R. c. Milne, [1987] 2 R.C.S. 512
George Harvey Milne Appelant
c.
Sa Majesté La Reine du chef du Canada Intimée
et
Le procureur général de l'Ontario et le procureur général de la Colombie‑Britannique Intervenants
répertorié: r. c. milne
No du greffe: 19444.
1987: 27, 28 janvier; 1987: 19 novembre.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Estey, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain et La Forest.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
Droit criminel ‑‑ Peines ‑‑ Délinquant dangereux ‑‑ Statut de délinquant "dangereux" résultant d'une déclaration de culpabilité de "sévices graves à la personne" ‑‑ "Dangerosité" de l'accusé établie en fonction d'un crime ultérieurement exclu de la définition de "sévices graves à la personne" ‑‑ La continuation de la détention de l'accusé dépend‑elle du statut de délinquant "dangereux"? ‑‑ Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 157, 687b).
Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Délinquant dangereux ‑‑ Détention pour une période indéterminée ‑‑ Statut de délinquant "dangereux" résultant d'une déclaration de culpabilité de "sévices graves à la personne" ‑‑ "Dangerosité" de l'accusé établie en fonction d'un crime ultérieurement exclu de la définition de "sévices graves à la personne" ‑‑ A‑t‑on violé les garanties de la Charte relativement à la justice fondamentale, à la protection contre la détention arbitraire, aux droits minimaux en matière de procédure criminelle et à la protection contre les peines cruelles et inusitées? ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 9, 11, 12, 24(1).
Trois ans avant la proclamation de la Charte canadienne des droits et libertés l'appelant a été déclaré coupable de grossière indécence en vertu de l'art. 157 du Code criminel. Il a été déclaré délinquant dangereux et condamné à une peine de détention pour une période indéterminée. L'appel de l'appelant contre cette détermination et cette peine a été rejeté. L'article 157 a par la suite été retranché de la définition de "sévices graves à la personne", si bien qu'une déclaration de culpabilité à l'égard de cette infraction ne permet plus de présenter une demande fondée sur la partie XXI du Code.
L'appelant a contesté la légalité de la continuation de sa détention et a engagé les présentes procédures en vue d'obtenir un bref d'habeas corpus ad subjiciendum avec certiorari auxiliaire et en outre, ou subsidiairement, une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte. Cette demande a été rejetée, décision qu'a confirmée la Cour d'appel de l'Ontario. Outre les questions relatives aux art. 7, 9, 11 et 12 de la Charte examinées dans l'arrêt R. c. Lyons, la question qui se pose en l'espèce est de savoir si la détention continue d'une personne que l'on déclare être un délinquant dangereux et qui a été condamnée à la détention pour une période indéterminée, est valide en vertu de la Charte si l'infraction dont cette personne a été déclarée coupable ne peut plus entraîner la détention pour une période indéterminée.
Arrêt (le juge Wilson est dissidente en partie et le juge Estey est dissident): Le pourvoi est rejeté.
Le juge en chef Dickson et les juges McIntyre, Lamer, Le Dain et La Forest: La partie XXI du Code criminel dans sa rédaction actuelle ne contrevient pas à la Charte: R. c. Lyons.
Une modification de la loi qui supprime l'infraction dont l'appelant a été condamné de la liste des infractions pour lesquelles une peine de détention pour une période indéterminée peut être imposée ne modifie pas le statut de délinquant dangereux. La détention d'un "délinquant dangereux" ne peut faire l'objet de révision ni par voie d'habeas corpus ni en vertu des art. 9 ou 12 de la Charte, même si le délinquant cesse de manifester les traits indicatifs de la "dangerosité" qui constituent le fondement de sa détention pour une période indéterminée. L'argument selon lequel la "dangerosité" doit être un élément constant ne tient pas adéquatement compte de la nature, de l'objet ou de l'effet de la peine imposée en vertu de la partie XXI; il n'est pas appuyé par le sens littéral de l'art. 688 du Code; il traduit une conception erronée de la nature, de l'objet et de l'effet de la révision à laquelle procède la Commission des libérations conditionnelles. La continuation de la détention ne dépend pas de l'existence du statut de "dangerosité" aux termes de la loi actuellement en vigueur. En bref, l'appelant bénéficie des mêmes protections que celles qui sont accordées à n'importe quelle autre personne reconnue coupable d'une infraction et condamnée à une peine d'incarcération. Il avait le droit d'interjeter appel au moment où la peine a été imposée et il peut demander à des époques prescrites sa libération conditionnelle. Mais, comme toute autre personne qui est dûment déclarée coupable et condamnée, il doit de toute façon purger intégralement sa peine.
La continuation de la détention de l'accusé en vertu de la partie XXI imposée par suite de sa condamnation pour grossière indécence en vertu de la loi alors en vigueur ne revient pas à une peine cruelle est inusitée ou à une détention arbitraire.
L'article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies, qui prévoit que si postérieurement à l'infraction, il y a réduction de la peine, le délinquant doit en bénéficier, n'invalide pas la peine de l'appelant. À supposer qu'il puisse s'appliquer à sa situation, on doit l'interpréter à la lumière de l'al. 11i) de la Charte.
Le juge Wilson (dissidente en partie): L'accusé ignorait, au moment où il a plaidé coupable à l'égard des infractions pour lesquelles il a été condamné, que la poursuite avait l'intention, sur les instructions du procureur général, de faire une demande fondée sur la partie XXI du Code. La poursuite a pu avoir le droit de suivre cette procédure au moment où l'ordonnance fondée sur la partie XXI a été rendue, avant l'entrée en vigueur de la Charte. Pour les raisons données dans l'arrêt Lyons, la continuation de l'incarcération de l'accusé conformément à une ordonnance rendue dans ces circonstances ne peut être justifiée depuis l'entrée en vigueur de l'art. 7 de la Charte. En conséquence, l'accusé a droit à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte.
Le juge Estey (dissident): L'emprisonnement continu de l'appelant porte atteinte à son droit garanti par l'art. 12 de la Charte. La perspective qu'une personne puisse purger une peine d'une durée indéterminée dans un pénitencier relativement à une infraction qui n'entraîne désormais plus une telle peine d'emprisonnement aux termes du Code criminel est "cruelle et inusitée" selon la définition donnée à cette expression. Le Parlement lui‑même a conclu que cette peine était disproportionnée lorsqu'il a modifié la partie XXI et il incombe seulement aux tribunaux d'appliquer en droit la Charte à la situation actuelle de l'appelant.
