Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273
John Joseph Blair Horn Whitbread Appelant
c.
Robert Norman Walley, Robert Greenwood
et John A. N. Horn Intimés
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général de l'Ontario,
le procureur général du Québec et
le procureur général de la Colombie‑Britannique Intervenants
répertorié: whitbread c. walley
No du greffe: 21094.
1990: 24 mai; 1990: 20 décembre.
Présents: Le juge en chef Dickson*, le juge en chef Lamer** et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Cory.
en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique
Droit constitutionnel ‑‑ Partage des compétences ‑‑ Droit maritime canadien ‑‑ Délits civils ‑‑ Blessures résultant de la collision d'un bateau de plaisance avec des rochers ‑‑ Accident survenu dans des eaux de marée ‑‑ Étendue de la compétence fédérale sur la navigation et les expéditions par eau ‑‑ Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(10).
Droit maritime ‑‑ Étendue ‑‑ Délits civils ‑‑ Blessures résultant de la collision d'un bateau de plaisance avec des rochers ‑‑ Accident survenu dans des eaux de marée ‑‑ Applicabilité des limitations de responsabilité prévues dans la Loi sur la marine marchande du Canada ‑‑ Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, art. 647, 649.
L'appelant Whitbread conduisait le Calrossie, un bateau de plaisance de 32 pieds appartenant aux intimés Greenwood et Horn et enregistré comme "navire" aux termes de la Loi sur la marine marchande du Canada, à partir de Coal Harbour situé dans le Vancouver Harbour, vers le bras Indian au nord de Vancouver. En cours de route, Whitbread a demandé à l'intimé Walley de tenir la barre, il s'est ensuite assis à l'écart et s'est endormi. Alors que Walley dirigeait le Calrossie, le bateau a heurté un écueil dans le bras Indian. Whitbread a subi des blessures à la colonne vertébrale qui l'ont rendu quadriplégique. Il a intenté une poursuite en responsabilité délictuelle contre Walley et les autres intimés. En défense, Walley a nié qu'il y ait eu négligence, a plaidé la négligence contributive et demandé un jugement qui déclarerait qu'il est fondé à limiter sa responsabilité en vertu des art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada. Cette demande a été entendue par le juge MacKinnon en chambre. Celui‑ci a décidé que les art. 647 et 649, ne s'appliquaient pas, par interprétation des lois, aux personnes qui conduisent des bateaux de plaisance. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a infirmé cette décision. Il s'agit ici de savoir si ces dispositions portant limitation de la responsabilité excèdent les pouvoirs du Parlement énoncés aux par. 91(10) et 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Arrêt: Le pourvoi est rejeté.
La responsabilité délictuelle dans le domaine maritime est régie par un ensemble de règles de droit maritime relevant de la compétence exclusive du Parlement. Les articles 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada sont de par leur caractère véritable des dispositions législatives relatives au droit maritime canadien reconnu par notre Cour et relèvent par conséquent du pouvoir du Parlement. Cette conclusion ne dépend aucunement de l'application des doctrines du double aspect ou du caractère nécessairement accessoire.
Le droit maritime canadien s'applique aux délits civils commis non seulement en haute mer ou dans les eaux nationales, mais aussi à l'intérieur de l'aire de flux et de reflux. On peut supposer que les eaux où le Calrossie a heurté un écueil sont des eaux de marée; la responsabilité délictuelle de l'intimé, si responsabilité il y a, relève donc du domaine territorial du droit maritime canadien et de la compétence législative du Parlement.
La compétence du Parlement en matière de droit maritime coïncide sur le plan territorial avec sa compétence à l'égard des voies navigables. Il a été établi que le droit maritime s'applique aux délits civils commis au cours d'activités qui ont lieu à terre et sont suffisamment liées à la navigation ou aux expéditions par eau. Il doit sûrement s'étendre aux activités de ceux qui se livrent directement à la navigation en empruntant les voies intérieures du Canada. La responsabilité des intimés serait donc une question de droit fédéral, et non provincial, même si l'accident était survenu dans des eaux sans marée.
La compétence du Parlement sur la navigation et les expéditions par eau prévue au par. 91(10) a été interprétée de façon libérale. Elle comprend les principes juridiques appliqués par les Cours d'amirauté à l'égard des différends relevant de sa compétence territoriale et les principes que les tribunaux ordinaires de common law suivaient dans les litiges de nature maritime ayant pris naissance dans des eaux sans marée. Le point de vue voulant que toute responsabilité délictuelle (et toute autre forme de responsabilité ressortissant au droit maritime canadien) fondée sur l'utilisation de voies navigables relève du droit maritime fédéral est compatible avec l'arrêt de notre Cour Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206.
