Cour suprême du Canada
Latour c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 361
Date: 1976-12-07
René Latour Appelant;
et
Sa Majesté La Reine Intimée.
1976: 27 octobre; 1976: 7 décembre.
Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU QUÉBEC
Droit criminel—Preuve—Vol qualifié—Défense d’alibi—Contre-preuve illégale—Préjudice à l’accusé—Code criminel, S.R.C. 1970, c. C-34, art. 302.
L’appelant a été déclaré coupable d’un vol qualifié commis à la Bijouterie L… La preuve au procès a porté principalement sur l’identification de l’accusé comme participant au vol. Les témoignages de la victime, le bijoutier L…, et celui d’un bijoutier voisin, H…, tendent à démontrer que le 25 juin 1968, l’accusé s’est fait montrer des bagues et que, le lendemain, il est revenu pour voler. L’accusé a été identifié par les deux bijoutiers dans un jeu de photos, un mois après le vol. Au procès, seul le bijoutier H… identifie l’accusé à l’audience. L’accusé a témoigné et soutenu une défense d’alibi selon laquelle il travaillait les 25 et 26 juin 1968. En contre-interrogatoire, il répond, sans objection, à une question lui demandant s’il connaît une troisième bijouterie, la bijouterie S… Il répond qu’il ne connaît pas cette bijouterie et qu’il n’y est jamais allé. Le tribunal a aussi entendu le témoignage de l’employeur de l’accusé.
En contre-preuve, le ministère public fait témoigner une vendeuse de la bijouterie S…, qui reconnaît l’accusé, en photo et en personne, comme l’auteur d’un vol à la bijouterie S… le 13 septembre 1968. C’est de la réception de cette contre-preuve que l’appelant se plaint. La Cour d’appel a rejeté son appel et confirmé le jugement de première instance. D’où le pourvoi en cette Cour.
L’appelant allègue que si cette contre-preuve s’attaque à sa crédibilité, elle contrevient au principe qu’un fait collatéral mis en preuve par le ministère public dans son contre‑interrogatoire ne peut donner ouverture à une contradiction par le ministère et que si, par ailleurs, cette contre-preuve s’attaque à l’alibi, elle n’a aucun fondement dans les faits, l’alibi portant sur les 25 et 26 juin 1968 et la contre-preuve sur le 13 septembre 1968.
Arrêt: Le pourvoi doit être accueilli.
Si le droit du ministère public de contredire une défense d’alibi est indubitable, il est aussi incontestable que ce droit ne peut s’exercer qu’en s’attaquant aux
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éléments matériels mêmes de l’alibi. La contre-preuve établissant la présence de l’accusé à la bijouterie S… le 13 septembre n’est pas admissible à l’encontre de la défense d’alibi selon laquelle l’accusé n’était pas à la bijouterie L… les 25 et 26 juin.
En tant qu’attaque à la crédibilité, la contre-preuve n’était pas davantage recevable, parce qu’elle contrevient au principe bien établi que le ministère public ne peut contredire un fait collatéral qu’elle a mis en preuve dans son contre-interrogatoire. Cette contre-preuve ne pouvait non plus servir de preuve d’acte similaire, inadmissible en l’espèce. Et l’absence d’objection de la défense au procès n’empêche pas l’appelant de soulever ensuite l’illégalité de la contre-preuve.
La réception de cette contre-preuve illégale a causé préjudice à l’accusé. Il y aurait lieu à nouveau procès mais vu le consentement du ministère public, la Cour rend un verdict d’acquittement.
Arrêts mentionnés: R. c. Cargill, [1913] 2 K.B. 271; R. v. Hrechuk (1950), 10 C.R. 132; R. v. Rafael (1972), 7 C.C.C. (2d) 325; Leblanc c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 339; R. v. Rosik (1970), 2 C.C.C. (2d) 351; R. c. Vézeau, [1977] 2 R.C.S. 277; Boulet c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 332, (1976), 75 D.L.R. (3d) 223. (3d) 223.
POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec[1] confirmant un verdict de culpabilité prononcé par un jury sur une accusation de vol qualifié. Pourvoi accueilli: acquittement.
Michel Denis et Bernard Lamarche, pour l’appelant.
Fernand Côté, pour l’intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE DE GRANDPRÉ—L’appelant a obtenu l’autorisation de se pourvoir contre un jugement unanime de la Cour d’appel, confirmant un verdict de culpabilité prononcé par un jury, le 17 octobre 1973, sur l’inculpation de vol qualifié perpétré le 26 juin 1968 à St-Rémi, à la bijouterie Claude Létourneau, pour une valeur de $23,000 (art. 288 C. Cr. maintenant art. 302).