Il se peut également que les art. 7 et 9 de la Charte aient été enfreints, mais les questions soulevées en vertu des art. 7, 9 et 12 sont à ce point reliées que le présent pourvoi ne constitue pas une base propice à l'extension de l'analyse de ces droits.
Puisque l'habeas corpus avec certiorari auxiliaire ne serait pas un redressement approprié si la peine d'emprisonnement déjà purgée par l'appelant était moindre que la peine appropriée, la cour doit examiner le par. 24(1) de la Charte. L'affaire devrait être renvoyée au juge du procès, même s'il est maintenant dessaisi de l'affaire, pour qu'il évalue la peine convenable.
Jurisprudence
Citée par le juge La Forest
Arrêt suivi: R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; distinction d'avec l'arrêt: Mitchell v. Attorney General of Ontario (1983), 35 C.R. (3d) 225; arrêts mentionnés: R. v. Langevin (1984), 11 C.C.C. (3d) 336; R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246; R. v. Konechny (1983), 10 C.C.C. (3d) 233.
Citée par le juge Wilson (dissidente en partie)
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309.
Citée par le juge Estey (dissident)
R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 9, 11, 12, 24(1).
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, partie XXI, art. 157, 617, 687b) [abr. & rempl. 1976‑77, chap. 53, art. 14; abr. & rempl. 1980‑81‑82‑83, chap. 125, art. 26], 688, 695.1, 710.
Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. I‑23, art. 35d).
Loi sur la libération conditionnelle de détenus, S.R.C. 1970, chap. P‑2, art. 10(1)a).
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, A.G. Rés. 2200A (XXI), 21 N.U. GAOR, Supp. (n*SUo 16) 52, Doc. A/6316 N.U. (1966), art. 15.
Règles de la Cour suprême, DORS/83‑74, art. 32(4).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario, qui a rejeté l'appel interjeté contre un jugement du juge Montgomery qui avait rejeté une demande visant à obtenir un bref d'habeas corpus ad subjiciendum avec certiorari auxiliaire ou, subsidiairement, une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Pourvoi rejeté, le juge Wilson est dissidente en partie et le juge Estey est dissident.
Ronald R. Price, c.r., et John Hill, pour l'appelant.
Ivan Whitehall, c.r., et Roslyn J. Levine, pour l'intimée.
Ian MacDonnell, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Joseph Arvay, pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges McIntyre, Lamer, Le Dain et La Forest rendu par
1. Le juge La Forest‑‑Ce pourvoi soulève plusieurs questions générales identiques à celles abordées dans l'arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309. Ces questions sont de savoir si les dispositions du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, partie XXI, art. 687 à 695 et modifications, relatives aux délinquants dangereux sont constitutionnelles compte tenu des droits garantis par les art. 7, 9, 11 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés. Se posent aussi un certain nombre de questions précises quant à savoir si une personne qui, avant l'entrée en vigueur de la Charte a été déclarée coupable de ce qui constituait alors, mais qui n'est plus, "un sévice grave à la personne" au sens de la partie XXI, et qui s'est vu qualifier de "délinquant dangereux" en vertu de ladite partie, de sorte qu'on lui a infligé "au lieu de toute autre peine [...] une peine de détention dans un pénitencier pour une période indéterminée", peut maintenant obtenir la révision de cette détention soit par voie de bref d'habeas corpus avec certiorari auxiliaire pour le motif qu'elle n'est plus un délinquant dangereux, soit en vertu de la Charte pour le motif que cette détention constitue une détention ou un emprisonnement arbitraires (art. 9) ou une peine cruelle et inusitée (art. 12). Comme les questions générales ont déjà été étudiées dans l'arrêt Lyons, nous nous bornons ici surtout à un examen des questions précises.
Historique des faits et des procédures
2. Le 20 juin 1979, environ trois ans avant la proclamation de la Charte, l'appelant George Harvey Milne a plaidé coupable devant le juge Denroche de la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique relativement à cinq chefs d'accusation d'avoir commis des actes de grossière indécence contrairement à l'art. 157 du Code criminel. Les infractions se sont échelonnées sur une période de neuf mois et consistaient en des actes sexuels commis avec des garçons âgés de treize à seize ans. Le même jour, le ministère public a sollicité et s'est vu accorder un ajournement afin de pouvoir présenter, en vertu de la partie XXI du Code, une demande visant à faire déclarer que Milne était un délinquant dangereux. Cette demande a été adressée au même juge le 29 mai 1980.
3. À l'époque, la grossière indécence était comprise dans la définition que l'art. 687 du Code donnait à l'expression "sévices graves à la personne". L'alinéa 687b) se lisait alors ainsi:
687. ...
b) les infractions prévues aux articles 144 (viol) ou 145 (tentative de viol), les infractions ou tentatives de perpétration de l'une des infractions prévues aux articles 146 (rapports sexuels avec une personne du sexe féminin âgée de moins de quatorze ans ou de plus de quatorze ans mais de moins de seize ans), 149 (attentat à la pudeur d'une personne du sexe féminin), 156 (attentat à la pudeur d'une personne du sexe masculin) ou 157 (grossière indécence). [Je souligne.]
J'ajouterais que, à l'instar de la situation qui existe maintenant, pour que les dispositions relatives aux délinquants dangereux s'appliquent à ces infractions sexuelles, il était nécessaire de convaincre la cour que "la conduite antérieure du délinquant dans le domaine sexuel, y compris lors de la perpétration de l'infraction dont il a été déclaré coupable, démontre son incapacité à contrôler ses impulsions sexuelles et laisse prévoir que vraisemblablement il causera à l'avenir de ce fait des sévices ou autres maux à d'autres personnes" (al. 688b)).
