R. c. Amway Corp, [1989] 1 R.C.S. 21
Sa Majesté La Reine Appelante
c.
Amway Corporation Intimée
et
Le procureur général de l'Ontario Intervenant
répertorié: r. c. amway corp.
No du greffe: 20232.
1988: 5 octobre; 1989: 19 janvier.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges McIntyre, Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux-Dubé et Sopinka.
en appel de la cour d'appel fédérale
Droit constitutionnel -- Charte canadienne des droits et libertés ‑‑ Preuve ‑‑ Contraignabilité -- Droit de l'inculpé ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction qu'on lui reproche -- Action civile en confiscation intentée contre la société en application de la Loi sur les douanes -- Demande visant à faire subir un interrogatoire préalable à l'un des dirigeants de la société -- L'article 11c) est-il applicable? -- Dans l'affirmative, la mesure législative est-elle justifiée en vertu de l'article premier? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11c).
Preuve -- Contraignabilité -- Action civile en confiscation intentée contre la société en application de la Loi sur les douanes -- L'intimée est-elle un témoin et donc non contraignable conformément à l'art. 4(1) de la Loi sur la preuve au Canada? -- Les règles de common law et d'equity empêchent-elles l'intimée de subir un interrogatoire préalable dans des procédures visant l'exécution d'une confiscation? -- Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 4(1), 5 -- Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40, art. 102, 180, 192, 252.
L'intimée a été déclarée coupable en vertu du Code criminel d'avoir fait de fausses déclarations au sujet de marchandises importées au Canada pour éviter de payer des droits et elle a acquitté une amende. Avant que l'intimée soit ainsi déclarée coupable, l'appelante a intenté une action en Cour fédérale dans laquelle elle alléguait que l'intimée et Amway du Canada Limitée encouraient la confiscation de leurs marchandises conformément aux art. 180 et 192 de la Loi sur les douanes, pour avoir fait de fausses déclarations et avoir produit de fausses factures, et subsidiairement, en vertu de l'art. 192 pour les avoir sous‑évaluées. L'appelante a soutenu en outre que l'intimée et Amway du Canada Limitée étaient tenues de payer des droits et des taxes sur les marchandises importées, conformément à l'art. 102 de la Loi.
Une fois les actes de procédure de cette action déposés et après l'interrogatoire préalable de la personne désignée de l'appelante, cette dernière a présenté, devant la Division de première instance de la Cour fédérale, conformément à la règle 465(1) des Règles de la Cour fédérale, une requête visant à obtenir une ordonnance enjoignant à l'intimée de faire témoigner l'un de ses dirigeants lors d'un interrogatoire préalable. La Cour d'appel fédérale a infirmé la décision de la Division de première instance qui avait fait droit à la requête. La question en l'espèce est de savoir s'il peut être ordonné à l'intimée de faire témoigner l'un de ses dirigeants lors d'un interrogatoire préalable, conformément à la règle 465(1). De plus, deux questions constitutionnelles ont été formulées: la règle 465 porte‑t‑elle atteinte à l'al. 11c) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où elle oblige une société défenderesse à subir un interrogatoire préalable dans une action intentée en vertu des art. 180 et 192 de la Loi sur les douanes et, dans l'affirmative, cet interrogatoire est-il justifié en vertu de l'article premier?
Arrêt: Le pourvoi est accueilli; la première question constitutionnelle reçoit une réponse négative.
Le droit de l'intimée de refuser d'obtempérer à l'ordonnance d'interroger au préalable l'un de ses dirigeants doit être établi en fonction de ses droits en common law et non en application du par. 4(1) de la Loi sur la preuve au Canada. En common law, un accusé n'était ni habile à témoigner ni un témoin contraignable. Le paragraphe 4(1) ne porte que sur l'habilité et la règle de common law est demeurée intacte en ce qui concerne l'impossibilité de contraindre une personne accusée à témoigner à la demande de la poursuite.
La Cour a tenu pour acquis, toutefois le décider, que les privilèges de common law de ne pas s'incriminer n'ont pas été subsumés dans les dispositions de la Charte.
Un défendeur dans une action en recouvrement d'une amende ou en exécution d'une confiscation bénéficie de trois droits en common law: (1) il peut refuser d'obtempérer à une ordonnance d'interrogatoire préalable dans une action en exécution d'une confiscation; (2) il peut refuser d'obtempérer à une ordonnance d'interrogatoire préalable dans une action en recouvrement d'une amende; (3) il peut garder le silence à l'égard de toute question qui lui est posée à l'interrogatoire préalable ou au procès et qui vise à l'incriminer ou à l'assujettir au paiement d'une amende ou à l'exécution d'une confiscation. Il a pu également exister un droit comparable à celui que possède un accusé dans des procédures criminelles de ne pas être contraint à témoigner au procès à la demande de la partie qui cherche à obtenir le recouvrement d'une amende ou l'exécution d'une confiscation, mais ce droit n'était pas accordé aux dirigeants ou aux employés d'une société.
Les dispositions générales de la règle 465 des Règles de la Cour fédérale et de l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada concernant l'interrogatoire préalable ont mis fin à l'existence de ces règles. L'application des deux premières règles interdisant l'interrogatoire préalable dans les actions en exécution d'une confiscation ou en recouvrement d'une amende n'est pas conforme à la pratique de nos tribunaux, reflétée à la règle 465, qui consiste à élargir tous les moyens de procéder à la tenue d'un interrogatoire préalable. Toute politique interdisant les actions en exécution d'une confiscation se trouve maintenant dans diverses dispositions législatives qui permettent au tribunal d'accorder un redressement contre la confiscation et les amendes. Quant à la troisième règle, savoir le privilège d'un témoin de ne pas s'incriminer, elle a été remplacée par l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada.
Une société en soi ne peut être un témoin et ne peut donc être visée par l'al. 11c) de la Charte. Il n'y a qu'un seul témoin qui subit l'interrogatoire et c'est le dirigeant qui témoigne au nom de la société et non la société elle‑même. Le simple fait que les règles de preuve permettent une plus grande latitude concernant la source des renseignements que le témoin communique n'a pas pour effet de transformer cette source en témoin. Ce serait forcer l'interprétation de l'al. 11c) que de conclure qu'une entité artificielle est un témoin. L'alinéa 11c) vise à protéger l'individu contre toute atteinte à sa dignité et à sa vie privée, inhérente à une pratique qui permet à la poursuite d'obliger la personne inculpée à témoigner elle-même. Sa formulation ne permet pas de rejeter les décisions où on a refusé aux sociétés le droit de common law de ne pas être contraintes de témoigner à la demande de la poursuite au procès. Il n'est pas nécessaire de décider si une société est une personne et on a tenu pour acquis que, dans la poursuite intentée en l'espèce, l'intimée était inculpée.