La nature des activités de navigation et d'expéditions par eau exercées au Canada rend nécessaire, sur le plan pratique, des règles de droit maritime uniformes s'appliquant aux voies navigables intérieures. La plupart des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau ayant lieu sur les voies navigables intérieures du Canada sont étroitement liées avec celles qui sont exercées dans la sphère géographique traditionnelle du droit maritime. Bon nombre des règles de droit maritime sont le produit de conventions internationales et les droits et obligations juridiques de ceux qui se livrent à la navigation et aux expéditions par eau ne devraient pas changer de façon arbitraire au moment où leurs navires arrivent à l'endroit où l'eau cesse ou commence d'être soumise à la marée. Une telle division géographique est complètement dénuée de sens sur le plan de la répartition des compétences, car elle ne traduit aucun changement fondamental dans l'utilisation d'une voie d'eau. Au Canada, les eaux de marée et les voies navigables intérieures font partie du même réseau de navigation et devraient être assujetties à un régime juridique uniforme.
La nécessité d'une uniformité juridique est particulièrement pressante dans le domaine de la responsabilité délictuelle pour abordages et autres accidents de navigation. L'existence et l'étendue d'une telle responsabilité doivent être déterminées selon les "règles d'une bonne navigation" lesquelles, à leur tour, sont jugées par renvoi aux "Règles sur les abordages". Le gouvernement fédéral, qui est habilité à édicter et à modifier ces règles, doit aussi être compétent à l'égard de la responsabilité délictuelle à laquelle elles sont si intimement liées. On n'a pas contesté le pouvoir du Parlement de prendre un règlement sur les abordages ni son application aux bâtiments qui empruntent les voies navigables intérieures. La responsabilité délictuelle des propriétaires et exploitants de ces navires devrait donc être considérée comme une question de droit maritime relevant de la compétence du Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau.
La compétence du Parlement de limiter la responsabilité des propriétaires ou exploitants de navires ne se limite pas au transport maritime commercial. La justification fonctionnelle des art. 647 et 649 n'a plus d'incidence sur la détermination de leur portée constitutionnelle acceptable, une fois qu'on a reconnu que le fondement constitutionnel des dispositions contestées est la compétence du Parlement à l'égard du délit sous‑jacent. Par nécessité pratique, le Parlement doit être compétent en matière de responsabilité délictuelle à l'égard tant des navires commerciaux que des bateaux de plaisance, qu'ils soient utilisés dans des voies navigables de marée ou sans marée. Si l'on considère que les eaux canadiennes forment un seul réseau de navigation, la navigation est très apparentée à l'aéronautique et elle devrait être traitée de la même manière sur le plan constitutionnel.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés: Singbeil v. Hansen (1985), 19 D.L.R. (4th) 48; Vancouver v. Rhodes, [1955] 1 D.L.R. 139; British Columbia Telephone Co. c. Marpole Towing Ltd., [1971] R.C.S. 321; Proprietary Articles Trade Association v. Attorney‑General for Canada, [1931] A.C. 310; Montreal City v. Montreal Harbour Commissioners, [1926] A.C. 299; Nisshin Kisen Kaisha Ltd. c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1981] 1 C.F. 293; Munro v. National Capital Commission, [1966] R.C.S. 663; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641; Union Colliery Co. of British Columbia v. Bryden, [1899] A.C. 580; Attorney‑General for Alberta v. Attorney‑General for Canada (Alberta Bill of Rights Reference), [1947] A.C. 503; Bank of Toronto v. Lambe (1887), 12 A.C. 575; Tropwood A.G. c. Sivaco Wire & Nail Co., [1979] 2 R.C.S. 157; Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283; ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, en appel de sub nom. Miida Electronics, Inc. v. Mitsui O.S.K. Lines Ltd., [1982] 1 C.F. 406; Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683; Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] 2 R.C.S. 680; Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054; McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S 654; De Lovio v. Boit (1815), 2 Gall. 398; Mersey Docks and Harbour Board v. Turner (The "Zeta"), [1893] A.C. 468; Domestic Converters Corp. c. Arctic Steamship Line, [1984] 1 C.F. 211; Queddy River Driving Boom Co. v. Davidson (1883), 10 R.C.S. 222; Reference re Industrial Relations and Disputes Act (l'affaire Stevedoring), [1955] R.C.S. 529; Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206; Shipman v. Phinn (1914), 19 D.L.R. 305; Smith v. Fecampois, [1929] 2 D.L.R. 925; Horne v. Krezan, Shamlock