de l’Ontario a fait la remarque suivante :
[traduction] Les dangers mentionnés [. . .] sont bien documentés. Comme nous l’avons vu, il s’agit de la fabulation, de la vulnérabilité à la suggestion et du durcissement de la mémoire. Lors du voir‑dire, l’expert a mis en garde le juge du procès contre ces dangers et celui‑ci en a tenu compte pour rendre sa décision d’admettre le témoignage posthypnotique [du témoin].
151 De même, en l’espèce, MM. Pollock et Yarmey ont mis en garde le juge du procès contre ces dangers éventuels. Le juge avait le pouvoir d’exclure cette preuve s’il concluait que l’hypnose avait rendu le témoignage de Mme Haghnegahdar trop peu fiable pour être soumis au jury. Toutefois, après qu’il eut conclu que les directives énoncées dans Clark avaient été respectées pour l’essentiel et que le ministère public lui eut démontré au moyen du contre‑interrogatoire que les problèmes soulevés par les experts de la défense ne se posaient pas dans le cas du témoignage de Mme Haghnegahdar, le juge du procès a décidé que la preuve était admissible.
152 La norme d’admissibilité appliquée par le juge du procès était celle de la preuve suffisamment fiable et non celle de la fiabilité hors de tout doute raisonnable. Le juge McCombs était conscient que l’hypnose ne garantissait pas la véracité du témoignage de Mme Haghnegahdar. Il a reconnu que si la séance d’hypnose était correctement menée et ne comportait pas d’influences suggestives, les souvenirs ravivés par hypnose pouvaient tout au plus être aussi fiables que les souvenirs ordinaires (d.a., p. 30). À mon avis, il serait déraisonnable de s’attendre à ce que les souvenirs ravivés par hypnose soient plus fiables que les souvenirs ordinaires. Ma collègue s’inquiète de la fiabilité des souvenirs ravivés par hypnose parce qu’ils ne sont pas à l’abri de sources externes de suggestion et parce que rien ne garantit que ces souvenirs seront probablement exacts ou inexacts (par. 55). Or, ces craintes valent pour tous les souvenirs. Le témoin qui s’appuie sur ses souvenirs ordinaires pour faire une déposition un an et demi après avoir assisté au crime peut y incorporer involontairement des faits qu’il a appris des médias ou d’autres sources. Rien ne garantit non plus la fidélité de ces souvenirs ordinaires. Les juges connaissent ce risque, mais ils ne présument pas pour autant de l’inadmissibilité de tels témoignages. On a toujours tenu pour acquis que les jurés étaient parfaitement capables d’apprécier ces éventuelles faiblesses de la mémoire, peu importe qu’il s’agisse de souvenirs ordinaires ou de souvenirs ravivés par hypnose. Comme je l’ai mentionné au par. 114, les juridictions d’appel doivent faire confiance à l’intelligence et au bon sens des jurés ainsi qu’à la capacité du juge du procès de leur donner des directives appropriées.
153 En outre, je remarque que l’unique source de suggestion possible dont fait état ma collègue dans la présente affaire a été soulevée et examinée au voir‑dire. Après avoir revu l’ensemble de la transcription du deuxième entretien de Mme Haghnegahdar avec la police, le juge du procès a conclu que la police n’avait exercé aucune influence au cours de l’interrogatoire. De plus, j’estime qu’il n’est pas raisonnable de tenir pour acquis que la police voulait que Mme Haghnegahdar choisisse le mercredi plutôt que le jeudi, à un stade aussi précoce de l’enquête, alors que le moment du meurtre n’avait pas encore été établi de façon concluante et que M. Raymer et Mme Humenick n’avaient pas encore fait de déclaration concernant la journée de mercredi. Le juge du procès a également jugé improbable qu’il y ait eu influence à ce stade parce que ce qui était alors crucial pour la police était que Mme Haghnegahdar ait vu M. Trochym et non le jour où elle l’avait vu (voir la décision concernant l’hypnose, d.a., p. 19).
154 Enfin, le problème que ma collègue soulève concernant le contre‑interrogatoire d’un témoin dont la mémoire a été ravivée par hypnose — l’impossibilité de mettre à l’épreuve la véracité de ses souvenirs — se pose aussi dans le contexte où un témoin dépose en utilisant un enregistrement de ses souvenirs passés (voir R. c. Holmes (1989), 99 A.R. 106 (B.R.)). Cela n’a cependant pas incité les tribunaux à exclure catégoriquement une telle preuve. Les tribunaux ont estimé suffisant que les témoins puissent être contre‑interrogés sur la question de savoir comment et dans quelles circonstances ils se sont rappelé les événements, ainsi que sur leurs déclarations antérieures incompatibles (P. M. Perell, « Proof of an Event of which a Witness Has No Memory » (2003), 26 Advocates’ Q. 95, p. 100‑101). Je ne vois pas pourquoi il devrait en être autrement pour les souvenirs ravivés par hypnose.