4. Le juge a fait remarquer que l'appelant avait déjà été reconnu coupable de six infractions contre la propriété, d'une violation des conditions de la liberté sous caution et de trois attentats à la pudeur, tous perpétrés contre des personnes du sexe masculin. Il a conclu que la conduite de l'appelant démontrait son incapacité à contrôler ses impulsions sexuelles, tendance qui, selon toute vraisemblance, se maintiendrait dans l'avenir et causerait des sévices ou autres maux à d'autres personnes. Par conséquent, il a conclu que l'appelant était un délinquant dangereux. Il était aussi convaincu qu'une peine de détention pour une période indéterminée au lieu de toute autre peine s'imposait étant donné [TRADUCTION] "le peu de changement qu'il y a eu jusqu'à présent dans la conduite du délinquant ainsi que le manque de motivation [pour changer] qu'il a manifesté jusqu'au moment de son arrestation relativement aux accusations portées contre lui en l'espèce et compte tenu des seuls chiffres dont on dispose sur la question de la récidive". L'appelant a interjeté appel de cette décision et de la peine imposée, mais la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (motifs du juge Taggart auxquels ont souscrit les juges McFarlane et Carrothers) l'a débouté le 10 mars 1982.
5. Le 4 janvier 1983, l'al. 687b) du Code a été modifié par S.C. 1980‑81‑82‑83, chap. 125, art. 26. Par ces modifications, on a supprimé de la définition de l'expression "sévices graves à la personne" l'infraction à l'art. 157 (grossière indécence). Cela signifie qu'une déclaration de culpabilité en vertu de l'art. 157 ne permet plus de faire une demande fondée sur la partie XXI du Code.
6. Le 14 novembre 1984, l'appelant, par voie d'avis de requête, a engagé la présente instance devant la Cour suprême de l'Ontario. Il demandait un bref d'habeas corpus ad subjiciendum avec certiorari auxiliaire et, en outre ou subsidiairement, une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, dont l'entrée en vigueur avait été proclamée après qu'il eut commencé à purger sa peine de détention pour une période indéterminée. La procédure ainsi engagée visait à obtenir une décision sur la légalité de la continuation de cette détention. Si ce sont les tribunaux ontariens qui en ont été saisis, cela tient à ce que l'appelant à l'époque en question était incarcéré à l'établissement de Warkworth, un pénitencier qui se trouve en Ontario.
7. Le 11 décembre 1984, la demande a été rejetée par le juge Montgomery, qui a toutefois souligné que cela ne laissait pas l'appelant sans voie de recours. Comme l'a dit le juge Montgomery: [TRADUCTION] "Il peut s'adresser à la Commission nationale des libérations conditionnelles et tenter de la convaincre qu'il ne représente plus un danger pour la société. Un accusé condamné à une peine de détention préventive qui a épuisé ses possibilités d'appel devrait, selon moi, purger sa peine, à moins que la Commission des libérations conditionnelles ne conclue, à la suite d'une révision subséquente entreprise après qu'une partie convenable de la peine a été purgée, qu'il ne constitue plus un risque pour le public."
8. Le 10 juin 1985, la Cour d'appel de l'Ontario composée des juges Dubin, Morden et Grange, dans de brefs motifs écrits, a rejeté l'appel de la décision du juge Montgomery. À son avis, [TRADUCTION] "la modification du Code criminel ne changeait rien à la légitimité de la détention de l'appelant". Le 10 décembre 1985, l'autorisation de pourvoi devant cette Cour a été accordée.
9. Le 23 juin 1986, le Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes:
1. Les dispositions de la partie XXI du Code criminel du Canada portant sur une demande visant à faire déclarer qu'une personne est un délinquant dangereux et sur l'imposition d'une peine à la personne ayant fait l'objet d'une telle déclaration, portent‑elles atteinte en totalité ou en partie aux droits garantis par les art. 7, 9, 11 et 12 ou l'un ou l'autre de ces articles, de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Dans l'affirmative, les dispositions de la partie XXI du Code criminel sont‑elles alors justifiées, en totalité ou en partie, compte tenu de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?
Précisons que ces questions sont identiques à celles posées dans l'affaire Lyons.
10. Par suite d'un avis donné conformément au par. 32(4) des Règles de la Cour suprême, les procureurs généraux de l'Ontario et de la Colombie‑ Britannique sont intervenus dans le pourvoi.
Les questions en litige
11. Comme je l'ai déjà laissé entendre, les points soulevés par les questions constitutionnelles qu'a formulées le Juge en chef ont déjà fait l'objet d'une étude exhaustive dans l'arrêt Lyons, où j'ai conclu que la partie XXI dans son état actuel ne porte nullement atteinte aux droits susmentionnés garantis par la Charte et je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'ajouter quoi que ce soit à ce qui y a été dit. Je m'en tiendrai donc aux questions précises qui se posent en l'espèce.
12. L'argument principal de l'appelant, que, par souci de commodité j'appellerai "l'argument du statut continu", est d'une simplicité trompeuse. Suivant cet argument, la partie XXI crée un mécanisme qui permet de déterminer si une personne reconnue coupable de "sévices graves à la personne" est un "délinquant dangereux". Quiconque, par suite de cette détermination, se voit attribuer le "statut" de délinquant dangereux peut être condamné à la détention pour une période indéterminée, laquelle ne durera qu'aussi longtemps que le délinquant continuera à manifester les caractéristiques rattachées au "statut" de dangerosité. Du moment qu'il cesse de les manifester, son incarcération n'a plus de raison d'être et elle peut alors faire l'objet d'une révision soit par voie de bref d'habeas corpus, soit en vertu de la Charte, pour le motif que sa continuation constitue une détention ou un emprisonnement arbitraires (art. 9) ou un traitement ou une peine cruels et inusités (art. 12).
13. Il s'ensuit, selon cet argument, que lorsqu'un tribunal est saisi d'une demande de révision de la détention continue d'un délinquant, ce qu'on cherche à obtenir n'est pas un examen de la détermination initiale que le délinquant était dangereux, mais plutôt une réponse à la question de savoir s'il continue d'être dangereux. Cette dernière détermination, prétend‑on, doit se faire en fonction des dispositions actuelles de la partie XXI. Dans le cas de l'appelant, cela veut dire qu'on ne peut plus dire qu'il possède les caractéristiques requises de dangerosité parce que le crime pour lequel il a été condamné, savoir la grossière indécence, n'est plus compris dans la définition de l'expression "sévices graves à la personne" (art. 687). Il a donc cessé d'avoir le statut de délinquant dangereux et la continuation de sa détention ne saurait dès lors se justifier. En d'autres termes, la continuation de la détention est conditionnée par un état ou un statut de dangerosité prévus par la loi existante. Par conséquent, soutient‑on, du moment que le délinquant n'a plus ce statut, il doit être mis en liberté. La révision par la Commission des libérations conditionnelles prévue par le texte législatif en question ne constitue donc pas une voie de recours suffisante ou appropriée parce que les critères qu'applique la Commission ne permettent pas, toujours selon cet argument, d'étudier adéquatement la question de savoir si un requérant doit rester emprisonné; en effet, la Commission n'est pas tenue en vertu de ces critères de se demander si ce requérant est "dangereux" au sens où l'entendent les dispositions actuelles du Code.
