Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326
DANS L'AFFAIRE DE l'alinéa 2b) et du
paragraphe 52(1) de la Charte canadienne
des droits et libertés, partie I de
la Loi constitutionnelle de 1982;
ET DANS L'AFFAIRE DES articles 25 et 30 de
la Judicature Act, chapitre J‑1 des Lois
révisées de l'Alberta, 1980;
entre:
Edmonton Journal, une division de Southam Inc. Appelant
c.
Le procureur général de l'Alberta et
le procureur général du Canada Intimés
et
Le procureur général de l'Ontario Intervenant
répertorié: edmonton journal c. alberta (procureur général)
No du greffe: 20608.
1989: 3 mars; 1989: 21 décembre.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka et Cory.
en appel de la cour d'appel de l'alberta
Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Liberté d'expression ‑‑ Liberté de la presse ‑‑ Publicité du processus judiciaire ‑‑ Rapports des procédures judiciaires ‑‑ Loi provinciale limitant la publication de certains renseignements obtenus au cours d'instances matrimoniales et d'étapes préparatoires aux procès civils ‑‑ La loi viole‑t‑elle l'art. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés? ‑‑ Dans l'affirmative, la loi est‑elle justifiable en vertu de l'article premier de la Charte? ‑‑ Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1, art. 30.
Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Égalité devant la loi ‑‑ Rapports des procédures judiciaires ‑‑ Loi provinciale limitant la publication de certains renseignements obtenus au cours d'instances matrimoniales et d'étapes préparatoires aux procès civils ‑‑ La loi viole‑t‑elle l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés? ‑‑ Dans l'affirmative, la loi est‑elle justifiable en vertu de l'article premier de la Charte? ‑‑ L'article 15 s'applique‑t‑il aux personnes morales? ‑‑ Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1, art. 30.
L'appelant demande un jugement déclarant que l'art. 30 de la Judicature Act de l'Alberta (la "Loi") contrevient à l'al. 2b) et à l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés qui garantissent, le premier, la liberté de la presse et, le deuxième, l'égalité devant la loi. Le paragraphe 30(1) de la Loi interdit la publication de tout renseignement relatif à une procédure matrimoniale autre que les noms, adresses et occupations des parties et des témoins, un exposé concis des accusations, des défenses et des contre‑accusations et des arguments sur un point de droit, et les directives du juge, la décision du jury et le jugement du tribunal. Le paragraphe 30(2) interdit la publication, avant le procès, de tous les renseignements mentionnés dans les procédures écrites à l'exception des noms des parties, de la nature de la demande ou de la défense, en termes généraux. Le paragraphe 30(3) permet certaines formes de publication lorsque la cour l'ordonne, y compris la publication de détails par ailleurs interdits. La Cour du Banc de la Reine et la Cour d'appel ont rejeté la demande parce que l'art. 30 constitue une limite raisonnable à l'al. 2b) en vertu de l'article premier de la Charte et qu'il ne viole pas l'art. 15.
Arrêt (les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé et Sopinka sont dissidents en partie): Le pourvoi est accueilli. Les paragraphes 30(1) et (2) de la Loi contreviennent à l'al. 2b) de la Charte et ne peuvent être justifiés en vertu de l'article premier de la Charte. Vu cette conclusion, il n'est pas nécessaire de traiter de l'argument fondé sur l'art. 15 de la Charte.
Le juge en chef Dickson et les juges Lamer et Cory: La liberté d'expression est d'une importance fondamentale dans une société démocratique et ne devrait être restreinte que dans les cas les plus clairs. Il est également essentiel dans une démocratie et fondamental pour la primauté du droit que la transparence du fonctionnement des tribunaux soit perçue comme telle. La presse doit donc être libre de commenter les procédures judiciaires pour que, dans les faits, chacun puisse constater que les tribunaux fonctionnent publiquement sous les regards pénétrants du public. C'est par l'intermédiaire de la presse seulement que la plupart des gens peuvent réellement savoir ce qui se passe devant les tribunaux. À titre d'auditeurs ou de lecteurs, ils ont droit à l'information relative aux institutions publiques et particulièrement aux tribunaux. En l'espèce, il est certain que les dispositions des par. 30(1) et (2) de la Loi violent l'al. 2b) de la Charte. Le paragraphe 30(1) interdit la publication d'aspects importants des procédures judiciaires dans les instances matrimoniales, y compris des renseignements sur la preuve produite au procès et les remarques des avocats ou du juge. Le paragraphe 30(2) interdit presque totalement l'accès aux renseignements relatifs aux actes de procédure ou aux documents produits dans une instance civile, y compris les instances concernant des questions de droit administratif ou de droit constitutionnel, avant qu'ils aient été présentés.
Les limites imposées à l'al. 2b) par les par. 30(1) et (2) ne peuvent être justifiées en vertu de l'article premier de la Charte. Bien que l'objectif de protéger la vie privée des individus (par. 30(1) et (2)) et de garantir un procès équitable (par. 30(2)) constituent des préoccupations urgentes et réelles aux fins de l'article premier de la Charte, les deux paragraphes ne portent pas le moins possible atteinte au droit fondamental de la liberté d'expression ni ne satisfont à la proportionnalité requise entre l'effet de la mesure contestée sur le droit garanti et la réalisation des objectifs. Les restrictions des par. 30(1) et (2) sont trop sévères et vont beaucoup plus loin que ce qui est nécessaire pour protéger les objectifs de la loi. L'interdiction de publier que contient l'art. 30 porte très gravement atteinte à la liberté d'expression et altère considérablement la transparence des tribunaux. Des mesures beaucoup moins radicales pourraient protéger la vie privée des parties, de leurs enfants ou des témoins, ou assurer le caractère équitable des procès.
Puisque les par. 30(1) et (2) portent atteinte à l'al. 2b), et vu la conclusion qu'ils ne peuvent être justifiés en vertu de l'article premier de la Charte, il n'est pas nécessaire de traiter de l'argument fondé sur l'art. 15 de la Charte.
Le juge Wilson: La Charte devrait être appliquée aux cas individuels selon une méthode contextuelle plutôt qu'abstraite. La méthode contextuelle reconnaît qu'une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte et met clairement en évidence l'aspect du droit ou de la liberté qui est véritablement en cause dans l'instance ainsi que les aspects pertinents des valeurs qui entrent en conflit avec ce droit ou cette liberté. Elle semble mieux saisir la réalité du litige soulevé par les faits particuliers et donc être plus propice à la recherche d'un compromis juste et équitable entre les deux valeurs en conflit en vertu de l'article premier. L'importance d'une liberté ou d'un droit reconnus par la Charte doit donc être évaluée en fonction du contexte plutôt que dans l'abstrait et son objet doit être déterminé en fonction du contexte.
Les valeurs en conflit dans le contexte de l'espèce sont le droit du public à la publicité du processus judiciaire, qui comporte le droit de la presse de publier ce qui se passe dans une salle d'audience, et le droit des plaideurs à la protection de leur vie privée dans des litiges matrimoniaux. En particulier, l'objet du par. 30(1) de la Loi est de protéger les plaideurs contre la gêne, la peine ou l'humiliation qui peuvent découler de la publication des détails de leur vie privée qui sont divulgués dans la salle d'audience. Pour ce faire, le par. 30(1) a imposé des limites sévères à la publication de ce qui se passe dans une salle d'audience. Ces limites portent clairement atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte. Elles restreignent le droit de la presse de rapporter les détails des procédures judiciaires et sont contraires à l'importance traditionnellement accordée dans notre système judiciaire à la publicité du processus judiciaire. L'importance de la publicité du processus judiciaire dans notre société est fondée sur plusieurs raisons impérieuses et seules des raisons très sérieuses peuvent justifier des atteintes à ce processus.
Le paragraphe 30(1) de la Loi ne constitue pas une limite raisonnable à la liberté de la presse qui peut être justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. Bien que la protection de la vie privée soit un objectif gouvernemental légitime, le par. 30(1) n'a pas le degré de proportionnalité requis. Il existe incontestablement un petit nombre d'affaires matrimoniales dans lesquelles la publication de la preuve causerait aux parties (et à leurs enfants) un traumatisme émotionnel et psychologique tellement grave et une humiliation tellement grande qu'une interdiction de publication serait justifiée. Cependant, le par. 30(1) ne se restreint pas à ces cas. Il englobe toutes les instances matrimoniales en raison vraisemblablement de l'hypothèse qu'elles comportent toutes inévitablement ces conséquences. Cette hypothèse a pu être valide à une époque mais elle est tout à fait irréaliste aujourd'hui. Plusieurs allégations qui ont pu être extrêmement gênantes et pénibles à une époque constituent aujourd'hui un aspect routinier des instances matrimoniales auquel le public n'accorde que peu ou pas d'importance. Une loi qui tente d'imposer des restrictions à la liberté de la presse dans ce domaine devrait être conçue beaucoup plus soigneusement.
Le paragraphe 30(2) de la Loi porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte et ne peut être justifié en vertu de l'article premier.
Compte tenu de la conclusion concernant l'al. 2b) et l'article premier de la Charte, il n'est pas nécessaire de traiter de la prétention de l'appelant que les par. 30(1) et (2) de la Loi violent l'art. 15 de la Charte.
Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé et Sopinka (dissidents en partie): La liberté d'expression et le principe de la publicité des débats judiciaires sont essentiels dans une société libre et démocratique. Cependant, comme d'autres droits et libertés garantis par la Charte, la liberté d'expression, qui comprend la liberté de la presse et des autres moyens de communication, est soumise aux limites imposées par la loi qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. En l'espèce, le par. 30(1), tempéré par le par. 30(3) de la Loi, peut être justifié en vertu de l'article premier de la Charte. Premièrement, la protection de la vie privée des parties (y compris leurs enfants et les témoins) et la protection de l'accès aux tribunaux sont deux objectifs suffisamment importants pour justifier une restriction raisonnable à la publication des détails des affaires matrimoniales. Une personne visée dans une affaire matrimoniale est amenée à divulguer de nombreux détails de sa vie privée. Bien que la divulgation de ces renseignements personnels par les grands médias serve peu ou pas l'intérêt public, elle peut causer un tort incalculable à cette personne et à sa famille. La publication illimitée des détails relatifs à la vie familiale découragerait également certaines personnes de recourir aux tribunaux dans des affaires matrimoniales. Il serait très regrettable que ceux qui ont besoin de secours se privent d'exercer leur droit par crainte de voir leur vie privée inutilement étalée au grand jour. Deuxièmement, vu le caractère très limité de la restriction en regard des effets graves et dévastateurs que pourraient subir les valeurs importantes ‑‑ droit à la vie privée et l'accès aux tribunaux ‑‑ que les dispositions législatives cherchent à préserver, le par. 30(1) satisfait au critère de proportionnalité. Le paragraphe 30(1) a un lien rationnel avec les objectifs et n'impose que des limites minimales à la liberté de la presse. L'atteinte à la liberté est définie de façon restrictive et soigneusement conçue pour répondre à un problème réel et grave. Le paragraphe 30(1) se limite à des renseignements déterminés et spécifiques à l'affaire dans des procédures précises concernant des questions personnelles ou familiales, souvent de nature privée et même parfois de caractère intime. Il n'interdit pas de faire état des actes des juges et des avocats. Le principe de la publicité de la justice est sauf: la publication à l'intention de ceux qui ont un intérêt réel dans les procédures judiciaires ou le droit familial est autorisée en vertu du par. 30(3) de la Loi et les grands médias peuvent publier des informations générales sur la nature de l'affaire. Enfin, une disposition en vertu de laquelle un juge aurait un pouvoir discrétionnaire d'interdire la publication dans un cas approprié a déjà été utilisée ailleurs et s'est avérée inefficace.
Le paragraphe 30(2) de la Loi porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte et ne peut être justifié en vertu de l'article premier. Le paragraphe 30(2) constitue une restriction trop générale sans justification suffisante pour être maintenue en vertu de l'article premier.
L'article 30 de la Loi ne porte pas atteinte à l'art. 15 de la Charte. L'article 15 ne s'applique qu'aux personnes physiques et ne s'applique pas aux personnes morales. De plus, il est loin d'être certain que l'appelant a qualité pour agir. Bien qu'il puisse avoir un intérêt dans la question, il n'est pas directement touché. Quoi qu'il en soit, même si l'art. 30 impose une interdiction qui n'existe pas dans d'autres provinces et territoires du Canada et crée une discrimination contre la presse écrite et entre les journaux de grande diffusion et la presse spécialisée, ces distinctions ne relèvent pas de la portée de l'art. 15.
Jurisprudence
Citée par le juge Cory
Distinction d'avec l'arrêt: Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122; arrêts mentionnés: SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Gannett Co. v. DePasquale, 443 U.S. 368 (1979); Nixon v. Warner Communications, Inc., 435 U.S. 589 (1978); Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Amway Corp., [1989] 1 R.C.S. 21; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Cour Eur. D. H., affaire Sunday Times, arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, inf. [1974] A.C. 273 (H.L.), inf. [1973] 1 All E.R. 815 (C.A.), inf. [1973] Q.B. 710 (Div. Ct.)
Citée par le juge Wilson
Arrêts mentionnés: Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Gannett Co. v. DePasquale, 443 U.S. 368 (1979); Richmond Newspapers, Inc. v. Virginia, 448 U.S. 555 (1980); Press‑Enterprise Co. v. Superior Court of California, 478 U.S. 1 (1986); Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122; McPherson v. McPherson, [1936] A.C. 177; Scott v. Scott, [1913] A.C. 417; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
Citée par le juge La Forest (dissident en partie)
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Re Global Communications Ltd. and Attorney General of Canada (1984), 5 D.L.R. (4th) 634; États‑Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469; Heydon's Case (1584), 3 Co. Rep. 7a; 76 E.R. 637; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Re Aluminum Co. of Canada, Ltd. and The Queen in right of Ontario (1986), 55 O.R. (2d) 522 (C. div.), autorisation d'appel à la C.A. Ont. refusée le 2 septembre 1986; Parkdale Hotel Ltd. c. Canada (Procureur général), [1986] 2 C.F. 514; Milk Board v. Clearview Dairy Farm Inc., [1987] 4 W.W.R. 279 (C.A.C.‑B.), autorisation de pourvoi refusée, [1987] 1 R.C.S. vii; Nissho Corp. v. Bank of British Columbia (1987), 39 D.L.R. (4th) 453; Renvoi: Workers' Compensation Act, 1983 (T.‑N.), [1989] 1 R.C.S. 922; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b), 8, 15.
Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C‑46, art. 166.
Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 223 (1950), art. 8, 10(2).
Déclaration universelle des droits de l'homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), art. 12.
Family Law Act 1975, S. Aust. 1975, no 53, art. 121(1).