Il n'est pas nécessaire de traiter de la question de savoir si la demande devrait être qualifiée de demande visant le paiement de droits et de taxes.
On aurait dû fixer le lieu de l'interrogatoire préalable après avoir accordé aux parties la possibilité de formuler des observations et de déposer tout autre document supplémentaire requis. En l'absence d'une entente quant au lieu de l'interrogatoire préalable, cet aspect de l'affaire devrait être renvoyé au juge saisi de la demande pour qu'elle détermine le lieu de cet interrogatoire conformément à la règle 465(12).
Jurisprudence
Arrêts examinés: R. v. Judge of the General Sessions of the Peace for the Court of York, Ex p. Corning Glass Works of Canada Ltd. (1970), 3 C.C.C. (2d) 204; Pyneboard Pty. Ltd. v. Trade Practices Commission (1983), 45 A.L.R. 609; arrêts mentionnés: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Batary v. Attorney General for Saskatchewan, [1965] R.C.S. 465; R. v. J. J. Beamish Construction Co., [1967] 1 C.C.C. 301; Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350; Attorney‑General v. Radloff (1854), 10 Ex. 84, 156 E.R. 366; R. c. N. M. Paterson and Sons Ltd., [1980] 2 R.C.S. 679; Mexborough (Earl of) v. Whitwood Urban District Council, [1897] 2 Q.B. 111; Blunt v. Park Lane Hotel, Ltd., [1942] 2 K.B. 253; Rio Tinto Zinc Corp. v. Westinghouse Electric Corp., [1978] A.C. 547; Grevas v. R. (1956), 18 W.W.R. 412; R. v. Fox (1899), 18 O.P.R. 343; Malcolm v. Race (1894), 16 O.P.R. 330; Pickerel River Improvement Co. v. Moore (1896), 17 O.P.R. 287; Rose v. Croden (1902), 3 O.L.R. 383; Hodgson and Tait v. Turner (1937), 51 B.C.R. 308; Webster v. Solloway, Mills & Co., [1931] 1 D.L.R. 831; Triplex Safety Glass Co. v. Lancegaye Safety Glass 1934, Ltd., [1939] 2 K.B. 395; Klein v. Bell, [1955] R.C.S. 309; Di Iorio c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152; Re Arrigo and The Queen (1986), 29 C.C.C. (3d) 77; Re PPG Industries Canada Ltd. and Attorney-General of Canada (1983), 3 C.C.C. (3d) 97; Rasins c. Foodcorp Ltd., [1980] 1 C.F. 729.
Lois et règlements cités
Acte à l'effet de restreindre l'importation et l'emploi des aubains, S.C. 1896‑97, chap. 11.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11c), 13.
Civil Evidence Act 1968, (R.‑U.) 1968, chap. 64, art. 14(1), 16(1)a).
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. 34, art. 338(1)a).
Evidence Act, R.S.B.C. 1948, chap. 113, art. 5.
Loi constitutionnelle de 1982.
Loi de 1984 sur les tribunaux judiciaires, L.O. 1984, chap. 11, art. 111.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e supp.), chap. 10, art. 46(1).
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 2, 4(1), 5.
Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40, art. 102, 180, 192, 252.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C. 1978, chap. 663, art. 465(1), (7), (12).
Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/83-74, art. 32.
Trade Practices Act 1974, (Australie) 1974, no 51.
Witness Declaratory Act (R.‑U.), 46 Geo. III, chap. 37.
Doctrine citée
Cross, Sir Rupert. Cross on Evidence, 6th ed. By Sir Rupert Cross and Colin Tapper. London: Butterworths, 1985.
Paciocco, David M. Charter Principles and Proof in Criminal Cases. Toronto: Carswells, 1987.
United Kingdom. Law Reform Committee. Sixteenth Report. Privilege in Civil Proceedings. London: H.M.S.O., 1967.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1987] 2 C.F. 133, 34 D.L.R. (4th) 190, qui a accueilli un appel de la décision du juge Reed, [1987] 1 C.F. 3, [1986] 2 C.T.C. 148, 21 C.R.R. 238. Pourvoi accueilli; la première question constitutionnelle reçoit une réponse négative.
Edward Sojonky, c.r., et Michail F. Ciavaglia, pour l'appelante.
John Brown, c.r., Neil Finkelstein et Jeff Galway, pour l'intimée.
Personne n'a comparu au nom de l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Version française du jugement de la Cour
Le juge Sopinka -- La question en l'espèce est de savoir s'il peut être ordonné à l'intimée de faire témoigner l'un de ses dirigeants lors d'un interrogatoire préalable, conformément à la règle 465(1) des Règles de la Cour fédérale, C.R.C. 1978, chap. 663. La Division de première instance de la Cour fédérale a rendu une ordonnance en ce sens. La Cour d'appel fédérale a infirmé cette décision. Sa Majesté la Reine se pourvoit devant cette Cour contre l'arrêt de la Cour d'appel fédérale.
L'action au sujet de laquelle un interrogatoire est demandé découle des circonstances suivantes. Le 10 novembre 1983, l'intimée a été déclarée coupable, en vertu de l'al. 338(1)a) du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. 34 et ses modifications, d'avoir fait de fausses déclarations au sujet de certaines marchandises importées au Canada et d'avoir ainsi évité de payer des droits sur ces marchandises. On a ordonné à l'intimée de payer une amende de 20 000 000 $, qu'elle a acquittée.
Le 4 janvier 1980, avant que l'intimée soit déclarée coupable en application du Code criminel, l'appelante a intenté une action en Cour fédérale du Canada dans laquelle elle alléguait que l'intimée et Amway du Canada Limitée avaient produit de faux documents au moment d'importer des marchandises au Canada et qu'elles n'avaient pas indiqué la valeur marchande réelle de ces marchandises. L'appelante a allégué qu'en faisant de fausses déclarations et en produisant de fausses factures, les sociétés encouraient la confiscation de leurs marchandises conformément aux art. 180 et 192 de la Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40 et ses modifications. L'appelante a allégué subsidiairement que l'intimée avait sous-évalué les marchandises qui étaient donc susceptibles de confiscation conformément à l'art. 192 de la Loi. En plus de ces "confiscations présumées", l'appelante a allégué que l'intimée et Amway du Canada Limitée étaient tenues de payer des droits et des taxes sur les marchandises importées, conformément à l'art. 102 de la Loi.
