Cour suprême du Canada
Trudel c. Clairol Inc. of Canada, [1975] 2 R.C.S. 236
Date: 1974-05-27
Paul Trudel (Défendeur) Appelant;
et
Clairol Inc. of Canada (Demanderesse) Intimée.
1973: les 19 et 20 février; 1974: le 27 mai.
Présents: Les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
Injonction—Vente—Colorant capillaire—Emballage, différent pour usage professionnel—Marché distinct—Engagement signé par distributeurs—Vente pour usage personnel interdite—Code de procédure civile, art. 752.
L’intimée fabrique et vend un colorant capillaire appelé «Miss Clairol Hair Color Bath». Elle maintient pour ce produit deux marchés distincts, l’un pour usage personnel à domicile, l’autre pour usage professionnel dans les salons ou écoles de coiffure. Le produit est identique dans les deux cas; la différence est dans la distribution, la présentation et le prix. Le produit pour usage personnel est vendu à des grossistes qui le revendent à divers commerçants qui le vendent en détail. Le produit pour usage professionnel est vendu à des grossistes chargés de le vendre uniquement à des coiffeurs ou autres professionnels de la coiffure qui l’utilisent dans l’exercice de leur profession. Il est vendu à un prix substantiellement moindre que le produit pour usage personnel et chaque bouteille n’est pas livrée avec les «directions» jointes à chaque bouteille du produit pour usage personnel relativement à son utilisation. Cependant toutes les bouteilles portent une mise en garde contre l’irritation de la peau et la perte de la vue susceptibles d’être causés par l’utilisation du produit sans certaines précautions.
L’intimée ne vend le produit pour usage professionnel qu’à des grossistes qui consentent à signer une formule où ils s’engagent à ne le vendre qu’à des professionnels qui en font usage dans leurs établissements seulement. L’appelant, qui est propriétaire de sept maisons de coiffure, vend ce produit en détail pour usage personnel, sans être un grossiste autorisé par l’intimée à le vendre, et par conséquent sans avoir signé l’engagement. L’appelant se pourvoit à cette Cour d’un jugement de la Cour supérieure, confirmé par la Cour d’appel, prononçant une injonction lui interdisant de continuer cette vente du produit.
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Arrêt: Le pourvoi doit être rejeté.
Les Juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon et Laskin: L’appelant en se rendant complice de la violation du contrat intervenu entre l’intimée et chacun de ses agents a commis une faute délictuelle entraînant sa responsabilité car il y a faute contre l’honnêteté de s’associer sciemment à la violation d’un contrat. Il connaissait la politique et les instructions de l’intimée quant à la vente du produit. Il avait l’obligation de ne pas nuire à l’intimée en favorisant même indirectement la violation d’un engagement justifié par un intérêt sérieux et validement assumé. L’appelant n’a rien pu citer à l’encontre de ces principes de doctrine et de jurisprudence qui ont servi de base principale aux conclusions du premier juge et de la Cour d’appel. De plus dans le présent dossier il ne se trouve aucun des éléments requis pour conclure à la nullité des contrats entre l’intimée et ses distributeurs.
Quant au droit à l’injonction, l’art. 752 du Code de procédure civile reconnaît que l’on peut demander par action une injonction. Les cas dans lesquels on peut le faire ne sont pas spécifiés. Par conséquent, il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire qui s’exerce en s’inspirant des principes suivis dans les juridictions de Common law puisqu’il s’agit d’un recours qu’on y a emprunté. On n’a rien dit qui tend à démontrer que l’on avait dérogé à ces principes on accordant une injonction pour empêcher l’appelant de continuer une opération que l’on a jugée contraire aux droits de l’intimée.
Les Juges Abbott et Judson: Si le système de distribution adopté par l’intimée est raisonnable et ne va pas à l’encontre de la loi ou du bien public, alors il serait injuste de contrecarrer les mesures prises par l’intimée pour protéger le public et, en même temps, se protéger elle-même. En vendant le produit pour usage professionnel au grand public, l’appelant peut exposer l’intimée non seulement à des dommages-intérêts mais aussi à la perte de clientèle pouvant résulter de résultats non satisfaisants obtenus par les usagers.
