Cour suprême du Canada
Doerner c. Bliss & Laughlin Industries Inc., [1980] 2 R.C.S. 865
Date: 1980-12-18
Frank Doerner, fils, Carl Doerner et Joseph Doerner (Défendeurs) Appelants;
et
Bliss & Laughlin Industries Incorporated et Doerner Products Co. Limited (Demanderesses) Intimées;
et
Northfield Metal Products Ltd. (Défenderesse).
1980: 26 et 27 mai; 1980: 18 décembre.
Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Estey, McIntyre, Chouinard et Lamer.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.
Contrats—Vente d’entreprise—Clauses de non-concurrence—Engagements en vigueur pendant cinq ans à partir de la date de la signature du contrat ou de la date de la cessation de l’emploi auprès de la compagnie, selon la plus tardive des deux—Clause dans la promesse d’achat des actions portant que les déclarations, garanties et conventions demeureront en vigueur pour une période de six ans à partir de la date de signature—Appelants quittant la compagnie neuf ans après la vente et se lançant dans une entreprise en concurrence directe avec la compagnie—Clauses de non-concurrence exécutoires ou non.
Ce pourvoi vise une clause restrictive consentie par les vendeurs des actions d’une compagnie manufacturière aux acheteurs, qui ont ensuite continué à exploiter l’entreprise en question. Les acheteurs, qui allèguent une violation de la clause, ont intenté une action contre les vendeurs. En première instance, la clause n’a pas été jugée exécutoire, mais un appel de ce jugement a été accueilli et les vendeurs se pourvoient maintenant devant cette Cour.
En 1965, dans le cadre de l’acte de vente, les vendeurs, qui sont les hommes clé de la compagnie, ont signé un engagement qui leur interdisait de poursuivre une entreprise semblable ou de s’y associer pour une période de cinq ans à compter de la date de la signature de la vente ou de celle de la cessation de leur emploi avec la compagnie, selon la plus tardive des deux. Les vendeurs ont démissionné au printemps 1974 et peu après ont constitué une compagnie qui faisait une concurrence directe à la compagnie Doerner, ce qui en a considérablement diminué les ventes et profits.
Les appelants ont nié l’allégation de violation de clause et ont fondé leurs prétentions en partie sur un
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paragraphe de la promesse d’achat des actions qui porte que toutes les déclarations, garanties et conventions des acheteurs demeureront en vigueur pour une période de six ans à partir de la date de signature du contrat. Les vendeurs appelants prétendent être libérés de la clause restreignant leur emploi s’ils demeurent au service de la compagnie pendant six ans ou plus. De plus, ils prétendent avoir le droit de mettre fin à leur emploi auprès de la compagnie, libres de toute obligation créée par la clause, à cause des pratiques illégales et monopolistiques adoptées par la compagnie et contraires à l’intérêt et à l’ordre public.
Arrêt: Le pourvoi est rejeté.
La clause est clairement formulée en termes non équivoques et elle n’est pas touchée par les termes des autres articles. Elle fixe indubitablement la durée de son application, soit depuis la date de la signature du contrat si les Doerner n’entrent pas au service de la compagnie ou depuis la date de la cessation de leur emploi s’ils travaillent pour elle. L’engagement ne liait pas les Doerner pendant une période trop étendue.
L’engagement doit être considéré comme un engagement consenti par le vendeur d’une entreprise à un acheteur; il fait partie d’une opération d’achat d’une entreprise en activité dont le prix englobait plus que les biens corporels. Compte tenu des intérêts des parties, la clause est manifestement raisonnable. L’acheteur, qui a payé l’achalandage, a droit à la protection de cinq ans. Le rôle clé des Doerner à la fois dans leur entreprise et dans l’industrie rendait très souhaitable le maintien de leur présence au sein de l’entreprise et très dangereuse leur concurrence avec elle. Les restrictions imposées en l’espèce cadrent bien avec ce que les décisions faisant autorité ont considéré acceptables.