Une fois les actes de procédure de cette action déposés et après l'interrogatoire préalable de la personne désignée de l'appelante, cette dernière a présenté, devant la Division de première instance de la Cour fédérale, une requête visant à obtenir une ordonnance enjoignant à l'intimée de faire témoigner l'un de ses dirigeants lors d'un interrogatoire préalable. L'intimée s'y est opposée en invoquant deux moyens principaux: (1) en common law, un tribunal ne saurait ordonner à un défendeur de se soumettre à un interrogatoire préalable lorsque l'action porte sur le recouvrement d'une amende ou l'exécution d'une confiscation et (2) l'intimée n'était pas obligée de faire témoigner quelqu'un à l'interrogatoire préalable compte tenu de l'al. 11c) de la Charte canadienne des droits et libertés.
Quant au premier moyen soulevé par l'intimée, le juge Reed de la Division de première instance a examiné l'évolution historique du privilège de ne pas s'incriminer dans les cas de confiscations et d'amendes. Elle a conclu que la pratique qui consiste à accorder l'immunité contre les interrogatoires préalables et le droit de ne pas répondre aux questions en qualité de témoin ont tous les deux été abolis par l'adoption de l'Acte de la preuve en Canada, S.C. 1893, chap. 31. Ce changement se retrouve maintenant à l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 et ses modifications. Quant au deuxième moyen, le juge Reed a conclu que l'al. 11c) de la Charte s'applique à une procédure relative à une "confiscation présumée" en Cour fédérale en raison de la nature "pénale" de l'action. Appliquant le critère de l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le juge a conclu que la règle 465 constituait une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, au sens de l'article premier de la Charte. En définitive, elle a ordonné que, suite à une convocation signifiée à ses procureurs, l'intimée fasse témoigner à l'interrogatoire préalable les dirigeants requis.
En Cour d'appel fédérale, le juge Mahoney, s'exprimant au nom de la cour, a conclu que l'art. 2 de la Loi sur la preuve au Canada rendait cette loi applicable aux procédures et qu'en vertu du par. 4(1) de la Loi l'intimée ne pouvait être contrainte à faire témoigner l'un de ses dirigeants lors d'un interrogatoire préalable. Il a souligné que le juge Reed n'avait apparemment pas été saisie de cet argument et qu'elle n'en avait donc pas traité. Le juge Mahoney s'est dit d'accord avec l'application de l'al. 11c) retenue par le juge Reed, mais il n'était pas d'avis que la règle 465 pouvait constituer une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte. Selon le raisonnement du juge Mahoney, une règle de pratique ne pouvait avoir pour effet de rendre habile à témoigner une personne qui ne le serait pas ni de rendre contraignable un témoin non contraignable. Si la règle 465 visait ce résultat, elle outrepasserait le pouvoir de réglementation conféré par le par. 46(1) de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e supp.), chap. 10, qui empêche l'adoption d'une règle incompatible avec la Loi sur la preuve au Canada. Le juge Mahoney a également conclu que, dans les circonstances, le juge Reed avait eu tort de déléguer à l'examinateur la responsabilité de choisir le lieu de l'interrogatoire préalable.
Devant cette Cour, l'intimée a appuyé l'arrêt de la Cour d'appel fédérale en invoquant les moyens suivants:
1.L'intimée est une personne accusée d'une infraction ainsi qu'un témoin au sens du par. 4(1) de la Loi sur la preuve au Canada et ne peut donc être contrainte à présenter un dirigeant pour répondre aux questions de l'interrogatoire préalable.
2.Une règle de common law et d'equity empêche l'intimée de subir un interrogatoire préalable dans des procédures pénales visant l'exécution d'une confiscation.
3.La règle 465 ne peut s'appliquer pour contraindre un dirigeant de l'intimée à témoigner parce que cette obligation constituerait une règle de fond et non une règle de pratique et de procédure. L'article 252 de la Loi sur les douanes qui prévoit l'application des règles de pratique et de procédure ordinaires de la cour dans les causes civiles et dans toute poursuite pour le recouvrement d'une amende ou l'exécution d'une confiscation ne pourrait rendre cette obligation applicable.
4.L'alinéa 11c) et l'art. 7 de la Charte accordent à l'intimée le droit de ne pas être contrainte de témoigner contre elle-même dans ces procédures.
5.Il s'agit d'une action qui ne porte que sur la confiscation et non sur une dette ou une demande de paiement de droits ou de taxes en application de l'art. 102.
6.Dans les circonstances, le juge Reed a eu tort de déléguer à l'examinateur le pouvoir de déterminer le lieu de l'interrogatoire préalable.
Le 16 juin 1988, le Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes:
1.La règle 465 des Règles de la Cour fédérale porte-t-elle atteinte au droit garanti par l'al. 11c) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où elle oblige une société défenderesse à subir un interrogatoire préalable dans une action intentée en vertu des art. 180 et 192 de la Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C‑40?
2.Si la réponse à la première question est affirmative, l'obligation pour une société défenderesse de subir un tel interrogatoire est-elle justifiée par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?
Premier moyen: Le paragraphe 4(1) de la Loi sur la preuve au Canada
Pour que l'intimée ait gain de cause relativement à son premier moyen, les deux propositions suivantes doivent recevoir une réponse affirmative:
a)Amway Corporation est une personne accusée d'infraction au sens du par. 4(1);
b)Le paragraphe 4(1) interdit de contraindre un dirigeant d'Amway à subir un interrogatoire préalable.
Voici le texte du par. 4(1):
4. (1) Toute personne accusée d'infraction, ainsi que, sauf dispositions contraires du présent article, la femme ou le mari, selon le cas, de la personne accusée, sont habiles à rendre témoignage pour la défense, que la personne ainsi accusée le soit seule ou conjointement avec quelque autre personne.
