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Cour suprême du Canada

Droit criminel—Coalitions—Complot pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence—Maintien des parts du marché—Entente tacite ou «décisions consciemment parallèles»—Fardeau de preuve—Mens rea—Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, chap. C-23, art. 32(1)b), 32(1)c)—Code criminel art. 605(1)a), 618(2)a).

Les trois appelantes ont été accusées par un acte d’accusation comprenant deux chefs, tous deux relatifs à la période du 1er janvier 1960 au 31 mai 1973. Selon le premier chef, les appelantes sont accusées d’avoir comploté pour élever indûment le prix du sucre dans l’Est du Canada; selon le second chef, elles sont accusées d’avoir comploté pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence dans la production, le transport, la vente et la fourniture du sucre dans l’Est du pays, contrairement à l’al. 32(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions.

La preuve révèle que chaque appelante exploitait des raffineries de sucre où du sucre importé était raffiné pour être commercialisé dans la région qui s’étend de l’Océan Atlantique à la frontière occidentale de l’Ontario. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la commercialisation du sucre était régie par la Commission de contrôle des prix en temps de guerre qui avait alloué aux appelantes, seuls raffineurs de sucre faisant affaires à l’époque, des parts du marché de l’Est du Canada. Lorsque les contrôles ont été levés en 1949, les appelantes détenaient les parts suivantes du marché: Atlantic, 35.6 pour cent, Redpath, 42.7 pour cent et St-Laurent, 21.7 pour cent. Leurs parts respectives du marché se sont maintenues sans interruption jusqu’en 1958, lorsque Redpath a entrepris d’augmenter la sienne en abaissant ses prix; sa part du marché est passée de 42.8 pour cent en 1957 à 46.6 pour cent en 1958. Ce programme de réduction des prix a sérieusement affaibli la situation financière de l’appelante Redpath, dont Tate & Lyle

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Limited a pris le contrôle. Par la suite, la politique de réduction des prix a pris fin et chacune des accusées a décidé de s’en tenir à sa part traditionnelle du marché.

Au procès, les appelantes ont été acquittées sur les deux chefs. La Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel interjeté par le ministère public à l’égard du premier chef mais a déclaré toutes les appelantes coupables sur le second chef. Les accusées se sont pourvues de plein droit conformément à l’al. 618(2)a) du C. cr.

Arrêt (le juge Estey est dissident): Les pourvois sont accueillis, les déclarations de culpabilité infirmées et les acquittements rétablis.

Les juges Martland, Ritchie, Pigeon, Dickson, Beetz et McIntyre: Devant les faits qui lui ont été présentés, le juge de première instance a conclu qu’il n’y avait aucune preuve de communications entre les accusées au sujet du prix du sucre. Il est d’avis que même si des listes de prix identiques permettent de présumer une entente en vue de fixer les prix, cette déduction n’est pas justifiée quand il est démontré que l’uniformité des prix n’est pas collusoire. Il a conclu que la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions n’interdit pas à une entreprise de tenir compte des changements de prix de ses concurrents et de les suivre, à la hausse ou à la baisse, il s’ensuit qu’il ne lui est pas interdit de tenir compte du système selon lequel ces changements s’effectuent. Le juge de première instance a correctement conclu, d’après la preuve, que les prix uniformes étaient le résultat de décisions indépendantes, qu’il a appelées «décisions consciemment parallèles», et ne constituent pas un complot.

Le juge de première instance, d’après la preuve, a conclu que le maintien des parts du marché résulte d’une entente tacite entre les accusées mais qu’il n’a pas été prouvé que l’on en est venu à cette entente en vue d’empêcher ou de diminuer indûment la concurrence. Il a aussi dit qu’il lui était impossible de conclure de l’ensemble de la preuve sur ce point que les accusées ont maintenu leurs parts du marché afin d’étouffer la concurrence. Il a aussi conclu des éléments de preuve à l’existence d’une concurrence réelle. Aucun des raffineurs n’était tenu de faire concurrence plus fortement qu’il ne l’estimait souhaitable dans son propre intérêt. Chacun des raffineurs avait le droit de décider de ne pas chercher à augmenter sa part du marché en autant que cette décision n’était pas le résultat d’une collusion. En l’espèce, l’«entente tacite» à l’existence de laquelle a conclu le juge de première instance avait manifestement pour objet de diminuer la concurrence. Cela ne constitue une infraction criminelle que si la concurrence a ainsi été diminuée «indûment», c.-à-d. une entente destinée à diminuer la concurrence de façon illégitime, immodérée, excessive ou oppressive ou destinée à soustraire virtuelle-

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ment les conspirateurs à l’influence de la libre concurrence. Le juge de première instance a conclu que le ministère public n’avait pas réussi à prouver une entente pour diminuer indûment la concurrence et il n’y a aucun fondement solide dans les motifs de la Cour d’appel pour conclure dans un autre sens.

Bien que l’infraction alléguée soit véritablement criminelle et, par conséquent, exige la mens rea, cela ne signifie pas que, si l’on tient pour acquis que l’«entente tacite» était illégale, il était nécessaire que les accusées, ou plutôt leurs administrateurs qui en sont les têtes dirigeantes, se rendent compte de son illégalité. Si par l’entente on entendait vraiment diminuer la concurrence «indûment», le fait que les accusées auraient par erreur estimé que la diminution voulue de la concurrence ne serait pas «indue» n’aurait pas constitué un moyen de défense. Il revient toujours à la cour de décider à partir des faits si une entente en vue de diminuer la concurrence signifie que la concurrence sera diminuée indûment et l’opinion d’un accusé sur ce point n’est pas pertinente. Finalement, même si le juge de première instance a commis une erreur en se référant à la règle à l’égard de la preuve indirecte dans l’arrêt Hodge, sa conclusion n’est pas fondée sur cette conception du droit et cette erreur, en l’espèce, n’a aucune conséquence.

Le juge Estey, dissident: On a soumis à la Cour deux explications opposées du curieux spectacle offert par les trois accusées qui se sont partagé virtuellement tout le marché du sucre dans l’Est du Canada en proportions constantes pendant onze ans, puis quatre‐vingt‐dix pour cent du marché dans les mêmes proportions pendant quatorze autres années. La thèse du ministère public est l’existence d’une entente de partage du marché que les accusées ont maintenu pendant plusieurs années malgré des circonstances changeantes, et même si n’importe laquelle d’entre elles aurait facilement pu en obtenir une part plus importante par divers moyens, l’entente a eu pour effet de diminuer la concurrence. La thèse de la défense est que la seule façon d’augmenter les ventes d’un produit homogène dans un oligopole est d’abaisser les prix, ce qui a pour résultat soit d’épuiser les stocks et de diminuer les revenus de l’entreprise qui abaisse ses prix, soit une guerre des prix. Comme ces deux résultats sont désastreux, la seule autre solution est que chaque membre de l’oligopole cherche à maintenir sa part traditionnelle du marché.

Le juge de première instance a défini le fardeau qui incombe au ministère public comme suit: a) que les accusées ont conclu une entente; b) que l’objet de l’entente consiste à diminuer la concurrence; c) que la diminution de concurrence visée est indue. Il ressort du troisième élément lu en corrélation avec les autres commentaires du juge de première instance, une erreur de

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droit qui permet d’interjeter appel à la Cour d’appel conformément à l’al. 605(1)a) du Code criminel puisqu’il impose un fardeau de preuve plus lourd que celui imposé en droit. Les appelantes ont soutenu, toutefois, qu’en tout état de cause, elles ne pouvaient être déclarées coupables en vertu de l’al. 32(1)c) sur le fondement d’une «entente tacite» parce qu’il n’y a pas eu entre les parties de communications à la suite desquelles chacune puisse s’attendre à ce que les autres agissent d’une certaine façon. Cet argument implique que l’art. 32 introduit de quelque façon les principes du droit des obligations en droit criminel. Ce point de vue ne peut être admis. La disposition comporte les termes «complote, se coalise, se concerte ou s’entend». Il est clair que l’entente n’a pas à être susceptible d’exécution forcée, car, par définition, elle ne l’est pas. Il faut présumer que les parties à l’entente savent qu’elle n’est pas susceptible d’exécution forcée puisqu’elle est illégale. Elles ont, par leur comportement, renoncé à recourir au droit civil. Donc, l’entente peut être prouvée, c’est-à-dire que le juge des faits peut conclure à son existence à partir de tous les faits et circonstances de l’affaire, y compris le comportement des parties. L’on peut établir le complot, comme tout autre crime, en le déduisant du comportement des parties. En l’espèce, le juge de première instance a conclu expressément à l’existence d’une entente tacite visant à limiter les parts du marché et il a ensuite conclu que, dans les circonstances, une entente pour diminuer la concurrence serait indue. Le ministère public s’est acquitté du fardeau qui lui incombait et le moyen de défense voulant que des décisions consciemment parallèles puissent être un élément valide de la défense d’une personne inculpée en vertu de l’art. 32 dans certaines situations commerciales, n’existe pas dans une affaire, comme celle-ci, où le tribunal n’étudie pas un marché partagé entre de nombreux fournisseurs mais un marché partagé entre trois fournisseurs. L’entente tacite qui a été établie visait à maintenir les parts du commerce du sucre dont bénéficiait traditionnellement chacune des accusées. Cette relation implique nécessairement l’étouffement de la libre concurrence lorsqu’elle risque de bouleverser l’équilibre des parts du marché. Peu importe que ces limitations de la libre concurrence soient imposées par les accusées pour des motifs louables. L’entente tacite entraîne automatiquement une limitation de la concurrence, laquelle produit une diminution que, dans les circonstances de l’espèce, le juge de première instance a jugée indue. Finalement, le juge de première instance a erré en droit en se donnant pour principe que l’on peut établir la preuve de l’intention par une preuve indirecte selon la formule dans l’arrêt Hodge, cette formule ayant été rejetée comme règle de droit inexorable au Canada. Cette erreur favorise évidemment les appelantes et non l’intimé.