Comme la substance du pourvoi est la réception, que l’appelant qualifie d’illégale, d’une contre-preuve à l’encontre d’une défense d’alibi, il est suffisant de résumer en quelques mots la preuve
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d’identification faite par le ministère public. Deux témoins, la victime Létourneau et Jean-Paul Houle, tous deux tenant bijouterie à St-Rémi à quelques pas l’un de l’autre, ont été entendus et d’après leurs témoignages:
a) le 25 juin 1968, au milieu de l’après-midi, Latour et deux compagnons se sont fait montrer des bagues, qu’ils voulaient dispendieuses, tour à tour par Houle et par Létourneau;
b) le lendemain, 26 juin 1968, vers 10h30 du matin, Latour et deux compagnons, dont l’un était avec lui la veille, ont commis le vol mentionné dans l’acte d’accusation.
A noter que ces témoins n’ont rapporté que ce qui s’est passé à leur établissement n’ayant pas eu connaissance des événements chez leur concurrent. A noter aussi que l’identification fut faite dans le mois qui a suivi le vol dans un jeu d’une centaine de photographies, dont celle de l’appelant prise à la prison de Montréal et inscrite comme telle. Houle y a ajouté une identification dans la salle d’audience, ce que n’a pu faire Létourneau.
Au soutien de sa défense d’alibi, Latour a offert son témoignage. En chef, il affirme en quelques mots avoir travaillé toute la journée les 25 et 26 juin 1968 et n’avoir jamais mis les pieds à St-Rémi. Dans son contre-interrogatoire, il décrit l’emploi habituel de ses journées chez son patron du temps, l’épicier Dulude, et explique qu’il affirme avoir travaillé ces jours-là parce que son patron en a fait l’inscription dans ses livres. Dans ce contre-interrogatoire se retrouve l’échange suivant qui, d’après le ministère public, donne ouverture à la contre‑preuve dont il sera question plus loin:
Q. Connaissez-vous, monsieur, la Bijouterie Serre?
R. Je connais pas le bijoutier, non.
Q. Je vous demande pas le bijoutier, je vous demande la Bijouterie Serre?
R. Serre, je sais pas où ça se trouve.
Q. Je vais vous le dire où ça se trouve, Chemin St-Jean à Laprairie.
R. Non, j’ai jamais entendu ça.
Q. Vous jurez ça, monsieur?
R. Oui, je le jure.
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Q. Jurez-vous que vous n’êtes jamais allé à la Bijouterie Serre?
R. Oui, je le jure, je le jure, oui, j’ai jamais v’nu icitte de ma vie.
Et le témoignage de Latour se termine sur l’affirmation que ses heures de travail auraient été modifiées le 22 octobre 1968.
Dulude, le patron de Latour, a aussi été entendu pour la défense. Quant aux dates, il ne témoigne que d’après ses livres, ce qui n’est pas surprenant, le procès se déroulant près de cinq ans et demi après les événements. Sur la foi des inscriptions qu’il y a faites, il affirme que Latour travaillait les 25 et 26 juin 1968. Il ajoute que Latour, pendant les deux années qu’il a été à son service, n’a jamais manqué une journée de travail mais qu’à l’occasion, une couple d’heures lui ont été accordées. Il admet la possibilité que cela se soit produit les 25 et 26 juin 1968 et son témoignage prend fin sur l’examen de quelques inscriptions dans ses livres pour décembre 1968 et sur une description générale des fonctions de Latour.
En contre-preuve, la Couronne a présenté le témoignage de Lyne Martin. Le voici dans son entier. La pièce P-19 est la photo prise à la prison de Montréal, déjà utilisée par les témoins Latour et Houle.
Q. Mademoiselle Martin, je vous soumets ici une pièce qui a été produite comme P-19, pourriez-vous en prendre connaissance et dire à la Cour si vous avez ou si vous reconnaissez cet individu comme l’ayant déjà vu quelque part?
R. Je le reconnais, oui, comme ayant commis un vol à la Bijouterie Serre à Laprairie.
Q. A Laprairie, quel était votre rôle vous à ce moment-là?
R. J’étais vendeuse.
Q. Vous étiez vendeuse?
R. Oui.
Q. Au comptoir?
R. Au comptoir, oui.
Q. Et quand avez-vous vu cet individu-là à la Bijouterie Serre?
R. Je l’ai vu vers une heure de l’après-midi, il est entré avec un autre garçon.
Q. Quand?
R. …
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Q. Dans quel mois?
