Cour Suprême du Canada
City of Halifax v. Bauditz, [1971] R.C.S. 170
Date: 1970-10-21
The City of Halifax (Défenderesse) Appelante;
et
Horst Bauditz, Horst Bauditz Limited et James Langille (Demandeurs) Intimés.
1970: les 17 et 18 juin; 1970: le 21 octobre.
Présents: Les Juges Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA CHAMBRE D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE
Expropriation—Indemnité—Evaluation—Exploitation d’un immeuble résidentiel—Utilisation la plus fructueuse et la plus rationnelle.
La ville d’Halifax a exproprié des terrains que les intimés avaient acquis dans le but d’y construire un luxueux immeuble résidentiel élevé. Le juge de première instance a fixé l’indemnité payable aux intimés pour les terrains en question à $57,000 (soit $52,000 pour le terrain et $5,000 pour les frais). Sur appel des intimés, la Chambre d’appel a porté l’indemnité à $143,105.45 (soit $117,000 pour le terrain et $26,105.45 pour les frais). La ville en appela à cette Cour.
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Arrêt: Le montant total des divers frais que les intimés ont engagés doit être remplacé par $25,705.59 et, en conséquence, le montant accordé aux intimés doit être réduit à $142,705.59. Sous cette réserve l’appel doit être rejeté avec dépens.
En fixant une valeur de beaucoup supérieure à celle qu’avait fixée le juge de première instance, la Chambre d’appel s’est appuyée sur l’art. 414 de la Charte de la ville d’Halifax, 1963 (N.S.), c. 52, lequel prescrit notamment que «la Cour peut réviser toutes conclusions touchant les faits ou l’estimation de la valeur et rendre toute ordonnance qu’elle croit juste.» Au contraire du juge de première instance, qui ne s’est pas effectivement prononcé sur ce qui constituerait l’usage le plus fructueux et le plus rationnel, la Chambre d’appel a conclu que l’utilisation la plus fructueuse et la plus rationnelle du terrain serait d’y construire un immeuble résidentiel.
Etant donné le soin avec lequel la Chambre d’appel a examiné tous les témoignages ayant trait à la valeur de la propriété, de même que la question de savoir si l’emplacement se prêtait à l’exploitation de l’immeuble résidentiel, il n’y a pas lieu de modifier le montant fixé par la Chambre d’appel, vu qu’il est entièrement justifié par la preuve.
Arrêts mentionnés: Woods Manufacturing Co. Ltd. c. Le Roi, [1951] R.C.S. 504; Cedars Rapids Manufacturing and Power Co. v. Lacoste, [1914] A.C. 569; Gagetown Lumber Co. Ltd. c. La Reine et al., [1957] R.C.S. 44; Federal District Commission c. Dagenais, [1935] R.C. de l’É. 25; Scottish Halls Ltd. v. The Minister (1915), 15 N.S.W. St. R. 81.
APPEL d’un jugement de la Chambre d’appel de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse[1], accordant, dans une affaire d’expropriation, une indemnité supérieure à celle qui avait été accordée en première instance. Appel rejeté.
Ian M. MacKeigan, c.r., et David S. Fraser, pour la défenderesse, appelante.
Harold Jackson, c.r., et George Cooper, pour les demandeurs, intimés.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE HALL—Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement rendu par la Chambre d’appel de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse relativement à l’indemnité payable aux intimés en raison de l’expropriation, par la ville d’Halifax, de ter-
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rains sis à Jollimore, comté d’Halifax, région adjacente au parc Sir Sanford Fleming et bordant le côté ouest du bras Nord-ouest. Le bras Nord-ouest est une longue et étroite nappe d’eau qui sépare la péninsule d’Halifax et la partie continentale de la province. On accède de Jollimore à Halifax par un chemin qui borde le côté ouest du bras Nord-ouest jusqu’à un endroit situé à l’extrémité du bras et connu sous le nom de «Armdale Rotary», à une distance d’environ 2.8 milles. De ce rond-point rayonnent des rues qui aboutissent au cœur de la ville d’Halifax ainsi qu’au pont Angus L. Macdonald et à Dartmouth. D’après les témoignages, aux heures d’affluence une auto partant du cœur d’Halifax prendrait environ une demi-heure pour se rendre à Jollimore.