Family Proceedings Act 1980, S.N.Z. 1980, no 94, art. 169(1), (2).
Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1, art. 30, 31.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, A.G. Rés. 2200A (XXI), 21 N.U. GAOR, Supp. (no 16) 52, Doc. A/6316 N.U. (1966), art. 17, 19(3).
Doctrine citée
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Stoljar, Samuel. "A Re‑examination of Privacy" (1984), 4 Legal Studies 67.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1987), 53 Alta. L.R. (2d) 193, 78 A.R. 375, 41 D.L.R. (4th) 502, [1987] 5 W.W.R. 385, 34 C.R.R. 111, qui a confirmé une décision du juge Foster (1985), 40 Alta. L.R. (2d) 326, 63 A.R. 114, 22 D.L.R. (4th) 446, [1986] 1 W.W.R. 453, 23 C.R.R. 356. Pourvoi accueilli, les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé et Sopinka sont dissidents en partie.
Allan Lefever et Fred Kozak, pour l'appelant.
Nolan D. Steed, pour l'intimé le procureur général de l'Alberta.
David Lepofsky et Timothy Macklem, pour l'intervenant.
Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges Lamer et Cory rendu par
//Le juge Cory//
LE JUGE CORY -- Dans ce pourvoi, l'appelant conteste la validité de l'art. 30 de la Judicature Act de l'Alberta, R.S.A. 1980, chap. J‑1, parce qu'il contrevient à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et parce qu'il ne constitue pas une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte. Le procureur général de l'Alberta reconnaît que l'article contesté porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte mais prétend qu'il constitue une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte.
Il convient de reproduire ici l'art. 30 ainsi que l'art. 31, la disposition d'application:
[TRADUCTION] 30(1) Il est interdit en Alberta d'imprimer ou de publier ou de faire imprimer ou publier des renseignements ou détails relatifs à une procédure judiciaire de nature civile prise dans la province concernant la dissolution de mariage, l'annulation de mariage, la séparation judiciaire ou la restitution de droits conjugaux, ou relatifs à un mariage, ou à une décision judiciaire s'y rapportant, ou tout détail autre que:
a) les noms, adresses et occupations des parties ou des témoins;
b) un exposé concis des accusations, défenses et contre‑accusations à l'appui desquelles des témoignages ont été recueillis;
c) les arguments sur un point de droit soulevé au cours de la procédure et la décision du tribunal à cet égard;
d) les directives du juge, la décision du jury, le cas échéant, et le jugement du tribunal ainsi que les observations faites par le juge en rendant jugement.
(2) Il est interdit, avant l'audition d'une procédure de nature civile en Alberta ou, en l'absence d'audition, avant qu'une décision soit rendue, d'imprimer ou de publier ou de faire imprimer ou publier des renseignements contenus dans une déclaration, une défense ou autre acte de procédure, un interrogatoire préalable, un affidavit ou tout document autre que:
a) les noms et adresses des parties et de leurs procureurs;
b) un exposé concis de la nature de la demande ou de la défense en des termes généraux comme "il s'agit d'une action en réclamation du prix de marchandises vendues et livrées" ou "il s'agit d'une action en dommages‑intérêts pour lésions corporelles résultant de la conduite négligente d'une automobile".
(3) Le présent article ne s'applique pas:
a) à l'impression des actes de procédure, des transcriptions de preuve ou de tout autre document destiné à être utilisé dans une procédure judiciaire;
b) à la transmission des actes de procédure, des transcriptions de preuve ou de tout autre document destiné à être utilisé par les personnes concernées dans une procédure judiciaire;
c) à l'impression ou à la publication d'un avis ou d'un rapport en application d'une décision d'un tribunal compétent;
d) à l'impression ou à la publication d'une décision
i) soit dans un volume ou une partie d'une série authentique de rapports judiciaires qui n'appartient à aucune autre publication et consiste exclusivement en rapports de procédures devant les tribunaux,
ii) soit dans une publication d'un caractère technique authentiquement destinée à circuler parmi les gens de loi ou les médecins.
31(1) Quiconque contrevient à l'article 30 est coupable d'une infraction et passible, pour chaque infraction:
a) d'une amende maximale de 1 000 $ et, à défaut de paiement, un emprisonnement maximal d'un an dans le cas d'un individu;
b) d'une amende maximale de 5 000 $ dans le cas d'une personne morale.
(2) Si l'infraction consiste à avoir imprimé et publié un renseignement, un détail ou une chose dans un journal, une circulaire ou toute autre publication imprimée et publiée en Alberta, le propriétaire et le rédacteur du journal ainsi que l'éditeur sont coupables de l'infraction.
(3) Si l'infraction consiste à avoir publié en Alberta un renseignement contenu dans un journal, une circulaire ou toute autre publication qui est imprimée à l'extérieur de la province et qui publie de façon continue ou répétée des écrits obscènes, immoraux ou qui portent atteinte à la moralité publique, est coupable d'une infraction en Alberta toute personne qui:
a) reçoit le journal, la circulaire ou autre publication, et
b) en effectue la distribution publique ou y participe.
(4) Dans les poursuites pour infraction au paragraphe (3), le fait que le prévenu soit en possession de plus de six copies du journal ou autre publication constitue une preuve prima facie qu'il en faisait la distribution publique.
(5) Une poursuite pour infraction au paragraphe (3) ne peut être intentée sans le consentement du procureur général.
Les questions soulevées exigent l'examen de l'article premier et de l'al. 2b) de la Charte. Ces dispositions prévoient:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
. . .
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
L'importance de l'al. 2b) de la Charte et le compte rendu des procédures judiciaires
Il est difficile d'imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d'expression dans une société démocratique. En effet, il ne peut y avoir de démocratie sans la liberté d'exprimer de nouvelles idées et des opinions sur le fonctionnement des institutions publiques. La notion d'expression libre et sans entraves est omniprésente dans les sociétés et les institutions vraiment démocratiques. On ne peut trop insister sur l'importance primordiale de cette notion. C'est sans aucun doute la raison pour laquelle les auteurs de la Charte ont rédigé l'al. 2b) en termes absolus, ce qui le distingue, par exemple, de l'art. 8 de la Charte qui garantit le droit plus relatif à la protection contre les fouilles et perquisitions abusives. Il semblerait alors que les libertés consacrées par l'al. 2b) de la Charte ne devraient être restreintes que dans les cas les plus clairs.
Notre Cour a déjà reconnu l'importance primordiale et fondamentale de la liberté d'expression. Dans l'arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, le juge McIntyre, au nom de la majorité, a énoncé le principe de la façon suivante, aux pp. 583 et 584:
La liberté d'expression n'est toutefois pas une création de la Charte. Elle constitue l'un des concepts fondamentaux sur lesquels repose le développement historique des institutions politiques, sociales et éducatives de la société occidentale. La démocratie représentative dans sa forme actuelle, qui est en grande partie le fruit de la liberté d'exprimer des idées divergentes et d'en discuter, dépend pour son existence de la préservation et de la protection de cette liberté.
La reconnaissance de l'importance de la liberté d'expression ne date pas d'hier: voir John Milton, Areopagitica; A Speech for the Liberty of Unlicenc'd Printing, to the Parliament of England (1644), et John Stuart Mill, "On Liberty" dans On Liberty and considerations on Representative Government (Oxford 1946), à la p. 14:
[TRADUCTION] Si tous les hommes sauf un étaient du même avis et qu'une seule personne fût d'avis contraire, il ne serait pas justifié que l'ensemble des hommes bâillonnent ce seul individu, pas plus qu'il ne serait justifié que ce dernier, s'il en avait le pouvoir, bâillonne tous les autres hommes.
Puis, après avoir dit que [TRADUCTION] "Tout acte ayant pour effet de supprimer la discussion suppose l'infaillibilité de son auteur", il a ajouté à la p. 16:
[TRADUCTION] Il est toutefois évident d'une évidence qui se passe de démonstration qu'une époque n'est pas plus infaillible que des individus, car chaque époque a été caractérisée par un grand nombre d'opinions qui, à des époques subséquentes, ont été considérées non seulement comme fausses mais comme absurdes; et il est tout autant certain que beaucoup d'opinions maintenant généralement acceptées seront un jour rejetées de la même manière que le sont à présent un bon nombre d'opinions jadis courantes.
L'importance des propos de Mill n'est nullement diminuée par l'abondante documentation qui traite de ce sujet. Le principe de la liberté de parole et d'expression a été accepté sans réserve comme une caractéristique nécessaire de la démocratie moderne.
Il est certain que les tribunaux jouent un rôle important dans toute société démocratique. C'est là que sont résolus non seulement les litiges qui opposent les citoyens entre eux, mais aussi les litiges qui opposent les citoyens à l'État dans toutes ses manifestations. Plus la société devient complexe, plus le rôle des tribunaux devient important. En raison de cette importance, il faut que le public puisse faire l'examen critique des tribunaux et de leur fonctionnement.
Notre droit reconnaît depuis des siècles l'importance du principe que la justice doit être rendue publiquement. On trouve l'observation suivante dans l'ouvrage de Blackstone, Commentaries on the Laws of England (1768), vol. III, chap. 23, à la p. 373:
[TRADUCTION] Cet interrogatoire des témoins, mené publiquement, de vive voix, en présence de tous, est plus propice à la découverte de la vérité que l'interrogatoire privé et secret consigné par écrit devant un officier de justice ou son préposé . . .
La Cour suprême des États‑Unis a reconnu ce principe dans l'arrêt Gannett Co. v. DePasquale, 443 U.S. 368 (1979). Le juge Stewart, s'exprimant au nom de la majorité, a écrit (à la p. 386, n. 15):
[TRADUCTION] En 1685 déjà, sir John Hawles faisait remarquer que la publicité des procédures était nécessaire pour "que la vérité soit connue tant en matière civile qu'en matière criminelle". [En italique dans l'original.]
Aux États‑Unis, ce principe ne se limite pas aux audiences. Le principe englobe la reconnaissance d'un droit en common law [TRADUCTION] "d'examiner et de reproduire les dossiers et documents publics, y compris les dossiers et documents judiciaires". Voir l'arrêt Nixon v. Warner Communications, Inc., 435 U.S. 589 (1978), à la p. 597.
Au Canada, notre Cour a souligné qu'il était important que le public puisse examiner le travail des tribunaux. C'est ainsi que le juge Dickson, maintenant juge en chef, s'est exprimé au nom de la majorité dans l'arrêt Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, à la p. 185:
On a maintes fois soutenu que le droit des parties au litige de jouir de leur vie privée exige des audiences à huis clos. Il est aujourd'hui bien établi cependant que le secret est l'exception et que la publicité est la règle. Cela encourage la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l'administration de la justice. En règle générale, la susceptibilité des personnes en cause ne justifie pas qu'on exclue le public des procédures judiciaires. Les remarques suivantes du juge Laurence dans R. v. Wright, 8 T.R. 293 sont pertinentes et le juge Duff les cite et confirme dans l'arrêt Gazette Printing Co. c. Shallow (1909), 41 R.C.S. 339, à la p. 359:
[TRADUCTION] Même si la publicité de ces procédures peut comporter des inconvénients pour la personne directement en cause, il est extrêmement important pour le public que les procédures des cours de justice soient connues de tous. L'avantage que tire la société de la publicité de ces procédures fait amplement contrepoids aux inconvénients que subit l'individu dont les agissements sont ainsi visés.
Il a traité ensuite de l'application du même principe aux dossiers judiciaires. Il a remarqué que le droit canadien diffère un peu du droit anglais qui semble adopter une attitude plus restrictive quant à la publicité des documents. Voici ce qu'il a dit, à la p. 189:
Il n'y a pas de doute qu'une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L'accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière. Il y a présomption en faveur de l'accès du public à ces dossiers et il incombe à celui qui veut empêcher l'exercice de ce droit de faire la preuve du contraire.
Je suis conscient que ce qui précède peut paraître s'écarter de la pratique anglaise, comme je l'interprète, mais cela cadre mieux, à mon avis, avec la transparence des procédures judiciaires que la jurisprudence anglaise semble préconiser.
On voit que la liberté d'expression est d'une importance fondamentale dans une société démocratique. Il est également essentiel dans une démocratie et fondamental pour la primauté du droit que la transparence du fonctionnement des tribunaux soit perçue comme telle. La presse doit être libre de commenter les procédures judiciaires pour que, dans les faits, chacun puisse constater que les tribunaux fonctionnent publiquement sous les regards pénétrants du public.
Dans l'arrêt Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, notre Cour a reconnu que la liberté d'expression comportait un autre aspect, soulignant, à la p. 767, que la liberté d'expression "protège autant celui qui s'exprime que celui qui l'écoute". C'est donc dire que, comme ensemble d'auditeurs et de lecteurs, le public a le droit d'être informé de ce qui se rapporte aux institutions publiques et particulièrement aux tribunaux. La presse joue ici un rôle fondamental. Il est extrêmement difficile pour beaucoup, sinon pour la plupart, d'assister à un procès. Ni les personnes qui travaillent ni les pères ou mères qui restent à la maison avec de jeunes enfants ne trouveraient le temps d'assister à l'audience d'un tribunal. Ceux qui ne peuvent assister à un procès comptent en grande partie sur la presse pour être tenus au courant des instances judiciaires ‑- la nature de la preuve produite, les arguments présentés et les remarques faites par le juge du procès -- et ce, non seulement pour connaître les droits qu'ils peuvent avoir, mais pour savoir comment les tribunaux se prononceraient dans leur cas. C'est par l'intermédiaire de la presse seulement que la plupart des gens peuvent réellement savoir ce qui se passe devant les tribunaux. À titre d'auditeurs ou de lecteurs, ils ont droit à cette information. C'est comme cela seulement qu'ils peuvent évaluer l'institution. L'analyse des décisions judiciaires et la critique constructive des procédures judiciaires dépendent des informations que le public a reçues sur ce qui se passe devant les tribunaux. En termes pratiques, on ne peut obtenir cette information que par les journaux et les autres médias.
Il est tout aussi important que la presse, pour s'informer ou pour informer les citoyens, puisse obtenir des renseignements relatifs aux documents judiciaires. Anne Elizabeth Cohen l'exprime ainsi dans son article "Access to Pretrial Documents Under the First Amendment" (1984), 84 Colum. L. Rev. 1813, à la p. 1827:
[TRADUCTION] L'accès aux documents préparatoires au procès sert les mêmes objectifs sociaux que les procès publics et les procédures préliminaires en matières civile et criminelle. Les officiers de justice sont mieux évalués par des spectateurs bien informés plutôt que simplement curieux.
C'est dans ce contexte qui reconnaît l'importance vitale de la liberté d'expression et de la transparence des tribunaux qu'il faut analyser l'art. 30 de la Judicature Act de l'Alberta.
