Jugements de la Cour suprême

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Cour suprême du Canada

Preuve—Procédure criminelle—Contraignabilité des témoins—Compagnie accusée d’une infraction—Un dirigeant de la compagnie est-il un témoin contraignable aux instances de la poursuite?—Loi sur les grains du Canada, 1970-71-72 (Can.), chap. 7, art. 2(27), (32), 90(1)—Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 5.

L’intimée est accusée d’une infraction créée par la Loi sur les grains du Canada. Au procès, le substitut du procureur général a tenté de citer M. Lyle Ramsdell, gérant de l’élévateur de la compagnie intimée où l’infraction aurait été commise, comme témoin de la poursuite. L’avocat de la défense a opposé que le témoin n’était pas contraignable. Il s’est fondé sur l’arrêt R. v. Ettenhofer Painting & Decorating Ltd., [1967] 1 C.C.C. 386 où la Cour d’appel du Manitoba a décidé que le président de la compagnie ne pouvait pas être cité pour déposer contre cette dernière. On a alors déclaré que le principe de droit pénal suivant lequel un accusé ne peut être contraint de rendre témoignage ou de produire une pièce écrite à l’audition d’une accusation portée contre lui, s’applique aussi à une personne morale. Le juge provincial a refusé de contraindre M. Ramsdell à témoigner et a acquitté l’intimée pour manque de preuve à l’appui. En appel, le juge de la Cour de comté se considérant lié à l’affaire Ettenhofer, a rejeté l’appel. Lui ayant demandé de reconsidérer sa décision dans Ettenhofer, la Cour d’appel s’est dit convaincue que l’arrêt Ettenhofer est fondé sur un raisonnement solide et qu’il doit être maintenu; elle a donc confirmé l’acquittement de l’intimée. D’où le pourvoi à cette Cour.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

Depuis l’arrêt Ettenhofer, les cours d’appel de l’Ontario, du Québec et de la Colombie‑Britannique sont arrivées à la conclusion contraire. La prétention de l’intimée est que si le gérant est cité comme témoin, puisqu’il est l’âme dirigeante de la compagnie, c’est la

[Page 680]

compagnie elle-même qui est citée comme témoin de la seule manière dont une compagnie accusée peut être appelée à témoigner, ce qui la prive du privilège de ne pas répondre à son propre procès. Pour appuyer cette prétention, l’intimée doit faire entrer en jeu la notion de l’âme dirigeante par laquelle la personne ainsi désignée ne fait qu’un avec la compagnie et en vertu de laquelle ce qui peut lui être imputé ou attribué peut l’être à la compagnie. Cette notion a été appliquée dans des affaires où la mens rea est un élément de l’infraction. Cette notion s’applique également lorsque la corporation accusée avance le moyen de défense de diligence raisonnable.

Ce n’est cependant pas le cas en l’espèce. Il n’existe pas de motif en vertu duquel la notion de «l’âme dirigeante» pourrait être étendue de façon à s’appliquer à une situation comme celle en l’espèce de sorte qu’un employé d’une compagnie ne pourrait pas être contraint à témoigner pour la poursuite alors que la même personne dans la même situation et investie du même pouvoir pourrait l’être si son employeur était une personne physique. Le fait que le gérant soit lui-même susceptible d’être accusé en vertu de la Loi, tend plutôt à démontrer qu’aux fins de la poursuite, c’est une personne distincte qui pourrait se prévaloir personnellement de la protection qu’accorde l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. Enfin, il y a des différences fondamentales entre le témoignage rendu au cours d’un interrogatoire préalable par une personne représentant une compagnie et le témoignage rendu à l’audience par un dirigeant ou un employé de cette compagnie. A l’interrogatoire préalable, cet employé ou ce dirigeant est la compagnie tandis qu’à l’audience, la compagnie n’est pas un témoin. Il s’ensuit que les arrêts invoqués par l’intimée relativement au privilège contre l’auto‑incrimination au cours d’interrogatoires préalables ne sont pas applicables.