Les faits relatifs à la propriété en cause (désignée dans l’arrêt attaqué et dans les présents motifs sous le nom de «Lot A»), à son acquisition par les intimés, aux intentions de ceux-ci à son égard ainsi qu’aux procédures intermittentes d’expropriation engagées par l’appelante et au litige qui en a résulté entre les parties sont longs à exposer; leurs détails sont relatés au long dans l’arrêt de la Chambre d’appel, figurant à 1 N.S.R. (2e) 38, pp. 40 à 50 inclusivement. Sans reprendre ces détails, je dirai en bref qu’au début de 1965, les intimés, qui avaient construit et vendu deux immeubles d’habitation à Halifax, conçurent le projet d’aménager les terrains maintenant désignés sous le nom de lot A et d’y ériger un luxueux immeuble résidentiel élevé comprenant 72 appartements (chiffre ultérieurement porté à 78). La ville d’Halifax, propriétaire et exploitante du parc sir Sanford Fleming, s’opposa au projet et offrit aux intimés d’acheter leur propriété. Ces derniers ne voulaient pas vendre, résolus qu’ils étaient à exécuter leur plan. Ils en notifièrent la ville, particulièrement en avril et en mai 1966. Dans l’intervalle, le 28 octobre 1965 le conseil municipal adopta la résolution suivante:
[TRADUCTION] Que, suivant la recommandation du comité des travaux municipaux, la ville acquière tous terrains établis dans la zone «commerciale» du district du parc Fleming, à des fins municipales: un parc public, sauf les propriétés de la municipalité du comté d’Halifax, et que les propriétaires soient notifiés de la présente résolution.
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Toutefois, la ville n’engagea aucune procédure d’expropriation et l’affaire demeura pour ainsi dire dans une impasse. Dans cette conjoncture, les intimés, après avoir obtenu du comté d’Halifax un permis à cet effet firent creuser le sol pour y asseoir les fondations de leur immeuble, travaux qui leur coûtèrent $14,747.63. Ils dépensèrent en outre d’autres sommes importantes dans la poursuite de leurs plans. En revanche, la ville adopta, le 15 septembre 1966, non une résolution d’expropriation mais une résolution ordonnant à ses ingénieurs de dresser un plan et une description des terrains à exproprier. Les intimés, contestant à la ville le droit d’exproprier, intentèrent une action afin de l’en empêcher et demandèrent une injonction. La cause fut entendue par le Juge en chef Cowan, de la juridiction de première instance, qui, le 15 février 1967 confirma le droit d’expropriation de la ville. Ayant eu gain de cause, la ville ne procéda à l’expropriation que le 16 novembre 1967, alors que le conseil municipal adopta une résolution à l’effet d’exproprier la propriété, mais ne prit ces dispositions qu’après que les intimés eurent plus d’une fois exhorté la ville soit de prendre possession des terrains soit de renoncer à son intention déclarée d’agir en ce sens.
On ne saurait contester que les intimés avaient sincèrement formé le projet de construire un luxueux immeuble d’habitation sur le lot A. Leurs démarches en 1965, 1966 et 1967 ne permettent aucune autre conclusion. De son côté, la ville fit tout ce qu’elle put pour retarder ce projet et y faire obstacle avant la résolution d’expropriation même du 16 novembre 1967.
Le principal objet du présent litige consiste à déterminer si le projet de construction d’un luxueux immeuble d’habitation élevé, sur le lot A, était rentable à l’époque pertinente dont il s’agit en l’occurrence et constituait l’usage le plus fructueux et le plus rationnel du terrain par les intimés s’ils ne s’en trouvaient pas dépossédés.
