COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Kang-Brown, [2008] 1 R.C.S. 456, 2008 CSC 18
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Date : 20080425 Dossier : 31598 |
Entre :
Gurmakh Kang-Brown
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur
général de la Colombie‑Britannique, Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement : (par. 1 à 17)
Motifs concordants en partie : (par. 18 à 105)
Motifs dissidents : (par. 106 à 211)
Motifs dissidents : (par. 212 à 256) |
Le juge LeBel (avec l’accord des juges Fish, Abella et Charron)
Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)
La juge Deschamps (avec l’accord du juge Rothstein)
Le juge Bastarache |
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R. c. Kang‑Brown, [2008] 1 R.C.S. 456, 2008 CSC 18
Gurmakh Kang‑Brown Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général du
Québec, procureur général de la Colombie‑Britannique,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et Association
canadienne des libertés civiles Intervenants
Répertorié : R. c. Kang‑Brown
Référence neutre : 2008 CSC 18.
No du greffe : 31598.
2007 : 22 mai; 2008 : 25 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Droit constitutionnel — Charte des droits — Fouilles, perquisitions et saisies — Chiens renifleurs — Gares d’autobus — Policier participant à une opération spéciale destinée à détecter les passeurs de drogue dans les gares d’autobus observant un passager suspect qui descend d’un autobus — Policier abordant le passager et lui demandant à voir le contenu de son sac — Policier tendant la main vers le sac au moment où le passager commence à l’ouvrir — Passager tirant le sac vers lui et manifestant de la nervosité — Policier faisant signe à un autre policier de s’amener avec son chien renifleur — Chien indiquant la présence de drogue dans le sac du passager — Passager mis en état d’arrestation et drogue découverte sur lui et dans son sac lors d’une fouille — L’intervention du chien renifleur constituait‑elle une fouille? — Dans l’affirmative, la fouille était‑elle non abusive? — Si la fouille était abusive, la preuve doit‑elle être écartée? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 8, 24(2).
Police — Pouvoirs policiers — Outils d’enquête — Chiens renifleurs — Le pouvoir d’effectuer des enquêtes criminelles que la common law confère aux policiers comprend‑il celui d’utiliser des chiens renifleurs?
Un agent de la GRC qui participait à une opération spéciale destinée à détecter les passeurs de drogue dans les gares d’autobus a observé un autobus qui arrivait et l’accusé qui en descendait. L’accusé a jeté un long regard au policier et s’est rendu dans le hall de la gare. Il s’est ensuite retourné et a regardé le policier, qui a jugé ce comportement suspect. En fin de compte, le policier a abordé l’accusé, s’est présenté à lui et lui a dit qu’il n’avait rien à lui reprocher et qu’il était libre de partir en tout temps. Le policier a demandé à l’accusé s’il transportait des stupéfiants. L’accusé a répondu par la négative. Le policier a alors demandé à voir l’intérieur du sac de l’accusé. L’accusé a déposé son sac et il en ouvrait la fermeture éclair lorsque le policier a tendu la main vers le sac. L’accusé a retiré le sac, paraissant nerveux. Le policier a alors fait signe à un autre policier de s’amener avec son chien renifleur. Le chien s’est mis en position assise, indiquant la présence de drogue dans le sac. L’accusé a été mis en état d’arrestation pour possession ou trafic de drogue, ou les deux à la fois. L’accusé a été fouillé et de la drogue a été découverte sur lui et dans son sac. La juge du procès a conclu que l’accusé n’avait été ni détenu de façon arbitraire ni soumis à une fouille illégale et elle a inscrit une déclaration de culpabilité. Elle a jugé que les odeurs provenant du sac, qui s’échappaient librement dans un établissement de transport public, ne constituaient pas un renseignement à l’égard duquel l’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée, et que l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés ne s’appliquait donc pas. La Cour d’appel a confirmé la déclaration de culpabilité.
Arrêt (les juges Bastarache, Deschamps et Rothstein sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.
1. La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps et Rothstein : La common law reconnaît aux policiers le pouvoir d’effectuer des fouilles ou perquisitions à l’aide d’un chien renifleur en se fondant sur une norme des soupçons raisonnables conforme à la Charte.
Le juge Bastarache : La common law reconnaît aux policiers le pouvoir d’effectuer des fouilles ou perquisitions à l’aide d’un chien renifleur en se fondant sur une norme des soupçons généraux conforme à la Charte.
Les juges LeBel, Fish, Abella et Charron : La common law ne permettait pas d’effectuer la fouille à l’aide d’un chien renifleur en l’espèce.
2. Per curiam : L’utilisation d’un chien renifleur pour vérifier le sac du passager à la gare d’autobus constituait une fouille au sens de l’art. 8 de la Charte.
3. La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron : La fouille du sac du passager effectuée à l’aide du chien renifleur à la gare d’autobus violait l’art. 8 de la Charte.
Les juges Bastarache, Deschamps et Rothstein : La fouille du sac du passager effectuée à l’aide du chien renifleur à la gare d’autobus ne violait pas l’art. 8 de la Charte.
4. La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron : Dans les circonstances de la présente affaire, il y a lieu d’écarter la preuve en application du par. 24(2) de la Charte.
Les juges Bastarache, Deschamps et Rothstein : Il n’est pas nécessaire de déterminer s’il y a lieu d’écarter la preuve en application du par. 24(2) de la Charte parce que la fouille du sac du passager effectuée à l’aide du chien renifleur à la gare d’autobus ne violait pas l’art. 8.
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Les juges LeBel, Fish, Abella et Charron : L’utilisation d’un chien renifleur constitue une fouille au sens de l’art. 8 de la Charte et, en raison de l’absence dans la loi et la common law d’un pouvoir justifiant une telle fouille, la fouille effectuée à l’aide d’un chien renifleur a violé l’art. 8. Vu la gravité de cette violation, la preuve doit être écartée en application du par. 24(2) de la Charte. [1] [17]
Il est incontesté que la fouille n’était pas expressément autorisée par la loi. Pour déterminer si, dans l’accomplissement de leur devoir général d’effectuer des enquêtes criminelles, les policiers étaient autorisés par la common law à procéder à la fouille en question, il n’y a pas lieu d’assujettir l’exercice des pouvoirs policiers à la norme moins stricte des « soupçons raisonnables » puisque cela aurait pour effet de compromettre les importantes garanties que l’art. 8 offre contre les atteintes injustifiées de l’État. La norme existante et bien établie des « motifs raisonnables et probables » doit être appliquée. La fouille effectuée en l’espèce ne respectait pas cette norme. [1]
Il vaut mieux laisser au législateur le soin de résoudre la question — découlant de l’utilisation des chiens renifleurs — de toute lacune qui peut être perçue dans l’état actuel du droit en matière de pouvoirs d’enquête policière. Les solutions jurisprudentielles qui préconiseraient ouvertement ou implicitement l’établissement de nouvelles règles de common law qui abaisseraient la norme de contrôle applicable aux ingérences de l’État dans la vie privée des gens ne représentent pas un exercice approprié du pouvoir judiciaire dans les circonstances de la présente affaire. Lorsque des droits et des intérêts aussi fondamentaux que la vie privée et l’autonomie personnelles sont en jeu, le rôle confié à notre Cour par la Constitution tend à indiquer qu’il devrait appartenir au législateur de créer et de justifier, dans un cadre législatif approprié, un nouveau pouvoir plus envahissant de fouiller, perquisitionner et saisir. [4] [6] [11] [13]
La juge en chef McLachlin et le juge Binnie : L’intervention d’un chien renifleur constitue une fouille ou perquisition au sens de l’art. 8 de la Charte en raison de l’importance et de la qualité des renseignements qu’elle permet d’obtenir au sujet des contenus dissimulés dans les effets personnels d’un suspect ou sur sa personne. (En l’espèce, les agents de la GRC ont jugé que l’indication positive donnée par le chien renifleur était suffisante en soi pour arrêter l’accusé avant même de vérifier son sac pour confirmer la présence de drogues illégales.) Cependant, à cause de l’atteinte minime portée, de la recherche ciblée d’articles interdits et de la grande fiabilité dont fait montre un chien dressé et bien utilisé, un juste équilibre entre les droits garantis à un individu par l’art. 8 et les impératifs raisonnables de l’application de la loi serait atteint si on permettait que ces fouilles ou perquisitions à l’aide d’un chien renifleur soient effectuées en fonction d’une norme des « soupçons raisonnables » sans qu’il soit nécessaire d’obtenir préalablement une autorisation judiciaire. L’intervention du chien renifleur en l’espèce constituait une fouille abusive étant donné que l’agent de la GRC n’était pas justifié d’avoir des soupçons raisonnables au moment où il a fait appel au chien. [26] [58] [97]
Au Canada, les services de police utilisent couramment des chiens renifleurs depuis au moins 30 ans. Si la loi ne permet le recours à un chien renifleur que dans le cas où les policiers ont déjà des motifs raisonnables de croire à la présence d’articles interdits, le chien renifleur devient alors superflu et inutile, du fait que les policiers sont déjà censés avoir les motifs requis pour obtenir un mandat les autorisant à effectuer une fouille ou perquisition et qu’ils n’ont pas besoin d’un chien pour confirmer la présence de ces articles. [21]
La question difficile que soulève le présent pourvoi n’est pas de savoir si les policiers peuvent effectuer des enquêtes criminelles à l’aide de chiens renifleurs ou de n’importe quels autres dispositifs ou techniques légitimes dans les endroits où ils ont le droit de se trouver. Il s’agit plutôt de savoir dans quelle mesure et, le cas échéant, dans quels cas l’art. 8 de la Charte autorise l’utilisation de ces dispositifs, techniques ou animaux. Il n’y a aucun doute qu’il appartient aux tribunaux, et non au législateur, de résoudre la question de la conformité avec la Charte. [23]
La norme des « soupçons raisonnables » n’est pas une nouvelle norme juridique créée pour les besoins de la présente affaire. Les « soupçons » sont une impression que l’individu ciblé se livre à une activité criminelle. Les soupçons « raisonnables » sont plus que de simples soupçons, mais ils ne correspondent pas à une croyance fondée sur des motifs raisonnables et probables. Étant donné que les fouilles à l’aide d’un chien renifleur ont lieu sans autorisation judiciaire préalable, l’examen après le fait que les tribunaux effectuent des motifs justifiant les prétendus « soupçons raisonnables » doit être rigoureux. L’intervention des policiers en l’espèce était fondée sur des hypothèses. [26] [75]
Personne ne conteste que la fouille effectuée à la gare d’autobus était une fouille sans mandat et qu’elle était donc présumée abusive. Cependant, si la fouille à l’aide du chien renifleur avait été effectuée sur la foi de soupçons raisonnables, l’indication positive donnée par le chien aurait justifié les policiers à procéder sur‑le‑champ à une fouille du sac de l’accusé, compte tenu du fait que l’animal était fiable 90 à 92 pour 100 du temps. La GRC reconnaît que les chiens n’ont pas tous les mêmes capacités et le même taux de réussite, et que les « chiens renifleurs » ne sont pas interchangeables. La fiabilité d’un animal doit être prouvée pour démontrer que les policiers sont justifiés de faire appel à cet animal. Il s’agit d’un autre élément qui doit (comme cela a été fait en l’espèce) être établi par la preuve. De toute façon, étant donné que le chien indique qu’il a détecté l’odeur d’un stupéfiant et non la présence d’une telle substance, l’arrestation de l’accusé était prématurée en l’espèce. Les policiers auraient d’abord dû confirmer la présence d’un stupéfiant en fouillant manuellement le sac. En raison de l’indication positive donnée par le chien et de la fiabilité qu’il a démontrée dans le passé, les agents de la GRC auraient pu, s’ils avaient eu des motifs raisonnables, procéder sur‑le‑champ à une telle fouille aux fins de vérification sans devoir préalablement obtenir une autorisation judiciaire. [48] [99] [101]
La juge du procès a commis une erreur de principe en s’appuyant dans une large mesure sur l’analyse du droit à la vie privée au regard de l’art. 8 qu’elle effectue dans son examen du par. 24(2), et en se livrant ainsi à une sorte de double prise en compte, ce qui a pour effet de miner la déférence à laquelle aurait par ailleurs droit sa décision d’admettre la preuve. Étant donné que la décision de la juge du procès a été infirmée en ce qui concerne cet aspect de son analyse du droit à la vie privée (et ce, pour les motifs énoncés dans l’arrêt R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19), son refus constant de reconnaître l’existence d’un droit sérieux à la vie privée ne devrait pas être à nouveau invoqué comme moyen indépendant d’aider le ministère public à surmonter l’obstacle posé par le par. 24(2). Bien que la preuve résultant de la fouille illégale n’ait pas été obtenue par mobilisation de l’accusé contre lui‑même et qu’elle ait été recueillie de bonne foi par les agents de la GRC, comme l’a conclu la juge du procès, il y a néanmoins lieu d’écarter cette preuve. L’administration de la justice serait déconsidérée si les policiers — qui ont le pouvoir exceptionnel de procéder à une fouille ou à une perquisition à la condition d’avoir des soupçons raisonnables, mais qui ont agi en l’espèce sans respecter cette condition préalable — devaient en tout état de cause réussir à présenter la preuve en question. Le trafic de stupéfiants est une question sérieuse, mais la question des droits constitutionnels des voyageurs l’est tout autant. Dans les affaires relatives aux chiens renifleurs, les policiers disposent d’une grande latitude pour agir en l’absence d’exigence d’autorisation judiciaire préalable. L’appréciation indépendante après le fait constitue effectivement le seul moyen de contrôler ce pouvoir et, d’après les faits de la présente affaire, les policiers ont procédé à une fouille sans mandat pour des motifs insuffisants. [103-104]
Les juges Deschamps et Rothstein (dissidents) : L’utilisation d’un chien renifleur pour vérifier le sac de l’accusé dans une gare d’autobus — sur la foi de soupçons raisonnables que la preuve de l’existence d’une infraction serait découverte — était appropriée et ne constituait pas une fouille, perquisition ou saisie abusive. [107]
L’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui faisait intervenir l’art. 8 de la Charte. Dans le cas où l’applicabilité de l’art. 8 est en cause, l’omission de vérifier si le demandeur avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui fait intervenir l’art. 8 peut constituer une erreur de droit. Toutefois, si le juge du procès effectue l’analyse de l’attente raisonnable en matière de vie privée, il y a lieu de faire montre de déférence à l’égard de sa conclusion. En l’espèce, la juge du procès a commis une erreur en concluant à tort que le chien renifleur avait été utilisé pour identifier les odeurs à l’extérieur du sac de l’accusé. Fait important, les odeurs à l’intérieur du sac de l’accusé et celles qui en émanaient étaient imperceptibles aux humains, d’où la nécessité de recourir à un chien pour détecter les stupéfiants. Ce n’est pas un cas où les policiers se fiaient à leurs propres sens. Ils ont plutôt utilisé le chien pour recueillir des renseignements concernant la présence possible d’une substance réglementée à l’intérieur du sac de l’accusé. En décelant ce qu’il y avait dans l’air à proximité du sac de l’accusé, le chien a servi d’outil d’enquête qui a permis aux policiers de conclure — eu égard au taux de réussite du chien qui était de 90 à 92 pour 100 — que le sac contenait une substance réglementée. [143] [173-174] [210]
L’indication positive donnée par le chien a immédiatement et directement permis aux policiers de faire une forte inférence sur le contenu du sac de l’accusé, ce qui comportait une certaine atteinte au droit au respect du caractère privé des renseignements personnels. Le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels s’applique aux données biographiques, y compris la nature même de ces données. Dans une affaire où il est question de ce droit, les éléments pertinents qui sont protégés sont notamment les détails intimes concernant un accusé, tel le fait d’être entré en contact avec une substance réglementée. L’atteinte du chien renifleur au droit au respect du caractère privé des renseignements personnels indique donc que l’accusé avait une attente objectivement raisonnable en matière de vie privée. D’autres facteurs étayent cette conclusion. L’accusé était le propriétaire et l’utilisateur du sac et il était présent au moment de la fouille; de plus, le sac en question pouvait être porté près du corps et il n’a été ni abandonné ni laissé sans surveillance par l’accusé. Le comportement adopté par les policiers en l’espèce a aussi, dans une certaine mesure, porté atteinte au droit à la vie privée de l’accusé en ce qui a trait aux lieux : les voyageurs utilisent depuis longtemps les gares d’autobus pour exercer leur liberté de circulation; aucun contrôle de sécurité systématique n’était effectué dans la gare en question et aucune affiche n’indiquait que les bagages pouvaient être fouillés. Cependant, l’attente objectivement raisonnable que l’accusé avait en matière de vie privée dans la présente affaire n’était pas grande. En l’espèce, la fouille a été effectuée dans un lieu public. De plus, la technique de fouille utilisée par les policiers ne portait qu’une atteinte minime. L’accusé a aussi montré qu’il avait une attente subjective en matière de vie privée, comme en témoigne le fait qu’il avait transporté le sac près de son corps et qu’il avait tenté, tant verbalement que physiquement, d’en limiter l’accès. [175-178]
La fouille effectuée en l’espèce était justifiée selon la norme des soupçons raisonnables. Cette norme n’est applicable que dans une situation où il existe des garanties contre les atteintes abusives au droit à la vie privée et un équilibre qui assure une protection adéquate. La norme des soupçons raisonnables peut donc être suffisante lorsque la technique d’enquête est relativement peu envahissante et que l’attente en matière de vie privée n’est pas grande. Il faut tenir compte de l’ensemble des circonstances pour décider si la norme des soupçons raisonnables est respectée dans un cas donné. [168] [195]
En l’espèce, il est évident que les policiers s’acquittaient de leur devoir de common law d’effectuer des enquêtes criminelles et de prévenir le crime au moment où ils observaient et questionnaient l’accusé et lorsque, par la suite, ils ont utilisé le chien pour détecter la présence de stupéfiants. Les pouvoirs liés à ce devoir ont été exercés d’une manière qui respectait la norme de ce qui est raisonnablement nécessaire eu égard à l’ensemble des circonstances. Étant donné que l’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui faisait intervenir l’art. 8, il n’aurait pas été raisonnable que les policiers utilisent un chien renifleur pour vérifier son sac s’ils n’avaient eu aucun motif de le faire. Bien que le trafic de drogues illicites au moyen des transports publics soit un problème grave, on n’a produit en l’espèce aucune preuve qui justifierait l’utilisation au hasard d’un chien renifleur pour vérifier les bagages de toutes les personnes qui voyagent en autobus. Toutefois, en ce qui concerne l’accusé, les policiers avaient des motifs d’utiliser le chien en question. En observant et en questionnant l’accusé, le policier a relevé des « faits objectivement discernables » qui, pris ensemble, ont fait naître des soupçons raisonnables qu’il était en possession d’une substance réglementée. Ce n’est que lorsque le policier a eu des soupçons raisonnables que le chien renifleur bien dressé et très fiable est intervenu et que les policiers l’ont utilisé comme outil d’enquête dans l’exercice de leur fonction consistant à appliquer la loi. Dans le contexte de la présente affaire, l’accusé avait non seulement une attente moindre en matière de vie privée, mais encore il existait un certain nombre de garanties qui limitaient le caractère envahissant de l’utilisation du chien renifleur. Le chien a été utilisé dans un lieu public et il ne pouvait détecter que les drogues reconnues comme posant de graves problèmes. Il a été utilisé en dernier ressort dans le cadre d’une enquête progressive et en tant qu’outil d’enquête impliquant une atteinte minime. De plus, les policiers n’auraient pas été en mesure d’obtenir un mandat étant donné qu’il ressortait du comportement de l’accusé que celui‑ci devenait de plus en plus nerveux et qu’il se préparait à sortir de la gare. Dans ces circonstances, l’application de la norme des soupçons raisonnables constitue un exercice de pouvoirs policiers raisonnablement nécessaire et donc justifiable du fait qu’il permet d’établir un juste équilibre entre le droit raisonnable de l’accusé à la vie privée et l’intérêt qu’a la société à empêcher que les transports publics servent au trafic de substances illicites. [182-183] [185] [187] [189] [191]
La fouille à l’aide du chien renifleur a été effectuée d’une manière non abusive. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, les policiers ont fait un usage limité et prudent d’un outil d’application de la loi dont ils disposaient. Par conséquent, l’utilisation du chien renifleur en l’espèce était tout à fait conforme à l’art. 8 de la Charte. [197-199]
Il ressort de la preuve du taux de fiabilité élevé du chien en question que le fait qu’il a indiqué la présence de stupéfiants a donné aux policiers des motifs raisonnables d’arrêter l’accusé et de fouiller manuellement son sac dans le cadre d’une fouille accessoire à son arrestation. Par conséquent, les droits que l’art. 8 garantit à l’accusé n’ont pas été violés. [200]
Le juge Bastarache (dissident) : L’utilisation d’un chien renifleur constituait une fouille au sens de l’art. 8 de la Charte. Au moment où le chien renifleur est intervenu, l’accusé avait une attente raisonnable, mais limitée, en matière de vie privée à l’égard de ses bagages. En l’espèce, l’existence d’une attente raisonnable, tant subjective qu’objective, en matière de vie privée a été établie. La façon dont l’accusé cherchait à protéger son sac en le transportant et son refus de consentir à une fouille volontaire témoignent de l’existence d’une attente subjective en matière de vie privée. D’un point de vue objectif, il est important de souligner que l’odeur détectée par le chien était imperceptible aux humains et que sa détection a fourni immédiatement des renseignements sur le contenu des bagages de l’accusé. Bien que l’accusé ait eu une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de ses bagages, cette attente était beaucoup moindre en raison de l’endroit où la fouille a été effectuée. Dans une gare d’autobus, les passagers utilisent volontairement les lieux pour accéder à un mode de transport public, et ils savent que l’État a intérêt à veiller à ce que le système de transport soit sûr et non utilisé à des fins criminelles. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’être en présence de la forme la plus élevée de droit à la vie privée pour que la protection de l’art. 8 s’applique. [227-228] [231]
En l’espèce, il est permis de conclure, après avoir procédé à l’évaluation requise des droits des individus et de l’intérêt de l’État dans la prévention du crime et les enquêtes criminelles, que la fouille de bagages à l’aide d’un chien renifleur ne contrevient pas à l’art. 8 de la Charte lorsque les policiers agissent sur la foi de soupçons raisonnables qu’un crime est commis. Les attentes moindres en matière de vie privée dans les terminaux, l’atteinte minime portée par la fouille elle‑même et l’efficacité des fouilles à l’aide d’un chien renifleur militent toutes en faveur de l’application d’une norme des « soupçons raisonnables ». Dans certains cas, comme la présente affaire, les soupçons raisonnables porteront sur un individu particulier, et les policiers auront recueilli, grâce à l’observation ou à d’autres méthodes, suffisamment de renseignements à son sujet pour justifier la fouille de ses bagages à l’aide d’un chien renifleur. Bien qu’en l’espèce les policiers aient effectué la fouille sur la foi de soupçons précis, ils auraient tout aussi bien pu utiliser des chiens renifleurs pour fouiller les bagages de tous les passagers se trouvant dans la gare d’autobus ce jour‑là, pourvu qu’ils aient eu des soupçons raisonnables qu’une activité liée à la drogue pouvait avoir lieu dans la gare, et que des passagers raisonnablement bien informés aient su que leurs bagages pouvaient faire l’objet d’une fouille à l’aide d’un chien renifleur. [215] [243-244]
Étant donné que les bagages de l’accusé ont fait l’objet d’une fouille à l’aide d’un chien renifleur sur la foi de soupçons précis, il n’est pas nécessaire de déterminer de façon concluante si une fouille au hasard de son sac aurait été constitutionnelle. La juge du procès a conclu que le policier avait des soupçons au sujet de l’accusé avant l’intervention du chien renifleur et que ses soupçons reposaient sur des faits objectifs. Il n’y a aucune raison de modifier la conclusion qu’elle a tirée à cet égard, et la fouille n’était donc pas abusive au sens de l’art. 8 de la Charte. [255]
Jurisprudence
Citée par le juge LeBel
Arrêts mentionnés : R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, 2007 CSC 10; R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52; R. c. Clayton, [2007] 2 R.C.S. 725, 2007 CSC 32; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; Illinois c. Caballes, 543 U.S. 405 (2005).
Citée par le juge Binnie
Arrêt appliqué : R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19; arrêts mentionnés : R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52; R. c. Clayton, [2007] 2 R.C.S. 725, 2007 CSC 32; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 432, 2004 CSC 67; R. c. Dinh (2003), 330 A.R. 63, 2003 ABCA 201; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51; R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659; Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2; Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158; R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615; R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652; R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; R. c. Mercer (2004), 45 Alta. L.R. (4th) 144, 2004 ABPC 94; Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053; R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903; R. c. Cahill (1992), 13 C.R. (4th) 327; Alabama c. White, 496 U.S. 325 (1990); R. c. Simpson (1993), 12 O.R. (3d) 182; R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312; R. c. Ferris (1998), 126 C.C.C. (3d) 298; R. c. Lal (1998), 113 B.C.A.C. 47; Brown c. Durham Regional Police Force (1998), 131 C.C.C. (3d) 1; Reid c. Georgia, 448 U.S. 438 (1980); R. c. Dinh (2001), 284 A.R. 304, 2001 ABPC 48; United States c. Sokolow, 490 U.S. 1 (1989); Sibron c. New York, 392 U.S. 40 (1968); Florida c. Royer, 460 U.S. 491 (1983); United States c. Eustaquio, 198 F.3d 1068 (1999); R. c. McCarthy (2005), 239 N.S.R. (2d) 23, 2005 NSPC 49; R. c. Schrenk (2007), 215 Man. R. (2d) 212, 2007 MBQB 93; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, 2003 CSC 30.
Citée par la juge Deschamps (dissidente)
R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19; Questions of Law Reserved (No. 3 of 1998) (1998), 71 S.A.S.R. 223; Illinois c. Caballes, 543 U.S. 405 (2005); Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527; R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8; R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 432, 2004 CSC 67; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659; R. c. Clayton, [2007] 2 R.C.S. 725, 2007 CSC 32, inf. (2005), 196 O.A.C. 16; Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2; R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52; R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311; R. c. Boersma, [1994] 2 R.C.S. 488; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; United States c. Place, 462 U.S. 696 (1983); R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312; R. c. Simpson (1993), 12 O.R. (3d) 182; R. c. Woods, [2005] 2 R.C.S. 205, 2005 CSC 42; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652; Knowlton c. La Reine, [1974] R.C.S. 443; R. c. Truong (2002), 168 C.C.C. (3d) 132, 2002 BCCA 315; People c. Dunn, 564 N.E.2d 1054 (1990); State c. Pellicci, 580 A.2d 710 (1990); McGahan c. State, 807 P.2d 506 (1991); Commonwealth c. Johnston, 530 A.2d 74 (1987); R. c. Murray (1999), 136 C.C.C. (3d) 197.
Citée par le juge Bastarache (dissident)
R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19; R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Clayton, [2007] 2 R.C.S. 725, 2007 CSC 32; Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2; R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311; R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 432, 2004 CSC 67; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652; R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, 2003 CSC 30; R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52; United States c. Place, 462 U.S. 696 (1983).
Lois et règlements cités
Australian Federal Police Act 1979 (Cth.), art. 12A.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 8, 9, 10, 24(2).
Law Enforcement (Powers and Responsibilities) Act 2002 (N.S.W.), art. 145 à 150, 193 à 196.
Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2.
Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R‑10, art. 18.
Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.), art. 99(1)f).
Police Act, R.S.A. 2000, ch. P‑17, art. 38(1).
Police Powers and Responsibilities Act 2000 (Qld.), 2000, No. 6, art. 34 à 39.
Police Powers and Responsibilities (Drug Detection Dogs) Amendment Act 2005 (Qld.), 2005, No. 63.
Doctrine citée
Australie. Nouvelle‑Galles du Sud. Discussion Paper : Review of the Police Powers (Drug Detection Dogs) Act. Sydney : NSW Ombudsman, 2004.
Chevrette, François, et Hugo Cyr. « La protection en matière de fouilles, perquisitions et saisies, en matière de détention, la non‑rétroactivité de l’infraction et la peine la plus douce », dans Gérald‑A. Beaudoin et Errol Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 1996, 521.
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La Forest, Gérard V. « Judicial Lawmaking, Creativity and Constraints », in R. Johnson et al., eds., Gérard V. La Forest at the Supreme Court of Canada, 1985‑1997. Winnipeg : Canadian Legal Historic Project, Faculty of Law, University of Manitoba, 2000, 3.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Côté, O’Leary et Paperny) (2006), 60 Alta. L.R. (4th) 223, 391 A.R. 218, 377 W.A.C. 218, 210 C.C.C. (3d) 317, 39 C.R. (6th) 282, [2006] 9 W.W.R. 633, 144 C.R.R. (2d) 338, [2006] A.J. No. 755 (QL), 2006 CarswellAlta 794, 2006 ABCA 199, qui a rejeté l’appel de l’accusé contre sa déclaration de culpabilité (2005), 386 A.R. 48, 203 C.C.C. (3d) 132, 31 C.R. (6th) 231, [2005] A.J. No. 1110 (QL), 2005 CarswellAlta 1217, 2005 ABQB 608. Pourvoi accueilli, les juges Bastarache, Deschamps et Rothstein sont dissidents.