Cet engagement n’était ni déraisonnable vis-à-vis de l’intérêt public, ni contraire à l’ordre public et donc nul. Le juge de première instance ainsi que la Cour d’appel ont conclu que les allégations d’inconduite de la part des acheteurs n’avaient pas été prouvées. Malgré certains éléments de preuve contradictoires sur les questions de fait énoncées dans les allégations d’inconduite présentées par les appelants, le jugement du juge de première instance ne devrait pas être modifié afin de parvenir à des conclusions différentes. On n’a pas démontré que le juge de première instance a commis une erreur. Néanmoins, la conduite du demandeur est pertinente à la détermination de son droit à un redressement. Lorsque la façon dont l’acheteur exploite l’entreprise acquise a un lien direct avec la clause restrictive obtenue lors de l’achat, et lorsque son comportement à cet égard pose de graves questions d’ordre public, la Cour peut refuser
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d’accorder le redressement auquel il aurait autrement droit.
Des allégations d’inconduite, seule celle portant que les intimées se sont livrées à une fixation de prix monopolistique et contraire à la concurrence peut être pertinente parce qu’elle pourrait avoir un effet sur la question du caractère raisonnable vis-à-vis de l’intérêt public. En outre, la question du caractère raisonnable d’une clause de cette nature doit être examinée par rapport à l’époque où elle a été consentie. Même si de telles pratiques avaient été prouvées, la vente de l’entreprise et l’acquiescement à la clause restrictive n’ont pas créé un monopole puisqu’il en existait un avant la vente.
Jurisprudence: Nordenfelt v. The Maxim Nordenfelt Guns and Ammunition Company, Ltd., [1894] A.C. 535; Elsley c. J.G. Collins Insurance Agencies Ltd., [1978] 2 R.C.S. 916; H.F. Clarke Ltd. v. Thermidaire Corp. Ltd., [1973] 2 O.R. 57.
POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario[1], qui a accueilli un appel interjeté du jugement du juge O’Leary. Pourvoi rejeté.
D.K. Laidlaw, c.r., et J. Colangelo, pour les défendeurs, appelants.
J. John Brunner, Peter Israel et R. Hobson, c.r., pour les demanderesses, intimées.
Version française du jugement de la Cour rendu par
LE JUGE MCINTYRE—Ce pourvoi vise une clause restrictive consentie par les vendeurs des actions d’une compagnie manufacturière aux acheteurs qui ont continué à exploiter l’entreprise en question. Les acheteurs, qui allèguent une violation de la clause, ont intenté une action contre les vendeurs. En première instance, la clause n’a pas été jugée exécutoire, mais un appel de ce jugement a été accueilli et les vendeurs se pourvoient maintenant devant cette Cour.
Par contrat en date du 20 août 1965, l’intimée Bliss & Laughlin Industries Incorporated, un conglomérat américain très important qui faisait principalement affaires dans l’industrie sidérurgique, a convenu d’acheter aux appelants toutes les actions émises et en circulation de Frank Doerner & Sons Limited. Les vendeurs appelants sont des frères
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qui, avec leur père, ont mis sur pied l’entreprise de Frank Doerner & Sons Limited en 1945. La compagnie Doerner s’occupait de conception, de fabrication et de mise en marché de bâtis et d’éléments de réglage de siège. Les bâtis sont les structures sur lesquelles sont assemblés les sièges, et les éléments de réglage sont les mécanismes qui permettent de les faire pivoter ou d’en régler la hauteur, l’angle ou l’inclinaison. Les appelants sont tous des outilleurs-ajusteurs expérimentés qui participaient activement à la conception et à la mise au point des éléments de contrôle et des bâtis de siège pour la compagnie, tout en agissant comme dirigeants et administrateurs. Frank Doerner, fils, était président, Carl Doerner était vice-président et Joseph Doerner était secrétaire et directeur des ventes. Carl Doerner était responsable de la production et de l’exploitation de l’usine.