La Charte de la ville d’Halifax, 1963 (N.S.), c. 52, énonce ainsi la base d’indemnisation:
[TRADUCTION] 408 (1) La ville indemnisera comme il convient les propriétaires ou occupants de tous
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terrains qu’elle exproprie, dans l’exercice de l’un quelconque des pouvoirs conférés par la présente loi, de même que toutes autres personnes qui ont un intérêt sur ces terrains; elle versera des dommages-intérêts à l’égard de tous terrains ou intérêts sur ceux-ci qui seraient dépréciés par suite de l’exercice desdits pouvoirs; le montant de ces dommages-intérêts sera celui qui découle nécessairement de l’exercice desdits pouvoirs au-delà de tout avantage pouvant échoir au réclamant par suite des ouvrages projetés.
Les principes régissant la détermination d’une indemnité d’expropriation ont été étudiés dans plusieurs causes et sont bien connus. Dans Woods Manufacturing Company Limited c. Le Roi[2], à la p. 506, le Juge en chef Rinfret dit:
[TRADUCTION] Bien que les principes qui entrent en jeu lorsqu’il s’agit de déterminer l’indemnité payable au propriétaire à la suite d’une expropriation par la Couronne en vertu des dispositions de la Loi des expropriations, 1927 S.R.C., c. 64 et de diverses autres lois canadiennes conférant des pouvoirs d’expropriation, aient été depuis longtemps établis, d’une manière qui nous semble claire, par des décisions du Comité judiciaire et par cette Cour, il peut être bon de les formuler de nouveau. Dans Cedars Rapids Manufacturing & Power Company v. LaCoste, [1914] A.C. 569, des procédures d’expropriation avaient été engagées en vertu des dispositions de la Loi des chemins de fer de 1903; or le Comité judiciaire a décidé qu’au Canada les principes juridiques en vertu desquels les indemnités d’expropriation de biens-fonds devaient être accordées étaient les mêmes que ceux qui existaient alors en Angleterre; et Lord Dunedin a expressément approuvé l’énoncé de ces principes par les Juges Vaughan‑Williams et Fletcher-Moulton dans Re Lucas and Chesterfield Gas and Water Board [1909] 1 K.B. 16.
Dans la cause Cedars Rapids, Lord Dunedin avait dit:
[TRADUCTION] La valeur pour laquelle il y a lieu de payer, c’est la valeur pour le propriétaire à la date de l’expropriation, et non la valeur pour l’acquéreur… La valeur pour le propriétaire c’est l’ensemble des avantages, actuels ou futurs du terrain mais ce qu’il y a lieu de déterminer c’est la valeur actuelle de pareil avantage.
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Dans Gagetown Lumber Co. Ltd. c. La Reine et al.[3], le Juge Rand, se reportant au principe que «la mesure de l’indemnité c’est la valeur du bien-fonds pour le propriétaire» a dit:
[TRADUCTION] Il y a deux aspects: c’est d’abord la valeur actuelle de toutes les possibilités du terrain pour le propriétaire par opposition à la valeur pour l’acquéreur, car cette dernière est sans intérêt pour le propriétaire; c’est, ensuite, la valeur pour le propriétaire avisé lorsque existent des conditions ou des rapports auxquels échapperaient les acheteurs en général, sur le marché, par exemple les aspects particuliers de la dépossession d’une entreprise établie. Il s’agit de l’ensemble des préjudices subis en raison de la perturbation en plus de ce dont on tiendrait compte pour déterminer le prix du marché.
Quel était donc l’usage le plus fructueux et le plus rationnel du lot A? C’est ce que la Cour doit décider avant de pouvoir convenablement déterminer l’indemnité qu’il conviendrait de payer au propriétaire. A mon avis, le Juge en chef Cowan ne s’est pas effectivement prononcé sur ce qui constituerait l’usage le plus fructueux et le plus rationnel. Voici ses propos en la matière:
[TRADUCTION] Étant donné que les estimations de R.H. Craig et C.F. Whynacht sont fondées sur l’usage le plus fructueux et le plus rationnel des terrains en cause, soit comme emplacement d’un immeuble collectif, je n’admets pas que leurs évaluations constituent une base valable en vue de déterminer l’indemnité qu’il serait raisonnable de payer aux réclamants. M. Speed ayant constaté que «l’exploitation d’un immeuble d’habitation à cet endroit serait à peine rentable et ne représente pas une saine proposition économique à l’heure actuelle» a exprimé l’avis que «l’utilisation la plus rationnelle possible de cet emplacement ce serait d’en faire une modeste extension commerciale du parc Fleming, dotée d’un restaurant-buvette, d’un quai et d’un port de plaisance à l’usage du public».