14. Pour ce qui est de l'examen fondé sur la Charte, selon l'argument, il ne s'agit pas de donner à ce document un effet rétroactif. Ce ne sont pas la qualification attribuée et la peine imposée avant l'entrée en vigueur de la Charte qui font, dit‑on, l'objet de l'examen. L'examen fondé sur la Charte vise plutôt à déterminer si l'appelant a encore le statut de délinquant dangereux aux termes de la loi actuellement en vigueur.
15. Il est évident que l'argument du "statut continu" est invoqué dans le but principalement de prévenir toute prétention que l'appelant, en cherchant maintenant à faire examiner la légalité de sa détention, tente d'obtenir la révision des décisions antérieures des tribunaux de la Colombie‑ Britannique en fonction des modifications apportées en 1983 au Code criminel et aussi en fonction de la Charte, lesquelles sont entrées en vigueur bien après que la condamnation a été prononcée et les possibilités d'appel épuisées.
16. En exposant cet argument, l'avocat de l'appelant s'est référé à plusieurs causes, dont Mitchell v. Attorney General of Ontario (1983), 35 C.R. (3d) 225 (H.C. Ont.), où l'argument relatif au statut paraît également avoir été avancé. Les faits de cette affaire ressemblent beaucoup à ceux de la présente instance. Là, le requérant, après avoir été reconnu coupable de quatorze infractions contre la propriété, a en 1970 été déclaré repris de justice en vertu des dispositions relatives aux repris de justice qui figuraient à l'époque dans le Code, ce qui lui a valu une condamnation à une peine d'une durée indéterminée. En 1977, longtemps après qu'il eut été débouté de l'appel qu'il avait interjeté contre cette condamnation, on a abrogé les dispositions concernant les repris de justice et on a adopté les dispositions du Code relatives aux délinquants dangereux, sous le régime desquelles le requérant n'aurait pas pu être déclaré délinquant dangereux. Après l'adoption de la Charte, il a donc demandé un bref d'habeas corpus ad subjiciendum avec certiorari auxiliaire et, subsidiairement, une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte.
17. Le jugement rendu dans cette affaire appuie l'argument de l'appelant dans la mesure où il prétend que c'est la continuation de la détention au moment présent et non pas la condamnation initiale qui fait l'objet d'une révision et que, pour ce qui est de l'examen fondé sur la Charte, cela ne revient pas à donner à celle‑ci un effet rétroactif. Le juge Linden fait observer, à la p. 229:
[TRADUCTION] Dans cette demande, on ne conteste pas la condamnation à une peine de détention préventive. Le requérant invite plutôt la cour à conclure que la continuation de sa détention par suite de cette condamnation porte atteinte à son droit à la protection contre les traitements ou les peines cruels et inusités et contre la détention ou l'emprisonnement arbitraires. Il fonde ces allégations sur les modifications apportées aux dispositions de la partie XXI du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, et sur l'adoption de la Charte des droits. [Italiques dans le texte original.]
Il poursuit, à la p. 232:
[TRADUCTION] Avant d'étudier la demande au fond, il convient de souligner que, d'après les faits de l'espèce, la question de l'application rétroactive de la Charte ne se pose pas. La demande est fondée sur des violations de la Charte qui se produiraient présentement en raison de la continuation de l'incarcération du requérant. Aucune décision des différents tribunaux et de la Commission des libérations conditionnelles n'est contestée. On ne conteste pas non plus la légalité de la détention du requérant avant l'entrée en vigueur de la Charte.
18. Toutefois, si je la comprends bien, la décision Mitchell n'est d'aucun secours à l'appelant en ce qui concerne ce volet de son argument qui laisse entendre que sa détention ne peut être légitime que si le crime dont il a été déclaré coupable constitue encore un sévice grave à la personne pouvant justifier une demande en vertu de la partie XXI. J'estime plutôt que le juge Linden ne l'aurait pas mis en liberté en se fondant sur ce moyen. Sa décision repose carrément sur son opinion que si, dans le cadre d'une demande subséquente, on pouvait démontrer que le requérant représentait pour la société non pas un danger mais un simple fléau social, la continuation de sa détention constituerait une peine cruelle et inusitée, et serait alors contraire à l'art. 12 de la Charte et, partant, illégale. Quand la demande subséquente a été présentée encore une fois devant le juge Linden, on a jugé que la continuation de la détention du requérant allait à l'encontre de l'art. 12 et on a ordonné sa mise en liberté même si auparavant il avait, à deux reprises, après avoir été élargi, violé les conditions de sa liberté conditionnelle, et malgré le fait que la Commission des libérations conditionnelles avait, même après la décision antérieure du juge Linden, refusé de lui accorder la libération conditionnelle.