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[Jurisprudence: R. v. Armco Ltd. and others (1976), 13 O.R. (2d) 32; Howard Smith Paper Mills Ltd. et autres c. La Reine, [1957] R.C.S. 403; Aetna Insurance Co. et autres c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 731; R. c. Cooper, [1978] 1 R.C.S. 860; l’arrêt Hodge (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.]

POURVOIS à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec[1], qui a accueilli l’appel interjeté par le ministère public du jugement de la Cour supérieure[2] qui avait acquitté les accusées. Pourvois accueillis, le juge Estey étant dissident.

L. Yves Fortier, c.r., et Pierre Hébert, pour l’appelante Atlantic Sugar Refineries Co. Ltd.

Colin Irving et Peter Martin, pour l’appelante Les Industries Redpath Ltée.

J.J. Robinette, c.r., et Yves Bériault, pour l’appelante Sucre St-Laurent Limitée.

Bruno Pateras, c.r., et Arnold Fradkin, pour l’intimé.

Version française du jugement des juges Martland, Ritchie, Pigeon, Dickson, Beetz et McIntyre rendu par

LE JUGE PIGEON—Les appelantes ont été accusées par un acte d’accusation comprenant deux chefs, d’avoir, entre le 1er janvier 1960 et le 31 mai 1973,

1. comploté «pour élever déraisonnablement le prix» du sucre;

2. comploté «pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence dans la production ... ou la fourniture» du sucre,

contrairement aux al. 32(1)b) et 32(1)c) respectivement de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, chap. C-23. Au terme d’un long procès, le juge Mackay a prononcé un acquittement sur les deux chefs (1976, 26 C.P.R. (2d) 14). A l’issue de l’appel interjeté par le procureur général du Canada, l’acquittement a été

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confirmé sur le premier chef mais sur le second il a été infirmé et un verdict de culpabilité a été inscrit (1978, 3 B.L.R. 221, 41 C.C.C. (2d) 209). Les accusées se sont pourvues de plein droit devant cette Cour conformément à l’al. 618(2)a) du C. cr.

Devant les faits qui lui ont été présentés, le juge Mackay a conclu qu’il n’y avait aucune preuve de communications entre les accusés au sujet du prix du sucre (à la p. 96). En ce qui concerne la prétention que la fixation d’un prix uniforme démontrerait un complot pour empêcher ou diminuer la concurrence, il a dit (à la p. 97):

[TRADUCTION] Dans une structure oligopolistique où le produit est homogène—comme le sucre—le prix du produit doit inévitablement être le même, car si l’une des entreprises fixe pour ce produit un prix plus élevé que les autres, elle ne pourra le vendre. Si elle affiche un prix moins élevé, elle sera rapidement inondée d’acheteurs. Se rendant alors compte que son prix est trop bas, peut-être non profitable, elle le haussera. Ainsi, par un phénomène d’osmose naturelle, le prix d’un produit homogène a tendance à atteindre le même niveau. Mais cette démarche peut être coûteuse et elle est assurément inefficace. Il y a deux façons de l’éviter. Premièrement, les entreprises peuvent comploter en vue de fixer les prix, ce qui est illégal. Deuxièmement, elles peuvent chercher consciemment à rendre leurs prix conformes à ceux du chef de file.

Après avoir fait référence au jugement du juge Lerner dans R. v. Armco Ltd. and others[3], le juge Mackay poursuit en ces termes (à la p. 98):

[TRADUCTION] Avec égards, je suis d’avis que même si les listes de prix identiques permettent de présumer une entente en vue de fixer les prix, cette déduction n’est pas justifiée quand il est démontré que l’uniformité des prix n’est pas collusoire.

Ensuite, après avoir cité plusieurs témoignages, il a rejeté la présomption d’entente en vue de fixer les prix et terminé ses remarques sur ce point en ces termes (aux pp. 100 et 101):

[TRADUCTION] Puisque la Loi n’interdit pas à une entreprise de tenir compte des changements de prix de ses concurrents et de les suivre, à la hausse ou à la baisse, il s’ensuit qu’il ne lui est pas interdit de tenir compte du système selon lequel ces changements s’effectuent.

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De plus, même si tous les raffineurs canadiens avaient des listes de prix identiques, il y avait, comme l’a souligné M. Miller, des exceptions: par exemple, le prix de vente réel variait par suite de remises accordées aux clients, en dehors des remises par suite du paiement dans les délais.

M.T. Moorse, ancien vice-président de Neilson—Lowneys, a témoigné comme suit:

«R... Cette liste de prix s’adresse à tout le monde. Et si nous étions un gros acheteur, nous estimerions avoir le droit, comme n’importe quel autre gros acheteur, à une attention particulière à cause du volume d’achat.

Q. Mm-hmm. Des remises, par exemple?

R. Oui.

Q. Après vous être mis en communication avec deux ou plusieurs raffineries de la façon que vous venez de décrire, quels résultats avez-vous obtenus quant au niveau des prix? Est-ce que les prix variaient ou étaient identiques? Qu’en était-il?

R. Ils variaient. Il va de soi qu’ils variaient puisque—il est évident qu’ils n’étaient pas les mêmes car, premièrement, je faisais affaire avec des gens différents.»

Les témoignages des administrateurs d’autres entreprises qui utilisent du sucre raffiné, telles Loeb Ltd., Coca-Cola Ltd., Rowntree-MacIntosh, Fry-Cadbury et General Foods, démontrent que dans tous les cas, les prix des raffineurs différaient sensiblement.

Passant à l’allégation qu’il y aurait eu une entente pour le partage du marché, le juge Mackay tient les propos suivants (aux pp. 101 à 103):

[TRADUCTION] Conformément au programme de contrôle des prix en temps de guerre, les accusées se sont vu allouer les quotas suivants pour la production de sucre raffiné dans l’Est du Canada (p. P-1-A):

Atlantic

35.5%

Redpath

43.0%

St-Laurent

21.5%

Leurs parts du marché du sucre raffiné jusqu’à la fin du programme de contrôle, soit en 1949, s’établissaient comme suit (p. P-1-A):

Atlantic

35.6%

Redpath

42.7%

St-Laurent

21.7%

Leurs parts du marché ont très peu varié au cours de la décennie qui a suivi. Mais en 1958, Redpath, qui venait tout juste d’ouvrir sa raffinerie à Toronto et qui était impatiente d’augmenter ses ventes et de récupérer

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une partie des dépenses importantes engagées dans cette entreprise, a subrepticement commencé à baisser ses prix dans la région de Toronto. Atlantic a ressenti une diminution de ses ventes dans cette région et a donc commencé à y baisser ses prix malgré les dépenses importantes que cela entraînait parce qu’elle devait absorber la partie non subventionnée des frais de transport de sa raffinerie située à Saint-Jean jusqu’au point d’opération maintenant situé à Toronto et non à Montréal, comme cela était le cas avant la construction de la nouvelle raffinerie. La guerre des prix s’est étendue jusqu’au point d’inclure St-Laurent. Elle a eu deux résultats: premièrement, Redpath a accru sa part du marché, au détriment des autres compagnies, de 42.8% en 1957 à 46.6% en 1958; deuxièmement, elle a perdu la guerre des prix au profit de ses deux adversaires bien pourvues financièrement. Après avoir subi des pertes financières importantes, elle était donc mûre pour une prise de contrôle par Tate et Lyle.

Par la suite, chacune des accusées a décidé de s’en tenir à sa part traditionnelle du marché. Bien que chacune d’elles ait affirmé qu’il s’agissait là d’une décision indépendante, il faudrait être naïf pour ne pas s’apercevoir qu’il existait et qu’il continue d’exister une entente tacite à cet effet.

Mais, avec égards, les stratagèmes concurrentiels suggérés par le ministère public n’auraient eu à mon avis aucun effet sur les parts de marché de chacune à moins d’accroître les remises, soit, en d’autres termes, de baisser les prix. Et les compagnies ont encore le souvenir tout frais des résultats malheureux de cette baisse des prix ...

Je conclus, en me fondant sur la preuve, que la décision de maintenir les parts traditionnelles du marché—qui ont été ajustées dans la même proportion lorsque Cartier a été mise en service—résulte d’une entente tacite entre les accusées. Mais, à mon avis, il n’a pas été prouvé que l’on en est venu à cette entente en vue d’empêcher ou de diminuer indûment la concurrence. Les accusées ont décidé de maintenir leurs parts traditionnelles du marché afin d’éviter une guerre des prix qui aurait eu lieu si l’une d’elles avait pris le seul moyen possible d’augmenter sa part, soit la baisse de prix par le biais de remises considérables. De même, il m’est impossible de conclure de l’ensemble de la preuve sur ce point, y compris la preuve d’actes manifestes, que les accusées ont maintenu leurs parts du marché afin d’étouffer la concurrence. Au contraire, l’entreprise Cartier a été lancée en 1964 et aucune des difficultés qu’elle a connues au début ne peut être attribuée au maintien des parts du marché. Westcane a été lancée avec succès en 1969. Austin a tenté de mettre en service, en 1971,

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Austin Sugar Refineries Limited dans la région de Cornwall avec l’aide de subventions gouvernementales (p. D-11 A et B). La non-concrétisation de ce projet ne peut en aucune façon être attribuée au maintien par les accusées des parts du marché.

En passant, il est intéressant de noter dans le prospectus de ce dernier projet que (p. D‐11-A):

«Aucun obstacle majeur ne s’oppose à l’achat de sucre brut sur les marchés internationaux et à la mise en marché de produits de sucre raffiné sur un marché où Robin Austin & Co. Ltd. connaît beaucoup de succès depuis plus plus de vingt ans.»