mais le juge ajoute:
[TRADUCTION] A mon avis, M. Speed essayait d’indiquer comme étant l’usage le plus fructueux et le plus rationnel de la propriété, un usage commercial qui lui conférait une valeur supérieure à celle qu’elle aurait s’il ne s’y trouvaient que des habitations unifamiliales. N’oublions pas que juste avant que les réclamants l’acquièrent, il n’était plus possible de l’utiliser aux fins commerciales qui avaient été
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prévues pour cette zone; elle n’avait plus de valeur à cet égard. Elle n’avait plus de valeur commerciale réelle comme débarcadère pour traversiers, ou comme cale de hâlage ou de réparations pour yachts et vedettes à moteur. Ces entreprises commerciales n’étaient exploitables que par des familles se contentant d’un revenu quotidien durant la courte saison d’été, et comme lieu d’entreposage et de certaines réparations à la fin de l’automne, durant l’hiver et au début du printemps. L’entreprise de peinture d’enseignes à Jollimore était de peu d’importance.
il rejette donc clairement l’opinion de M. Speed selon qui «l’utilisation la plus rationnelle possible de cet emplacement» serait d’en faire une modeste extension commerciale du parc Fleming. Remarquons que, dans son témoignage, M. Speed a affirmé:
[TRADUCTION] D’après ce que j’ai entendu cette semaine, on envisage le terrain surtout comme emplacement d’un immeuble d’habitation, et tous concourent à ne plus y voir maintenant que l’emplacement d’un tel immeuble. Je n’ai jamais estimé que c’était là l’usage le plus rationnel du terrain, et c’est pourquoi, lorsque j’ai fixé sa valeur, soit sa valeur commerciale, j’ai conçu l’ensemble de mon rapport en fonction de ce manque (?) du point de vue commercial, même si la ville m’a demandé d’étudier ses possibilités comme emplacement d’un immeuble d’habitation sans toutefois insister particulièrement sur ce point.
Ce témoignage diffère de son rapport d’évaluation, dans lequel il affirme avoir «bien considéré la question de savoir si l’emplacement se prêtait à la construction d’un immeuble résidentiel élevé».
D’autre part, voici ce que déclare la Chambre d’appel au sujet de l’usage le plus fructueux et le plus rationnel de l’emplacement:
[TRADUCTION] Après avoir considéré tous les témoignages présentés à l’audition, à la lumière des principes juridiques en vertu desquels doit être fixée l’indemnité dans des cas semblables, j’en suis venu à une conclusion bien différente de celle du Juge de première instance. A mon avis, lors de l’expropriation un homme avisé aurait payé pour la propriété le prix auquel elle se serait vendue comme emplacement d’immeuble résidentiel plutôt que d’en être évincé. Tels sont les termes du critère énoncé dans la cause Diggon-Hibben Limited c. Le Roi, [1949] R.C.S. 712. C’était l’avis de M. Craig lorsqu’il évalua la propriété en 1965; de plus, il a été
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clairement prouvé que, de 1965 à la date de l’expropriation, la pénurie d’emplacements propres à des immeubles d’habitation se faisait plus aiguë dans la région d’Halifax‑Dartmouth et la demande de logements augmentait.