James M. Lutz et Alias A. Sanders, pour l’appelant.
Kenneth J. Yule, c.r., Jolaine Antonio et Lisa Matthews, pour l’intimée.
Robert W. Hubbard et Alison Wheeler, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Dominique A. Jobin et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Kenneth D. Madsen, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Frank Addario et Emma Phillips, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Jonathan C. Lisus, Christopher A. Wayland et Sarah Corman, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française des motifs des juges LeBel, Fish, Abella et Charron rendus par
Le juge LeBel —
I. Introduction
[1] J’ai pris connaissance des motifs rédigés par le juge Binnie dans le présent pourvoi et le pourvoi connexe R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19. Je partage son avis que le pourvoi devrait être accueilli, qu’il y a eu violation de l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et que la preuve devrait être écartée en application du par. 24(2). Toutefois, j’arrive à cette conclusion pour des motifs différents. Je conviens que l’utilisation d’un chien renifleur constitue une fouille au sens de l’art. 8 de la Charte. La question que soulève le présent pourvoi est de savoir si la fouille à l’aide d’un chien renifleur était « autorisée par la loi ». Il est incontesté que la fouille n’était pas expressément autorisée par la loi. Il faut alors se demander si, dans l’accomplissement de leur devoir général d’effectuer des enquêtes criminelles, les policiers étaient autorisés par la common law à procéder à la fouille en question. Le juge Binnie conclut que, dans les circonstances de la présente affaire, ils ne l’étaient pas. Je partage son avis. Toutefois, pour répondre à cette question, j’estime qu’il n’y a pas lieu d’assujettir l’exercice des pouvoirs policiers à la norme moins stricte des « soupçons raisonnables » puisque cela aurait pour effet de compromettre les importantes garanties que l’art. 8 de la Charte offre contre les atteintes injustifiées de l’État. J’appliquerais la norme existante et bien établie des « motifs raisonnables et probables » pour conclure que la fouille effectuée ne la respectait pas. En tirant cette conclusion, je reconnais que la Charte n’interdit pas l’utilisation de chiens renifleurs ou d’autres techniques d’enquête policière; elle exige toutefois que cette utilisation demeure conforme aux normes établies par l’art. 8.
II. Analyse
[2] Le fait incontesté que les policiers n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de croire que M. Kang‑Brown avait de la drogue en sa possession ou qu’il avait commis quelque autre infraction au moment où ils l’ont abordé et où ils ont procédé à la fouille à l’aide du chien renifleur revêt une importance cruciale pour situer le débat devant notre Cour. Le ministère public tente plutôt d’invoquer les fruits de la fouille effectuée à l’aide du chien renifleur pour établir la légalité de l’arrestation de M. Kang‑Brown et de la fouille subséquente de son sac. Autrement dit, personne ne conteste que, dans l’état actuel du droit, les représentants de l’État n’auraient pas pu importuner M. Kang‑Brown s’ils n’avaient pas bénéficié des résultats positifs de la fouille à l’aide du chien renifleur.
[3] Il est acquis qu’aucune disposition législative n’autorise la fouille à l’aide d’un chien renifleur qui a été effectuée à la gare d’autobus de Calgary. La common law ne permettait pas non plus d’arrêter M. Kang‑Brown avant la fouille. La question est donc de savoir si, en l’absence de régime législatif, notre Cour devrait tenter de concevoir elle‑même une norme moins stricte que celle énoncée dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, pour régir l’utilisation des chiens renifleurs par les policiers dans des endroits publics tels qu’une gare d’autobus ou une école, comme dans l’affaire A.M. C’est ce que semble affirmer mon collègue le juge Binnie lorsqu’il propose une nouvelle norme de la « croyance ou des soupçons raisonnables », dont l’application dépendrait du caractère envahissant de la technique d’enquête utilisée dans un cas particulier.
[4] Contrairement à ce que le juge Binnie affirme dans ses motifs, le présent pourvoi soulève directement la question du rôle des tribunaux à l’égard des pouvoirs que la common law confère aux policiers. Toutefois, contrairement à lui, je conclus qu’il vaut mieux laisser au législateur le soin de résoudre la question — découlant de l’utilisation des chiens renifleurs — de toute lacune qui peut être perçue dans l’état actuel du droit en matière de pouvoirs d’enquête policière. Les parties ont soulevé cette question devant notre Cour et devant les tribunaux d’instance inférieure. En fait, celle‑ci est au cœur du présent litige. Monsieur Kang‑Brown a invoqué le caractère arbitraire de la fouille (mémoire, par. 63). La Criminal Lawyers’ Association de l’Ontario a soutenu qu’il fallait satisfaire à l’exigence constitutionnelle de motifs raisonnables et probables énoncée dans l’arrêt Hunter c. Southam. La question des soupçons raisonnables a tout au plus été évoquée comme solution de rechange et non comme solution privilégiée. Même l’un des avocats du ministère public, qui prétendait que l’intervention du chien renifleur ne constituait pas une fouille, a répondu à un juge de notre Cour que, si elle constituait une fouille [traduction] « nous [serions] en terrain inconnu ». Il a ajouté qu’« il faut s’efforcer de songer à des situations où la Cour a affirmé qu’une norme moins exigeante que celle des motifs raisonnables est suffisante lorsqu’il est question d’une fouille visée par l’art. 8 » (transcription, p. 55). Dans l’affaire A.M., l’un des motifs retenus par la Cour d’appel de l’Ontario pour invalider la fouille effectuée dans une école était que cette fouille n’était pas autorisée par le droit criminel, par la Loi sur l’Éducation ou encore par les politiques subsidiaires des conseils scolaires.
[5] Les tribunaux créent et modifient le droit (Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, 2007 CSC 10, par. 83‑87). Une bonne partie de ce qui est reconnu comme du « droit » constitue en fait, sous une forme ou une autre, du droit prétorien (G. V. La Forest, « Judicial Lawmaking, Creativity and Constraints », dans R. Johnson et autres, dir., Gérard V. La Forest at the Supreme Court of Canada, 1985‑1997 (2000), 3). Il s’agit de savoir non pas si ce pouvoir de créer des règles de droit existe, mais plutôt comment et dans quels cas il convient de l’exercer.
[6] Cette question devient particulièrement délicate lorsque, dans des affaires mettant en cause des valeurs et des droits constitutionnels cruciaux, les tribunaux décident d’agir comme législateur à cause de lacunes perçues dans le droit. La common law devrait‑elle servir à combler de telles lacunes? Notre Cour l’a parfois utilisée à cette fin dans le domaine du droit dont il est question en l’espèce, notamment dans l’arrêt R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52 (détentions aux fins d’enquête) et, tout récemment, dans l’arrêt R. c. Clayton, [2007] 2 R.C.S. 725, 2007 CSC 32. Cette jurisprudence ne signifie pas que la Cour devrait toujours élargir les règles de common law pour combler les lacunes perçues des pouvoirs policiers ou pour dissiper la crainte d’inaction de la part du législateur, particulièrement lorsque des droits et des intérêts aussi fondamentaux que la vie privée et l’autonomie personnelles sont en jeu.
[7] Les tribunaux comptent parmi les institutions des démocraties où des assemblées législatives démocratiquement élues débattent et adoptent des lois de façon publique et transparente. Les tribunaux sont des institutions vitales notamment en raison du fait que la Constitution elle‑même protège les droits fondamentaux de la personne. La Constitution n’appartient pas aux tribunaux, comme l’a judicieusement rappelé la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Cooper, mais ils doivent demeurer attentifs et sensibles au fait qu’ils sont, en dernier ressort, les gardiens des règles, principes et valeurs constitutionnels lorsque toutes les autres démarches échouent (Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 70).
[8] L’article 8 de la Charte énonce l’une des valeurs fondamentales de notre société : le respect de la vie privée et de l’autonomie personnelles. Une part appréciable des décisions touchant la Charte concerne l’interprétation et l’application de l’art. 8. Il est possible d’affirmer que notre jurisprudence relative à la Charte a pour point de départ l’arrêt Hunter c. Southam, lequel demeure l’un des arrêts charnières qui, à l’instar de l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, et du Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, ont jeté les bases de l’interprétation de la Charte (voir R. J. Sharpe et K. Roach, Brian Dickson : A Judge’s Journey (2003), p. 312‑316). Bien que l’expression « vie privée » ne figure pas dans la Charte, l’art. 8 est devenu, dès les premiers arrêts portant sur son application, un bouclier contre les ingérences injustifiées de l’État dans la vie privée des gens (Hunter c. Southam, p. 160).
[9] Même avant l’entrée en vigueur de la Charte, les tribunaux étaient soucieux de protéger le droit à la vie privée, quoiqu’ils aient eu tendance à fonder cette protection sur des notions de territorialité et d’inviolabilité relative du droit de propriété (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. 2007), vol. 2, p. 455). Avec l’avènement de la Charte, ils ont modifié cette approche en définissant les intérêts en matière de vie privée comme étant des droits personnels (Hogg, p. 456; Hunter c. Southam, p. 158‑159). Ce changement fait ressortir l’importance cruciale que le droit à la vie privée revêt dans l’interprétation de l’art. 8 (voir le juge La Forest dans l’arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 426‑427; le juge Bastarache dans l’arrêt R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10, par. 16; F. Chevrette et H. Cyr, « La protection en matière de fouilles, perquisitions et saisies, en matière de détention, la non‑rétroactivité de l’infraction et la peine la plus douce », dans G.‑A. Beaudoin et E. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 1996), 521, p. 595 et 618).
[10] La protection du droit à la vie privée repose sur les contraintes — telles les exigences d’autorisation préalable et de caractère raisonnable — auxquelles le texte de l’art. 8 et les tribunaux qui appliquent cet article assujettissent ceux et celles qui effectuent des fouilles, perquisitions et saisies. La nécessité de faire respecter la loi doit être prise en compte et soupesée en fonction des attentes raisonnables en matière de vie privée. Néanmoins, dans les décisions de principe relatives à l’art. 8, les tribunaux ont assorti de restrictions importantes les atteintes que des représentants de l’État peuvent porter au droit à la vie privée personnelle. Ces restrictions ont été jugées nécessaires parce que, comme notre Cour l’a conclu dans l’arrêt Hunter c. Southam, « déterminer la prépondérance des droits en concurrence après que la perquisition a été effectuée » constitue une « analyse après le fait [qui] entrerait sérieusement en conflit avec le but de l’art. 8 ». Notre Cour a ensuite souligné que ce but « requiert un moyen de prévenir les fouilles et les perquisitions injustifiées avant qu’elles ne se produisent et non simplement un moyen de déterminer, après le fait, si au départ elles devaient être effectuées » (p. 160 (soulignements omis)). Ces restrictions consistaient et, n’ayant jamais été écartées par notre Cour, consistent généralement à exiger que la fouille, perquisition ou saisie soit fondée sur la loi ou la common law, qu’elle soit préalablement autorisée par un tribunal et qu’il existe des motifs raisonnables et probables de l’effectuer. L’État devait justifier toute dérogation à ce cadre constitutionnel. Le juge La Forest s’est fermement dit d’avis qu’en principe les pouvoirs conférés aux policiers par la common law étaient limités et qu’il valait mieux laisser au législateur le soin de les élargir (R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, p. 56‑57). Je crains que l’approche adoptée par mes collègues en l’espèce ait, en pratique, pour effet de compromettre certains aspects essentiels des droits constitutionnels garantis par l’art. 8 et des valeurs qui sous‑tendent cet article. Il se pourrait, assez ironiquement d’ailleurs, que ce processus d’érosion découle non pas d’un acte de l’État ou des lois du Parlement, mais plutôt de décisions émanant des tribunaux eux‑mêmes.
[11] Ces considérations me ramènent à la question qui se situe au cœur du présent pourvoi : l’exercice approprié par les tribunaux de leur rôle de création de règles de droit. À mon avis, les solutions jurisprudentielles proposées dans les motifs de certains de mes collègues, qui préconisent ouvertement ou implicitement l’établissement de nouvelles règles de common law qui abaisseraient la norme de contrôle applicable aux ingérences de l’État dans la vie privée des gens, ne représentent pas un exercice approprié du pouvoir judiciaire dans les circonstances du présent pourvoi et du pourvoi connexe A.M.
[12] La common law est depuis longtemps considérée comme une loi de liberté. Devrions‑nous nous écarter de cette tradition, qui appartient toujours aux valeurs de notre système juridique et de notre démocratie? Il est question en l’espèce de la liberté des individus et du rôle légitime des tribunaux en tant que gardiens de la Constitution. Je ne suis pas persuadé que cela devrait nous amener à écarter la tradition de liberté de la common law en modifiant la common law elle‑même afin de restreindre les libertés constitutionnelles garanties par l’art. 8 de la Charte.
[13] En droit canadien, la norme généralement appliquée en matière de fouilles, perquisitions et saisies — assorties ou non d’une autorisation judiciaire préalable, selon l’urgence de la situation — est celle fondée sur l’existence de motifs raisonnables et probables. Aux paragraphes 77‑78 de ses motifs dans l’arrêt A.M., le juge Binnie fait état d’un certain nombre d’exceptions légales à cette norme, dont certaines ont été contestées devant les tribunaux. J’ai déjà mentionné les décisions de notre Cour dans les affaires Mann et Clayton. Il pourrait se présenter d’autres cas où la constitutionnalité d’une fouille, perquisition ou saisie non autorisée par un texte législatif pourrait être confirmée. On pourrait penser, par exemple, à une situation d’urgence liée à la crainte d’activités terroristes. Toutefois, en raison de l’importance cruciale du droit à la vie privée en cause et de la faiblesse du fondement factuel du présent pourvoi et du pourvoi connexe A.M., le rôle confié à notre Cour par la Constitution tend à indiquer qu’il devrait appartenir au législateur de créer et de justifier, dans un cadre législatif approprié, un nouveau pouvoir plus envahissant de fouiller, perquisitionner et saisir, comme celui qui est proposé dans certains motifs exposés en l’espèce.
[14] Une disposition législative qui assujettirait l’utilisation des chiens renifleurs pour faire respecter la loi à l’existence de motifs ne respectant pas la norme établie dans l’arrêt Hunter c. Southam pourrait devoir être justifiée au regard de l’article premier, mais l’État ne serait pas empêché d’agir pour autant que la norme de justification soit respectée selon la grille d’analyse constitutionnelle pertinente. Obliger le législateur à intervenir en premier permettrait aux tribunaux d’être mieux en mesure de tenir compte des intérêts opposés qui sont en jeu et ferait en sorte que le processus de justification respecte les normes constitutionnelles. Élargir les pouvoirs que la common law confère aux policiers, comme on propose de le faire en l’espèce, aurait pour effet de couper court au processus de justification et de laisser la Cour établir elle‑même la règle de common law sans avoir pleinement bénéficié du dialogue et des analyses qui auraient eu lieu si le législateur était intervenu et avait été tenu de justifier son intervention.
[15] De plus, nous sommes en présence d’un cas où les tribunaux ne disposent pas des outils nécessaires pour établir un cadre juridique adéquat pour l’utilisation des chiens renifleurs. Le fait d’avoir une connaissance limitée des techniques d’enquête faisant appel à des chiens renifleurs réduit la capacité des tribunaux de déterminer où se situe le juste équilibre entre la protection du droit à la vie privée et l’application efficace de la loi. En réalité, dans le présent pourvoi, le dossier est particulièrement pauvre en renseignements utiles concernant les chiens renifleurs. L’information disponible se limite essentiellement au fait que ces chiens sont utilisés aux fins d’enquête dans diverses circonstances et que les policiers croient qu’ils sont généralement fiables, et aux éloges dont fait l’objet un chien qui a été utilisé à la gare d’autobus de Calgary. Il ressort toutefois du dossier et de certains arrêts et textes de doctrine cités par les parties que la fiabilité des chiens renifleurs a parfois été sérieusement mise en doute (voir, par exemple, les motifs dissidents du juge Souter de la Cour suprême des États‑Unis dans l’arrêt Illinois c. Caballes, 543 U.S. 405 (2005), p. 410‑413; voir également New South Wales Ombudsman, Discussion Paper : Review of Police Powers (Drug Detection Dogs) Act (juin 2004)). Malgré ce dossier insuffisant, on demande néanmoins à la Cour de réduire la portée de certains droits garantis par la Charte pour éviter de créer un vide juridique et d’entraver l’utilisation d’une technique d’enquête policière assez répandue. La Cour établirait une nouvelle règle de common law tout au plus sur la base d’hypothèses non vérifiées et — en ce qui nous concerne dans le présent pourvoi — invérifiables.
[16] Les tribunaux doivent éviter de s’appuyer sur des dossiers aussi faibles et insuffisants pour justifier une atteinte au droit à la vie privée. Assouplir la norme applicable en la faisant passer de la norme des motifs raisonnables et probables à celle des soupçons raisonnables dans les présentes circonstances et sur la foi du présent dossier pourrait mener à la norme encore moins stricte des « soupçons généraux », qui est d’ailleurs adoptée par l’un des juges dissidents dans le présent pourvoi. Un tel assouplissement tendrait aussi à limiter le respect du droit à la vie privée à la seule possibilité d’obtenir une quelconque réparation après le fait. Des excuses superficielles constitueraient une maigre consolation pour les passagers et les passants incommodés par une fouille injustifiée à l’aide d’un chien renifleur et par les conséquences d’une telle fouille. On arriverait presque ainsi à respecter en principe la norme des motifs raisonnables et probables, tout en la vidant en pratique de sa substance par un recours de plus en plus fréquent à une norme des soupçons raisonnables.
[17] Pour ces motifs, je ne tenterais pas de créer ou de découvrir un pouvoir policier de common law autorisant l’utilisation de chiens renifleurs pour enquêter sur des délinquants potentiels. Compte tenu de l’absence dans la loi et la common law d’un pouvoir justifiant une telle fouille, j’estime qu’il y a eu violation de l’art. 8. Vu la gravité de cette violation, je suis d’avis, tout comme le juge Binnie, que la preuve doit être écartée en application du par. 24(2) de la Charte, que le pourvoi doit être accueilli et que la déclaration de culpabilité doit être annulée.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Binnie rendus par
Le juge Binnie —
I. Introduction
[18] La Cour est appelée en l’espèce à décider si les voyageurs ont le droit de transiter par la gare d’autobus de Calgary sans que des policiers procèdent, au hasard et sur la base d’hypothèses, à une fouille de leurs bagages à l’aide d’un chien renifleur dans le but de déceler la présence d’articles interdits ou de marchandises de contrebande. À supposer qu’ils aient ce droit en général, la question est alors de savoir si, dans l’accomplissement de leur devoir d’effectuer des enquêtes criminelles, les policiers ont le pouvoir d’utiliser des chiens renifleurs pour effectuer une fouille de bagages destinée à déceler la présence de drogue. Il est question en l’espèce d’une enquête criminelle de routine. Il n’est pas question d’explosifs, d’armes à feu ou d’autres problèmes de sécurité publique.
[19] Le présent pourvoi et le pourvoi connexe R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19, ont polarisé la Cour. Mon collègue le juge Bastarache établit une analogie entre les attentes en matière de vie privée dans une gare d’autobus locale et les attentes moindres que les voyageurs ont, à cet égard, aux passages frontaliers et dans les aéroports internationaux. Il conclut que des « soupçons généraux » concernant la présence de drogue suffisent pour justifier l’utilisation de chiens renifleurs dans des gares d’autobus sans qu’il y ait contravention à l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui prévoit que « chacun » a droit à la protection contre « les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ».
[20] Par contre, mon collègue le juge LeBel est d’avis que les policiers n’ont aucun pouvoir d’utiliser des chiens renifleurs pour effectuer une fouille dans les circonstances de ces affaires à moins « qu’elle soit préalablement autorisée par un tribunal et qu’il existe des motifs raisonnables et probables de l’effectuer » (par. 10). « [I]l devrait appartenir au législateur de créer et de justifier [quelque autre norme] dans un cadre législatif approprié » (par. 13).
[21] Pour les motifs qui seront exposés, je ne souscris à ni l’un ni l’autre de ces points de vue polarisés. J’estime, en toute déférence, que les « soupçons généraux » ouvriraient la porte à une utilisation excessive des chiens renifleurs en tous lieux. En revanche, l’approche consistant à laisser au législateur le soin d’agir esquive un problème pratique et immédiat qui se pose en matière d’application de la loi. Au Canada, les services de police utilisent couramment des chiens renifleurs depuis au moins 30 ans. Si la loi ne permet le recours à un chien renifleur que dans le cas où les policiers ont déjà des motifs raisonnables de croire à la présence d’articles interdits, le chien renifleur devient alors superflu et inutile, du fait que les policiers sont déjà censés avoir les motifs requis pour obtenir un mandat les autorisant à effectuer une fouille ou perquisition et qu’ils n’ont pas besoin d’un chien pour confirmer la présence de ces articles.
[22] À l’instar du juge LeBel, je suis en faveur d’une intervention du législateur dans ce domaine controversé, mais contrairement à lui, je ne préconise pas une approche ayant pour effet de rendre les chiens renifleurs inutiles tant et aussi longtemps que le législateur n’aura pas choisi d’agir. J’estime, en toute déférence, que, pour être juste envers les parties, la Cour ne devrait pas vaciller de façon imprévisible entre sa volonté d’étudier la possibilité d’ajuster la common law en matière de détention ou de fouilles, perquisitions et saisies fondées sur des soupçons raisonnables — comme c’était le cas dans les arrêts récents R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52 (détention aux fins d’enquête), et R. c. Clayton, [2007] 2 R.C.S. 725, 2007 CSC 32 (détention, fouille, perquisition et saisie) —, et l’attitude non interventionniste ou consistant à laisser au législateur le soin d’agir, que mon collègue préconise en l’espèce. Comment les parties pourront‑elles prévoir que la Cour aura une attitude de capacité d’agir ou une attitude consistant à laisser au législateur le soin d’agir, lorsqu’elles se présenteront devant elle? J’estime que, dans les arrêts Mann et Clayton, la Cour a décidé d’adopter la première attitude à l’égard de ce type particulier de pouvoir policier conféré par la common law. Nous avons franchi le Rubicon.
[23] Dans le cas qui nous occupe, les policiers procédaient de la manière habituelle à une enquête criminelle dans une gare d’autobus à laquelle ils étaient parfaitement en droit d’avoir accès. Ceux‑ci prétendent que leur utilisation du chien renifleur Chevy en l’espèce était conforme à l’art. 8 de la Charte. Par conséquent, la question difficile que soulève le présent pourvoi n’est pas (selon moi) de savoir si les policiers peuvent effectuer des enquêtes criminelles à l’aide de chiens renifleurs ou de n’importe quels autres dispositifs ou techniques légitimes dans les endroits où ils ont le droit de se trouver. Il s’agit plutôt de savoir dans quelle mesure et, le cas échéant, dans quels cas l’art. 8 de la Charte autorise l’utilisation de ces dispositifs, techniques ou animaux. Il n’y a aucun doute qu’il appartient aux tribunaux, et non au législateur, de résoudre la question de la conformité avec la Charte.
[24] Depuis l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, il est reconnu que, bien que la norme de l’art. 8 soit généralement celle des motifs raisonnables et probables, les fouilles ou perquisitions sans mandat peuvent être acceptables si l’on prend soin d’établir, au regard de l’art. 8, un équilibre entre la nécessité légitime de faire respecter la loi et le droit légitime de « chacun » à la vie privée. Cet équilibre varie selon les circonstances. L’article 8 protège non pas contre les fouilles, perquisitions et saisies, mais contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. Les policiers invoquent à l’appui de leur thèse l’existence d’une atteinte minime et d’un objectif bien circonscrit, ainsi que la grande fiabilité de chiens dressés pour accomplir une tâche particulière (en l’espèce Chevy), et non quelque argument fondé sur l’article premier voulant qu’il y ait une forte hausse du trafic de la drogue et des activités terroristes.
[25] Pour les raisons exposées dans l’arrêt A.M., j’estime que les policiers ont le droit de faire appel à des chiens renifleurs lorsqu’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner la présence d’articles interdits. Comme nous l’avons vu, cette norme des « soupçons raisonnables » dictée par la Charte est applicable en raison de l’existence d’une atteinte minime et d’un objectif bien circonscrit, ainsi que de la grande fiabilité de chiens renifleurs comme Chevy qui sont dressés pour accomplir une tâche particulière.
[26] Selon les faits de la présente affaire, la question est de savoir si les policiers qui se trouvaient à la gare d’autobus de Calgary avaient suffisamment de motifs de soupçonner que l’appelant avait de la drogue en sa possession pour justifier la vérification du sac de ce dernier à l’aide d’un chien renifleur. Les tribunaux albertains ont rejeté l’idée que l’intervention d’un chien renifleur puisse constituer une fouille ou perquisition, mais je conviens avec la juge Paperny, dissidente en Cour d’appel de l’Alberta, qu’une telle intervention constitue une fouille ou perquisition au sens de l’art. 8. Cependant, la question constitutionnelle est de savoir si la fouille effectuée était abusive dans les circonstances. Étant donné que de telles fouilles ont lieu sans autorisation judiciaire préalable, l’examen après le fait que les tribunaux effectuent des motifs justifiant les prétendus « soupçons raisonnables » doit être rigoureux. L’intervention des policiers en l’espèce était fondée sur des hypothèses. Les éléments de preuve recueillis grâce à la fouille effectuée à l’aide du chien renifleur n’auraient pas dû être admis. Par conséquent, j’accueillerais le pourvoi et j’annulerais la déclaration de culpabilité.
II. Les faits
[27] Le 25 janvier 2002, vers 11 h, trois agents de la GRC habillés en civil surveillaient la gare d’autobus Greyhound de Calgary. L’équipe observait les passagers qui descendaient de l’autobus ayant effectué le trajet de nuit depuis Vancouver. Cette opération faisait partie du programme « Jetway » de la GRC, qui consiste à surveiller les voyageurs en vue de repérer et d’arrêter les passeurs de drogue et d’autres individus qui se livrent à des activités criminelles.
[28] Les agents de la GRC n’enquêtaient pas sur d’éventuelles activités terroristes, la présence d’explosifs ou d’autres menaces à la sécurité publique. Leur chien renifleur Chevy n’était dressé que pour détecter la présence de stupéfiants.
[29] Le sergent MacPhee de la GRC a témoigné que la formation qu’il a reçue dans le cadre du programme Jetway lui a appris à être à l’affût de ce qu’il a appelé un [traduction] « long regard », c’est‑à‑dire un échange de regard qui dure quelques secondes. L’appelant lui a jeté un tel regard. Le sergent MacPhee a remarqué que l’appelant s’était dirigé vers la soute à bagages de l’autobus sans toutefois regarder les bagages qui étaient déchargés. Il a plutôt fait le tour de l’autobus, dans une direction différente de celle empruntée par les autres passagers, et il s’est immobilisé 10 à 15 pieds derrière le sergent MacPhee. Le policier a affirmé que ce comportement avait éveillé ses soupçons.
[30] L’appelant transportait un sac (qualifié de semblable à un sac de sport) auquel n’était fixée aucune étiquette d’identification Greyhound ou autre. Il s’agissait d’un sac à deux poignées, sans bandoulière. L’appelant le portait à l’épaule. Lorsqu’il est entré dans la gare, il s’est dirigé vers les toilettes. Alors qu’il se trouvait à environ 10 pieds de la porte des toilettes, l’appelant s’est immobilisé, s’est retourné et a regardé le sergent MacPhee qui se trouvait quelque 25 pieds derrière lui. Le sergent MacPhee a qualifié cela de [traduction] « regard vers l’arrière ».
[31] Lorsqu’il est sorti des toilettes, l’appelant a de nouveau fixé du regard le sergent MacPhee en se dirigeant vers les portes de sortie. Le sergent MacPhee s’est approché et s’est présenté en disant [traduction] « Bonjour monsieur. Je suis un policier qui travaille ici à la gare d’autobus. Nous n’avons rien à vous reprocher et vous êtes libre de partir en tout temps. Nous ne faisons que parler aux voyageurs. » Le sergent MacPhee a parlé du temps qu’il faisait et a demandé à voir le billet d’autobus de l’appelant (que ce dernier avait apparemment laissé dans l’autobus), en plus de solliciter une pièce d’identité (que l’appelant a présentée). Le sergent MacPhee a noté le nom et la date de naissance de l’appelant et lui a demandé combien de temps il séjournerait à Calgary. Il a semblé au sergent MacPhee que l’appelant devenait [traduction] « de plus en plus nerveux » en sa présence.
[32] Le sergent MacPhee a alors demandé à voir le contenu du sac de l’appelant. Après hésitation, l’appelant a déposé son sac et a commencé à l’ouvrir. Le sergent MacPhee lui a dit [traduction] « Merci monsieur. Vous n’êtes sûrement pas obligé de me montrer, mais je vous en remercie. » Le sergent MacPhee s’est alors agenouillé et a tenté s’emparer du sac en affirmant « Simple mesure de sécurité de la part d’un policier, vous n’avez pas d’objections? » Avant que le policier puisse toucher le sac, l’appelant s’est exclamé « Que faites‑vous? » et a tiré le sac vers lui. Le policier a affirmé que l’appelant était alors très agité. Le sergent MacPhee a fait signe à un autre policier, le sergent Bouey (alors caporal), de s’amener avec Chevy. Une fois près d’eux, Chevy s’est assis, indiquant ainsi au maître‑chien qu’il y avait de la drogue dans le sac. Le sergent MacPhee a alors informé l’appelant qu’il était en état d’arrestation pour possession ou trafic d’une substance réglementée, ou les deux à la fois, et il l’a informé de ses droits.