L'effet de l'interdiction contenue à l'art. 30 de la loi albertaine
On se souviendra qu'aux termes du par. 30(1), il est interdit en Alberta d'imprimer ou de publier "des renseignements ou détails relatifs à une procédure judiciaire de nature civile prise dans la province concernant la dissolution de mariage, l'annulation de mariage, la séparation judiciaire ou la restitution de droits conjugaux, ou relatifs à un mariage, ou à une décision judiciaire s'y rapportant". La suite de l'article précise les exceptions: a) les noms, adresses et occupations des parties et des témoins; b) un exposé concis des accusations, défenses et contre‑accusations à l'appui desquelles des témoignages ont été recueillis; c) les arguments sur un point de droit soulevé au cours de la procédure et la décision du tribunal à cet égard, et d) les directives du juge et la décision du jury, le cas échéant, ainsi que le jugement du tribunal et les observations faites par le juge en rendant jugement.
On saisit immédiatement l'étendue de l'interdiction. L'expression "ou relatifs à un mariage" est large. Elle englobe des questions comme la garde des enfants, les droits de visite, le partage des biens et les paiements alimentaires. Ces questions sont toutes d'intérêt public et pourtant la preuve qui se rapporte à chacune d'elles ne peut être publiée. Les dangers que comporte ce type de restriction sont évidents. On empêche le public de savoir quelle preuve sera vraisemblablement produite dans une affaire matrimoniale, ce à quoi s'attendre en matière de partage des biens et comment la preuve doit être présentée. Il ne sait pas non plus à quel genre d'interrogatoire s'attendre. Ce sont des questions d'une grande importance pour ceux que visent l'application du droit familial. Il s'agit de renseignements dont on peut vouloir disposer avant même de penser à consulter un avocat. L'article 30 empêche ceux‑là mêmes qui auraient le plus grand besoin de connaître la procédure judiciaire en matière familiale d'obtenir des renseignements importants.
De même, il est interdit de publier les remarques des avocats et du juge. Comment la société peut‑elle alors savoir si les juges se conduisent correctement? Comment fera‑t‑elle pour savoir si des remarques ont été faites, par exemple, qu'une femme doit se soumettre aux actes de violence de son mari ou qu'elle devrait endurer les propos abusifs ou les coups de son mari? La société a le droit de savoir si de telles remarques ont été faites, mais sans le droit de publier, les remarques du juge peuvent être soustraites à la connaissance du public. On comprend donc que l'effet du par. 30(1) est d'interdire la publication d'aspects importants des procédures judiciaires. Les interdictions sont inutilement sévères.
Le paragraphe 30(2) quant à lui interdit presque totalement l'accès aux renseignements relatifs aux actes de procédure ou aux documents produits dans une instance civile avant qu'ils aient été présentés. Ainsi, les instances concernant des questions de droit administratif ou de droit constitutionnel sont touchées par l'interdiction. On empêche le public de prendre connaissance des allégations particulières faites dans ces instances bien qu'elles puissent avoir des répercussions capitales sur la vie de tous les habitants de la province. L'interdiction énoncée au par. 30(2) est particulière à la province de l'Alberta.
La violation de l'al. 2b)
Il est certain que les dispositions des par. 30(1) et (2) de la Judicature Act de l'Alberta violent l'al. 2b) de la Charte. La Cour d'appel de l'Alberta l'a reconnu ainsi que le procureur général de l'Alberta devant cette Cour. La loi ne pourra être sauvegardée que si l'Alberta s'est acquittée de l'obligation qui lui incombe d'établir que l'article constitue une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte.
L'examen de l'article premier de la Charte
Pour constituer une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte, l'article contesté doit être conforme aux exigences établies dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Dans cet arrêt, le juge en chef Dickson, au nom de la majorité, a indiqué que la loi en question doit répondre à deux sortes de conditions pour satisfaire aux critères de l'article premier. Selon la première, l'objectif de la loi contestée qui tente d'apporter une restriction à un droit garanti par la Charte doit être "suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution" (p. 138). Citant l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, il a fait observer que la norme devait être sévère afin que les objectifs peu importants ne bénéficient pas de la protection de l'article premier. L'objectif doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles avant qu'on puisse le qualifier de suffisamment important pour supprimer un droit reconnu par la Charte. Deuxièmement, "les moyens choisis pour atteindre ces objectifs doivent être proportionnels ou appropriés à ces fins": R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, à la p. 768.
Pour ce qui est de la première condition, quels sont donc les objectifs de cette loi. Le procureur général de l'Alberta en a invoqué trois. Premièrement, on a dit que la loi, et particulièrement le par. 30(1), avait pour but de sauvegarder la morale publique. C'était certainement la raison principale de son adoption en 1935. Ce but doit cependant être examiné de nouveau en regard des normes actuelles et on ne peut plus dire que cet objectif demeure pertinent dans la société d'aujourd'hui. Si les allégations d'adultère et la mauvaise conduite des parties pouvaient faire scandale à l'époque de l'adoption de la loi, elles ne font plus sourciller personne aujourd'hui. Les feuilletons télévisés de la journée et les émissions présentées aux heures de grande écoute ainsi que les films et les revues traitent tous de façon colorée et dans le moindre détail des divers arrangements et combinaisons possibles en matière de relations humaines. C'est maintenant la réalité quotidienne de la société. Par comparaison, la preuve dans une affaire matrimoniale semble très édulcorée. On ne peut vraiment affirmer que les problèmes dont traitent les tribunaux dans les affaires matrimoniales portent tellement atteinte aux valeurs morales qu'il faudrait soustraire ces procédures au regard du public.
Le procureur général de l'Alberta a soutenu que le deuxième objet de la loi était d'assurer que ceux qui veulent porter des litiges matrimoniaux devant les tribunaux y aient accès. On a dit que si les gens savaient que leur cas serait publié dans la presse, ils hésiteraient peut‑être à faire valoir leurs droits devant les tribunaux. Mais aucune preuve n'a été produite à l'appui de la prétention qu'en l'absence du par. 30(1) les parties éventuelles à un litige renonceraient à aller devant les tribunaux. Les statistiques qui existent à cet égard indiquent d'ailleurs le contraire. Selon le rapport de Statistique Canada, Le mariage et le divorce: Examen de la situation au Canada (1988), pas moins de 28 p. 100 de tous les mariages, de 1984 à 1986, se sont terminés par un divorce comparativement à 19 p. 100 entre 1970 et 1972. Cela représente presque un tiers des mariages et le taux de divorce chez les jeunes couples est beaucoup plus élevé. De plus, le rapport conclut à la p. 10 que "Les taux de mariage, de divorce et de remariage des Canadiens sont relativement uniformes d'un océan à l'autre". Une comparaison historique est révélatrice. En 1984, le taux de divorce était 20 fois plus élevé qu'en 1935 et 40 fois plus élevé qu'en 1920: voir Statistique Canada, Divorce: La loi et la famille au Canada (1983), aux pp. 55 et 56, et Mariages et divorces: La statistique de l'état civil 1985 (1986), vol. II, à la p. 3. Les motifs invoqués à l'appui de ces ruptures sont également révélateurs. Les données les plus récentes et non publiées de Statistique Canada sur les motifs de divorce indiquent que pour la période du 1er décembre 1987 au 30 juin 1988, la séparation d'un an était invoquée dans 82,8 p. 100 des cas, l'adultère dans 5,4 p. 100, la cruauté physique dans 6,4 p. 100 et divers motifs combinés dans 5,4 p. 100 des cas. En fait plus de 90 p. 100 des divorces en Ontario qui étaient inscrits au rôle n'étaient pas contestés: voir "Reports on the Administration of Justice in Ontario on the Opening of the Courts for 1988" (1989), 23 L. Soc. Gaz. 4, à la p. 24.
La question de l'accès aux procédures judiciaires doit être examinée dans ce contexte d'un droit moderne de la famille qui a mis en {oe}uvre de nouveaux moyens pour aider les parties à résoudre leurs difficultés. Les statistiques indiquent en particulier que l'abandon du système fondé sur la faute en matière de divorce a éliminé en grande partie les traumatismes juridiques liés à la rupture du mariage. Compte tenu des statistiques, il est difficile d'accepter la prétention que l'accès aux procédures judiciaires est considérablement restreint par la crainte que la presse ne les rendent publiques. Il suffit de constater le grand nombre de demandes de divorce et de mesures accessoires présentées dans chaque province pour voir que les parties en litige se présentent en grand nombre devant les tribunaux des provinces où aucune interdiction n'est imposée à la presse. Rien n'indique donc que les gens ne cherchent pas à faire valoir leurs droits en matière matrimoniale. De plus, il ressort clairement que l'adultère n'est pas le motif principal invoqué à l'appui d'une demande de divorce.
Troisièmement, on a prétendu que la loi avait pour but de protéger la vie privée des personnes. Cet aspect ou but de la loi se rapporte effectivement à une préoccupation urgente et réelle dans une société libre et démocratique. Notre société valorise la vie privée et lui accorde protection. Notre Cour, à plusieurs reprises, a souligné l'importance de la vie privée en droit canadien. Voir les arrêts Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, précité; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pp. 159 et 160; R. c. Amway Corp., [1989] 1 R.C.S. 21, à la p. 40, et R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, aux pp. 427 et 428. Cet élément revêt une telle importance qu'on peut dire que le par. 30(1) répond à la première des deux conditions énoncées dans l'arrêt R. c. Oakes, précité.
Quant au par. 30(2), le procureur général de l'Alberta a soutenu qu'il comportait un double objet: assurer le droit à un procès équitable et protéger la réputation et la vie privée. Aux fins des présents motifs, je vais tenir pour acquis que le par. 30(2) répond également à la première condition et que les deux objectifs, la garantie d'un procès équitable et la protection du droit à la vie privée, en ce qui concerne les documents préparatoires au procès, constituent des objectifs suffisamment urgents et réels qui justifient d'écarter la liberté d'expression.
Lorsqu'il a été démontré que l'objectif était suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier (l'Alberta en l'espèce) doit établir que les moyens choisis sont raisonnables et justifiables pour être conformes au critère de proportionnalité établi dans l'arrêt Oakes, précité.
Dans l'arrêt R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3, à la p. 20, le juge en chef Dickson a souligné que le critère de proportionnalité comporte trois éléments:
. . . les mesures doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif du texte législatif et avoir un lien rationnel avec l'objectif. Deuxièmement, la mesure doit porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté. Enfin, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures contestées sur le droit garanti et la réalisation de l'objectif.
L'article 30 ne porte pas le moins possible atteinte au droit à la liberté d'expression et il n'y a pas proportionnalité entre l'effet de la mesure contestée sur le droit garanti et la réalisation de l'objectif. Les paragraphes 30(1) et (2) vont l'un et l'autre beaucoup plus loin que ce qui est nécessaire à la protection de la vie privée des personnes visées dans les procédures. Leur effet néfaste a été souligné.
Par exemple, on constate que si un journal décidait de publier une histoire, tout en évitant scrupuleusement de révéler l'identité des parties et des témoins, mais analysait de façon générale le genre de preuve produite en matière matrimoniale, le journal contreviendrait au par. 30(1) et serait passible d'une amende même si aucun intérêt privé n'avait été touché. De même, si un journal décidait de commenter la conduite ou les remarques d'un juge ou d'un avocat pendant l'audience, le journal agirait alors en contravention avec l'article même si ce n'est pas porter atteinte à la vie privée. Les exceptions prévues au par. 30(1) ne permettent pas de faire un compte rendu approprié de l'instance et on ne peut affirmer qu'elles portent le moins possible atteinte au droit à la liberté d'expression.
On ne peut affirmer non plus qu'il y a la proportionnalité requise entre les dispositions excessivement sévères du par. 30(1) et le droit important de rendre librement compte des procédures judiciaires. Dans la société d'aujourd'hui, ce sont les comptes rendus de la presse qui font que les tribunaux sont accessibles au public. Le principe que les tribunaux doivent fonctionner publiquement est fondamental dans notre système judiciaire. Le droit du public de savoir est incontestable. L'interdiction de publier que contient l'art. 30 porte très gravement atteinte à la liberté d'expression et altère considérablement la transparence des tribunaux. Des mesures beaucoup moins radicales pourraient facilement protéger la vie privée des témoins ou des enfants. Par exemple, le juge du procès pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire et interdire toute publicité ou tenir des audiences à huis‑clos dans les rares circonstances qui l'exigent pour protéger la vie privée des parties, de leurs enfants ou des témoins.
La liberté d'expression et l'accès du public aux tribunaux par l'intermédiaire des comptes rendus de la presse sur la preuve, les arguments et la conduite des juges et des officiers de justice sont d'une telle importance prépondérante que toute atteinte doit être minimale.
On ne peut affirmer que le par. 30(1) porte le moins possible atteinte au droit fondamentalement important à la liberté d'expression surtout lorsqu'il s'agit d'informer le public des procédures judiciaires. Il n'est pas conforme non plus au critère de proportionnalité entre l'effet de la mesure et la réalisation des objectifs.
L'avocat du procureur général de l'Alberta a soutenu que les exceptions prévues au par. 30(1) permettent de publier suffisamment de détails et que l'interdiction de publier est donc minimale. À l'appui de sa thèse, il a beaucoup insisté sur l'arrêt de notre Cour Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122, particulièrement sur cet extrait des motifs du juge Lamer qui s'exprimait au nom de la Cour, à la p. 132:
De toute évidence, comme la crainte de la publication est l'un des facteurs qui influent sur la dénonciation d'agressions sexuelles, la certitude de la non‑publication qu'on peut avoir au moment où l'on décide de dénoncer le crime joue un rôle primordial dans cette décision. Cela étant, une disposition accordant au juge un pouvoir discrétionnaire de décider s'il imposera ou non l'interdiction de publication se révélerait inefficace puisqu'elle priverait la victime de cette certitude. À supposer qu'il y eût une atteinte moins grave à la liberté de la presse si la disposition contestée ne conférait qu'un pouvoir discrétionnaire, il est évident, selon moi, qu'une mesure à cet effet contrarierait toutefois l'objectif visé par le législateur. [Souligné dans l'original.]
Le juge Lamer a cependant pris soin de souligner que dans ces circonstances l'interdiction constituait une atteinte minimale à la liberté d'expression. Il a dit, à la p. 133:
En effet, le paragraphe ne s'applique qu'aux agressions sexuelles, il restreint la publication de faits révélant l'identité du plaignant et, loin de prévoir une interdiction générale, elle se limite aux cas où le plaignant ou le poursuivant demande une ordonnance ou à ceux dans lesquels la cour juge nécessaire de le faire. Rien n'empêche les médias d'assister à l'audience et de relater les faits de l'affaire ainsi que le déroulement du procès. Les seuls renseignements cachés au public sont ceux qui risqueraient de révéler l'identité du plaignant.