Dans son évaluation, M. Craig ne se demandait pas si le propriétaire en question avait les moyens d’aménager un immeuble résidentiel sur l’emplacement en cause, mais il essayait de déterminer quel prix l’ensemble du terrain rapporterait s’il était offert à des entrepreneurs en général. A l’époque où il a donné son avis, il avait une longue expérience pratique non seulement de l’achat et de la vente de biens-fonds destinés à être mis en valeur mais également des arrangements financiers requis à cette fin, grâce à ses relations avec diverses sociétés de prêts hypothécaires. A la page 8 de son rapport, il énonce la façon dont il a envisagé l’évaluation:
«On sait que l’emplacement à évaluer a été acquis assez récemment par voie d’achat et de regroupement de cinq parcelles de terrain. On sait également que cela n’a pas du tout été facile de rendre ce projet réalisable comme il l’est en ce moment. Dans ces conditions nous estimons que le prix effectivement payé pour l’ensemble du terrain ne serait pas en soi un indice de la valeur de l’emplacement et du projet dans son état actuel.
«Depuis quelques mois d’importantes recherches relatives à l’historique du projet ont été entreprises. On sait que la ville d’Halifax a vainement tenté d’obtenir que la zone où se trouve le terrain passe de zone ‘commerciale’ à zone ‘résidentielle de première classe’. On sait aussi que certains se sont opposés à ce que l’on autorise la mise en route de ce projet. Après de nombreuses enquêtes, l’expert est d’avis que l’entrepreneur est en mesure de poursuivre son projet dès qu’il aura reçu son permis de construction. L’entrepreneur en a déjà fait la demande mais celle-ci ne peut être définitivement approuvée que sur dépôt des plans détaillés du projet. Comme on peut s’y attendre à l’égard d’un projet de cette envergure, il faut beaucoup de temps pour achever des plans détaillés. D’après ce qu’en a dit l’entrepreneur, et ce qu’indique un examen du travail accompli jusqu’ici, ces plans seront évidemment disponibles très prochainement. Autant qu’il soit possible de le déterminer, ce permis sera fort probablement accordé sur présentation des plans exigés par les règlements du comté d’Halifax.
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«Ont également été étudiés les moyens d’accès et de sortie par voiture entre l’emplacement et les chemins publics de la région. A la suite d’une enquête sérieuse à et égard, appuyée d’avis juridique, nous croyons vraiment que la question d’accès et de sortie ne présente aucun problème important.
«Par conséquent, compte tenu de tous les éléments, il est reconnu aux fins de la présente évaluation que ce projet peut être mis en route dès que seront accomplies les formalités habituelles. Dans ces conditions, nous nous proposons de déterminer la valeur actuelle du terrain en estimant la valeur de l’emplacement compte tenu de la possibilité économique et matérielle d’y construire et d’y exploiter un immeuble résidentiel de 60 appartements, suivant le tarif estimatif des loyers et des frais de construction figurant aux pages 6 et 7 du présent rapport, et compte tenu de l’offre et de la demande actuelles de terrains destinés à de mêmes fins dans la région d’Halifax».
Dans son témoignage à l’audition, après avoir affirmé que la façon la plus fructueuse et la plus rationnelle d’utiliser cette propriété serait d’y construire un immeuble d’habitation, M. Craig explique ce sur quoi il s’est fondé:
«R. Selon moi, le principal avantage de l’emplacement c’est qu’il avait été rangé dans la zone commerciale de sorte qu’il pouvait être mis en valeur de multiples façons et puis il est situé en bordure du bras Nord-ouest, c’est-à-dire d’une nappe d’eau, ce qui constitue un avantage insurpassable.
Q. Pourquoi insistez-vous tellement là-dessus?
R. Eh bien, c’est que durant onze ans j’ai travaillé dans la région d’Halifax, dont neuf ans à titre d’agent d’immeuble, profession dans laquelle l’initiative et l’esprit d’entreprise sont des qualités de toute première importance. Parfois je me suis occupé de ventes, parfois d’offres, et à diverses reprises j’ai été chargé de repérer des propriétés propres à la construction d’immeubles résidentiels. Je recevais des demandes de nombreux entrepreneurs d’Halifax, de Montréal et de Toronto et si je trouvais quelque emplacement propice à l’habitation collective, je n’avais qu’à décrocher le téléphone et ils accouraient. J’ai lancé ou aidé à lancer plusieurs emplacements de ce genre, mais durant tout ce temps les possibilités le long du bras Nord-ouest étaient minimes car, à ma connaissance, tous les terrains dans ce secteur étaient rangés en zone résidentielle. J’ai donc été étonné quand on m’a appris
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qu’une ou plusieurs parcelles de terrain avaient été rangées en zone commerciale. Si je l’avais su, j’en aurais fait mon affaire bien avant M. Bauditz.