Par conséquent, après avoir étudié toute la preuve, tant celle de la poursuite que de la défense, et les plaidoiries des avocats, j’en suis venu à la conclusion que la poursuite ne m’a pas convaincu au-delà de tout doute raisonnable que les accusées, aux termes du second chef d’accusation, ont comploté, se sont coalisées, se sont concertées ou se sont entendues ensemble et les unes avec les autres et avec d’autres co-conspirateurs désignés pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence dans la production, la fabrication, l’achat, le troc, la vente, le transport ou la fourniture du sucre brut ou raffiné. En conséquence, je suis tenu de donner aux accusées le bénéfice du doute et je les déclare non coupables de cette infraction.

Avec égards, je dois souligner que les motifs de l’arrêt ne font pas voir sur quoi s’est fondée la Cour d’appel pour conclure qu’il y aurait eu entente pour diminuer «indûment» la concurrence. L’opinion du juge Mayrand, à laquelle a souscrit le juge Owen, est fondée sur une fausse conception de la preuve concernant le partage du marché (à la p. 237):

A la suite de cette coûteuse équipée commerciale, les trois raffineries renoncèrent à la guerre dès prix et s’en tinrent au partage du marché tel qu’il existait alors. Ce partage correspond à peu près à la division territoriale suivante: Atlantic a pour domaine les trois provinces maritimes, Redpath a seule le contrôle du marché ontarien et partage le marché québécois avec St. Lawrence (d’abord St. Lawrence Sugar Refineries Ltd. à qui a succédé S.L.S.R. Holdings Ltd., maintenant Sucronel Ltd.). A elles seules, ces trois intimées contrôlaient en 1973 quelque 74.09% de tout le marché canadien.

A l’audience devant cette Cour, le substitut du procureur général a reconnu l’absence de preuve d’une division territoriale du marché entre les accusées. Il prétend que l’«entente tacite» à laquelle a conclu le juge MacKay et qui visait le

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maintien des parts traditionnelles du marché, revêt, en droit, un caractère indu. Selon lui, une entente visant à restreindre la concurrence de façon à ne pas modifier les parts relatives du marché équivaut à une entente visant à ne faire aucune concurrence. Il prétend qu’une entente semblable emporte l’abolition totale de toute concurrence et qu’elle est, par conséquent, indue. Sur ce point, je tiens à souligner que le juge de première instance a conclu des éléments de preuve admis par lui à l’existence d’une concurrence réelle. Je me reporte à l’extrait précité de son jugement, pp. 100 et 101 du recueil. Je ne vois pas comment on peut dire que l’«entente tacite» à laquelle il a conclu signifiait l’élimination de la concurrence alors que la concurrence subsistait bel et bien, non pas en contravention de l’«entente tacite», mais comme partie intégrante de la ligne de conduite de laquelle l’existence d’une «entente tacite» est déduite. A l’appui de sa prétention que l’«entente tacite» signifiait l’abolition complète de la concurrence et non une simple diminution qui ne serait pas illégale à moins qu’on ne conclue qu’elle est indue, le substitut renvoie à une note de service en date du 16 septembre 1966 rédigée par le président de la compagnie qui, à l’époque, s’appelait Canada and Dominion Sugar et porte maintenant le nom de Les Industries Redpath Ltée, l’entreprise la plus importante sur le marché du sucre et le chef de file reconnu en matière de prix. Cette note de service débute par un tableau des ventes pour les huits premiers mois de 1966. Les commentaires sur ces chiffres se lisent comme suit:

[TRADUCTION] La part du marché de C & D pour la période de janvier à mars étant trop élevée, nos concurrents se sont mis à consentir des réductions croissantes de prix (de toutes les façons possibles). De fait, notre intention de conserver notre part du marché en plus de faire face à la situation créée par Cartier a dû nuire aux autres avant la fin du mois de décembre 1965. La baisse constante des prix a eu un effet précis, cumulatif, sur nos ventes:

Janv.

34.34%)

 

Fév.

32.88%)

 

Mars

32.14%)

 

Avril

31.13%)

Tendance générale à la

Mai

28.73%)

baisse

Juin

28.52%)

 

Juil.

28.88%)

 

Août

27.67%)

 

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Ce que nous avons omis de faire, c’est de commencer à imiter cette baisse des prix pour mettre un frein à cette tendance aux environs de juillet et août. Nous avons effectivement fait le contraire. Nous avons cessé toute réduction afin de rétablir la stabilité des prix. C’était, à l’époque, une attitude raisonnable; mais il ressort, après coup, que nous aurions dû être les derniers et non les premiers à arrêter les réductions de prix en vue d’enrayer la tendance à la baisse.

Après un exposé des lignes de conduite possibles, on lit le commentaire suivant:

[TRADUCTION] S’il y a égalité de prix, c.à-d. s’il n’y a pas de réductions de prix, C & D obtiendra graduellement plus que sa part du marché car nous sommes mieux en mesure, du point de vue production et service, de répondre aux besoins de la clientèle. La réaction de nos concurrents se traduira par des réductions de prix et, à moins que ces réductions ne soient limitées (quant au temps et au volume), C & D sera perdante. Le choix de l’instant approprié est critique à ce stade. Toute réduction de prix de la part de C & D en vue de rétablir sa part du marché peut déclencher chez nos concurrents des réductions additionnelles s’ils ne se rendent pas compte que leur part du marché a été rétablie.

Possibilité d’accorder des réductions de prix. A cause de la structure du marché du sucre brut au cours des derniers mois qui se traduit par une marge et des bénéfices relativement importants sur le produit liquide ou en vrac, les sacs de 5 et 10 lbs, tous les raffineurs sont en. mesure d’accorder des réductions de prix sans trop d’hésitation. Un bon nombre de réductions ont porté sur ces articles. Les acheteurs importants, avertis, qui surveillent étroitement la marge pour le raffinage savent que la marge réelle s’est considérablement accrue parce que les raffineurs ne paient pas la prime maximale pour les livraisons à terme de sucre brut. Et ces acheteurs exigent des réductions de prix.

On peut lire, en conclusion à la page 8 d’une note de service également datée de septembre 1966, adressée aux membres du comité de gestion et intitulée: [TRADUCTION] «Les objectifs et la stratégie des cinq prochaines années», ce qui suit:

[TRADUCTION] De la ligne de conduite ci-dessus exposée ressort une stratégie explicite qui doit influer sur toutes nos opérations concernant le sucre. Dans l’avenir immédiat, nous chercherons à accroître nos profits en améliorant la productivité de nos opérations et en nous concentrant sur les produits les plus profitables

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plutôt qu’en augmentant la marge bénéficiaire ou le volume au-delà de notre part traditionnelle du marché. Au fur et à mesure de l’évolution de notre mise en marché, nous réexaminerons, de temps à autre, l’à-propos de cette stratégie.

Ces extraits confirment le bien-fondé de la conclusion du juge de première instance à l’existence d’une «entente tacite» pour maintenir «les parts traditionnelles du marché». De ce point de vue, le deuxième extrait cité revêt une importance particulière. En décidant de recommencer à consentir des réductions de prix en vue de «rétablir» sa part du marché, la société Redpath a tenu pour acquis que ses concurrents n’auraient pas recours à des réductions de prix additionnelles tant que leur propre part du marché demeurerait intacte. Elle a vu aussi qu’il fallait laisser le temps aux concurrents de s’apercevoir du changement dans sa ligne de conduite. Le sens des termes «entente tacite» devient donc clair: la société Redpath était certaine que ses concurrents n’auraient pas recours à des «réductions additionnelles» si leur «part traditionnelle du marché» était rétablie. Par ailleurs, elle constatait à partir des résultats de cette ligne de conduite que si elle renonçait à toute forme de concurrence en matière de prix, elle ne conserverait pas sa propre «part traditionnelle du marché». Par conséquent, elle a décidé de recommencer à accorder des réductions de prix mais de limiter cette forme de concurrence de manière à ne pas faire plus que rétablir sa «part traditionnelle du marché» car elle était persuadée que ses concurrents, à la condition de prendre soin de leur en donner le temps, se rendraient compte de la ligne de conduite adoptée et seraient également satisfaits de maintenir leur «part traditionnelle du marché».

L’avocat de Sucre St-Laurent Ltée a prétendu qu’une «entente tacite», qui n’est que l’adoption consciente d’une ligne de conduite uniforme sans aucune communication, consentement ou promesse, ne constitue pas un complot. Il a souligné qu’il n’y a rien d’illégal à décider indépendamment de restreindre la concurrence à laquelle on se livre. Un complot exige une entente. Une «entente tacite» suffit-elle?

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Il faut admettre qu’un complot peut prendre diverses formes et peut être prouvé par déduction. Le juge de première instance a estimé que les prix uniformes des raffineurs permettaient de présumer l’existence d’une collusion. Il a néanmoins admis en définitive (à la p. 98) que c’était bien le résultat de décisions indépendantes appelées [TRADUCTION] «décisions consciemment parallèles» qui ne sont pas illégales. La preuve fait clairement ressortir toutefois que non seulement les concurrents de Redpath prenaient connaissance sur-le-champ de sa liste de prix dès qu’elle était affichée dans le hall de l’édifice, mais encore qu’ils parvenaient, à la longue, à découvrir son système de fixation de prix par déduction à partir de données disponibles. Le juge de première instance a pourtant conclu, justement à mon avis, que cela ne constituait pas un complot en vue de maintenir l’uniformité des prix conformément au système de Redpath mais simplement des «décisions consciemment parallèles». Ne pourrait-on pas dire tout aussi bien des [TRADUCTION] «décisions parallèles par entente tacite»?

Il était en un sens plus facile de présumer une «entente tacite» à partir des listes de prix uniformes qu’à partir du maintien du partage du marché. En effet, il y avait un élément qui pouvait être considéré comme la communication d’une offre: c’est la publication d’une liste de prix que les courtiers communiquaient sur-le-champ aux concurrents. Je trouve donc que, sur ce point, le juge de première instance a, à bon droit, fait reposer sur la défense le fardeau de réfuter la preuve de collusion.