[33] À la suite de l’arrestation de l’appelant, l’agent Ritchie a fouillé le sac de ce dernier et y a découvert deux sacs à fermeture par pression et glissière qui contenaient environ 17 onces de cocaïne. L’appelant a aussi sorti de sa poche un contenant de pastilles à la menthe Starbucks dans lequel se trouvait une petite quantité d’héroïne. L’appelant a été accusé de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic et de possession d’héroïne.
[34] La juge du procès a conclu que l’appelant n’avait été ni détenu de façon arbitraire ni soumis à une fouille illégale et elle a inscrit une déclaration de culpabilité. La Cour d’appel à la majorité a partagé le même avis et a rejeté l’appel de l’appelant.
III. Les dispositions constitutionnelles pertinentes
[35] Voici le texte des dispositions pertinentes de la Charte :
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
9. Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires.
24. . . .
(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
IV. Historique des procédures judiciaires
A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (2005), 386 A.R. 48, 2005 ABQB 608
[36] La juge Romaine a conclu que l’appelant n’avait pas été détenu physiquement pendant qu’il était questionné. Un seul policier a conversé avec lui. On ne lui a pas barré la route pour l’empêcher de sortir et on l’a informé qu’il était libre de partir en tout temps. Le fait que les policiers aient eu des soupçons et qu’ils aient posé des questions pointues n’était pas suffisant pour établir l’existence d’une détention psychologique. Un suspect qui est interrogé n’est pas toujours détenu. Étant donné que M. Kang‑Brown n’avait pas témoigné lors du voir‑dire, rien ne prouvait que celui‑ci avait cru subjectivement qu’il était détenu ou qu’il n’était pas détenu.
[37] La juge Romaine a affirmé que, de toute façon, elle était convaincue que, conformément à l’exigence de l’arrêt Mann, il existait des motifs raisonnables de détenir M. Kang‑Brown aux fins d’enquête, et ce, en raison du « comportement suspect » de ce dernier. Elle a fait remarquer que « [m]ême si les policiers de l’opération Jetway n’enquêtaient pas sur une infraction récente particulière, ils enquêtaient sur le trafic de drogues, et l’on pouvait considérer que la détention de M. Kang‑Brown par ceux‑ci, si tel était le cas, découlait de cette enquête » (par. 57). Quant à l’intervention du chien renifleur et à la fouille qui a suivi, rien ne prouvait que M. Kang‑Brown avait une attente subjective en matière de vie privée à l’égard du contenu de son sac, étant donné qu’il n’avait pas témoigné au procès. La juge Romaine a estimé que l’odeur est une exposition volontaire d’information et que nul ne saurait avoir une attente raisonnable en matière de vie privée relativement à ce qu’il expose sciemment au public. Elle a souligné que la fouille a été effectuée dans une gare d’autobus et non dans un domicile, et [traduction] qu’« à une époque où le risque d’attaques terroristes au hasard plane constamment, on ne saurait affirmer que les voyageurs qui utilisent les transports publics peuvent raisonnablement s’attendre à ce que leurs bagages ne soient pas fouillés » (par. 73).
[38] Selon la juge Romaine, la preuve démontrait qu’un chien renifleur était fiable plus de 92 pour 100 du temps pour « indiquer » la présence de drogue. Le chien renifleur est plus fiable que le système infrarouge à vision frontale (« FLIR ») utilisé dans l’affaire R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 432, 2004 CSC 67. Les fabricants ou trafiquants de drogues interdites ne devraient pas avoir droit à la protection de leurs activités commerciales illicites grâce à une interprétation trop large des droits personnels que la Constitution garantit aux citoyens canadiens. L’intervention d’un chien renifleur était relativement moins envahissante que d’autres techniques d’enquête. La juge du procès a conclu que, en raison de la gravité du crime qu’il visait à déceler, le recours au chien renifleur n’était pas objectivement abusif.
[39] Toutefois, même en cas d’erreur à cet égard, elle aurait néanmoins admis la preuve en application du par. 24(2) de la Charte. L’intervention du chien renifleur était relativement peu envahissante et aucune force n’a été employée. Toute atteinte qui pouvait avoir été portée à des droits garantis par la Charte en l’espèce n’était pas suffisamment grave pour justifier l’exclusion de la preuve.
B. Cour d’appel (2006), 60 Alta. L.R. (4th) 223, 2006 ABCA 199
(1) Motifs majoritaires (les juges Côté et O’Leary)
[40] Le juge Côté, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a souscrit à l’opinion de la juge du procès selon laquelle il n’y avait pas eu de détention. Le policier a témoigné qu’il avait adopté un ton aimable et non autoritaire en commençant par demander à l’appelant s’il pouvait lui parler et en lui posant ensuite des questions. Le policier était en civil et aucune arme n’était visible.
[41] Les renseignements que les policiers obtiennent dans un endroit public au sujet de ce qui se trouve dans un endroit privé ne sont pas tous le fruit d’une fouille ou perquisition. Aucune règle de droit ne prévoit que l’utilisation d’un chien renifleur pour vérifier des bagages se trouvant dans des casiers constitue toujours ou ne constitue jamais une fouille ou perquisition au sens de l’art. 8. Le juge Côté a fait remarquer que, dans l’arrêt Tessling, notre Cour a affirmé que les décisions judiciaires dans ce domaine doivent être précises et reposer davantage sur les faits de l’affaire. L’arrêt antérieur de la Cour d’appel de l’Alberta R. c. Dinh (2003), 330 A.R. 63, 2003 ABCA 201, peut être distingué de la présente affaire, même s’il n’a pas été renversé.
[42] La question était de savoir si le citoyen ordinaire n’ayant commis aucune infraction a une attente raisonnable en matière de vie privée qui serait gravement frustrée par la mesure policière en question. Le chien ne pouvait détecter que des drogues illégales et rien d’autre. Si l’appelant n’avait pas été en possession de drogues illégales, la présence du chien n’aurait eu aucune incidence sur lui.
[43] Selon le juge Côté, les faits suivants étaient utiles pour déterminer si, en l’espèce, l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée : les policiers se trouvaient dans un endroit purement public (et non dans la cour d’une résidence); le chien a seulement permis d’obtenir une information rudimentaire (il n’a fait que confirmer la présence ou l’absence d’une quantité de drogue illégale inconnue); aucun détail intime concernant des vies privées ne risquait d’être révélé; les odeurs se répandaient d’elles‑mêmes et elles ont été détectées par quelque chose de semblable à un nez humain (mais plus sensible que celui‑ci). Il n’y avait, dans l’endroit public en question, aucune attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de cette information limitée. Le juge Côté a donc conclu à l’absence de fouille. Il a souscrit à l’opinion de la juge du procès selon laquelle, même s’il y avait eu violation de la Charte, la preuve ne devrait pas être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.
(2) Dissidence (la juge Paperny)
[44] Selon la juge Paperny, l’intervention du chien renifleur constituait une fouille. Il y a eu violation du droit de l’appelant à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives, la violation était grave et il y avait lieu d’écarter la preuve en application du par. 24(2). Elle estimait que la position adoptée par le juge Côté ferait en sorte qu’une foule d’activités humaines courantes pourraient faire l’objet d’une surveillance policière sans qu’aucune autorisation judiciaire préalable ne soit requise. Suivant une interprétation large, les « émissions » comprennent tout ce qui peut être vu, entendu ou senti, et celles‑ci peuvent provenir des ordinateurs, des téléphones cellulaires, des résidences, des télévisions, des radios, des personnes, des bagages, des sacs à main, etc., ou autrement dit, de n’importe où et de n’importe quoi. L’arrêt Tessling n’a pas éliminé le droit à la vie privée à l’égard des « émissions » en général. Les questions relatives à l’art. 8 doivent être formulées en fonction des personnes qui voyagent en autobus en général et de la question de savoir si ces personnes ont une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de leurs bagages personnels. La juge du procès a eu tort de restreindre la portée de l’art. 8 en concluant qu’aucun droit à la vie privée n’était en jeu du fait que ce n’était pas le type de renseignements que la société a intérêt à protéger.
[45] Les bagages contiennent des articles et renseignements personnels significatifs quant aux choix personnels et au style de vie de leur propriétaire. Le fait de transporter des bagages dans une gare d’autobus n’a pas une incidence aussi grande sur le droit à la vie privée que le fait d’en transporter dans un aéroport. En effet, les mesures de sécurité prises dans les aéroports ont nécessairement entraîné une diminution des attentes en matière de vie privée à ces endroits; ces mesures n’ont pas été prises dans les gares d’autobus.
[46] Une fouille sans mandat est à première vue abusive en l’absence d’une situation d’urgence. Selon les faits, il n’y avait pas de situation d’urgence. Les policiers n’avaient aucun motif raisonnable et probable de croire qu’il existait une preuve d’activité criminelle jusqu’à ce que le chien intervienne et signale la présence d’un stupéfiant dans le sac. La juge Paperny a conclu qu’il y avait eu violation des droits garantis à l’appelant par l’art. 8 de la Charte. En raison de la gravité de la violation et de l’effet que l’admission de la preuve aurait sur la considération dont jouit l’administration de la justice, cette preuve devait être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.
V. Analyse
[47] L’« opération Jetway » est un programme de la GRC qui a pour objet de freiner le trafic de stupéfiants. Elle consiste à surveiller les voyageurs qui transitent dans des terminaux comme les aéroports et les gares d’autobus. Elle semble s’inspirer des profils des « passeurs » de drogue que la United States Drug Enforcement Administration a établis depuis 1974. Les policiers prétendent que certains types de comportement, d’allure, de façon de s’habiller et d’autres caractéristiques personnelles visibles des voyageurs peuvent constituer des indices d’activité criminelle. Les agents de la GRC ciblent ces individus au moment de leur passage dans un terminal et ils tentent d’engager avec eux une « conversation volontaire ». L’objectif est d’amener les individus suspects à consentir à une fouille destinée à déterminer s’ils transportent de la drogue sur eux ou dans leurs bagages. Dans les cas où le consentement est refusé ou équivoque, les agents de la GRC peuvent décider de recourir à un chien renifleur pour tenter de détecter toute odeur de stupéfiant qui peut émaner du suspect ou de ses effets personnels.
A. L’enquête policière à l’aide d’un chien renifleur était‑elle autorisée par la loi?
[48] Personne ne conteste que la fouille effectuée à la gare d’autobus de Calgary était une fouille sans mandat et qu’elle était donc présumée abusive. Comme l’a affirmé le juge Lamer dans l’arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278 :
. . . du moment que l’appelant démontre qu’il s’agissait d’une fouille sans mandat, il incombe à la poursuite de prouver que, selon la prépondérance des probabilités, cette fouille n’était pas abusive.
Une fouille ne sera pas abusive si elle est autorisée par la loi, si la loi elle‑même n’a rien d’abusif et si la fouille n’a pas été effectuée d’une manière abusive.
(Voir aussi les arrêts Mann, par. 36, et R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51, par. 10‑12.)
[49] Je ne partage pas l’avis du juge LeBel quant à savoir si les fouilles ou perquisitions à l’aide d’un chien renifleur sont « autorisées par la loi ». À cet égard, notre Cour s’est récemment intéressée au critère des pouvoirs policiers conférés par la common law qui a été énoncé, avant l’adoption de la Charte, par la Court of Criminal Appeals d’Angleterre dans l’arrêt R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659, et par notre Cour dans l’arrêt antérieur à la Charte, Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2, et les arrêts Mann et Clayton qui ont été rendus après l’adoption de la Charte. Dans l’arrêt Dedman, le juge Le Dain a formulé ainsi le critère applicable pour déterminer l’existence d’un pouvoir policier conféré par la common law :
L’atteinte à la liberté doit être nécessaire à l’accomplissement du devoir particulier de la police et elle doit être raisonnable, compte tenu de la nature de la liberté entravée et de l’importance de l’objet public poursuivi par cette atteinte. [p. 35]
Dans ses motifs dissidents, le juge en chef Dickson a recommandé d’adopter l’approche qui consistait à laisser au législateur le soin d’agir et qui est préconisée en l’espèce par le juge LeBel :
Il incombe au législateur et non pas aux tribunaux d’autoriser un acte arbitraire de la police qui serait par ailleurs illégal à titre de violation des droits qui sont traditionnellement protégés en common law. [p. 15]
Cependant, c’est le point de vue contraire proposé par le juge Le Dain qui l’a emporté, et ce point de vue majoritaire a été adopté et appliqué dans un certain nombre d’arrêts subséquents, dont Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158, R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615, R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311, Mann et Clayton.
[50] Dans les motifs que j’ai rédigés dans l’arrêt Clayton et auxquels ont souscrit les juges LeBel et Fish, j’ai affirmé ceci :
Si, comme je le crois, aucun de ces arrêts [mentionnés] ne permet de justifier la mesure prise en l’espèce, il faut appliquer le critère de « pondération » découlant de l’arrêt Dedman. La Cour doit déterminer si la règle de common law, à supposer qu’elle existe, autorisait les policiers à faire ce qu’ils ont fait en l’espèce. [Je souligne; par. 80.]
La common law comble sans cesse des « lacunes ». Elle le fait depuis des centaines d’années au moyen de différentes méthodes conçues par les juges. En l’espèce, la méthode pertinente que notre Cour a adoptée et appliquée est la grille d’analyse de Waterfield/Dedman.
[51] La juge Abella, s’exprimant au nom de la Cour au complet dans l’arrêt Clayton, a retenu l’observation formulée par le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario :
Dans plusieurs décisions antérieures et postérieures à la Charte, la Cour suprême du Canada a reconnu que les pouvoirs des policiers en common law, souvent appelés pouvoirs accessoires de la police, énoncés dans l’arrêt Waterfield, faisaient partie intégrante de la common law canadienne . . . [par. 22]
Par conséquent, j’estime que dans les présents pourvois la Cour devrait procéder progressivement à l’analyse de type Waterfield/Dedman pour déterminer s’il existe un pouvoir policier conféré par la common law au lieu de tenter de retraverser le Rubicon et de ranimer la dissidence de l’arrêt Dedman. Bien sûr, je ne veux pas dire par là que, dans un cas particulier, on arrivera toujours ou encore généralement à la conclusion qu’il existe un pouvoir policier. Si une cour conclut, à l’issue d’une analyse, que les policiers n’ont pas le pouvoir qu’ils invoquent, il appartiendra alors au législateur de décider quelle règle de droit, s’il y a lieu, il souhaite adopter à cet égard.
[52] La première exigence de la grille d’analyse de Waterfield/Dedman est l’existence d’un devoir policier. Il est incontestable que les policiers ont le devoir d’élucider les crimes et de traduire les criminels en justice : Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R‑10, art. 18, et Police Act de l’Alberta, R.S.A. 2000, ch. P‑17, par. 38(1). Si cela ne représente pas une partie importante de leur travail, on voit difficilement à quoi ils servent.
[53] Comme nous l’avons vu, la deuxième exigence de la common law est que l’exercice des pouvoirs « accessoires » à ce devoir soit « raisonnable, compte tenu de la nature de la liberté entravée et de l’importance de l’objet public poursuivi par [l’]atteinte » qui est portée (Dedman, p. 35). Avant l’adoption de la Charte, l’exigence du « caractère raisonnable » était importante pour maintenir l’équilibre entre les pouvoirs policiers et ce qui était généralement acceptable dans une société libre. La justification requise avant la Charte était moins astreignante que celle requise sous le régime de la Charte, comme en témoigne le fait que les chiens policiers sont depuis longtemps utilisés pour effectuer divers types de fouilles ou de recherches dans les pays de common law.
[54] À moins que la Cour n’adopte le point de vue voulant que, en l’absence d’une loi habilitante précise, les policiers en soient réduits à se fier à leurs seuls yeux, oreilles et odorat, il est évident que ceux‑ci doivent utiliser de nombreux outils pour effectuer des enquêtes criminelles conformes aux limites établies par la Charte. L’utilisation d’un chien renifleur est un outil d’enquête et non un « pouvoir de la police » comme le pouvoir de détention ou d’arrestation. Le législateur doit‑il intervenir pour déterminer quand un policier peut utiliser [traduction] « des jumelles, des lampes de poche et des lunettes de vision nocturne »? (S. Davis‑Barron, « The Lawful Use of Drug Detector Dogs » (2007), 52 Crim. L.Q. 345, p. 384). Au fur et à mesure que les criminels deviennent plus ingénieux et conçoivent de nouvelles façons de brouiller leurs pistes, les policiers améliorent sans cesse leurs propres techniques et matériel. J’estime que les policiers n’ont pas à se tourner constamment vers le législateur pour obtenir l’autorisation d’utiliser des outils exposés à la vue de tous comme les chiens renifleurs. Il est évidemment crucial que le législateur maintienne un bon contrôle des forces de l’ordre, mais, en ce qui concerne les fouilles, perquisitions et saisies, le contrôle judiciaire est exercé grâce à l’art. 8 de la Charte, que la Cour a l’obligation constitutionnelle d’interpréter et d’appliquer.
[55] Dans l’affaire Tessling, les policiers avaient eu recours à un avion muni d’un système d’imagerie infrarouge pour survoler un édifice où l’on soupçonnait que de la marijuana était cultivée. Nulle part la Cour n’a‑t‑elle laissé entendre que l’utilisation d’un tel matériel devait être autorisée expressément par la loi. La question était de savoir si cette utilisation violait l’art. 8 de la Charte.
[56] En rejetant l’existence de tout pouvoir policier conféré par la common law en l’espèce, mon collègue le juge LeBel ajoute néanmoins ceci :
Il pourrait se présenter d’autres cas où la constitutionnalité d’une fouille, perquisition ou saisie non autorisée par un texte législatif pourrait être confirmée. On pourrait penser, par exemple, à une situation d’urgence liée à la crainte d’activités terroristes. [par. 13]
Une fois que l’on conclut qu’il se pourrait (ou non) que la Cour reconnaisse l’existence d’« une situation d’urgence liée à la crainte d’activités terroristes », un domaine d’application de la loi où les chiens renifleurs sont déjà utilisés, il me semble, en toute déférence, qu’il n’y a aucun motif convaincant de refuser en common law d’envisager l’utilisation de ces chiens devant une crainte d’autres activités criminelles — par exemple le trafic de stupéfiants — si ce n’est que l’intérêt de l’État à préserver la sécurité collective et l’ordre public est davantage susceptible de l’emporter sur le droit d’un individu à la vie privée lorsqu’il est question de terrorisme que lorsqu’il est question d’une descente chez des trafiquants de drogue. Cependant, le débat entourant l’évaluation des enjeux qui émane de l’analyse de type Waterfield/Dedman antérieure à la Charte émane aussi, sous une forme plus rigide, de l’art. 8. Il n’est pas nécessaire d’attendre que le législateur poursuive le débat relatif à l’art. 8 et prenne une décision.
[57] On a recours aux services de chiens renifleurs dans de nombreuses situations différentes. Étant donné que leur capacité de communiquer se limite simplement à réagir positivement ou négativement à la présence des substances recherchées, les chiens sont obligatoirement spécialisés dans des domaines particuliers. Autrement, les maîtres‑chiens, qui n’ont pas la capacité d’interroger leur assistant canin, ne sauraient pas à quoi l’animal a réagi. Dans certains cas, le chien est dressé à utiliser son odorat développé pour détecter la présence d’explosifs, et on les utilise dans des aéroports et d’autres endroits vulnérables aux menaces à la sécurité du public. D’autres chiens sont dressés pour détecter l’odeur humaine et sont utilisés pour retrouver les personnes perdues ou trouver leurs restes après leur mort, ou encore pour tenter de retracer un enfant enlevé jusqu’à l’endroit où il est caché. Certains chiens dressés pour détecter la présence d’accélérants sont utilisés dans les enquêtes sur les incendies criminels. D’autres chiens encore sont dressés pour détecter les drogues illicites dans le cadre de la prévention quotidienne des crimes. Il est évident que les chiens rendent de nombreux services cruciaux à la police. À mon avis, lorsque les policiers se conforment aux exigences de la Charte, la common law les autorise à utiliser des chiens renifleurs dans les endroits auxquels ils ont légitimement accès pour effectuer des enquêtes criminelles. Comme c’était le cas dans les affaires Mann et Clayton, la véritable question qui se pose en l’espèce est celle de la conformité avec la Charte.
B. Le pouvoir que la common law confère aux policiers est‑il incompatible avec l’art. 8 de la Charte?
[58] Mon collègue le juge LeBel écrit ceci, au par. 1 :
. . . je reconnais que la Charte n’interdit pas l’utilisation de chiens renifleurs ou d’autres techniques d’enquête policière; elle exige toutefois que cette utilisation demeure conforme aux normes établies par l’art. 8.
Nous sommes d’accord pour dire que l’utilisation d’un chien renifleur constitue une « fouille » en raison de l’importance et de la qualité des renseignements qu’elle permet d’obtenir au sujet des contenus dissimulés dans les effets personnels d’un suspect ou sur sa personne. (En l’espèce, les agents de la GRC ont jugé que l’indication positive donnée par le chien renifleur était suffisante en soi pour arrêter l’appelant avant même de vérifier son sac pour confirmer la présence de drogues illégales.) Cependant, à cause de l’atteinte minime portée, de la recherche ciblée d’articles interdits et de la grande fiabilité dont fait montre un chien dressé et bien utilisé (comme Chevy en l’espèce), j’estime, pour les raisons exposées dans l’arrêt A.M., dont les motifs sont déposés simultanément, qu’un juste équilibre entre les droits garantis à un individu par l’art. 8 et les impératifs raisonnables de l’application de la loi serait atteint si on permettait que ces fouilles ou perquisitions à l’aide d’un chien renifleur soient effectuées en fonction d’une norme des « soupçons raisonnables » sans qu’il soit nécessaire d’obtenir préalablement une autorisation judiciaire.
[59] L’arrêt Hunter c. Southam constitue le point de départ. Il était question dans cette affaire d’une contestation de la constitutionnalité de l’art. 10 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions qui autorisait le directeur d’un organisme fédéral à ordonner une perquisition dans « tout local [au Canada] où [il] croit qu’il peut exister des preuves se rapportant » à l’une de ses enquêtes en cours. L’exercice de ce pouvoir n’était assujetti à aucun mécanisme de surveillance efficace. Le directeur a autorisé les fonctionnaires affectés aux enquêtes sur les coalitions à « fouiller partout dans les locaux de Southam Inc. » à l’adresse indiquée et « ailleurs au Canada » (p. 150). Le juge Dickson a déclaré que ce pouvoir, tel qu’il avait été interprété par la Cour d’appel fédérale, n’était « effectivement pas susceptible de révision » (p. 166). Il a conclu ceci :
Dans des cas comme la présente affaire, l’existence de motifs raisonnables et probables, établie sous serment, de croire qu’une infraction a été commise et que des éléments de preuve se trouvent à l’endroit de la perquisition, constitue le critère minimal, compatible avec l’art. 8 de la Charte, qui s’applique à l’autorisation d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie. [Je souligne; p. 168.]
Le juge Dickson a reconnu que si les fouilles et perquisitions sans mandat sont présumées abusives, cette présomption peut être réfutée. Il a donné l’exemple de cas où il n’est pas « possible » d’obtenir une autorisation préalable (p. 161); il a toutefois accepté dans des décisions ultérieures une norme de justification moins exigeante, par exemple, pour l’intervention de l’État à un passage frontalier dans l’arrêt R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, p. 528 (voir aussi R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652), comme l’a fait notre Cour à l’égard des fouilles effectuées par les autorités scolaires dans l’affaire R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393. La jurisprudence permet donc une certaine souplesse lorsque cela est nécessaire pour satisfaire aux exigences du caractère raisonnable. Bien sûr, l’exigence présumée d’une autorisation judiciaire préalable demeure et, en l’espèce, il incombe au ministère public de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’utilisation des chiens renifleurs par les policiers en l’espèce et dans l’affaire A.M. satisfaisait à l’exigence de l’arrêt Collins concernant les fouilles sans mandat.
[60] Pour les raisons exposées dans l’arrêt A.M., j’estime que, dans le cas d’une fouille effectuée à l’aide d’un chien renifleur, la preuve de l’existence de soupçons raisonnables satisfait au critère de la Charte. Je crois donc que les deux premières conditions du critère de l’arrêt Collins sont remplies dans les cas où il existe des soupçons raisonnables (Collins, p. 278‑279; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, p. 15‑16). En présence de tels soupçons, la common law autorise les fouilles ou perquisitions à l’aide de chiens renifleurs, et cette règle de common law n’a elle‑même rien d’abusif vu le caractère peu envahissant, étroitement ciblé et hautement fiable des fouilles ou perquisitions effectuées à l’aide de chiens qui, comme Chevy, ont fait leurs preuves. Toutefois, les faits de la présente affaire démontrent qu’en raison de l’absence de soupçons raisonnables la fouille effectuée ne satisfait pas aux premier et troisième volets du critère de l’arrêt Collins. À cause de l’absence de soupçons raisonnables, la fouille n’était pas autorisée par la loi, de sorte qu’elle ne satisfait pas à la première exigence. Elle ne satisfait pas non plus à la troisième exigence, selon laquelle la fouille ou perquisition doit être effectuée de manière non abusive. Le manquement des policiers découle du fait qu’ils se sont fondés sur des hypothèses pour exercer leur pouvoir de common law au lieu de se fonder sur des éléments de preuve objectivement vérifiables qui justifient des soupçons raisonnables.
[61] Il serait évidemment souhaitable que le législateur établisse un régime global applicable à l’exercice des pouvoirs de la police. Celui‑ci ne l’a pas fait. La Cour n’est pas habilitée à dicter les priorités du législateur. Entre‑temps, les policiers doivent régler des problèmes concrets. Comme l’a affirmé le sergent Bouey dans son témoignage :
[traduction] [L]’opération policière à laquelle nous participions se voulait proactive et nous nous efforcions de modifier nos pratiques pour qu’elles soient les meilleures possibles. Mais comme c’est le cas dans tous les domaines où il faut maintenir l’ordre, on ne peut pas simplement cesser d’agir. Les pratiques doivent évoluer et je répondrais que oui, nous avons continué à utiliser le chien policier en adoptant une approche différente. [Je souligne; d.i., p. 140‑141.]
J’estime que les avocats de la défense et les autorités chargées d’appliquer la loi ont le droit de demander à la Cour d’examiner, au regard de l’art. 8 de la Charte, la question des fouilles ou perquisitions à l’aide de chiens renifleurs. Cela n’empêche aucunement le législateur d’adopter un régime législatif plus complet si jamais son emploi du temps lui permet de le faire.
C. La Cour se soustrait‑elle à ses obligations constitutionnelles?
[62] Mon collègue le juge LeBel écrit ceci :
La common law est depuis longtemps considérée comme une loi de liberté. Devrions‑nous nous écarter de cette tradition, qui appartient toujours aux valeurs de notre système juridique et de notre démocratie? Il est question en l’espèce de la liberté des individus et du rôle légitime des tribunaux en tant que gardiens de la Constitution. [par. 12]
La tradition de common law attache de l’importance à la liberté, mais elle a toujours cherché à établir un juste équilibre (comme l’illustre la grille d’analyse de Waterfield/Dedman) entre les intérêts de l’individu et ceux de la société, y compris en matière d’application de la loi. Dans l’arrêt Mann, la Cour était récemment saisie de la question des « soupçons raisonnables » dans le contexte d’une détention aux fins d’enquête. Nous avons décidé à l’unanimité que, au lieu de s’en remettre au législateur à ce propos, notre Cour devait (ce qu’elle a fait) exercer ce que le juge Iacobucci a appelé son « rôle de gardien de la common law » :
Certes, le Parlement est libre d’édicter une loi établissant la démarche qu’il juge la meilleure à cet égard, pourvu qu’il se conforme aux exigences primordiales de la Constitution. De même, il est possible que le Parlement veuille instaurer, par voie législative, des pratiques et procédures propres à établir un juste équilibre entre le respect des libertés individuelles et l’intérêt de la société à assurer la sécurité des policiers. Dans l’intervalle, cependant, l’emploi non réglementé des détentions aux fins d’enquête en matière de maintien de l’ordre, le statut juridique incertain de ce type de détention et le risque d’abus que comporte intrinsèquement l’exercice difficilement observable de tels pouvoirs discrétionnaires constituent autant de raisons urgentes pour lesquelles la Cour doit exercer son rôle de gardien de la common law. [Je souligne; par. 18.]
Sans pour autant revenir sur l’affirmation de l’arrêt Dedman voulant que « [l]a police [ait] longtemps fonctionné selon un régime de devoirs étendus mais de pouvoirs limités » (p. 12), la Cour a reconnu, dans l’arrêt Mann, qu’elle a pour rôle de veiller à l’adaptation « progressive » des règles de common law. Elle a fait observer qu’elle partage avec le législateur la « responsabilité de faire en sorte que la common law reflète l’état actuel des besoins et des valeurs de la société et leur évolution » : Mann, par. 17; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 670. En fait, la décision de la Cour, dans l’arrêt Mann, d’abaisser la norme applicable en la faisant passer de la norme des motifs raisonnables et probables à celle des soupçons raisonnables dans le cas d’une fouille sans mandat est exactement l’argument qui est repris dans le présent pourvoi, tout comme il l’a été dans l’affaire Clayton.