Le Juge en chef Cowan a fixé à $52,000 l’indemnité pour le lot A; il dit:
[TRADUCTION] Compte tenu de l’ensemble de la preuve et de tous les éléments pertinents, je suis d’avis que la valeur du lot «A» pour le propriétaire, à la date où l’expropriation a eu lieu, le 22 novembre 1967, était de $52,000.
Les intimés réclamaient également des dommages-intérêts en raison de préjudices qu’ils déclarent avoir subis du fait que l’appelante n’a pas institué dans un délai raisonnable ses procédures d’expropriation, et à l’égard des frais additionnels qu’ils ont engagés afin de maintenir en vigueur les diverses conventions qu’ils avaient conclues jusqu’à la date effective de l’expropriation; ils réclamaient en outre une somme de $15,000 pour la perte de temps directement causée par l’expropriation, à compter de l’adoption de la résolution d’acquisition, le 28 octobre 1965; ils demandaient aussi à être indemnisés de ce que ladite résolution avait entravé leurs arrangements financiers relatifs au projet et les avait rendus insolvables, et à être remboursés des dépens, qui leur avaient été imposés, de leur action contre l’appelante en vue d’empêcher celle-ci de procéder à l’expropriation. D’autres réclamations avaient trait aux frais des services rendus par diverses études en vue d’empêcher un zonage nouveau des biens-fonds en cause, ainsi qu’aux honoraires d’architecte et d’ingénieur, aux frais des épreuves de résistance du sol et aux dépenses engagées pour préparer l’érection de l’immeuble projeté. Ils réclamaient aussi la somme de $15,147.53, l’entrepreneur qui avait creusé les fondations ayant recouvré ce montant à la suite d’un jugement rendu contre eux.
Le savant juge de première instance a rejeté toutes ces réclamations mais a accordé un montant général de $5,000 pour frais divers, ce qui porte la somme globale à $57,000.
La Chambre d’appel a porté de $52,000 à $117,000 le montant de l’indemnité pour le lot A;
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en outre, citant et approuvant l’énoncé du Juge MacLean dans Federal District Commission c. Dagenais[4], à la p. 33, ainsi que la cause Scottish Halls Ltd. v. The Minister[5], elle a accordé les frais suivants, qui s’élèvent à $26,105.45:
Excavation............................................................................................ |
$14,747.63 |
Honoraires d’architecte (Ledaire)...................................................... |
6,554.62 |
Honoraires d’ingénieur (Brandys)...................................................... |
1,760.00 |
Honoraires d’ingénieur (Wendt)......................................................... |
251.20 |
Essais de résistance du sol................................................................ |
350.00 |
Démolition............................................................................................. |
600.00 |
Frais d’arpentage................................................................................ |
75.00 |
Photographies...................................................................................... |
50.00 |
Frais de dactylographie...................................................................... |
7.00 |
Frais de déplacement (Vancouver)................................................... |
403.80 |
K.W. Robb & Associates, arpenteurs-géomètres............................ |
573.00 |
Plans et copies..................................................................................... |
241.34 |
Assurance............................................................................................. |
42.00 |
Arpentage (Steven & Fiske Ltd.)........................................................ |
50.00 |
Selon mes calculs, ces frais se totalisent par $25,705.59; quant à la Chambre d’appel, elle a calculé un total de $26,105.45, Je ne puis concilier ces deux totaux et, de toute évidence, le montant exact est $25,705.59 comme l’a exposé l’appelante dans son factum. Comme la Chambre d’appel, je suis d’avis d’accorder ces divers frais, qui se totalisent par $25,705.59. Que cet aspect de l’arrêt de la Chambre d’appel soit maintenu mais que le montant accordé soit remplacé par $25,705.59. La Chambre d’appel a eu raison de rejeter les autres frais réclamés par les intimés.