Il n’en est pas ainsi en ce qui concerne l’adoption par Redpath de la ligne de conduite ayant pour objet de maintenir sa part traditionnelle du marché. Il n’y a aucune preuve que cette décision ait été d’aucune manière communiquée à ses concurrents. De plus à l’opposé de la liste de prix, il ne s’agissait pas d’une ligne de conduite parfaitement définie. La méthode de mise en œuvre, soit les réductions sélectives de prix accordées aux gros acheteurs, était laissée à l’appréciation de ceux qui en étaient chargés. On n’a pas prétendu que l’ampleur de ces réductions de prix devait être dévoilée aux concurrents. Au contraire, la preuve démontre

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que dans le cas d’enchères concurrentielles les cours présentés différaient sensiblement. Par ailleurs, de même que les concurrents découvraient à la longue le système de fixation des prix adopté par Redpath, de même ils se rendraient compte inévitablement de sa ligne de conduite sur le marché; le président de Redpath en était conscient lorsqu’il l’a adoptée.

Lorsque, comme il le prévoyait, les concurrents ont adopté une semblable ligne de conduite, peut-on dire qu’une entente a été conclue? Pour conclure à une entente par acceptation tacite d’une offre, il ne suffit pas d’adopter une ligne de conduite qui implique acceptation, il faut également qu’il y ait eu communication de cette offre. C’est ce que la preuve démontrait pour la liste de prix et c’est ce qui reportait le fardeau de la preuve sur la défense. Mais la ligne de conduite sur le marché n’a fait l’objet d’aucune communication semblable. Vu ces circonstances, l’«entente tacite» qui a découlé de l’adoption prévue d’une semblable ligne de conduite par les concurrents équivaut-elle à un complot? J’éprouve beaucoup de difficulté à dire qu’il en est ainsi simplement parce que l’auteur de cette ligne de conduite chez Redpath était conscient qu’à la longue ses concurrents s’en rendraient compte inévitablement de façon générale et s’attendait également à ce qu’ils adoptent une semblable ligne de conduite qui deviendrait à son tour manifeste.

A mon avis, la prétention du ministère public implique (et cela ressort de ce qu’en dit le juge de première instance à la p. 101) que, dans l’industrie du sucre dans l’Est canadien, chacun des raffineurs était tenu de s’efforcer d’accroître sa part du marché au détriment des autres, autrement il convenait de diminuer indûment la concurrence. A mon avis, le juge de première instance a eu raison de rejeter cette prétention. Aucun des raffineurs n’était tenu de faire concurrence plus fortement qu’il ne l’estimait souhaitable dans son propre intérêt. Chacun des raffineurs avait le droit de décider de ne pas chercher à augmenter sa part du marché en autant que cette décision n’était pas le résultat d’une collusion et, à mon avis, le juge de première instance a conclu à juste titre que ce qu’il

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a appelé l’«entente tacite» en vue de maintenir les parts du marché ne constituait pas une entente pour diminuer indûment la concurrence.

Comme je l’ai déjà souligné, je ne suis pas d’accord avec la prétention que cette «entente tacite» pour maintenir les parts du marché impliquait l’élimination de la concurrence. Au contraire, comme nous venons de le voir, il ressort clairement de la preuve qu’elle n’entraînait qu’une diminution de la concurrence. Lorsqu’elle a mis fin aux désastreuses réductions de prix au moyen desquelles elle avait accru sa part du marché, la société Redpath s’est rendue compte qu’en supprimant toute réduction de prix, non seulement elle perdait l’excédent mais elle était incapable de maintenir la part du marché qu’elle détenait auparavant. La décision de rechercher la stabilité en maintenant sa «part traditionnelle du marché» n’était donc pas une décision de renoncer à toute concurrence de prix. Au contraire, cela signifiait que des concessions en matière de prix seraient faites au profit des gros acheteurs mais limitées à ce qu’il faudrait pour maintenir la «part traditionnelle du marché» aussi précisément que possible, sans augmentation ni diminution. Il est évident que cela impliquait une diminution de la concurrence. Il est tout aussi clair, toutefois, que cela n’impliquait pas la suppression de la concurrence. La question est de savoir si cela signifiait qu’on entendait par là diminuer «indûment» la concurrence.

L’alinéa 32(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions se lit comme suit:

32. (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de deux ans, toute personne qui complote, se coalise, se concerte ou s’entend avec une autre

c) pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence dans la production, la fabrication, l’achat, le troc, la vente, l’entreposage, la location, le transport ou la fourniture d’un article, ou dans le prix d’assurance sur les personnes ou les biens; ou ...

Je n’aurai pas à faire l’analyse de la jurisprudence sur le sens du mot «indûment» dans cette disposi-

[Page 659]

tion. Y compris l’arrêt sur lequel on a tant insisté, Howard Smith Paper Mills Ltd. et autres c. La Reine[4], elle a récemment fait l’objet d’une étude complète par le juge Ritchie qui a rédigé l’opinion majoritaire dans l’affaire Aetna Insurance Co. et autres c. La Reine[5]. A la p. 748 du recueil, il cite la conclusion suivante du juge de première instance sur ce point et déclare qu’il la considère une appréciation exacte du sens du mot «indûment»:

[TRADUCTION] Cette revue des différents exposés sur le sens du mot «indûment» relativement à l’infraction de diminution de la concurrence me conduit aux conclusions suivantes. Une entente pour prévenir ou diminuer la concurrence ne constitue pas à elle seule une infraction. Ce qui est criminel, c’est une entente destinée à diminuer la concurrence de façon illégitime, immodérée, excessive ou oppressive ou destinée à soustraire virtuellement les conspirateurs à l’influence de la libre concurrence. Le ministère public n’est aucunement obligé de prouver l’existence d’un monopole et c’est une question de fait que de savoir si l’entente atteint un point tel qu’elle est destinée à diminuer indûment la concurrence et devient ainsi une conspiration criminelle.

Si l’on applique ce critère aux faits constatés par le juge de première instance, il me paraît tout à fait impossible d’affirmer qu’il a erré en droit en concluant que le ministère public n’avait pas réussi à prouver une entente pour diminuer indûment la concurrence. Je ne puis trouver dans les motifs de l’arrêt de la Cour d’appel aucun fondement solide qui m’amènerait à conclure dans un autre sens et, comme je l’ai déjà indiqué, je ne puis trouver aucun motif valable qui en étaye la conclusion à partir des faits invoqués par le substitut dans sa plaidoirie.

Je dois faire remarquer toutefois qu’il a souligné avec raison que, selon l’arrêt de cette Cour dans R. c. Cooper[6], le juge MacKay a commis une erreur en déclarant, dans son exposé du droit, (à la p. 23) que [TRADUCTION] «il faut appliquer les principes qui régissent la preuve indirecte et suivre la règle énoncée dans l’arrêt Hodge». En toute justice envers le juge de première instance, je note que son

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jugement est daté du 19 décembre 1975 et que la décision de la Cour d’appel de l’Ontario d’annuler la déclaration de culpabilité contre Cooper par application de la règle énoncée dans l’arrêt Hodge, décision qui a ultérieurement été infirmée par cette Cour, a été rendue le 24 mars 1975 (7 O.R. (2d) 429). Cela ne validerait évidemment pas la conclusion du premier juge si elle était réellement fondée sur cette conception du droit qu’il faut maintenant tenir pour erronée. Je suis toutefois convaincu que la conclusion du juge de première instance sur le point en question n’est aucunement le résultat de l’application de cette règle à l’espèce. En recherchant s’il devait conclure à l’existence d’une «entente tacite» à l’effet de maintenir le partage du marché, il ne s’est pas posé la question de savoir si cette conclusion était la seule conclusion compatible avec les faits prouvés, il a simplement dit (à la p. 102):

[TRADUCTION] Bien que chacune d’elles ait affirmé qu’il s’agissait là d’une décision indépendante, il faudrait être naïf pour ne pas s’apercevoir qu’il existait et qu’il continue d’exister une entente tacite à cet effet.

Je dois également souligner que même si, comme on l’a noté dans l’arrêt Aetna, c’est l’entente conclue en vue de diminuer indûment la concurrence et non son résultat concret qui constitue l’infraction, cette distinction devient sans importance lorsque, comme en l’espèce, l’unique preuve de l’existence de l’entente se trouve dans la ligne de conduite d’où l’on conclut à son existence. En l’espèce, l’«entente tacite» à l’existence de laquelle a conclu le juge de première instance avait manifestement pour objet de diminuer la concurrence comme elle a de fait été diminuée de la manière ci-haut décrite. Cela ne constitue une infraction criminelle que si la concurrence a ainsi été diminuée «indûment». Bien que l’infraction alléguée soit véritablement criminelle et, par conséquent, exige la mens rea, cela ne signifie pas que, si l’on tient pour acquis que l’«entente tacite» était illégale, il était nécessaire que les accusées, ou plutôt leurs administrateurs qui en sont les têtes dirigeantes, se rendent compte de son illégalité. Si par l’entente on entendait vraiment diminuer la concurrence «indûment», le fait que les accusées auraient par erreur estimé que la diminution voulue de la concurrence ne serait pas «indue»

[Page 661]

n’aurait pas constitué un moyen de défense. Il revient toujours à la cour de décider à partir des faits si une entente en vue de diminuer la concurrence signifie que la concurrence sera diminuée indûment et l’opinion d’un accusé sur ce point n’est pas pertinente.

Je suis d’avis d’accueillir les pourvois, d’infirmer les déclarations de culpabilité prononcées par le Cour d’appel et de rétablir les acquittements.

Version française des motifs rendus par

LE JUGE ESTEY (dissident)—Ce pourvoi à l’encontre d’une déclaration de culpabilité prononcée par la Cour d’appel du Québec, après un acquittement en Cour supérieure, soulève plusieurs questions importantes, dont l’examen requiert un exposé préliminaire des faits essentiels et du droit que chaque cour d’instance inférieure leur a appliqué.