[Arrêts mentionnés: Eldon Industries Inc. v. Reliable Toy Co. Ltd. (1965), 48 C.P.R. 109; In re Apollinaris Company’s Trade-Marks, [1891] 2 Ch. 186; North Western Salt Company Limited v. Electrolytic Alkali Company Limited, [1914] A.C. 461; Tripoli Company Inc. c. Wella Corporation (1970), 425 F. 2d 932; Côté c. Morgan (1881), 7 R.C.S. 1; Godfrey Etc. Ltd. v. Coles Book Stores Ltd. (1973), 1 O.R. (2d) 362.]
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APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], confirmant un jugement de la Cour supérieure. Appel rejeté.
J.A. Robb, c.r., et Gérald Tremblay, pour l’appelant.
John Bishop, c.r., pour l’intimée.
Le jugement des Juges Abbott et Judson a été rendu par
LE JUGE ABBOTT—Je suis d’accord avec M. le Juge Pigeon que l’appel doit être rejeté. Je le fais en me fondant sur les motifs énoncés dans les termes suivants par M. le Juge d’appel Montgomery, (auxquels ont souscrit M. le Juge en chef Tremblay, et M. le Juge d’appel Rinfret), lesquels je partage respectueusement et adopte:
[TRADUCTION] Dans les affaires Ross c. Dunstall, Ross c. Emery, (1921) 62 R.C.S. 393, (généralement connues sous le nom d’affaires Ross Rifle) la Cour suprême a statué qu’un manufacturier peut être passible de dommages-intérêts s’il met à la disposition du public un produit potentiellement dangereux, même s’il n’existe pas de lien contractuel entre lui et la personne qui subit le préjudice. Il semble en outre ressortir de ces arrêts qu’un manufacturier peut même être tenu responsable des dommages causés par le mauvais emploi de son produit pourvu qu’il soit raisonnablement prévisible que la chose peut arriver si le produit tombe entre les mains de personnes insuffisamment averties de son mode d’emploi. Je trouve donc raisonnable qu’un manufacturier doive prendre des mesures pour s’assurer que son produit ne tombe pas entre les mains du public sans directives appropriées quant à son emploi et sans mise en garde contre les dangers d’un mauvais emploi. D’autre part, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas permis à un manufacturier de faire une distribution distincte à une catégorie spéciale de clients qui, en raison de leur formation et de leur expérience, n’ont pas besoin de cette mise en garde. Si—je crois que c’est ici le cas—le système de distribution adopté par l’intimée est raisonnable et ne va pas à l’encontre de la loi ou du bien public, alors je suis d’avis qu’il serait injuste de contrecarrer les mesures prises par l’intimée pour protéger le public et, en même temps, se protéger elle-même. En vendant le colorant capillaire au
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grand public dans l’emballage portant l’inscription «Pour usage professionnel seulement», l’appelant peut exposer l’intimée non seulement à des actions en dommages-intérêts mais aussi à la perte de clientèle pouvant résulter des résultats non satisfaisants obtenus par des usagers et de préjudices peu faciles à évaluer en argent subis par ces derniers.
Je suis donc d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
Le jugement des Juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon et Laskin a été rendu par
LE JUGE PIGEON—Pour situer le litige, je citerai les passages suivants du jugement de la Cour supérieure:
La demanderesse fabrique et vend divers produits pour le soin ou la beauté des cheveux dont un colorant capillaire appelé «Miss Clairol Hair Color Bath». Elle entend maintenir deux marchés distincts pour ce produit: l’un destiné à ceux qui en font un usage personnel à domicile, l’autre destiné à ceux qui en font un usage professionnel dans les salons ou les écoles de coiffure.
Dans les deux cas, le produit est identique; la différence est dans la distribution, la présentation et le prix du produit. Le Miss Clairol pour usage à domicile est vendu à des grossistes qui le revendent à divers commerçants (dans ce domaine, les pharmaciens en sont); ces derniers le vendent en détail à ceux qui en font un usage personnel. Le Miss Clairol pour usage professionnel est vendu à des grossistes chargés de le vendre uniquement à des coiffeurs ou autres professionnels de la coiffure, qui l’utilisent dans l’exercice de leurs professions….