Jurisprudence: Curr c. La Reine, [1972] R.C.S. 889; Marcoux et Solomon c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 763; Tesco Supermarkets Ltd. v. Nattrass, [1972] A.C. 153; R. v. Beamish Construction Co. Ltd., [1967] 1 C.C.C. 301; R. v. Judge of the General Sessions of the Peace for the County of York, Ex parte Corning Glass Works of Canada Ltd., [1971] 3 C.C.C. (2d) 204; Purzon du Canada Ltée and Maranda v. The Queen (1971), 22 C.R.N.S. 1; R. v. Pacific Rim Mariculture Ltd., [1978] 3 W.W.R. 477; Laurentide Finance Company v. The Queen (1978), 7 Alta L.R. (2d) 193; R. v. United Grain Growers Ltd. (1978), 7 Alta L.R. (2d) 111; R. v. Fane Robinson Ltd., [1941] 3 D.L.R. 409; R. c. Ville de Sault Ste-Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299; Lea v. City of Medicine Hat, [1917] 2 W.W.R. 789; Welsback

[Page 681]

Incandescent v. New Sunlight, [1900] 2 Ch. 1; Goodbun v. Mitchell, [1928] 3 D.L.R. 709; Klein c. Bell, [1955] R.C.S. 309; Triplex Safety Glass Co. v. Lancezaye Safety Glass (1934) Ltd., [1939] 2 K.B. 395; Hale v. Henkel, 201 U.S. 43 (1906); Wilson v. U.S., 221 U.S. 361 (1911); Essgee Co. v. U.S., 262 U.S. 151 (1923); U.S. v. White, 322 U.S. 694 (1944); U.S. v. Kordel, 397 U.S. 1 (1970); Bellis v. U.S., 417 U.S. 85 (1974); arrêts critiqués: R. v. Ettenhofer Painting & Decorating Ltd., [1967] 1 C.C.C. 386; R. v. Bank of Montreal (1963), 36 D.L.R. (2d) 45.

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba[1], qui a rejeté l’appel interjeté d’un jugement de la Cour de comté qui accueillait l’acquittement de l’accusé par un juge provincial. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné.

J.A. Scollin, c.r., et Bruce McFarlane, pour l’appelante.

T. Glowacki, c.r., et R. Dewar, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE CHOUINARD—Comme l’énonce l’appelante, le point litigieux en l’espèce [TRADUCTION] «est de savoir si un employé ou un dirigeant d’une compagnie peut être cité comme témoin à charge pour déposer au cours d’une poursuite criminelle impliquant la compagnie».

L’intimée est accusée de s’être servie d’une appellation de classe établie par la Loi sur les grains du Canada, S.C. 1970-71-72, chap. 7, pour décrire du grain qui ne possédait pas les caractéristiques du grain de cette classe.

De l’avis de l’intimée:

[TRADUCTION] …La question est fondamentale et importante. Il s’agit de savoir si, dans l’administration de la justice pénale canadienne (y compris les poursuites fédérales en vertu de lois pénales fédérales qui créent des infractions), le substitut du procureur général a le droit de contraindre un accusé à témoigner en cour à son procès.

L’intimée accepte l’exposé des faits que l’appelante a inclus dans son mémoire:

[Page 682]

[TRADUCTION] L’intimée, N.M. Paterson and Sons Limited, est accusée d’une infraction à la Loi sur les grains du Canada qui aurait été commise entre le 13 juin 1977 et le 15 juillet 1977. Aucun des employés de la compagnie n’a été accusé relativement à cette affaire.

Le 2 mai 1978, la dénonciation est venue à audience devant M. le juge B.P. McDonald de la Cour des juges provinciaux, dans la ville de Morden (Manitoba).

Au procès, le substitut du procureur général a cité un membre de la Gendarmerie royale du Canada ainsi que le commissaire adjoint de la Commission canadienne des grains comme témoins à charge. Les deux témoins ont expliqué leur rôle dans cette affaire.

Par la suite, le substitut du procureur général a tenté de citer M. Lyle Ramsdell comme témoin de la poursuite. Avant que le témoin ne prête serment, la défense a fait une objection à son assignation et une discussion entre la Cour et les avocats de la poursuite et de la défense s’en est suivie.

Bien qu’aucune preuve n’ait été présentée sur ce point, les avocats ont reconnu que le témoin Ramsdell était un employé de l’intimée et était, en fait, le «gérant» de l’élévateur de la compagnie intimée à Dacotah (Manitoba).

Après avoir entendu les prétentions des avocats, M. le juge McDonald a statué que Ramsdell n’était pas un témoin contraignable de la poursuite. Par conséquent, celui-ci n’a pas déposé au cours des procédures.