Les trois appelantes ont été accusées par un acte d’accusation comprenant deux chefs, tous deux relatifs à la période du 1er janvier 1960 au 31 mai 1973. Selon le premier chef, les appelantes sont accusées d’avoir comploté pour élever indûment le prix du sucre dans l’Est du Canada (c’est-à-dire, en Ontario, au Québec, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle‐Écosse, en l’Île-du-Prince-Edouard et à Terre-Neuve); selon le second chef, elles sont accusées d’avoir comploté pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence dans la production, le transport, la vente et la fourniture du sucre dans l’Est du pays, contrairement à l’al. 32(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, chap. C-23.

La preuve révèle que chaque appelante exploitait des raffineries de sucre où du sucre importé était raffiné pour être commercialisé dans la région qui s’étend de l’Atlantique à la frontière occidentale de l’Ontario. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la commercialisation du sucre était régie par la Commission de contrôle des prix en temps de guerre, un organisme fédéral, qui avait alloué aux appelantes, seuls raffineurs de sucre faisant affaires à l’époque, des parts du marché de l’Est du Canada. Lorsque les contrôles ont été levés en 1949, les appelantes détenaient les parts suivantes du marché:

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Atlantic                    35.6 pour cent raffinerie à
St-Jean (N.-B.)

Redpath                  42.7 pour cent raffineries à
Montréal et à Chatham (Ontario)

St-Laurent               21.7 pour cent raffinerie à
Montréal

Leurs parts respectives du marché se sont maintenues sans interruption jusqu’en 1958, lorsque Redpath (auparavant appelée Canada and Dominion Sugar Company Limited) a entrepris d’augmenter la sienne en abaissant ses prix; sa part du marché de l’Est du Canada est passée de 42.8 pour cent en 1957 à 46.6 pour cent en 1958. Ce programme de réduction des prix a sérieusement affaibli la situation financière de l’appelante Redpath, dont Tate & Lyle Limited, [TRADUCTION] «le géant mondial du sucre», comme l’a appelée le juge de première instance, a pris le contrôle.

Au procès, les appelantes ont été acquittées sur les deux chefs. La Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel interjeté par le ministère public à l’égard du premier chef mais a déclaré toutes les appelantes coupables sur le second chef, qui est maintenant le seul qui nous soit soumis; il se lit comme suit:

[TRADUCTION] 2. QUE, à Montréal, district de Montréal, province de Québec, et à divers endroits à travers le Canada, entre le 1er janvier 1960 et le 31 mai 1973, ces deux dates incluses, ATLANTIC SUGAR REFINERIES CO. LIMITED, LES INDUSTRIES REDPATH LIMITÉE (auparavant appelée Canada and Dominion Sugar Company Limited), SUCRE ST-LAURENT LIMITEE, et S.L.S.R. HOLDINGS LIMITED (auparavant appelée St. Lawrence Sugar Refineries Limited), ont comploté, se sont coalisées, se sont concertées ou se sont entendues ensemble et les unes avec les autres et avec Czarnikow (Canada) Limited, Czarnikow-Rionda Company de New York, État de New York, É.-U., Czarnikow Limited de Londres, Angleterre, Hodgson (East India) Ltd., Mansugar Ltd., M. Golodetz & Co. de New York, État de New York, É.-U., Indian Sugar Mills Association of India and South African Sugar Association of South Africa, M. Golodetz de Londres, Angleterre, State Trading Corporation of India et avec d’autres personnes inconnues ou avec quelques-unes d’entre elles ou avec l’une d’elles, pour empêcher ou diminuer, indûment, la concurrence dans la production, la fabrication, l’achat, le troc, la vente, le transport ou la fourniture d’un article ou d’une denrée qui peut faire l’objet d’échanges ou d’un commerce,

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savoir: du sucre, brut ou raffiné, à divers endroits en Ontario, au Québec, au Nouveau‐Brunswick, en Nouvelle-Écosse, en l’Île-du-Prince-Èdouard et à Terre-Neuve et ont par conséquent commis un acte criminel contrairement à l’al. 32(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, chap. C-23.

Le ministère public a interjeté appel en vertu de l’al. 605(1)a) du Code criminel. Les appelantes prétendent que la Cour d’appel n’avait pas compétence pour entendre l’appel parce que le juge de première instance n’a commis aucune erreur de droit. Si c’est le cas, cette Cour n’a pas compétence non plus, et la première question à laquelle il faut répondre est donc celle de savoir si l’appel interjeté à la Cour d’appel portait bien sur une question «de droit seulement» et non sur une question mixte de fait et de droit.

La Cour d’appel a conclu que le juge de première instance n’avait pas appliqué les bons principes de droit et que, s’il l’avait fait, les appelantes auraient été trouvées coupables sur le second chef. Suivant l’interprétation que la Cour d’appel a donnée des motifs du juge de première instance, celui-ci était d’avis qu’en droit, le ministère public avait le devoir ou le fardeau d’établir non seulement l’intention des appelantes de conclure une entente pour maintenir leurs parts respectives du marché du sucre, mais aussi que, ce faisant, elles voulaient diminuer indûment la concurrence. La Cour d’appel s’est dit d’avis que le ministère public était seulement tenu d’établir au-delà de tout doute raisonnable l’intention de s’entendre pour maintenir les parts du marché, et que, si le juge du fond était d’avis que les accusées avaient conclu pareille entente, il devait décider comme une question de fait si la concurrence avait été en conséquence indûment diminuée.

A mon avis, le jugement de première instance, et la décision prise sur le second chef, soulèvent en appel une question de droit seulement. La Cour d’appel avait par conséquent compétence en vertu de l’al. 605(1)a) pour entendre l’appel; je reviendrai sur ce point à la fin des présents motifs.

Il est plus simple d’exposer et d’examiner en premier lieu les règles de droit que le juge de première instance a estimées applicables à ses constatations, puis d’examiner les conclusions qu’il

[Page 664]

a tirées, en se limitant bien sûr au second chef. Tous les renvois à la décision de première instance sont au recueil (1976), 26 C.P.R. (2d) 14.

En ce qui concerne le fardeau de la preuve qui incombe au ministère public, le juge MacKay a dit (à la p. 23):

[TRADUCTION] Je ne peux être d’accord avec l’énoncé du ministère public (fondements juridiques, à la p. 51) que: «Le ministère public n’a qu’à établir l’existence d’un complot qui, s’il était mis à exécution, élèverait déraisonnablement le prix de l’article ... Nous soutenons qu’il n’est pas plus nécessaire d’établir que les accusées voulaient élever le prix du sucre, que d’établir qu’elles voulaient diminuer ou d’empêcher indûment la concurrence.» Il est certain que les conspirateurs doivent avoir l’intention de conclure une entente, et, en fait, ils doivent en conclure une qui, si elle était mise à exécution, aurait pour résultat d’élever déraisonnablement le prix d’un article. Il n’est pas nécessaire de démontrer que, si l’entente était mise à exécution, les prix augmenteraient, mais il suffit de démontrer que l’entente visait nécessairement ce résultat.

On note que l’avant-dernière phrase n’exige que l’intention unique de conclure une entente dont la mise à exécution aurait pour résultat de diminuer indûment la concurrence (en l’adaptant aux termes du second chef). La dernière phrase, cependant, exige la double intention, la première, celle de conclure l’entente, la seconde, celle de diminuer indûment la concurrence.

A la p. 27, cependant, le juge du procès a défini le fardeau qui incombe au ministère public comme suit:

[TRADUCTION] Le ministère public n’a qu’à établir que les accusées avaient l’intention de conclure une entente et en ont conclu une qu’elles avaient l’intention de mettre à exécution et qui, si elle l’était, aurait eu pour résultat une hausse déraisonnable du prix de l’article. [R. v. Eddy Match Co. Ltd. et al. (1951), 13 C.R. 217 (confirmé à 18 C.R. 357)]

A la p. 31, cependant, le juge revient à la question du fardeau qui incombe au ministère public:

[TRADUCTION] En bref, le ministère public, pour réussir dans une poursuite intentée en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, doit donc établir ...

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Quant au second chef:

a) que les accusées ont conclu une entente entre le 1er janvier 1960 et le 31 mai 1973, ensemble et (ou) avec d’autres personnes désignées à l’acte d’accusation;

b) que l’objet de l’entente consiste à diminuer la concurrence dans la production et la vente de sucre brut ou raffiné dans l’Est du Canada;

c) que la diminution de concurrence visée est indue.

En ce qui concerne la règle énoncée dans l’arrêt Hodge[7], le juge du procès, après l’avoir énoncée, poursuit à la p. 23:

[TRADUCTION] La preuve de l’intention, comme celle d’une entente, peut rarement être établie par une preuve directe dans les affaires de coalition; elle est habituellement établie par des déductions tirées de la preuve et qui ont un effet cumulatif. Cela étant, il faut appliquer les principes qui régissent la preuve indirecte et suivre la règle énoncée dans l’arrêt Hodge, précité.

Je reviendrai à l’application de cette règle plus loin dans les présents motifs.

La Cour a ensuite tiré certaines conclusions en droit, tout d’abord en ce qui concerne le sens du mot «indûment» à l’al. 32(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, précitée.

[TRADUCTION] A la lumière de cette jurisprudence, M. Richard Gosse, dans une note intitulée «How Much May Competition be Lessened?», 36 C.R. 28 à la p. 29, a avancé que «pour obtenir une condamnation en vertu de l’al. 32(1)c), il est nécessaire de démontrer que les accusés ont conclu une entente pour supprimer la concurrence dans leur secteur particulier d’activités commerciales».