R. Ah! bon, excusez-moi, le 13, vendredi le 13 du mois de septembre.
Q. Quelle année?
R. 68.
Q. Le 13 septembre 1968 vous avez vu cet individu à la Pharmacie Serre à Laprairie?
R. A la bijouterie.
Q. A la Bijouterie Serre à Laprairie?
R. Oui.
Q. C’est exact?
R. Oui.
Q. Pourriez-vous regarder à la barre des accusés, reconnaissez-vous cet individu?
R. Je le reconnais mais il était plus maigre.
Q. Est-ce que vous le reconnaissez comme étant celui qui est allé à la Pharmacie Serre à Laprairie?
R. Oui, je le reconnais, à la Bijouterie Serre.
Q. A la Bijouterie Serre?
R. Oui.
Par Me Lagacé
Procureur de la Défense:
Q. Alors, mademoiselle Martin, à quelle date est survenu ce ‘hold up’ exactement?
Par Me Trudeau
Procureur de la Couronne:
Voici, Votre Seigneurie, elle vient de répondre à cette question là. C’est pas le rôle du contre-interrogatoire, ce n’est pas de faire répéter la même chose, elle vient de dire que c’est le 13 septembre 1968.
Par Me Lagacé
Procureur de la Défense:
Q. Vous avez identifié la photo de monsieur Latour combien de temps après le vol?
R. Environ trois quarts d’heure.
Q. Après le vol?
R. Oui, le temps de me rendre à Montréal.
Q. Est-ce que vous reconnaissez ici monsieur Latour aujourd’hui?
R. Oui.
Q. C’est bien l’individu que vous avez vu lors du vol de la Bijouterie Serre?
R. Oui.
Q. Vous en êtes sûre là, vous êtes sous serment?
R. Ben, je suis certaine comme je l’étais quand j’ai identifié la photo.
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D’après l’appelant, cette contre-preuve n’aurait pas dû être admise pour, entre autres, les motifs suivants:
(1) si cette contre-preuve s’attaque à sa crédibilité, elle pêche contre le principe qu’un fait collatéral, mis en preuve par le ministère public dans son contre-interrogatoire des témoins de la défense, ne peut donner ouverture à une contradiction par le ministère;
(2) si, par ailleurs, cette contre-preuve prétend s’attaquer à l’alibi, elle n’a aucun fondement dans les faits puisque ni Latour, ni Dulude n’ont affirmé que d’après les livres de celui-ci, Latour, le 13 septembre 1968, était à son travail alors que c’est la substance de leurs témoignages pour les 25 et 26 juin 1968.
La Cour d’appel, par la voix de ML le juge Bernier, a rejeté ces deux moyens:
Il ressort du témoignage de l’appelant qu’il était encore à l’emploi de l’épicerie Dulude en octobre 1968; de plus, au cours du contre-interrogatoire, le procureur de la Couronne lui a fait dire qu’il ne connaissait pas la Bijouterie Serre, à Laprairie, et qu’il n’y était jamais allé. Ces questions ont été posées sans qu’il y ait eu objections; il y a raison de croire que si objections avaient été faites, le Juge présidant au procès, dans les circonstances, les aurait permises.
C’est dans ce cadre que s’insère la contre-preuve. Il ressort qu’elle avait pour but de discréditer davantage l’alibi déjà fortement affaibli par le contre-interrogatoire de l’accusé et de Dulude, et en même temps, la crédibilité de l’accusé quant à l’autre partie de son témoignage, c’est-à-dire son affirmation à l’effet qu’il n’était jamais allé à St-Rémi et qu’il ne connaissait pas la Bijouterie Létourneau.
En faisant entendre Lyne Martin, la Couronne n’a pas complété la preuve qu’elle aurait dû faire en preuve principale mais, à condition que les jurés croient Mlle Martin, elle a établi que l’accusé avait menti au cours du contre-interrogatoire.