Si l'intimée est une personne accusée au sens du par. 4(1), il faut établir en outre que, de par ses termes, le par. 4(1) interdit de contraindre l'intimée à subir un interrogatoire préalable. Il ressort des termes du paragraphe que celui‑ci ne porte que sur l'un des deux aspects des droits et des obligations d'un témoin, savoir l'habilité. Il n'a pas pour objet de traiter de la contraignabilité. En common law, un accusé n'était ni habile à témoigner ni un témoin contraignable. En vertu du par. 4(1) de la Loi sur la preuve au Canada, adopté pour la première fois en 1893 et modifié par S.C. 1906, chap. 10, art. 1, la common law a été modifiée de manière à faire d'un accusé un témoin habile à témoigner pour la défense. Ces modifications ont laissé la common law intacte en ce qui concerne l'impossibilité de contraindre une personne accusée à témoigner à la demande de la poursuite. Le juge Cartwright examine l'historique de ces modifications du droit de la preuve dans l'arrêt Batary v. Attorney General for Saskatchewan, [1965] R.C.S. 465, aux pp. 471 à 473. L'arrêt R. v. J. J. Beamish Construction Co., [1967] 1 C.C.C. 301, à la p. 340 explicite davantage l'effet de ces modifications: [TRADUCTION] "Le privilège de ne pas s'incriminer que possède un accusé est un vieux droit de common law que n'a pas modifié la Loi sur la preuve au Canada". Dans l'ouvrage Cross on Evidence (6th ed. 1985), l'auteur affirme à la p. 194:
[TRADUCTION] La règle générale porte que l'accusé n'est pas un témoin habile à témoigner pour la poursuite dans une affaire criminelle. Cette règle provient de la common law qui, à cet égard, n'a pas été modifiée par la Criminal Evidence Act 1898*, parce que cette loi ne rend l'accusé habile à témoigner que pour le compte de la défense.
Par conséquent, le droit de l'intimée de refuser d'obtempérer à l'ordonnance d'interroger au préalable l'un de ses dirigeants doit être établi en fonction de ses droits en common law et non en application du par. 4(1). L'effet de ces droits est abordé dans l'examen du deuxième moyen de l'intimée.
Deuxième moyen: Les droits de common law de refuser de subir un interrogatoire préalable et de ne pas s'incriminer
Je suis prêt à tenir pour acquis, sans toutefois le décider, que les privilèges de common law de ne pas s'incriminer n'ont pas été subsumés dans les dispositions de la Charte; cette question est posée plus directement à cette Cour dans les affaires Thompson Newspapers c. Directeur des enquêtes et recherches, Stelco Inc. c. Procureur général du Canada et McKinlay Transport Limited c. La Reine (entendues les 1er et 2 novembre 1988).
En examinant les droits que la common law reconnaît à un défendeur dans les actions en recouvrement d'une amende ou en exécution d'une confiscation, il est nécessaire d'avoir à l'esprit trois notions séparées et distinctes en ce qui concerne le défendeur en qualité de témoin: l'habilité, la contraignabilité et le privilège d'un témoin de refuser de répondre aux questions qui tendent à l'incriminer. Ces notions et leurs origines historiques sont examinées dans Cross on Evidence, précité, aux pp. 187 à 190. On saisit bien, dans le contexte d'un procès criminel, la distinction cruciale entre la contraignabilité et le privilège d'un témoin. Le prévenu accusé d'une infraction au Code criminel ne peut être contraint de se présenter à la barre, mais s'il s'y présente, il ne peut refuser de répondre aux questions qui peuvent tendre à l'incriminer. Le prévenu ne possède que les droits reconnus à tout autre témoin: il peut notamment refuser de répondre à ces questions et bénéficier de la protection accordée par l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada (voir l'arrêt Batary v. Attorney General for Saskatchewan, précité, à la p. 473). Depuis l'avènement de la Charte, l'accusé peut invoquer la protection plus large qu'offre l'art. 13 de la Charte (voir le juge McIntyre dans l'arrêt Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, à la p. 377.)
Il ressort de la doctrine et de la jurisprudence examinées qu'un défendeur dans une action en recouvrement d'une amende ou en exécution d'une confiscation bénéficie de trois droits en common law:
1.il peut refuser d'obtempérer à une ordonnance d'interrogatoire préalable dans une action en exécution d'une confiscation;
2.il peut refuser d'obtempérer à une ordonnance d'interrogatoire préalable dans une action en recouvrement d'une amende;
3.il peut garder le silence à l'égard de toute question qui lui est posée à l'interrogatoire préalable ou au procès et qui vise à l'incriminer ou à l'assujettir au paiement d'une amende ou à l'exécution d'une confiscation.
En outre, il a bien pu exister un droit comparable à celui que possède un accusé dans des procédures criminelles de ne pas être contraint à témoigner au procès à la demande de la partie qui cherche à obtenir le recouvrement d'une amende ou l'exécution d'une confiscation (voir l'arrêt Attorney-General v. Radloff (1854), 10 Ex. 84, 156 E.R. 366). Toutefois, les arrêts suivants sont venus modifier tout droit que pouvaient avoir les sociétés de ne pas se voir contraintes à témoigner dans un procès au Canada: R. v. Judge of the General Sessions of the Peace for the Court of York, Ex p. Corning Glass Works of Canada Ltd. (1970), 3 C.C.C. (2d) 204, et R. c. N. M. Paterson and Sons Ltd., [1980] 2 R.C.S. 679. Ces arrêts ont établi que les dirigeants et les employés d'une société, y compris celui ou celle qui en est l'âme dirigeante, sont des témoins contraignables à la demande de la poursuite si la société est accusée d'une infraction criminelle. Puisqu'une société ne peut témoigner que par l'intermédiaire de ses dirigeants et employés, tout droit de ne pas être contraint à témoigner au procès a réellement été supprimé. Le principe de ces arrêts s'applique à fortiori à une requête en recouvrement d'une amende ou en exécution d'une confiscation.
Ces trois droits qui viennent d'être énumérés ont souvent été subsumés sous l'expression générale "privilège de ne pas s'incriminer"; cependant, leur raison d'être ainsi que leur nature et leur application différaient. Les deux premiers droits étaient des règles de procédure adoptées par les tribunaux de common law et d'equity. Un défendeur pouvait obtenir le rejet d'une demande d'interrogatoire préalable en invoquant la règle interdisant la tenue de ces interrogatoires dans des actions en exécution d'une confiscation ou en recouvrement d'une amende. Par ailleurs le fondement de la règle était différent selon qu'il s'agissait d'une action en exécution d'une confiscation ou d'une action en recouvrement d'une amende.