La promesse de vente prévoyait la vente à l’intimée de toutes les actions émises de Frank Doerner & Sons Limited pour un montant de $900,000. Elle stipulait également à l’al. 5d) que les Doerner signeraient et remettraient à l’intimée des engagements dans la forme prescrite au contrat. Voici le texte de l’engagement:
[TRADUCTION] En contrepartie supplémentaire de votre achat de mes 268_ actions ordinaires de Frank Doerner & Sons Limited aux termes de la promesse d’achat conclue entre vous et Carl Doerner, Joseph Doerner et moi-même, le août 1965, je m’engage par la présente, pour une période de cinq ans qui suivra la date de signature de cette vente ou celle de la cessation de mon emploi auprès de vous, selon la plus tardive des deux, à ne pas acquérir à titre de propriétaires, à ne pas administrer, exploiter, contrôler une entreprise (i) semblable au type d’entreprise exploitée par Frank Doerner & Sons Limited ou (ii) exploitée sous un nom semblable à celui de Frank Doerner & Sons Limited, sans avoir obtenu votre consentement préalable, dans un comté d’une province du Canada ou dans un état des États-Unis où l’entreprise de Frank Doerner & Sons Limited est exploitée, à ne pas en devenir l’employé ou à ne pas détenir de droits dans la propriété, l’administration, l’exploitation ou le contrôle de pareille entreprise; je m’engage également à ne fournir à aucune entreprise de ce genre de renseignements concernant l’entreprise, les prix des produits, la clientèle ou les affaires de Frank Doerner & Sons Limited.
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Chacun des Doerner a signé et remis un engagement de cette teneur à l’intimée et, bien que les engagements individuels aient été signés après la promesse de vente, toutes les parties ont convenu, et les présentes procédures sont fondées sur cette proposition, que les clauses restrictives contenues dans les trois formules signées et remises à l’intimée font partie de l’acte de vente et constituent un élément de la contrepartie du prix d’achat.
Après la signature et la remise des documents, l’intimée a pris la direction de l’entreprise de la compagnie. Peu après l’achat, le nom de la compagnie a été modifié pour devenir Doerner Products Co. Limited. Les Doerner sont demeurés au service de la compagnie. Frank Doerner, fils, est devenu vice‑président et directeur général, et Joseph Doerner est devenu directeur des ventes et adjoint de Frank Doerner. La compagnie a continué l’exploitation de son entreprise à peu près comme elle le faisait avant la vente des actions, du moins en ce qui concerne ses rapports et ses négociations avec ses clients. En plus d’être dirigeants de la compagnie, les Doerner ont continué de participer à l’exploitation de l’entreprise comme ils le faisaient avant la vente. Le 30 avril 1974, Joseph Doerner a démissionné et quelques jours plus tard Carl Doerner a fait de même. Lorsqu’il a appris la démission de ses frères, Frank Doerner, fils, a démissionné le 24 mai 1974. Vers la même époque, Edward Dorsch, qui avait été surintendant de la manufacture, a également donné sa démission.
Au cours de l’été 1974, les appelants et Edward Dorsch ont constitué une compagnie désignée sous le nom de Northfield Products Limited. Cette compagnie s’est lancée dans la fabrication et la vente d’éléments de réglage et de bâtis de siège en concurrence avec Doerner Products Co. Limited, ci-après appelée la compagnie Doerner. En novembre 1974, elle était en pleine activité. Pendant la première année de cette concurrence, les ventes de la compagnie Doerner ont baissé et ses profits ont considérablement diminué.
Cette action a été intentée le 4 octobre 1974. On y invoquait une violation de la clause restrictive et on cherchait à obtenir une injonction qui mettrait
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fin à l’exploitation de l’entreprise Northfield, de même que des dommages-intérêts pour violation de la clause. Les Doerner ont nié toute violation de la clause. Leur dénégation est fondée sur leur interprétation de la clause qui s’appuie sur les dispositions de l’al. 7a) de la promesse de vente des actions, dont voici le texte:
[TRADUCTION] Toutes les déclarations, garanties et conventions des acheteurs demeureront en vigueur pour une période de six ans à partir de la date de signature du contrat. Toutes les déclarations, garanties et conventions des acheteurs seront conjointes et solidaires.