A la fin de la preuve de la poursuite, la Cour a rejeté l’accusation pour manque de preuve à charge.

Le 2 août 1978, M. le juge P.D. Ferg a rejeté l’appel que le ministère public a interjeté de cette décision.

Le 25 octobre 1978, la Cour d’appel du Manitoba a rejeté un autre appel formé par le ministère public.

Le cœur de l’argument de l’intimée est que M. Ramsdell est, dans les circonstances de l’espèce, «Pâme dirigeante de la compagnie» au sens qu’a pris cette notion dans les affaires analysées plus loin; par conséquent il s’identifie si intimement avec elle que le contraindre à témoigner équivaut à contraindre la compagnie accusée elle-même et à la priver ainsi du privilège de ne pas s’incriminer.

[Page 683]

Voici ce que les avocats de l’intimée allèguent dans leur mémoire:

[TRADUCTION] …Dans la mesure où la poursuite cherche à citer comme témoins de simples employés de compagnies, et non des personnes (comme en l’espèce), tel le chef d’exploitation ou le gérant, qui ont un pouvoir réel sur l’opération qui a donné lieu à l’infraction imputée, l’intimée n’a rien à redire. Tout comme le substitut du procureur général a le droit de citer des employés d’une personne physique accusée, il a le droit de citer des employés de compagnies accusées. Mais nous soutenons que le substitut du procureur général a cherché à tort à dépasser la limite en l’espèce lorsqu’il a voulu citer un chef d’exploitation ou gérant de l’élévateur à grain de l’intimée. Le substitut du procureur général a cherché à citer cette accusée, la compagnie Paterson, de la seule manière dont la compagnie pouvait être citée à son propre procès.

Il règne une certaine confusion, tant dans les arguments exposés devant cette Cour que dans certains des arrêts cités, en ce qui concerne la protection contre l’auto-incrimination dont peut bénéficier un accusé par opposition à un témoin.

Comme l’a répété le juge Laskin, maintenant juge en chef, qui parlait au nom de la majorité de la Cour dans l’arrêt Curr c. La Reine[2], à la p. 908:

En droit canadien, le prévenu demeure un témoin que la poursuite ne peut pas appeler à déposer.

La manière dont le privilège s’applique à un témoin d’une part et à un accusé de l’autre a été clairement exposée par le juge Dickson, qui parlait au nom de la Cour dans l’arrêt Marcoux et Solomon c. La Reine[3]; aux pp. 768-769:

Le privilège, dont une analyse historique et globale est faite dans 8 Wigmore on Evidence (McNaughton revision 1961) art. 2250, aux pp. 284 sqq., s’est développé par réaction à la méthode d’interrogatoire pratiquée devant les anciens tribunaux ecclésiastiques et devant la Chambre Étoilée, où l’usage consistait à faire comparaître une personne, sans l’aviser de quoi elle était inculpée, et à l’interroger sous serment. La règle générale a évolué jusqu’à ce que personne ne soit obligé de répondre à une question si la réponse pouvait tendre à l’exposer à une inculpation de nature criminelle. Appliqué aux témoins en général, le privilège doit être expressément invoqué par le témoin lorsqu’il est à la barre et que la question lui est posée, Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970,

[Page 684]

c. E-10, art. 5. Appliqué à un accusé, le privilège consiste dans le droit de s’abstenir de répondre. On ne peut demander à un accusé, encore moins l’obliger, de venir à la barre aux témoins ou de répondre à des questions incriminantes. S’il choisit de témoigner, il perd évidemment cette protection.

En l’espèce, le privilège invoqué est nettement celui qu’a l’accusé de s’abstenir de répondre. En fait, l’intimée prétend que M. Ramsdell n’est pas contraignable puisque le contraindre reviendrait à contraindre la compagnie accusée.

Par conséquent, la véritable question à mon avis est de savoir s’il existe en droit pénal canadien une règle qui exempte un dirigeant ou un employé d’une compagnie, reconnu comme «l’âme dirigeante» de la compagnie, de témoigner pour la poursuite dans une affaire où la compagnie est l’accusée, pour le motif que le contraire équivaudrait à priver l’accusée du privilège contre l’auto-incrimination.