La nature et l'application de ces trois droits de common law sont examinées dans la décision australienne Pyneboard Pty. Ltd. v. Trade Practices Commission (1983), 45 A.L.R. 609. Dans cette affaire, la Haute Cour d'Australie a examiné si une mesure législative (la Trade Practices Act 1974, (Australie) 1974, no 51) qui exigeait que les documents et renseignements requis soient fournis à la Commission on Trade Practices était assujettie à ces droits et privilèges. La cour a conclu que ces droits et privilèges ne pouvaient subsister devant la formulation générale de la Loi.
En ce qui concerne les actions en exécution d'une confiscation et le privilège de ne pas s'exposer à une confiscation, le juge Murphy affirme, à la p. 621:
[TRADUCTION] Privilège de ne pas s'exposer à une confiscation: En Angleterre, ce privilège découle probablement de l'attention particulière accordée aux droits sur les biens‑fonds garantis à l'origine par les tenures féodales et plus tard par le fief taillé et d'autres mécanismes. Le privilège de non‑confiscation semble avoir été restreint aux biens réels, particulièrement aux baux. À mon avis, la reconnaissance de ce privilège en Australie contemporaine n'est pas justifiée.
Dans son mémoire (paragraphe 106), l'intimée a affirmé qu'il s'agissait exclusivement d'une action en exécution d'une confiscation intentée conformément à la Loi sur les douanes. Si l'on retenait cette qualification, la règle de common law interdisant les interrogatoires préalables ne s'appliquerait pas puisqu'elle était restreinte aux confiscations de biens réels ou à la déchéance d'un droit sur ceux-ci. Je suis cependant disposé à tenir pour acquis que cette terminologie a été utilisée pour distinguer la demande d'une réclamation visant une dette et qu'il est plus approprié de la qualifier d'action pénale en exécution d'une confiscation. En ce qui concerne les actions en recouvrement d'une amende et le privilège contre de ne pas s'exposer aux amendes, le juge Murphy affirme ceci, à la p. 621:
[TRADUCTION] Privilège de ne pas s'exposer à une amende: L'origine de ce privilège semble s'expliquer par l'hostilité judiciaire à l'égard des poursuites que les dénonciateurs intentaient dans le but d'obtenir le paiement des amendes; les tribunaux s'abstenaient de les aider de quelque façon que ce soit par leurs procédures (voir la décision Earl of Mexborough v Whitwood Urban District Council, [1897] 2 QB 111, aux pp. 114 et 115). Tout privilège général de ne pas s'exposer à des actions civiles en recouvrement d'une amende, surtout un privilège pouvant être invoqué extrajudiciairement, est difficile à justifier.
L'état du droit est absurde si un témoin, dans une poursuite civile ou criminelle, peut légalement refuser de répondre aux questions parce que ses réponses pourraient l'exposer à une réprimande ecclésiastique, à la déchéance d'un droit conféré par bail ou à une action civile en recouvrement d'une amende, mais ne peut refuser de répondre s'il s'expose à d'autres pertes de nature civile comme dans le cas d'une action en dommages-intérêts et même en dommages‑intérêts punitifs. Dans la mesure où les tribunaux sont, par leurs décisions, à l'origine de cette absurdité ou l'ont maintenue (voir les décisions R v Associated Northern Collieries (1910), 11 CLR 738, à la p. 742; Blunt v Park Lane Hotel Ltd., [1942] 2 KB 253, à la p. 257), ce sont les tribunaux qui peuvent et qui devraient la faire disparaître. Quelle que puisse être la place qu'occupent ces privilèges dans les procédures judiciaires, je ne vois aucune raison d'en reconnaître l'existence en dehors de ces procédures.
Bien que les deux premières règles soient séparées et distinctes de la troisième (voir la décision Mexborough (Earl of) v. Whitwood Urban District Council, [1897] 2 Q.B. 111), elles ont souvent considérées comme un tout dans la jurisprudence et la doctrine britanniques (voir, par exemple, la décision Blunt v. Park Lane Hotel, Ltd., [1942] 2 K.B. 253). Cela est dû sans aucun doute au fait que les trois règles étaient fondées sur une politique des tribunaux consistant à prêter le moins possible leur assistance à la partie qui intentait une action en vue de recouvrer une amende ou d'exécuter une confiscation.
En Grande-Bretagne, où ces règles ont pris naissance, la tendance a été de purifier le privilège de ne pas s'incriminer et de le dépouiller de tous ses aspects civils. Avant 1806, on croyait qu'un témoin pouvait invoquer ce privilège pour refuser de répondre à une question qui pourrait engager sa responsabilité civile dans des domaines autres que la confiscation ou l'amende. La Witness Declaratory Act (R.‑U.), 46 Geo. III, chap. 37, a aboli le droit de refuser de répondre aux questions tendant à établir la responsabilité civile du témoin sauf dans les actions en recouvrement d'une amende ou en exécution d'une confiscation. En 1968, suite à une recommandation du 16e rapport du Law Reform Committee, la Civil Evidence Act 1968 (R.‑U.), 1968, chap. 64, a aboli le privilège de refuser de répondre aux questions ou de produire des documents en matière de confiscation (al. 16(1)a)), mais l'a maintenu dans les procédures en recouvrement d'une amende (par. 14(1)). Lord Denning traite de cette évolution du droit anglais dans l'arrêt Rio Tinto Zinc Corp. v. Westinghouse Electric Corp., [1978] A.C. 547, à la p. 563. Ni le par. 14(1) ni lord Denning dans l'arrêt Rio Tinto Zinc ne font état de la pratique concernant les interrogatoires préalables et le statut de cette ancienne règle de pratique en Angleterre n'est pas clair.
Au Canada, ces règles ont connu des hauts et des bas. Dans l'arrêt Grevas v. R. (1956), 18 W.W.R. 412 (C.A.C.-B.), le juge Wilson a fait allusion, au procès, à l'absence de logique dans une règle qui empêche de découvrir la vérité. Bien qu'il ait reconnu l'existence de la règle dans les cas de confiscation, il a affirmé, à la p. 414:
[TRADUCTION] . . . je ne veux pas étendre l'application de cette règle étrange qui, malgré l'approbation générale dont elle fait l'objet dans les décisions mentionnées, me semble anormale du fait qu'elle permet à une personne de nier, dans ses actes de procédure, qu'elle a violé un contrat et de refuser ensuite de répondre, sous serment, à des questions qui portent sur cette négation.