Vu ce qui précède, je suis d’avis qu’en l’espèce du moins, l’interprétation donnée par M. Gosse du mot «indûment» est celle qu’il faut retenir. Comme, au début de la période, les accusées contrôlaient 99.8% du marché de l’Est du Canada, une entente visant à diminuer la concurrence reviendrait à l’éliminer et serait par conséquent indue. Dans ces circonstances, l’élimination de la concurrence, pour être efficace, exigerait que toutes les accusées agissent en coalition car, si l’une d’entre elles décidait d’allouer une portion de sa part du marché à un nouveau concurrent, les plans des deux autres seraient inutiles. (à la p. 30)

[Page 666]

Beaucoup plus loin dans ses motifs, le savant juge du procès vient à la conclusion suivante à l’égard d’une entente entre les accusées:

[TRADUCTION] Je conclus, en me fondant sur la preuve, que la décision de maintenir les parts traditionnelles du marché—qui ont été ajustées dans la même proportion lorsque Cartier a été mise en service—résulte d’une entente tacite entre les accusées. Mais, à mon avis, il n’a pas été prouvé que l’on en est venu à cette entente en vue d’empêcher ou de diminuer indûment la concurrence. Les accusées ont décidé de maintenir leurs parts traditionnelles du marché afin d’éviter une guerre des prix qui aurait eu lieu si l’une d’elles avait pris le seul moyen possible d’augmenter sa part, soit la baisse de prix par le biais de remises considérables. De même, il m’est impossible de conclure de l’ensemble de la preuve sur ce point, y compris la preuve d’actes manifestes, que les accusées ont maintenu leurs parts du marché afin d’étouffer la concurrence. Au contraire, l’entreprise Cartier a été lancée en 1964 et aucune des difficultés qu’elle a connues au début ne peut être attribuée au maintien des parts du marché. Westcane a été lancée avec succès en 1969. Austin a tenté de mettre en service, en 1971, Austin Sugar Refineries Limited dans la région de Cornwall avec l’aide de subventions gouvernementales (p. D-11 A et B). La non-concrétisation de ce projet ne peut en aucune façon être attribuée au maintien par les accusées des parts du marché. (à la p. 103)

On note que la Cour conclut à l’existence d’une entente tacite qui a eu pour effet de maintenir des parts fixes du marché du sucre dans l’Est du Canada entre les accusées, mais que cette entente n’a pas été conclue pour étouffer la concurrence mais plutôt pour éviter une guerre des prix. Il faut faire remarquer que l’entreprise Westcane mentionnée dans le passage précité n’a commencé à fonctionner qu’en 1974, non en 1969, soit après la période visée par les accusations portées en l’espèce.

Plus tôt, le juge du procès a dit sur ce point:

[TRADUCTION] Par la suite, chacune des accusées a décidé de s’en tenir à sa part traditionnelle du marché. Bien que chacune d’elles ait affirmé qu’il s’agissait là d’une décision indépendante, il faudrait être naïf pour ne pas s’apercevoir qu’il existait et qu’il continue d’exister une entente tacite à cet effet. (à la p. 102)

[Page 667]

On notera qu’il y est expressément constaté qu’[TRADUCTION] «il n’y a aucune preuve de communications entre [les accusées]». (à la p. 96)

On a soumis à la Cour deux explications opposées du curieux spectacle offert par les trois accusées qui se sont partagé virtuellement tout le marché du sucre dans l’Est du Canada en proportions constantes pendant onze ans, puis quatre-vingt-dix pour cent du marché dans les mêmes proportions pendant quatorze autres années. (La diminution de 10 pour cent de la part totale des trois accusées est due à l’arrivée sur le marché de Sucre Cartier Limitée, constituée en compagnie en 1969, qui fait partie de la concentration verticale de l’entreprise de commercialisation de produits alimentaires Steinberg Limitée, qui, elle-même, compte pour environ 50 pour cent des ventes de Cartier.) On a résumé ces thèses opposées ainsi:

[TRADUCTION] La thèse du ministère public quant au maintien par les accusées de leurs parts traditionnelles du marché est la suivante:

Il existait une entente de partage du marché que les accusées ont maintenue pendant plusieurs années malgré des circonstances changeantes, et même si n’importe laquelle d’entre elles aurait facilement pu en obtenir une part plus importante au moyen, notamment:

a) de remises plus importantes aux clients;

b) d’une publicité plus agressive;

c) d’une présentation plus attrayante;

d) de l’abolition du système d’établissement des prix par points de base et d’absorption du fret;

e) de l’utilisation maximale de la capacité des usines,

et l’entente a eu pour effet de diminuer la concurrence.

Voici en quelques mots la thèse de la défense. La seule façon d’augmenter les ventes d’un produit homogène dans un oligopole est d’abaisser les prix, ce qui a pour résultat soit d’épuiser les stocks et de diminuer les revenus de l’entreprise qui abaisse ses prix, soit une guerre des prix. Comme ces deux résultats sont désastreux, la seule autre solution est que chaque membre de l’oligopole cherche à maintenir sa part traditionnelle du marché. (à la p. 101)

Le jugement conclut à l’acceptation par la Cour de l’explication du «motif louable» avancée par les accusées que l’on trouve dans la citation tirée de la p. 103 du jugement de première instance, précitée. Pour plus de commodité, je reproduis la phrase-clé:

[Page 668]

[TRADUCTION] Les accusées ont décidé de maintenir leurs parts traditionnelles du marché afin d’éviter une guerre des prix qui aurait eu lieu si l’une d’elles avait pris le seul moyen possible d’augmenter sa part, soit la baisse de prix par le biais de remises considérables.

En Cour d’appel, le juge Mayrand, à l’opinion duquel le juge Owen a souscrit, a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur de droit en décidant que le ministère public devait établir que les défenderesses voulaient empêcher ou diminuer indûment la concurrence; et que, vu ses constatations sur les faits, le juge de première instance aurait déclaré les accusées coupables sur le second chef, n’eût été cette erreur de droit. Après avoir énoncé les éléments du second chef (cité ci-dessus et tiré du recueil 26 C.P.R. aux pp. 31 et 103, précité) le juge Mayrand conclut:

Dans notre cas, le juge formule une règle de droit erronée non pas par inadvertance mais au moment où il veut être plus précis et où il énonce en paragraphes distincts les trois éléments de la preuve qui incombent à la Couronne. Nous sommes donc en présence non pas d’une mauvaise formulation, mais plutôt d’une fausse conception de la règle de droit. Par conséquent, l’appelant a raison de dire que sur ce point il y a eu erreur de droit.

([1978] C.A. 25 à la p. 30 et p. 16, 41 C.P.R. (2d) 5 à la p. 16 d’où seront tirés tous les extraits de la traduction anglaise des motifs de la Cour d’appel[8].)

[Page 669]

En ce qui concerne les faits que le ministère public doit établir, le juge Mayrand dit:

Trois faits essentiels devaient être prouvés par la Couronne:

a) une entente à laquelle les intimées ont participé;

b) l’objet de cette entente était la diminution de la concurrence;

c) la mise à exécution de cette entente devait aboutir à une diminution indue de la concurrence.

J’estime que ces trois faits essentiels ont été établis si l’on s’en tient aux conclusions que le juge a tirées de la preuve. (à la p. 30)

Le juge Bélanger, d’accord quant à l’issue du procès, a souligné que l’erreur commise par le tribunal de première instance était d’exiger que le ministère public établisse [TRADUCTION] «que la diminution de la concurrence visée soit indue». (à la p. 42)

J’en suis venu à la conclusion, avec égards pour ceux qui sont d’opinion contraire, que le savant juge du procès a décidé à tort qu’un fardeau de preuve plus lourd que celui imposé en droit incombait au ministère public et que, vu ses constatations de faits, il aurait déclaré toutes les accusées coupables sur le second chef s’il avait appliqué les bons principes de droit.

Cette Cour s’est récemment penchée sur cet article de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions dans l’arrêt Aetna Insurance Company et autres c. La Reine[9], où le juge Ritchie, qui a exprimé l’opinion majoritaire, a défini en ces termes le fardeau qui incombe au ministère public en vertu de l’art. 32:

[Page 670]

Le ministère public a le fardeau d’établir, en l’espèce, au-delà de tout doute raisonnable, d’abord que les intimées ont voulu conspirer, se coaliser, se concerter ou s’entendre et ensuite que cette conspiration, coalition, concertation ou entente, si elle était mise à exécution, préviendrait ou diminuerait indûment la concurrence. Ce sont là des questions de fait et la seule question de droit que puisse soulever le présent pourvoi est la signification du mot indûment dans le contexte de l’al. 32(1)c). (à la p. 748)

Dans le même sens, le juge Kerwin, alors juge puîné, a dit, dans l’arrêt Container Materials, Ltd. et al. c. Le Roi[10], à la p. 158:

[TRADUCTION] On a soutenu qu’il ne suffisait pas au ministère public d’établir l’existence d’une entente ou d’un arrangement qui aurait pour effet d’empêcher ou de diminuer indûment la concurrence, mais aussi que les accusés devaient vouloir que l’entente ou l’arrangement ait cet effet. Ce n’est pas le sens de la disposition sur laquelle est fondée l’accusation. La mens rea est sans aucun doute nécessaire, mais les poursuites satisfaisaient en l’espèce à cette exigence dès lors qu’il était démontré que les appelants avaient eu l’intention de conclure, et avaient effectivement conclu, l’entente même dont l’existence avait été prouvée.

Le juge Houlden de la Cour d’appel a accepté cet énoncé du droit dans l’arrêt R. v. Anthes Business Forms Limited et al.[11], où il a dit à la p. 373:

[TRADUCTION] Si la Cour pouvait conclure de la preuve que le but ou l’intention des parties était d’empêcher ou de diminuer indûment la concurrence, cela suffirait sans aucun doute à fonder une déclaration de culpabilité. Mais le ministère public n’avait pas à établir ce but ou cette intention. Sur la base de l’arrêt Container Materials, il suffisait que le ministère public établisse que l’effet de l’entente, si elle était mise à exécution, serait d’empêcher ou de diminuer indûment la concurrence.

Le juge McRuer, juge en chef de la Haute Cour, a déclaré, dans l’arrêt R. v. Northern Electric Co. Ltd. et al.[12], à la p. 263, que l’arrêt Container Materials avait [TRADUCTION] «réglé» la question.