19. Donc, pour que cette décision puisse s'appliquer au cas de l'appelant, il lui faudrait établir que la continuation de la détention de durée indéterminée pour grossière indécence dans des circonstances comme celles qui se présentent en l'espèce constitue une peine cruelle et inusitée. L'avocat de l'appelant a soutenu de manière générale que la partie XXI n'est pas valide en ce sens qu'elle entraîne notamment l'imposition d'une peine cruelle et inusitée ou la détention arbitraire, mais cet argument échoue pour les motifs énoncés dans l'arrêt Lyons. Il a aussi tenté de faire ressortir que l'infraction commise par l'appelant ne paraissait pas dangereuse au sens des infractions énumérées maintenant dans la partie XXI. Toutefois, il n'a aucunement fait valoir que, à supposer que la partie XXI soit généralement valide, détenir l'appelant pour une période indéterminée constituerait une peine cruelle et inusitée ou une détention arbitraire parce que la dangerosité de l'infraction dont il avait été déclaré coupable ne suffisait pas à justifier une telle détention. Il lui aurait été très difficile de le faire. Malgré l'absence d'acte de violence et donc d'élément de dangerosité à cet égard, il est ressorti de la preuve que l'appelant était une personne très manipulatrice dont le mode de comportement consistait à venir à l'aide de jeunes garçons pour ensuite les amener à participer à des activités sexuelles en les faisant boire. Il est également ressorti de la preuve que les garçons impliqués dans la série d'incidents à l'origine des accusations qui ont permis de le faire déclarer délinquant dangereux avaient subi un préjudice psychologique plus ou moins grave par suite de ces rencontres. On a dit que cela avait eu sur l'un d'eux, par exemple, un effet "très traumatisant" et avait "gravement affecté son développement". Loin d'être un simple fléau social comme c'était le cas dans l'affaire Mitchell, l'appelant a continué de se comporter d'une manière susceptible de causer des sévices ou autres maux semblables aux infractions sexuelles qui sont encore incluses à l'al. 687b). À mon avis, la continuation de sa détention pour une période indéterminée ne constitue donc pas une peine cruelle et inusitée ou une détention arbitraire.
20. A l'appui de son argument du statut continu, l'avocat de l'appelant a également invoqué l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario R. v. Langevin (1984), 11 C.C.C. (3d) 336. Il s'agit là d'une affaire où la Cour d'appel a examiné la validité de l'art. 688 du Code en fonction de la Charte, qui avait été proclamée depuis le moment où le juge du procès avait rendu sa décision. Au sujet du moment où l'appel a été interjeté, le juge Lacourcière, qui a rédigé les motifs de la cour, fait remarquer, à la p. 352:
[TRADUCTION] Nous sommes d'accord avec M*SUe Frost pour dire que, vu que la Charte est entrée en vigueur après que l'appelant eut été jugé délinquant dangereux, les dispositions de la Charte invoquées par ce dernier ne s'appliquent pas aux procédures devant le juge Carter et n'ont aucun effet rétroactif sur elles: R. v. Antoine (1983), 41 O.R. (2d) 607, à la p. 613, 5 C.C.C. (3d) 97, à la p. 102, 148 D.L.R. (3d) 149, à la p. 155.
Le délai pour former un appel a toutefois été prorogé par le juge en chef adjoint de l'Ontario et c'est donc à juste titre que nous sommes saisis de l'appel interjeté en vertu de l'art. 694 du Code contre la peine de durée indéterminée. Quant à cette peine, elle repose sur la conclusion que l'appelant est un délinquant dangereux et la continuation de ce statut de délinquant dangereux est une condition nécessaire à la validité de la condamnation et de la détention qui en résulte. Je conclus donc que la cour a compétence pour trancher dans le cadre de l'appel la question de droit de savoir si, compte tenu de l'exigence d'un statut continu, la peine imposée porte atteinte à un droit garanti par la Charte. [Je souligne.]
21. Toutefois, il n'est pas clair à la lecture de l'arrêt si l'expression "statut continu" mentionnée dans ce passage devait avoir le sens large et les conséquences que fait valoir l'appelant en l'espèce, ou si elle a été employée simplement pour indiquer que l'affaire était toujours "en cours" (voir R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246), vu qu'aucun appel n'avait encore été interjeté et que la Cour d'appel pouvait en conséquence l'examiner en fonction de la Charte. Les faits de l'espèce ainsi que les observations que fait la cour ailleurs dans son jugement (voir, par exemple, la p. 351) tendent à étayer ce dernier point de vue. Je ne crois pas en tout état de cause que cet arrêt puisse servir de fondement à l'argument du statut continu tel que l'a formulé l'appelant.
22. Quoi qu'il en soit, je suis nettement d'avis que cet argument ne reflète pas adéquatement la nature, l'objet ou l'effet de la peine imposée en vertu de la partie XXI du Code. Il n'est pas appuyé non plus par le texte clair de l'art. 688, lequel ne justifie aucunement la notion selon laquelle la peine est subordonnée à la condition que le délinquant continue à satisfaire aux exigences posées par toute modification ultérieure de la partie XXI. L'argument de l'appelant traduit par ailleurs une conception erronée de la nature, de l'objet et de l'effet de la révision à laquelle la Commission des libérations conditionnelles est tenue de procéder en vertu de l'art. 695.1. Comme je l'ai dit dans l'arrêt Lyons aux pp. 342 à 344:
Il faut se rappeler que, si le délinquant se voit condamner à une peine d'une durée indéterminée, c'est parce qu'au moment de la condamnation on a jugé qu'il avait une propension à un certain type de conduite. Cette peine est imposée "au lieu de toute autre peine" qui aurait pu être infligée et, comme toute autre peine, elle doit être purgée intégralement. Le délinquant n'est pas condamné à purger une peine d'emprisonnement jusqu'à ce qu'il ne soit plus dangereux. L'article 695.1 prescrit d'ailleurs l'examen de la situation du délinquant afin d'établir s'il y a lieu d'accorder la libération conditionnelle et, dans l'affirmative, à quelles conditions; cet article n'exige ni la suppression ni la modification du qualificatif de "délinquant dangereux"...
On peut faire valoir que les dispositions en cause auraient pu être mieux adaptées. Par exemple, on aurait peut‑être pu prétendre que le processus de révision devrait viser uniquement à déterminer si le délinquant possède encore les caractéristiques qui ont fait qu'il pouvait se voir infliger une peine de détention pour une durée indéterminée. En vérité, on pourrait affirmer que se demander, comme le fait la Commission des libérations conditionnelles, s'il y a eu amendement ou réadaptation de l'individu, revient à poser une question qui, par hypothèse, ne peut recevoir une réponse affirmative, car il découle implicitement de ce que le délinquant a été qualifié de dangereux que les méthodes habituellement employées pour assurer la réinsertion sociale seraient inefficaces dans son cas. Plusieurs raisons militent toutefois en faveur du rejet de cet argument.