3.1.7 Problèmes associés à l’exclusion des témoignages sur des sujets abordés lors d’une séance d’hypnose
155 Bien qu’il ne soit peut‑être pas nécessaire de traiter ici de la question de la constitutionnalité de l’interdiction pour un accusé de témoigner librement à son propre procès, à laquelle mène le raisonnement de la juge Deschamps et que la Cour suprême des États‑Unis a examinée dans Rock c. Arkansas, 483 U.S. 44 (1987), il est évident que cette question est très sérieuse; on ne peut se prononcer sur la décision d’interdire tous les témoignages fondés sur des souvenirs ravivés par hypnose sans examiner les dangers qu’elle comporte. Sans même examiner la question constitutionnelle, j’estime que limiter le droit de Mme Haghnegahdar de témoigner ne constitue pas une solution satisfaisante en l’espèce parce qu’il en résulterait qu’elle ne pourrait pas témoigner au nouveau procès pour dire qu’elle a vu l’accusé sortir de l’appartement de Mme Hunter à un moment où la victime était déjà morte, de l’avis des médecins légistes, mais son corps n’avait pas encore été découvert par les autorités. Il s’agit d’une preuve d’une très grande valeur probante pour la thèse du ministère public étant donné qu’elle appuie l’argument de la « mise en scène », contredit le témoignage de l’appelant selon lequel il n’est jamais retourné à l’appartement et indique à tout le moins qu’il n’a rien fait après s’être rendu compte que Mme Hunter avait été assassinée brutalement.
156 L’unique aspect de ce témoignage qui a été ravivé par hypnose est le jour où elle a vu l’accusé. Cependant, comme l’a fait remarquer le juge du procès (d.a., p. 18‑19), qu’elle l’ait vu le mercredi ou le jeudi ne change rien à la valeur de son témoignage. Par conséquent, exclure la totalité du témoignage dont seul cet élément a été clarifié au moyen de l’hypnose me paraît être une solution rigide et disproportionnée. Le processus judiciaire a pour but la recherche de la vérité et la meilleure façon d’y parvenir est de soumettre au jury toute la preuve pertinente et probante : L. (D.O.), p. 454‑455.
3.1.8 L’entente entre les avocats était acceptable
157 Je ne puis souscrire à l’opinion selon laquelle la décision du juge du procès de permettre cette entente était irrégulière. Selon les arguments qui nous ont été soumis, la défense et le ministère public auraient convenu de ne pas mentionner au jury que Mme Haghnegahdar avait été soumise à l’hypnose parce que l’avocat de la défense craignait que les membres du jury considèrent les souvenirs ravivés par hypnose comme infaillibles. Ainsi formulé, cet argument semble indiquer que l’avocat de la défense craignait en fait que les jurés, après avoir appris que les souvenirs de Mme Haghnegahdar avaient été ravivés par hypnose, croient automatiquement à leur véracité, sans exercer leur sens critique.
158 À la lecture des discussions entre les avocats de la défense et du ministère public et le juge du procès sur ce point, je suis d’avis que deux préoccupations ont motivé l’avocat de la défense à conclure cette entente et que celles‑ci étaient de nature purement tactique et ne provenaient aucunement d’une quelconque crainte que le jury accepte le témoignage issu de l’hypnose sans faire preuve du moindre esprit critique. Premièrement, il se souciait apparemment du temps que demanderait la présentation d’une telle preuve au jury. Deuxièmement, dans le même ordre d’idées, il se rendait bien compte que le témoignage découlant de l’hypnose était très crédible et qu’il était encore plus probable que les jurés croient Mme Haghnegahdar si on leur révélait qu’elle avait été hypnotisée. L’échange suivant entre l’avocat de la défense et le juge du procès l’illustre bien :
[traduction]
LA COUR : J’ai conclu, après avoir tout considéré, qu’il s’agissait d’un témoignage crédible et que le jury devrait l’entendre. Le jury peut ne pas être d’accord avec moi, mais, franchement, si vous voulez savoir quelle sera, selon moi, la réaction des jurés, je pense que cette preuve ne va que renforcer la thèse du ministère public s’ils entendent tout ce qui concerne l’hypnose.
[DÉFENSE] : Bon, en toute franchise, vous savez, Monsieur, c’est une des choses que je prenais en considération en examinant l’affaire de notre point de vue. . .
(D.A., p. 1464)
Vu cette admission de l’avocat de la défense qu’il serait plus bénéfique pour sa cause de priver le jury de l’ensemble de la preuve d’expert concernant l’hypnose plutôt que de lui soumettre cette preuve et de le laisser l’apprécier en exerçant son sens critique, soutenir que cette entente peut avoir causé un préjudice important à l’accusé et même avoir porté atteinte aux droits que lui garantit l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés relève d’un opportunisme gratuit. Les tribunaux ne doivent pas permettre aisément aux appelants de revenir sur leurs décisions stratégiques au stade de l’appel : voir Terceira (C.A. Ont.), p. 207‑208.