La cour d'appel a infirmé la décision du juge Wilson. Tout en reconnaissant l'existence de la règle, la cour en a sévèrement restreint l'application aux cas visant à réaliser une confiscation. Puisque la confiscation avait déjà eu lieu, la cour a conclu que la poursuite avait le droit de tenir un interrogatoire préalable à l'appui de sa cause.
La Cour divisionnaire de l'Ontario a, dans la décision R. v. Fox (1899), 18 O.P.R. 343, autorisé la tenue d'un interrogatoire préalable dans une action intentée en vue de recouvrer une amende infligée pour la violation de l'Acte à l'effet de restreindre l'importation et l'emploi des aubains, S.C. 1896‑97, chap. 11. Les juges formant la majorité étaient d'avis que l'existence de la règle n'était plus justifiée depuis l'adoption de l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada qui obligeait un témoin à répondre aux questions qui l'exposaient à une action en recouvrement d'une amende ou en exécution d'une confiscation notamment. Le juge Rose, dissident, était d'avis qu'une personne interrogée au préalable n'était pas un témoin au sens de l'art. 5 et que, par conséquent, ses droits n'étaient pas touchés par l'adoption de l'art. 5. On a également fait mention de la règle dans plusieurs autres décisions canadiennes. Voir, par exemple, les décisions Malcolm v. Race (1894), 16 O.P.R. 330, Pickerel River Improvement Co. v. Moore (1896), 17 O.P.R. 287, Rose v. Croden (1902), 3 O.L.R. 383 (C. div.), et Hodgson and Tait v. Turner (1937), 51 B.C.R. 308.
À mon avis, aucune des trois règles n'est justifiée dans notre droit. Elles étaient fondées sur une politique d'une époque révolue, une politique qui n'a pas cours au Canada aujourd'hui. En ce qui concerne les actions en exécution d'une confiscation, les règles ne s'appliquaient qu'à la confiscation d'un bien-fonds ou à la déchéance d'un droit sur celui-ci. Toute politique interdisant les actions en exécution d'une confiscation se trouve dans diverses dispositions législatives qui permettent au tribunal d'accorder un redressement contre la confiscation et les amendes. L'article 111 de la Loi de 1984 sur les tribunaux judiciaires, L.O. 1984, chap. 11, constitue un exemple d'une telle disposition. Les actions intentées par des dénonciateurs n'existent plus et, quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas d'une action intentée par un dénonciateur mais par Sa Majesté. De plus, l'application des deux premières règles interdisant l'interrogatoire préalable dans les actions en exécution d'une confiscation ou en recouvrement d'une amende n'est pas conforme à la pratique de nos tribunaux qui consiste à élargir tous les moyens de procéder à la tenue d'un interrogatoire préalable. Cette politique ressort des Règles de la Cour fédérale, notamment de la règle 465 qui ne prévoit aucune exception à l'interrogatoire préalable d'un dirigeant d'une société dans une action en exécution d'une confiscation ou en recouvrement d'une amende. Cette règle ne prévoit même pas l'application d'une telle exception dans le cas d'un particulier. Quant à la troisième règle, l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada a, comme nous l'avons déjà mentionné, remplacé le privilège d'un témoin de ne pas s'incriminer. Pour ces motifs, je suis disposé à conclure, comme l'a fait la Haute Cour d'Australie dans ce pays, que les dispositions générales de la règle 465 des Règles de la Cour fédérale et de l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada concernant l'interrogatoire préalable ont mis fin à l'existence nébuleuse que peuvent avoir eu ces règles au Canada.
Troisième moyen: La règle 465
Pour les motifs exposés relativement au deuxième moyen, cet argument ne peut être retenu.
Quatrième moyen: L'alinéa 11c) et l'art. 7 de la Charte
L'alinéa 11c) prévoit:
11. Tout inculpé a le droit:
. . .
c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction qu'on lui reproche;
Pour bénéficier de la protection de cet article de la Charte, l'intimée doit établir qu'elle est:
a) une personne;
b) inculpée; et
c) un témoin dans une poursuite intentée contre elle.
En ce qui concerne l'al. a) il n'est ni nécessaire ni souhaitable de décider en l'espèce qu'en aucune circonstance une société ne peut invoquer les dispositions de l'art. 11. Je suis également disposé à tenir pour acquis, sans toutefois le décider, que la nature de la poursuite en question est telle que la condition de l'al. b) est remplie. J'estime cependant qu'une société ne peut être un témoin et ne peut donc être visée par l'al. 11c).
Les décisions rendues avant l'adoption de la Charte, y compris l'arrêt de cette Cour R. c. N. M. Paterson and Sons Ltd., précité, ont reconnu que le dirigeant d'une société qui témoigne dans une poursuite criminelle contre la société est le témoin. Ce principe s'appliquait également à celui qui est l'âme dirigeante de la société. L'arrêt Paterson suivait l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario Corning Glass Works, précité.
Dans l'arrêt Paterson, le juge Chouinard affirme, à la p. 691:
À mon avis, le fait que le gérant, comme tout autre employé ou mandataire de l'exploitant qui fait quelque acte ou chose en vue de la perpétration d'une infraction, est lui-même partie à l'infraction et en est coupable, tend plutôt à démontrer qu'aux fins de la poursuite, le gérant est une personne distincte qui pourrait évidemment, l'appelante le reconnaît, se prévaloir personnellement de la protection qu'accorde l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada.
On peut affirmer la même chose d'un dirigeant de l'intimée relativement à l'interrogatoire préalable. Il serait surprenant que ce dirigeant ne puisse invoquer l'art. 13 de la Charte et le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada s'il se voyait poser une question tendant à l'incriminer. Si cette protection peut être invoquée, cela doit être parce que le dirigeant est un témoin. Il est difficile d'expliquer que le dirigeant est un témoin et que la société est également un témoin. Il n'y a qu'un seul témoin qui subit l'interrogatoire et c'est l'entité qui a prêté serment et qui est passible de sanction en cas de parjure. Cela ne veut pas dire qu'il faut être capable de prêter serment pour être témoin mais si le témoignage est rendu sous serment, j'estime que la Charte a pour but de protéger la personne qui a prêté serment.