and Young (1955), 14 W.W.R. 625; Pile Foundations Ltd. v. Selkirk Silica Co. and Perry (1967), 59 W.W.R. 622; Harvey v. Tarala (1977), 6 Sask. R. 74; In re Provincial Fisheries (1895), 26 R.C.S. 444; Attorney-General for Canada v. Attorneys-General for Ontario, Quebec and Nova Scotia, [1898] A.C. 700; Attorney-General for British Columbia v. Attorney-General for Canada, [1914] A.C. 153; Booth v. Lowery (1917), 54 R.C.S. 421; Le "Lionel" c. Le "Manchester Merchant", [1970] R.C.S. 538; Stein c. Le navire "Kathy K", [1976] 2 R.C.S. 802; Horsley c. MacLaren, [1972] R.C.S. 441; Coldwell‑Horsfall v. West Country Yacht Charters, Ltd. (The Annie Hay), [1968] 1 Lloyd's Rep. 141; Walithy Charters Ltd. v. Doig (1979), 15 B.C.L.R. 45; The Alastor, [1981] 1 Lloyd's Rep. 581; Chamberland v. Fleming (1984), 12 D.L.R. (4th) 688; Johannesson v. Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292; Attorney-General for Ontario v. Canada Temperance Federation, [1946] A.C. 193; In re Regulation and Control of Aeronautics in Canada (The Aeronautics Reference), [1932] A.C. 54; Jorgenson v. North Vancouver Magistrates (1959), 28 W.W.R. 265.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 15.
Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, app. III, art. 1b).
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(2), (10), 92(13), 101.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e supp.), ch. 10, art. 22.
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, art. 1, 8, 109(1), (3), 436, 466, 647, 648, 649.
Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, ch. R‑2, art. 342(1).
Doctrine citée
Black's Law Dictionary, 5th ed. St. Paul, Minn.: West Publishing Co., 1979, "navigate", "navigation".
Fernandes, Rui M. Boating Law of Canada. Toronto: Carswells, 1989.
Gaskell, N. J. J., C. Debattista and R. J. Swatton, Chorley & Giles' Shipping Law. London: Pitman, 1987.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 2nd ed. Toronto: Carswells, 1985.
La Forest, Gerard V. and Associates. Water Law in Canada: the Atlantic Provinces. Ottawa: Information Canada, 1973.
Maxwell, Sir Peter Benson. Maxwell on the Interpretation of Statutes, 12th ed. By P. St. J. Langan. London: Sweet & Maxwell, 1969.
Odgers, Sir Charles Edwin. Odgers' Construction of Deeds and Statutes, 5th ed. By Gerald Dworkin. London: Sweet & Maxwell, 1967.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1988), 26 B.C.L.R. (2d) 203, 51 D.L.R. (4th) 509, [1988] 5 W.W.R. 313, qui a accueilli un appel contre un jugement du juge MacKinnon en chambre (1987), 19 B.C.L.R. (2d) 120, 45 D.L.R. (4th) 729. Pourvoi rejeté.
A. Ross et G. Nelson, pour l'appelant.
W. S. Berardino, c.r., et B. McLeod, pour les intimés.
E. R. Sojonky, c.r., et Danielle Dion pour l'intervenant le procureur général du Canada.
L. Price et R. Ratcliffe, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Jean Bouchard et Françoise Saint‑Martin, pour l'intervenant le procureur général du Québec.
E. R. A. Edwards, c.r., et F. A. V. Falzon, pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
//Le juge La Forest//
Version française du jugement de la Cour rendu par
LE JUGE LA FOREST ‑‑ Le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité des art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, (maintenant les art. 575 et 577, L.R.C. (1985), ch. S‑9) dans leur application à une action en dommages‑intérêts intentée par une personne ayant subi des blessures corporelles ou perdu des biens à la suite d'un accident de bateau de plaisance. L'article 647 limite la responsabilité de tout propriétaire de navire à 3 100 francs‑or par tonneau de jauge du navire à l'égard des décès, blessures corporelles et avaries à des biens survenant "sans qu'il y ait faute ou complicité réelle" de sa part. L'article 649 étend cette limitation de responsabilité, notamment à "toute personne agissant en qualité de capitaine ou à tout membre de l'équipage d'un navire et à tout employé du propriétaire". La Cour doit trancher la question de savoir si ces dispositions portant limitation de la responsabilité excèdent les pouvoirs du Parlement énoncés à l'art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 lorsqu'elles sont invoquées par le propriétaire, le capitaine ou un membre de l'équipage d'un navire destiné à servir et servant à la navigation de plaisance plutôt qu'à la navigation marchande. Bien qu'elle ait été soulevée devant les instances inférieures, la question préalable, savoir si les art. 647 et 649 s'appliquent, par interprétation des lois, aux bateaux de plaisance n'a pas été plaidée devant la Cour. En passant, je fais remarquer que, si tel avait été le cas, j'aurais répondu par l'affirmative pour les motifs énoncés par le juge McLachlin (maintenant juge de notre Cour) au nom de la Cour d'appel.