Il peut être discutable en l’espèce qu’on puisse décrire M. Ramsdell comme «l’âme dirigeante» de la compagnie intimée à l’égard de l’élévateur de l’intimée à Dacotah (Manitoba), où l’infraction aurait été commise. Les parties admettent que M. Ramsdell était le gérant de cet élévateur. L’intimée invoque le par. 2(27) de la Loi sur les grains du Canada aux termes duquel «gérant» signifie «relativement à un élévateur, le chef d’exploitation de l’élévateur qui y est employé par l’exploitant de l’élévateur ou le titulaire de permis de l’élévateur».

Suivant le par. 2(32), «exploitant» désigne, «relativement à un élévateur, la personne qui est en possession des installations constituant cet élévateur, soit à titre de propriétaire soit à titre de locataire de celui-ci, soit du fait qu’elle a droit, en vertu d’un contrat passé avec le propriétaire ou le locataire, d’exploiter l’élévateur à son propre profit et pour son propre avantage».

On ne peut pas dire que tous les gérants représentent l’âme dirigeante de la compagnie. Dans l’arrêt Tesco Supermarkets Ltd. v. Nattrass[4], lord Reid écrit à la p. 171:

[Page 685]

[TRADUCTION] On renvoie fréquemment à l’arrêt du lord juge Denning dans H.L. Bolton (Engineering) Co. Ltd. v. T.J. Graham & Sons Ltd., [1957] 1 Q.B. 159. Il dit à la p. 172:

«Une compagnie peut être comparée à un corps humain de plusieurs façons. Elle possède un cerveau et un centre nerveux qui contrôle ce qu’elle fait. Elle a également des mains qui tiennent les outils et agissent conformément aux directives venant de ce centre. Certaines personnes au sein de la compagnie sont de simples préposés et mandataires qui ne sont rien de plus que des mains qui accomplissent le travail et dont on ne peut pas dire qu’elles en représentent l’âme ou l’esprit. D’autres sont des administrateurs et des gérants qui représentent l’âme dirigeante de la compagnie et qui ont la haute main sur son activité. L’état d’esprit de ces gérants est celui de la compagnie et est considéré juridiquement comme tel.»

Dans cette affaire-là, les administrateurs de la compagnie ne se réunissaient qu’une fois par année: ils laissaient à d’autres la direction de l’entreprise et c’est l’intention de ces gérants que l’on a imputée à la compagnie. J’estime que l’on a eu raison. On a essayé d’appliquer la déclaration de lord Denning à tous les préposés d’une compagnie qui accomplissent un travail intellectuel ou exercent un certain pouvoir de gestion sous l’autorité de cadres supérieurs de la compagnie. Je ne crois pas que lord Denning ait voulu parler d’eux. Il a seulement mentionné ceux qui «représentent l’âme dirigeante de la compagnie et qui ont la haute main sur son activité».

Voici pourquoi, à mon avis, il en est ainsi. Normalement le conseil d’administration, l’administrateur délégué et peut-être d’autres cadres supérieurs d’une compagnie exercent les fonctions de gestion, et parlent et agissent comme s’ils étaient la compagnie. Ce n’est pas le cas de leurs subordonnés. Ils exécutent les ordres de leurs supérieurs et il importe peu qu’on leur laisse un certain pouvoir discrétionnaire. Mais le conseil d’administration peut déléguer une certaine partie de ses fonctions de gestion en donnant à son délégué l’entière discrétion d’agir indépendamment de ses directives. Je n’ai aucune difficulté à conclure qu’il laisse ainsi sa place à ce délégué de sorte que, dans les limites du mandat, celui-ci peut agir comme s’il était la compagnie. Il n’est peut‑être pas toujours facile de faire la différence, mais il faut parfois la faire.

Voici le sommaire de cette affaire-là:

[TRADUCTION] La défenderesse, une personne morale propriétaire de supermarchés, a été accusée d’une infraction à la Trade Descriptions Act 1968. Elle a

[Page 686]

cherché à invoquer le par. 24(1) en défense parce que la perpétration de l’infraction était due à l’acte ou à l’omission d’une autre personne, savoir le gérant du magasin où l’infraction avait eu lieu, et qu’elle avait pris toutes les précautions raisonnables et exercé toute la diligence requise pour éviter la perpétration de pareille infraction.