D. La longue tradition d’utilisation des « chiens renifleurs »
[63] Mon collègue le juge LeBel écrit ceci :
[D]ans le présent pourvoi, le dossier est particulièrement pauvre en renseignements utiles concernant les chiens renifleurs. L’information disponible se limite essentiellement au fait que ces chiens sont utilisés aux fins d’enquête dans diverses circonstances et que les policiers croient qu’ils sont généralement fiables, et aux éloges dont fait l’objet un chien qui a été utilisé à la gare d’autobus de Calgary. [par. 15]
J’estime que le caractère raisonnable d’une fouille ou perquisition à l’aide d’un chien renifleur dépend en partie des résultats auparavant obtenus par le chien en question. Le taux de réussite de Chevy, le chien qui a été utilisé en l’espèce, était de 90 à 92 pour 100. Dans la mesure où le juge LeBel s’élève contre une extrapolation excessive des résultats obtenus par les chiens renifleurs en général, je crois que son désaccord porte sur les motifs respectifs de nos collègues les juges Bastarache et Deschamps.
[64] Le juge Bastarache affirme que
Chevy n’est pas le seul chien à faire montre d’une si grande fiabilité — la juge du procès a conclu que le signal que donne un chien renifleur pour indiquer qu’il a détecté des drogues est fiable plus de 92 pour 100 du temps. [par. 220]
La juge Deschamps écrit ceci :
Il semble que ce soit avant tout en raison de leur odorat très développé et de leur grande fiabilité que les chiens renifleurs sont si attrayants comme outil d’application de la loi. Selon la juge Romaine, la preuve révélait [traduction] « que le chien renifleur est fiable plus de 92 pour 100 du temps pour confirmer la présence de drogues » (par. 73). Avec un taux de réussite aussi élevé, le chien renifleur peut se comparer à juste titre à un informateur très fiable. [par. 132]
[65] Lors du procès tenu en l’espèce, le seul élément de preuve concernant la fiabilité de Chevy résidait dans le témoignage du sergent Bouey (d.i., p. 118 et 135), qui a mentionné que, dans une affaire antérieure, on avait estimé que le taux de réussite de Chevy se situait entre 90 et 92 pour 100. En concluant que la preuve révélait que [traduction] « le chien renifleur est fiable plus de 92 pour 100 du temps pour confirmer la présence de drogues » (par. 73), la juge Romaine s’est mal exprimée ou a attribué à tort à tous les chiens renifleurs une statistique relative à un chien particulier, une conclusion qui ne reposait sur aucun élément de preuve. Chevy n’était pas un chien ordinaire. En fait, un autre juge de première instance a qualifié le flair de Chevy de [traduction] « notoirement fiable pour détecter la présence de drogues illégales » (R. c. Mercer (2004), 45 Alta L.R. (4th) 144, 2004 ABPC 94, par. 11). D’un point de vue statistique, il est incorrect d’extrapoler des résultats d’un seul chien que l’ensemble des chiens renifleurs sont fiables.
[66] Cependant, il reste que les chiens renifleurs sont utilisés avec succès aux fins d’enquête depuis des décennies au Canada. Même si le présent pourvoi doit être tranché en fonction de la preuve de la fiabilité démontrée par Chevy, l’historique suivant peut se révéler intéressant :
[traduction] En 1908, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a commencé à effectuer des enquêtes à l’aide de chiens appartenant à des particuliers. La première escouade canine ou cynophile officielle de la GRC a été créée en 1935, mais ce n’est qu’à la fin des années 1950 et 1960 qu’un nombre important de brigades spécialisées ont été créées par les services de police provinciaux et municipaux. Depuis lors, le recours aux chiens policiers est devenu si courant que ces chiens font systématiquement partie des grands corps policiers.
(T. Shaw, « The Law on the Use of Police Dogs in Canada » (2004), 48 Crim. L.Q. 337, p. 337)
[67] Même si au Québec la loi n’habilite pas expressément les policiers à utiliser des chiens renifleurs, le procureur général du Québec fait remarquer ce qui suit dans son mémoire :
La Loi sur la police prévoit maintenant que les villes de plus de 200 000 habitants doivent maintenir une équipe cynophile en matière de drogue, protection et pistage. [par. 15]
E. Rejet de la norme des « soupçons généraux »
[68] Mon collègue le juge Bastarache écrit ceci, au par. 251 :
[U]ne gare d’autobus est précisément le genre d’endroit où il est approprié d’effectuer une fouille à l’aide d’un chien renifleur sur la foi de soupçons généraux. Comme je l’ai déjà dit, j’estime qu’une gare d’autobus s’apparente à un aéroport étant donné que, dans les deux cas, le voyageur a des attentes moindres en matière de vie privée et comprend que l’État a intérêt à empêcher que le système de transport public en question soit utilisé pour transporter des substances illicites. [Je souligne.]
[69] Dans les motifs qu’elle a rédigés dans l’arrêt A.M., la juge Deschamps fait observer ceci :
Le milieu contrôlé que l’on trouve dans l’enceinte d’une école peut également se comparer au contexte douanier. Dans Simmons, le juge en chef Dickson a affirmé, à la p. 528, que les attentes raisonnables en matière de vie privée sont moindres aux douanes que dans la plupart des autres situations, parce que l’État a tout intérêt à faire appliquer les lois sur les douanes dans l’intérêt de la sécurité du public et parce que les attentes des gens en matière de vie privée sont bien moindres. [par. 135]
[70] À mon avis, ces analogies sont boiteuses. Dans l’arrêt Simmons, notre Cour a établi une exception aux principes généraux de l’arrêt Hunter c. Southam en raison du caractère très particulier du contexte douanier. L’exception est fondée sur l’opinion selon laquelle l’État a un intérêt impérieux à préserver la souveraineté nationale et à protéger ses frontières, un intérêt qui sous‑tend à la fois la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.), et la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2.
[71] Dans l’arrêt Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, la Cour a affirmé ce qui suit :
. . . à la frontière l’État a intérêt à contrôler l’admission au pays. Les gens s’attendent à subir un interrogatoire concernant leur admission au Canada, et ce, tant dans un contexte d’immigration que dans un contexte de douane. À cause de ces intérêts et de ces attentes, l’interrogatoire d’une personne aux fins de son admission doit être analysé différemment de l’interrogatoire d’une personne qui se trouve au Canada. [Je souligne; p. 1072.]
Les considérations de frontière ne s’appliquent ni à la gare d’autobus de Calgary ni à l’école publique locale dont il est question dans l’arrêt A.M. Personne ne devrait s’attendre à être contre‑interrogé au hasard par des policiers au moment de monter à bord de l’autobus qui effectue le trajet entre Vancouver et Calgary. Une telle mesure est inacceptable dans une société libre. De même, les étudiants ne devraient pas avoir à s’expliquer, comme s’ils franchissaient une frontière, simplement parce qu’une école est, à certaines fins, un milieu contrôlé.
[72] Dans l’arrêt Monney, la Cour a souligné que « les passages frontaliers constituent une situation factuelle unique en ce qui concerne l’analyse fondée sur l’art. 8 » (par. 42). Ni l’arrêt Simmons ni l’arrêt Monney ne permettent d’assujettir à des conditions moins strictes les fouilles ou perquisitions effectuées à l’intérieur du pays, et le raisonnement adopté dans ces arrêts ne peut pas être transposé au contexte scolaire ou à celui d’une gare d’autobus.
[73] À mon avis, rien de tout cela ne fournit un fondement juridique au critère des « soupçons généraux ». Cela ne signifie pas que les chiens renifleurs ne peuvent jamais être utilisés dans le cas où, par exemple, les policiers ont la preuve qu’un crime a vraiment été commis et ont des soupçons raisonnables concernant un ou plusieurs membres d’un groupe de personnes étroitement liées au crime (comme dans les affaires Clayton et Mann), mais où ils ne sont pas en mesure d’identifier le coupable parmi eux. Or, en l’espèce, les policiers n’avaient aucune preuve qu’un crime quelconque avait été commis. De même, on a produit en l’espèce aucun élément de preuve établissant que les gares d’autobus en général, ou celle de Calgary en particulier, fourmillent de revendeurs de drogue. Les policiers savaient que les autobus qui effectuent le trajet entre Vancouver et Calgary étaient parfois utilisés par des passeurs de drogue et, bien que ce fait soit pertinent, il ne justifie pas à lui seul de soumettre tous les passagers de tous les autobus à une fouille au hasard à l’aide de chiens renifleurs sur la base d’une nouvelle doctrine des « soupçons généraux ».
[74] Si, à l’avenir, le législateur devait conclure que le problème des drogues illégales dans notre pays a pris une telle ampleur qu’il est dans l’intérêt public général d’effectuer des fouilles à l’aide de chiens policiers sur la foi de « soupçons généraux », le gouvernement pourra alors tenter de démontrer, au regard de l’article premier, que ces fouilles sont justifiées en tant que « limite raisonnable » au droit constitutionnel des voyageurs de se déplacer comme ils l’entendent. Il va sans dire que la situation serait alors différente et qu’il faudrait examiner la validité d’une telle loi si elle était contestée. Un tel changement n’est pas quelque chose que notre Cour devrait envisager. Il ne serait pas progressif. Il serait radical.
F. Qu’est‑ce qui constitue des soupçons raisonnables?
[75] La norme des « soupçons raisonnables » n’est pas une nouvelle norme juridique créée pour les besoins de la présente affaire. Les « soupçons » sont une impression que l’individu ciblé se livre à une activité criminelle. Les soupçons « raisonnables » sont plus que de simples soupçons, mais ils ne correspondent pas à une croyance fondée sur des motifs raisonnables et probables. Comme le font observer P. Sankoff et S. Perrault dans leur article intitulé « Suspicious Searches : What’s so Reasonable About Them? » (1999), 24 C.R. (5th) 123 :
[traduction] [L]a distinction fondamentale entre un simple soupçon et un soupçon raisonnable tient au fait que, dans ce dernier cas, une croyance subjective sincère ne suffit pas. Pour justifier une fouille ou une perquisition, il faut plutôt que les soupçons reposent sur des éléments factuels pouvant être présentés en preuve et faire l’objet d’une appréciation judiciaire indépendante.
. . .
Ce qui distingue les « soupçons raisonnables » de la norme plus stricte des « motifs raisonnables et probables » est simplement le degré de probabilité qu’une personne se livre à une activité criminelle, et non l’existence de faits objectivement vérifiables, qui, dans les deux cas, sont nécessaires pour justifier la fouille ou la perquisition. [p. 125-126]
Traitant des « soupçons raisonnables » dans le contexte du moyen de défense fondé sur la provocation policière, le juge Lamer a estimé dans l’arrêt R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903, qu’il ne serait pas sage de traiter cette question « dans l’abstrait » (p. 965). Voir également l’arrêt R. c. Cahill (1992), 13 C.R. (4th) 327 (C.A.C.‑B.), p. 339. Toutefois, dans l’arrêt Alabama c. White, 496 U.S. 325 (1990), la Cour suprême des États‑Unis a opposé les « soupçons raisonnables » aux motifs raisonnables de croire (ou à ce que les avocats américains appellent la [traduction] « cause probable ») :
[traduction] La norme des soupçons raisonnables est moins exigeante que celle de la cause probable non seulement parce que les soupçons raisonnables peuvent reposer sur des renseignements différents, sur le plan de la quantité et du contenu, de ceux requis pour établir l’existence d’une cause probable, mais également parce que des soupçons raisonnables peuvent découler de renseignements moins fiables que ceux requis pour démontrer l’existence d’une cause probable. [p. 330]
[76] La Cour d’appel de l’Ontario a examiné la jurisprudence américaine sur le Quatrième amendement et les interpellations aux fins d’enquête fondées sur des soupçons raisonnables, dans l’arrêt R. c. Simpson (1993), 12 O.R. (3d) 182, où le juge Doherty a conclu, à la p. 202 :
[traduction] Ces affaires exigent qu’il existe un ensemble de faits objectivement discernables donnant au policier qui exerce la détention un motif raisonnable de soupçonner que la personne détenue est criminellement impliquée dans l’activité visée par l’enquête. L’exigence que les faits satisfassent à une norme objectivement discernable [. . .] sert à empêcher l’exercice inconsidéré et discriminatoire des pouvoirs de la police. [Je souligne.]
La Cour d’appel a statué que les « motifs concrets » ne sauraient reposer sur la seule intuition du policier, basée sur son expérience. Dans l’arrêt R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312 (le juge Gonthier, par. 24, et le juge Major, par. 52), les « motifs concrets » décrits dans l’arrêt Simpson ont été traités comme équivalant aux « soupçons raisonnables » dans le contexte de l’al. 99(1)f) de la Loi sur les douanes, et je conclus que cela s’applique aux « soupçons raisonnables » dans le présent contexte. Voir aussi R. c. Ferris (1998), 126 C.C.C. (3d) 298 (C.A.C.‑B.), par. 37.
[77] Il importe de souligner l’exigence de motifs objectifs « concrets », comme l’a fait la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt R. c. Lal (1998), 113 B.C.A.C. 47, par. 23 :
[traduction] Il est essentiel que le juge du procès soit en mesure d’apprécier de façon indépendante les faits sur lesquels reposent les soupçons.
[78] L’importance des motifs objectifs dans le présent contexte résulte évidemment du fait que les policiers n’obtiennent pas une autorisation judiciaire avant de procéder à une fouille ou perquisition sans mandat à l’aide d’un chien renifleur. L’examen après le fait ne peut véritablement constituer une « appréciation indépendante » que si des motifs objectifs sont invoqués pour justifier l’opinion personnelle du policier. Comme le juge Doherty l’a fait remarquer dans l’arrêt Brown c. Durham Regional Police Force (1998), 131 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.) :
[traduction] La protection contre les abus policiers tient non seulement à la norme elle‑même, mais aussi à son application rétrospective. [par. 65]
[79] L’objectif du programme Jetway et des opérations policières semblables qui sont menées aux États‑Unis est donc de déceler les caractéristiques [traduction] « généralement associées aux narcotrafiquants » (W. R. LaFave, Search and Seizure : A Treatise on the Fourth Amendment (4e éd. 2004), vol. 4, p. 503) sans toucher à [traduction] « une catégorie très vaste de voyageurs vraisemblablement innocents qui seraient soumis à des fouilles effectuées pratiquement au hasard si la Cour devait conclure que des motifs aussi ténus que ceux qui ont été invoqués en l’espèce pouvaient justifier une saisie » (Reid c. Georgia, 448 U.S. 438 (1980), p. 441). Dans les présentes affaires, la question de la protection offerte par la Charte intéresse directement non seulement les revendeurs de drogue qui font l’objet d’accusations, mais aussi l’ensemble des voyageurs qui ont parfaitement le droit d’exercer leurs activités légales sans être soumis à des fouilles policières effectuées au hasard à l’aide d’un chien ou autrement.
G. Application de la norme des soupçons raisonnables en l’espèce
[80] Pour les besoins de l’analyse, il est utile de diviser en étapes la rencontre entre les policiers et l’appelant :
(1) La période écoulée entre le moment où l’appelant est sorti de l’autobus et celui où le sergent MacPhee s’est présenté comme étant un policier
[81] L’agent Ritchie a indiqué que Chevy était en mesure de flairer tous les passagers qui descendaient de l’autobus ayant effectué le trajet de nuit depuis Vancouver et qu’elle a « éveillé l’attention » sur l’appelant au moment où il descendait, c’est‑à‑dire avant que les observations invoquées par le sergent MacPhee aient pu être faites. L’agent Ritchie a affirmé ceci dans son témoignage :
[traduction]
R . . . au moment où j’observais M. Kang‑Brown, j’étais du côté du chauffeur -- de l’autobus, occupé à surveiller les passagers qui sortaient.
. . .
Q Permettez‑moi de revenir un peu en arrière avant d’aller plus loin. Vous avez commencé à mentionner quelque chose au sujet de l’observation des gens qui faisaient la queue, et je crois vous avoir interrompu, c’est‑à‑dire que le chien a fait quelque chose au sujet d’une personne qui faisait la queue. Je m’excuse, je crois vous avoir interrompu à ce moment‑là.
R Oui, le chien -- en fait, j’ai remarqué que Chevy s’intéressait à M. Kang‑Brown et qu’il a commencé à se diriger vers lui. Et en raison de -- de l’activité qu’il y avait à ce moment et des nombreuses allées et venues, etc., le caporal Bouey a fait prendre une autre direction à Chevy.
. . .
Q Donc, vous êtes persuadé d’avoir informé le sergent MacPhee de ce qui s’est produit avec le chien et M. Kang‑Brown?
R Oui. [tr. procès, p. 133, 134 et 193]
Le sergent MacPhee a témoigné qu’il ne se souvenait pas d’avoir eu une telle conversation et la juge du procès n’a tiré aucune conclusion dans un sens ou dans l’autre à ce sujet. Si, en réalité, les policiers avaient fouillé à l’aide du chien renifleur toutes les personnes qui descendaient de l’autobus, une telle mesure aurait clairement constitué une fouille au hasard et aurait donc été inconstitutionnelle. L’appelant n’a pas trop insisté sur ce point, que je vais donc le laisser de côté.
[82] Le sergent MacPhee, habillé en civil, était assis sur une rampe « d’attache » près de l’autobus qui venait d’arriver. Rien dans son apparence ne permettait de savoir qu’il était un policier. Le sergent MacPhee a témoigné que l’appelant l’avait regardé à trois reprises au cours d’une période de quelques minutes, premièrement en lui jetant un [traduction] « long regard » de quelques secondes alors qu’il descendait de l’autobus, deuxièmement en jetant un « regard vers l’arrière » au moment où il entrait dans les toilettes de la gare et, troisièmement, en « échangeant un regard » avec lui lorsqu’il est réapparu et qu’il a revêtu son manteau d’hiver. Ces « indices » font partie de l’enseignement donné dans le cadre du programme Jetway. À chacune de ces trois occasions, le sergent MacPhee, qui selon toute apparence n’était qu’un individu en tenue décontractée, regardait lui aussi l’appelant. Aucun signe extérieur ne permettait à l’appelant de croire qu’il regardait un policier dans les yeux. Un citoyen innocent pourrait trouver étrange qu’un parfait étranger assis sur une rampe le dévisage et pourrait réagir de différentes façons.
[83] Il se peut que l’échange de regards en pareilles circonstances n’ait pas beaucoup d’importance pour les agents de la GRC, comme en fait foi une autre décision albertaine : R. c. Dinh (2001), 284 A.R. 304, 2001 ABPC 48. Dans cette affaire, le sergent Bouey (alors simple agent) et le sergent MacPhee (alors caporal) faisaient là encore équipe dans une gare d’autobus. Dans son témoignage, l’agent Bouey a déclaré qu’elle avait trouvé suspect que l’accusé Lam échange un regard avec elle au moment où elle entrait dans l’autobus; toutefois, elle a par la suite indiqué qu’elle aurait également trouvé suspect qu’il ne la regarde pas :
[traduction] Le caporal MacPhee a témoigné qu’il « sentait » que Mme Dinh et M. Lam étaient nerveux. Il a ajouté qu’il n’avait pas cru que les autres passagers pouvaient être des passeurs de drogue parce qu’ils semblaient venir tout juste de se réveiller et que, pour cette raison, ils tardaient eux aussi à sortir de l’autobus.
. . .
En entrant dans l’autobus, l’agent Bouey a fait fouiller par Boh [le chien renifleur] les sièges vides situés dans la partie avant de l’autobus. Mme Dinh et M. Lam ainsi que l’autre couple prenaient place à l’arrière de l’autobus. L’agent Bouey a dit que M. Lam avait échangé un regard avec elle et, bien que cela ait alimenté ses soupçons, elle a reconnu, lors du contre‑interrogatoire, qu’elle aurait également trouvé suspect qu’il ne la regarde pas. [Je souligne; par. 7 et 9.]
Si l’« échange de regard » et l’« absence d’échange de regard » présentent tous les deux un intérêt pour les agents de la GRC, cela paraît être une raison obscure d’avoir des soupçons précis. Certaines personnes qui descendent d’un autobus échangeront un regard alors que d’autres ne le feront pas. Dans l’affaire Dinh, la Cour d’appel de l’Alberta a écarté la preuve qui lui avait été présentée.
[84] En plus de mentionner les « longs regards » et les « regards vers l’arrière », le sergent MacPhee a témoigné que l’autobus effectuant le trajet de nuit depuis Vancouver était reconnu comme un moyen de transport utilisé par les passeurs de drogue (tout en admettant qu’il n’avait alors aucune idée de l’endroit où l’appelant avait pris l’autobus entre Vancouver et Calgary). Les lieux de départ et de destination peuvent bien avoir de l’importance, mais il est évident qu’à eux seuls ils ne font pas peser des soupçons sur tous les passagers de l’autobus. Bien que l’appelant ait été décrit comme un [traduction] « homme des Indes orientales », le sergent MacPhee a affirmé qu’aucun profilage racial n’était en cause (d.i., p. 52‑53). Il a estimé que l’appelant avait adopté un comportement étrange à l’égard des bagages, premièrement en faisant le tour de l’autobus jusqu’à la soute à bagages alors qu’il n’avait rien à récupérer, et deuxièmement, en portant à l’épaule son sac fourre‑tout auquel n’était fixée aucune étiquette d’identification, et ce, même si le sac en question n’était muni d’aucune bandoulière. C’est à ce moment que le sergent MacPhee s’est présenté à l’appelant comme étant un policier. Tout ce qu’on pouvait alors affirmer au sujet des indices objectifs était que le sergent MacPhee avait jugé que l’appelant présentait un intérêt.
(2) La période écoulée à partir du moment où le sergent MacPhee s’est présenté comme étant un policier, mais avant la fouille à l’aide du chien renifleur
[85] Comme nous l’avons vu, le sergent MacPhee s’est adressé à l’appelant en lui disant [traduction] « Bonjour monsieur. Je suis un policier qui travaille ici à la gare d’autobus. Nous n’avons rien à vous reprocher et vous êtes libre de partir en tout temps. Nous ne faisons que parler aux voyageurs. » En contre‑interrogatoire, le sergent MacPhee a tenu à préciser que son affirmation « Nous n’avons rien à vous reprocher » était vraie (d.a., p. 79). Bien que l’affirmation « vous êtes libre de partir en tout temps » puisse paraître manquer quelque peu de sincérité, la juge du procès a conclu que, même si [traduction] « peu de gens choisissent de partir, il y en a qui le font » (par. 43). Le sergent MacPhee a souligné ceci :
[traduction] . . . -- il peut arriver que nous échangions seulement quelques mots avec certaines personnes et -- et que ça s’arrête là. Nous reprenons alors nos activités. Nous les remercions de nous avoir consacré du temps et elles poursuivent leur route. [d.a., p. 80]
[86] Le sergent MacPhee a reconnu que, dès le départ, son objectif était d’obtenir le consentement de l’appelant à la fouille de son sac. Sur le plan juridique, il s’agissait d’une interpellation aux fins d’enquête de type Mann que les policiers effectuaient sans savoir — abstraction faite de la réputation générale de l’autobus effectuant le trajet de nuit entre Vancouver et Calgary — si un crime avait été commis, était commis ou était sur le point d’être commis :
[traduction]
Q . . . vous n’aviez pas été informé que M. Kang‑Brown serait à bord de l’autobus?
R Non, monsieur.
Q D’accord, il n’y avait aucun crime en cours sur lequel vous enquêtiez?
R Non, aucun. [d.a., p. 81‑82]
L’appelant n’était pas détenu, comme le lui avait assuré le sergent MacPhee. On lui adressait la parole.
[87] Selon la jurisprudence américaine, la production de fausses pièces d’identité ou le fait de voyager sous un nom d’emprunt est de nature à éveiller des soupçons raisonnables (United States c. Sokolow, 490 U.S. 1 (1989)), tout comme le sont le fait de fuir les policiers ou les [traduction] « gestes furtifs » (Sibron c. New York, 392 U.S. 40 (1968)). Il n’y avait rien de tout cela en l’espèce. L’appelant semble avoir coopéré avec le policier (même au point de commencer à ouvrir la fermeture éclair de son sac jusqu’à ce que le sergent MacPhee tente de s’en emparer). L’appelant a présenté une carte d’identité valide délivrée par le gouvernement. Il n’a pas tenté de cacher sa véritable identité, ce qui distingue le présent cas de l’affaire Florida c. Royer, 460 U.S. 491 (1983).
[88] Comme l’indique son nom, le programme Jetway a pris naissance dans les aéroports américains. Le sergent MacPhee a reçu sa formation pratique à l’aéroport international de Los Angeles (d.i., p. 4). Ce qui constitue un « indice » dans un aéroport n’en est pas nécessairement un dans une gare d’autobus. Par exemple, le sergent MacPhee a jugé significatif le fait que l’appelant a reconnu avoir acheté son billet [traduction] « à la dernière minute » (d.i., p. 53). Il s’agit là d’un indice conçu dans le cadre du premier programme Jetway qui visait les aéroports où les voyageurs ordinaires réservent habituellement leur vol à l’avance et ne paient pas comptant un billet cher (voir, par exemple, l’arrêt Monney). J’estime que la Cour peut prendre connaissance d’office du fait qu’il est fréquent que les personnes qui voyagent en autobus achètent leur billet peu de temps avant de monter à bord. Rien ne prouve que les paiements comptants sont inhabituels.
[89] Le sergent MacPhee a demandé à l’appelant s’il aurait [traduction] « des objections à [lui] montrer ce qu[‘il] transportait » dans son sac (d.i., p. 24). Le sergent MacPhee a témoigné qu’il n’avait alors aucun motif raisonnable d’arrêter l’appelant ou d’obtenir un mandat l’autorisant à le fouiller ou à fouiller son sac. Les agents de la GRC ont coutume de poursuivre l’entretien dans le but d’obtenir un consentement. Si le consentement n’est pas donné et que leurs soupçons augmentent au niveau requis, ils font appel au chien. Dans le cas contraire, le « suspect » s’en va.
[90] L’appelant s’est comporté comme s’il avait l’intention de donner suite à cette demande en déposant son sac et en commençant à en ouvrir la fermeture éclair. Le sergent MacPhee a alors tenté de s’emparer du sac et de le fouiller lui‑même pour des raisons de « sécurité ». Même si un policier agissait vraiment pour des raisons de sécurité lors d’une interpellation aux fins d’enquête de type Mann, il faut garder à l’esprit que la Cour a jugé, dans l’arrêt Mann lui‑même, que la découverte de drogues illégales lors d’une fouille de « sécurité » excédait la portée de la fouille permise. Bien que la sécurité des policiers soit nettement importante, il semble évident qu’en l’espèce le véritable objectif du sergent MacPhee était de fouiller le sac de l’appelant pour vérifier s’il contenait des drogues illégales.
[91] Il a semblé au sergent MacPhee que l’appelant « s’est affolé » et est devenu « très agité, très nerveux » au moment où il tirait son sac vers lui (tr. procès, p. 36). Le sac reposait sur le sol depuis environ une minute (d.i., p. 90). Le sergent MacPhee a expliqué ainsi ce qu’il entendait par « nerveux » :
[traduction] Nerveux au sens de regarder partout autour de lui, il semblait agité, il semblait simplement très -- très distrait, presque exaspéré, si on peut s’exprimer ainsi, par ma présence. [d.a., p. 86]
[92] À mon avis, le sergent MacPhee n’avait pas de soupçons raisonnables lorsqu’il a tenté de s’emparer du sac de l’appelant (comme le reconnaissait d’ailleurs tacitement le sergent MacPhee en entendant agir avec le consentement de l’appelant). En fait, le sergent MacPhee a lui‑même témoigné que l’« attitude » de l’appelant avait changé après qu’il eut tenté de s’emparer du sac de ce dernier :
[traduction] . . . son attitude a simplement changé du tout au tout dès que j’ai même fait le geste de m’approcher de ce sac; c’était le jour et la nuit. Il est devenu, à peu de chose près, très hostile. Comme s’il avait simplement complètement changé d’attitude. Après s’être montré super coopératif, il est alors devenu soudainement très contrarié. [Je souligne; d.i., p. 27.]
L’objection de l’appelant à ce qui, de l’aveu même du sergent MacPhee, aurait constitué une fouille illégale non consensuelle n’est pas un élément qui, selon la jurisprudence américaine, devrait être utilisé contre l’appelant : United States c. Eustaquio, 198 F.3d 1068 (8th Cir. 1999). Je suis du même avis. Les gens ne devraient pas être pénalisés parce qu’ils font valoir leurs droits constitutionnels. La découverte après coup de drogues illégales ne rend pas conforme à la Constitution une intervention qui ne l’était pas au départ.
[93] On peut comparer utilement la présente affaire à certaines autres décisions où on a conclu à l’existence de « soupçons raisonnables ». Dans l’affaire R. c. McCarthy (2005), 239 N.S.R. (2d) 23, 2005 NSPC 49, les policiers et leur chien renifleur se tenaient près de l’entrée de la gare d’autobus. Lorsque l’accusé a repéré les policiers et le chien, il s’est soudainement immobilisé, a regardé derrière lui, puis il a levé les yeux et s’est mis à marmonner. Il a poursuivi sa route et est passé cinq à sept pieds devant les policiers, qui l’ont entendu marmonner [traduction] « merde, merde, merde, merde » (par. 8).