159 De plus, on a porté à l’attention du juge du procès, à titre de précédents, d’autres affaires criminelles dans lesquelles des ententes semblables avaient été conclues. En fait, l’avocat de la défense a informé le juge du procès qu’il avait déjà conclu une entente semblable avec le ministère public dans une autre affaire. Ainsi, au moment où les avocats lui ont proposé cette entente, le juge du procès n’avait aucun motif juridique de croire à son irrégularité. En règle générale, j’estime que les jurés doivent être informés des efforts déployés pour raviver la mémoire d’un témoin, car ils sont tout à fait capables d’apprécier cette preuve et de lui accorder le poids approprié. Cependant, il n’existe pas de règle absolue à cet égard et les ententes conclues entre les avocats devraient être respectées en l’absence de preuve démontrant qu’elles ont causé un préjudice à une partie.
3.1.9 Conclusion sur les témoignages ravivés par hypnose
160 Il est possible que, dans une affaire ultérieure, une preuve plus solide démontre que le temps est venu pour les tribunaux canadiens de réexaminer la règle établie depuis longtemps de l’admissibilité des souvenirs ravivés par hypnose. La présente affaire ne permet toutefois pas un tel réexamen. Pour l’instant, je me contenterais de conseiller à nos cours de ne pas encourager la pratique de l’hypnose en criminalistique tant que sa valeur n’aura pas été établie de façon plus certaine. Cependant, au vu du dossier, je ne suis pas encore convaincu qu’il convienne d’exclure complètement ce type de preuve dans tous les cas, puisque pareille exclusion risque de priver le juge des faits d’éléments de preuve pertinents, concluants et parfois même cruciaux pour le ministère public ou pour la défense dans certains cas. À mon avis, l’admissibilité d’une telle preuve devrait toujours être évaluée au cas par cas. En l’espèce, le témoignage était hautement pertinent pour la thèse du ministère public et on a démontré qu’il était très crédible. Je suis d’avis que le juge du procès n’a pas commis d’erreur de droit en l’admettant.
3.2 Le comportement postérieur à l’infraction
161 Le comportement postérieur à l’infraction est un type de preuve circonstancielle. Cette preuve ne diffère pas fondamentalement des autres types de preuve circonstancielle : White, par. 21. Elle peut revêtir diverses formes : ce que l’accusé a dit à d’autres personnes ou à la police; ce qu’il n’a pas dit à d’autres personnes ou à la police; ce qu’il a fait; ce qu’il n’a pas fait; l’impression qu’il a donnée à d’autres personnes (c.‑à‑d. son comportement). On peut aussi l’utiliser à des fins diverses : pour appuyer des conclusions de conscience coupable ou même pour étayer des inférences d’innocence (voir R. c. B. (S.C.) (1997), 36 O.R. (3d) 516 (C.A.)); pour relier l’accusé aux lieux du crime ou à un élément de preuve matérielle ou pour miner sa crédibilité en général : White, par. 26.
162 Outre les règles générales applicables à tout élément de preuve, aucune règle d’admissibilité particulière ne régit la preuve visant à démontrer la conscience coupable. Un élément de preuve est admissible si sa valeur probante l’emporte sur ses effets préjudiciables; aucune règle d’exclusion particulière n’est applicable : R. c. Peavoy (1997), 117 C.C.C. (3d) 226 (C.A. Ont.). Il n’existe pas de fardeau de preuve distinct en ce qui concerne une telle preuve : White et R. c. Ménard, [1998] 2 R.C.S. 109, par. 23.
163 Notre Cour a toutefois reconnu que la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction présentée à l’appui d’une inférence de conscience coupable crée une grande ambiguïté et est susceptible d’induire le jury en erreur : White, par. 22. Il existe un risque qu’une telle preuve amène le jury à commettre une erreur en concluant directement à la culpabilité : R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129. Pour remédier à ce problème éventuel, notre Cour a exigé que le juge du procès donne des directives appropriées au jury concernant l’utilisation de cette preuve : White, par. 23. Le choix de cette solution se fonde sur le souci de respecter le rôle du jury dans les procès criminels :
En règle générale, il appartient au jury de déterminer, eu égard à l’ensemble de la preuve, si le comportement de l’accusé après l’infraction est lié au crime qui lui est reproché, plutôt qu’à un autre acte coupable. Il est également du ressort du jury de déterminer le poids qu’il convient d’accorder à cette preuve aux fins de rendre ultimement un verdict de culpabilité ou de non‑culpabilité. Dans la plupart des cas, le juge du procès qui s’immisce dans ce processus usurpe le rôle de juge des faits exclusivement dévolu au jury. [Je souligne.]
(White, par. 27)
164 Cela dit, l’utilisation de la preuve du comportement du témoin pour étayer une conclusion de conscience coupable soulève une inquiétude grandissante en raison de la nature très subjective de ce type de preuve : voir R. c. Levert (2001), 159 C.C.C. (3d) 71 (C.A. Ont.); R. c. Bennett (2003), 179 C.C.C. (3d) 244 (C.A. Ont.); et R. c. Stark (2004), 190 C.C.C. (3d) 496 (C.A. Ont.). Les juges du procès pourraient être appelés à intervenir davantage, car cette preuve peut être très préjudiciable. J’éviterai toutefois de me prononcer de façon générale sur l’admissibilité de ce type de preuve. L’approche correcte consiste à examiner chaque cas en tenant compte de la pertinence de la preuve et en soupesant sa valeur probante par rapport à son effet préjudiciable. En l’espèce, malgré la présentation de certains éléments de preuve concernant l’absence d’émotion de la part de l’appelant lorsqu’il a parlé du meurtre de Mme Hunter avec les amis de celle‑ci et la police, la majeure partie des éléments de preuve produits concernant les agissements de l’appelant après l’infraction ne constituaient pas une preuve de comportement et leur admission n’a pas eu d’incidence sur l’équité du procès.