Les parties pertinentes du par. 24(1) se lisent comme suit:

[TRADUCTION] 24(1): Dans toutes poursuites pour une infraction à la présente loi,… l’accusé pourra, comme moyen de défense, prouver—a) que la perpétration de l’infraction est due à …l’acte ou à l’omission d’une autre personne,… et b) qu’il a pris toutes les précautions raisonnables et exercé toute la diligence requise pour éviter la perpétration de pareille infraction….

La Cour a statué que le gérant du magasin était «une autre personne» au sens du texte de loi. Lord Reid écrit aux pp. 174-175:

[TRADUCTION] …J’ai dit qu’un conseil d’administration peut déléguer une partie de ses fonctions de gestion de façon à ce que son délégué personnifie la compagnie dans les limites du mandat. Mais, en l’espèce, le conseil n’a jamais délégué une seule de ses fonctions. Il a créé une structure hiérarchisée entre les chefs de service régionaux et de district. Les gérants de magasin devaient obéir à leurs directives générales et recevoir des ordres de leurs supérieurs. Les actes ou omissions des gérants de magasin n’étaient pas les actes de la compagnie elle-même.

Comme je l’ai déjà mentionné, en vertu de la Loi sur les grains du Canada, le gérant d’un élévateur est le «chef d’exploitation de l’élévateur qui y est employé par l’exploitant de l’élévateur ou le titulaire de permis de l’élévateur». A mon avis, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’ainsi il «personnifie la compagnie» et n’est pas un simple palier d’une «structure hiérarchisée», ni qu’il a reçu «l’entière discrétion d’agir indépendamment des… directives» de ses supérieurs.

Cependant, l’appelante n’a soulevé aucune question sur le point de savoir si l’on peut dire à bon droit du gérant, M. Ramsdell, qu’il représente «l’âme dirigeante» de la compagnie intimée et j’en viens maintenant aux jugements en cause.

[Page 687]

Le juge McDonald de la Cour des juges provinciaux s’est fondé sur l’arrêt R. v. Ettenhofer Painting & Decorating Ltd.[5] et sur R. v. Bank of Montreal[6], pour statuer [TRADUCTION] «que le témoin (M. Ramsdell) ne peut pas être assigné ni être cité par la poursuite».

Dans l’arrêt Ettenhofer, la Cour d’appel a décidé que M. Ettenhofer, qui était le président de la compagnie et un de ses administrateurs, ne pouvait pas être cité pour déposer contre la compagnie. Le juge Monnin, qui parlait au nom de la Cour d’appel, dit à la p. 387:

[TRADUCTION] Il existe un principe bien connu et bien fondé en droit pénal suivant lequel un accusé ne peut, en droit, être contraint de rendre témoignage ou de produire une pièce écrite à l’audition d’une accusation portée contre lui. A mon avis, ce principe s’applique autant à une personne morale qu’à une personne physique.

Dans l’affaire Bank of Montreal, le juge Hut-cheson de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a délivré un bref de prohibition pour empêcher que le superviseur de district de la banque soit cité comme témoin de la poursuite et qu’il produise des documents.

Le juge Ferg de la Cour de comté, devant laquelle le jugement du juge McDonald a été porté en appel, était d’avis contraire:

[TRADUCTION] …En effet, ce n’est pas la compagnie qui est citée comme témoin pour ostensiblement s’incriminer, mais seulement un employé de cette compagnie, un employé de la compagnie accusée, la personne morale. Comme on l’a signalé, la Loi sur la preuve au Canada protège l’employé témoin contre l’auto-incrimination, mais nous ne pouvons évidemment pas en rester là.

Plus loin, il ajoute:

[TRADUCTION] …J’ai toujours été d’avis, quelle qu’en soit la valeur, que les dirigeants ou employés de compagnies ont toujours été considérés comme des personnes distinctes et différentes de la personne que constitue la compagnie, ou de la personne morale.

Cependant, se considérant lié par l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Ettenhofer, il a rejeté l’appel.

[Page 688]

La Cour d’appel du Manitoba, dont l’opinion a été rédigée par le juge O’Sullivan, a rejeté l’appel et confirmé l’arrêt Ettenhofer:

[TRADUCTION] Avec égards, je n’estime pas que l’arrêt Ettenhofer doive être écarté avec autant de facilité. Je suis convaincu qu’il est fondé sur un raisonnement solide et qu’il doit être confirmé.