Afin de s’assurer que le Miss Clairol pour usage professionnel ne soit utilisé que par les coiffeurs ou propriétaires de salons de beauté, la demanderesse ne le vend qu’à des grossistes qui consentent à signer une formule d’engagement, dont un exemplaire est produit comme pièce P-3 (texte anglais) ou P-25 (version française).
Dans cette formule, le distributeur assume certaines obligations; il s’engage entre autres choses à ne vendre le produit Miss Clairol qu’à des professionnels (propriétaires de salon ou école de coiffure et esthéticiens), qui ne le revendent pas mais en font usage dans leurs établissements seulement.
L’une des raisons de cette interdiction de revendre le produit destiné à l’usage professionnel à ceux qui en feraient un usage personnel apparaît à la formule
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P-3 ou P-25. La demanderesse vend ce produit à un prix moindre, selon la coutume établie dans l’industrie, afin de faire face à la concurrence. L’écart du prix est assez substantiel, puisque le défendeur revend avec profit le produit pour usage professionnel au prix de $1.29, alors qu’il doit revendre au prix de $1.95 le produit pour usage personnel….
Élevant le débat au-dessus des considérations fondées sur son intérêt personnel, la demanderesse fait observer que chaque bouteille du produit pour usage personnel est accompagnée de suggestions utiles sur le choix de la teinte du colorant et surtout d’indications ou de «directives» pour son utilisation. Un consommateur, ignorant ces indications précises, s’exposerait à des résultats fâcheux; une coloration autre que celle désirée, une coloration qui s’altère rapidement au soleil ou, ce qui est plus grave, une allergie au produit Miss Clairol. L’emballage de chaque bouteille du produit pour usage personnel recommande une épreuve préliminaire sur la peau pour déceler toute allergie au produit; il comporte aussi l’avertissement suivant:
«Ce produit contient des ingrédients susceptibles de causer l’irritation de la peau de certaines personnes. Un examen basé sur les directions ci-données devrait être fait avant usage. Ce produit ne doit pas être utilisé pour teinter les cils et les sourcils, ce qui pourrait causer l’aveuglement.»
Cette importante mise en garde n’est pas jugée nécessaire pour le professionnel déjà instruit du danger éventuel et des précautions à prendre dans le choix et l’application du colorant. Chaque bouteille du produit pour usage professionnel revendue à des clients pour en faire un usage personnel n’est donc pas accompagnée des indications et de l’avertissement ci-dessus….
Le défendeur est propriétaire de sept maisons de coiffure. Il y vend des produits de beauté, entre autres quelque 300 ou 400 bouteilles par semaine de «Miss Clairol pour usage professionnel»; il vend ce produit en détail à des personnes qui en font un usage personnel. N’étant pas un grossiste autorisé par la demanderesse à vendre ce produit, il n’a jamais signé l’engagement dont un exemplaire est produit comme pièces P-3 et P‑25.
Il convient de noter dès maintenant qu’il y a dans cet exposé des faits une erreur qui est restée inaperçue en Cour d’appel. En fait, on trouve sur l’étiquette du produit pour usage professionnel l’avertissement suivant:
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AVERTISSEMENT. Ce produit contient des ingrédients susceptibles de causer l’irritation de la peau de certaines personnes, et un examen basé sur les directions ci-données devrait être fait avant usage. Ce produit ne doit pas être utilisé pour teindre les cils ou les sourcils, car il pourrait entraîner la perte de la vue.
De plus, la preuve démontre que chaque emballage renferme autant d’exemplaires des «directions» que de bouteilles de telle sorte que l’appelant est en mesure d’en fournir avec chaque achat, comme il l’a d’ailleurs fait dans une certaine mesure. Cela veut donc dire que pour autant que l’injonction défendant à l’appelant de vendre pour usage personnel le produit emballé pour usage professionnel est fondée sur le danger que ce produit peut présenter, on pourrait facilement disposer du cas en la restreignant à une interdiction de livrer le produit sans y joindre un exemplaire des «directions». Mais, comme cela ne donnerait pas à l’intimée ce qu’elle recherche principalement, la cessation de cette vente pour usage personnel, il faut examiner le bien-fondé de l’autre moyen retenu par le juge de la Cour supérieure dans ses motifs sur le droit dont l’essentiel se trouve dans les passages suivants:
…Il est certain que si le défendeur se rend complice de la violation du contrat intervenu entre la demanderesse et chacun de ses agents, il commet une faute délictuelle entraînant sa responsabilité (H. et L. Mazeaud et Tunc, Traité de la responsabilité civile, 6e éd. 1965, tome I, n. 144, page 175); car il y a faute contre l’honnêteté de s’associer sciemment à la violation d’un contrat (Lalou et Azard, Traité de la responsabilité civile, 6e éd. 1962, n. 716, page 449)….