165 J’examinerai maintenant les éléments de preuve contestés qui concernent le comportement de l’appelant après l’infraction.
3.2.1 L’absence de M. Trochym aux funérailles, etc.
166 J’estime que cette preuve était à juste titre admissible et que le ministère public pouvait soutenir qu’elle démontrait une conscience coupable de la part de M. Trochym. À mon avis, les directives que le juge du procès a données au jury à propos de cette preuve étaient suffisantes pour parer à ses éventuels effets préjudiciables. Après lui avoir dit [traduction] « [c]’est à vous de déterminer quelle inférence, le cas échéant, vous souhaitez tirer de ces faits », le juge du procès a ajouté :
[traduction] Souvenez‑vous, M. Trochym vous a fourni une explication à leur égard. Même si vous ne l’acceptez pas, vous devez vous demander si cette preuve démontre sa culpabilité ou son anxiété en se rendant compte qu’il était un suspect ou qu’ils pensaient qu’il était coupable parce qu’il était le petit ami de la victime et c’est ce qui explique son comportement. C’est à vous de déterminer le poids à accorder à cette preuve.
(D.A., p. 3740)
De toute évidence, ces directives constituent une mise en garde suffisante quant à la prudence avec laquelle il faut envisager cette preuve et indiquent que des conclusions autres que celle de la conscience coupable peuvent être tirées de ce comportement. Je suis d’accord avec le juge MacPherson de la Cour d’appel qui a dit en l’espèce que les directives du juge du procès concernant cette preuve étaient [traduction] « prudentes, nuancées et justes » (par. 27).
3.2.2 Les commentaires sur les « fléchettes » et le « rendez‑vous chez le coiffeur »
167 Quelques jours après son premier entretien avec la police, M. Trochym a reçu un appel du détective Clarke qui désirait le rencontrer une deuxième fois. L’appelant a refusé deux dates proposées pour la tenue de cette rencontre : la première parce qu’elle entrait en conflit avec un match de sa ligue de fléchettes et la deuxième avec un rendez‑vous chez le coiffeur. Le ministère public a cherché à utiliser ces refus pour contredire la déclaration antérieure de M. Trochym aux policiers selon laquelle il tenait à les aider dans leur enquête. Le ministère public s’en est servi pour soutenir que l’appelant n’avait fait la première déclaration que pour détourner les soupçons. La défense a fait valoir que M. Trochym avait utilisé l’excuse des fléchettes et du rendez‑vous chez le coiffeur pour gagner du temps pendant que son frère essayait de lui obtenir un rendez‑vous chez un avocat. Après un voir‑dire, le juge du procès a permis la présentation de cette preuve à condition que le jury soit informé que ces commentaires avaient été faits après qu’un membre de la famille de M. Trochym avait communiqué avec un avocat et que, le lendemain, la police avait appris que M. Trochym avait retenu les services d’un avocat et exerçait son droit de garder le silence. Dans son exposé au jury, le juge du procès lui a toutefois donné comme directive de ne pas tirer de conclusion défavorable à M. Trochym parce qu’il était possible qu’il ait effectivement eu l’intention de consulter un avocat et qu’il s’agit d’un droit reconnu à tous.
168 Le fait qu’un jury pouvait être enclin à penser que M. Trochym était une personne insensible ou même un « monstre » pour faire un tel commentaire, pour reprendre les termes utilisés par le juge du procès, ne rend pas pour autant cette preuve préjudiciable. La véritable question concernant cette preuve est de savoir si elle aurait dû être exclue compte tenu du droit au silence. Notre Cour a statué que tirer une conclusion de conscience coupable de l’accusé à partir de son refus de répondre aux questions des policiers viole son droit de garder le silence : R. c. Turcotte, [2005] 2 R.C.S. 519, 2005 CSC 50. Dans cette affaire, l’accusé s’est rendu au poste de police et a demandé qu’une voiture soit envoyée au ranch où il habitait, mais il a refusé d’expliquer pourquoi une voiture était nécessaire ou ce qu’on allait trouver là‑bas. Les policiers y ont découvert trois cadavres. Notre Cour a statué qu’on ne pouvait tirer une inférence de conscience coupable du refus de M. Turcotte d’expliquer sa demande puisqu’il exerçait son droit de garder le silence.
169 Lorsqu’on analyse le droit d’une personne de garder le silence, il y a une distinction importante à faire entre la personne qui choisit volontairement de parler à la police et la personne qui choisit de ne pas parler. Il s’agit peut‑être d’un truisme, mais le droit au silence interdit de tirer une inférence de conscience coupable du fait qu’une personne choisit de garder le silence, mais n’interdit pas pareille inférence à partir de ce qu’une personne dit volontairement.