Ils prétendent qu’ils ne peuvent être liés pour la période de cinq ans depuis la date de signature du contrat ou depuis celle de la cessation de leur emploi auprès de la compagnie que s’ils quittent leur emploi auprès de la compagnie avant l’expiration de la période de six ans prévue à l’al. 7a). Quoi qu’il en soit, ils prétendent qu’ils sont libérés de l’engagement s’ils demeurent au service de la compagnie pendant les six ans complets. Ils prétendent de plus avoir le droit de mettre fin à leur emploi auprès de la compagnie, libres de toute obligation créée par la clause, à cause de pratiques illégales et monopolistiques adoptées par les acheteurs dans l’exploitation de l’entreprise de la compagnie Doerner. Ils affirment que les intimées ont ordonné: des pratiques comptables illégales relatives à l’évaluation du stock dans un but d’évasion fiscale; le dumping de produits Doerner aux États-Unis à des prix très bas au préjudice de la compagnie canadienne et à l’avantage des compagnies américaines sous la haute main de l’intimée; l’emploi impropre d’une subvention du gouvernement canadien; et une méthode de fixation des prix monopolistiques et contraire à la concurrence. Compte tenu de la mauvaise administration imputée, ils prétendent que leur démission est justifiée et que la clause restrictive ne peut leur être opposée.
L’action a été rejetée en première instance. Le juge de première instance a conclu que la clause restrictive était raisonnable compte tenu des intérêts des parties en cause et raisonnable dans l’intérêt du public. Selon lui, la clause se borne à assurer une protection suffisante à l’acheteur; elle n’a pas créé de monopole puisqu’il en existait déjà un étant donné que la compagnie Doerner détenait
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quatre-vingt-dix-huit pour cent du marché canadien des produits qu’elle vendait et par conséquent, la clause n’était pas préjudiciable au public. Il a également conclu que les allégations de pratiques commerciales monopolistiques, injustes et illégales imputées à l’employeur ne sont pas appuyées par la preuve. Il a toutefois rejeté l’action pour le motif que la bonne interprétation du contrat de vente exige que la clause restrictive soit lue en corrélation avec l’al. 7a) lequel, a-t-il dit, accorde une garantie de six ans, et il a conclu que la clause restrictive ne pouvait être exécutoire que si les contractants quittaient leur emploi avant l’expiration de la période de six ans.
Le juge Morden qui a exposé les motifs unanimes de la Cour d’appel, n’a pas souscrit à l’opinion du juge de première instance relativement à l’interprétation de la clause et a jugé qu’elle liait les contractants. Il a jugé que la clause était raisonnable tant du point de vue des parties que de celui de l’intérêt public, et il est également d’avis que la preuve n’appuyait pas les allégations d’inconduite imputée aux intimées. Il a donc accueilli l’appel et jugé que les intimées ont droit à des dommages‑intérêts pour violation de la clause, dont le montant serait déterminé par le master local à Kitchener. La demande d’injonction avait été abandonnée en appel.
Devant cette Cour, l’avocat des appelants a fondé ses prétentions sur deux propositions. Il a prétendu que le juge de première instance avait bien interprété la clause et que celle-ci avait perdu son effet à l’expiration du délai de six ans suivant la signature du contrat de vente. Il a prétendu également, et c’était là manifestement son principal moyen, que la clause n’était pas raisonnable dans l’intérêt public et que la deuxième partie du critère proposé par lord Macnaghten dans l’arrêt Nordenfelt v. The Maxim Nordenfelt Guns and Ammunition Company, Limited[2], à la p. 565, n’avait pas été respectée.