[94] Dans l’affaire R. c. Schrenk (2007), 215 Man. R. (2d) 212, 2007 MBQB 93, lors d’un contrôle routier, l’accusé avait dit aux policiers qu’il avait pris l’avion à Vancouver pour se rendre à Calgary et qu’il avait ensuite loué une voiture pour se rendre à Toronto où il ferait une courte visite à des membres de sa famille. Le policier a témoigné qu’il avait trouvé suspect que l’accusé ait pris l’avion pour faire le court trajet entre Vancouver et Calgary, et qu’il ait ensuite loué une voiture pour se rendre à Toronto, et qu’il lui avait donc demandé s’il n’aurait pas été plus rapide de prendre l’avion. L’accusé a répondu qu’il n’avait pas les moyens de faire tout le trajet en avion et que les membres de sa parenté lui donneraient de l’argent pour qu’il puisse revenir en avion. Ces explications étaient suspectes étant donné que le coût de location d’une voiture était d’environ 1 100 $, alors que le prix du billet d’avion Vancouver‑Toronto était beaucoup moins élevé.
[95] En l’espèce, juste avant l’intervention du chien renifleur, le sergent MacPhee croyait lui‑même qu’il n’avait aucun motif de retenir davantage l’appelant :
[traduction]
R Non, j’ai pensé que la situation devenait très tendue et que j’avais tout simplement besoin immédiatement du chien pour procéder à la fouille.
Q Pensiez‑vous que M. Kang‑Brown s’apprêtait à partir?
R Bien, il l’aurait fait, oui. Probablement.
Q D’accord, et vous l’auriez laissé aller?
R Oui. [d.a., p. 95]
[96] Reste donc au ministère public l’argument selon lequel la fouille était justifiée parce que l’appelant semblait tendu ou « nerveux » au moment où il faisait face à l’agent de la GRC. Je ne crois pas qu’il s’agit là d’un indice de comportement inhabituel qui est suffisant en soi pour éveiller des soupçons raisonnables, ni que cet indice, pris avec les autres facteurs (ou « indices ») mentionnés par le sergent MacPhee, justifie de tels soupçons.
[97] Par conséquent, je conclus que le sergent MacPhee n’était pas justifié d’avoir des soupçons raisonnables au moment où il a fait appel au chien. Comme je l’ai déjà dit, lorsque la seule protection dont un citoyen bénéficie contre les fouilles abusives effectuées à l’aide d’un chien policier est un examen après le fait des motifs invoqués à l’appui des « soupçons raisonnables », il importe que les tribunaux effectuent cet examen d’une manière très diligente et rigoureuse.
(3) La fouille effectuée à l’aide du chien renifleur
[98] L’indication donnée par le chien renifleur a entraîné l’arrestation immédiate de l’appelant. La fouille à l’aide du chien renifleur a été effectuée en l’absence de soupçons raisonnables. L’arrestation a été effectuée sans motifs valables.
(4) La fouille du sac de l’appelant
[99] Si j’avais conclu que la fouille à l’aide du chien renifleur a été effectuée sur la foi de soupçons raisonnables, j’aurais également convenu, comme je l’explique dans l’arrêt A.M., que l’indication positive donnée par Chevy aurait justifié les policiers à procéder sur‑le‑champ à une fouille du sac de l’appelant, compte tenu du fait que Chevy était fiable 90 à 92 pour 100 du temps. Le sergent MacPhee dit avoir agi sur la foi de
[traduction] . . . nombreux facteurs relatifs à l’histoire, au dressage et aux antécédents de l’animal.
Q De l’animal?
R Oui. [d.a., p. 83]
La GRC reconnaît que les chiens n’ont pas tous les mêmes capacités et le même taux de réussite, et que les « chiens renifleurs » ne sont pas interchangeables. La fiabilité d’un animal doit être prouvée pour démontrer que les policiers sont justifiés de faire appel à cet animal. Il s’agit d’un autre élément qui doit être établi par la preuve (comme cela a été fait en l’espèce).
(5) Conclusion
[100] Il a été démontré qu’en dépit de sa grande fiabilité Chevy donnerait, sur 100 fouilles effectuées, une fausse indication positive à l’égard de 8 à 10 citoyens respectueux des lois. Ces chiffres peuvent sembler peu élevés, sauf si vous êtes l’un des citoyens touchés. Ni la fouille effectuée à l’aide d’un chien renifleur, ni l’arrestation ne peuvent être jugées valides simplement parce qu’avec le recul nous savons maintenant que l’agent Ritchie a finalement découvert des substances interdites après l’arrestation.
[101] Le sergent Bouey a reconnu que le chien indique qu’il a détecté l’odeur d’un stupéfiant et non la présence d’une telle substance. Il arrive que de simples billets de banque et pièces de monnaie dégagent une odeur résiduelle de cocaïne ou d’une autre drogue. J’estime donc qu’en l’espèce l’arrestation de l’appelant était en tout état de cause prématurée. Les policiers auraient d’abord dû confirmer la présence d’un stupéfiant en fouillant manuellement le sac de sport. J’estime que, en raison de l’indication positive donnée par Chevy et de la fiabilité qu’il a démontrée dans le passé, les agents de la GRC auraient pu, s’ils avaient eu des motifs raisonnables, procéder sur‑le‑champ à une telle fouille aux fins de vérification sans devoir préalablement obtenir une autorisation judiciaire, comme je l’explique dans l’arrêt A.M.
(6) Exclusion de la preuve en application du par. 24(2)
[102] La juge du procès a conclu que, même s’il y avait eu violation de la Charte, elle aurait exercé son pouvoir discrétionnaire d’admettre la preuve. Sa décision à cet égard ne doit pas être modifiée en appel à moins qu’elle soit déraisonnable ou fondée sur un principe erroné : Collins, p. 276; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, par. 68; R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, 2003 CSC 30, par. 48.
[103] À l’instar de la juge Paperny, dissidente, j’estime que la juge du procès a commis une erreur de principe en s’appuyant dans une large mesure sur l’analyse du droit à la vie privée (auquel je ne souscris pas) qu’elle effectue dans son examen du par. 24(2), et en se livrant ainsi à une sorte de double prise en compte, ce qui a pour effet de miner la déférence à laquelle aurait par ailleurs droit sa décision d’admettre la preuve. Par exemple, au par. 87 de ses motifs, elle affirme :
[traduction] Monsieur Kang‑Brown n’a pas établi que, dans les circonstances, il avait des attentes élevées en matière de vie privée. Il n’a pas invoqué une croyance subjective dans son témoignage et, bien que le ministère public ait été incapable de démontrer que M. Kang‑Brown avait pris connaissance de l’avis affiché dans les gares d’autobus Greyhound depuis 2001, il est fallacieux de prétendre que les personnes qui voyagent en autobus au Canada ont des attentes plus élevées en matière de vie privée que celles qui voyagent en avion ou en train. Comme le monde l’a tristement appris, les activités terroristes ne se limitent plus aux déplacements transfrontaliers, et il n’y a aucun motif raisonnable d’établir cette distinction.
Étant donné que la décision de la juge du procès a été infirmée en ce qui concerne cet aspect de son analyse du droit à la vie privée (et ce, pour les motifs énoncés dans l’arrêt A.M.), son refus constant de reconnaître l’existence d’un droit sérieux à la vie privée ne devrait pas être à nouveau invoqué comme moyen indépendant d’aider le ministère public à surmonter l’obstacle posé par le par. 24(2).
[104] Bien que je convienne que la preuve résultant de la fouille illégale n’a pas été obtenue par mobilisation de l’appelant contre lui‑même et qu’elle a été recueillie de bonne foi par les agents de la GRC, comme l’a conclu la juge du procès, je souscris à l’opinion de la juge Paperny selon laquelle il y a lieu d’écarter la preuve obtenue en l’espèce. L’administration de la justice serait déconsidérée si les policiers — qui ont le pouvoir exceptionnel de procéder à une fouille ou à une perquisition à la condition d’avoir des soupçons raisonnables, mais qui ont agi en l’espèce sans respecter cette condition préalable — devaient en tout état de cause réussir à présenter la preuve en question. Le trafic de stupéfiants est une question sérieuse, mais la question des droits constitutionnels des voyageurs l’est tout autant. Dans les affaires relatives aux chiens renifleurs, les policiers disposent d’une grande latitude pour agir en l’absence d’exigence d’autorisation judiciaire préalable. L’appréciation indépendante après le fait constitue effectivement le seul moyen de contrôler ce pouvoir. Je conclus que les policiers ont procédé à une fouille sans mandat pour des motifs insuffisants. J’estime que, compte tenu des faits de la présente affaire, il y a lieu d’écarter la preuve.
[105] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’annuler la déclaration de culpabilité.
Version française des motifs des juges Deschamps et Rothstein rendus par
[106] La juge Deschamps (dissidente) — Depuis des décennies, des chiens dressés aident les policiers à détecter les explosifs et les stupéfiants ainsi qu’à trouver les fugitifs et les personnes disparues. Ils se prêtent bien à ces tâches importantes en raison de leur odorat très développé et de leur grande fiabilité. Toutefois, l’efficacité d’un outil d’application de la loi n’est que l’un des nombreux facteurs qui doivent être considérés pour déterminer la constitutionnalité de son utilisation. C’est la première fois que notre Cour a l’occasion d’examiner la constitutionnalité de l’utilisation d’un chien renifleur par les autorités chargées d’appliquer la loi.
[107] L’appelant, M. Gurmakh Kang‑Brown, a été accusé de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic et de possession d’héroïne. La juge du procès l’a déclaré coupable après avoir conclu qu’il n’y avait eu aucune atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertés ((2005), 386 A.R. 48, 2005 ABQB 608). Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta ont partagé cet avis et ont confirmé les déclarations de culpabilité ((2006), 60 Alta. L.R. (4th) 223, 2006 ABCA 199). J’estime que l’utilisation d’un chien renifleur pour vérifier le sac de l’appelant dans une gare d’autobus — sur la foi de soupçons raisonnables que la preuve de l’existence d’une infraction serait découverte — était appropriée et ne constituait pas une fouille, perquisition ou saisie abusive. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer les déclarations de culpabilité.
[108] Le présent pourvoi a été entendu en même temps que l’affaire R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19, dans laquelle les policiers avaient utilisé un chien renifleur pour vérifier le sac à dos qu’un élève avait laissé sans surveillance dans une école secondaire où était appliquée une politique de tolérance zéro en matière de drogue. Ces deux affaires soulèvent plusieurs questions communes. Toutefois, à la différence de l’affaire A.M., les faits en l’espèce soulèvent également la question de l’attente raisonnable en matière de vie privée qui fait intervenir l’art. 8 de la Charte, et celle des soupçons raisonnables. Le présent pourvoi se prête donc mieux à une analyse juridique. Par souci de concision, les principales thèses juridiques en cause dans les deux affaires sont énoncées dans les présents motifs.
1. Les faits
[109] La Gendarmerie royale du Canada (« GRC ») a lancé l’opération Jetway pour enquêter sur le trafic de stupéfiants dans les gares d’autobus, les gares ferroviaires et les aéroports au Canada, et interrompre ce trafic. Les policiers observent les voyageurs afin de repérer et d’arrêter les passeurs de drogue et les personnes qui transportent des armes, des produits de la criminalité ou d’autres marchandises de contrebande. Pour s’acquitter de cette tâche, ils utilisent des chiens dressés à détecter l’odeur de substances réglementées.
[110] Le chien dont il est question en l’espèce était une femelle labrador noire, nommée Chevy, qui, à l’époque, était en service actif depuis 22 mois. Elle était dressée pour indiquer, en se mettant en position assise, qu’elle avait détecté l’odeur de l’une ou l’autre des drogues suivantes : la résine de cannabis, la méthamphétamine, l’opium, l’héroïne, la psilocybine (« champignons magiques »), la cocaïne et le crack. Chevy semble avoir été un chien renifleur très efficace étant donné que son taux de réussite en matière de détection de drogue était de 90 à 92 pour 100. Au mois de mai 2003, la valeur de revente des drogues illicites qu’elle avait découvertes totalisait près de six millions de dollars (m.i., p. 2).
[111] Le 25 janvier 2002, l’autobus qui effectue le trajet de nuit entre Vancouver et Calgary est arrivé à la gare d’autobus Greyhound vers 11 h. Habillé en civil, le sergent Iain MacPhee, un policier comptant plus de 26 ans d’expérience, était responsable d’une équipe de trois membres de l’unité Jetway. Il observait, à partir d’une rampe située environ huit pieds plus loin, les passagers qui descendaient de l’autobus stationné dans un couloir d’arrivée du garage Greyhound. Les passagers qui n’avaient que des bagages à main ou qui poursuivaient leur voyage se dirigeaient vers les portes de sortie et se rendaient dans le hall de la gare, tandis que ceux qui étaient arrivés à destination et dont les bagages étaient rangés dans la soute à bagages attendaient à côté de l’autobus pour les récupérer.
[112] L’appelant a retenu l’attention du sergent MacPhee dès qu’il est descendu de l’autobus, du fait qu’ils ont échangé pendant plusieurs secondes un [traduction] « long regard » que le sergent MacPhee avait été formé à percevoir comme un comportement suspect. L’appelant avait un sac à deux poignées, qu’il portait toutefois à l’épaule. Il était debout à côté de l’autobus, mais, à la différence des autres passagers, il ne regardait pas les bagages qui étaient déchargés. Il a ensuite fait le tour de l’autobus, dans une direction différente de celle empruntée par les autres passagers, et s’est retrouvé à environ 10 à 15 pieds derrière le sergent MacPhee.
[113] Le sergent MacPhee a signalé aux deux autres policiers en civil, l’agent Gary Michael Ritchie et le sergent Valerie L. Bouey qui observaient les passagers depuis l’avant de l’autobus, qu’il surveillait l’appelant. Pendant que la plupart des passagers gagnaient le hall de la gare par la même porte, le sergent MacPhee regardait régulièrement par‑dessus son épaule pour observer l’appelant.
[114] Après l’avoir momentanément perdu de vue, le sergent MacPhee a, en entrant dans le hall de la gare, vu l’appelant se diriger vers les toilettes. Alors qu’il se trouvait à environ 10 pieds de la porte des toilettes, l’appelant s’est immobilisé, s’est retourné et a fixé du regard le sergent MacPhee qui se trouvait quelque 25 pieds derrière lui. Ce « regard vers l’arrière » était un autre signe que le sergent MacPhee avait appris à considérer comme suspect.
[115] L’appelant est entré dans les toilettes et est ensuite revenu dans le hall de la gare. Il a ajusté ses vêtements et jeté un coup d’œil dans le hall. Son regard a de nouveau croisé celui du sergent MacPhee. Après que ce dernier eut détourné le regard, l’appelant a commencé à se diriger vers la sortie de l’édifice. Le sergent MacPhee, qui avait décidé de le surveiller jusqu’à ce qu’il sorte de la gare, l’a suivi.
[116] Juste avant d’atteindre la sortie, l’appelant s’est immobilisé et s’est de nouveau tourné vers le sergent MacPhee, qui l’a devancé en passant par la première série de portes de sortie, qui s’ouvraient automatiquement. Au moment où l’appelant gagnait à son tour le vestibule, le sergent MacPhee s’est retourné et, se plaçant de côté, il s’est présenté à l’appelant en lui montrant sa carte d’identité et son insigne. Le sergent MacPhee a dit : [traduction] « Bonjour monsieur. Je suis un policier qui travaille ici à la gare d’autobus. Nous n’avons rien à vous reprocher et vous êtes libre de partir en tout temps. Nous ne faisons que parler aux voyageurs. » L’appelant a répondu « D’accord. »
[117] Le sergent MacPhee et l’appelant ont parlé de l’endroit d’où était parti ce dernier, de la durée de son voyage et du temps qu’il faisait. À un moment donné pendant leur conversation, l’appelant a déposé son sac. Il a volontairement produit une pièce d’identité lorsqu’on lui a demandé de le faire. C’est à ce moment que l’agent Ritchie s’est joint au sergent MacPhee et à l’appelant dans le vestibule. Le sergent MacPhee a demandé à l’appelant combien de temps il séjournerait à Calgary. L’appelant a répondu qu’il y passerait la fin de semaine et que son cousin venait de se fiancer. Bien que le ton ait été cordial, le sergent MacPhee a par la suite déclaré qu’il avait remarqué qu’au fur et à mesure que la conversation progressait l’appelant devenait [traduction] « de plus en plus nerveux » et mal à l’aise.
[118] Au sergent MacPhee qui lui demandait quand il avait acheté son billet, l’appelant a répondu qu’il l’avait acheté à la dernière minute. Le sergent MacPhee a alors indiqué que son travail consistait principalement à mener des enquêtes en matière de stupéfiants, et il a dit à l’appelant que des passeurs de drogue transitent souvent par la gare d’autobus avec de grandes quantités de drogues et qu’ils font l’objet d’accusations. Le sergent MacPhee a demandé à l’appelant s’il transportait de la drogue et ce dernier lui a répondu par la négative. L’appelant a alors ramassé son sac et l’a glissé sur son épaule. Le sergent MacPhee lui a demandé s’il y avait de la drogue dans le sac en question et s’il accepterait de lui en montrer le contenu. L’appelant a déposé le sac et a commencé à l’ouvrir alors que le sergent MacPhee lui disait [traduction] « Merci monsieur. Vous n’êtes sûrement pas obligé de me montrer, mais je vous en remercie » (d.a., p. 90).
[119] Le sergent MacPhee s’est agenouillé au moment où l’appelant ouvrait la fermeture éclair du sac et a dit, en faisant un geste vers le sac, [traduction] « Simple mesure de sécurité de la part d’un policier, vous n’avez pas d’objections? » (d.i., p. 24-25) Le sergent MacPhee a témoigné qu’il s’efforçait de maîtriser la situation de manière à s’assurer qu’aucune arme à feu ou autre arme ne serait sortie du sac et braquée sur lui. Avant que le sergent MacPhee puisse toucher le sac, l’appelant l’a retiré en demandant « Que faites‑vous? » Le sergent MacPhee a affirmé que l’appelant était alors très agité et affolé.
[120] Le sergent MacPhee a ensuite fait signe au troisième policier en civil, le sergent Bouey — qui se trouvait environ 40 pieds plus loin dans le hall de la gare avec le chien — de s’amener. Le sergent MacPhee a déclaré que l’appelant était visiblement contrarié et tremblait lorsque le sergent Bouey et le chien sont arrivés.
[121] Dès son entrée dans le vestibule, le chien s’est mis en position assise pour indiquer la présence d’un stupéfiant qu’il avait été dressé à détecter. Le sergent MacPhee a confirmé cette indication positive avec le maître‑chien, le sergent Bouey.
[122] Le sergent MacPhee a alors informé l’appelant qu’il était en état d’arrestation pour possession ou trafic d’une substance réglementée, ou les deux à la fois, et il l’a informé de ses droits. Après avoir indiqué qu’il comprenait quels étaient ses droits, l’appelant a ajouté [traduction] « Ouais, ouais, mais il n’y a rien là. J’ai fumé un joint il y a quelque temps. C’est à peu près tout. » Il a ensuite tiré de sa poche de jeans un contenant de pastilles à la menthe, et en a sorti ce qui a par la suite été jugé comme étant de l’héroïne, en disant que c’était « quelque chose qu’un gars [lui avait] donné dans l’autobus » (d.a., p. 96.1). Entre‑temps, l’agent Ritchie avait commencé à fouiller le sac de l’appelant (auquel n’était fixée aucune étiquette d’identification) immédiatement après la mise en état d’arrestation et avait découvert au fond du sac, sous des vêtements, une boîte fermée à l’aide de ruban adhésif. Dans cette boîte, il y avait un sac en papier brun contenant deux sacs en plastique dans lesquels se trouvaient 17 onces de cocaïne. L’appelant a été accusé de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic et de possession d’héroïne.
[123] Au procès, la juge Romaine a rejeté la demande fondée sur les art. 8, 9 et 10 ainsi que le par. 24(2) de la Charte, que l’appelant avait présentée dans le but de faire écarter la preuve constituée de la cocaïne que les policiers avaient saisie dans son sac. Considérant la preuve comme un tout eu égard à l’ensemble des circonstances, la juge a estimé que les policiers avaient commencé à questionner l’appelant au bon moment au cours de leur enquête et que, si ce dernier avait été effectivement détenu, des soupçons raisonnables en justifiaient la détention aux fins d’enquête. La juge Romaine n’a pas conclu que l’utilisation du chien renifleur constituait une fouille accessoire à une détention aux fins d’enquête. Elle a plutôt jugé que les odeurs provenant du sac, qui s’échappait librement dans un établissement de transport public, ne constituaient pas un renseignement à l’égard duquel l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée, et que l’art. 8 de la Charte ne s’appliquait donc pas. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que la juge Romaine se demande s’il y avait lieu d’écarter la preuve en application du par. 24(2). Elle a néanmoins indiqué que, si elle avait conclu à l’existence d’une violation de la Charte, elle n’aurait pas écarté la preuve en question.
[124] La Cour d’appel de l’Alberta, à la majorité, a rejeté l’appel de l’appelant et confirmé la décision de la juge du procès selon laquelle il n’y avait eu aucune violation de la Charte. Le juge Côté, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a souligné qu’au procès et en appel il avait été reconnu qu’une déclaration de culpabilité serait appropriée si la drogue devait être admise en preuve.
[125] La juge Paperny a fondé sa dissidence sur l’analyse que la juge du procès avait effectuée de l’art. 8 et du par. 24(2) de la Charte. Selon elle, l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard des odeurs émanant de ses bagages personnels. La juge a conclu qu’il y avait eu atteinte aux droits garantis à l’appelant par l’art. 8 du fait que le chien renifleur avait été utilisé sans mandat préalable et que l’existence d’une situation d’urgence n’avait pas été établie. Elle aurait écarté la preuve en application du par. 24(2) et aurait, par conséquent, accueilli l’appel et prononcé un verdict d’acquittement.
2. Questions en litige
[126] Dans le présent pourvoi, il s’agit de déterminer si, dans les circonstances de la présente affaire, il y a eu atteinte au droit de l’appelant à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives garanti par l’art. 8 de la Charte et, dans l’affirmative, si la preuve obtenue devrait être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.
[127] Le ministère public n’a pas prétendu qu’un texte législatif autorisait le recours au chien renifleur en l’espèce ou, subsidiairement, que le chien a été utilisé dans le cadre d’une fouille accessoire (c’est‑à‑dire une fouille accessoire à une arrestation ou à une détention aux fins d’enquête). Nous devons donc nous demander si, en l’espèce, le recours des policiers à un chien renifleur, en tant qu’outil d’enquête indépendant, était autorisé par la common law selon des principes établis conformément aux exigences de la Charte.
3. Analyse
[128] Voici le libellé de la disposition de la Charte qui est invoquée en l’espèce :
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
[129] L’appelant soutient que les policiers ont porté atteinte à son droit à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives lorsqu’ils ont utilisé un chien renifleur pour fouiller son sac dans une gare d’autobus et que le chien a indiqué la présence de stupéfiants. Il demande que la drogue qui a été découverte soit écartée de la preuve.
[130] Après avoir analysé brièvement l’utilisation de chiens renifleurs par les autorités chargées d’appliquer la loi, j’examinerai le cadre analytique de l’art. 8 de la Charte et les limites des pouvoirs que la common law confère aux policiers. J’appliquerai ensuite ces principes juridiques aux faits de la présente affaire.
3.1 L’utilisation de chiens renifleurs
[131] En l’espèce, le dossier permet de constater qu’au Canada les chiens renifleurs sont utilisés depuis des décennies pour exécuter de nombreuses tâches liées à l’application de la loi. Par exemple, l’intervenant le procureur général du Québec souligne que, depuis les années 1960, les autorités chargées d’appliquer la loi, dont la Sûreté du Québec et les services de police municipaux, ont recours aux chiens renifleurs pour détecter des drogues et des explosifs, et pour chercher des personnes disparues. De plus, la Société de la faune et des parcs du Québec utilise des chiens renifleurs pour détecter le poisson, la viande et les munitions qui permettront d’intercepter les braconniers.
[132] Il semble que ce soit avant tout en raison de leur odorat très développé et de leur grande fiabilité que les chiens renifleurs sont si attrayants comme outil d’application de la loi. Selon la juge Romaine, la preuve révélait [traduction] « que le chien renifleur est fiable plus de 92 pour 100 du temps pour confirmer la présence de drogues » (par. 73). Avec un taux de réussite aussi élevé, le chien renifleur peut se comparer à juste titre à un informateur très fiable.
[133] De plus, les chiens renifleurs sont utilisés depuis longtemps dans d’autres pays pour appliquer la loi. Voir, par exemple, en ce qui concerne l’Australie : la Law Enforcement (Powers and Responsibilities) Act 2002 (N.S.W.), art. 145 à 150 (chiens détecteurs de drogue), et art. 193 à 196 (chiens détecteurs d’armes à feu et d’explosifs); la Police Powers and Responsibilities Act 2000 (Qld.), 2000, No. 6, art. 34 à 39, modifiée par la Police Powers and Responsibilities (Drug Detection Dogs) Amendment Act 2005 (Qld.), 2005, No. 63; l’Australian Federal Police Act 1979 (Cth.), art. 12A; Questions of Law Reserved (No. 3 of 1998) (1998), 71 S.A.S.R. 223 (S.C.). Quant aux États‑Unis, voir l’arrêt Illinois c. Caballes, 543 U.S. 405 (2005); pour de la jurisprudence des tribunaux des États américains, voir le par. 193. Bien qu’ils n’éliminent pas la nécessité de procéder à un examen critique de la constitutionnalité de l’utilisation des chiens renifleurs au regard de l’art. 8 de la Charte, ces exemples indiquent effectivement que les chiens renifleurs se sont révélés utiles à diverses fins, notamment pour assurer la sécurité du public, pour prévenir et détecter de façon proactive le crime, pour mener des enquêtes relatives à des crimes particuliers et pour intervenir dans des situations d’urgence.
3.2 Cadre analytique de l’art. 8
[134] Depuis la première décision dans laquelle elle a interprété l’art. 8 de la Charte, notre Cour a constamment jugé que cette disposition protège une attente raisonnable en matière de vie privée. Dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159‑160, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a affirmé ceci :
La garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu’une attente raisonnable. Cette limitation du droit garanti par l’art. 8, qu’elle soit exprimée sous la forme négative, c’est‑à‑dire comme une protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies « abusives », ou sous la forme positive comme le droit de s’attendre « raisonnablement » à la protection de la vie privée, indique qu’il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi. [Souligné dans l’original.]
L’article 8 oblige donc à soupeser des intérêts sociétaux importants en fonction du droit à la vie privée du demandeur concerné.
[135] Le juge Cory a précisé davantage le cadre analytique de l’art. 8 dans l’arrêt R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 33, en indiquant clairement que, pour évaluer une demande fondée sur l’art. 8, il faut répondre à deux questions distinctes : « La première est de savoir si l’accusé pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée. La seconde est de savoir si la perquisition constituait une atteinte abusive à ce droit à la vie privée. » Ce n’est que si la première question donne lieu à une réponse affirmative qu’il faut répondre à la seconde question.
[136] En ce qui concerne la première question, notre Cour a expliqué, dans l’arrêt R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527, p. 533, qu’une activité de la police ne constitue une fouille que si elle « a pour effet de déjouer une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée ». Dans l’arrêt R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8, par. 11, la Cour a ajouté que « tout type d’enquête gouvernementale ne constituera pas forcément, sur le plan constitutionnel, une “fouille ou perquisition” ». Dans l’arrêt R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 432, 2004 CSC 67, par. 19, la Cour a explicitement rejeté le recours à une approche fondée sur des catégories pour déterminer si des techniques d’enquête particulières font entrer en jeu l’art. 8 de la Charte. Par conséquent, une enquête de l’État ne constituera une « fouille ou perquisition » au sens de l’art. 8 que si elle porte atteinte au droit raisonnable d’un individu à la vie privée.
[137] Il n’est donc pas nécessaire en l’espèce de rendre, au sujet de la constitutionnalité de l’utilisation des chiens renifleurs par les policiers, une décision fondée sur des catégories qui va s’appliquer dans tous les cas. Au contraire, il faut d’abord déterminer si, dans les circonstances de la présente affaire, l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée et, dans l’affirmative, si l’utilisation d’un chien renifleur dans ces circonstances a eu pour effet de déjouer de façon abusive cette attente raisonnable et de violer ainsi l’art. 8 de la Charte. Cela est compatible avec l’approche contextuelle relative à l’art. 8 qui est adoptée dans la jurisprudence de notre Cour.