170 Je dis cela en sachant parfaitement que, dans les premières affaires importantes en matière de droit au silence, les suspects avaient fait des aveux qui ont été jugés inadmissibles : Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, et R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151. Dans ces affaires, des suspects détenus avaient été amenés par la ruse à faire des aveux à des agents doubles de la police qui se trouvaient parmi eux. Dans ce contexte, leur droit de choisir de garder le silence était illusoire. Cependant, en l’absence de preuve que les déclarations ont été obtenues irrégulièrement par les autorités, les déclarations d’un accusé peuvent être utilisées contre lui. Cette affirmation trouve appui dans les commentaires de la juge McLachlin, maintenant Juge en chef, dans l’arrêt Hebert, p. 185, où elle a écrit : « en l’absence d’un tel comportement de la part des policiers, il n’y a aucune violation du droit de l’accusé de choisir de parler ou non aux policiers. Si le suspect parle, c’est parce qu’il a choisi de le faire et il faut présumer qu’il a accepté de courir le risque que son interlocuteur puisse informer les policiers » (je souligne).
171 En l’espèce, M. Trochym, bien qu’il ait exercé plus tard son droit de recourir aux services d’un avocat et son droit de garder le silence, a choisi de dire aux policiers qu’il voulait les aider dans leur enquête, puis il a choisi de leur dire qu’il ne pouvait pas se présenter à un entretien complémentaire en raison d’un match de fléchettes et d’un rendez‑vous chez le coiffeur. Il a pris le risque de faire ces déclarations et elles peuvent par conséquent être utilisées contre lui. Le juge du procès n’a pas commis d’erreur de droit en admettant cette preuve. Il n’était pas tenu de donner comme directive au jury de ne pas accorder de poids à cette preuve, mais il avait le pouvoir discrétionnaire de le faire.
3.2.3 Faux alibi
172 Le ministère public peut utiliser le faux alibi pour tirer une inférence de conscience coupable. Il doit alors présenter une preuve d’invention ou de fabrication de l’alibi, indépendante de la preuve produite pour démontrer la fausseté de l’alibi : R. c. Hibbert, [2002] 2 R.C.S. 445, 2002 CSC 39, par. 59 et 67.
173 Le ministère public a produit des éléments de preuve démontrant que M. Trochym aurait pu quitter son poste en douce l’après‑midi du mercredi 14 octobre, qu’une autre personne aurait pu se brancher au réseau informatique en utilisant son mot de passe et qu’aucun de ses compagnons de travail ne se rappelait clairement l’avoir vu au travail entre 13 h et 15 h. L’existence d’une telle preuve aurait tout au plus pu contredire l’alibi de l’appelant. Cependant, le fait que trois témoins oculaires ont vu l’appelant dans l’immeuble d’habitation de Mme Hunter entre 13 h et 15 h et que le gardien de sécurité de Postes Canada a vu M. Trochym traîner autour de la cafétéria après son quart de travail constituaient des preuves indépendantes étayant la thèse qu’il a délibérément inventé un alibi pour cacher son retour sur les lieux du crime.
174 Je suis d’accord avec le juge MacPherson pour dire qu’il n’est peut‑être pas tout à fait exact de qualifier cette preuve de « preuve d’alibi », comme l’appelant a voulu le faire, car les événements en cause ne se sont pas produits au moment du meurtre, mais au moins 12 heures plus tard (p. 623, note 5). Le juge MacPherson a néanmoins analysé cette preuve comme si elle visait à établir un « alibi » puisque c’est ainsi que le juge du procès et les parties l’ont présentée. Or, même si on la qualifie de « preuve d’alibi », il est clair que le ministère public a présenté une preuve indépendante d’invention à l’appui de son argumentation.
175 Quant à savoir si les directives que le juge du procès a données au jury à cet égard étaient suffisantes, je partage l’opinion du juge MacPherson selon laquelle son explication de la façon dont cette preuve devait être utilisée était complète et judicieuse. Le juge du procès a de plus expressément averti le jury de ne pas tirer de conclusions fondées sur [traduction] « des hypothèses ou des intuitions » et, fait important, l’avocat n’a pas formulé d’objection à l’encontre de l’exposé. Il n’est pas sage que les cours d’appel remettent en question l’exposé du juge du procès à moins que ses directives au jury ne posent clairement un problème important. Ce n’était pas le cas en l’espèce.
3.3 Le contre‑interrogatoire
176 Le droit de contre‑interroger constitue un élément fondamental de la recherche de la vérité dans un procès criminel :
Bien que le contre‑interrogatoire puisse souvent s’avérer futile et parfois se révéler fatal, il demeure néanmoins un ami fidèle dans la poursuite de la justice ainsi qu’un allié indispensable dans la recherche de la vérité. Dans certains cas, il n’existe en effet aucun autre moyen de mettre au jour des faussetés, de rectifier une erreur, de corriger une distorsion ou de découvrir un renseignement essentiel qui, autrement, resterait dissimulé à jamais. [Souligné dans l’original.]
(R. c. Lyttle, [2004] 1 R.C.S. 193, 2004 CSC 5, par. 1)
Notre Cour est allée jusqu’à affirmer que le droit de contre‑interroger était garanti par la Constitution : R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 606‑608.