Le défendeur connaît la politique et les instructions de la demanderesse quant à la vente de ses produits. La prohibition conventionnelle de la revente en détail est dénoncée dans la présente action; elle était déjà exprimée dans l’avis inscrit sur l’emballage du produit depuis 1966…
Le défendeur a l’obligation de ne pas nuire à la demanderesse en favorisant même indirectement la violation de l’engagement déjà cité; car cet engagement de ne pas revendre le produit en détail est justifié à la fois par un intérêt sérieux de la demanderesse et, dans une certaine mesure, par l’intérêt public. Chacun a l’obligation morale de ne pas favoriser la violation d’un engagement validement assumé;
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la violation de cette obligation morale est sanctionnée par le droit civil (G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, 3e éd. Paris 1935, n. 170, page 336).
Cette conclusion s’impose d’autant plus que la loi concernant les marques de commerce et la concurrence déloyale interdit de faire un acte ou d’adopter une méthode d’affaires «contraire aux honnêtes usages industriels ou commerciaux ayant cours au Canada» (1952-53, 1-2 Eliz. II, chap. 49, art. 7, par. e))….
Enfin, l’article 22 de la loi concernant les marques de commerce et la concurrence déloyale interdit l’emploi d’une «marque de commerce déposée par une autre personne d’une manière susceptible d’entraîner la diminution de la valeur de la clientèle intéressée». L’utilisation qu’a faite le défendeur de la marque de commerce Miss Clairol est de nature à amoindrir le prestige dont elle jouit auprès des consommateurs. Il vend le produit nu, dépouillé de son emballage attrayant, et prive l’usager d’une mise en garde nécessaire à sa protection et à la bonne réputation de la demanderesse.
En France, des prohibitions conventionnelles ont donné lieu à des condamnations contre des tiers qui avaient participé à l’exportation en connaissance de cause (Savatier, Traité de la responsabilité civile, 2e éd. 1951, n. 145, page 188; Lalou, De la prohibition conventionnelle d’exportation, Chronique D.H. 1929, page 77). On reconnaît le même effet obligatoire à l’égard des tiers aux conventions intervenues entre le fabricant et son acheteur pour fixer le prix de revente Planiol et Ripert, Traité de droit civil, tome 6, n. 590). De la même façon, il faut reconnaître que la convention intervenue entre la demanderesse et ses grossistes doit être respectée par tout acquéreur qui en a connaissance (J. Guyénot, L’incidence du droit des marques de fabrique sur le refus de vendre et les pratiques commerciales d’exclusivité, Chronique D.-S. 1965, page 75; Opposabilité aux tiers des conventions d’exclusivité de vente, Rev. crit. de jur. belge, 1961 page 452). En offrant un débouché à des acheteurs qui se procurent le produit Miss Clairol contrairement aux obligations assumées par tous les grossistes à qui la demanderesse vend ses produits, le défendeur favorise et encourage la violation de ces obligations; il importe peu qu’il ne fasse pas affaires directement avec le grossiste qui viole son obligation contractuelle envers la demanderesse.
Je doute fort que le recours admis en cette cause puisse être justifié par les dispositions de
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la Loi sur les marques de commerce (aujourd’hui S.R.C. chap. T-10). J’incline à croire qu’il faut donner au par. e) de l’art. 7 la portée restreinte indiquée dans l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, Eldon Industries Inc. v. Reliable Toy Co. Ltd.[2] On lit ce qui suit dans un jugement de la Cour d’appel d’Angleterre (In re Apollinaris Company’s Trade-Marks)[3], à la D. 234:
[TRADUCTION] …On a de plus soutenu que le contrat conclu entre Oppel et la compagnie Apollinaris en est un dont chaque acheteur à l’étranger est censé avoir connaissance, et dont toute personne qui achète en vue de l’exportation dans notre pays est censée avoir connaissance, et qu’une personne qui prend livraison de la marchandise en connaissance de cause ne peut légalement en faire l’importation. Il est difficile, peut-être impossible, de croire que cet argument peut triompher. S’il le peut, un obstacle jusqu’ici impensable se trouve placé sur le commerce de notre pays. Mais, encore une fois, si jamais cet argument doit triompher, cela doit être par la force du contrat et de l’avis qui en est donné, et personne, selon nous, ne peut se prévaloir de la loi sur les marques de commerce pour étayer une telle cause d’action.