En l'espèce, la restriction est beaucoup plus étendue. Comme je l'ai déjà souligné, l'interdiction de publier est large et a un effet très extensif. Dans les circonstances, l'arrêt Canadian Newspapers peut être distingué de l'espèce et son raisonnement ne s'applique pas à l'art. 30 de la Judicature Act.
Le procureur général de la province de l'Alberta a également fait remarquer que le libellé du par. 30(1) de la loi albertaine était presque identique à l'al. 166(1)b) du Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46. Il trouvait un appui dans le fait que deux ressorts, le Canada comme la province, avaient adopté une telle loi. Il est cependant intéressant de souligner qu'il n'existe aucune décision publiée qui traite de cet article du Code criminel. Je ne crois pas d'ailleurs que cet argument appuie sa thèse. L'absence de décision relative à cet article du Code indique peut‑être que ses dispositions sont tombées en désuétude ou qu'il n'a jamais été nécessaire ni approprié de les appliquer. Cela constitue peut‑être tout au plus un exemple judicieux de l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite.
L'avocat du procureur général de l'Alberta a soutenu que le par. 30(2) était nécessaire pour assurer le caractère équitable des procès et protéger la vie privée des gens. Il se peut fort bien qu'en certaines circonstances ces considérations obligent le tribunal à veiller à ce que certaines parties des documents produits dans une instance ne soient pas publiées. La disposition est néanmoins beaucoup trop large. La loi interdit la publication de documents judiciaires qui pourraient être d'un grand intérêt public et empêche le public de prendre connaissance de multiples questions dont la discussion devrait être encouragée. Par exemple, les actions concernant les organismes gouvernementaux, les commissions et tribunaux administratifs devraient susciter beaucoup plus l'intérêt du public que la plupart des litiges entre particuliers. Même dans le cas des litiges privés, le public peut être intéressé à connaître les arguments invoqués dans certaines actions, telles des actions concernant le congédiement illégal ou les dommages à la personne. Les détails de ces recours ne peuvent cependant pas être publiés. Le paragraphe 30(2) est trop large et répressif.
Lorsque la Cour d'appel de l'Alberta a analysé le par. 30(2), elle s'est appuyée sur l'arrêt Sunday Times de la Chambre des lords qui a connu une longue histoire judiciaire. Les juges de première instance avaient accordé l'injonction contre la publication, [1973] Q.B. 710 (Div. Ct.) La Cour d'appel, dont les motifs ont été rédigés par le maître des rôles lord Denning a annulé l'injonction, [1973] 1 All E.R. 815 (C.A.) La Chambre des lords a rétabli l'injonction, [1974] A.C. 273. L'affaire a ensuite été portée devant la Cour européenne des Droits de l'Homme (arrêt du 26 avril 1979, série A no 30), qui a infirmé l'arrêt de la Chambre des lords. Voici ce que la cour, à la majorité, a dit aux pp. 41 et 42:
La catastrophe de la thalidomide préoccupait sans conteste le public. Elle soulevait le point de savoir si la puissante société qui avait distribué ce produit pharmaceutique avait engagé sa responsabilité, juridique ou morale, envers des centaines d'individus vivant une horrible tragédie personnelle ou si les victimes ne pouvaient exiger ou espérer une indemnité que de la collectivité tout entière; elle posait des questions fondamentales de prévention et réparation des dommages résultant de découvertes scientifiques et obligeait à reconsidérer beaucoup d'aspects du droit en vigueur dans ces matières.
L'article 10, la Cour l'a déjà noté, garantit non seulement à la presse la liberté d'informer le public, mais aussi à ce dernier le droit à des informations adéquates.
En l'espèce les familles de nombreuses victimes du désastre, ignorantes des difficultés juridiques qui surgissaient, avaient un intérêt fondamental à connaître chacun des faits sous‑jacents et les diverses solutions possibles. Elles ne pouvaient être privées de ces renseignements, pour elles d'importance capitale, que s'il apparaissait en toute certitude que leur diffusion aurait menacé l'«autorité du pouvoir judiciaire».
La pertinence de ces propos dans l'examen du par. 30(2) devrait dicter la décision à rendre.
En outre, il n'est pas sans importance de souligner que l'interdiction prévue au par. 30(2) de la loi albertaine est particulière à cette province. Aucune autre juridiction canadienne n'a jugé nécessaire d'imposer pareille restriction.
De plus, il est évident qu'en vue de garantir un procès équitable et de protéger la vie privée des particuliers, la cour peut toujours utiliser son pouvoir de surveillance à l'égard de ses dossiers et accorder des ordonnances restrictives dans les cas appropriés.
Pour les motifs qui précèdent, je dois conclure que le par. 30(2) ne porte pas le moins possible atteinte au droit fondamentalement important à la liberté d'expression, surtout lorsqu'il s'agit d'informer le public sur les procédures judiciaires en instance. Il ne correspond pas non plus à la proportionnalité requise entre l'effet de la mesure et la réalisation des objectifs.
Résumé
Je reconnais que la restriction qu'impose la loi contestée n'a pas à être la meilleure possible ni la moins envahissante possible. Elle doit néanmoins être raisonnable. Le critère de proportionnalité varie selon les circonstances de chaque cas présenté à la Cour. En l'espèce, la loi contestée n'est pas comparable à celle qui fixe l'âge des enfants auxquels la publicité peut être destinée, comme dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927. Il ne s'agit pas non plus d'une loi qui fixe le nombre maximal d'employés qu'un établissement peut compter pour être exempté des règles de fermeture le dimanche, comme dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., précité. Au contraire, en l'espèce, la Cour doit soupeser les intérêts de l'ensemble de la société dans la liberté d'expression et le droit du public d'être informé des procédures judiciaires en regard des interdictions prévues aux par. 30(1) et (2) de la loi albertaine concernant la publication. À mon avis, il ressort clairement que la loi contestée n'a pas été conçue avec soin pour atteindre l'objectif de protéger la vie privée et qu'elle ne porte pas le moins possible atteinte aux droits et libertés visés qui sont d'une importance vitale. Les paragraphes 30(1) et (2) ne peuvent être sauvegardés par l'article premier de la Charte.
L'article 15 de la Charte
L'appelant a soutenu que la législation portait atteinte à l'art. 15 de la Charte parce que la presse était le seul média visé par l'interdiction d'imprimer et de publier, et passible d'amendes. Parce que la loi porte atteinte à l'al. 2b), ce qui n'est pas contesté, et parce que j'ai conclu qu'elle ne peut être justifiée en vertu de l'article premier de la Charte, il n'est pas nécessaire d'examiner cet argument.
Dispositif
Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi avec dépens et de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:
1.L'article 30 de la Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1, porte‑t‑il atteinte au droit à la liberté d'expression garanti par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Oui.
2.Si la réponse à la première question est affirmative, l'art. 30 de la Judicature Act est‑il justifié aux termes de l'article premier de la Charte?
Réponse: Non.
3.L'article 30 de la Judicature Act porte‑t‑il atteinte au droit à l'égalité garanti par l'art. 15 de la Charte?
Réponse: Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.
4.Si la réponse à la troisième question est affirmative, l'art. 30 de la Judicature Act est‑il justifié aux termes de l'article premier de la Charte?
Réponse: Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.
Version française des motifs rendus par
//Le juge Wilson//
LE JUGE WILSON ‑‑ J'ai eu l'avantage de lire les motifs de mes collègues les juges La Forest et Cory et je partage leur conclusion en ce qui concerne le par. 30(2) de la Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1. En ce qui concerne le par. 30(1) de la loi, j'arrive à la même conclusion que le juge Cory bien que pour des motifs quelque peu différents.
1. Méthode d'application de la Charte
À mon avis, ce pourvoi soulève une question importante concernant la manière d'appliquer la Charte canadienne des droits et libertés à des cas individuels et, parce que mes raisons de conclure à l'inconstitutionnalité du par. 30(1) de la Judicature Act de l'Alberta correspondent à l'une des deux méthodes possibles d'application de la Charte, j'estime approprié de dire au départ quelques mots sur ces différentes démarches.
Des deux façons possibles d'aborder l'application de la Charte, on peut décrire la première comme la méthode abstraite et l'autre comme la méthode contextuelle. Bien que les modes d'application, c'est‑à‑dire les étapes analytiques à suivre, soient identiques dans chacune, la méthode retenue peut avoir une influence sur le résultat du processus d'équilibrage requis en vertu de l'article premier.
Dans chacune des méthodes, il est nécessaire de préciser la valeur sous‑jacente que vise à protéger le droit auquel il aurait été porté atteinte. C'est par une interprétation en fonction de l'objet des droits reconnus dans la Charte qu'on y parvient. Il est également nécessaire dans chacune des méthodes de préciser l'objectif législatif recherché par la loi contestée. C'est en déterminant l'intention du législateur dans l'adoption de la loi en question qu'on y parvient. Lorsque la valeur sous‑jacente et l'objectif législatif ont été identifiés et qu'il est clair que l'objectif législatif ne peut être réalisé sans atteinte au droit, il faut alors déterminer si la loi contestée constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Il me semble que, selon la méthode abstraite, la valeur sous‑jacente que vise à protéger l'al. 2b) de la Charte est définie de manière générale comme l'a fait mon collègue le juge Cory. Il constate que la liberté d'expression a joué un rôle fondamental dans l'évolution historique de nos institutions politiques, sociales et éducatives au Canada. Il souligne la gravité de toute restriction à la libre circulation des idées et des opinions dans une société de type démocratique et il conclut qu'il est difficile d'imaginer un droit plus important dans une démocratie que la liberté d'expression.
Je ne suis pas en désaccord avec mon collègue que la liberté d'expression joue ce rôle vital dans un régime démocratique. Le problème tient à ce que les valeurs en conflit dans le contexte de l'espèce sont le droit des parties à la protection de leur vie privée dans les instances matrimoniales et le droit du public à la publicité du processus judiciaire. Les deux droits ne peuvent être respectés intégralement. L'un doit céder le pas devant les exigences de l'autre. Je me demande donc si une méthode contextuelle, pour trouver un équilibre entre le droit à la vie privée et la liberté de la presse en vertu de l'article premier, n'est pas plus appropriée qu'une méthode qui évalue de façon abstraite et générale l'importance relative de valeurs en conflit.
Il est intéressant de souligner à cet égard que le juge La Forest est tout à fait d'accord avec le juge Cory quant à l'importance de la liberté d'expression dans l'abstrait. Il reconnaît qu'elle est fondamentale dans une société démocratique. Toutefois, à son avis, le litige en l'espèce est de savoir si la publicité du processus judiciaire devrait prévaloir sur le droit des parties à la protection de leur vie privée. En d'autres termes, bien qu'il ne conteste pas les valeurs protégées par l'al. 2b) et identifiées par le juge Cory, il adopte une méthode contextuelle pour définir le conflit dans cette affaire particulière. Indépendamment de l'importance considérable de la liberté d'expression dans un contexte politique, il estime que dans le contexte de cette affaire celle‑ci doit céder devant le droit des parties à la protection de leur vie privée. À son avis, la loi contestée est donc une limite raisonnable à la liberté de la presse. Le juge Cory parvient à la conclusion inverse et il faut se demander si la différence dans les conclusions peut dépendre de la méthode retenue pour évaluer l'importance des valeurs en conflit.
Une chose semble claire et c'est qu'il ne faut pas évaluer une valeur selon la méthode générale et l'autre valeur en conflit avec elle selon la méthode contextuelle. Agir ainsi pourrait fort bien revenir à préjuger de l'issue du litige en donnant à la valeur examinée de manière générale plus d'importance que ne l'exige le contexte de l'affaire. Il me semble qu'il ne faut pas non plus évaluer un droit privé, c'est‑à‑dire le droit de la partie x à sa vie privée, par rapport à un droit public, celui du public à la publicité du processus judiciaire. Les deux droits doivent être considérés comme des intérêts publics, en l'espèce l'intérêt public à la protection de la vie privée de l'ensemble des parties aux affaires matrimoniales par rapport à l'intérêt public à la publicité du processus judiciaire.
Il me semble que les opinions des juges de la majorité et de la minorité dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, ont été fortement influencées par les différentes méthodes retenues par les membres de la Cour à l'égard de la liberté d'association reconnue à l'al. 2d) de la Charte. Dans sa dissidence, le juge en chef Dickson a clairement appliqué à la question alors en litige une méthode fondée à la fois sur l'objet et sur le contexte. Il s'est demandé quel était l'objet de la liberté d'association dans le contexte des relations de travail. Pourquoi les travailleurs s'associent‑ils pour former des syndicats? Quel était le but et l'objet? Il a affirmé, aux pp. 365 et 366:
La liberté d'association est on ne peut plus essentielle dans les circonstances où l'individu risque d'être lésé par les actions de quelque entité plus importante et plus puissante comme le gouvernement ou un employeur. L'association a toujours été le moyen par lequel les minorités politiques, culturelles et raciales, les groupes religieux et les travailleurs ont tenté d'atteindre leurs buts et de réaliser leurs aspirations; elle a permis à ceux qui, par ailleurs, auraient été vulnérables et inefficaces de faire face, à armes plus égales, à la puissance et à la force de ceux avec qui leurs intérêts interagissaient et, peut‑être même, entraient en conflit.
Et encore, à la p. 368:
L'association a toujours joué un rôle vital dans la protection des besoins et des intérêts essentiels des travailleurs. Au cours de l'histoire, les travailleurs se sont associés pour surmonter leur vulnérabilité individuelle face à l'employeur. La capacité de négocier collectivement a depuis longtemps été reconnue comme l'une des fonctions intégrantes et premières des associations de travailleurs. Certes les syndicats ont aussi d'autres fonctions importantes sur les plans social, politique et charitable, mais la négociation collective demeure essentielle à la capacité de chaque salarié, à titre individuel, de participer au processus qui leur assurera des salaires justes, la santé et la sécurité ainsi que des conditions de travail humaines et équitables.
Le Juge en chef a conclu que le processus de négociation collective bénéficiait de la protection constitutionnelle de l'al. 2d).
Cependant, pour les juges de la majorité, la question était de savoir si les activités associatives en général bénéficiaient de la protection constitutionnelle de l'al. 2d) et non pas si le type particulier d'activités associatives en litige devant la Cour bénéficiait de la protection de l'alinéa. Le juge Le Dain écrit, aux pp. 390 et 391:
En examinant le sens qu'il faut donner à l'expression liberté d'association que l'on trouve à l'al. 2d) de la Charte, il est essentiel de garder à l'esprit que cette notion doit viser toute une gamme d'associations ou d'organisations de nature politique, religieuse, sociale ou économique, ayant des objectifs très variés, de même que les activités qui permettent de poursuivre ces objectifs. C'est dans cette perspective plus large et non simplement en fonction des prétendues exigences d'un syndicat, si importantes soient‑elles, que l'on doit examiner l'incidence de l'extension d'une garantie constitutionnelle, qui se présente sous la forme du concept de la liberté d'association, au droit d'exercer une certaine activité pour le motif qu'elle est essentielle si l'on veut qu'une association ait une existence significative.