Le juge en chef Duff a analysé le but de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions dans l’arrêt Container Materials, Ltd., précité, où il a dit à lap. 152:

[Page 671]

[TRADUCTION] Le texte de loi qui nous est soumis a été, sans l’ombre d’un doute, édicté pour protéger l’intérêt public précis vis-à-vis de la libre concurrence. C’est là, à mon avis, l’opinion que le savant Juge en chef, les juges Idington et Anglin, et moi‐même avons exprimée dans l’arrêt Weidman c. Shragge (1912), 2 D.L.R. 734, 46 R.C.S. 1. Cette protection a été accordée en frappant d’illégalité des ententes qui, si elles sont mises à exécution, empêchent ou diminuent indûment la concurrence, et en en faisant des infractions; et, comme ce texte de loi a pour objet la protection de l’intérêt public vis-à-vis de la libre concurrence, c’est sous cet angle qu’il faut examiner la question de savoir si l’exclusion ou diminution convenue est indue ...

Dans l’arrêt Howard Smith Paper Mills, Ltd. et al. c. La Reine[13], le juge Cartwright a poursuivi le débat sur le sens du mot «indûment», employé relativement aux conséquences de l’entente entre les conspirateurs:

[TRADUCTION] La jurisprudence mentionnée me paraît essentiellement porter qu’une entente visant à empêcher ou diminuer la concurrence dans les activités commerciales du type visé par cet article devient criminelle lorsque l’exclusion ou diminution convenue atteint le point où les parties à l’entente deviennent libres de faire affaires à l’abri de presque tous les effets de la concurrence, effets que le Parlement a considérés comme une protection indispensable de l’intérêt public; que c’est l’usurpation, par les membres de la coalition, du pouvoir de faire affaires sans concurrence qui est déclarée illégale; que la question de savoir si le pouvoir ainsi obtenu est, dans les faits, utilisé à mauvais escient n’est pas pertinente; et que la Cour, sauf je suppose en ce qui concerne la peine, n’est pas requise de rechercher si dans chaque cas les effets visés par l’entente et ceux obtenus ont, en réalité, profité ou nui au public, ni autorisée à le faire.

En d’autres termes, une fois établie l’existence d’une entente pour porter à ce point l’exclusion ou diminution de la concurrence, on présume de façon concluante qu’il y a eu atteinte à l’intérêt public, et les parties à l’entente peuvent être déclarées coupables en vertu de l’al. 498(1)d) [maintenant l’al. 32(1)c)]. La question pertinente devient ainsi celle de savoir dans quelle mesure l’on convient de mettre à exécution l’exclusion et la limitation de la concurrence et non quel est l’effet économique de la mise à exécution de l’entente. Dans chaque poursuite intentée conformément à cette disposition, la question de savoir si l’on a atteint ce point en devient une de fait. (aux pp. 426 et 427)

[Page 672]

Je reviens aux conclusions de droit et de fait du juge du procès. Celui-ci, en énonçant les trois éléments de preuve exigés du ministère public, précités, a formulé le troisième élément en des termes pour le moins ambigus que je répète ici pour plus de commodité:

[TRADUCTION] C) que la diminution de la concurrence visée était indue.

Plus loin dans ses motifs, il précise cet énoncé:

[TRADUCTION] Mais, à mon avis, il n’a pas été prouvé que l’on en est venu à cette entente en vue d’empêcher ou de diminuer indûment la concurrence. (à la p. 103)

Avec égards, il ressort de la juxtaposition de ces deux énoncés une erreur de droit qui permet d’interjeter appel à la Cour d’appel conformément à l’al. 605(1)a) du Code criminel.

Il devient clair qu’après avoir conclu à l’existence d’une entente tacite qui touche la concurrence d’une façon qui «soit indue», le juge du procès n’est pas passé à l’étape logique suivante qui aurait été de déclarer les accusées coupables sur le second chef, parce qu’à son avis, le ministère public n’avait pas établi l’élément qu’il a ajouté dans son résumé du droit, savoir que les accusées devaient avoir eu l’intention de diminuer indûment la concurrence lorsqu’elles ont conclu l’entente. Les appelantes ont soutenu que, nonobstant la suite de ces énoncés et conclusions du juge de première instance, elles ne pouvaient être déclarées coupables en vertu de l’al. 32(1)c) sur le fondement d’une «entente tacite». On a dit, s’appuyant en partie sur l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, R. v. Armco Canada Ltd. et al.[14], que, pour qu’il y ait entente au sens de l’al. 32(1)c), il doit y avoir eu, entre les parties, certaines communications à la suite desquelles chacune doit s’attendre à ce que les autres agissent d’une certaine façon. De plus, les quatre verbes du par. 32(1) reviennent de toute façon à «l’acte de s’entendre».

Le juge Willes, dans Mulcahy v. The Queen[15], à la p. 317, a formulé la définition classique du complot en common law:

[Page 673]

[TRADUCTION] Un complot ne réside pas seulement dans l’intention de deux ou plusieurs personnes, mais dans l’entente entre deux ou plusieurs personnes de commettre un acte illégal, ou d’accomplir un acte légal par des moyens illégaux. Tant que cette décision reste au stade de l’intention, elle ne peut faire l’objet de poursuites. Lorsque deux personnes conviennent de la mettre à exécution, le complot lui-même devient un acte distinct, et l’acte de chaque partie, promesse contre promesse, actus contra actum, dont on peut obtenir l’exécution forcée s’il est légal, devient punissable s’il vise un but criminel ou emploie des moyens criminels.

Cette Cour a fait sien cet énoncé du droit dans l’arrêt R. c. O’Brien[16], à la p. 674.

Nous ne sommes évidemment pas limités en l’espèce à des arrêts comme Mulcahy, qui ne portent pas sur le texte précis employé par le Parlement dans cet article de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, précitée. Comme l’a dit le juge Laidlaw de la Cour d’appel dans l’arrêt R. v. Electrical Contractors Association of Ontario and Dent[17], aux pp. 276 et 277:

[TRADUCTION] La portée de cette disposition n’est pas limitée au complot. Elle s’étend à l’infraction commise par une personne qui «se coalise», «se concerte» ou «s’entend» avec une autre personne. Deux ou plusieurs personnes peuvent se coaliser illégalement en combinant ensemble leurs actions et activités pour obtenir un résultat ou en coopérant ensemble pour atteindre le but souhaité. Chacune d’elles peut prendre des mesures qui favorisent la réalisation de l’objectif commun et, donc, s’entendre pour le réaliser. Sans tenter de définir l’étendue de la catégorie de personnes visée par la disposition, il me paraît suffisant de dire qu’elle n’est pas limitée aux personnes qui se concertent mais qu’elle inclut également celles qui se coalisent ou s’entendent pour faire ce que la disposition interdit.

Voir aussi R. v. Armco Canada Ltd. et al, précité, le juge Houlden, aux pp. 41 et 42; R. v. Cominco Ltd.—Cominco Ltée et al.[18]

L’argument des appelantes qu’une entente tacite ne peut justifier une déclaration de culpabilité en vertu de l’al. 32(1)c) implique que l’art. 32 introduit de quelque façon les principes du droit des obligations en droit criminel. Employé seul, le

[Page 674]

terme «entente» connoterait peut-être des parties capables en droit, l’existence d’un accord des volontés, l’échange de contreparties, et les règles de forme, et peut-être même de preuve, du droit des obligations. En l’espèce, cependant, la disposition comporte les termes «complote, se coalise, se concerte ou s’entend». Chaque mot ajoute au sens de la phrase. Il est clair que l’entente n’a pas à être susceptible d’exécution forcée, car, par définition, elle ne l’est pas. Il faut présumer que les parties à l’entente savent qu’elle n’est pas susceptible d’exécution forcée puisqu’elle est illégale. Elles ont, par leur comportement, renoncé à recourir au droit civil. L’entente peut être prouvée, c’est-à-dire que le juge des faits peut conclure à son existence à partir de tous les faits et circonstances de l’affaire, y compris le comportement des parties. Dans l’arrêt Paradis c. Le Roi[19], le juge Rinfret, alors juge puîné, a dit à la p. 168 que:

[TRADUCTION] L’on peut établir le complot, comme tout autre crime, en le déduisant du comportement des parties. Il ne fait aucun doute que l’entente intervenue entre elles constitue l’essence de l’infraction, mais il est très rare que l’on puisse l’établir par une preuve directe. La preuve doit habituellement procéder par étapes. L’entente elle-même doit être déduite de «plusieurs actes isolés» (Kenny—«Outlines of Criminal Law», p. 294) qui, en eux-mêmes, peuvent n’avoir que peu ou pas de valeur, mais dont l’influence réciproque doit être interprétée; et leur effet cumulatif, évalué correctement à la lumière de toutes les circonstances de l’affaire, peut faire présumer l’existence d’un but convenu qui permet au jury de conclure à l’existence de l’entente illégale.

En l’espèce, le juge de première instance a conclu expressément à l’existence d’une entente tacite visant à limiter les parts du marché. Il y a une preuve suffisante, à mon avis, pour justifier un jury qui aurait reçu des directives appropriées de conclure dans ce sens. Le juge de première instance a ensuite conclu que, dans les circonstances, une entente pour diminuer la concurrence serait indue. Cette conclusion repose également sur une preuve suffisante. La règle de droit applicable en pareilles circonstances est soit celle énoncée par le juge en chef Duff dans l’arrêt Container Materials

[Page 675]

Ltd. précité, à la p. 152, soit celle énoncée par le juge Cartwright, alors juge puîné, dans l’arrêt Howard Smith Paper Mills, Ltd., précité, à la p. 425; vu l’existence de cette conclusion qui est justifiée par la preuve, son fondement juridique importe peu.