On peut facilement trancher la question relative à l’interprétation de la clause. Je souscris entièrement à l’opinion de la Cour d’appel sur cette
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question. A mon avis, la clause est clairement formulée en termes non équivoques et elle n’est pas touchée par les termes de l’al. 7a). Elle fixe indubitablement la durée de son application. Il ressort de la preuve qu’en acquérant les actions de la compagnie, les acheteurs désiraient obtenir plus qu’«une coquille». Ils désiraient obtenir la participation des Doerner au sein de l’entreprise et bien que le contrat, y compris la clause, ne prévît pas leur emploi, il prévoyait effectivement que s’ils ne travaillaient pas pour la compagnie, ils ne devaient pas lui faire concurrence. Les acheteurs voulaient imposer pendant cinq ans une restriction à l’emploi futur des Doerner après la cessation de leur emploi auprès de la compagnie Doerner. Cette période devait courir depuis la date de la signature du contrat si les Doerner n’entraient pas au service de la compagnie, et depuis la date de la cessation de leur emploi s’ils travaillaient pour elle. Cette condition était formulée en termes non équivoques et l’on ne peut dire qu’elle a lié les Doerner pendant trop longtemps—voir Elsley c. J.G. Collins Insurance Agencies Ltd.[3], pour une clause qui limitait l’emploi pendant une plus longue période. Je ne peux retenir cet argument. Si l’engagement n’est pas par ailleurs contraire à la loi, il liait les Doerner conformément à sa teneur clairement exprimée si ces derniers mettaient fin à leur emploi auprès de la compagnie Doerner.
Les principes généraux qui s’appliquent aux affaires de cette nature sont bien établis. Bien que, d’une manière générale, les clauses restreignant le commerce aient été jugées contraires à l’intérêt public et sans force exécutoire, il existe certaines exceptions. Les clauses qui limitent la concurrence d’un employé avec son ancien employeur et celles qui empêchent le vendeur d’une entreprise d’entrer en concurrence avec l’acheteur sont deux exceptions à la règle générale lorsque la restriction imposée est raisonnable compte tenu des intérêts des parties respectives et également de l’intérêt du public. Il est reconnu que le public a un intérêt dans la fourniture continue de biens et de services qui résulte de l’utilisation de compétences acquises par des employés en cours d’emploi et, également,
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un intérêt dans la continuation du commerce ou de l’entreprise. Les clauses qui cherchent à entraver de telles activités sont, dans cette mesure, nuisibles à l’intérêt public. Par ailleurs, on dit qu’il est également dans l’intérêt public qu’une personne qui a bâti une entreprise de valeur puisse la vendre et s’engager légalement à ne pas faire concurrence à l’entreprise qu’elle a vendue, de sorte que l’acquisition et la poursuite de l’entreprise par un acheteur soient encouragées à l’avantage du public en général de même qu’à son propre avantage.
On a également reconnu une distinction entre une clause à laquelle consent le vendeur d’une entreprise pour protéger son acheteur, et celle à laquelle consent un employé qui met fin à son emploi pour protéger son employeur de la concurrence. On a dit que ce dernier type de clause pouvait bien résulter de pourparlers entre des personnes qui ne sont pas sur un pied d’égalité et être ainsi oppressif à l’égard de l’employé. Toutefois, elle peut être acceptable lorsque son but n’est pas d’interdire à l’employé d’utiliser les compétences qu’il a acquises dans son emploi antérieur, mais de protéger l’employeur antérieur contre la concurrence lorsque l’étendue et la nature du travail de l’employé et ses rapports avec les clients de son employeur antérieur sont tels qu’il pourrait facilement lui nuire.
Cette Cour s’est récemment penchée sur ce sujet dans l’affaire Elsley c. J.G. Collins Insurance Agencies Ltd., précitée, où le juge Dickson a énoncé les principes, que je viens de résumer, et a réuni les principaux arrêts. Il a accepté le critère décrit par lord Macnaghten dans l’arrêt Nordenfelt, précité, et adopté dans plusieurs autres arrêts, portant que pour être exécutoire une clause restrictive de cette nature doit être raisonnable dans l’intérêt des parties et dans l’intérêt public. Il dit clairement que la question du caractère raisonnable doit être tranchée dans chaque cas après examen des faits présentés. Avec ces considérations à l’esprit, j’essaierai d’appliquer ces principes aux faits particuliers de l’espèce.