3.2.1 Caractère raisonnable de l’attente en matière de vie privée
[138] La première étape de l’analyse d’une demande fondée sur l’art. 8 consiste à définir le prétendu droit à la vie privée, ce qui doit être fait « en termes [. . .] généraux et [. . .] neutres » : R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, p. 50. Lorsqu’un tribunal se demande si un accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée, la question n’est pas de savoir si l’accusé était impliqué dans une activité criminelle. Comme notre Cour l’a dit à la p. 160 de l’arrêt Hunter c. Southam, une analyse après le fait destinée à trancher cette question entrerait en conflit avec l’objet de l’art. 8, qui est de prévenir les fouilles et les perquisitions abusives avant qu’elles ne se produisent. Par conséquent, pour déterminer si l’attente en matière de vie privée était raisonnable, le tribunal doit d’abord définir en termes généraux et neutres le droit à la vie privée que l’on prétend violé.
[139] Il ressort clairement de la jurisprudence de notre Cour relative à l’art. 8 que la protection constitutionnelle contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives n’est pas automatique et n’entre pas en jeu dans tous les cas. Dans l’arrêt Edwards, par. 56, le juge Cory a affirmé que « [l]a notion d’attente raisonnable en matière de vie privée a donné de bons résultats au Canada. Elle s’est avérée raisonnable, souple et viable. Je ne vois donc aucune raison de l’abandonner au profit de la règle discréditée de la reconnaissance automatique de la qualité pour agir. » Notre Cour a indiqué que l’art. 8 ne s’applique que si le demandeur a une attente raisonnable en matière de vie privée; voir, par exemple, les arrêts Tessling, Edwards et R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, p. 516‑517 (concernant les interrogatoires de routine, la fouille des bagages et la fouille par palpation des vêtements extérieurs effectués par des douaniers). Dans des arrêts récents, notre Cour a explicitement adopté une approche contextuelle consistant à examiner plusieurs facteurs pour répondre à la question préliminaire de savoir si l’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de ce qui a fait l’objet de la fouille, perquisition ou saisie.
[140] Il faut tenir compte de l’ensemble des circonstances pour déterminer si l’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée. Ce dernier doit prouver qu’il avait une attente à la fois objective et subjective en matière de vie privée. Dans les arrêts Edwards, par. 45, et Tessling, par. 32, notre Cour a établi une liste non exhaustive de facteurs utiles pour trancher cette question. Les facteurs servant à déterminer si l’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée peuvent être résumés ainsi :
(i) la présence de l’accusé au moment de la prétendue fouille ou perquisition;
(ii) l’objet de la prétendue fouille ou perquisition :
a) la propriété et l’usage historique de l’objet;
b) la question de savoir si l’objet était à la vue du public;
c) la question de savoir si l’objet avait été abandonné;
d) dans le cas où l’objet est un renseignement, la question de savoir si des tiers possédaient déjà ce renseignement et, dans l’affirmative, si le renseignement en question était visé par une obligation de confidentialité;
(iii) le lieu où la prétendue fouille ou perquisition a été effectuée :
a) la propriété, la possession, le contrôle ou l’utilisation du lieu où la prétendue fouille ou perquisition a été effectuée;
b) l’habilité à régir l’accès au lieu, y compris le droit d’y laisser entrer ou d’en exclure autrui;
c) la notification de la possibilité que des fouilles ou perquisitions soient effectuées dans ce lieu;
(iv) la technique d’enquête utilisée pour effectuer la prétendue fouille ou perquisition :
a) la question de savoir si la technique policière a porté atteinte au prétendu droit à la vie privée;
b) la question de savoir si le renseignement obtenu lors de la prétendue fouille ou perquisition révélait des détails intimes sur le mode de vie de l’accusé ou des renseignements d’ordre biographique le concernant.
[141] Comme dans toute analyse contextuelle, ces facteurs ne sont pas tous pertinents dans un cas donné. Cette liste non exhaustive de facteurs énoncés en termes généraux a pour objet non pas d’encourager l’examen servile de chaque facteur indépendamment de sa pertinence dans l’affaire en cause, mais plutôt de fournir un guide utile qui permettra d’éviter que des facteurs pertinents ne soient pas pris en considération.
[142] J’estime que, parce que l’exigence d’une attente raisonnable en matière de vie privée est un principe directeur qui sous‑tend l’art. 8, l’examen des facteurs contextuels pertinents fait partie intégrante de l’analyse relative à l’art. 8.
[143] Ainsi, dans le cas où l’applicabilité de l’art. 8 est en cause, l’omission de vérifier si le demandeur avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui fait intervenir l’art. 8 peut constituer une erreur de droit. Toutefois, si le juge du procès effectue l’analyse de l’attente raisonnable en matière de vie privée, il y a lieu de faire montre de déférence à l’égard de sa conclusion.
3.2.2 Caractère raisonnable ou non abusif de la fouille ou perquisition
[144] Une fois que l’on décide qu’un accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée et que l’art. 8 entre donc en jeu, la prochaine étape consiste à déterminer si la fouille, la perquisition ou la saisie était raisonnable, c’est‑à‑dire non abusive. Dans l’arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278, notre Cour a jugé qu’« [u]ne fouille ne sera pas abusive si elle est autorisée par la loi, si la loi elle‑même n’a rien d’abusif et si la fouille n’a pas été effectuée d’une manière abusive ». Je vais brièvement expliciter chacune de ces conditions dans le contexte du présent pourvoi.
[145] Premièrement, une fouille ou perquisition peut être autorisée par une mesure législative ou par la common law. Aucun texte législatif autorisant l’utilisation du chien renifleur n’a été invoqué en l’espèce. Par conséquent, pour déterminer si l’utilisation du chien renifleur était légale, je vais examiner la common law. Comme je l’expliquerai plus loin, l’approche adoptée par notre Cour pour reconnaître l’existence en common law de pouvoirs de procéder à des fouilles ou à des perquisitions repose sur la grille d’analyse établie dans l’arrêt R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659 (C.C.A.).
[146] Deuxièmement, il faut évaluer le caractère raisonnable de la loi qui autorise une fouille ou perquisition. La norme traditionnelle qui s’applique pour déterminer si une mesure législative qui autorise une fouille ou perquisition est raisonnable est celle des motifs raisonnables de croire que des éléments de preuve établissant l’existence d’une infraction seront découverts : Hunter c. Southam, p. 161. Cette norme a été établie dans une affaire relative à une perquisition autorisée par la loi où l’accusé avait une attente raisonnable bien définie en matière de vie privée, où il n’y avait aucune situation d’urgence et où la technique de fouille approfondie en cause avait clairement porté atteinte au droit à la vie privée du demandeur. Par contre, lorsque le pouvoir d’effectuer une fouille ou perquisition est conféré par la common law, les tribunaux peuvent en définir l’étendue d’une manière conforme à la Charte : R. c. Clayton, [2007] 2 R.C.S. 725, 2007 CSC 32, par. 21, la juge Abella (s’exprimant au nom des juges majoritaires).
[147] Troisièmement, la fouille ou la perquisition doit également avoir été effectuée d’une manière non abusive. C’est à cette étape de l’analyse que le comportement des policiers est évalué. Même si elle est autorisée par une loi raisonnable, une fouille ou perquisition sera viciée et injustifiée si elle est effectuée de façon abusive.
[148] Comme je l’ai déjà mentionné, le ministère public n’invoque aucun texte législatif pour justifier l’utilisation du chien renifleur en l’espèce. Par conséquent, il faut déterminer si l’utilisation du chien était permise en common law selon la grille d’analyse de Waterfield et, dans l’affirmative, définir l’étendue du pouvoir en question d’une manière conforme à la Charte.
3.2.2.1 Établissement et application de la grille d’analyse établie dans l’arrêt Waterfield
[149] L’approche adoptée par notre Cour pour reconnaître l’existence de pouvoirs policiers en common law a été énoncée dans l’arrêt Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2, qui portait sur le pouvoir des policiers d’intercepter des véhicules au hasard dans le cadre du programme R.I.D.E. visant à détecter les conducteurs aux facultés affaiblies. Le juge Le Dain, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a conclu que les policiers n’agissent légalement que s’ils exercent un pouvoir qu’ils « possèdent en vertu d’une loi ou qui découle de leurs fonctions par l’effet de la common law » (p. 28).
[150] La grille d’analyse que le juge Le Dain a appliquée dans l’arrêt Dedman pour déterminer s’il existait un pouvoir policier en common law avait été établie dans l’arrêt Waterfield, p. 661‑662. Depuis que l’arrêt Dedman a été rendu, cette grille d’analyse a été appliquée dans diverses affaires. Ainsi, dans l’arrêt Clayton, par. 22, la juge Abella a approuvé la façon dont la Cour d’appel de l’Ontario a formulé la grille d’analyse de Waterfield. Comme le juge Doherty l’avait expliqué, cette analyse comporte deux étapes distinctes :
[traduction] Premièrement, la poursuite doit démontrer que le policier a agi dans l’exercice d’une fonction légitime. Deuxièmement, après avoir démontré que le policier a agi dans l’exercice de sa fonction, la poursuite doit établir que l’acte reproché équivaut à un exercice justifiable du pouvoir policier lié à cette fonction . . .
(R. c. Clayton (2005), 196 O.A.C. 16, par. 37)
[151] En ce qui concerne la première étape de l’analyse de Waterfield, les fonctions liées à l’application de la loi qui sont traditionnellement reconnues en common law sont « le maintien de la paix, la prévention du crime et la protection de la vie des personnes et des biens » : Dedman, p. 32.
[152] À la deuxième étape de l’analyse de Waterfield, le tribunal doit déterminer si le comportement des policiers était justifié en appliquant la norme de ce qui est raisonnablement nécessaire eu égard à l’ensemble des circonstances. Comme le juge Le Dain l’a expliqué dans l’arrêt Dedman, p. 35, « [l]e bon critère [se trouve dans l’emploi de] l’expression [traduction] “raisonnablement nécessaire”. L’atteinte à la liberté doit être nécessaire à l’accomplissement du devoir particulier de la police et elle doit être raisonnable ». Comme notre Cour l’a ajouté dans l’arrêt R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52, par. 39, les facteurs qui doivent être pris en considération à la deuxième étape de l’analyse de Waterfield sont notamment « le devoir dont s’acquitte le policier, la mesure dans laquelle l’atteinte à la liberté individuelle est nécessaire à l’accomplissement de ce devoir, l’importance que présente l’accomplissement de ce devoir pour l’intérêt public, la nature de la liberté à laquelle on porte atteinte, ainsi que la nature et l’étendue de l’atteinte ».
[153] Il est intéressant d’examiner brièvement la façon dont la grille d’analyse de Waterfield a été appliquée dans plusieurs arrêts clés. Dans l’arrêt Dedman, le juge Le Dain a conclu, au sujet de la première étape de l’analyse, que l’interception de véhicules au hasard dans le but de détecter et décourager la conduite avec facultés affaiblies relevait du devoir des policiers « de prévenir les infractions et de protéger la vie des personnes et la propriété par la surveillance de la circulation » (p. 35). À la deuxième étape de l’analyse, le juge Le Dain a estimé que la conduite avec facultés affaiblies constituait un grave problème. Selon lui, bien que le droit de circuler sur les routes sans entrave déraisonnable soit important, il s’agit d’une activité réglementée qui nécessite un permis, et l’interception des véhicules était relativement brève et ne causait pas beaucoup d’inconvénients. Il a aussi considéré important le fait que la campagne visant à déceler les conducteurs aux facultés affaiblies était bien médiatisée et avait un caractère dissuasif. Le juge Le Dain a donc décidé que l’interception de véhicules au hasard, dans le cadre d’un programme visant à déceler et à décourager la conduite avec facultés affaiblies, était autorisée par la common law.
[154] Dans l’arrêt R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311, la Cour s’est demandé si la common law habilitait les policiers à entrer dans une résidence lorsqu’ils enquêtent sur un appel au 911. Le juge en chef Lamer a conclu que, en raison du devoir des policiers de protéger la vie des gens, la première étape de l’analyse de Waterfield est franchie lorsque la personne qui a composé le 911 est ou peut être en difficulté, ou si la communication est coupée avant que la nature de l’urgence soit établie. Pour ce qui est de la deuxième étape de l’analyse, bien que chacun ait le droit au respect de sa vie privée dans l’intimité de son foyer tenu pour inviolable, l’intérêt que présente pour le public le maintien d’un système d’intervention d’urgence efficace est suffisamment important pour justifier une intervention policière limitée dans un domicile en vue de protéger la vie des gens qui s’y trouvent et d’assurer leur sécurité. Par conséquent, la Cour a jugé que l’entrée par la force dans le domicile de l’accusé était justifiable eu égard à l’ensemble des circonstances, mais uniquement pour déterminer s’il y avait une urgence.
[155] Dans l’arrêt Mann, la Cour s’est demandé si la common law habilite les policiers à détenir une personne aux fins d’enquête et à la soumettre à une fouille accessoire à cette détention aux fins d’enquête. Dans cette affaire, l’accusé, qui correspondait à la description d’un suspect impliqué dans une introduction par effraction commise non loin de l’endroit où il se trouvait, a été détenu par les policiers. Il a été soumis à une fouille par palpation pendant laquelle le policier qui le fouillait a senti un objet mou à l’intérieur de sa poche. Le policier a glissé sa main dans cette poche et en a retiré un petit sac de marijuana; l’accusé a alors été mis en état d’arrestation pour possession aux fins de trafic. L’accusé a soutenu qu’il y avait eu atteinte aux droits qui lui sont garantis par les art. 8 et 9 ainsi que par les al. 10a) et 10b) de la Charte, et il a demandé que la preuve constituée de la marijuana soit écartée en application du par. 24(2). Le juge Iacobucci, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a appliqué la grille d’analyse de Waterfield pour déterminer si le comportement des policiers était conforme aux pouvoirs qui leur sont conférés par la common law. En ce qui concerne la détention de l’accusé, le juge Iacobucci a estimé que l’exigence de la première étape de l’analyse était respectée du fait que les policiers s’acquittaient alors de leur devoir de protéger la vie des gens et les biens. Pour ce qui est de la deuxième étape, il a conclu que la détention d’une personne aux fins d’enquête est acceptable s’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que cette personne est impliquée dans un crime donné et qu’il est nécessaire de la détenir (par. 45).
[156] Dans l’affaire Clayton, il était question d’un appel au 911 indiquant que plusieurs personnes exhibaient des pistolets dans un stationnement. Les policiers sont intervenus dans les minutes qui ont suivi l’appel et ont intercepté la première voiture qui s’apprêtait à quitter le stationnement arrière. Ils ont fouillé le conducteur coaccusé et le passager en raison de leur comportement suspect. Des armes à feu prohibées chargées ont été découvertes. Les accusés ont soutenu qu’il y avait eu atteinte aux droits qui leur sont garantis par les art. 8 et 9 de la Charte. La juge Abella, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a conclu que l’exigence de la première étape de l’analyse de Waterfield était respectée du fait que les policiers exerçaient alors leur fonction d’enquête et de prévention du crime. Au sujet de la deuxième étape de l’analyse, la juge Abella s’est dite d’avis que la fouille policière des deux accusés était justifiée en raison de la gravité de l’infraction, de l’existence d’un risque réel de préjudice corporel grave pour le public et du fait que le comportement des accusés avait fait naître chez les policiers des soupçons raisonnables que ceux‑ci pouvaient avoir des armes à feu en leur possession. Elle a jugé que le délai de réaction des policiers, la délimitation géographique de leur intervention et les moyens qu’ils avaient employés étaient adaptés à l’ensemble des circonstances de l’affaire.
3.2.2.2 Normes applicables pour justifier une fouille ou perquisition fondée sur un pouvoir conféré par la common law
[157] Après avoir examiné le critère requis pour déterminer s’il existe un pouvoir policier conféré par la common law, je vais maintenant examiner les normes applicables pour justifier une fouille ou perquisition fondée sur un tel pouvoir. Comme je l’ai déjà mentionné, il n’est pas question, dans le présent pourvoi, de l’utilisation d’un chien renifleur pour effectuer une fouille accessoire. La question est plutôt de savoir si, en l’espèce, le recours des policiers à un chien renifleur, en tant qu’outil d’enquête indépendant, était autorisé par la common law selon les principes établis conformément aux exigences de la Charte.
[158] Une question préliminaire se pose : La Cour devrait‑elle établir les normes en l’espèce? J’estime, en toute déférence, qu’il ne convient pas de renvoyer simplement la question au législateur. Les questions soulevées par le présent pourvoi portent sur la reconnaissance d’un pouvoir de common law conforme à la Constitution, une tâche — voire une responsabilité — qui, historiquement et présentement, s’inscrit dans les limites de la compétence institutionnelle de notre Cour. Comme l’a affirmé le juge Iacobucci, au par. 18 de l’arrêt Mann :
Lorsque, comme c’est le cas dans le présent pourvoi, la règle de common law pertinente a évolué graduellement au fil de décisions judiciaires, les tribunaux sont le cadre indiqué pour reconnaître et arrêter de nouveaux raffinements juridiques en l’absence d’intervention du législateur. [. . .] Certes, le Parlement est libre d’édicter une loi établissant la démarche qu’il juge la meilleure à cet égard, pourvu qu’il se conforme aux exigences primordiales de la Constitution. De même, il est possible que le Parlement veuille instaurer, par voie législative, des pratiques et procédures . . .
[159] Pour définir les circonstances dans lesquelles les policiers peuvent utiliser un chien renifleur dans l’exercice d’une fonction légitime, la question cruciale est de savoir quelles raisons, s’il en est, doivent motiver leur utilisation d’un chien pour qu’elle soit conforme à l’art. 8 de la Charte et aux pouvoirs qui leur sont conférés par la common law. Trois normes ont été proposées pour déterminer dans quels cas un chien renifleur peut être utilisé. Étant donné que les policiers n’ont aucun pouvoir général d’utiliser systématiquement des chiens renifleurs à quelque fin que ce soit ou en tout temps et en tout lieu, il est nécessaire de déterminer laquelle de ces trois normes s’applique. Pour les besoins de la deuxième étape de l’analyse de Waterfield, la norme applicable doit être déterminée en fonction de ce qui est raisonnablement nécessaire eu égard à l’ensemble des circonstances. Les nombreux outils d’enquête dont disposent les policiers ne peuvent pas tous nécessairement être utilisés dans chaque cas. Certains outils portent tellement atteinte au droit raisonnable d’un accusé à la vie privée que leur utilisation doit être assujettie à des garanties.
[160] Quelles sont les normes proposées? La norme la moins stricte veut qu’aucun motif ne soit nécessaire pour recourir à un chien renifleur, tandis que la norme la plus stricte exige qu’en l’absence d’une situation d’urgence il y ait des motifs raisonnables de croire que des éléments de preuve établissant l’existence d’une infraction seront découverts. Entre ces deux normes, il y a la norme intermédiaire des soupçons raisonnables que des éléments de preuve établissant l’existence d’une infraction seront découverts. Je vais examiner successivement chacune de ces normes.
[161] Dans certaines circonstances, l’utilisation d’une technique d’enquête a été approuvée sans que des motifs précis soient requis, parce que l’accusé n’avait aucune attente raisonnable en matière de vie privée. Par exemple, dans l’affaire R. c. Boersma, [1994] 2 R.C.S. 488, les policiers n’ont pas violé l’art. 8 en marchant sur un chemin de terre et en apercevant des plants de marijuana que l’accusé cultivait à la vue de tous sur une terre publique. Dans l’arrêt R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, par. 62, le juge Cory, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a affirmé que « lorsqu’un accusé qui n’est pas détenu jette un papier‑mouchoir ou un mégot de cigarette, la police peut normalement recueillir ces objets et les faire analyser, sans avoir à se soucier d’obtenir un consentement ». En ce qui concerne les chiens renifleurs, la Cour suprême des États‑Unis et la Cour suprême de l’Australie‑Méridionale ont jugé que les policiers n’ont besoin d’aucun motif pour les utiliser : voir Illinois c. Caballes; United States c. Place, 462 U.S. 696 (1983); Questions of Law Reserved (No. 3 of 1998). Toutefois, au Canada, lorsqu’un accusé a une attente raisonnable en matière de vie privée qui fait intervenir l’art. 8, il peut être problématique de permettre aux policiers d’utiliser une certaine technique d’enquête sans exiger qu’ils aient des motifs de le faire.
[162] En l’espèce, la juge Paperny, dissidente, a retenu la norme la plus stricte selon laquelle, pour pouvoir recourir à un chien renifleur, les policiers doivent avoir des motifs raisonnables de croire que des éléments de preuve établissant l’existence d’une infraction seront découverts : par. 139. Comme nous l’avons vu, cette norme a été établie dans l’arrêt Hunter c. Southam, p. 160. Dans cette affaire, l’accusé avait une attente raisonnable bien définie en matière de vie privée, il n’y avait aucune situation d’urgence, il n’était pas impossible d’obtenir une autorisation judiciaire préalable et la technique de perquisition était nettement envahissante.
[163] La norme intermédiaire des soupçons raisonnables que des éléments de preuve établissant l’existence d’une infraction seront découverts a été proposée en l’espèce par les intervenants le procureur général du Québec et la Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
[164] Des précisions s’imposent au sujet de ce que comporte la norme des soupçons raisonnables. Dans l’arrêt Mann, notre Cour à la majorité a défini les motifs requis pour justifier une détention aux fins d’enquête. Citant la jurisprudence pertinente, le juge Iacobucci a mentionné un certain nombre de formulations différentes de la norme applicable, notamment : « motifs raisonnables de soupçonner », « soupçons raisonnables », « motifs concrets » et « suffisamment de soupçons précis et raisonnables » (par. 31-32 et 45). Il a indiqué qu’il préférait utiliser une nouvelle expression, celle des « motifs raisonnables de détention » (par. 33). Toutefois, en résumant la norme qui était appliquée dans cette affaire, le juge Iacobucci a parlé des « motifs raisonnables de soupçonner » (par. 45). À mon avis, l’expression « motifs raisonnables de soupçonner » correspond essentiellement aux « soupçons raisonnables ». Il est clair que la norme adoptée par le juge Iacobucci dans l’arrêt Mann est moins stricte que celle des « motifs raisonnables de croire », et qu’elle s’inspirait de la norme des « motifs concrets » qui a été assimilée à celle des soupçons raisonnables : voir l’arrêt R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312, par. 52, le juge Major. À mon avis, la norme des « soupçons raisonnables » s’applique facilement en pratique, est significative pour les policiers et les juges de première instance, et est susceptible d’être utilisée dans d’autres cas que ceux où il est question de détention. Ainsi, après avoir examiné en profondeur l’arrêt Mann en l’espèce, la juge du procès a analysé sous l’angle des soupçons raisonnables les motifs requis pour détenir l’accusé : voir par. 55.
[165] La norme des soupçons raisonnables est moins stricte que celle des motifs raisonnables de croire qui doit être respectée pour qu’une arrestation soit légale : voir l’arrêt Mann, par. 27. Pour satisfaire à la norme des soupçons raisonnables, les policiers doivent s’appuyer sur [traduction] « un ensemble de faits objectivement discernables » : R. c. Simpson (1993), 12 O.R. (3d) 182 (C.A.), p. 202, le juge Doherty. Bien qu’aucun facteur ne puisse à lui seul justifier des soupçons raisonnables, un certain nombre de facteurs pris ensemble peuvent faire naître des soupçons raisonnables chez les policiers. Toutefois, une simple « intuition [. . .] basée sur [l’]expérience » n’est pas suffisante pour que la norme des soupçons raisonnables soit respectée : Mann, par. 30.
[166] La norme des soupçons raisonnables constitue une réponse pragmatique et équilibrée aux réalités modernes de l’application de la loi. Pour lutter contre la conduite avec facultés affaiblies, par exemple, le législateur a adopté le par. 254(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui autorise l’agent de la paix, qui a des raisons de soupçonner qu’un conducteur a consommé de l’alcool, à lui ordonner de lui fournir un échantillon d’haleine qui sera analysé à l’aide d’un appareil de détection approuvé. Selon le juge Fish, dans l’arrêt R. c. Woods, [2005] 2 R.C.S. 205, 2005 CSC 42, par. 30, « [c]es tests de détection [. . .] portent nécessairement atteinte aux droits et libertés garantis par la Charte, mais seulement dans les limites raisonnables et nécessaires pour protéger l’intérêt du public à ce que les conducteurs avec facultés affaiblies ne puissent prendre la route. »
[167] La norme des soupçons raisonnables a également été jugée applicable en contexte douanier dans les arrêts R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652, et Jacques, ainsi que lorsque, comme dans l’affaire Clayton, les policiers sont confrontés au problème urgent des crimes comportant l’usage d’une arme à feu.
[168] Cette norme n’est applicable que dans une situation où il existe des garanties contre les atteintes abusives au droit à la vie privée et un équilibre qui assure une protection adéquate. La norme des soupçons raisonnables peut donc être suffisante lorsque la technique d’enquête est relativement peu envahissante et que l’attente en matière de vie privée n’est pas grande. Il faut tenir compte de l’ensemble des circonstances pour décider si la norme des soupçons raisonnables est respectée dans un cas donné.
[169] Il ressort de cet examen qu’il existe un éventail de normes qui ont été jugées constitutionnelles par les tribunaux. Ces normes vont de l’absence de motifs jusqu’aux soupçons raisonnables et aux motifs raisonnables de croire. Pour déterminer quelle norme doit être appliquée pour décider si une technique d’enquête a été utilisée à bon droit dans un cas donné, il faut tenir compte de ce qui est raisonnablement nécessaire eu égard à l’ensemble des circonstances. En fait, lorsqu’il est question de pouvoirs de fouille ou de perquisition conférés par la common law, la grille d’analyse de Waterfield prescrit elle‑même l’évaluation qui devra être effectuée pour déterminer quelle norme s’appliquera dans chaque cas.
3.3 Application au présent pourvoi
[170] Après avoir exposé le cadre analytique de l’art. 8 et des pouvoirs policiers conférés par la common law, je vais maintenant l’appliquer aux faits de la présente affaire. Je vais d’abord définir le droit de l’appelant à la vie privée et ensuite déterminer si l’attente qu’il avait en matière de vie privée était raisonnable. Je vais ensuite examiner le caractère raisonnable de la prétendue fouille; cette analyse consistera notamment à déterminer les motifs requis pour justifier l’utilisation du chien renifleur dans les circonstances de la présente affaire, ainsi qu’à évaluer la manière dont la fouille a été effectuée.
3.3.1 Caractère raisonnable de l’attente de l’appelant en matière de vie privée
[171] La première étape consiste à déterminer si l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui fait intervenir la protection constitutionnelle de l’art. 8 contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives. Pour ce faire, il faut définir clairement le droit à la vie privée en cause et procéder à une évaluation contextuelle du caractère raisonnable, tant objectif que subjectif, de ce droit.
[172] À ce stade de l’analyse, la principale question à laquelle il faut répondre est la suivante : Pendant qu’il se trouvait dans une gare d’autobus, l’appelant avait‑il une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard des odeurs émanant de son sac qui sont imperceptibles aux humains? À mon avis, la juge du procès a commis une erreur en tirant une conclusion négative à cet égard.
[173] En analysant le caractère raisonnable de l’attente que l’appelant avait en matière de vie privée, la juge Romaine a commis une erreur en concluant à tort que le chien renifleur avait été utilisé pour identifier les odeurs à l’extérieur du sac de l’appelant.
[174] Fait important, les odeurs à l’intérieur du sac de l’appelant et celles qui en émanaient étaient imperceptibles aux humains, d’où la nécessité de recourir à un chien pour détecter les stupéfiants. Ce n’est pas un cas où les policiers se fiaient à leurs propres sens. Ils ont plutôt utilisé le chien pour recueillir des renseignements concernant la présence possible d’une substance réglementée à l’intérieur du sac de l’appelant, plutôt qu’au sujet de quelque chose qui se trouvait à l’extérieur du sac en question. Ils ont utilisé le chien pour déterminer le contenu du sac et non simplement pour identifier les odeurs qui en émanaient. En décelant ce qu’il y avait dans l’air à proximité du sac de l’appelant, le chien a servi d’outil d’enquête qui a permis aux policiers de conclure — eu égard au taux de réussite du chien qui était de 90 à 92 pour 100 — que le sac contenait une substance réglementée.
[175] L’indication positive donnée par le chien a immédiatement et directement permis aux policiers de faire une forte inférence sur le contenu du sac de l’appelant, ce qui comportait une certaine atteinte au droit au respect du caractère privé des renseignements personnels, défini au par. 23 de l’arrêt Tessling. Le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels s’applique aux données biographiques, y compris la nature même de ces données. Dans une affaire où il est question de ce droit, les éléments pertinents qui sont protégés sont notamment les détails intimes concernant un accusé, tel le fait d’être entré en contact avec une substance réglementée soit en tant que trafiquant de drogue, en tant que personne qui consomme de la drogue illégalement ou encore légalement comme celle qui consomme de la marijuana à des fins médicales, ou parce qu’il fréquente des consommateurs de drogue. Ainsi, la nature personnelle de ces informations indique que l’appelant avait une attente objectivement raisonnable en matière de vie privée.
[176] D’autres facteurs indiquent également que l’appelant avait une attente objectivement raisonnable en matière de vie privée. L’appelant était le propriétaire et l’utilisateur du sac et il était présent au moment de la fouille; de plus, le sac en question pouvait être porté près du corps et il n’a été ni abandonné ni laissé sans surveillance par l’appelant. Le comportement adopté par les policiers en l’espèce a aussi, dans une certaine mesure, porté atteinte au droit à la vie privée de l’appelant en ce qui a trait aux lieux : les voyageurs utilisent depuis longtemps les gares d’autobus pour exercer leur liberté de circulation; aucun contrôle de sécurité systématique n’était effectué dans la gare en question et aucune affiche n’indiquait que les bagages pouvaient être fouillés. La juge Romaine a donc commis une erreur en concluant que l’appelant n’avait aucune attente objectivement raisonnable en matière de vie privée.