177 La jurisprudence de notre Cour concernant l’importance du droit de contre‑interroger porte majoritairement sur son importance pour la défense, mais on ne devrait pas en sous‑estimer l’importance pour le ministère public :
[traduction] L’avocat du ministère public a le droit de contre‑interroger vigoureusement l’accusé; en fait, dans certaines affaires, on s’attend à ce qu’il le fasse. Un contre‑interrogatoire efficace de l’accusé sert autant la recherche de la vérité que le contre‑interrogatoire efficace d’un plaignant.
(R. c. R. (A.J.) (1994), 94 C.C.C. (3d) 168 (C.A. Ont.), p. 176)
178 Notre Cour a abordé la question des règles générales applicables à la conduite des contre‑interrogatoires dans Lyttle, par. 44 :
Le droit de contre‑interroger doit donc être protégé jalousement et être interprété généreusement. Il ne doit cependant pas être exercé de manière abusive. Les avocats sont liés par les règles de la pertinence et il leur est interdit de harceler le témoin, de faire des déclarations inexactes, de se répéter inutilement ou, de façon plus générale, de poser des questions dont l’effet préjudiciable excède la valeur probante. Voir R. c. Meddoui, [1991] 3 R.C.S. 320; R. c. Logiacco (1984), 11 C.C.C. (3d) 374 (C.A. Ont.); R. c. McLaughlin (1974), 15 C.C.C. (2d) 562 (C.A. Ont.); Osolin [[1993] 4 R.C.S. 595].
Le juge MacPherson n’a pas estimé que le ton de l’avocat du ministère public au contre‑interrogatoire était condescendant, sarcastique, moqueur ou tranchant. Il a noté que l’avocat de la défense n’a formulé qu’une seule objection pendant le contre‑interrogatoire pour dire que le ton du ministère public était « agressif ». Dans l’ensemble, il a conclu que le contre‑interrogatoire du ministère public était [traduction] « détaillé et vigoureux » (par. 59). Je souscris à sa conclusion.
179 Deux problèmes distincts quant à la régularité du contre‑interrogatoire du ministère public ont été soulevés en l’espèce. Premièrement, en ce qui concerne la preuve relative au faux alibi, on a plaidé que le ministère public ne devrait pas suggérer des réponses à l’accusé lors de son contre‑interrogatoire, à moins qu’il n’ait des motifs raisonnables de croire que ces réponses sont vraies. Cette position est contraire à celle exprimée par notre Cour dans Lyttle, où elle a statué que la seule exigence à respecter pour qu’une question puisse être posée à un témoin en contre‑interrogatoire était la « bonne foi » (voir le par. 47). Cette norme a été décrite comme suit :
Dans ce contexte, la « bonne foi » est fonction des renseignements dont dispose le contre‑interrogateur, de l’opinion de celui‑ci sur leur probable exactitude et du but de leur utilisation. Des renseignements qui ne constitueraient par ailleurs pas des éléments de preuve admissibles peuvent être présentés aux témoins. En fait, des renseignements peuvent avoir un caractère incomplet ou incertain, pourvu que le contre‑interrogateur ne soumette pas au témoin des hypothèses qui soient inconsidérées ou qu’il sait être fausses. Le contre‑interrogateur peut soulever toute hypothèse qu’il avance honnêtement sur la foi d’inférences raisonnables, de son expérience ou de son intuition. Le but de la question doit être compatible avec le rôle que joue l’avocat en tant qu’auxiliaire de justice : il est à notre avis permis à l’avocat de suggérer un fait qu’il considère sincèrement possible à la lumière de faits connus ou d’hypothèses raisonnables; il est toutefois inacceptable et interdit selon nous d’énoncer un fait ou de suggérer implicitement son existence dans le but de tromper.
(Lyttle, par. 48)
Compte tenu de mes remarques sur l’existence d’une preuve indépendante d’invention, j’estime que le contre‑interrogatoire du ministère public sur cette question satisfaisait à cette norme.
180 La deuxième irrégularité du contre‑interrogatoire du ministère public qui a été évoquée est l’établissement de « la liste ». L’avocat du ministère public a passé en revue les dépositions de nombreux témoins à charge qui ont fait des déclarations sur des points cruciaux pour sa preuve. Il a demandé à M. Trochym s’il était en désaccord avec leur témoignage sur ces points. Il l’a prié d’écrire le nom des témoins avec lesquels il était en désaccord. La liste comptait en tout 28 noms. L’avocat de la défense ne s’est pas opposé à ce que cette liste soit dressée. Il a seulement exigé qu’elle ne figure pas comme pièce. Le juge du procès a autorisé l’établissement de la liste après avoir reçu l’assurance qu’elle ne détournerait pas l’attention de M. Trochym lors de son contre‑interrogatoire.