En fixant à $117,000 la valeur marchande équitable du lot A, la Chambre d’appel a repoussé l’avis de M. Speed selon qui l’emplacement en cause ne convenait pas au projet de construction des intimés et n’a pas admis que, ainsi que l’avait affirmé M. Speed, l’utilisation la plus rationnelle possible de ces terrains ce serait d’en faire «une modeste extension commerciale du parc Fleming, dotée d’un restaurant-buvette, d’un quai et d’un port de plaisance à l’usage du public». M. Speed a concédé que l’emplacement pouvait physiquement servir à y construire un immeuble rési-
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dentiel de la grandeur projetée de façon à satisfaire aux exigences des règlements du comté d’Halifax; mais compte tenu des nombreux facteurs en cause, il affirme dans son rapport:
[TRADUCTION] Vu la forme irrégulière du terrain, les difficultés d’accès, les problèmes de financement, le plafond des loyers exigibles par rapport aux frais de construction, et les autres éléments considérés ci-dessus, nous estimons que l’exploitation d’un immeuble d’habitation à cet endroit serait à peine rentable et ne représente pas une saine proposition économique à l’heure actuelle.
A ce sujet la Chambre d’appel dit:
[TRADUCTION] Toutefois, certains des éléments sur lesquels M. Speed étaye sa conclusion ne semblent pas reposer sur des faits avérés. Il semble nourrir l’impression qu’à aucun endroit la propriété en cause n’est attenante à la grand-route provinciale connue sous le nom de Parkhill Drive, et il en conclut qu’ainsi elle est privée d’accès à une grand-route publique. En réalité il semble qu’un petit lot triangulaire qui, ainsi qu’on a fini par l’apprendre, avait été acheté par M. Bauditz et fait partie des terrains expropriés, relie effectivement l’emplacement à la grand-route publique.
M. Speed se figurait en outre que le chemin Dingle ne devait pas être considéré comme grand-route publique puisque l’accès par cette voie pouvait être interdit n’importe quand par le Conseil municipal. On pourrait en dire autant de toute rue publique mais, à mon avis, il n’y avait pas lieu d’y voir un élément susceptible de restreindre l’accès de l’emplacement au principal chemin de la région.
En déclarant que l’emplacement serait utilisé de la façon la plus fructueuse et la plus rationnelle s’il l’était à des fins commerciales, M. Speed se fondait sur la présumée difficulté de financement d’un immeuble résidentiel dans ce secteur. Toutefois, selon les témoignages, il y avait des gens qui étaient disposés à contribuer au financement de l’entreprise à condition que le projet fût réalisé par les propriétaires actuels. D’après M. Craig, les sociétés financières ordinaires auraient elles-mêmes commandité la construction de l’immeuble si le terrain n’avait pas été menacé d’expropriation par la ville. Toutefois la preuve de la possibilité de financement de pareil immeuble avait moins de poids que le fait que M. Speed n’avait aucunement cherché à déterminer si le financement était possible ou non pour ce projet particulier et, à la p. 462 il admet n’avoir jamais tenté d’obtenir un prêt hypothécaire pour la construction d’un immeuble résidentiel à cet endroit. En déclarant que le financement serait difficile, il se
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fondait uniquement sur son observation personnelle du marché hypothécaire et non sur l’expérience d’avoir effectivement baillé des fonds sur hypothèques à des constructeurs d’immeubles résidentiels comme l’avait fait M. Craig.
M. Speed, en rejetant cet emplacement comme impropre à la construction d’un immeuble d’habitation a déclaré en outre que le terrain se trouvait dans une région où le marché des loyers n’avait jamais été déterminé. Toutefois, il n’a guère trouvé à redire au barème estimatif des loyers, figurant au tableau préparé par M. Whynacht, dans son évaluation. Il a de plus laissé savoir que, lors de son évaluation, il n’avait pas prévu la hausse anormale des loyers qui s’est produite tout de suite après dans toute la région métropolitaine.