Puisque les activités d'un club de golf ou de curling ne méritaient certainement pas une protection constitutionnelle, les juges de la majorité ont clairement répondu non à la question qu'ils s'étaient posée. Les activités associatives en général n'étaient pas protégées. De même, le processus de négociation collective entrepris par les syndicats n'était pas protégé.
Il me semble qu'une qualité de la méthode contextuelle est de reconnaître qu'une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte. Par exemple, il se peut que la liberté d'expression ait une importance plus grande dans un contexte politique que dans le contexte de la divulgation des détails d'une affaire matrimoniale. La méthode contextuelle tente de mettre clairement en évidence l'aspect du droit ou de la liberté qui est véritablement en cause dans l'instance ainsi que les aspects pertinents des valeurs qui entrent en conflit avec ce droit ou cette liberté. Elle semble mieux saisir la réalité du litige soulevé par les faits particuliers et être donc plus propice à la recherche d'un compromis juste et équitable entre les deux valeurs en conflit en vertu de l'article premier.
J'estime qu'un droit ou une liberté peuvent avoir des significations différentes dans des contextes différents. Par exemple, la sécurité de la personne peut signifier une chose lorsqu'elle porte sur la question de la surpopulation dans les prisons et une autre, très différente, lorsqu'elle porte sur la question des fumées nocives des usines. Il semble tout à fait probable que la valeur à y attacher dans différents contextes aux fins de la recherche d'un équilibre en vertu de l'article premier soit également différente. C'est pour cette raison que je crois que l'importance du droit ou de la liberté doit être évaluée en fonction du contexte plutôt que dans l'abstrait et que son objet doit être déterminé en fonction du contexte. Cette étape franchie, le droit ou la liberté doit alors, en conformité avec les arrêts de notre Cour, recevoir une interprétation généreuse qui vise à atteindre cet objet et à assurer à l'individu la pleine protection de la garantie.
2. Les textes législatifs
J'examine maintenant les dispositions législatives contestées et je les reproduis ici par souci de commodité:
[TRADUCTION] 30(1) Il est interdit en Alberta d'imprimer ou de publier ou de faire imprimer ou publier des renseignements ou détails relatifs à une procédure judiciaire de nature civile prise dans la province concernant la dissolution de mariage, l'annulation de mariage, la séparation judiciaire ou la restitution de droits conjugaux, ou relatifs à un mariage, ou à une décision judiciaire s'y rapportant, ou tout détail autre que:
a) les noms, adresses et occupations des parties ou des témoins;
b) un exposé concis des accusations, défenses et contre‑accusations à l'appui desquelles des témoignages ont été recueillis;
c) les arguments sur un point de droit soulevé au cours de la procédure et la décision du tribunal à cet égard;
d) les directives du juge, la décision du jury, le cas échéant, et le jugement du tribunal ainsi que les observations faites par le juge en rendant jugement.
. . .
(3) Le présent article ne s'applique pas:
a) à l'impression des actes de procédure, des transcriptions de preuve ou de tout autre document destiné à être utilisé dans une procédure judiciaire;
b) à la transmission des actes de procédure, des transcriptions de preuve ou de tout autre document destiné à être utilisé par les personnes concernées dans une procédure judiciaire;
c) à l'impression ou à la publication d'un avis ou d'un rapport en application d'une décision d'un tribunal compétent;
d) à l'impression ou à la publication d'une décision
i) soit dans un volume ou une partie d'une série authentique de rapports judiciaires qui n'appartient à aucune autre publication et consiste exclusivement en rapports de procédures devant les tribunaux,
ii) soit dans une publication d'un caractère technique authentiquement destinée à circuler parmi les gens de loi ou les médecins. [Je souligne.]
Je signale au départ que mes collègues sont parvenus à des conclusions différentes quant à l'effet de ces dispositions. Suivant l'interprétation du juge Cory, elles interdisent la publication de toute preuve présentée dans une affaire matrimoniale ainsi que des remarques faites par les avocats et le juge. Le juge La Forest affirme par ailleurs que "l'interdiction énoncée au par. 30(1) vise uniquement les détails de preuve présentée dans des affaires matrimoniales, ou des affaires de cette nature, dans lesquelles des personnes sont tenues de révéler les aspects les plus intimes de leur vie" (p. 000). Je partage l'interprétation du juge Cory. Je pense que la loi apporte de fortes restrictions à la publication de ce qui se passe dans une salle d'audience. Les alinéas 30(1)b) et c) interdisent à la presse de publier les détails de la preuve présentée au procès et l'al. 30(1)d) empêche la presse de rapporter les remarques que le juge peut faire, à l'exception de ses directives.
3. La publicité du processus judiciaire
Il ne fait pas de doute que la restriction de la liberté de la presse de publier les causes portées devant les tribunaux est contraire à l'importance traditionnellement accordée dans notre système de justice à la publicité du processus judiciaire. On a invoqué plusieurs raisons à l'appui de l'importance de ce processus public. La raison invoquée le plus souvent, et certainement la plus enracinée dans notre histoire juridique, fait ressortir l'importance d'un débat public pour le processus de présentation de la preuve. Comme le signale le juge Cory, Blackstone a souligné que l'interrogatoire des témoins en public [TRADUCTION] "en présence de tous" est plus propice à la recherche de la vérité que des interrogatoires secrets: voir Blackstone, Commentaries on the Laws of England (1768), vol. III, chap. 23, à la p. 373. Plus tard, Jeremy Bentham dans son ouvrage Rationale of Judicial Evidence (1827), vol. 1, explique, à la p. 522, que:
[TRADUCTION] Les avantages de la publicité ne sont ni négligeables ni obscurs. De la nature d'une garantie, elle agit d'abord sur le déposant et, de façon tout aussi importante [. . .] sur le juge.
Wigmore a beaucoup écrit sur le besoin de publicité dans les procédures judiciaires (Wigmore, Evidence, vol. 6 (Chadbourn rev. 1976), {SS} 1834) et a souligné (aux pp. 435 et 436) que:
[TRADUCTION] Son effet dans l'amélioration de la qualité des témoignages est double. Subjectivement, elle suscite dans l'esprit du témoin une incitation à ne pas mentir; d'abord, en stimulant le sens instinctif de sa responsabilité envers l'opinion publique, symbolisée par l'auditoire prêt à mépriser un menteur reconnu; et ensuite, en éveillant la peur de la révélation ultérieure de ses mensonges, dénoncés par des personnes renseignées qui, par hasard, peuvent être présentes ou entendre parler du témoignage par d'autres personnes qui assistent à l'audience. Objectivement, elle assure la présence de personnes susceptibles de témoigner ou de contredire les témoignages erronés et dont les parties pouvaient ne pas savoir à l'avance qu'ils possédaient des renseignements.
L'effet de cette dernière raison trouvait beaucoup d'exemples car il était courant autrefois en Angleterre de passer le temps, dans toutes les classes de la société, en assistant à des audiences [. . .] Aujourd'hui, on obtient le même résultat, sur lequel on compte beaucoup, par la publicité que les journaux accordent aux débats judiciaires et qui sert souvent de moyen d'obtenir des témoignages utiles. [En italique dans l'original.]
Plus récemment, la Cour suprême des États‑Unis s'est penchée sur ces considérations dans une série d'arrêts en matière criminelle. Par exemple, dans l'arrêt Gannett Co. v. DePasquale, 443 U.S. 368 (1979), le juge Blackmun fait un historique détaillé, depuis ses origines, de l'exigence de la publicité des procès et souligne qu'il est largement démontré que le procès tenu publiquement, qui a vu le jour avant d'autres droits procéduraux maintenant accordés automatiquement aux accusés, était perçu comme un moyen de servir des intérêts sociaux importants relatifs à l'intégrité de la procédure judiciaire, indépendamment des intérêts des plaideurs. Il a souligné, à la p. 427, qu'il n'y a aucune raison de croire que cette exigence n'est pas tout aussi importante aujourd'hui:
[TRADUCTION] Les tribunaux et les spécialistes de la common law voyaient la tradition de la publicité du procès comme un moyen de protéger l'intégrité du procès et de se prémunir contre toute partialité de la part du tribunal. La publicité du procès sert généralement les mêmes fins aujourd'hui.
Dans l'arrêt Richmond Newspapers, Inc. v. Virginia, 448 U.S. 555 (1980), la Cour suprême des États‑Unis a souligné encore une fois l'importance de la publicité pour préserver l'intégrité du processus de présentation de la preuve. Déclarant que le droit de la presse de pouvoir faire état de ce qui se passe devant le tribunal est protégé par les Premier et Quatorzième amendements de la Constitution des États‑Unis, le juge en chef Burger a souligné, aux pp. 572 et 573, que:
[TRADUCTION] Au lieu d'obtenir des renseignements sur les procès en y assistant directement comme observateur ou en écoutant le récit de ceux qui y ont assisté, les gens les obtiennent maintenant essentiellement par les médias écrits et électroniques. En un sens, cela confirme la prétention des médias qu'ils agissent comme suppléants du public. Bien que les représentants des médias possèdent le même droit d'accès que le public, on leur réserve souvent des sièges particuliers et une priorité d'accès pour qu'ils puissent faire le compte rendu de ce que l'assistance a vu et entendu . . .
Ce point est important et sert à nous rappeler que tout préjudice pouvant découler de la restriction du pouvoir de la presse de faire le compte rendu de ce qui se passe devant le tribunal ne peut facilement être rationalisé ou minimisé par l'affirmation que, même si la presse est assujettie à des restrictions, le public est toujours libre d'assister au procès. Comme le juge en chef Burger l'a si bien souligné, les médias sont les "suppléants du public".
Une autre raison de permettre à la presse de présenter des comptes rendus complets de ce qui se passe devant le tribunal est qu'un procès public est plus susceptible d'assurer que le juge et le jury se conduiront correctement de façon à inspirer aux plaideurs la confiance que les procédures suivies et les résultats obtenus seront équitables. En matière criminelle, l'importance d'un juge et d'un jury impartiaux est claire et les tribunaux ont souligné à plusieurs reprises que la tenue d'un procès public force le juge et le jury à agir de façon responsable: voir Gannett v. DePasquale, précité, à la p. 380, le juge Stewart; Richmond Newspapers, précité, à la p. 593, les juges Brennan et Marshall; et Press‑Enterprise Co. v. Superior Court of California, 478 U.S. 1 (1986), aux pp. 8 à 9, le juge en chef Burger. Ce point n'est évidemment pas restreint aux procès criminels. Nous savons tous que les juges qui siègent en matière matrimoniale manifestent parfois, à l'égard des relations matrimoniales, des attitudes dépassées qui peuvent influencer leurs décisions. Il est essentiel que la presse puisse publier des déclarations de cette nature faites par un juge au cours des procédures. C'est la seule façon dont le public peut être assuré que la magistrature est capable de surmonter ses propres préjugés sociaux et qu'elle peut, dans son rôle, refléter les valeurs de la société.
Ainsi, non seulement un procès public est‑il plus susceptible d'être un procès équitable, mais il est également perçu comme tel et contribue ainsi d'une façon significative à la confiance du public dans le fonctionnement des tribunaux. Comme Bentham l'a souligné dans son ouvrage Treatise on Judicial Evidence (1825), à la p. 69:
[TRADUCTION] Les effets de la publicité prennent leur importance maximale lorsqu'ils sont considérés par rapport aux juges; soit parce qu'ils assurent leur intégrité, soit parce qu'ils suscitent la confiance du public en leurs jugements. [En italique dans l'original.]
Il convient également de souligner que la publicité du processus judiciaire comporte un aspect éducatif important. Cela permet aux citoyens de comprendre le fonctionnement des tribunaux et comment ils sont touchés par ce qui se passe devant le tribunal. Bentham reconnaît l'importance de la publicité parce qu'elle favorise la discussion publique des affaires judiciaires, Treatise on Judicial Evidence, op. cit., à la p. 68, et Wigmore a souligné dans son ouvrage Evidence, op. cit., {SS} 1834, à la p. 438, que [TRADUCTION] "l'aspect éducatif de la présence du public est un avantage important. Non seulement accroît‑il le respect du droit et la bonne compréhension des méthodes du gouvernement, mais la publicité suscite une grande confiance dans les recours judiciaires, confiance que ne pourrait inspirer un système fondé sur le secret". Le juge Dickson, maintenant Juge en chef, nous en a rappelé l'importance lorsque, au nom de la majorité, dans l'arrêt Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S 175, il dit, à la p. 185:
Cela encourage la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l'administration de la justice. En règle générale, la susceptibilité des personnes en cause ne justifie pas qu'on exclue le public des procédures judiciaires. [Je souligne.]
En résumé, l'intérêt du public dans la tenue de procès publics et dans la capacité de la presse de présenter des comptes rendus complets de ce qui se passe en salle d'audience tire son origine du besoin (1) de conserver un processus efficace de présentation de la preuve; (2) d'avoir une magistrature et des jurys qui agissent équitablement et qui soient réceptifs aux valeurs de la société; (3) de favoriser le sentiment partagé que nos tribunaux fonctionnent avec intégrité et rendent justice; et (4) de toujours permettre à la société de comprendre le fonctionnement du système judiciaire et comment l'application quotidienne du droit par les tribunaux les touche.
Mais en plus de l'intérêt du public en général dans un processus judiciaire public, il peut y avoir des arguments impérieux en sa faveur qui concernent les intérêts de l'ensemble des plaideurs. Beaucoup d'entre eux se sentent dédommagés moralement par la révélation publique des injustices qu'ils estiment avoir subies seuls et sans aucun secours de la société. En effet, c'est peut‑être la première fois qu'un conjoint peut parler ouvertement d'événements qui se sont déroulés dans l'intimité du domicile. Ils peuvent se sentir réconfortés par l'appui public que leur donne le système contre des humiliations qu'ils ont subies en privé. Je ne veux certainement pas dire en cela que dans tous les couples qui connaissent des difficultés il y aura toujours un conjoint qui souhaite raconter sa version de l'histoire au public. Mais nous ne pouvons ignorer le fait que pour tout plaideur inquiet des répercussions néfastes de la publicité sur sa réputation dans la collectivité il peut y en avoir un autre tout aussi désireux de se justifier publiquement et d'obtenir l'appui de la collectivité.