181 À l’instar du juge MacPherson, je ne vois rien de mal dans cette tactique. Il est vrai qu’il existe un long courant jurisprudentiel interdisant au ministère public de demander à l’accusé d’attester que d’autres témoins disent la vérité (voir p. ex. : Markadonis c. The King, [1935] R.C.S. 657; R. c. Yakeleya (1985), 46 C.R. (3d) 282 (C.A. Ont.); R. (A.J.); R. c. W.J.M. (1995), 82 O.A.C. 130; et R. c. Ellard (2003), 172 C.C.C. (3d) 28, 2003 BCCA 68), mais une telle demande est très différente de celle qui consiste à soumettre une série de faits à l’accusé afin qu’il confirme s’ils sont exacts ou non (voir S. Akhtar, « Improprieties in Cross‑Examination » (2004), 15 C.R. (6th) 236). Dans R. c. White (1999), 132 C.C.C. (3d) 373 (C.A. Ont.), par. 12, le ministère public et l’accusé ont eu l’échange suivant :
[traduction]
Q. Vous dites que mai n’aurait pas pu se produire, que cela ne s’est pas produit, que vous ne vous êtes pas présenté saoul en mai, que vous n’avez jamais effrayé son enfant, que tout cela est soit un mensonge soit en quelque sorte le fruit de son imagination.
R. C’est exact.
La Cour d’appel de l’Ontario a conclu à l’absence d’irrégularité :
[traduction] Cette question se rapportait à un événement qui, au dire de la plaignante, se serait produit en mai, environ deux mois avant la date de l’agression alléguée. Selon elle, l’appelant est arrivé chez elle un soir en état d’ébriété. Il a effrayé son fils sans le vouloir en entrant dans la chambre de la plaignante. L’appelant a déclaré, dans son témoignage principal, que cet événement ne s’était pas produit.
La question de l’avocat du ministère public n’était pas irrégulière. Il n’a pas demandé à l’appelant d’expliquer pourquoi certains autres témoins avaient menti. Il lui a plutôt demandé de confirmer sa position selon laquelle l’incident de mai ne s’était jamais produit. Il existait une preuve, indépendante de celle de la plaignante, qui indiquait que l’événement avait en fait eu lieu. L’avocat du ministère public voulait établir fermement la position de l’appelant dans l’espoir que le jury accepte la preuve indépendante et conclue que l’incident de mai avait effectivement eu lieu. S’il parvenait à cette conclusion, le jury devrait conclure que l’appelant lui avait menti sur cette question. Une conclusion que l’appelant avait menti sur ce point pourrait miner sa crédibilité en général. [par. 13-14]
La version des faits donnée par M. Trochym au cours de son interrogatoire principal en l’espèce était très différente de celle offerte par plusieurs autres témoins sur plusieurs questions cruciales, comme la nature de sa relation avec Mme Hunter, les événements du 13 octobre, ses déplacements le 14 octobre et ce qui s’est passé le jour où il a appris la mort de la victime par un membre de sa famille. L’avocat du ministère public avait le droit de confirmer la position de M. Trochym sur les faits et il a choisi de mesurer l’ampleur du désaccord entre l’appelant et d’autres témoins en lui demandant de dresser une liste. M. Trochym avait retenu les services d’un avocat chevronné qui aurait pu s’opposer à la liste, mais il ne l’a pas fait et il faut faire preuve de retenue à l’égard de la décision du juge du procès qui en a permis l’utilisation.
3.4 Plaidoirie finale
182 Lorsqu’il s’adresse au jury, l’avocat du ministère public a le droit d’avoir recours à la logique et à la rhétorique pour présenter une argumentation convaincante. Ce droit a bien sûr ses limites.
183 Soulignons notamment la limite analysée par notre Cour dans R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262, c’est‑à‑dire le devoir de l’avocat de ne pas jouer avec les faits : « Il ne doit faire allusion à aucun fait qui n’a pas été établi et il ne peut présenter comme des faits à prendre en considération en vue de déclarer l’accusé coupable des affirmations pour lesquelles il n’y a pas de preuve ou qui sont fondées sur son observation et son expérience personnelles comme avocat » (par. 107). Pour reprendre les termes du juge en chef Lamer dans l’arrêt R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555, p. 580, les parties sont « limité[es] » à la preuve présentée au procès. Vu cette limite, j’ai de la difficulté à accepter le reproche de ma collègue à l’égard des propos du ministère public sur le témoignage de Mme Haghnegahdar. Les faits sur lesquels le ministère public a mis l’accent dans son exposé étaient ceux qui avaient été présentés au procès. Les avocats avaient convenu de s’abstenir de présenter au procès toute preuve concernant l’hypnose de Mme Haghnegahdar. À la barre des témoins, celle‑ci a déclaré avoir vu le témoin le mercredi; son incertitude antérieure à cet égard n’a pas été mentionnée. Si le ministère public avait présenté autrement ce témoignage, la question de l’hypnose aurait peut‑être ressurgi, et s’il n’avait pas rappelé que ce témoin avait vu l’accusé, un élément crucial de sa preuve, il aurait agi en bien piètre plaideur.