[177] Cependant, l’attente objectivement raisonnable que l’appelant avait en matière de vie privée dans la présente affaire n’est pas aussi grande que dans l’affaire Hunter c. Southam. En l’espèce, la fouille a été effectuée non pas dans un lieu de travail ou dans une résidence privée, mais plutôt dans un lieu public. De plus, la technique de fouille utilisée par les policiers ne portait qu’une atteinte minime. Par conséquent, l’attente objectivement raisonnable que l’appelant avait en matière de vie privée en l’espèce était faible comparativement à celle constatée dans Hunter c. Southam.
[178] La juge Romaine a aussi commis une erreur en concluant que l’appelant n’avait pas d’attente subjective en matière de vie privée, étant donné que, dans son analyse, elle n’a pas tenu compte de la preuve que l’appelant avait transporté le sac près de son corps (sur son épaule et près de son coude) et qu’il avait tenté d’en limiter l’accès. J’estime que, parce qu’il a clairement indiqué — tant verbalement que physiquement (en empêchant le sergent MacPhee de toucher au sac au moment où il l’ouvrait) — qu’il voulait limiter l’accès à son sac, l’appelant a montré qu’il avait une attente subjective en matière de vie privée.
[179] Par conséquent, je suis d’avis que l’ensemble des circonstances permet de conclure que l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui faisait intervenir l’art. 8.
3.3.2 Caractère raisonnable de la fouille effectuée à l’aide du chien renifleur
[180] Après avoir conclu que l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée, je vais maintenant examiner la question de savoir si la fouille était raisonnable, c’est‑à‑dire non abusive. Comme je l’ai déjà souligné, l’utilisation du chien renifleur en l’espèce n’a pas été qualifiée de fouille accessoire à une détention aux fins d’enquête. Le prétendu pouvoir de procéder à la fouille n’est donc pas fonction de la détention de l’appelant.
[181] La question est plutôt de savoir si les circonstances de la présente affaire justifient la reconnaissance d’un pouvoir de common law d’effectuer une fouille à l’aide d’un chien renifleur. Il faut donc se demander si le comportement que les policiers ont adopté en utilisant le chien satisfaisait à la grille d’analyse de Waterfield.
3.3.2.1 Application de la grille d’analyse de Waterfield
[182] Comme nous l’avons vu, pour satisfaire à l’exigence de la première étape de l’analyse de Waterfield, le ministère public doit démontrer que les policiers agissaient dans l’exercice d’une fonction légitime lorsqu’ils ont adopté le comportement en cause. En l’espèce, la juge du procès a conclu que les policiers enquêtaient sur le trafic de stupéfiants dans le cadre d’un programme proactif visant les gares d’autobus, les gares ferroviaires et les aéroports. Il est bien établi en common law que les policiers ont le devoir d’effectuer des enquêtes criminelles et de prévenir le crime : voir les arrêts Dedman, p. 32, et Knowlton c. La Reine, [1974] R.C.S. 443. J’estime qu’il est évident que les policiers s’acquittaient de leur devoir de common law d’effectuer des enquêtes criminelles et de prévenir le crime au moment où ils observaient et questionnaient l’appelant et lorsque, par la suite, ils ont utilisé le chien pour détecter la présence de stupéfiants. Je n’ai donc aucune difficulté à conclure que l’exigence de la première étape de l’analyse de Waterfield est respectée en l’espèce.
[183] Toutefois, il ne suffit pas que les policiers aient agi dans l’exercice d’une fonction légitime lorsqu’ils ont utilisé le chien en l’espèce. Le ministère public doit aussi établir que les pouvoirs ont été exercés d’une manière qui respectait la norme de ce qui est raisonnablement nécessaire eu égard à l’ensemble des circonstances.
[184] L’objectif visé par les policiers était important du fait que le trafic de drogues illicites est une infraction criminelle grave. Comme je l’ai déjà mentionné, l’infraction dont il est question en l’espèce est punissable d’une peine maximale d’emprisonnement à vie. Le trafic des stupéfiants mène à d’autres crimes. Il est largement reconnu que les drogues dures illicites comme la cocaïne constituent un problème grave dans notre société. En plus d’alimenter le crime organisé, la consommation de ces drogues peut détruire des vies. La police a déterminé que le transport public est l’un des moyens utilisés pour faire passer des drogues illicites au Canada, et elle a donc pris des mesures proactives destinées à intercepter ces substances et, s’il y a lieu, à poursuivre les passeurs de drogue qui en facilitent la circulation : voir également R. c. Truong (2002), 168 C.C.C. (3d) 132, 2002 BCCA 315 (utilisation d’un chien renifleur dans un aéroport dans le cadre de l’opération Jetway). En ciblant les autobus, les trains et le secteur du transport aérien — et non seulement une ou deux de ces façons de voyager —, les policiers ont mis en place un vaste programme qui paraît avoir pour but d’empêcher que l’un de ces moyens de transport devienne plus attrayant que les autres aux yeux des trafiquants de drogue.
[185] Dans la présente affaire, les policiers ont choisi d’utiliser un chien renifleur bien dressé et très fiable comme outil d’enquête en exerçant leurs fonctions liées à l’application de la loi. Le policier qui, le jour en question, était responsable de l’équipe de l’opération Jetway était expérimenté et qualifié. La juge du procès a conclu que le sergent MacPhee avait toujours agi correctement en observant et questionnant l’appelant et en enquêtant sur lui. Ce n’est que lorsque le sergent MacPhee a eu des soupçons raisonnables que d’autres policiers sont intervenus. Cela démontre que le recours subséquent au chien est le résultat d’une évolution prudente de l’enquête et non d’une attitude désinvolte ou cavalière.
[186] Quant à l’étendue de l’atteinte au droit de l’appelant à la vie privée, le chien n’aurait pas pu agir de façon moins envahissante : dès son entrée dans le vestibule, il s’est simplement mis en position assise pour indiquer la présence d’une substance réglementée. La fouille du sac de l’appelant à laquelle les policiers ont ensuite procédé n’aurait pas pu avoir lieu si le chien n’avait pas signalé la présence de stupéfiants.
[187] La juge du procès a conclu que les policiers avaient des soupçons raisonnables qui justifiaient leur utilisation du chien. En observant et en questionnant l’appelant, les policiers ont relevé des [traduction] « faits objectivement discernables » qui, pris ensemble, ont fait naître des soupçons raisonnables qu’il était en possession d’une substance réglementée (par. 54). La juge du procès résume ainsi les faits que le sergent MacPhee a relevés avant de parler à l’appelant (par. 27) :
a) le long regard initial que le sergent MacPhee et l’appelant ont échangé au moment où ce dernier descendait de l’autobus;
b) la façon inhabituelle dont l’appelant a fait le tour de l’autobus;
c) le fait que l’appelant se soit placé derrière le sergent MacPhee sans raison apparente;
d) la manière dont l’appelant transportait son sac sur son épaule;
e) l’absence d’étiquette d’identification sur le sac de l’appelant;
f) le fait que l’appelant se soit immobilisé et se soit retourné pour échanger un regard avec le sergent MacPhee lorsqu’il se dirigeait vers les toilettes;
g) le long regard que le sergent MacPhee et l’appelant ont échangé après que l’appelant eut quitté les toilettes;
h) le fait que l’appelant se soit immobilisé et se soit retourné juste devant les portes de sortie de la gare.
La discussion entre l’appelant et le sergent MacPhee a augmenté les soupçons du policier, notamment lorsque l’appelant a reconnu avoir acheté son billet à la dernière minute et que son comportement est devenu de plus en plus suspect au fur et à mesure qu’ils parlaient de trafic de stupéfiants — il est devenu « nerveux », agité, distrait, irrité et progressivement affolé lorsque le sergent MacPhee s’est approché de son sac. Parce que la juge Romaine a considéré à bon droit la preuve qui précède en fonction de l’ensemble des circonstances, ses conclusions de fait commandent la déférence. Prenant les faits de façon globale, elle a conclu (par. 55) :
[traduction] Les faits énumérés concernent, pour la plupart, M. Kang‑Brown et non simplement un comportement susceptible d’être qualifié de commun à tous les voyageurs. Certains de ces faits, comme le « long regard », peuvent avoir peu de poids lorsqu’ils sont pris individuellement, mais collectivement, ils contribuent à susciter chez le sergent MacPhee les soupçons raisonnables requis pour justifier une détention aux fins d’enquête. Les observations émanaient d’un policier expérimenté et qualifié, et n’avaient aucunement une nature discriminatoire inacceptable susceptible de les ternir. [Je souligne.]
[188] Cela soulève une importante question juridique dans le présent pourvoi : Quels motifs devaient avoir les policiers pour être raisonnablement justifiés d’utiliser leur chien renifleur en l’espèce?
[189] Étant donné que j’ai conclu que l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui faisait intervenir l’art. 8, il n’aurait pas été raisonnable que les policiers utilisent un chien renifleur pour vérifier son sac s’ils n’avaient eu aucun motif de le faire. Les policiers enquêtaient sur le trafic de drogues illicites. Bien que le trafic de drogues illicites au moyen des transports publics soit un problème grave, on n’a produit en l’espèce aucune preuve qui justifierait l’utilisation au hasard d’un chien renifleur pour vérifier les bagages de toutes les personnes qui voyagent en autobus. Toutefois, comme nous l’avons vu, les policiers avaient des motifs d’utiliser le chien en question. Ces motifs étaient‑ils suffisants dans les circonstances de la présente affaire?
[190] Selon l’arrêt Hunter c. Southam (p. 159‑160), le droit à la vie privée des individus doit être soupesé en fonction des intérêts de la société. La question à laquelle nous devons répondre est de savoir si, eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire, il était raisonnablement nécessaire d’adopter la norme la plus stricte.
[191] La norme intermédiaire a été appliquée non seulement dans des situations d’urgence comme dans les affaires Mann et Clayton, mais également lorsque l’attente en matière de vie privée est moindre et qu’il est nécessaire de s’attaquer à des problèmes sociaux graves, comme c’était le cas dans l’affaire Dedman. J’estime qu’en l’espèce l’appelant avait non seulement une attente moindre en matière de vie privée face à un grave problème social, mais encore qu’il existait un certain nombre de garanties qui limitaient le caractère envahissant de l’utilisation du chien renifleur. En l’espèce, le chien a été utilisé dans un lieu public plutôt que dans une résidence privée ou dans un lieu de travail. Il ne pouvait détecter que les drogues reconnues comme posant de graves problèmes. Les policiers en cause étaient qualifiés et expérimentés, et au lieu d’utiliser le chien de manière systématique ou au hasard, ils y recouraient en dernier ressort dans le cadre d’une enquête progressive tout à fait adéquate, selon la juge du procès. Les policiers, qui avaient des soupçons raisonnables, ont eu recours au chien en tant qu’outil d’enquête impliquant une atteinte minime. De plus, ils n’auraient pas été en mesure d’obtenir un mandat étant donné qu’il ressortait du comportement de l’appelant que celui‑ci devenait de plus en plus nerveux et qu’il se préparait à sortir de la gare. Dans ces circonstances, l’application de la norme des soupçons raisonnables constitue un exercice de pouvoirs policiers raisonnablement nécessaire et donc justifiable du fait qu’il permet d’établir un juste équilibre entre le droit raisonnable de l’appelant à la vie privée et l’intérêt qu’a la société à empêcher que les transports publics servent au trafic de substances illicites.
[192] Les chiens renifleurs deviendraient un outil inefficace pour appliquer la loi si notre Cour devait exiger qu’il y ait des motifs raisonnables de croire que des éléments de preuve établissant l’existence d’une infraction seront découverts pour que l’utilisation de ces chiens soit conforme à la Constitution. Si les policiers ont déjà des motifs raisonnables, ils exerceront par le fait même des activités plus envahissantes que l’utilisation d’un chien renifleur, et la seule utilité que pourrait alors avoir un chien renifleur serait d’accélérer la fouille ou perquisition. Voir K. L. Pollack, « Stretching the Terry Doctrine to the Search for Evidence of Crime : Canine Sniffs, State Constitutions, and the Reasonable Suspicion Standard » (1994), 47 Vand. L. Rev. 803, p. 805. Par conséquent, même si une « simple intuition » ne sera jamais suffisante pour les besoins de la norme des soupçons raisonnables, les tribunaux ne doivent pas, dans leur évaluation des motifs, être exigeants au point de faire de cette norme une réincarnation de la norme des motifs raisonnables de croire.
[193] Aux États‑Unis, de nombreux tribunaux des États ont appliqué la norme des soupçons raisonnables aux fouilles ou perquisitions effectuées à l’aide d’un chien renifleur : voir, par exemple, People c. Dunn, 564 N.E.2d 1054 (N.Y. Ct. App. 1990), p. 1058; State c. Pellicci, 580 A.2d 710 (N.H. Sup. Ct. 1990), p. 716‑717; McGahan c. State, 807 P.2d 506 (Alaska Ct. App. 1991), p. 510‑511; Commonwealth c. Johnston, 530 A.2d 74 (Pa. Super. Ct. 1987), p. 79‑80; W. R. LaFave, Search and Seizure : A Treatise on the Fourth Amendment (4e éd. 2004), vol. 1, §2.2g), note en bas de page 431 (où l’on cite d’autres décisions de tribunaux des États dans lesquelles la norme des soupçons raisonnables a été appliquée à des fouilles ou perquisitions effectuées à l’aide d’un chien renifleur). Voir également l’arrêt United States c. Place, p. 723, le juge Blackmun (avec l’appui du juge Marshall).
[194] En l’espèce, puisque les policiers avaient des soupçons raisonnables que des stupéfiants seraient découverts, je conclus qu’ils étaient justifiés d’utiliser un chien renifleur pour vérifier le sac de l’appelant.
3.3.2.2 Évaluation de la manière dont la fouille à l’aide d’un chien renifleur a été effectuée
[195] Après avoir conclu qu’en l’espèce la fouille était justifiée selon la norme des soupçons raisonnables et que les policiers avaient de tels soupçons, je dois maintenant déterminer si la fouille a été effectuée d’une manière non abusive.
[196] Dans le cadre de l’opération Jetway, les policiers n’utilisaient pas des chiens renifleurs au hasard à la gare d’autobus où l’appelant a été fouillé. Ils avaient plutôt été autorisés à le faire par la direction de la gare; de plus, ce n’est qu’après avoir observé l’appelant dans ce lieu public que les policiers ont jugé que ce dernier présentait un intérêt. La juge du procès a estimé que leur interrogatoire de l’appelant était tout à fait approprié. Ce n’est qu’après qu’il a eu suffisamment de soupçons raisonnables que le sergent MacPhee a fait signe d’amener le chien renifleur.
[197] Dans la présente affaire, le chien n’aurait pas pu faire son travail de façon plus passive ou moins envahissante. Pour indiquer la présence de stupéfiants, il se mettait simplement en position assise. Je n’ai donc aucune hésitation à conclure, sur le fondement du dossier, que la fouille à l’aide du chien renifleur a été effectuée d’une manière non abusive.
[198] Comme dans l’affaire R. c. Murray (1999), 136 C.C.C. (3d) 197 (C.A. Qué.), examinée par le juge Fish (maintenant juge de notre Cour), les policiers en l’espèce ont, compte tenu de l’ensemble des circonstances, fait un usage limité et prudent d’un outil d’application de la loi dont ils disposaient. Cela démontre qu’il est possible d’exiger que des mesures susceptibles d’être très utiles aux policiers — tels les barrages routiers (comme dans l’affaire Murray) et les chiens renifleurs (comme en l’espèce) — ne soient prises que d’une manière conforme à la Constitution. Une interdiction n’est pas justifiée.
[199] Je suis donc d’avis qu’en l’espèce l’utilisation du chien renifleur constituait un exercice justifiable des pouvoirs policiers liés à la fonction d’enquête et de prévention du trafic de stupéfiants dans une gare d’autobus et qu’elle était tout à fait conforme à l’art. 8 de la Charte.
3.3.2.3 Fouille subséquente du sac de l’appelant
[200] Il ressort de la preuve du taux de fiabilité élevé du chien en question que le fait qu’il a indiqué la présence de stupéfiants a donné aux policiers des motifs raisonnables d’arrêter l’appelant et de fouiller manuellement son sac dans le cadre d’une fouille accessoire à son arrestation. Par conséquent, les droits que l’art. 8 garantit à l’appelant n’ont pas été violés en l’espèce.
3.3.2.4 Commentaires additionnels
[201] J’ai pris connaissance des motifs du juge Binnie, ce qui m’incite à faire les commentaires suivants.
[202] Premièrement, pour déterminer si, en l’espèce, les policiers avaient les soupçons raisonnables requis pour fouiller le suspect, il déconstruit la preuve pour la réduire en pièces microscopiques et il en analyse individuellement chaque élément et chaque étape. Le fait de diviser par étapes le comportement des policiers pour décider si chaque élément de preuve est pertinent ou probant, au lieu d’examiner l’ensemble de la preuve au fur et à mesure qu’elle s’est formée naturellement, rend l’analyse artificielle. J’estime que ce remaniement des faits ne reflète ni exactement ni équitablement l’ensemble des faits et des circonstances auquel les policiers faisaient face en l’espèce.
[203] Deuxièmement, en déconstruisant la preuve au moyen d’une analyse artificielle de chaque étape, le juge Binnie modifie non seulement l’approche juridique de la juge du procès, mais encore ses conclusions de fait : voir notamment le commentaire précité tiré du par. 55 des motifs de la juge Romaine. Le juge Binnie ne fournit aucune justification de sa réinterprétation de la preuve présentée au procès ni de sa contradiction directe des conclusions de fait de la juge Romaine. J’estime qu’il ne convient pas de déconstruire ainsi la preuve.
[204] De plus, l’allégation, mentionnée au par. 81 des motifs du juge Binnie, que le chien « a “éveillé l’attention” sur l’appelant au moment où il descendait » est problématique pour deux raisons : premièrement, elle est irrecevable devant notre Cour (le sergent MacPhee ayant témoigné qu’il ne se souvenait pas d’avoir pris connaissance de ce fait, et la juge du procès n’ayant tiré aucune conclusion à cet égard) et, deuxièmement, elle constitue une tentative dissimulée de jeter le doute sur le comportement des policiers en l’espèce et de critiquer l’ensemble de l’opération Jetway. Cela outrepasse la compétence de notre Cour en l’espèce.
[205] Enfin, la réinterprétation étape par étape — et le rejet en fin de compte — de la preuve soumise en l’espèce laisse entendre que les exigences en matière de preuve auxquelles il faut satisfaire pour respecter la norme des soupçons raisonnables sont si élevées que cette norme équivaut à celle des motifs raisonnables de croire et est donc redondante. Non seulement cette fusion de normes juridiques contribue peu à clarifier le droit, mais encore elle permet de croire que les policiers seront alors encore moins certains de l’utilisation qu’ils peuvent faire des chiens renifleurs. Je ne vois pas quels faits pourraient, selon l’analyse du juge Binnie, satisfaire à la norme des soupçons raisonnables et, en même temps, ne pas satisfaire à celle des motifs raisonnables de croire. Son approche a donc pour conséquence inévitable de créer, entre les intérêts des individus et ceux de la société, un déséquilibre en faveur des individus peu importe que ce soit justifiable ou non.
3.4 Application du par. 24(2)
[206] Il n’est pas nécessaire, en l’espèce, d’examiner la question de l’exclusion de la preuve en application du par. 24(2) de la Charte, étant donné que l’existence d’une violation d’un droit garanti par la Charte n’a pas été établie.
4. Dispositif
[207] Les policiers ont besoin des chiens renifleurs pour détecter les explosifs dans les aéroports et les drogues dans les endroits publics, de même que pour trouver les personnes qui fuient la justice. On ne peut s’attendre à ce qu’ils réussissent à s’acquitter de leur devoir de prévenir des crimes graves comme ceux dont il est question dans ces cas sans utiliser des outils d’enquête comme les chiens renifleurs. Les trafiquants de drogue ont démontré que leur imagination ne connaît pas de limites lorsqu’il s’agit de dissimuler des drogues dures, dont les odeurs sont souvent imperceptibles aux humains, pour les faire passer en contrebande et les faire circuler à travers le pays. Le chien renifleur est l’un des outils les plus efficaces pour détecter ces substances, et c’est pour cette raison qu’il est utilisé — et ce, avec succès — depuis des décennies dans notre pays. Toutefois, comme je l’ai fait remarquer au début des présents motifs, l’efficacité d’un outil d’application de la loi n’est que l’un des nombreux facteurs qui doivent être considérés pour déterminer la constitutionnalité de son utilisation. Il incombe à notre Cour de donner des indications sur les usages qui peuvent être faits de tels outils dans certains contextes et circonstances.
[208] Lorsque, comme en l’espèce, il est question d’un pouvoir policier conféré par la common law, il incombe à notre Cour de donner aux tribunaux d’instance inférieure et aux policiers des indications sur les utilisations légitimes qui peuvent être faites d’outils comme les chiens renifleurs. Le législateur peut en tout temps choisir d’adopter une mesure législative destinée à délimiter plus précisément les utilisations qui peuvent être faites des chiens renifleurs. Si une telle mesure était soumise à l’appréciation de notre Cour, elle ferait alors l’objet d’un contrôle destiné à en assurer la conformité à la Charte. Toutefois, d’ici là au cours des mois et probablement des années qui vont suivre, les policiers ont besoin de repères juridiques sur les utilisations acceptables des chiens renifleurs. Le refus de la Cour de fournir maintenant de tels repères comporterait de graves risques. D’une part, s’il y a trop d’ambiguïté au sujet de l’utilisation acceptable des chiens renifleurs, les autorités chargées d’appliquer la loi risqueront de faire montre de prudence excessive en omettant de recourir à ces chiens dans des cas où leur utilisation aurait une importance cruciale et serait conforme à la Constitution. D’autre part, le recours trop agressif à des chiens renifleurs risque de porter atteinte aux droits constitutionnels à la vie privée d’un nombre indéterminé et potentiellement illimité d’individus.
[209] Les chiens renifleurs sont utilisés de maintes façons dans de nombreux contextes différents. Dans chaque cas, il est d’abord nécessaire de déterminer si l’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée eu égard à l’ensemble des circonstances. Si l’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui faisait intervenir l’art. 8 de la Charte, le tribunal doit alors déterminer, selon la grille d’analyse de Waterfield, quels motifs étaient requis pour que l’utilisation du chien soit permise. Si la norme est respectée, l’art. 8 exige enfin que le chien soit utilisé de manière non abusive.
[210] Dans les circonstances de la présente affaire, j’ai conclu que l’appelant avait une attente raisonnable en matière de vie privée qui faisait intervenir l’art. 8 de la Charte. J’ai estimé que la norme à laquelle devaient satisfaire les policiers était celle des soupçons raisonnables que des éléments de preuve établissant l’existence d’une infraction seraient découverts. Étant donné que les policiers avaient des soupçons raisonnables que de tels éléments de preuve seraient découverts et que la fouille a été effectuée d’une manière non abusive, je conclus qu’il n’y pas eu de violation de l’art. 8 de la Charte.
[211] Étant donné que j’ai conclu que, dans les circonstances de la présente affaire, il n’y a pas eu d’atteinte au droit de l’appelant à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives garanti par l’art. 8 de la Charte, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer les déclarations de culpabilité.
Version française des motifs rendus par
[212] Le juge Bastarache (dissident) — L’appelant, M. Gurmakh Kang‑Brown, a été reconnu coupable de possession d’héroïne et de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic. Ces drogues illicites ont été découvertes après qu’un chien policier dressé à détecter des drogues ait reniflé le sac de M. Kang‑Brown dans une gare d’autobus de Calgary. En l’espèce, notre Cour est appelée à décider si l’intervention du chien renifleur constituait une fouille abusive au sens de l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l’affirmative, si les drogues découvertes grâce à cette fouille auraient dû être écartées de la preuve au procès de M. Kang‑Brown.
[213] J’ai lu les motifs respectifs de mes collègues les juges Binnie, LeBel et Deschamps dans le présent pourvoi et dans le pourvoi connexe R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569, 2008 CSC 19, mais, en toute déférence, je ne puis y souscrire. Il faut, selon moi, tenir compte du rôle important que les chiens renifleurs jouent en matière de prévention et de dissuasion du crime lorsqu’il s’agit d’évaluer l’utilisation que peuvent en faire les policiers. Bien qu’il soit préférable que le législateur établisse des règles particulières sur la question de savoir quand et comment les policiers devraient recourir aux chiens renifleurs, il faut, en l’absence de telles directives de la part du législateur, que les tribunaux appliquent les principes de common law en matière de fouilles, de perquisitions et de saisies. Je conviens avec les juges Binnie et Deschamps que la common law permet le recours aux chiens renifleurs lorsqu’il y a des soupçons raisonnables qu’une activité illégale liée à des drogues est exercée.
[214] Toutefois, j’estime que, dans le contexte des gares d’autobus et des écoles, il suffit, sous réserve de certaines conditions, que les soupçons raisonnables soient de nature générale. Donc, dans le cas où des passagers ou des élèves raisonnablement bien informés sauraient qu’ils risquent de faire l’objet d’une fouille à l’aide d’un chien renifleur lorsqu’ils se trouvent aux endroits pertinents, il n’est pas nécessaire que les policiers aient des soupçons raisonnables au sujet d’un individu particulier pour que leur recours à des chiens renifleurs soit acceptable. En permettant dans certains cas que des chiens soient utilisés dans le cadre d’une fouille générale effectuée au hasard, on évite le profilage et le ciblage inappropriés qui ont pour but de justifier des soupçons précis, et on reconnaît l’important rôle de prévention et de dissuasion que les chiens renifleurs peuvent jouer en matière de trafic de stupéfiants. Une fouille de cette nature est conforme à l’art. 8 de la Charte lorsqu’elle est effectuée à certains endroits comme les aéroports, les gares d’autobus, les gares ferroviaires et les écoles.
[215] À mon avis, la fouille en l’espèce n’a pas porté atteinte au droit que la Charte garantit à l’appelant contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. Même si M. Kang‑Brown avait une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de ses bagages, les policiers ont agi après avoir eu des soupçons raisonnables qu’il transportait des substances illicites. Bien qu’en l’espèce les policiers aient effectué la fouille sur la foi de soupçons précis, ils auraient tout aussi bien pu utiliser des chiens renifleurs pour fouiller les bagages de tous les passagers se trouvant dans la gare Greyhound ce jour‑là, pourvu a) qu’ils aient eu des soupçons raisonnables qu’une activité liée à la drogue pouvait avoir lieu dans la gare, et b) que des passagers raisonnablement bien informés aient su que leurs bagages pouvaient faire l’objet d’une fouille à l’aide d’un chien renifleur.
[216] La fouille dont a fait l’objet l’appelant n’était pas abusive au sens de l’art. 8 de la Charte et c’est donc à bon droit que la juge du procès a admis la preuve ainsi recueillie. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi que l’appelant a formé contre sa déclaration de culpabilité.
I. Les faits
[217] Les faits de la présente affaire sont exposés en détail dans la décision de la juge du procès ((2005), 386 A.R. 48, 2005 ABQB 608, par. 2‑30) et je ne les reprendrai pas en entier ici. Pour les besoins des présents motifs, il suffit de souligner qu’un agent de la GRC, habillé en civil, a remarqué l’appelant au moment où il descendait d’un autobus Greyhound à la gare d’autobus de Calgary. Le policier a abordé M. Kang‑Brown après que ceux‑ci eurent échangé des regards à plusieurs reprises. Le policier s’est présenté comme étant un agent de la GRC et a dit à M. Kang‑Brown qu’il était libre de partir en tout temps. Lorsque M. Kang‑Brown a refusé de permettre au policier de fouiller son sac après que celui‑ci lui en ait fait la demande, un deuxième policier s’est approché avec un chien dressé à détecter des drogues. Le chien a reniflé le sac et a indiqué la présence de drogues à son maître. Monsieur Kang‑Brown a ensuite été arrêté et une fouille de son sac a permis de découvrir 17 onces de cocaïne. L’appelant transportait également un petit contenant de pastilles à la menthe qui renfermait de l’héroïne et qu’il a remis aux policiers au moment de son arrestation.
[218] Dans la présente affaire, les policiers participaient à l’opération Jetway, qui est un programme national de la GRC dans le cadre duquel des policiers habillés en civil surveillent les voyageurs dans les aéroports, les gares d’autobus et les gares ferroviaires en vue de repérer et d’arrêter les personnes qui transportent de la drogue, des explosifs, des armes ou d’autres marchandises de contrebande. Le programme établi en 1997 consiste à former des policiers à déceler les comportements inhabituels de certains voyageurs, dont les signes de nervosité, les gestes furtifs, les « regards vers l’arrière » ou les longs regards. Lorsqu’un policier en civil qui participe à l’opération Jetway repère un individu suspect, il aborde l’individu en question dans le but de l’amener à engager librement la conversation et à consentir à une fouille de ses effets personnels. Les individus abordés sont informés qu’ils s’adressent à un policier et qu’ils sont libres de partir en tout temps. Comme le démontre la présente affaire, il se peut également qu’un chien renifleur soit utilisé au cours de ce processus. Si les renseignements recueillis amènent les policiers à croire qu’il existe des motifs suffisants de procéder à une arrestation, ils le font et ils fouillent ensuite les bagages du suspect.