Quant au premier chef, la Cour a répondu aux arguments avancés sur le moyen de défense voulant que des décisions consciemment parallèles, par définition, ne constituent pas une entente visant sciemment à augmenter indûment les prix. On a allégué que la diminution indue de la concurrence est due à la pratique constante des accusées de se partager proportionnellement le marché. Il se peut que, dans certaines situations commerciales, le moyen de défense, ou au moins la considération, de décisions consciemment parallèles soit un élément valide de la défense d’une personne inculpée conformément à l’art. 32. Il faut cependant se rappeler qu’en l’espèce, le tribunal n’étudiait pas un marché partagé entre de nombreux fournisseurs où s’est développée une tendance à des «décisions consciemment parallèles». Pendant les années visées par l’acte d’accusation, trois principaux fournisseurs ont desservi d’abord quatre-vingt-dix-huit pour cent, puis quatre-vingt-dix pour cent du marché. Pendant près d’un quart de siècle, ils ont conservé une organisation mathématiquement quasi parfaite. Des considérations différentes peuvent entrer en ligne de compte dans une région ou une zone où le marché est fluide, et qui est desservie par de nombreux fournisseurs, chacun se comportant selon sa propre interprétation de la doctrine de survie économique dont font apparemment partie les décisions consciemment parallèles. Je fais seulement remarquer que l’on n’a pas fait valoir ce moyen de défense à l’égard du second chef, et il ne se retrouve certainement pas dans les décisions d’instance inférieure.

On a dit que cette disposition décrit une relation fondée sur «l’acte de s’entendre» (R. v. Gage[20], le juge Perdue de la Cour d’appel à la p. 220). L’«acte de s’entendre» n’est qu’une façon différente de décrire l’accord des volontés des personnes accusées. La façon dont ces volontés s’accordent

[Page 676]

ou celle dont l’acte de s’entendre survient n’est pas limitée aux règles et aux pratiques du droit des obligations. Les quatre mots décrivent l’«entente» dans le sens le plus large qu’a ce terme dans la langue courante et non dans le sens technique d’une branche spécialisée du droit. L’entente tacite qui a été établie visait à maintenir les parts du commerce du sucre dont bénéficiait traditionnellement chacune des accusées. Cette relation implique nécessairement l’étouffement de la libre concurrence lorsqu’elle risque de bouleverser l’équilibre des parts du marché. Peu importe que ces limitations de la libre concurrence soient imposées par les accusées pour des motifs louables: voir R. v. Burrows et al.[21], à la p. 135; Howard Smith Paper Mills, Ltd., précité, aux pp. 406 et 407. L’entente tacite entraîne automatiquement une limitation de la concurrence, laquelle produit une diminution que, dans les circonstances de l’espèce, le juge de première instance a jugée indue.

A mon avis, le texte de l’article de la loi inclut la situation ou relation que le juge de première instance en l’espèce a décrite comme une «entente tacite».

Je reviens à la mention qui a été faite plus tôt à la règle énoncée dans l’arrêt Hodge. Cette règle a longtemps fait l’objet de débats dans les tribunaux canadiens, même après qu’on l’eut abandonnée dans son pays d’origine (voir McGreevy v. Director of Public Prosecutions[22].) Dans l’arrêt R. c. Mitchell[23], le juge Spence a dit à son sujet à la p. 479:

[TRADUCTION] La directive donnée dans l’affaire Hodge n’ajoute ni ne retranche rien à la nécessité, en matière criminelle, de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Elle fournit une formule qui aide à appliquer la norme admise de preuve au premier seulement des deux éléments essentiels d’un acte criminel, c’est‐à‐dire la perpétration de l’acte par opposition à l’intention qui a accompagné l’acte. Le premier élément, à supposer que l’on pourrait faire la preuve de chaque circonstance, serait susceptible d’être prouvé démonstrativement. Le second élément, sauf si l’accusé lui-même en fait l’aveu, ne pourrait jamais être

[Page 677]

ainsi prouvé. Les circonstances qui établissent le premier élément non seulement peuvent, mais encore doivent être compatibles les unes avec les autres, puisque autrement il y a un doute raisonnable sur la question.

Cette Cour a appliqué cet énoncé dans les arrêts John c. La Reine[24], à la p. 791; R. c. Bagshaw[25] et R. v. Paul[26]. Cette Cour a examiné cette règle plus récemment dans l’arrêt R.c. Cooper[27], où le juge Ritchie, au nom de la majorité, a dit à la p. 879:

... il est manifeste à mes yeux que [la question de fait] ne dépend que de «l’intention» à laquelle la règle de l’affaire Hodge ne s’applique pas,...

A la p. 881, après avoir fait référence à l’arrêt Mitchell et aux autres arrêts cités précédemment, il a ajouté que la formulation énoncée par le juge Spence, précitée:

doit être considérée comme une restriction apportée à l’application de la règle formulée dans Hodge. Cela ne veut pas dire que la formule énoncée par le baron Alderson doit nécessairement être incorporée mot pour mot aux directives du juge lorsque la question litigieuse porte sur l’identification de l’accusé. Il suffit d’expliquer clairement aux jurés qu’avant de fonder un verdict de culpabilité sur une preuve indirecte, ils doivent être convaincus hors de tout doute raisonnable que la culpabilité de l’accusé est la seule déduction logique qui puisse être tirée des faits prouvés. A cet égard, je partage l’avis du Juge en chef qui rejette la formule Hodge comme règle de droit inexorable au Canada.

Le Juge en chef, dissident, a dit, à propos de la règle énoncée dans l’arrêt Hodge, avec laquelle, comme on le voit, le juge Ritchie est d’accord, aux pp. 865 et 866:

Il est temps maintenant de rejeter la formule Hodge comme règle de droit inexorable au Canada. Sans être dogmatiquement contre la formule établie dans Hodge, je suis d’avis qu’il faut s’en remettre à cet égard à la sagesse du juge de première instance (comme le dit l’arrêt McGreevy), tout en lui rappelant que la directive traditionnelle sur la nécessité d’une preuve hors de tout doute raisonnable représente le moyen le plus sûr et le plus simple d’amener les membres du jury à bien comprendre le fardeau de la preuve qui incombe au ministère public dans une affaire criminelle.

[Page 678]

En l’espèce, le juge de première instance s’est donné pour principe que l’on peut établir la preuve de l’intention par une preuve indirecte et que par conséquent la règle énoncée dans l’arrêt Hodge doit s’appliquer. Cela est contraire à ce qui a été décidé dans les arrêts Mitchell et Cooper, précités, et, avec égards, doit être qualifié d’erreur de droit. L’erreur favorise évidemment les appelantes et non l’intimé, et par conséquent n’influe pas sur l’issue que je propose de donner à ce pourvoi.

Je suis donc d’avis de rejeter ces pourvois.

Pourvois rejetés, le juge ESTEY étant dissident.

Procureurs de l’appelante Atlantic Sugar Refineries Co. Ltd.: L. Yves Fortier et Pierre Hébert, Montréal.

Procureurs de l’appelante Les Industries Redpath Ltée: Colin K. Irving et Peter S. Martin, Montréal.

Procureurs des appelants Sucre St-Laurent Ltée et S.L.S.R. Holdings Ltd.: Courtois, Clarkson, Parsons & Tétrault, Montréal.

Procureur de l’intimé: Bruno C. Pateras, Montréal.

 



[1] (1978), 3 B.L.R. 221, 41 C.C.C. (2d) 209, 41 C.P.R. (2d) 5, [1978] C.A. 25.

[2] (1976), 26 C.P.R. (2d) 14, [1976] C.S. 42.

[3] (1975), 6 O.R. (2d) 521.

[4] [1957] R.C.S. 403.

[5] [1978] 1 R.S.C. 731.

[6] [1978] 1 R.C.S. 860.

[7] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.

[8] Les juges Bélanger et Mayrand ont rendu leurs décisions en français et il convient de souligner que la traduction anglaise publiée dans le C.P.R. n’est pas officielle et doit être abordée avec prudence. Il y a au moins deux erreurs flagrantes, l’une à la p. 10 où la dernière phrase de l’opinion du juge Bélanger est traduite comme suit:

If the said conclusion is based upon this error in law, which is the case in point, relative to the second count of the indictment, but not with respect to the first count it does not have the consequence that my colleague has mentioned.

alors que la version française originale se lit:

si ladite conclusion est basée sur cette erreur de droit, ce qui est le cas dans l’espèce, relativement au second chef d’accusation, non pas quant au premier chef sur lequel elle n’a pas de portée tel que l’a mentionné mon collègue.

En voici une traduction plus appropriée:

If the said conclusion is based upon this error in law, which is the case here, it is relative to the second count of the indictment but has no bearing on the first count, as my colleague has mentioned.

La différence est cruciale puisque la version du C.P.R. indique que le juge Bélanger est en désaccord sur ce point avec le juge Mayrand alors qu’en fait il l’appuie.

On trouve une autre erreur à la p. 17 où le juge Mayrand dit que:

Westcane Sugar Ltd. d’Oshawa en Ontario ... ne produisait pas encore en mai 1973

ce qui est rendu par

Westcane Sugar Ltd. of Oshawa, Ontario ... was no longer producing in May 1973. (Emphasis added)

Bien sûr, «no longer» devrait se lire «not yet».

La traduction publiée à 41 C.C.C. (2d) 209 est identique à la version du C.P.R. [Note de la rédaction: La version française originale est publiée à [1978] C.A. 25.]

[9] [1978] 1 R.S.C. 731.

[10] [1942] R.C.S. 147.

[11] (1976), 26 C.C.C. (2d) 349.

[12] (1955), 111 C.C.C. 241.

[13] [1957] R.C.S. 403.

[14] (1976), 13 O.R. 2(d) 32.

[15] (1868), L.R. 3 H.L. 306.

[16] [1954] R.C.S. 666.

[17] [1961] O.R. 265.

[18] [1980] 2 W.W.R. 693.

[19] [1934] R.C.S. 165.

[20] (1908), 18 Man. R. 175.

[21] (1966), 54 C.P.R. 95.

[22] [1973] 1 All E.R. 503.

[23] [1964] R.C.S. 471.

[24] [1971] R.C.S. 781.

[25] [1972] R.C.S. 2.

[26] (1975), 27 C.C.C. (2d) 1.

[27] [1978] 1 R.C.S. 860.

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