184 Entre autres limites de la plaidoirie finale, mentionnons l’interdiction imposée au ministère public de recourir à des sarcasmes, à des abus de langage ou à des exagérations grossières pour ajouter la touche grandiloquente désirée lors de l’exposé au jury (voir R. J. Frater, « The Seven Deadly Prosecutorial Sins » (2002), 7 Rev. can. D.P. 209, p. 213). Le juge MacPherson a relevé quelques exagérations dans les déclarations de l’avocat du ministère public, mais il n’a pas estimé qu’elles avaient eu une incidence sur le jury. Je partage son opinion. Je signale en outre que le juge du procès avait le pouvoir discrétionnaire d’intervenir s’il trouvait que l’avocat du ministère public outrepassait les limites permises. Je réitère qu’en l’absence d’un tort important, il faut faire preuve de retenue à l’égard de la conduite du juge du procès.
3.5 Preuve de faits similaires
185 Je conviens avec la majorité que le juge du procès a commis une erreur à cet égard. Le témoignage de Darlene Oliphant a été présenté pour soutenir que c’était M. Trochym qui avait frappé à grands coups à la porte de Mme Hunter le mercredi 14 octobre aux petites heures du matin. La personne qui a frappé à la porte était vraisemblablement le meurtrier. Par conséquent, cette preuve de faits similaires a été présentée relativement à la question de l’identité.
186 Dans R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339, notre Cour a dit qu’une preuve de faits similaires ne saurait être admise dans le but d’établir l’identité que si les actes en cause présentent un degré élevé de similitude. Elle doit révéler une « similitude frappante » entre des faits « particuliers et distincts » au point qu’ils constituent pratiquement une « marque ou signature singulière » : Arp, par. 45, et R. c. Handy, [2002] 2 R.C.S. 908, 2002 CSC 56, par. 90‑91.
187 À mon avis, il serait exagéré de qualifier la réaction émotionnelle de M. Trochym à la suite d’une rupture de « signature » ou de « marque » sur le fondement du témoignage de Mme Oliphant. Le fait de frapper à grands coups ou de cogner à une porte ne comporte pas d’élément suffisamment distinctif pour mériter la qualification de « marque ». De plus, le nombre d’incidents de cette nature est insuffisant pour étayer une telle conclusion.
188 Par ailleurs, j’estime que le ministère public n’avait pas besoin de cette preuve. On a présenté au procès de nombreux éléments de preuve soutenant la thèse que M. Trochym était la personne qui avait frappé à la porte de Mme Hunter cette nuit‑là. La question de savoir si le ministère public peut prouver ce qu’il avance à l’aide d’éléments de preuve moins préjudiciables constitue l’un des facteurs défavorables énumérés par le juge Binnie dans Handy, par. 83, pour aider à évaluer si la preuve de faits similaires devrait être admise.
189 Je pense que l’admission de cette preuve était une erreur, mais son exclusion n’aurait pas changé l’issue de l’instance.
3.6 Application de la disposition réparatrice
190 Vu ma conclusion selon laquelle l’unique erreur commise par le juge du procès (avoir autorisé la présentation de la preuve de faits similaires au jury) n’aurait pas changé le dénouement de l’affaire, je suis d’avis d’appliquer le sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Sans la preuve de faits similaires, il existait quand même suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la conclusion que M. Trochym était la personne qui avait frappé à grands coups à la porte de Mme Hunter la nuit du meurtre. Mais, ce qui est plus important, il n’est absolument pas raisonnable, à mon avis, de penser que le verdict aurait pu être différent sans cette erreur : R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599, et R. c. Charlebois, [2000] 2 R.C.S. 674, 2000 CSC 53. J’ajouterais que je ne suis pas d’accord avec la juge Deschamps lorsqu’elle écrit, au par. 82, que la norme requise pour l’application de la disposition réparatrice est plus sévère que celle requise pour une déclaration de culpabilité et, à ma connaissance, aucune source n’étaye cette affirmation.
191 En fait, je suis d’avis que la preuve à l’encontre de M. Trochym était à ce point accablante que je n’ai aucune hésitation à appliquer l’arrêt R. c. Khan, [2001] 3 R.C.S. 823, 2001 CSC 86. Même en excluant les souvenirs ravivés par hypnose de Mme Haghnegahdar d’avoir vu l’appelant quitter l’appartement de Mme Hunter le mercredi, comme le propose ma collègue, il reste le témoignage initial de ce témoin selon lequel elle l’aurait vu le jeudi — à un moment où le corps de la victime se trouvait dans l’appartement. En outre, M. Trochym avait un mobile et a eu la possibilité d’assassiner Mme Hunter. De plus, un étranger ne serait pas retourné sur les lieux du crime pour réarranger la scène et déplacer le corps. L’appelant semblait également être au courant de la cause du décès à un moment où aucune partie innocente n’aurait pu la connaître. À cela s’ajoute que la version des faits relatée par M. Trochym sur des points cruciaux a été contredite par plus de la moitié des 40 témoins et plus que le ministère public a fait témoigner. À supposer que toute la preuve contestée soit exclue, comme le voudrait ma collègue, il reste encore beaucoup d’éléments de preuve hautement probants qui étayent la thèse du ministère public
192 Je suis donc d’avis de rejeter l’appel.
Pourvoi accueilli, les juges Bastarache, Abella et Rothstein sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Lockyer Campbell Posner, Toronto.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.