Tout d’abord, cette affaire a été plaidée en tenant pour acquis qu’il faut considérer l’engage-
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ment comme un engagement consenti par le vendeur d’une entreprise à un acheteur. De plus, il faut reconnaître que les acheteurs faisaient l’acquisition d’une entreprise en activité et que le prix englobait plus que les biens corporels. Une bonne partie du prix était destinée à l’achalandage et les acheteurs espéraient, comme je l’ai fait remarquer, obtenir les services des Doerner pour continuer à exploiter l’entreprise. Les événements ont montré qu’ils ont réussi dans cette dernière démarche mais, il faut encore le rappeler, ils ont eu la prudence de se prémunir contre la concurrence, puisqu’ils avaient payé l’achalandage relié aux rapports étroits des Doerner avec l’entreprise, en exigeant un engagement qui empêcherait ces derniers d’entrer en concurrence active pendant cinq ans après la cessation de leur emploi.
Les deux cours d’instance inférieure ont jugé que l’engagement était raisonnable entre les parties et, en fait, les appelants ne se sont pas acharnés à plaider cette question devant nous. Leurs arguments visaient plutôt l’aspect raisonnable de l’engagement vis-à-vis de l’intérêt public. A mon avis, l’engagement est manifestement raisonnable compte tenu des intérêts des parties. L’acheteur, qui a payé l’achalandage, a droit à la protection de cinq ans. L’entreprise avait été exploitée par les Doerner personnellement. Ils connaissaient tous les clients et jouissaient virtuellement d’un monopole dans le domaine au Canada. Aux yeux du public, ils étaient l’entreprise. C’est ce fait qui rendait si souhaitable le maintien de leur présence au sein de l’entreprise et si dangereuse leur concurrence avec elle. Le déclin des affaires de la compagnie après que les Doerner eurent mis sur pied une exploitation capable de la concurrencer en 1974, appuie cette proposition. Bien que, comme l’a dit le juge Dickson dans l’arrêt Elsley, chaque affaire doive être décidée à partir de ses faits particuliers, un examen de la jurisprudence sur ce sujet (voir des arrêts tels Elsley, précité; Herbert Morris, Limited v. Saxelby[4]; Connors Bros., Ltd. and Others v. Connors;[5] et en général Cheshire & Fifoot’s Law of Contract (9e éd. 1976) aux pp. 381 et suiv.) tend à indiquer que les restrictions imposées en l’espèce
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cadrent bien avec celles qui ont été jugées acceptables.
C’est sur la deuxième branche du critère que les appelants fondent leurs principaux arguments. On a prétendu que cet engagement est déraisonnable vis-à-vis de l’intérêt public, contraire à l’ordre public et donc nul. On a prétendu qu’après avoir pris la direction de l’entreprise, les acheteurs ont suivi des politiques corrompues, monopolistiques et généralement contraires à l’ordre public à un point tel que les Doerner étaient libérés de l’obligation de respecter l’engagement. Les allégations précises formulées contre les acheteurs sont énoncées dans la défense, au par. 8:
[TRADUCTION] 8. De plus les Doerner ont quitté leur emploi auprès de Doerner en raison de ses pratiques commerciales injustes, illégales et monopolistiques, conformes aux directives de Bliss et autorisées et excusées par cette dernière. Voici quelles sont ces pratiques:
a) des pratiques comptables irrégulières pour le stock et les objets de l’entreprise de Doerner;
b) le dumping de produits Doerner aux États-Unis;
c) l’emploi impropre de subventions du gouvernement;
d) des méthodes de fixation des prix monopolistiques et contraires à la concurrence;
e) l’évitement et l’évasion d’impôt en raison principalement des faits mentionnés aux alinéas 8a) et b).