Pour tous ces motifs, il me semble qu'il faudrait des raisons très sérieuses pour justifier des atteintes à la publicité du processus judiciaire. Les arguments en faveur du droit de la presse de rapporter les détails de procédures judiciaires sont solides. Les restrictions apportées à ce droit portent clairement atteinte à l'al. 2b) de la Charte. Il est donc nécessaire de déterminer si le par. 30(1) peut être justifié comme une limite raisonnable en vertu de l'article premier.
4. Le droit à la vie privée
Je partage l'avis du juge La Forest que l'objet de la loi est d'offrir une certaine mesure de protection à la vie privée des parties. Mais j'estime qu'il est important d'identifier l'aspect de cette notion large de vie privée qui est réellement visé par la loi contestée. Encore une fois, la méthode contextuelle semble appropriée.
La vie privée en tant que valeur méritant d'être protégée en droit n'est évidemment pas nouvelle. Elle a traditionnellement bénéficié d'une protection dans le droit des délits par des recours fondés notamment sur l'intrusion, les voies de fait et la diffamation. Certains ont laissé entendre qu'à la base de ces délits apparemment distincts se trouve la notion unique d'un rapport entre la vie privée et la dignité humaine: voir S. D. Warren et L. D. Brandeis, "The Right to Privacy" (1890), 4 Harv. L. Rev. 193; E. J. Bloustein, "Privacy as an Aspect of Human Dignity: An Answer to Dean Prosser" (1964), 39 N.Y.U. L. Rev. 962; et S. Stoljar, "A Re‑examination of Privacy" (1984), 6, 4 Legal Studies 67. Tous ne partagent pas cet avis: voir W. L. Prosser, "Privacy" (1960), 48 Calif. L. Rev. 383. Des philosophes du droit et de la politique ont engagé de longs débats sur la valeur de la vie privée. Par exemple, Charles Fried estimait que la capacité de contrôler la nature des renseignements personnels transmis aux autres se [TRADUCTION] "rapporte aux fins et aux relations les plus fondamentales: le respect, l'amour, l'amitié et la confiance": voir C. Fried, "Privacy" (1968), 77 Yale L. J. 475, à la p. 477; et dans le même sens, voir H. Gross, "The Concept of Privacy" (1967), 42 N.Y.U. L. Rev. 34. Il convient cependant de souligner que même les plus ardents défenseurs de l'importance d'un droit à la vie privée n'affirment pas qu'il s'agit d'un droit absolu. En effet, Warren et Brandeis ont reconnu que le droit à la vie privée peut parfois devoir céder devant les impératifs du [TRADUCTION] "bien‑être public ou de la justice privée": voir Warren et Brandeis, loc. cit., à la p. 214, et Fried affirme que [TRADUCTION] "dans des situations concrètes et dans la société réelle, le contrôle des renseignements personnels, comme le contrôle sur la sécurité physique ou sur les biens, ne peut être que relatif et non absolu": voir Fried, loc. cit., à la p. 486.
Notre Cour a récemment examiné le droit à la vie privée dans des affaires portant sur la perquisition des biens d'une personne sans son consentement (voir Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59) et sur la fouille d'une personne sans son consentement (voir R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; et R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495). Bien que la Cour ait reconnu dans ces affaires la nécessité de protéger la vie privée, elle a également toujours affirmé que "[n]aturellement, un équilibre doit être établi entre les revendications en matière de vie privée et les autres exigences de la vie en société, et en particulier celles de l'application de la loi": voir R. c. Dyment, précité, à la p. 428, le juge La Forest; Hunter c. Southam Inc., précité, à la p. 159; R. c. Simmons, précité, à la p. 526.
La présente affaire porte sur un aspect un peu différent de la vie privée, un aspect qui se rapproche davantage de la protection de la dignité personnelle. Il me semble que l'objet du par. 30(1) de la Judicature Act de l'Alberta est de donner une certaine protection contre la gêne, la peine ou l'humiliation qui peuvent découler de la publication des détails de la vie intime d'une personne qui sont divulgués dans la salle d'audience. Notre Cour a déjà examiné dans l'arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, aux pp. 57 et 60, la tension ou le traumatisme psychologiques qui peuvent résulter de la violation de l'intégrité émotionnelle ou physique d'une personne et elle a souligné dans l'arrêt Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122, à la p. 130, que ce traumatisme peut résulter de la large diffusion de questions qui sont gênantes ou humiliantes. À mon avis, la loi en cause ici porte sur une préoccupation semblable, c'est‑à‑dire l'angoisse et la perte de dignité personnelle qui peuvent résulter de la publication dans les journaux de détails gênants de la vie privée d'une personne.
Deux points méritent d'être soulignés à cette étape de l'examen. Premièrement, l'intérêt que la presse peut avoir à publier des éléments de preuve concernant la vie privée d'une personne et l'importance de la gêne ou de l'humiliation que cette personne peut subir par suite de cette publication dépendra probablement de la personne dont il s'agit. Il est évident que tous les litiges matrimoniaux ne sont pas d'un intérêt dévorant pour le public et donc pour les médias. Et il est évident aussi que les parties aux affaires matrimoniales n'ont pas toutes une personnalité publique qu'il leur faut protéger à tout prix. Deuxièmement, l'intérêt que la presse peut avoir à publier les détails de la vie privée d'une personne dépendra également, sans aucun doute, de la nature des allégations concernant la conduite de cette personne. Comme le juge Cory le souligne, il est vraisemblable qu'une instance de divorce "ordinaire" suscitera moins d'intérêt de la part du public que celle qui comporte des allégations de comportements particulièrement immoraux ou aberrants. Je souligne cela non pas pour dire que les litiges en droit matrimonial ne sont pas extrêmement bouleversants et pénibles pour tous ceux qui sont concernés ainsi que pour les membres de leurs familles, mais pour souligner que le problème visé par la loi contestée n'a pas de répercussions uniformes sur toutes les parties impliquées dans ce type de litiges mais touche plus particulièrement certaines d'entre elles.
On a fait valoir sans succès le droit à la vie privée dans l'arrêt McPherson v. McPherson, [1936] A.C. 177 (C.P.), qui portait sur une requête en divorce déposée par le ministre des Travaux publics de l'Alberta. La requête avait été entendue dans la bibliothèque du juge, dont la porte portait l'inscription: [TRADUCTION] "Privé". L'intention n'était pas d'exclure le public de l'audience. Le Comité judiciaire du Conseil privé a cité la remarque de lord Halsbury dans l'arrêt Scott v. Scott, [1913] A.C. 417, à la p. 440, que [TRADUCTION] "toute cour de justice est ouverte à tous les sujets du roi". Le Comité a conclu que ce n'était pas un procès "public". Lord Blanesburgh a traité de l'importance du principe de l'audience publique, aux pp. 200 à 202:
[TRADUCTION] Cette règle, est‑il nécessaire de le dire, comporte certaines exceptions strictement définies. Les demandes dûment présentées au juge en son cabinet et les affaires concernant des enfants peuvent constituer une catégorie à part. Mais la publicité est la marque par excellence de la procédure judiciaire par rapport à la procédure administrative et on peut dire sans se tromper que l'audition d'un divorce, un cas qui ne relevait pas des anciens tribunaux ecclésiastiques, ne fait partie d'aucune exception.
. . .
Et leurs Seigneuries, en concluant que le public doit être considéré comme ayant été exclu du cabinet à cette occasion, ont été influencées par le fait que l'affaire alors entendue était un divorce non contesté. De toutes les catégories d'actions civiles, c'est dans celle‑ci que l'affirmation de lord Halsbury s'applique le mieux. Il n'existe aucune catégorie d'actions dans laquelle le privilège du procès public risque davantage d'être refusé, à moins que toute tendance manifestée en faveur du procès public ne soit définitivement écartée.
. . .
Et il n'existe peut‑être aucun autre moyen de corriger ces tendances plus efficacement que d'exiger que l'audition de ces affaires ait toujours lieu en audience publique au plein sens du terme. Il faut insister sur cette exigence parce qu'il n'existe aucune autre catégorie d'actions dans laquelle le désir des parties d'éviter la publicité est plus répandu. Il n'existe aucune catégorie d'actions dans laquelle, en des circonstances particulières, il peut être aussi clairement établi, même devant un juge, que le huis‑clos serait à la fois inoffensif et bienvenu.
. . .
Voilà certaines considérations qui ont incité leurs Seigneuries à juger plus sévèrement que les tribunaux d'instance inférieure l'absence du public à l'audition de cette action en divorce. Influencées par ces considérations, leurs Seigneuries ont cru devoir considérer cette entorse à la règle de la publicité dans cette instance -‑ bien qu'elle soit involontaire -‑ comme une entorse qui ne peut être justifiée et qui, maintenant qu'elle est connue, doit être condamnée afin qu'elle ne se reproduise plus. [Je souligne.]
À mon avis, les remarques de lord Blanesburgh nous rappellent sévèrement qu'il est important de ne pas laisser sa propre compassion à l'égard de ce groupe restreint de personnes qui intéressent particulièrement le public (en raison de leur identité ou des allégations faites à leur égard) porter atteinte à un principe aussi fondamentalement justifié dans son application générale.
Dans son analyse des exceptions à la règle générale en faveur de la publicité, Wigmore s'est empressé de nous prévenir des dangers des lois qui rendent certaines exceptions obligatoires au lieu de donner au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de traiter des cas individuels: voir Wigmore, op. cit., {SS} 1835, aux pp. 449 et 450. C'est peut‑être par suite de cet avertissement que l'éventail des circonstances dans lesquelles des dispositions législatives ont été réputées nécessaires pour protéger le bien‑être des parties en litige a été soigneusement défini. En ce qui concerne les rapports dans le mariage, il peut être intéressant de souligner que les règles de preuve qui imposaient autrefois des restrictions à la contraignabilité du conjoint et à l'admissibilité du témoignage du conjoint ont maintenant été assouplies par la législation de la plupart des ressorts au Canada: voir S. Schiff, Evidence in the Litigation Process (3e éd. 1988), vol. 2, à la p. 1015. Je pense qu'il s'agit là d'une manifestation de l'acceptation plus grande de la proposition que le témoignage de toute personne susceptible de contribuer à l'établissement des faits est requis et devrait être exposé à l'examen public. Il est également intéressant de souligner que la preuve produite dans les procès criminels (par ex. en matière d'infractions d'ordre sexuel) et dans les procès civils (par ex. en matière de faillite), lesquels permettent également au public d'avoir accès aux détails personnels de la vie et de la conduite d'individus (c'est‑à‑dire de l'accusé ou du débiteur mis en faillite) que ceux‑ci préféreraient sans doute garder privés, risque d'entraîner beaucoup de gêne, de douleur et d'humiliation ainsi que la perte de l'estime publique, peut‑être plus que la preuve dans les litiges matrimoniaux. Bien que les litiges matrimoniaux puissent comporter des allégations de comportements cruels, immoraux et aberrants qui, comme le juge La Forest le souligne, peuvent avoir des répercussions négatives sur les enfants du mariage, je pense que les lois qui tentent de traiter de cette préoccupation devraient le faire en le disant expressément ou en prévoyant une discrétion judiciaire, et qu'elles devraient être strictement restreintes à cette catégorie limitée de litiges.
5. L'article premier de la Charte
En l'espèce, les valeurs en conflit sont le droit du public à la publicité du processus judiciaire, qui comporte le droit de la presse de publier ce qui se passe dans une salle d'audience, et le droit des plaideurs à la protection de leur vie privée dans des litiges matrimoniaux. Il est clair que ces deux valeurs ne peuvent être respectées intégralement étant donné le contexte dans lequel elles entrent en conflit en l'espèce. La question est de savoir si le par. 30(1) de la Judicature Act de l'Alberta constitue une limite raisonnable à la liberté de la presse, limite qui peut être justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. Mon collègue le juge La Forest conclut qu'il s'agit d'une limite raisonnable et mon collègue le juge Cory que ce n'est pas le cas.
Avec égards, je suis d'accord avec le juge Cory qu'il ne s'agit pas d'une limite raisonnable. Je suis d'accord avec lui que les deux premiers éléments établis dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, sont respectés. La protection de la vie privée est un objectif gouvernemental légitime et la loi contestée a un lien rationnel avec cet objectif. Je suis également d'accord avec lui que la loi n'a pas le degré de proportionnalité requis. Je crois qu'il est important d'être conscient de la proportion d'affaires matrimoniales dans lesquelles la publication de la preuve causerait aux parties ou à leurs enfants un traumatisme émotionnel et psychologique tellement grave et une humiliation tellement grande face au public qu'une interdiction de publication serait justifiée. Il en est incontestablement ainsi dans certains cas, mais le par. 30(1) de la Judicature Act de l'Alberta ne se restreint pas à ces cas. Il englobe toutes les instances matrimoniales en raison vraisemblablement de l'hypothèse qu'elles comportent toutes inévitablement ces conséquences. Bien que cette hypothèse puisse avoir été valide à une époque, je pense qu'il est tout à fait irréaliste de maintenir cette hypothèse aujourd'hui. Plusieurs allégations qui ont pu être extrêmement gênantes et pénibles à une époque constituent aujourd'hui un aspect routinier des instances matrimoniales auquel le public n'accorde que peu ou pas d'importance. Bien que certains plaideurs, parce qu'ils sont très connus, puissent voir leur réputation ternie par des révélations sur leur comportement matrimonial, je ne crois pas que cela justifie une disposition législative aussi vaste que le par. 30(1) de la Judicature Act de l'Alberta. À mon avis, une loi qui tente d'imposer des restrictions à la liberté de la presse dans ce domaine devrait être conçue beaucoup plus soigneusement.
6. L'article 15 de la Charte
Compte tenu de ma conclusion en ce qui concerne l'al. 2b) et l'article premier de la Charte, il n'est pas nécessaire de traiter de la prétention de l'appelant que la législation contestée viole l'art. 15 de la Charte.
7. Dispositif
Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi avec dépens et de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:
1.L'article 30 de la Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1, porte‑t‑il atteinte au droit à la liberté d'expression garanti par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Oui.
2.Si la réponse à la première question est affirmative, l'art. 30 de la Judicature Act est‑il justifié aux termes de l'article premier de la Charte?
Réponse: Non.
3.L'article 30 de la Judicature Act porte‑t‑il atteinte au droit à l'égalité garanti par l'art. 15 de la Charte?
Réponse: Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.
4.Si la réponse à la troisième question est affirmative, l'art. 30 de la Judicature Act est‑il justifié aux termes de l'article premier de la Charte?
Réponse: Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.
Version française des motifs des juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Sopinka rendus par
//Le juge La Forest//
LE JUGE LA FOREST (dissident en partie) ‑‑ La principale question dans le présent pourvoi consiste à trouver un équilibre, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, entre la liberté de la presse et le droit de l'individu à la vie privée. Le pourvoi pose aussi la question de l'application de l'art. 15 de la Charte aux personnes morales.