En premier lieu, les critères dont on se sert en fait viennent renforcer le point de vue déjà exprimé dans les présents motifs, selon lequel la détermination de la peine, même en vertu de la partie XXI, vise un ensemble complexe d'objectifs pénologiques. À mon avis, ni la logique ni le bon sens ne permettent de soutenir que, en raison d'une décision d'établir la peine d'un délinquant en fonction de considérations fondées principalement sur la prévention, d'autres buts pénaux tout aussi valables cessent d'être pertinents. Je le répète, la protection de la société contre les délinquants dangereux ne supplante jamais tout à fait les autres objectifs légitimes visés par une peine prononcée en vertu de la partie XXI.
Dans cette optique, il serait absurde d'exiger des délinquants dangereux qu'ils prouvent simplement à la Commission des libérations conditionnelles qu'ils ne sont plus "dangereux" (pour reprendre le terme employé à la partie XXI), car ce serait là une exigence moins lourde que celle posée dans le cas d'autres détenus. Il me semble que, si l'art. 695.1 avait prévu un "examen portant sur la qualité de délinquant dangereux" plutôt qu'un examen en vue de la libération conditionnelle, mais qu'il eût adopté des critères identiques à ceux énoncés dans la Loi sur la libération conditionnelle de détenus, il serait peut‑être bien plus évident que l'examen prévu réalise en fait le degré d'adaptation requis pour assurer la validité du régime législatif dans son ensemble. Le sous‑alinéa 10(1)a)(iii) oblige la Commission a se demander si la mise en liberté du détenu constituerait un "risque indu" pour la société; si l'accusé continue d'être dangereux, alors, par définition, ce critère n'est pas rempli. De plus, l'al. 10(1)a) exige que la Commission soit convaincue que le détenu a tiré le plus grand avantage possible de l'incarcération et que son élargissement facilitera son amendement et sa réadaptation.
En tant que manifestations des préoccupations de la société, ces critères ne me semblent pas moins pertinents relativement à la libération de délinquants dangereux qu'ils ne le sont à l'égard de l'élargissement d'autres délinquants. [Souligné dans le texte original.]
23. Somme toute, l'appelant jouit des mêmes garanties que celles offertes à n'importe quelle autre personne reconnue coupable d'une infraction et condamnée à une peine d'incarcération. Il avait le droit d'interjeter un appel lorsque la peine a été imposée et il peut faire une demande de libération conditionnelle aux moments prescrits. Mais comme toute autre personne qui est régulièrement déclarée coupable et condamnée, il doit par ailleurs purger intégralement sa peine. Cela ne veut pas dire que l'appelant n'a aucune voie de recours. Comme je l'ai déjà dit, il a droit à ce que son admissibilité à la libération conditionnelle soit examinée tous les deux ans. S'il réussit à démontrer qu'il satisfait aux critères énoncés à l'al. 10(1)a) de la Loi sur la libération conditionnelle de détenus, il sera mis en liberté conditionnelle. De plus, il lui est loisible de demander en vertu de l'art. 617 du Code criminel, la tenue d'une nouvelle audience ou le renvoi de l'affaire devant une cour d'appel. J'estime donc que l'argument de l'appelant relatif au statut continu ne saurait être retenu.
24. Finalement, l'avocat de l'appelant a attiré notre attention sur l'art. 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, A.G. Rés. 2200A (XXI), 21 N.U. GAOR, Supp. (n*SUo 16) 52, Doc. A/6316 N.U. (1966), des Nations Unies auquel a adhéré le Canada. Cet article prévoit que si, postérieurement à l'infraction, il y a réduction de la peine, le délinquant doit en bénéficier. Tout en convenant que cette disposition n'a pas été intégrée dans le droit positif canadien, l'avocat soutient que la Cour devrait s'en inspirer et interpréter l'art. 9 (détention arbitraire) et l'art. 12 (peines cruelles et inusitées) de la Charte de manière à invalider au moins une peine aussi lourde que la détention pour une période indéterminée lorsque cette peine ne peut plus être imposée. Mais même en supposant qu'on puisse dire que la situation dont il s'agit en l'espèce relève de cet article du Pacte (ce qui n'est pas du tout certain), il me semble que le juge Linden, dans la décision Mitchell, précitée, a donné une réponse complète à cet argument. Il est difficile de voir comment on pourrait adopter un tel point de vue compte tenu du fait que cette question est traitée spécifiquement par l'al. 11i) de la Charte, aux termes duquel l'unique droit d'un accusé à cet égard est celui de bénéficier de toute réduction de peine édictée entre le moment de la perpétration de l'infraction et celui de la sentence.
25. Compte tenu des conclusions que j'ai tirées, il n'est pas nécessaire d'examiner l'argument que l'intimé a opposé à l'opinion exprimée par le juge Linden dans la décision Mitchell, précitée, portant que l'exécution de la sentence, à la différence de la condamnation, peut être révisée en tout temps en vertu de la Charte sans toutefois qu'il y ait application rétroactive des dispositions de cette dernière à la condamnation (voir aussi R. v. Konechny (1983), 10 C.C.C. (3d) 233 (C.A.C.‑B.)) et je m'abstiendrai de le faire. Il ne m'est pas non plus nécessaire d'examiner les questions de compétence soulevées par l'intimée.
Conclusion
26. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi et, comme dans l'affaire Lyons, de répondre à la première question constitutionnelle par la négative. Cela étant, il n'est pas nécessaire d'aborder la seconde question constitutionnelle.
Version française des motifs rendus par
27. Le juge Estey (dissident)‑‑La question soulevée dans le présent pourvoi est de savoir si la détention continue de l'appelant porte atteinte au droit qui lui est garanti par la Charte canadienne des droits et libertés d'être protégé contre une peine cruelle et inusitée (art. 12). Le présent pourvoi ne soulève pas de questions concernant la validité ou le caractère approprié de la déclaration de culpabilité initiale de l'appelant ou l'imposition d'une peine d'une durée indéterminée. Le présent pourvoi n'attaque pas non plus la procédure qui a mené à la déclaration de culpabilité et à l'imposition de la peine. Par conséquent, il est clair qu'on ne demande pas à cette Cour de répondre à la question de savoir si l'appelant était "dangereux" au moment de l'imposition de la peine aux termes des dispositions du Code en vigueur à ce moment‑là.