Il est vrai qu'à la suite du passage reproduit précédemment, le juge Chouinard cite et approuve un extrait des motifs du juge Arnup dans l'affaire Corning Glass Works, précitée, où on fait une distinction entre le témoignage rendu à l'audience et celui rendu à l'interrogatoire préalable. À mon avis, ni le juge Chouinard ni le juge Arnup ne sont allés jusqu'à dire que lorsque le dirigeant d'une société témoigne à un interrogatoire préalable de la société, celle-ci est un témoin. Le juge Arnup a fait cette remarque que nous avons mentionnée en distinguant deux arrêts qui avaient été cités à l'appui de l'affirmation qu'une société ne devrait pas être contrainte de s'incriminer par l'intermédiaire de ses dirigeants. Le premier est l'arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta Webster v. Solloway, Mills & Co., [1931] 1 D.L.R. 831, et le deuxième est l'arrêt Triplex Safety Glass Co. v. Lancegaye Safety Glass 1934, Ltd., [1939] 2 K.B. 395, qui a été rendu par la Cour d'appel de l'Angleterre et qui suivait l'arrêt Webster. Dans aucun de ces arrêts le tribunal n'a accordé le privilège à la société partie à l'instance qui tentait de s'opposer à l'interrogatoire préalable pour le motif que la société en question était un témoin. On a même conclu expressément, dans l'arrêt Webster, que la partie interrogée n'était pas un témoin (précité, à la p. 834). Les sociétés parties à l'instance avaient le droit de s'opposer à l'interrogatoire préalable parce que le privilège de common law n'était pas restreint à la protection des témoins. Il est donc clair qu'en établissant une distinction entre le rôle d'un dirigeant à l'audience et son rôle à l'interrogatoire préalable, le juge Arnup ne laissait pas entendre que, dans les arrêts mentionnés précédemment, les sociétés parties à l'instance étaient des témoins. Il faisait plutôt observer que le privilège de common law accordé aux sociétés dans ces arrêts pouvait se justifier par le fait qu'à l'interrogatoire préalable d'un dirigeant d'une société, c'est celle-ci qui fournit la plupart des renseignements. Comme nous l'avons déjà affirmé, ce privilège est maintenant remplacé par les dispositions de l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada.
De même, dans l'arrêt Klein v. Bell, [1955] R.C.S. 309, invoqué par l'intimée, le privilège invoqué était un privilège de common law. Puisque la Cour a conclu que l'art. 5 de l'Evidence Act, R.S.B.C. 1948, chap. 113, outrepassait la compétence de la province parce que relatif à la procédure criminelle, la common law s'appliquait. En fait, on a conclu dans cet arrêt que les dirigeants d'une société sont des témoins. Dans ses motifs concordants, le juge Rand affirme, à la p. 317:
[TRADUCTION] Le témoin, au sens large, est celui qui, au cours du processus juridique, témoigne sur des questions de fait; et, par les multiples procédures visant à éclaircir ces questions, l'objet de la loi, qui traite d'un droit fondamental, ne serait pas atteint si on en limitait la protection à une partie seulement de la divulgation forcée. Puisque, comme le présument les parties, cette contrainte relève de la compétence de la province, je n'ai aucun mal à interpréter le terme contesté comme s'étendant à l'un des mécanismes les plus efficaces du procès.
Bien que cette Cour ait conclu qu'en common law le privilège pouvait être invoqué au nom d'une société, ce n'était pas parce que la société était un témoin.
À mon avis, ce serait forcer l'interprétation de l'al. 11c) que de conclure qu'une entité artificielle est un témoin. Cette métamorphose ne saurait être justifiée par le motif que les règles de preuve à l'interrogatoire préalable n'imposent pas à une personne l'obligation de ne témoigner que sur des faits dont elle a une connaissance personnelle. Cette personne peut répondre aux questions en se fondant sur son opinion ainsi que sur des renseignements provenant de la société. Il existe plusieurs types de procédures où on laisse aux témoins une latitude semblable. Qu'il me suffise de mentionner les enquêtes publiques et les procédures devant les tribunaux administratifs pour illustrer ce point. Dans ces procédures, on a toujours accordé aux témoins la protection de l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada (voir, par exemple, l'arrêt Di Iorio c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152). Le simple fait que les règles de preuve permettent une plus grande latitude concernant la source des renseignements que le témoin communique au tribunal n'a pas pour effet de transformer cette source en témoin.
Appliquant à l'al. 11c) une interprétation fondée sur l'objet visé, je suis d'avis que cette disposition vise à protéger l'individu contre toute atteinte à sa dignité et à sa vie privée, inhérente à une pratique qui permet à la poursuite d'obliger la personne inculpée à témoigner elle-même. Bien qu'il y ait mésentente quant au fondement du principe interdisant l'auto-incrimination, j'estime que ce facteur joue un rôle dominant.
Aux États-Unis, c'est ce facteur qui explique en grande partie le refus d'appliquer la protection du Cinquième amendement aux sociétés. La situation américaine est résumée dans le passage suivant de Paciocco, Charter Principles and Proof in Criminal Cases, à la p. 459:
[TRADUCTION] Sous réserve de cet obstacle de taille, il appert que la façon la plus logique de régler les litiges que soulève l'application des dispositions de la Charte aux sociétés est de les interpréter en fonction de leur objet. Même si l'on procède ainsi, on ne devrait pas conclure que l'article 13 s'applique aux sociétés en considérant que certains de leurs dirigeants sont la société aux fins de témoigner. Et ce, parce que le principe qu'un accusé ne devrait jamais être conscrit contre lui-même par son adversaire pour le vaincre ne s'étend pas aux sociétés d'une manière significative. Comme on l'affirme dans Wigmore on Evidence en rappelant la position américaine selon laquelle le privilège de ne pas s'incriminer ne s'applique pas aux sociétés "[c]e sentiment [. . .] est presque entièrement réservé aux personnes physiques." Pourquoi? Parce qu'il se rapporte à la valeur intrinsèque des êtres humains et à la nécessité de leur accorder un droit significatif à la vie privée jusqu'à ce que soit soulevée la perspective réelle de leur culpabilité afin qu'ils soient véritablement libres. "[U]ne société, contrairement à un individu, ne peut subir les affronts qui sont interdits par la protection qu'offre l'amendement à la personne de l'accusé et à ses pensées."