La Chambre d’appel a accepté la preuve de l’évaluation de M. Whynacht et, à ce propos, déclarait:
[TRADUCTION] L’évaluation de M.C.F. Whynacht, comme celle de M. Craig, était fondée sur l’hypothèse que l’immeuble allait être utilisé de la façon la plus fructueuse et la plus rationnelle si l’on y construisait un grand immeuble résidentiel. Son estimation de la valeur il l’a calculée de trois façons: la valeur par pied carré, la valeur résiduelle du terrain, et la valeur par unité de logement. Il a signalé en particulier la valeur unitaire vu qu’à son avis la plupart des exploitants de biens-fonds recouraient à cette règle empirique pour déterminer le prix qu’ils sont disposés à payer pour les terrains devant servir d’assises à des immeubles résidentiels.
La Chambre d’appel a également agréé l’avis de M. Craig, précité en partie dans les présents motifs, à savoir que l’utilisation la plus fructueuse et la plus rationnelle de terrain serait d’y construire un immeuble résidentiel. M. Craig a évalué le terrain à $124,800; M. Whynacht à $155,000. M. Speed, se fondant sur la valeur de chaque parcelle a fixé à $33,750 celle du lot A; il a fixé à $43,500 sa valeur commerciale globale et à $58,500 sa valeur comme emplacement d’un immeuble résidentiel, tout en soulignant qu’à son avis l’aménagement en immeuble résidentiel serait peu rentable. Le savant juge de première instance, s’appuyant presque entièrement sur le rapport et l’évaluation de M. Speed, a fixé la valeur à $52,000. La Chambre d’appel, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, a décidé que la valeur marchande équitable du lot A, le jour de l’expropriation, était de $117,000.
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En fixant une valeur de beaucoup supérieure à celle qu’avait fixée le Juge en chef Cowan, la Chambre d’appel s’est appuyée sur l’art. 414 de la Charte de la ville d’Halifax, lequel prescrit notamment que «la Cour peut réviser toutes conclusions touchant les faits ou l’estimation de la valeur et rendre toute ordonnance qu’elle croit juste». A ce sujet elle dit:
[TRADUCTION] N’était cette directive du législateur, le droit de révision dans cet appel serait fort limité. Toutefois, en vertu de ce droit de révision reconnu par la loi, il faudra examiner l’ensemble de la preuve présentée devant la Cour de première instance, et déterminer si l’avis de cette cour quant à la valeur des terrains expropriés diffère ou non de celui du Juge de première instance, et devrait y être substitué.
La décision de la Cour de première instance étant fondée sur un examen de témoignages rendus en grande partie par des experts, et comme les conclusions de la Cour doivent nécessairement dériver de témoignages de cette nature, la crédibilité de ceux-ci n’est pas ici en jeu; le seul élément à considérer c’est celui de la puissance de persuasion des témoignages examinés, ou existe-t-il quelque doute quant aux principes juridiques sur lesquels on doit se fonder pour fixer l’indemnité.
Étant donné le soin avec lequel la Chambre d’appel a examiné tous les témoignages ayant trait à la valeur de la propriété, de même que la question de savoir si l’emplacement se prêtait à l’exploitation de l’immeuble résidentiel que les intimés étaient effectivement en train d’aménager lorsqu’ils ont dû cesser à cause de l’expropriation, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu de modifier le montant fixé par la Chambre d’appel, vu qu’il est entièrement justifié par la preuve. Il y a lieu de confirmer le jugement de la Chambre d’appel, sous réserve de la correction susmentionnée établissant la somme globale à $142,705.59; à tous autres égards, il y a lieu de rejeter l’appel avec dépens.
Appel rejeté avec dépens, sous réserve d’une correction au montant accordé.
Procureur de la défenderesse, appelante: I.M. MacKeigan, Halifax.
Procureur des demandeurs, intimés: Harold F. Jackson, Halifax.