28. À mon avis, il y a en l'espèce une violation de l'art. 12 de la Charte. Aux fins du présent pourvoi, on peut dire que la clé de l'art. 12 est qu'il doit y avoir un certain degré de proportionnalité entre l'infraction dont l'accusé a été déclaré coupable et la peine qui lui est infligée aux termes de la loi. Voir R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045.
29. Au moment où l'appelant a été déclaré délinquant dangereux aux termes de la partie XXI du Code criminel, il était nécessaire que l'infraction dont le délinquant avait été déclaré coupable constitue "un sévice grave à la personne". Cette expression était définie à l'art. 687:
687. ...
"sévices graves à la personne" désigne
a) les infractions (la haute trahison, la trahison, le meurtre au premier degré ou au deuxième degré exceptés) punissables, par voie de mise en accusation, d'une peine d'emprisonnement d'au moins dix ans et impliquant
(i) l'emploi, ou une tentative d'emploi, de la violence contre une autre personne, ou
(ii) une conduite dangereuse, ou susceptible de l'être, pour la vie ou la sécurité d'une autre personne ou une conduite ayant infligé, ou susceptible d'infliger, des dommages psychologiques graves à une autre personne, ou
b) les infractions prévues aux articles 144 (viol) ou 145 (tentative de viol), les infractions ou tentatives de perpétration de l'une des infractions prévues aux articles 146 (rapports sexuels avec une personne du sexe féminin âgée de moins de quatorze ans ou de plus de quatorze ans mais de moins de seize ans), 149 (attentat à la pudeur d'une personne du sexe féminin), 156 (attentat à la pudeur d'une personne du sexe masculin) ou 157 (grossière indécence).
Milne a été déclaré coupable relativement à cinq chefs d'accusation de grossière indécence.
30. La définition de l'expression "sévices graves à la personne" a été modifiée par S.C. 1980‑81‑82‑83, chap. 125, art. 26, et l'al. b) ne comprend désormais plus l'infraction de grossière indécence. Par conséquent, la "grossière indécence" a cessé d'être punissable par une peine d'une durée indéterminée. En d'autres termes, la grossière indécence a cessé d'être un motif pour conclure qu'une personne est dangereuse par détermination de la loi en vertu de la partie XXI du Code. L'infraction de grossière indécence demeure un acte criminel qui entraîne une peine maximale de cinq ans d'emprisonnement (art. 157). Il est donc clair que si Milne avait été déclaré coupable aujourd'hui, il ne risquerait pas de se voir infliger une peine d'une durée indéterminée parce qu'il n'est désormais plus "dangereux" au sens de la loi.
31. L'appelant est incarcéré dans un pénitencier depuis le 29 mai 1980. Selon la peine qui aurait été infligée relativement aux cinq chefs d'accusation de grossière indécence à l'égard desquels l'appelant a plaidé coupable, ou bien il aurait purgé la peine appropriée, ou bien il lui resterait encore une peine d'emprisonnement à purger.
32. La question qui est maintenant posée à la Cour est de savoir si, dans ces circonstances, l'appelant peut continuer à être détenu.
33. Cette Cour a conclu dans l'arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, que l'imposition d'une peine d'une durée indéterminée ne viole pas la Charte en soi. La question soulevée en l'espèce est tout à fait différente: peut‑il y avoir violation de la Charte lorsque le fondement même de la détention pour une durée indéterminée a perdu sa force justificative quand le Parlement a décidé qu'une peine d'une durée indéterminée n'était désormais plus adaptée à l'infraction de grossière indécence? En vertu de sa condamnation actuelle, l'appelant continuera d'être incarcéré pendant une période indéterminée même si le Parlement a maintenant ordonné l'imposition d'une peine déterminée dans le cas de l'infraction pour laquelle il a été incarcéré. Peu importe quel était, avant l'adoption de la Charte, le droit relatif au traitement des détenus qui purgeaient des peines révisées par le Parlement après le prononcé de la sentence, la Charte a introduit de nouvelles normes. Les détenus qui se trouvent dans la situation de l'appelant ont maintenant des droits, y compris ceux qui découlent des art. 7, 9 et 12 de la Charte. L'article 7 de la Charte prévoit qu'on ne peut porter atteinte au droit d'une personne "à la liberté et à la sécurité de sa personne ... qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale". On pourrait débattre de la question de savoir s'il existait en common law un principe de justice fondamentale relativement à l'emprisonnement continu d'une personne dans la situation de l'appelant. Il convient de souligner l'al. 35d) de la Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. I‑23, à cet égard. En voici le texte:
35. Lorsqu'un texte législatif est abrogé en tout ou en partie, l'abrogation
...
d) n'a d'effet ni sur une infraction au texte législatif ainsi abrogé, ni sur une violation de ses dispositions, ni sur une peine, confiscation ou punition encourue aux termes du texte législatif ainsi abrogé;
Si, en fait, cette disposition veut viser les événements survenus en l'espèce, elle doit être interprétée de concert avec l'art. 157 et la partie XXI du Code criminel pour déterminer si cet ensemble de dispositions législatives peut appuyer la détention continue de l'appelant. Toutes ces dispositions législatives doivent, si elles portent sur la question, céder devant la Charte. L'arrêt de cette Cour, R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246, ne porte pas sur cette question.
34. Toutefois, il a depuis longtemps été établi en droit criminel canadien que les peines doivent être proportionnelles à l'infraction perpétrée. Le Parlement a maintenant conclu que la peine d'une durée indéterminée n'est désormais plus adaptée à la violation de l'art. 157, et ce sans doute parce qu'un tel emprisonnement serait, de l'avis du Parlement, disproportionné pour l'infraction de grossière indécence. Par conséquent, on peut dire que la détention continue de l'appelant constituerait, dans ces circonstances, une atteinte à la liberté qui n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale.