Plusieurs éléments de preuve ont été apportés en première instance concernant ces allégations et ils ont été examinés et étudiés en appel. Devant cette Cour, on nous a cité de longs extraits de la preuve en nous demandant de réexaminer les conclusions formulées par les cours d’instance inférieure. Après avoir examiné les arguments présentés relativement à la preuve, les deux cours d’instance inférieure ont conclu que les allégations contre les acheteurs n’étaient pas fondées. La position d’une cour d’appel relativement aux conclusions de fait tirées en première instance a été souvent réitérée par cette Cour, voir par exemple: Stein c. Le navire «Kathy K»[6] et la jurisprudence qui y est examinée. Le juge de première instance doit demeurer le juge des questions de fait lorsqu’on peut démontrer que la preuve qui lui a été soumise
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peut fonder ses conclusions, et lorsqu’il n’est pas établi qu’il a agi en se fondant sur des principes erronés ou qu’il a commis une erreur manifeste. En l’espèce, selon sa perception de la preuve, le juge de première instance a conclu que les allégations d’inconduite n’avaient pas été prouvées. Après une analyse de la preuve, la Cour d’appel est parvenue à la même conclusion. On a demandé à cette Cour de réexaminer la preuve et d’infirmer les conclusions des deux cours d’instance inférieure sur des questions de fait. J’ai considéré la preuve et, malgré certains éléments contradictoires sur les questions de fait énoncées dans les allégations d’inconduite présentées par les appelants, je ne suis pas disposé à substituer mon jugement à celui du juge de première instance pour parvenir à des conclusions différentes. Le juge de première instance qui a entendu les témoignages a tiré ses conclusions. A mon avis, on n’a pas démontré qu’il a commis une erreur et, comme la Cour d’appel, je m’abstiens d’intervenir. Je poursuis donc mon examen sur le fondement que les allégations d’inconduite que l’on oppose aux intimées n’ont pas été prouvées.
Je ne voudrais toutefois pas que l’on croie que, dans une action fondée sur une clause restrictive, la conduite du demandeur n’est pas pertinente à la détermination de son droit à un redressement. Lorsque la façon dont l’acheteur exploite l’entreprise acquise a un lien direct avec la clause restrictive obtenue lors de l’achat, et lorsque son comportement à cet égard pose de graves questions d’ordre public, le tribunal peut refuser d’accorder le redressement auquel il aurait autrement droit. Par exemple, lorsqu’on exige que dans le cadre de son emploi auprès de l’acheteur, le contractant participe à une violation grave de la loi concernant l’exploitation de l’entreprise acquise, les tribunaux pourront très bien refuser le redressement demandé en conséquence et, en fait, libérer le contractant des obligations que comporte la clause restrictive. Ici, comme je l’ai dit, rien ne permet d’intervenir dans les conclusions de fait concordantes des cours d’instance inférieure, et cette considération n’entre pas en jeu.
Bien qu’il découle de ce qui précède que le pourvoi doit être rejeté, j’aimerais commenter les
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allégations faites contre les intimées et leur pertinence, en tout état de cause, aux questions en litige. Les allégations sont formulées dans le passage précité de la défense. De ces cinq allégations, seule celle de l’al. 8d) pourrait être pertinente ici, c.-à-d., l’affirmation que les intimées se sont livrées à une fixation de prix monopolistique et contraire à la concurrence. Quant aux autres allégations, bien que la conduite alléguée puisse résulter de la vente des actions, elle n’est pas influencée par la clause restrictive. Pareille conduite n’en bénéficie pas et n’est pas entravée par elle. Le cas échéant, une telle conduite n’a pu résulter que des décisions conscientes des acheteurs sans aucunement être reliée à la clause restrictive et sans avoir été influencée par celle-ci.