Il ne m’a pas paru nécessaire d’approfondir cette question car, sous l’angle des principes du droit civil, l’avocat de l’appelant n’a rien pu citer à l’encontre de la doctrine et de la jurisprudence françaises dont le premier juge et la Cour d’appel ont fait état comme base principale de leurs conclusions. Mes propres recherches m’ont au contraire convaincu que cette doctrine et cette jurisprudence étaient nettement fixées dans le sens indiqué par la Cour supérieure et la Cour d’appel. Ainsi, j’ai trouvé dans la Gazette du Palais de 1934 (2e sem. p. 640), un arrêt de la Cour de Cassation dont le résumé se lit comme suit:
Celui qui revend des produits de parfumerie à un prix inférieur à celui imposé par la maison est passible de dommages-intérêts par application de l’art. 1382 C.civ., bien qu’il n’ait pris personnellement aucun engagement, si, exerçant depuis plusieurs années le commerce de commissionnaire-exportateur et revendeur de produits de parfumerie, il ne peut prétendre ignorer les usages particuliers à certaines
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maisons et spécialement l’obligation admise de ne pas vendre leurs produits au‑dessous du prix fixé, et si, pour ne pas s’exposer au reproche de manquer à ses engagements, il s’est adressé à un intermédiaire, le provoquant à violer son contrat en se faisant fournir par lui des produits qu’il pourrait revendre à un prix inférieur.
Il est bien évident que nous devrions juger autrement une affaire semblable mais ce serait comme conséquence de ce qui est aujourd’hui l’art. 38 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions (S.R.C. chap. C-23). Depuis une vingtaine d’années, ce texte rend illégale la fixation du prix de revente de marchandises. Il en résulte évidemment que toute entente visant ce résultat est radicalement nulle (art. 13, 14 C.c.). Peut-on dire en la présente cause que tel est indirectement l’effet des contrats par lesquels l’intimée maintient un double marché du même produit à des prix différents, devrait-on y voir une restriction indue de la concurrence, ou encore un avantage accordé à certains acheteurs et qui n’est pas accessible à ses concurrents? Il est certain que l’importance commerciale du procédé est considérable et que les conséquences en sont sérieuses pour le consommateur: l’intimée vend le même produit aux distributeurs pour usage professionnel $6.50 la douzaine et aux distributeurs pour usage général, $12.50 la douzaine, alors que la seule différence est l’emballage et le mode d’emploi imprimé à l’intention des usagers. Cela se traduit évidemment par un écart important à la revente au détail. A l’audition, l’avocat de l’appelant nous a informés qu’il n’invoquait pas la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et ne soutenait pas que les contrats de l’intimée étaient en violation de la Partie V intitulée Infractions relatives aux échanges. Évidemment, cela ne saurait nous dispenser de l’obligation de statuer d’office sur une nullité d’ordre public. Mais pour ce faire, il nous faudrait trouver au dossier tous les éléments requis pour conclure à l’existence d’une violation de la loi.
Dans North Western Salt Company Limited v.
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Electrolytic Alkali Company Limited[4], la Chambre des Lords a infirmé une décision prononçant la nullité de restrictions contractuelles à la liberté du commerce. Le motif de l’arrêt c’est qu’une telle illégalité doit être plaidée quand elle n’est pas tout à fait évidente et dépend des circonstances.
On trouve dans la jurisprudence des États-Unis un arrêt récent où la majorité de la Cour d’appel fédérale a refusé de voir une violation des lois contre les monopoles commerciaux et les pratiques commerciales discriminatoires dans un mode de distribution de produits à l’usage des coiffeurs présentant de très grandes analogies avec celui qui a donné lieu au présent litige (Tripoli Company Inc. c. Wella Corporation[5]. Dans les motifs de la majorité on lit (p. 938):
[TRADUCTION] …Même en considérant les deux produits de traitement capillaire séparément, la différence dans l’emballage et la quantité, et la différence dans la façon d’attirer l’attention de l’usager sur les indications appropriées quant à l’utilisation, paraissent justifier amplement la restriction relative à leur revente.