Il existe de nos jours de nombreuses compagnies unipersonnelles. Si le seul actionnaire d’une compagnie peut être contraint à témoigner contre elle, c’est la fin du droit que l’on a de s’abstenir de répondre quand des actes criminels ou des infractions sont imputés à la compagnie.

Nous ne sommes pas appelés en l’espèce à départager les dirigeants d’une compagnie qui sont contraignables de ceux qui ne le sont pas. Le paragraphe 2(27) de la Loi sur les grains du Canada définit «gérant» comme «le chef d’exploitation de l’élévateur qui y est employé». J’estime qu’un des objets de ce paragraphe est d’identifier la compagnie avec son gérant d’élévateur de façon qu’il en soit réputé l’âme dirigeante. A mon avis, ce «chef d’exploitation» ne peut pas être contraint à témoigner contre sa compagnie.

Dans R. v. Beamish Construction Co. Ltd.[7], le juge Jessup de la Haute Cour de l’Ontario a refusé d’étendre le privilège contre l’auto-incrimination aux employés de compagnies [TRADUCTION] «même si on peut les considérer comme l’âme dirigeante de leurs employeurs». Même s’il a exprimé quelques doutes sur la justesse de sa décision et l’espoir que [TRADUCTION] «la question puisse être examinée par la Cour d’appel», il a conclu que le gérant des ventes d’une compagnie, le gérant général qui est devenu par la suite vice‑président et administrateur et plus tard président, ainsi que le président et l’administrateur qui est devenu plus tard vice-président d’une autre compagnie étaient des témoins contraignables. La Cour d’appel a confirmé la décision du juge Jessup, mais ne s’est pas prononcée sur ce point.

Depuis l’arrêt Ettenhofer rendu en 1967, les cours d’appel de l’Ontario, du Québec et de la Colombie-Britannique sont arrivées à la conclusion contraire.

Dans R. v. Judge of the General Sessions of the Peace for the County of York, Ex parte Corning

[Page 689]

Glass Works of Canada Ltd.[8], la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que six employés et dirigeants d’une compagnie pouvaient être contraints à déposer contre elle. Autorisation d’en appeler à cette Cour a été refusée.

Dans Purzon du Canada Liée and Maranda v. The Queen et al.[9], la Cour d’appel du Québec n’a pas suivi les arrêts Ettenhofer et Bank of Montreal avec lesquels elle a établi une distinction; elle a ordonné la production du registre des procès-verbaux de la compagnie.

Dans R. v. Pacific Rim Mariculture Ltd.[10], la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a suivi l’arrêt Corning Glass, précité, et statué que [TRADUCTION] «le président et administrateur de la compagnie intimée, son âme dirigeante», était un témoin contraignable pour le compte de la poursuite.

En Alberta, le juge Miller de la Division de première instance de la Cour suprême, dans Laurentide Finance Company v. The Queen[11], et le juge Rowbotham de la Cour de district dans R. v. United Grain Growers Ltd.[12] ont suivi les arrêts Corning Glass et Pacific Rim Mariculture.

Dans l’arrêt Beamish, précité, le juge Jessup résume bien le dilemme sous-jacent lorsqu’il écrit aux pp. 340-341:

[TRADUCTION] Le privilège que possède un accusé contre l’auto-incrimination est un vieux droit de common law que n’a pas modifié la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1952, chap. 307. Il s’agit de savoir si un employé qui est considéré comme l’âme dirigeante d’une compagnie et son alter ego doit bénéficier du privilège de ne pas incriminer son employeur alors que ce privilège lui aurait été refusé s’il avait été l’employé d’une personne physique. D’une part, les compagnies, qui peuvent maintenant être criminellement responsables d’infractions qui nécessitent la mens rea, mais qui ne l’étaient pas à l’époque où la règle contre l’auto-incrimination a été établie, doivent se voir refuser l’ancien privilège de common law et, d’autre part, elles doivent bénéficier d’une immunité contre l’incrimination par leurs préposés, immunités dont ne jouissent pas les personnes physiques.

[Page 690]

La prétention de l’intimée, nous l’avons vu, est que si le gérant est cité comme témoin, puisqu’il est l’âme dirigeante de la compagnie, c’est la compagnie elle-même qui est citée comme témoin de la seule manière dont une compagnie accusée peut être appelée à témoigner, ce qui la prive du privilège de ne pas répondre à son propre procès.