Quant aux allégations de pratiques monopolistiques, il est évident qu’elles pourraient avoir un effet sur la deuxième partie du critère énoncé dans l’arrêt Maxim Nordenfelt, c.-à-d. la question du caractère raisonnable vis-à-vis de l’intérêt public. Toutefois, à mon avis, même si l’on tient pour acquis que de telles pratiques ont été prouvées, je suis incapable de conclure que la vente de l’entreprise et l’acquiescement à la clause restrictive aient créé un monopole. Le monopole existait avant la vente. On a admis que les Doerner détenaient environ quatre‑ving-dix-huit pour cent du marché canadien des marchandises qu’ils fabriquaient et vendaient avant la conclusion de la vente. Les appelants eux-mêmes avaient créé le monopole qui reposait en grande partie sur leur compétence et leur labeur dans la poursuite de leur activité commerciale. Ils ont vendu le produit de leur compétence et de leur labeur et en ont reçu le prix. Je ne peux accepter qu’ils puissent maintenant dire que leur création est mauvaise et contraire à l’ordre public et qu’il serait nuisible à l’intérêt public qu’elle demeure en existence. Je souscris à l’opinion du juge Morden et je fais mien le passage suivant de ses motifs:
[TRADUCTION] Dans la mesure où les ventes de la compagnie Doerner comptaient réellement pour 98 pour cent du marché canadien des éléments de réglage de siège en 1965, j’imagine que l’on peut dire qu’il existait un monopole, mais on ne prétend pas qu’il y ait eu là quelque chose d’incorrect ou de «pernicieux». A cet
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égard, la remarque du vicomte Maugham dans Connors Bros., Ltd., [[1940] 4 All E.R. 179], à la p. 195 présente une certaine pertinence quant aux faits de l’espèce:
«Leurs Seigneuries sont d’avis qu’ici rien ne permet de conclure qu’une clause restrictive empêchant les intimés d’exploiter une entreprise de sardines au Canada aura vraisemblablement pour effet de créer un monopole réel, puisque toute autre personne au Canada peut constituer une telle entreprise et que, selon la preuve, certaines personnes l’ont fait. La difficulté pratique de faire une concurrence efficace aux appelants peut très bien s’expliquer par leur compétence, leur labeur et leur longue expérience.»
Donc, tout argument portant que la clause visait à créer un monopole omet de reconnaître que son application ne peut empêcher les autres d’entrer en concurrence sur le marché et, également, qu’il est légitime de se protéger raisonnablement contre la concurrence des défendeurs. D’une certaine façon, les défendeurs semblent faire valoir qu’ils pourraient à bon droit jouir, par l’intermédiaire de la compagnie Doerner, d’une grande partie du marché des éléments de réglage de siège mais qu’il n’est pas légitime, dans l’intérêt public, qu’un de leurs acheteurs jouisse de cet avantage. Je ne peux accepter cette prétention.
J’ajouterai également, puisqu’on a présenté des arguments sur cette question lors du pourvoi, que sous réserve de ce que j’ai déjà dit relativement à l’inconduite prouvée, la question du caractère raisonnable d’une clause de cette nature doit être examinée par rapport à l’époque où cette clause a été consentie. La position anglaise à cet égard est illustrée par des commentaires dans Cheshire & Fifoot’s Law of Contract, (9e éd. 1976), à la p. 378; Gledhow Autoparts, Ltd. v. Delaney[7], le lord juge Diplock à la p. 295 et Commercial Plastics Ltd. v. Vincent[8], où le lord juge Pearson, parlant au nom de la Cour, a examiné la question à la p. 644. On trouve un commentaire du Conseil privé dans Attorney General of Australia v. Adelaide Steamship Co., Ltd.[9], lord Parker of Waddington, à la p. 797. Un arrêt canadien qui fait autorité est H.F. Clarke Ltd. v. Thermidaire Corp. Ltd.[10], devant la Cour d’appel de l’Ontario où le juge Brooke, a dit au nom de la Cour, à la p. 66:
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[TRADUCTION] Il s’agit d’une clause restreignant le commerce et lorsqu’on cherche à savoir si elle satisfait au critère du caractère raisonnable, il faut tenir compte de l’époque à laquelle elle a été ratifiée.
La Cour d’appel de l’Ontario a réaffirmé ce principe dans l’arrêt Stephens v. Gulf Oil Canada Ltd. et al.[11]
Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens aux intimées, et de confirmer l’arrêt de la Cour d’appel.
Pourvoi rejeté.
Procureurs des défendeurs appelants: McCarthy & McCarthy, Toronto.
Procureurs des défenderesses, intimées, Bliss & Laughlin Industries and Doerner Products Co. Limited: P. John Brunner, Toronto et Hobson, Wood, Jenkins, Duncan & Wellhauser, Waterloo.