Sans être nécessairement d’accord avec cette dernière opinion, il m’est impossible de trouver dans le présent dossier les éléments requis pour conclure à la nullité des contrats entre l’intimée et ses distributeurs, contrats qui sont la base du recours accueilli par la Cour supérieure et la Cour d’appel. On nous a bien cité des décisions rendues sous la Common Law selon lesquelles de tels contrats n’ont pas pour effet de donner naissance à un pareil recours. Je ne crois pas devoir m’arrêter à les étudier car, en autant que l’on exclut la violation de la loi pénale, la question est affaire de droit privé. Par conséquent, les principes à appliquer sont exclusivement ceux du droit civil. Quant au droit pénal, il est maintenant entièrement codifié (Code criminel, art. 8). Par conséquent, il ne peut pas être question d’une infraction qui consiste en la violation d’une règle de Common law et, comme on l’a vu, l’appelant n’invoque pas la loi qui vise
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essentiellement la protection de la liberté du commerce par l’interdiction de pratiques commerciales restrictives.
Je ne crois pas devoir m’attarder à considérer les arguments invoqués par l’appelant au sujet du droit à l’injonction. Il me paraît suffisant de noter que l’art. 752 du Code de procédure civile reconnaît que l’on peut demander par action une injonction. Les cas dans lesquels on peut le faire ne sont pas spécifiés. Par conséquent, il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire qui s’exerce en s’inspirant des principes suivis dans les juridictions de Common law puisqu’il s’agit d’un recours qu’on y a emprunté, (Côté c. Morgan)[6], à la p. 20. Ici, on n’a rien dit qui tende à démontrer que l’on avait dérogé à ces principes en accordant une injonction pour empêcher l’appelant de continuer une opération que l’on a jugée aller à l’encontre des droits de l’intimée.
A ce sujet, il me faut signaler qu’à l’audition, l’avocat de l’intimée a fait état de ce que dans l’emballage de chaque bouteille destinée à être vendue au grand public, on trouve non seulement les directives nécessaires sur la façon de procéder à l’épreuve voulue pour dépister une allergie ou hypersensibilité, mais aussi un mode d’emploi qui indique comment procéder pour obtenir la teinte désirée et des résultats satisfaisants. Ce mode d’emploi ferait l’objet d’un droit d’auteur. Par conséquent, il y aurait contrefaçon à en livrer des copies qui ne seraient pas fournies par l’intimée. D’après un jugement récent de la Cour suprême de l’Ontario dans Godfrey Etc. Ltd. v. Coles Book Stores Ltd.[7], le détenteur d’un droit d’auteur pourrait s’en servir pour interdire à un libraire canadien de vendre une édition bon marché publiée aux États-Unis. L’intérêt que cela présente est très appréciable puisque, pour l’un des ouvrages, le prix régulier de la seule édition canadienne autorisée s’élève à $8, tandis que celui de l’édition à bon marché distribuée aux États-Unis est de 99 cents. Un fabricant peut-il se servir du droit d’auteur sur
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le mode d’emploi d’un produit pour en assujettir la vente à tous les droits prévus à la Loi sur le droit d’auteur (S.R.C. chap. C-30)?
Vu la conclusion à laquelle j’en suis venu sur les autres aspects du litige, je ne crois pas nécessaire de me prononcer sur ce point-là. Je tiens cependant à souligner que je ne dis pas que le mode de distribution adopté par l’intimée ne va pas à l’encontre de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. Je constate seulement que l’appelant n’a pas soutenu qu’il en était ainsi et que je n’ai pas trouvé dans le dossier les éléments nécessaires pour devoir d’office prononcer qu’une telle violation a été commise sans que cettè question ait été débattue en première instance et en appel.
Je conclus que le pourvoi doit être rejeté avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs du défendeur, appelant: Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier & Robb, Montréal.
Procureurs de la demanderesse, intimée: Ogilvy, Cope, Porteous, Hansard, Marier, Montgomery & Renault, Montréal.