Pour appuyer cette prétention, l’intimée doit faire entrer en jeu la notion de l’âme dirigeante par laquelle la personne ainsi désignée ne fait qu’un avec la compagnie et en vertu de laquelle ce qui peut lui être imputé ou attribué peut l’être à la compagnie.

Cette notion a été appliquée dans des affaires où la mens rea est un élément de l’infraction. En fait, c’est la seule manière d’établir la mens rea d’une compagnie. Voir R. v. Fane Robinson Ltd.[13], où le juge Ford conclut à la p. 415:

[TRADUCTION] Je suis d’avis que George Robinson et Emile Fielhaber sont l’âme dirigeante de Fane Robinson Ltd. de façon générale et en particulier en ce qui concerne l’objet des infractions dont elle est accusée, que leur intention coupable (mens rea) et leur acte illégal (actus reus) sont l’intention et l’acte de la compagnie et que le complot pour frauder et obtenir de l’argent par de faux semblants sont des infractions qu’une compagnie est capable de commettre.

Comme il ressort de l’arrêt R.c. Ville de Sault Ste-Marie[14], cette notion s’applique également lorsque, dans un cas approprié, la corporation accusée avance le moyen de défense de diligence raisonnable. Voir également l’arrêt Tesco Supermarkets, précité, où il s’agissait de savoir si le gérant responsable de l’infraction pouvait être considéré comme une «autre personne» au sens de la disposition d’exonération.

Ce n’est cependant pas le cas en l’espèce. Ce n’est pas une affaire où l’on doit établir la mens rea et où l’on ne peut l’établir qu’en imputant ou attribuant à une compagnie l’intention et la volonté de ses dirigeants ou employés. Ce n’est pas non plus une affaire où la compagnie plaide la diligence raisonnable et où elle doit prouver que

[Page 691]

l’acte qui constitue le fondement de l’infraction n’est pas l’acte de la compagnie, mais celui d’une autre personne. Je n’arrive pas à voir en vertu de quoi la notion de «l’âme dirigeante» pourrait être étendue de façon à s’appliquer à une situation comme celle en l’espèce de sorte qu’un employé d’une compagnie ne pourrait pas être contraint à témoigner pour la poursuite alors que la même personne dans la même situation et investie du même pouvoir pourrait l’être si son employeur était une personne physique.

Pour faire ressortir les liens étroits qui existent entre le gérant et la compagnie, l’intimée a renvoyé au par. 90(1) de la Loi sur les grains du Canada et souligné que le «gérant» est lui‑même susceptible d’être accusé en vertu de la Loi. Voici le texte du par. 90(1):

90. (1) Tout gérant d’un élévateur, ou tout autre employé ou mandataire de l’exploitant ou du titulaire de permis d’un élévateur qui fait quelque acte ou chose en vue de la commission d’une infraction en vertu de la présente loi par l’exploitant ou le titulaire de permis de l’élévateur est partie à l’infraction et en est coupable.

A mon avis, le fait que le gérant, comme tout autre employé ou mandataire de l’exploitant qui fait quelque acte ou chose en vue de la perpétration d’une infraction, est lui-même partie à l’infraction et en est coupable, tend plutôt à démontrer qu’aux fins de la poursuite, le gérant est une personne distincte qui pourrait évidemment, l’appelante le reconnaît, se prévaloir personnellement de la protection qu’accorde l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada.

Enfin, je crois que le juge Arnup dans l’arrêt Corning Glass, précité, a établi une distinction fort à propos entre le témoignage rendu au cours de l’interrogatoire préalable par une personne représentant une compagnie et le témoignage rendu à l’audience par un employé ou dirigeant de cette compagnie. A l’interrogatoire préalable, cet employé ou ce dirigeant est la compagnie (Lea v. City of Medicine Hat[15], Welsback Incandescent v. New Sunlight[16], Goodbun v. Mitchell[17]).