II. Analyse
[219] Les policiers comptent depuis de nombreuses années sur l’odorat très développé des chiens pour les assister dans leur travail. La preuve en l’espèce indique que, de nos jours, les policiers recourent aux chiens renifleurs pour localiser des restes humains et pour détecter des explosifs, des odeurs humaines ainsi que des accélérants souvent utilisés pour allumer des incendies criminels. Bien sûr, les chiens renifleurs sont également utilisés pour détecter l’odeur de substances prohibées, dont celle de nombreux types de stupéfiants.
[220] Chevy, le chien qui a été utilisé en l’espèce, illustre bien les avantages incroyables que comporte le recours à ces animaux pour déceler les substances illicites. Chevy est dressé pour détecter la marijuana, la résine de cannabis, la méthamphétamine, l’opium, l’héroïne, la psilocybine (champignons magiques), la cocaïne et le crack. Lorsqu’il détecte l’une de ces substances, il se met en position assise, ce qui pour le maître‑chien « indique » que l’animal a flairé une drogue. Le taux de réussite estimatif de Chevy est de 90 à 92 pour 100, ce qui signifie qu’il a fort probablement raison lorsqu’il indique qu’il a flairé une drogue. Chevy n’est pas le seul chien à faire montre d’une si grande fiabilité — la juge du procès a conclu que le signal que donne un chien renifleur pour indiquer qu’il a détecté des drogues est fiable plus de 92 pour 100 du temps. Il est donc évident qu’un chien renifleur bien dressé est un outil extrêmement puissant et fiable dans la lutte contre le trafic de substances illicites, et il n’est pas étonnant que le recours à ces chiens soit si répandu au Canada et ailleurs.
[221] Toutefois, cela ne signifie pas qu’il est approprié ou souhaitable que les policiers utilisent des chiens dans leurs enquêtes sans être assujettis à des règles. De nombreuses décisions doivent être prises quant à savoir quand et comment des chiens devraient être utilisés pour appliquer la loi, et tant la population que les policiers sont en droit de savoir de quelle façon ces animaux peuvent être et seront utilisés au Canada. Il est préférable que ces directives soient données par le législateur, qui est en mesure d’établir un régime global et cohérent applicable à l’utilisation des chiens renifleurs dans notre pays. Les tribunaux, pour leur part, ne sont pas en mesure de régler la multitude de questions soulevées par l’utilisation des chiens renifleurs. Non seulement les juges doivent‑ils se contenter d’examiner les questions et les faits qui leur sont directement soumis par les parties à un recours (et ne sont donc pas en mesure d’établir un régime global applicable à l’utilisation des chiens renifleurs en général), mais encore ils n’ont pas accès à l’expertise nécessaire pour déterminer comment les chiens renifleurs devraient être dressés et quel devrait être leur taux de réussite pour qu’ils soient jugés « fiables ». Les tribunaux sont également mal placés pour décider quels chiens devraient être utilisés pour fouiller des sacs par opposition à des personnes, dans les cas où un mandat autorisant leur utilisation devrait être obtenu, et quelle forme de préavis doit être donné en cas d’utilisation généralisée des chiens renifleurs. Il est préférable que toutes ces décisions importantes soient prises par le législateur, qui est en mesure d’étudier les différents aspects de l’utilisation d’un chien renifleur et de concevoir des politiques adaptées au contexte canadien, dans lequel les droits garantis par la Charte doivent être soigneusement soupesés en fonction de la nécessité d’appliquer efficacement la loi.
[222] Malheureusement, le législateur est resté muet sur la question de l’utilisation des chiens renifleurs, et les tribunaux doivent donc, en l’absence de directives législatives, évaluer l’utilisation que les policiers font de cet outil.
[223] La première question qui doit être examinée est de savoir si l’utilisation d’un chien renifleur constitue une « fouille » au sens de l’art. 8 de la Charte. On considère qu’un acte de l’État constitue une « fouille » ou « perquisition » uniquement s’il a pour effet de déjouer une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée (R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8, par. 11), et la première étape de l’examen porte donc sur la question de savoir si une telle attente existait.
[224] La deuxième question qui se pose est de savoir si la mesure policière constituait une « atteinte abusive à ce droit à la vie privée » (R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 33). Une fouille sera jugée non abusive si elle était autorisée par la loi et si elle n’a pas été effectuée d’une manière abusive (R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278). Le cadre d’analyse approprié pour déterminer si une technique policière particulière est autorisée en common law a été exposé de nouveau dans l’arrêt récent R. c. Clayton, [2007] 2 R.C.S. 725, 2007 CSC 32. Dans cet arrêt, les juges majoritaires de notre Cour ont souscrit à la conclusion suivante de la Cour d’appel de l’Ontario :
[traduction] Lorsque la poursuite invoque la doctrine des pouvoirs accessoires [de la common law] pour justifier une atteinte policière aux libertés individuelles, une analyse en deux étapes fondée sur les faits s’impose. Premièrement, la poursuite doit démontrer que le policier a agi dans l’exercice d’une fonction légitime. Deuxièmement, après avoir démontré que le policier a agi dans l’exercice de sa fonction, la poursuite doit établir que l’acte reproché équivaut à un exercice justifiable du pouvoir policier lié à cette fonction . . . [par. 22]
[225] Dans l’arrêt Clayton, la Cour a ensuite mis l’accent sur des conclusions antérieures voulant que, pour déterminer si une mesure policière est justifiable, il faille prendre soin d’établir un juste équilibre « entre la prévention de l’atteinte injustifiée à la liberté et à la vie privée d’une personne et l’octroi aux policiers de pouvoirs raisonnablement nécessaires à la protection des citoyens » : par. 26, où l’on cite l’arrêt Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2. Les facteurs dont il faut tenir compte pour établir cet équilibre sont notamment l’importance que le devoir du policier présente pour l’intérêt public, la liberté à laquelle il est porté atteinte, ainsi que la nature et l’étendue de cette atteinte : par. 25, où l’on cite l’arrêt R. c. Godoy, [1999] 1 R.C.S. 311, par. 18.
A) L’attente raisonnable en matière de vie privée
[226] Pour établir l’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée, il faut évaluer « l’ensemble des circonstances » (R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 432, 2004 CSC 67, par. 19; Edwards, par. 31), et les facteurs particuliers dont il faut tenir compte doivent être adaptés aux circonstances de l’affaire en cause (Tessling, par. 31).
[227] À mon avis, les circonstances de la présente affaire permettent de conclure qu’au moment où le chien renifleur est intervenu l’appelant avait une attente raisonnable, mais limitée, en matière de vie privée à l’égard de ses bagages. La façon dont l’appelant cherchait à protéger son sac en le transportant et son refus de consentir à une fouille volontaire témoignent de l’existence d’une attente subjective en matière de vie privée. D’un point de vue objectif, il est important de souligner que l’odeur détectée par le chien était imperceptible aux humains et que sa détection a fourni immédiatement des renseignements sur le contenu des bagages de l’appelant. Notre Cour a statué que le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels protège « un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État. Il pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu » : R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293. L’information recueillie au sujet du contenu du sac de l’appelant fait partie de cet ensemble de renseignements biographiques, et l’existence d’une attente raisonnable, tant subjective qu’objective, en matière de vie privée est ainsi établie.
[228] Toutefois, il importe de souligner que le recours au chien renifleur a eu lieu dans l’endroit public qu’est une gare d’autobus. Notre Cour a conclu, à maintes reprises, que le « lieu de la perquisition influence grandement le caractère raisonnable de l’attente en matière de vie privée » : Tessling, par. 44; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, p. 62. Elle a également jugé que les attentes raisonnables en matière de vie privée sont moindres dans les aéroports que dans la plupart des autres situations (R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, p. 528; R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312, par. 18; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652, par. 42), et j’estime que, pour les besoins de la présente analyse, une gare d’autobus s’apparente à un aéroport. Tant dans une gare d’autobus que dans un aéroport, les passagers utilisent volontairement les lieux pour accéder à un mode de transport public, et, dans les deux cas, ils savent que l’État a intérêt à veiller à ce que le système de transport soit sûr et non utilisé à des fins criminelles.
[229] Dans la conclusion qu’elle tire dans l’affaire Monney, notre Cour souligne que l’intérêt de l’État dans les terminaux va au‑delà des considérations évidentes de sécurité pour inclure également l’intérêt à protéger contre le trafic de stupéfiants. Dans cette affaire, la Cour a conclu, à l’unanimité, que la fouille d’un individu soupçonné raisonnablement de transporter de la drogue — mais non soupçonné de constituer une menace pour la sécurité — n’était pas abusive au sens de l’art. 8. Ce faisant, la Cour a cité, en l’approuvant, la conclusion de l’arrêt Simmons selon laquelle « les attentes raisonnables en matière de vie privée sont moindres aux douanes que dans la plupart des autres situations » : Monney, par. 42, où la Cour cite, en l’approuvant, l’arrêt Simmons, p. 528. Ainsi, dans l’arrêt Monney, l’accent a été mis non pas sur le besoin précis de prévenir les menaces à la sécurité des passagers aériens, mais plutôt sur la validité de l’intérêt de l’État à empêcher les activités illégales, y compris le trafic de stupéfiants, dans un endroit particulier.
[230] Bien que, dans l’arrêt Monney, la Cour mentionne expressément un passage frontalier dans un aéroport, je crois que la principale conclusion de cet arrêt s’applique également aux gares d’autobus et aux gares ferroviaires. La similarité de toutes ces situations tient au fait que les passagers ont des attentes moindres en matière de vie privée parce qu’ils transportent leurs effets personnels dans une aire considérée comme ayant une importance particulière dans la lutte que l’État mène contre les activités illégales, particulièrement le trafic de substances illicites.
[231] Par conséquent, je conclus que, bien que l’appelant ait eu une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de ses bagages, cette attente était beaucoup moindre en raison de l’endroit où la fouille a été effectuée. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’être en présence de la forme la plus élevée de droit à la vie privée pour que la protection de l’art. 8 s’applique (R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, 2003 CSC 30, par. 22), et il est donc nécessaire d’examiner le caractère raisonnable de la fouille elle‑même pour déterminer si elle a porté atteinte aux droits garantis à l’appelant par la Charte.
B) Fouille ou perquisition raisonnable autorisée par la common law
(1) Fonction légitime des policiers
[232] Les pouvoirs des policiers découlent de la nature et de l’étendue de leurs fonctions. En common law, ces fonctions comprennent « le maintien de la paix, la prévention du crime et la protection de la vie des personnes et des biens » : Dedman, p. 32; R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52, par. 26.
[233] En l’espèce, les policiers participaient au programme Jetway et, lorsque l’appelant a été interpellé, ils tentaient de repérer et d’appréhender les individus qui transportent des drogues illégales, des armes ou d’autres marchandises de contrebande dans les systèmes de transport publics canadiens. Il est clair, selon moi, que cela est conforme à leurs fonctions légitimes issues de la common law.
(2) Nature de la fouille ou de la perquisition
[234] Il est bien établi que la mesure dans laquelle une technique de fouille policière porte atteinte au droit à la vie privée d’un individu est un élément clé pour déterminer si une fouille était raisonnable pour les besoins de l’art. 8 (Tessling, par. 50; Buhay, par. 36; Plant, p. 295). J’estime que l’atteinte portée par le recours au chien renifleur en l’espèce est minime pour un certain nombre de raisons.
[235] Premièrement, le chien n’a pas touché l’appelant et ne s’en est aucunement approché au moment où il tentait de déceler des odeurs de drogues. Il n’a ni aboyé après lui, ni manifesté de l’agressivité. Il n’a même pas essayé de le flairer. Il s’est plutôt intéressé exclusivement au sac de l’appelant, qui se trouvait sur le sol au moment où la fouille en question a eu lieu.
[236] Deuxièmement, c’est aussi calmement que le chien a indiqué la présence de drogues. Là encore, il n’a pas aboyé après l’appelant ou tenté de le mordre, ni autrement réagi d’une manière qui pourrait être qualifiée de menaçante ou embarrassante pour M. Kang‑Brown. Chevy s’est simplement mis en position assise lorsqu’il a détecté l’odeur de drogues.
[237] Troisièmement, l’intervention du chien renifleur n’a pas duré longtemps et n’a pas causé d’inconvénients indus à l’appelant. Le sergent MacPhee a témoigné que le chien et son maître sont arrivés près du sac dans les trois secondes qui ont suivi son signal et que Chevy a « immédiatement » indiqué la présence d’odeur de drogues qui se dégageait du sac de M. Kang‑Brown. Ce n’est donc pas un cas où la technique policière a porté atteinte au droit à la vie privée de l’appelant pendant une longue période de temps.
[238] Quatrièmement, il importe de souligner que le seul renseignement personnel que permet d’obtenir un chien renifleur est la présence ou l’absence de la substance particulière que l’animal a été dressé à détecter. En l’espèce, Chevy était dressé pour détecter neuf différents types de stupéfiants. Il était incapable de faire la différence entre ces neuf substances et de fournir quelque autre renseignement au sujet du contenu du sac de l’appelant. C’est en raison du caractère bien circonscrit de la fouille ou perquisition effectuée à l’aide d’un chien renifleur que la Cour suprême des États‑Unis a décidé qu’il ne s’agissait pas d’une fouille ou perquisition au sens du Quatrième amendement de la Constitution américaine :
[traduction] Toutefois, l’intervention d’un chien renifleur bien dressé pour détecter des stupéfiants n’exige pas l’ouverture des bagages. Elle n’expose pas à la vue du public des objets ne constituant pas de la contrebande qui, autrement, resteraient cachés, comme c’est le cas, par exemple, quand un policier fouille les bagages. Cette technique d’enquête permet donc d’obtenir l’information d’une manière beaucoup moins envahissante qu’une fouille normale. En outre, le chien renifleur indique uniquement la présence ou l’absence de stupéfiants, qui sont des marchandises de contrebande. Ainsi, bien que le chien renifleur indique aux autorités quelque chose au sujet du contenu des bagages, l’information obtenue est limitée. De plus, en raison de cette divulgation limitée, le propriétaire des bagages n’est pas soumis à l’embarras et aux inconvénients qu’entraînent des méthodes d’enquête moins précises et plus envahissantes.
À ces égards, le recours à un chien renifleur est sui generis. Nous ne connaissons aucune autre technique d’enquête qui soit si limitée, tant dans la manière d’obtenir l’information que dans le contenu de l’information qu’elle permet d’obtenir. En conséquence, nous concluons que la méthode d’enquête particulière que les policiers avaient l’intention d’utiliser en l’espèce — celle consistant à exposer les bagages de l’intimé, qui se trouvaient dans un endroit public, à l’intervention d’un chien dressé — ne constituait pas une « fouille » ou « perquisition » au sens du Quatrième amendement.
(United States c. Place, 462 U.S. 696 (1983), p. 707)
[239] Sans aller jusqu’à dire que, de par sa nature, l’intervention d’un chien renifleur « ne constitue pas une fouille ou une perquisition » au sens de la Charte canadienne, je partage l’opinion de la Cour suprême des États‑Unis selon laquelle le recours à un tel chien est « beaucoup moins envahissan[t] » que d’autres formes de fouilles ou perquisitions policières.
[240] Enfin, j’estime qu’il importe également de souligner que l’utilisation du chien policier n’a aucunement porté atteinte à l’intégrité physique de l’appelant. Notre Cour a conclu que les douaniers peuvent soumettre les voyageurs à trois types de fouille qui portent plus ou moins atteinte à la vie privée et à l’intégrité de ces derniers. La fouille la plus envahissante est celle que l’on appelle souvent l’examen des cavités corporelles. La fouille intermédiaire est la fouille à nu effectuée dans une pièce fermée. Quant à la fouille la moins envahissante, voici comment le juge en chef Dickson la décrit dans l’arrêt Simmons :
. . . l’interrogatoire de routine auquel est soumis chaque voyageur à un port d’entrée, lequel est suivi dans certains cas d’une fouille des bagages et peut‑être même d’une fouille par palpation des vêtements extérieurs. Il n’y a rien d’infamant à être l’un des milliers de voyageurs qui font, chaque jour, l’objet de ce type de contrôle de routine à leur entrée au Canada et aucune question constitutionnelle n’est soulevée à cet égard. Il serait absurde de laisser entendre qu’une personne qui se trouve dans une telle situation est détenue au sens constitutionnel du terme et a le droit, en conséquence, d’être informée de son droit à l’assistance d’un avocat. [Je souligne; p. 517.]
[241] À mon avis, il n’y a rien d’infamant non plus à ce qu’un chien policier flaire le sac d’un passager dans une gare d’autobus — une technique qui est encore moins envahissante que celles décrites dans l’arrêt Simmons. En l’espèce, l’appelant n’a pas été soumis à quelque type de fouille par palpation, et ses bagages n’ont été ni ouverts ni fouillés. Il n’a d’aucune façon été l’objet d’une confrontation humiliante portant atteinte à sa dignité ou à son intégrité physique, et on ne peut même pas dire que l’intervention même du chien renifleur était une « procédure embarrassante » (par opposition au fait d’être détenu dans une « salle d’évacuation des drogues », comme dans l’affaire Monney).
[242] Pour tous ces motifs, je conclus que l’utilisation d’un chien renifleur de drogue, comme celle qui a eu lieu en l’espèce, est une technique d’enquête qui porte très peu atteinte à la vie privée d’une personne.
C) Norme applicable à l’exécution de la fouille ou perquisition
[243] Dans l’arrêt Mann, notre Cour a statué que « les policiers peuvent détenir une personne aux fins d’enquête s’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner, à la lumière de toutes les circonstances, que cette personne est impliquée dans un crime donné » (par. 45 (je souligne)). Cette norme est moins stricte que les « motifs raisonnables et probables » requis pour qu’il y ait une arrestation légale (par. 27), mais elle a été considérée justifiable lorsque les droits du détenu étaient soupesés en fonction de la sécurité du policier. L’arrêt Mann montre la nécessité que notre Cour évalue soigneusement les droits des individus et l’intérêt de l’État dans la prévention du crime et les enquêtes criminelles chaque fois qu’on lui demande d’examiner une nouvelle procédure policière. Dans l’arrêt Tessling, notre Cour a fait ressortir l’importance qu’elle a constamment accordée à ce processus d’évaluation :
Les citoyens tiennent à leur vie privée, mais ils veulent également être protégés. La répression du crime et la sécurité sont des préoccupations légitimes tout aussi valables. Ainsi, l’art. 8 de la Charte reconnaît la validité des fouilles, perquisitions et saisies non abusives. Il faut établir un équilibre, comme le juge Dickson l’a indiqué dans Hunter c. Southam, précité, p. 159‑160 :
. . . il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.
Le juge Sopinka a lui aussi abordé la notion d’« équilibre » lorsqu’il a préconisé l’adoption d’une « méthode contextuelle » dans l’arrêt R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293 :
L’examen de facteurs tels la nature des renseignements, celle des relations entre la partie divulguant les renseignements et la partie en réclamant la confidentialité, l’endroit où ils ont été recueillis, les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus et la gravité du crime faisant l’objet de l’enquête, permet de pondérer les droits sociétaux à la protection de la dignité, de l’intégrité et de l’autonomie de la personne et l’application efficace de la loi. [Soulignement omis; par. 17‑18.]
[244] En l’espèce, il est permis de conclure, après avoir procédé à l’évaluation requise, que la fouille de bagages à l’aide d’un chien renifleur ne contrevient pas à l’art. 8 de la Charte lorsque les policiers agissent sur la foi de soupçons raisonnables qu’un crime est commis. Les attentes moindres en matière de vie privée dans les terminaux, l’atteinte minime portée par la fouille elle‑même et l’efficacité de cette technique d’enquête militent toutes en faveur de l’application d’une norme moins stricte que celle des « motifs raisonnables et probables ». À mon avis, les « soupçons raisonnables » constituent une norme suffisante. Dans certains cas, comme la présente affaire, les soupçons raisonnables porteront sur un individu particulier, et les policiers auront recueilli, grâce à l’observation ou à d’autres méthodes, suffisamment de renseignements à son sujet pour justifier la fouille de ses bagages à l’aide d’un chien renifleur.
[245] Toutefois, dans d’autres cas, les policiers auront des soupçons raisonnables au sujet non pas d’une personne particulière, mais plutôt d’un lieu ou d’un événement particulier. Comme je l’ai indiqué, le législateur est le mieux placé pour déterminer dans quels cas il est approprié que les policiers utilisent des chiens renifleurs pour effectuer des fouilles au hasard sur la foi de tels soupçons généraux. Cependant, faute de directives du législateur, les tribunaux devront se prononcer au cas par cas sur la constitutionnalité de fouilles effectuées sur la foi de soupçons généraux. Dans chaque cas, il faudra soupeser la protection de la vie privée personnelle et l’intérêt du public dans la prévention et la détection du crime.
[246] J’estime que, dans certains cas, il est de bon aloi que les policiers se fondent sur des soupçons généraux pour effectuer au hasard des fouilles à l’aide de chiens renifleurs. En permettant ce type de fouille, on reconnaît le rôle important que les chiens renifleurs peuvent jouer en matière non seulement de détection mais encore de prévention et de dissuasion du crime. Compte tenu de la fiabilité et de l’efficacité des fouilles effectuées à l’aide de chiens renifleurs, il est raisonnable de conclure que le fait de savoir que des chiens renifleurs se trouvent ou peuvent se trouver à certains endroits aurait un effet préventif important. Permettre des fouilles au hasard dans certains cas a également pour avantage d’éviter le profilage inapproprié et de diminuer tout embarras susceptible d’être lié à une fouille ciblée. Je souscris à la conclusion de l’arrêt Simmons selon laquelle il n’y a rien d’infamant « à être l’un des milliers de voyageurs qui font, chaque jour, l’objet [d’un] contrôle de routine » à des passages frontaliers (p. 517), et je crois que cela est en grande partie dû au fait que les fouilles sont effectuées au hasard.
[247] Les attentes des voyageurs expliquent également pourquoi il n’y a rien d’infamant à être fouillé à des passages frontaliers. Les voyageurs savent généralement qu’ils peuvent être soumis à des fouilles au hasard à ces endroits et ils « ne s’attendent pas à traverser les frontières internationales sans faire l’objet d’une vérification » (Monney, par. 36, où la Cour cite, en l’approuvant, l’arrêt Simmons, p. 528). À mon avis, le fait qu’un individu sache qu’il peut être soumis à une fouille au hasard en raison du lieu où il se trouve volontairement ou de l’activité qu’il a choisie d’exercer réduit ses attentes en matière de vie privée tout en diminuant l’embarras lié au fait d’être choisi pour être fouillé. Ainsi, la connaissance raisonnable du risque de faire l’objet d’une fouille est un facteur qui renforce énormément le caractère raisonnable d’une fouille effectuée sur la foi de soupçons généraux, et j’estime que cette connaissance devrait être une condition préalable d’une fouille policière fondée sur cette norme.
[248] Il n’appartient pas aux tribunaux d’établir un régime particulier de notification. Il faut plutôt déterminer, dans chaque cas, si une personne raisonnablement informée aurait su que des chiens pourraient être utilisés pour détecter la présence de drogues, d’explosifs ou d’armes à l’endroit en question.
[249] Il n’est pas nécessaire en l’espèce de déterminer si le recours à des chiens renifleurs dans la gare d’autobus en question aurait été raisonnable s’il avait été fondé sur des soupçons généraux qu’il pouvait y avoir de la drogue dans les lieux. La juge du procès a conclu que les policiers avaient des [traduction] « soupçons » à l’égard de l’appelant à la suite de « certaines observations » relatives à son comportement qu’ils avaient faites dans la gare (par. 44‑45 et 55). Elle a également conclu que ces soupçons reposaient sur des « faits objectivement discernables » (par. 55). Le témoignage du sergent MacPhee étaye ces conclusions et il est évident que ses soupçons ont été éveillés avant que Chevy flaire le sac de M. Kang‑Brown. La norme des soupçons précis a donc été respectée en l’espèce et, par conséquent, la fouille n’était pas abusive au sens de l’art. 8 de la Charte.
[250] Il n’a pas été démontré que la juge du procès avait commis une erreur dans son appréciation des faits, et aucun élément de preuve ne justifie de mettre en doute, a posteriori, la validité des facteurs utilisés pour établir que les policiers avaient des soupçons raisonnables à l’égard de M. Kang‑Brown.
[251] Toutefois, je tiens à souligner qu’une gare d’autobus est précisément le genre d’endroit où il est approprié d’effectuer une fouille à l’aide d’un chien renifleur sur la foi de soupçons généraux. Comme je l’ai déjà dit, j’estime qu’une gare d’autobus s’apparente à un aéroport étant donné que, dans les deux cas, le voyageur a des attentes moindres en matière de vie privée et comprend que l’État a intérêt à empêcher que le système de transport public en question soit utilisé pour transporter des substances illicites. Le programme Jetway a lui‑même été mis en place à la suite de craintes que de la drogue se trouve dans les gares d’autobus et les gares ferroviaires, et sa seule existence témoigne du fait que les policiers soupçonnent que des drogues et d’autres marchandises de contrebande sont susceptibles d’être découvertes à ces endroits.
[252] La présence connue de chiens renifleurs utilisés pour fouiller au hasard les bagages des voyageurs est susceptible d’accroître énormément la capacité des policiers de dissuader les gens qui cherchent à faire circuler de la drogue dans les systèmes de transport publics canadiens. La fiabilité et l’efficacité de ce type de fouille constituent une véritable menace pour les gens qui cherchent à transporter des substances illégales dans des terminaux sans se faire repérer. Toutefois, le puissant effet préventif de l’utilisation d’un chien renifleur est considérablement atténué lorsque les policiers sont tenus d’isoler un suspect avant que les qualités du chien puissent être mises à contribution. Les criminels sauront que, pourvu qu’ils puissent, au départ, éviter d’éveiller les soupçons des policiers, ils pourront ensuite éviter l’intervention des chiens. À mon avis, les avantages incroyables que comporte l’utilisation des chiens renifleurs en tant qu’outil de prévention et d’enquête l’emportent sur l’atteinte minime que leur présence porterait aux droits à la vie privée des passagers. Je conclus donc que les policiers peuvent recourir aux services de ces chiens dans les gares d’autobus et les gares ferroviaires pourvu qu’ils continuent d’avoir des soupçons raisonnables que ces endroits sont abondamment utilisés pour faire le trafic de stupéfiants. Comme nous l’avons vu, la capacité d’exercer ce pouvoir est assujettie à la condition que les voyageurs soient au courant que leurs bagages peuvent faire l’objet de fouilles au hasard effectuées à l’aide de chiens renifleurs.
[253] Enfin, je tiens à souligner que plusieurs autres pays autorisent déjà les fouilles générales effectuées au hasard à l’aide de chiens renifleurs. Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour suprême des États‑Unis a conclu que l’intervention d’un chien renifleur ne constitue pas une « fouille » au sens du Quatrième amendement et que l’utilisation au hasard de ces chiens est donc acceptable dans ce pays. Dans le Queensland, en Australie, une mesure législative autorise les fouilles sans mandat à l’aide de chiens détecteurs de drogue dans les débits de boissons alcoolisées, dans tout lieu où se tiennent des manifestations sportives ou récréatives, des spectacles ou des événements « spéciaux », ainsi que dans tout [traduction] « endroit public » (Police Powers and Responsibilities Act 2000 (Qld.), 2000, No. 6, art. 34 à 36). L’utilisation de chiens renifleurs est aussi une pratique courante au Royaume‑Uni et en Nouvelle‑Zélande.
[254] Au Canada, la Charte protège les individus contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, et lorsqu’il existe une attente raisonnable en matière de vie privée, le recours à un chien renifleur doit être fondé sur des soupçons raisonnables pour être jugé constitutionnel. Toutefois, dans certains cas, ces soupçons raisonnables concerneront non pas un individu particulier, mais plutôt une activité particulière ou un lieu particulier. Le cas échéant, le tribunal doit alors déterminer si l’intérêt du public dans la prévention et la dissuasion du crime, ainsi que dans les enquêtes criminelles, l’emporte sur le droit individuel de ne pas être dérangé par l’État.
[255] Dans la présente affaire, les bagages de l’appelant ont fait l’objet d’une fouille à l’aide d’un chien renifleur sur la foi de soupçons précis, et il n’est donc pas nécessaire de déterminer de façon concluante si une fouille au hasard de son sac aurait été constitutionnelle. La juge du procès a conclu que le policier avait des soupçons au sujet de M. Kang‑Brown avant l’intervention du chien renifleur et que ses soupçons reposaient sur des faits objectifs. Il n’y a aucune raison de modifier la conclusion qu’elle a tirée à cet égard, et la fouille n’était donc pas abusive au sens de l’art. 8 de la Charte.
[256] Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi accueilli, les juges Bastarache, Deschamps et Rothstein sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Dartnell & Lutz, Calgary; Alias A. Sanders, Calgary.
Procureur de l’intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.