Bien que ce passage se rapporte à l'art. 13 de la Charte, il s'applique tout aussi bien à l'al. 11c).
Il ne fait aucun doute que le raisonnement sous-jacent des arrêts Corning Glass Works et Paterson, précités, découle de l'absence de ce facteur crucial. Ces arrêts ont eu pour effet de retirer complètement aux sociétés le droit de common law de ne pas être contraintes de témoigner à la demande de la poursuite au procès. Ces décisions sont bien connues et j'estime que, si l'al. 11c) avait pour but de les rejeter, sa formulation ne le permet certainement pas. Au contraire, en utilisant le mot "témoigner", les rédacteurs de la Charte ont préservé le principe de ces décisions. Si la société peut être contrainte de témoigner au procès par l'intermédiaire de ses dirigeants, il est difficile d'expliquer pourquoi la société se verrait accorder une protection à l'interrogatoire préalable. On ne prévient aucune atteinte à la dignité ou à la vie privée en empêchant la poursuite d'obtenir à l'interrogatoire préalable ce qu'elle peut obtenir au procès en citant les dirigeants compétents comme témoins.
Bien que rare, la jurisprudence canadienne qui existe à ce jour sur le sujet appuie l'opinion que j'ai exprimée. Dans la décision Re Arrigo and The Queen (1986), 29 C.C.C. (3d) 77, le juge Sutherland affirme, à la p. 91:
[TRADUCTION] . . . la société accusée, n'étant pas un témoin ni une personne qui pourrait jamais être témoin, n'est pas une "personne" qui peut bénéficier de l'al. 11c) de la Charte.
Dans l'arrêt Re PPG Industries Canada Ltd. and Attorney-General of Canada (1983), 3 C.C.C. (3d) 97, les trois membres de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique se sont accordés sur ce point. Le juge en chef Nemetz de la Colombie-Britannique affirme, à la p. 103:
[TRADUCTION] Il est facile de constater que certains alinéas de l'art. 11 peuvent s'appliquer à des sociétés alors que d'autres ne le peuvent pas. De toute évidence, l'al. 11e) relatif à la mise en liberté sous caution ne s'applique pas à une société. Dans ce contexte, le terme "inculpé" désigne une personne physique et ne comprend pas une société. De la même façon, l'al. c) ne s'applique pas.
Le juge Seaton de la Cour d'appel, bien que dissident, s'est dit d'accord sur ce point en affirmant, à la p. 108:
[TRADUCTION] La poursuite affirme que les al. c) et e) ne peuvent s'appliquer à une société et il en est ainsi. Il ne s'ensuit pas que l'expression "Tout inculpé" ne vise pas les sociétés. À mon avis, elle les vise. Mais les al. c) et e) concernent des droits qui ne s'appliquent pas à une société parce que celle-ci ne peut en jouir. Ce sont des droits que chacun possède mais dont une société n'a pas besoin.
Enfin, le juge Anderson de la Cour d'appel fait la remarque suivante, à la p. 115:
[TRADUCTION] L'alinéa 11c) ne s'applique pas à une société parce qu'une société ne peut être témoin.
En toute déférence, je suis donc en désaccord avec la Cour d'appel fédérale qui a conclu que l'intimée pouvait bénéficier de l'al. 11c). Par conséquent, la première question constitutionnelle reçoit une réponse négative. En raison de sa formulation, il n'est pas nécessaire de répondre à la seconde question constitutionnelle.
L'intimée a également demandé à cette Cour l'autorisation d'invoquer l'art. 7 de la Charte. L'article 7 a été soulevé pour la première fois en cette Cour. La requérante n'a pas respecté l'art. 32 des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/83-74, et ses modifications, qui exige qu'une question constitutionnelle soit formulée lorsqu'un litige d'ordre constitutionnel est soulevé. À mon avis, compte tenu de l'importance de l'art. 7 de la Charte, une décision concernant son application ne devrait pas être rendue sans obtenir l'opinion des tribunaux d'instance inférieure et sans accorder aux intervenants éventuels la possibilité de participer aux procédures.
Cinquième moyen: Droits et taxes
L'intimée par son cinquième moyen s'est opposée aux tentatives de l'appelante de qualifier une partie de sa demande comme visant le paiement de droits et de taxes. Compte tenu de ma décision, il n'est pas nécessaire de traiter de cette question.
Sixième Moyen: Lieu de l'interrogatoire préalable
L'intimée soutient que le juge Reed a eu tort de déléguer à l'examinateur la responsabilité de déterminer le lieu de l'interrogatoire préalable, plutôt que de le faire lui‑même. Bien que la règle 465(7) permette à l'examinateur de délivrer une convocation signée fixant la date, l'heure et le lieu de l'interrogatoire, la règle 465(12) s'applique lorsque l'individu qui doit être interrogé est à l'extérieur du Canada. Par conséquent, je suis d'accord pour dire que le juge Reed aurait dû fixer le lieu de l'interrogatoire préalable après avoir accordé aux parties la possibilité de formuler des observations et de déposer tout autre document supplémentaire requis. L'appelante n'a cependant formulé aucune demande particulière. Le juge Reed aurait pu rendre une telle ordonnance sur demande ou de son propre chef (voir la décision Rasins c. Foodcorp Ltd., [1980] 1 C.F. 729). En l'absence d'une entente quant au lieu de l'interrogatoire préalable, cet aspect de l'affaire devrait être renvoyé au juge Reed pour qu'elle détermine le lieu de cet interrogatoire conformément à la règle 465(12).
En définitive, le pourvoi est accueilli, l'arrêt de la Cour d'appel fédérale est infirmé et l'ordonnance du juge Reed rétablie. En l'absence d'une entente entre les parties, l'affaire est renvoyée au juge Reed pour qu'elle détermine le lieu de l'interrogatoire préalable conformément à la règle 465(12). L'appelante a droit à ses dépens en Cour d'appel fédérale et en cette Cour.
Pourvoi accueilli avec dépens; la première question constitutionnelle reçoit une réponse négative.
Procureur de l'appelante: Frank Iacobucci, Ottawa.
Procureurs de l'intimée: Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureur de l'intervenant: Richard F. Chaloner, Toronto.