Je ne puis me rallier à cette conclusion. La défense d’alibi ne s’est attachée qu’aux dates des 25 et 26 juin 1968; pas un mot n’a été prononcé quant au 13 septembre 1968. Cette date n’a pas été mentionnée non plus lors du contre-interrogatoire de Latour touchant la Bijouterie Serre. Le droit du ministère public de contredire une défense d’alibi est, il va sans dire, indubitable, mais il est aussi incontestable que ce droit ne peut s’exercer qu’en s’attaquant aux éléments matériels mêmes de l’alibi avancé par l’accusé. Si mademoiselle
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Martin avait affirmé, par exemple, avoir vu l’appelant à la Bijouterie Serre le 25 ou le 26 juin 1968, son témoignage aurait évidemment été pertinent dans le contexte du déroulement de la preuve jusqu’à ce moment-là. Mais tel n’est pas le cas ici et l’appelant a raison d’affirmer que la contre-preuve visant à établir qu’il était à Laprairie le 13 septembre 1968 n’est pas une réponse à son affirmation qu’il n’était pas à St-Rémi les 25 et 26 juin de cette année-là.
Regardée sous l’angle: attaque à la crédibilité, la contre-preuve n’est pas plus recevable. Dans le contexte de l’accusation portée contre lui, la réponse négative apportée par Latour en contre-interrogatoire à la suggestion du ministère public qu’il connaissait la Bijouterie Serre à Laprairie, porte sur un fait collatéral et ne donne pas ouverture à contre-preuve. Le principe en est clair et, à titre d’exemples, il suffit de référer à Rex v. Cargill[2], Rex v. Hrechuk[3] et Regina v. Rafael[4].
Le ministère public n’a pas suggéré qu’en l’espèce le témoignage de Lyne Martin pouvait être reçu parce qu’il établissait un fait similaire indépendamment de la défense d’alibi. C’est ce que le président du procès a expliqué au jury dans son adresse:
Il s’est présenté une situation un peu différente lorsque la demoiselle Martin a été appelée pour témoigner à l’effet qu’elle identifiait l’accusé de façon précise alors qu’il avait commis un ‘hold up’ à une date subséquente soit le douze (12) octobre, pardon le treize (13) septembre, cette preuve normalement si il n’avait pas été question d’alibi, cette preuve me justifierait d’ordonner un nouveau procès, un ‘mistrial’, et de renvoyer le jury. Mais étant donné qu’il s’agit d’une défense d’alibi, la jurisprudence permet qu’on fasse une preuve d’acte similaire; mais dans la situation actuelle, sans vouloir m’immiscer dans les intentions qu’avait la Couronne, en élaborant sa preuve, j’en conclus cependant que cette jeune fille-là contredit carrément le témoignage de l’accusé lorsqu’elle dit qu’il s’est présenté à la Bijouterie Serre et que c’était à l’occasion d’un ‘hold up’. Alors il ne faudra pas que vous preniez cette partie de son témoignage se rapportant au ‘hold up’ comme étant une preuve de mauvais caractère.
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Cette prise de position du ministère public est évidemment bien fondée. Les conditions dans lesquelles une preuve de fait similaire est permise ne se retrouvent pas ici; elles ont été examinées récemment dans deux arrêts de cette Cour: Leblanc c. La Reine[5], et Boulet c. La Reine[6].
Le ministère public n’a pas non plus soutenu que l’absence d’objection par la défense au procès empêchait l’appelant de soulever l’illégalité de la contre-preuve. Cela aussi est conforme au principe et je référerai simplement à Regina v. Rosik[7].
S’agit-il d’une matière où nonobstant la réception d’une contre-preuve illégale, il est possible d’affirmer qu’aucun tort important ne s’est produit de sorte que le pourvoi devrait être rejeté (art. 613(1)b)(iii) C. Cr.)? Je ne le crois pas. Non seulement le ministère public a-t-il le fardeau de prouver l’absence de tort important, voir La Reine c. Vézeau[8], mais l’extrait que je viens de citer de l’adresse du juge indique l’importance qu’il attachait au témoignage de Lyne Martin, importance qui a certainement influencé le jury.
Devant la conclusion qui est mienne, il me faudrait normalement ordonner un nouveau procès. L’appelant, toutefois, nous demande de prononcer une ordonnance d’acquittement, soulignant, entre autres, les circonstances exceptionnelles du dossier. Le représentant du ministère public, lors de l’audition, s’est dit d’accord avec cette proposition si nous en venions à la conclusion que le pourvoi est autrement fondé. A mon avis, nous devons donner suite à cet accord.
J’accueillerais donc le pourvoi en ordonnant l’inscription d’un verdict d’acquittement.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant: Bernard Lamarche & Michel Denis, Montréal.
Procureur de l’intimée: Fernand Côté, Montréal.