35. Il se pourrait également que l'emprisonnement continu d'une personne dans la même situation que l'appelant soit "arbitraire" et donc contraire à l'art. 9 de la Charte. Lorsque la détention pour une période indéterminée d'une personne déclarée coupable de grossière indécence n'est plus autorisée en droit criminel, une telle incarcération devient vexatoire ou arbitraire et, évidemment, si elle était infligée après la modification de la partie XXI, elle serait illégale. Par conséquent, on peut dire que la détention continue de l'appelant est devenue vexatoire ou arbitraire selon le sens ordinaire de ce dernier terme à l'art. 9. Il peut difficilement y avoir de fondement rationnel ou justificatif (sous réserve de ce qui est ajouté ci‑dessous au sujet de l'autre peine appropriée aux termes de l'art. 157) pour la détention continue de l'appelant pendant une période indéterminée. Sans me prononcer sur la justesse de l'application des art. 7 et 9 dans de telles circonstances, j'examine maintenant la troisième disposition de la Charte apparemment applicable.
36. Vu toutes les circonstances, je suis d'avis de conclure que l'emprisonnement continu de l'appelant porte clairement atteinte au droit de l'appelant garanti par l'art. 12 de la Charte que voici:
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
37. La perspective qu'une personne puisse purger une peine d'une durée indéterminée dans un pénitencier relativement à une infraction qui n'entraîne désormais plus une telle peine d'emprisonnement aux termes du Code criminel, doit dans notre langage ordinaire être "cruelle et inusitée" selon le sens donné à cette expression dans l'arrêt Smith, précité. En l'espèce, la Cour ne traite pas d'une mesure législative déraisonnable ou autrement choquante ni même d'une politique législative qui porte atteinte à un droit garanti par la Charte. En l'espèce, la Cour ne se préoccupe que de la caractérisation juridique de l'assujettissement de l'appelant après la modification législative. Il n'est pas nécessaire de passer en revue l'historique de l'expression "peine cruelle et inusitée", car le juge Lamer l'a déjà fait dans l'arrêt Smith, précité. Il n'est pas non plus question de déférence judiciaire envers le Parlement sur des questions de principe. Le Parlement a déjà énoncé sa politique en ce qui a trait à l'infraction de grossière indécence. Contrairement à l'arrêt Smith, précité, le caractère "disproportionné" de la peine a été déterminé par le Parlement lui‑même lorsqu'il a modifié la partie XXI. Il incombe seulement aux tribunaux d'appliquer en droit la Charte à la situation actuelle de l'appelant.
38. Les questions liées qui découlent des trois articles de la Charte mentionnés précédemment font en sorte que le présent pourvoi ne constitue pas une base propice à l'extension de l'analyse de ces droits au‑delà de la discussion que l'on trouve dans l'arrêt Smith, précité. Je conclus que, quels que puissent être les arguments relatifs aux art. 7 et 9, l'emprisonnement continu de l'appelant en vertu d'une peine d'une durée indéterminée constitue une violation du droit constitutionnel de l'appelant que garantit l'art. 12 de la Charte.
39. Alors quelle est l'issue appropriée du présent pourvoi?
40. On n'a jamais déterminé quelle serait la peine appropriée dans le cas de l'appelant aux termes de l'art. 157, indépendamment des dispositions de la partie XXI. L'appelant a plaidé coupable relativement à cinq chefs d'accusation de grossière indécence. La peine maximale prévue à l'art. 157 est cinq ans d'emprisonnement. Si l'on tient compte des principes de la totalité et infractions connexes et d'autres principes de détermination de la peine qui conviendraient dans les circonstances de l'espèce, la peine appropriée devrait être déterminée par le juge du procès, le juge Denroche. Il est maintenant dessaisi de l'affaire, car il a validement statué sur la déclaration de culpabilité et sur la peine à imposer à l'appelant en vertu du droit tel qu'il existait à ce moment‑là.
41. Les redressements demandés en l'espèce sont l'habeas corpus avec certiorari auxiliaire ou un redressement en vertu du par. 24(1) de la Charte. L'habeas corpus avec certiorari auxiliaire ne conviendra pas (même si l'on présume qu'on puisse y avoir recours nonobstant l'art. 710 du Code) si la peine d'emprisonnement déjà purgée par l'appelant est moindre que la peine appropriée déterminée en vertu de l'art. 157, indépendamment de la partie XXI. Dans ce cas, un tribunal doit recourir au par. 24(1) de la Charte. À mon avis, la réparation "convenable et juste" vu toutes les circonstances inhabituelles de l'espèce est le renvoi de cette affaire devant le juge Denroche pour qu'il évalue la peine convenable relativement aux cinq chefs d'accusation à l'égard desquels l'appelant a plaidé coupable. Si une telle peine devait être plus sévère que la peine d'emprisonnement déjà purgée par l'appelant, il conviendra d'ordonner que l'appelant soit détenu jusqu'à ce qu'une telle peine ait été purgée, sous réserve du droit de l'appelant d'être mis en liberté en vertu des dispositions législatives applicables. Si la peine convenable est une période d'emprisonnement moindre que celle que l'appelant a déjà purgée en vertu de la peine infligée en 1980, il conviendra d'ordonner que l'appelant soit remis en liberté.
Version française des motifs rendus par
42. Le juge Wilson (dissidente en partie)‑‑Pour les motifs que j'ai donnés dans l'arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'ordonnance fondée sur la partie XXI du Code criminel ainsi que la peine de détention pour une durée indéterminée, et de renvoyer l'affaire devant le juge de première instance pour qu'il impose la peine d'une durée déterminée qu'il convient d'imposer.
43. Tout comme dans l'arrêt Lyons, l'accusé ignorait, au moment où il a plaidé coupable à l'égard des infractions pour lesquelles il a été condamné, que la poursuite avait l'intention de faire une demande fondée sur la partie XXI du Code et, en fait, qu'elle avait déjà reçu des directives en ce sens du procureur général. La poursuite avait le droit, en vertu des dispositions du Code, de suivre cette procédure avant l'entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés, c'est‑à‑dire, au moment où l'ordonnance fondée sur la partie XXI a été rendue. Cependant, je ne crois pas, pour les raisons que j'ai données dans l'arrêt Lyons, qu'à la suite de l'entrée en vigueur de l'art. 7 de la Charte, la continuation de l'incarcération de l'appelant conformément à une ordonnance rendue dans ces circonstances puisse être justifiée. En conséquence, j'estime qu'il a droit à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte.
Pourvoi rejeté, le juge Estey est dissident et le juge Wilson est dissidente en partie.
Procureur de l'appelant: Ronald R. Price, Kingston.
Procureur de l'intimée: Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Le sous‑procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le sous‑procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.