Les faits
Edmonton Journal demande un jugement déclarant que l'art. 30 de la Judicature Act de l'Alberta, R.S.A. 1980, chap. J‑1, est incompatible avec l'al. 2b) et l'art. 15 de la Charte qui garantissent respectivement la liberté de la presse et l'égalité devant la loi. Le juge Foster, en première instance, (1985), 40 Alta. L.R. (2d) 326 et la Cour d'appel de l'Alberta (1987), 53 Alta. L.R. (2d) 193 ont refusé de prononcer le jugement déclaratoire, ayant conclu que la disposition constitue une restriction raisonnable à l'al. 2b) en vertu de l'article premier de la Charte et qu'elle ne viole pas l'art. 15. Devant notre Cour, le procureur général de l'Alberta a reconnu que l'art. 30 porte atteinte à l'al. 2b) de la Charte et que la seule question qui se pose relativement à cet aspect du pourvoi est de savoir si l'art. 30 constitue une restriction raisonnable à la liberté de la presse.
Le paragraphe 30(2)
Mon collègue le juge Cory a conclu que l'art. 30 n'est pas une limite raisonnable. Je suis d'accord avec lui que le par. 30(2), qui interdit la publication, avant le procès, de renseignements mentionnés dans les actes de procédure (à l'exception des noms des parties et de la nature générale de la demande ou de la défense) constitue une restriction trop large sans justification suffisante pour être maintenue en vertu de l'article premier; je ne dirai rien de plus à ce sujet. Avec égards cependant, je ne puis partager son avis quant au reste de l'article.
Les paragraphes 30(1) et 30(3)
Les paragraphes 30(1) et (3) de la Judicature Act de l'Alberta sont ainsi libellés:
[TRADUCTION] 30(1) Il est interdit en Alberta d'imprimer ou de publier ou de faire imprimer ou publier des renseignements ou détails relatifs à une procédure judiciaire de nature civile prise dans la province concernant la dissolution de mariage, l'annulation de mariage, la séparation judiciaire ou la restitution de droits conjugaux, ou relatifs à un mariage, ou à une décision judiciaire s'y rapportant, ou tout détail autre que:
a) les noms, adresses et occupations des parties ou des témoins;
b) un exposé concis des accusations, défenses et contre‑accusations à l'appui desquelles des témoignages ont été recueillis;
c) les arguments sur un point de droit soulevé au cours de la procédure et la décision du tribunal à cet égard;
d) les directives du juge, la décision du jury, le cas échéant, et le jugement du tribunal ainsi que les observations faites par le juge en rendant jugement.
. . .
(3) Le présent article ne s'applique pas:
a) à l'impression des actes de procédure, des transcriptions de preuve ou de tout autre document destiné à être utilisé dans une procédure judiciaire;
b) à la transmission des actes de procédure, des transcriptions de preuve ou de tout autre document destiné à être utilisé par les personnes concernées dans une procédure judiciaire;
c) à l'impression ou à la publication d'un avis ou d'un rapport en application d'une décision d'un tribunal compétent;
d) à l'impression ou à la publication d'une décision
i) soit dans un volume ou une partie d'une série authentique de rapports judiciaires qui n'appartient à aucune autre publication et consiste exclusivement en rapports de procédures devant les tribunaux,
ii) soit dans une publication d'un caractère technique authentiquement destinée à circuler parmi les gens de loi ou les médecins.
Pour l'essentiel, l'interdiction énoncée au par. 30(1) vise uniquement les détails de la preuve présentée dans des affaires matrimoniales, ou des affaires de cette nature, dans lesquelles des personnes sont tenues de révéler les aspects les plus intimes de leur vie (une épreuve qui n'a peut‑être d'égale que la curiosité dont les gens font preuve à l'endroit de la vie intime des autres). Cette disposition cherche a établir l'équilibre entre le droit du public de savoir et le droit des personnes de ne pas révéler au public certains aspects de leur vie, même dans les tribunes ouvertes que sont les tribunaux judiciaires. Elle offre aussi une certaine mesure de protection à ceux qui sont mêlés, par ricochet, à des procédures matrimoniales. Comme le souligne le juge Kerans, de la Cour d'appel, [TRADUCTION] "la préoccupation quant aux effets possibles sur les enfants, les témoins et les victimes d'allégations fausses garde toute sa valeur aujourd'hui" (p. 206).
Cette façon de voir cette disposition est renforcée par la grande latitude laissée dans les comptes rendus des affaires matrimoniales: on peut publier les noms des parties et des témoins, résumer les allégations et les moyens de défense, citer sans restriction les arguments juridiques, la décision et les observations du juge. De plus, le principe de la publicité du débat judiciaire (sur lequel je m'accorde avec mon collègue) est maintenu et rien n'est totalement exclu de la publication. Le paragraphe 30(3) permet divers types de publication de manière à équilibrer les intérêts sociaux à protéger. En outre, une ordonnance du tribunal peut autoriser la publication d'autres détails que ceux dont l'article permet la publication.
L'interprétation que j'ai donnée à cette disposition, selon laquelle celle‑ci se borne à interdire la publication sans réserve des détails des éléments précis de preuve, est appuyée par une analyse de son objet. La disposition provient d'une disposition similaire adoptée en Angleterre, qui, par ailleurs, a été incorporée plus tard au Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C‑46, art. 166, ainsi qu'à la législation de divers autres pays du Commonwealth; voir Family Law Act 1975, S. Aust. 1975, no 53, par. 121(1); Family Proceedings Act 1980, S.N.Z. 1980, no 94, par. 169(1), (2). La disposition anglaise découlait des recommandations de la Royal Commission on Divorce and Matrimonial Causes qui avait été créée pour étudier les préoccupations que suscitaient l'abondance et le sensationnalisme des reportages sur les procès de divorce; voir Report of the Royal Commission on Divorce and Matrimonial Causes (1912), Partie XVII. Ce rapport a amené la formation d'un comité spécial de la Chambre des communes britannique qui a examiné les projets de législation; voir Report and Special Report from the Select Committee on the Matrimonial Causes (Regulation of Reports) Bill (1923). On peut résumer ainsi les préoccupations soulignées par ces rapports:
(1) Il est porté atteinte à la vie privée des parties aux procédures et de tiers innocents (notamment les enfants des parties).
(2) Des personnes sont dissuadées de comparaître en justice comme témoins ou parties à cause du risque de publicité;
(3) La moralité publique, notamment chez les jeunes, est mise en péril.
Les débats de la Chambre des communes britannique abondent en déclarations sur ces problèmes qui sont aussi mentionnés dans les débats qui ont précédé l'adoption de cette mesure dans la province. Ces préoccupations sont celles que le procureur général de l'Alberta a invoquées pour soutenir que les dispositions contestées constituent une limite raisonnable à la liberté de la presse. J'ajouterai que la Commission royale avait constamment à l'esprit l'équilibre à trouver entre les droits qu'on cherchait à protéger et les besoins d'une presse libre qui puisse assurer la diffusion de l'information et des idées dans une société démocratique. Au paragraphe 494 de son rapport, cette Commission dit notamment:
[TRADUCTION] D'après les éléments de preuve qui nous ont été présentés, nous considérons comme établi que les maux engendrés par l'excès de publicité sont réels et graves. Cependant, quand nous en venons aux solutions, nous sommes en présence d'une grande diversité d'opinions. D'une part, il est reconnu que la liberté de la presse doit être exercée pour le bien du public, mais qu'elle ne l'est pas lorsque la presse sert à diffuser dans le grand public des écrits démoralisateurs; par ailleurs, il y a une crainte véritable qu'en voulant corriger ces abus, nous n'entravions le jeu normal d'une saine opinion publique.
Les valeurs en conflit
Je suis évidemment d'accord avec la pensée générale de mon collègue sur l'importance de la liberté d'expression dans une société libre et démocratique et sur le principe de la publicité des débats judiciaires. Je souscris à l'avis du juge en chef Duff selon lequel [TRADUCTION] le "droit de libre discussion des affaires publiques, malgré les difficultés qu'il peut causer à l'occasion, est au c{oe}ur même de nos institutions parlementaires"; voir Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100, à la p. 133. De même, l'examen public du pouvoir judiciaire est essentiel dans une société démocratique. Dans tout ceci, je reconnais aussi le rôle crucial de la presse et des autres moyens de communication dans la diffusion de l'information et des idées dans une société moderne et complexe. La Charte englobe expressément "la liberté de la presse et des autres moyens de communication" dans la liberté d'expression qu'elle garantit.
La liberté de la presse et des médias n'est cependant pas absolue. Comme les autres droits et libertés garantis par la Charte, elle est soumise, en vertu de l'article premier de la Charte, aux limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. On a toujours reconnu au Canada la nécessité d'établir cet équilibre. Ainsi, le juge en chef Duff, dans Reference re Alberta Statutes que je viens tout juste de citer dit à la p. 133:
[TRADUCTION] Le droit de parler en public est naturellement soumis à des restrictions juridiques; certaines s'appuient sur des motifs d'ordre public et de décence et d'autres visent la protection de divers intérêts publics et privés dont se préoccupent, par exemple, les lois relatives à la diffamation et à la sédition. En un mot, la liberté de parole signifie, pour reprendre les termes de lord Wright dans l'arrêt James c. Le Commonwealth, [1936] A.C. 578, "la liberté régie par le droit".
Voir également Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, aux pp. 462 et 463.
Dans des arrêts récents, notre Cour a reconnu que la liberté d'expression, qui englobe la liberté de la presse et des autres moyens de communication, demeure assujettie à certaines restrictions après l'adoption de la Charte, pourvu que ces restrictions respectent les exigences de l'article premier; voir Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; voir aussi Re Global Communications Ltd. and Attorney General of Canada (1984), 5 D.L.R. (4th) 634 (C.A. Ont.) Cette analyse est conforme à celle qu'adoptent les principaux textes internationaux relatifs à la protection des droits de la personne. Ainsi, l'article 19(3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, A.G. Rés. 2200A (XXI), 21 N.U. GAOR, Supp. (no 16) 52, Doc. A/6316 N.U. (1966), reconnaît que le droit à la liberté d'expression comporte aussi des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales et que, en conséquence, il peut être soumis à certaines restrictions; voir également l'article 10(2) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213 R.T.N.U 223 (1950).
Il s'agit donc de trouver l'équilibre entre les valeurs que la garantie offerte par la Charte cherche à protéger et les valeurs liées à une société libre et démocratique que la disposition proposée cherche à promouvoir. Les critères qui doivent servir à cette tâche ont fréquemment été énoncés et je n'ai pas l'intention de les reprendre un par un; voir R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. J'y ferai cependant allusion dans mon analyse. Je me contenterai de mentionner ici qu'il incombe à ceux qui soutiennent la validité de la loi de prouver que la limite imposée à un droit garanti est raisonnable, fardeau de preuve que le procureur général de l'Alberta a cherché à satisfaire par les moyens déjà mentionnés.
Une étape importante de ce processus de recherche d'un équilibre consiste à examiner l'étendue de l'atteinte portée au droit garanti et à se demander dans quelle mesure cette atteinte affecte l'objet sous‑jacent du droit ou de la liberté; voir États‑Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469. En l'espèce, l'atteinte à la liberté est définie de façon restrictive et soigneusement circonscrite. Elle se limite à des renseignements déterminés et spécifiques à l'affaire dans des procédures précises concernant des questions personnelles ou familiales, souvent de nature particulièrement privée et même parfois de caractère intime. Je partage le scepticisme du juge Kerans quant à l'ampleur de l'effet de ces dispositions législatives sur la liberté de la presse et des médias et sur le droit du public d'être informé de questions d'intérêt général. Comme je l'ai déjà dit, le principe de la publicité de la justice est sauf puisque la publication à l'intention de ceux qui ont un intérêt réel dans les procédures judiciaires ou le droit familial est autorisée et qu'il est possible aux grands médias de publier des informations générales sur la nature de l'affaire. J'ai du mal à croire que le public apprendrait beaucoup au sujet de ses droits ou de la manière dont la justice traite ses problèmes par la révélation dans les médias des détails précis de cas particuliers d'affaires matrimoniales. L'interdiction ne vise pas la publication d'un commentaire général relativement au genre de preuve présentée et ce qu'il est permis de publier comporte suffisamment de renseignements pour permettre aux journaux et aux autres médias de faire connaître au public la nature générale de cette preuve. Le juge Kerans fait remarquer que l'appelant publie un journal en Alberta depuis cinquante ans mais qu'on n'a pas mentionné un seul cas où les dispositions contestées auraient empêché le journal de publier quelque chose dont le public aurait dû être informé. Le juge Kerans conclut que l'atteinte au droit du public d'être informé sur la façon dont la justice est administrée est plus apparente que réelle.
Si les dispositions législatives interdisaient de faire état des actes des juges et des avocats, je souscrirais aux craintes que les dispositions suscitent chez mon collègue. Je ne crois cependant pas que les dispositions législatives visent ces sujets. Elles visent plutôt les détails précis des affaires. Dès l'affaire Heydon (1584), 3 Co. Rep. 7a, à la p. 7b; 76 E.R. 637, à la p. 638, on a établi comme règle qu'il faut interpréter les lois selon leur objet. Il ressort clairement du texte de la disposition elle‑même et des problèmes mentionnés dans les documents préparatoires que la loi ne vise pas à interdire la discussion sur le fonctionnement des tribunaux, mais la mention des détails de la vie privée des gens qui sont normalement divulgués dans les procédures mentionnées par la loi en cause. Interpréter la loi aussi littéralement qu'on le propose exigerait de taire les noms des juges et des avocats chargés de l'affaire puisque ces renseignements ne figurent pas parmi ceux qui sont soustraits à l'interdiction. À mon avis, une telle interprétation n'est manifestement pas raisonnable.
Donc, d'après moi, la violation en cause a un caractère très limité. Il faut opposer à la valeur touchée par cette violation les autres valeurs d'une société libre et démocratique que le législateur a voulu promouvoir, c'est‑à‑dire le droit des personnes à la protection de leur vie privée, l'accès aux tribunaux et la moralité publique. Le procureur général de l'Alberta reconnaît que l'importance relative de ces valeurs a beaucoup changé depuis l'adoption de cette disposition, mais il soutient qu'elles sont toutes encore valables, même si elles ont un poids différent de celui qu'elles avaient à cette époque.