[Page 692]

Le juge Arnup dit aux pp. 208-209:

[TRADUCTION] A mon avis, il y a des différences fondamentales entre le témoignage rendu au cours d’un interrogatoire préalable par une personne qu’une compagnie délègue à cette fin et le témoignage rendu à l’audience par un témoin qui est un dirigeant ou un employé de cette compagnie. A l’interrogatoire préalable le témoin parle pour ainsi dire pour la compagnie. Dès 1902, on l’a décrit comme le «porte-parole» de la compagnie: Morrison v. Grand Trunk R. Co. (1902), 5 O.L.R. 38, 2 C.R.C. 398. Ce mot a été adopté, à l’égard d’un préposé de la compagnie, par le juge Roach dans Fisher v. Pain et al., [1938] O.W.N. 74, à la p. 76, [1938] 2 D.L.R. 753n. Comme l’a fait remarquer le juge Grant, si ce témoin ne connaît pas la réponse à une question pertinente, il doit s’informer auprès d’autres employés de la compagnie ou par une recherche dans les archives de la compagnie. Réciproquement, on ne peut l’interroger que sur les questions dont il a eu connaissance en qualité de dirigeant de la compagnie. On ne peut rien lui demander sur ce qu’il a appris à un autre titre: Fisher v. Pain, précité.

A l’audience, on ne demande pas au témoin assigné pour rendre témoignage, qui s’avère être préposé, dirigeant ou même président et actionnaire majoritaire d’une compagnie accusée, de parler «pour» la compagnie. Il n’est pas son «porte-parole». Il est requis de témoigner sur tous les faits pertinents qu’il connaît, qu’il les ait appris soit au cours de son emploi ou de son mandat, soit dans des circonstances tout à fait étrangères à la compagnie. Sa situation n’est pas différente de celle d’un témoin qui a été seul responsable des affaires de la compagnie pendant de nombreuses années, mais qui a pris sa retraite avant que l’accusation ne soit portée contre elle. Tous deux doivent dire ce qu’ils savent, pourvu que ce soit pertinent et admissible. Tous deux ont droit à la protection offerte à tout témoin, en particulier, à la protection contre l’auto‑incrimination que l’on trouve à la fois dans la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1952, chap. 307, et The Evidence Act de l’Ontario, R.S.O. 1960, chap. 125.

A l’audience, la compagnie n’est pas un témoin. Elle n’est pas dans une situation où elle «s’auto-incrimine» parce qu’un de ses gérants rend un témoignage qui lui est défavorable.

Je partage cette façon de voir. Il s’ensuit que les arrêts invoqués par l’intimée relativement au privilège contre l’auto-incrimination au cours d’interro-

[Page 693]

gatoires préalables ne sont pas applicables, voir Klein c. Bell[18] et Triplex Safety Glass Co. v. Lancezaye Safety Glass (1934) Ltd.[19]

Pour terminer, je fais remarquer que l’opinion que j’adopte est conforme à la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis. Voir Hale v. Henkel[20]; Wilson v. U.S.[21]; Essgee Co. v. U.S.[22]; U.S. v. White[23]; U.S. v. Kordel[24]; Bellis v. U.S.[25]

Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner un nouveau procès.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l’appelante: R. Tassé, Ottawa.

Procureurs de l’intimée: Pitblado & Hoskin, Winnipeg.

 



[1] [1979] 1 W.W.R. 5, (1978), 44 C.C.C. (2d) 242.

[2] [1972] R.C.S. 889.

[3] [1976] 1 R.C.S. 763.

[4] [1972] A.C. 153.

[5] [1967] 1 C.C.C. 386 (C.A. Man.).

[6] (1963), 36 D.L.R. (2d) 45 (C.S.C-B.).

[7] [1967] 1 C.C.C. 301.

[8] [1971] 3 C.C.C. (2d) 204.

[9] (1971), 22 C.R.N.S. 1.

[10] [1978] 3 W.W.R. 477.

[11] (1978), 7 Alta L.R. (2d) 193.

[12] (1978), 7 Alta L.R. (2d) 111.

[13] [1941] 3 D.L.R. 409.

[14] [1978] 2 R.C.S. 1299.

[15] [1917] 2 W.W.R. 789.

[16] [1900] 2 Ch. 1.

[17] [1928] 3 D.L.R. 709.

[18] [1955] R.C.S. 309.

[19] [1939] 2 K.B. 395.

[20] 201 U.S. 43(1906).

[21] 221 U.S. 361 (1911).

[22] 262 U.S. 151 (1923).

[23] 322 U.S. 694(1944).

[24] 397 U.S. 1 (1970).

[25] 417 U.S. 85(1974).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.