De nos jours, il n'y a pas de doute que l'intérêt des personnes à la protection de leur vie privée est la plus importante des justifications proposées. Notre Cour a déjà reconnu que ce droit a une valeur constitutionnelle. Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, elle a statué que cette valeur est sous-jacente à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives garantie en vertu de l'art. 8 de la Charte. Voici ce que j'ai dit, au nom de cette Cour, dans l'arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, aux p. 427 et 428, au sujet du point de vue que nous avions adopté dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., précité:
Le point de vue qui précède est tout à fait approprié dans le cas d'un document constitutionnel enchâssé à une époque où, selon ce que nous dit Westin, la société a fini par se rendre compte que la notion de vie privée est au c{oe}ur même de celle de la liberté dans un État moderne; voir Alan F. Westin, Privacy and Freedom (1970), aux pp. 349 et 350. Fondée sur l'autonomie morale et physique de la personne, la notion de vie privée est essentielle à son bien‑être. Ne serait‑ce que pour cette raison, elle mériterait une protection constitutionnelle, mais elle revêt aussi une importance capitale sur le plan de l'ordre public. L'interdiction qui est faite au gouvernement de s'intéresser de trop près à la vie des citoyens touche à l'essence même de l'État démocratique.
Ces considérations peuvent bien vouloir dire que, dans certains contextes du moins, il pourrait être possible d'invoquer le droit à la vie privée à titre d'élément de la liberté et de la sécurité de la personne que garantit l'art. 7 de la Charte; voir R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 412. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas de doute qu'à notre époque ce droit occupe un rang élevé dans l'échelle des valeurs à protéger dans une société libre et démocratique.
Les principaux instruments internationaux destinés à protéger les droits de la personne consacrent le droit à la vie privée, y compris l'intimité de la famille et du foyer. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 17), la Déclaration universelle des droits de l'homme (article 12), A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), et la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (article 8) comportent tous des dispositions qui visent à protéger la vie privée des individus et des familles.
Le droit à la vie privée englobe manifestement le droit à la vie privée vis‑à‑vis des médias. Dans l'arrêt R. c. Dyment, précité, j'ai fait ce commentaire, aux pp. 429 et 430, sur cet aspect de la vie privée:
Enfin il y a le droit à la vie privée en matière d'information. Cet aspect aussi est fondé sur la notion de dignité et d'intégrité de la personne. Comme l'affirme le groupe d'étude (à la p. 13): «Cette conception de la vie privée découle du postulat selon lequel l'information de caractère personnel est propre à l'intéressé, qui est libre de la communiquer ou de la taire comme il l'entend.» Dans la société contemporaine tout spécialement, la conservation de renseignements à notre sujet revêt une importance accrue. Il peut arriver, pour une raison ou pour une autre, que nous voulions divulguer ces renseignements ou que nous soyons forcés de le faire, mais les cas abondent où on se doit de protéger les attentes raisonnables de l'individu que ces renseignements seront gardés confidentiellement par ceux à qui ils sont divulgués, et qu'ils ne seront utilisés que pour les fins pour lesquelles ils ont été divulgués. Tous les paliers de gouvernement ont, ces dernières années, reconnu cela et ont conçu des règlements en vue de restreindre l'utilisation des données qu'ils recueillent à celle pour laquelle ils le font; voir, par exemple la Loi sur la protection des renseignements personnels, S.C. 1980‑81‑82‑83, chap. 111.
Cette affaire et les autres auxquelles elle renvoie avaient trait à des atteintes à la vie privée commises par des organismes gouvernementaux. Cependant, dans notre société, le droit à la vie privé est aussi souvent menacé par d'autres organismes puissants ou influents contre lesquels l'individu est sans pouvoir. Il n'est pas surprenant que la révélation dans les médias de renseignements personnels relatifs à un individu puisse causer un tort incalculable à cette personne et à sa famille. Par conséquent, il n'est pas étonnant que les instruments internationaux que je viens de mentionner disent expressément que la liberté d'expression comporte des responsabilités et des devoirs particuliers et reconnaissent qu'il faut y apporter des limites; voir le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 19(3); la Déclaration universelle des droits de l'homme, article 12; la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, article 10(2). Je fais remarquer en passant que des arrêts récents de notre Cour reconnaissent que, dans l'examen de questions de cette nature, il faut tenir compte du rapport de force qui existe entre ceux dont les actions sont soumises à des restrictions et ceux qui bénéficient de ces restrictions; voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Irwin Toy, précité.
Dans les affaires matrimoniales, une personne est amenée à divulguer de nombreux détails sur sa vie privée pour satisfaire aux exigences de l'État quant à la façon dont la personne conduit sa vie. Cette intrusion inévitable dans la vie privée de la famille peut, comme nous l'avons déjà vu, avoir un effet considérable non seulement sur les parties elles‑mêmes, mais aussi sur les témoins et, ce qui importe davantage, sur les enfants. Certes, depuis l'adoption de la loi, il y a eu un changement dans la nature de la preuve présentée dans les affaires matrimoniales, mais il reste encore beaucoup de détails dont la publication pourrait nuire considérablement à l'autonomie et à la vie privée d'une personne et de sa famille sans pour autant favoriser en quoi que ce soit l'ordre public. Comme le dit le juge Kerans à la p. 206 [TRADUCTION] "Bien qu'on parle moins maintenant dans les affaires de divorce "de ce que la bonne a vu", on parle beaucoup des opérations financières de la famille et d'autres sujets très intimes comme l'évaluation de l'aptitude psychologique des parties à être parents".
La protection des personnes, de leur famille et des témoins contre l'invasion de leur vie privée constitue, selon moi, un motif suffisamment important pour justifier une certaine restriction de la liberté de la presse dans ce contexte. Mais la vie privée n'est pas la seule valeur que la disposition tend à protéger; cette disposition vise à écarter des obstacles à l'accès aux tribunaux, mesure qui a aussi une grande importance dans une société libre et démocratique; voir l'arrêt Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), précité, dans lequel notre Cour a confirmé la validité de la limite imposée par le par. 442(3) du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, en vertu duquel la victime d'une agression sexuelle peut demander la délivrance d'une ordonnance judiciaire interdisant aux médias de révéler l'identité du plaignant ou de publier quelque renseignement qui permettrait de découvrir son identité. On a aussi soutenu que la publication illimitée des détails relatifs à la vie familiale découragerait probablement certaines personnes de recourir aux tribunaux dans des affaires matrimoniales. La chose était certainement vraie à l'époque de l'adoption de la première loi anglaise. Le nombre d'affaires matrimoniales a considérablement augmenté immédiatement après. Bien que je reconnaisse volontiers que la crainte de la publicité soit moins marquée aujourd'hui, je suis convaincu qu'elle est encore un facteur pertinent. La perspective de devoir révéler des renseignements privés devant un tribunal continue d'inquiéter bien des parties et des témoins. Il faut se rappeler que souvent les parties traversent alors une des expériences les plus pénibles de leur vie. Savoir qu'elles risquent en plus de voir leur vie privée étalée en public par les médias augmenterait considérablement leur angoisse. Je souscris à l'idée du juge Kerans qu'il serait très regrettable que ceux qui ont besoin de secours se privent d'exercer leur droit par crainte de voir leur vie privée inutilement étalée au grand jour.
Le procureur général de l'Alberta n'a pas insisté sur la troisième justification, c'est‑à‑dire la préservation de la moralité publique. Je reconnais que de nos jours ce motif n'a plus beaucoup de poids. Cependant, les deux autres motifs constituent des objectifs législatifs valables justifiant une restriction raisonnable de la publication des détails de litiges matrimoniaux. Il est révélateur que d'autres pays poursuivent à peu près les mêmes fins. J'ai déjà signalé des pays du Commonwealth qui ont une loi semblable. La Commission royale chargée d'étudier ce sujet a signalé que des observateurs étrangers avaient manifesté leur surprise devant l'absence de disposition à cet effet en Grande‑Bretagne avant l'adoption de la loi qui a précédé la loi contestée.
Je ne doute donc pas du caractère rationnel de l'objet de la mesure législative. De plus, vu le caractère très limité de la restriction en regard des effets graves et dévastateurs que pourraient subir les valeurs importantes que la loi cherche à préserver, je suis d'avis que la restriction satisfait aussi au critère de proportionnalité.
La question qui se pose est alors de savoir si la restriction est excessive par rapport aux fins poursuivies ou, selon la formulation ordinaire, si le droit garanti par la Constitution est limité "le moins possible". Ce qui équivaut au "moins possible" varie selon l'objet de la législation, la nature de la liberté ou du droit auquel il est porté atteinte, l'étendue de l'atteinte et les moyens dont le législateur disposait pour réaliser les objectifs qu'il poursuivait. J'ai déjà mentionné le caractère limité de la restriction. Seuls les détails et particularités de l'affaire font l'objet de l'interdiction de publication et l'interdiction s'applique uniquement aux litiges matrimoniaux, qui soulèvent souvent des sujets particulièrement délicats et intimes. Le champ d'application est suffisamment précis et a un fondement rationnel. Il faut accorder une latitude raisonnable au législateur quand il établit la "ligne de démarcation"; voir les arrêts R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Irwin Toy, précité. Il doit disposer aussi d'assez de liberté dans le choix des solutions aux problèmes à résoudre. Il peut exister, comme on l'a soutenu, d'autres moyens d'arriver à l'objectif recherché par la disposition législative, par exemple la protection de l'anonymat. Cette solution soulève aussi des difficultés. Il est nécessaire de rendre public les divorces et il pourrait être difficile de garantir l'anonymat, ou encore les parties et les témoins pourraient ne pas faire confiance à cette solution. De toute façon, les exceptions à l'interdiction sont larges.
La contestation la plus sérieuse de la disposition tient à son caractère automatique. On a soutenu que l'octroi au juge du pouvoir d'interdire la publication aurait été suffisant. Comme l'a indiqué le juge Kerans, cette solution a été utilisée et s'est révélée inefficace. Voici ce qu'en dit le Comité spécial de la Chambre des communes britannique (à la p. iv):
[TRADUCTION] On a proposé, à l'occasion, qu'une solution simple consisterait à accorder aux juges le pouvoir discrétionnaire d'interdire, sous peine d'outrage au tribunal, la publication de tout élément de preuve ou autre aspect des procédures qu'ils estimeraient contraire à la moralité publique. Outre la probabilité que différents juges jugeraient différemment la chose, le Comité est convaincu, en raison de l'expérience personnelle de ses membres, que cette solution est inapplicable et que, même si le pouvoir en cause était accordé, il serait exercé de façon précaire et inégale.
On a aussi contesté la validité de la règle en raison de son caractère absolu mais, comme la Cour d'appel l'a souligné, l'expérience des cinquante dernières années, dont j'ai déjà parlé, n'indique pas que la disposition législative est trop restrictive. Il faut envisager une règle de droit d'un point de vue pratique, non d'un point de vue théorique; or, comme je l'ai déjà mentionné, la restriction est minime et elle est plus apparente que réelle. Par contre, les problèmes qu'elle vise à résoudre sont, selon les termes mêmes de la Commission royale, "réels et graves". De toute façon, je ne suis pas du tout convaincu que la règle soit aussi absolue qu'on l'a dit. En raison de l'objet évident de la loi, tel qu'il ressort de sa formulation et des documents préparatoires, je suis d'avis que, pour établir l'équilibre délicat entre le droit du public de savoir et le droit des personnes à leur vie privée, une cour pourrait, à sa discrétion, permettre, par une ordonnance en vertu de l'al. 30(3)c), la publication de sujets dont la mention est interdite en d'autres circonstances, dans les rares cas où le droit du public à la publication de détails l'emporterait sur le droit à la vie privée. Mais je n'attache pas trop d'importance à cela. Dans l'ensemble, je suis d'avis que le par. 30(1), tempéré par le par. 30(3), constitue une limite raisonnable à la liberté des médias dans une société libre et démocratique. Il restreint la liberté aussi peu qu'il est raisonnablement possible de le faire. L'objet de la liberté est à peine touché, s'il l'est quelque peu.
L'article 15
L'appelant a aussi soutenu que la disposition législative contestée porte atteinte aux droits garantis par l'art. 15 de la Charte parce qu'elle impose une interdiction qui n'existe pas dans d'autres provinces et territoires du Canada et qu'elle crée une discrimination contre la presse écrite et entre les journaux de grande diffusion et la presse spécialisée. Puisque l'art. 15 ne s'applique qu'aux personnes physiques, il ne s'applique pas aux personnes morales comme l'appelant; voir notamment, Re Aluminum Co. of Canada, Ltd. and The Queen in right of Ontario (1986), 55 O.R. (2d) 522 (C. div.); autorisation d'appel à la Cour d'appel de l'Ontario refusée, 2 septembre 1986; Parkdale Hotel Ltd. c. Canada (Procureur général), [1986] 2 C.F. 514 (D.P.I.); Milk Board v. Clearview Dairy Farm Inc., [1987] 4 W.W.R. 279 (C.A.C.‑B.), autorisation de pourvoi à cette Cour refusée, [1987] 1 R.C.S. vii; Nissho Corp. v. Bank of British Columbia (1987), 39 D.L.R. (4th) 453 (B.R. Alb.) De plus, bien que l'appelant puisse avoir un intérêt dans la question, il n'est pas directement touché par elle et la même question peut être soumise aux tribunaux autrement, de sorte qu'il est loin d'être certain que l'appelant ait qualité pour agir. Toutefois, je n'ai pas besoin de m'arrêter à ces questions parce que les distinctions discriminatoires dont on se plaint ne relèvent pas de l'art. 15 selon les règles formulées dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. Aucune de ces distinctions ne peut être rattachée aux motifs énumérés dans cet article; voir également Renvoi: Workers' Compensation Act, 1983 (T.-N.), [1989] 1 R.C.S. 922; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296.
Dispositif
Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi à l'égard du par. 30(2) de la Judicature Act de l'Alberta et de le rejeter à l'égard des autres dispositions de l'article. Je répondrais aux questions constitutionnelles de la façon suivante:
1.L'article 30 de la Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1, porte‑t‑il atteinte au droit à la liberté d'expression garanti par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse:Oui.
2.Si la réponse à la première question est affirmative, l'art. 30 de la Judicature Act est‑il justifié aux termes de l'article premier de la Charte?
Réponse:Non, quant au par. 30(2); oui, quant au reste de l'article.
3.L'article 30 de la Judicature Act porte‑t‑il atteinte au droit à l'égalité garanti par l'art. 15 de la Charte?
Réponse:Non.
4.Si la réponse à la troisième question est affirmative, l'art. 30 de la Judicature Act est‑il justifié aux termes de l'article premier de la Charte?
Réponse:Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.
Pourvoi accueilli avec dépens, les juges LA FOREST, L'HEUREUX‑DUBÉ et SOPINKA sont dissidents en partie.
Procureurs de l'appelant: Reynolds, Mirth, Richards & Farmer, Edmonton.
Procureur de l'intimé le procureur général de l'Alberta: Le ministère du Procureur général, Edmonton.
Procureur de l'intervenant: Le ministère du Procureur général, Toronto.