Devant les instances inférieures, l'avocat de l'appelant demandeur a soutenu que les art. 647 et 649 contreviennent à la Charte canadienne des droits et libertés. Plus précisément, il a prétendu que les art. 647 et 649 limitent les droits garantis par les art. 7 et 15 de la Charte et que cette restriction ne constitue pas une limite raisonnable dont "la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société juste et démocratique" en application de l'article premier de la Charte. Devant la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique, on a soutenu en outre que les art. 647 et 649 violent l'al. 1b) de la Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, app. III. Ces deux arguments ont également été présentés devant notre Cour mais ils ont été réglés à l'audience. Le juge en chef Dickson a informé l'avocat des intimés que la Cour l'entendrait uniquement sur les questions concernant le partage des compétences. Les présents motifs se limitent également à ces questions.
Les faits
Les faits du présent pourvoi sont simples. Le 27 mars 1983, l'appelant Whitbread a démarré le Calrossie, un bateau de plaisance de 32 pieds appartenant aux intimés Greenwood et Horn et enregistré comme "navire" aux termes de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui mouillait dans le Coal Harbour situé dans ce qu'on appelle l'Inner Vancouver Harbour. Il s'est dirigé vers Wigwam Inn à l'extrémité nord du bras Indian, étendue d'eau reliée au bras Burrard et donc, juste au nord de la ville de Vancouver. En cours de route, Whitbread a demandé à l'un de ses passagers, l'intimé Walley, de tenir la barre. Il s'est ensuite assis à l'écart, et il s'est endormi.
Alors que Walley dirigeait le Calrossie, le bateau a heurté un écueil près de la rive est du bras Indian. Whitbread a subi des blessures à la colonne vertébrale qui l'ont rendu quadriplégique. Il a intenté une poursuite en responsabilité délictuelle contre Walley et les autres intimés. En défense, Walley a nié qu'il y ait eu négligence, a plaidé la négligence contributive et a demandé un jugement qui déclarerait qu'il est fondé à limiter sa responsabilité en vertu des art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada à environ 103 000 $ en se fondant sur la formule prévue dans la Loi et sur la valeur de franc‑or au moment du procès. Cette demande a été entendue par le juge MacKinnon en chambre. Celui‑ci a décidé (le 12 novembre 1987) que les art. 647 et 649 ne s'appliquaient pas, par interprétation des lois, aux personnes qui conduisent des bateaux de plaisance. Dans un jugement rendu le 12 mai 1988, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a infirmé cette décision. Elle a statué que le Calrossie était visé par la définition donnée au mot "navire" à l'art. 2 de la Loi sur la marine marchande du Canada et qu'en outre les art. 647 et 649 sont des dispositions législatives relatives à la "navigation et [aux] expéditions par eau" et que, par conséquent, elles relèvent de la compétence du Parlement en application du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867. L'appelant Whitbread a obtenu l'autorisation d'en appeler à notre Cour le 2 février 1989.
Les jugements des instances inférieures
La Cour suprême de la Colombie‑Britannique (1987), 19 B.C.L.R. (2d) 120
Le juge A. G. MacKinnon a été saisi de deux requêtes. L'une a été présentée par les propriétaires du Calrossie en vue d'obtenir un jugement déclaratoire portant que la Loi sur la marine marchande du Canada et ses règlements d'application sont [TRADUCTION] "valides et produisent leur plein effet dans la mesure où ils visent à limiter la responsabilité des propriétaires". L'autre requête a été présentée par le défendeur Walley et tendait à obtenir [TRADUCTION] "un jugement déclaratoire reconnaissant que sa responsabilité était limitée par les dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada". Après avoir énoncé les dispositions pertinentes des art. 647 et 649 de la Loi et avoir rejeté l'argument de l'appelant Whitbread selon lequel ces dispositions contrevenaient aux art. 7 et 15 de la Charte, le juge MacKinnon s'est demandé si elles relevaient de la compétence législative du Parlement. Il a fait remarquer que le Parlement avait clairement le pouvoir, en vertu du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, d'édicter des dispositions législatives de la nature des art. 647 et 649. De ce fait, il a nettement indiqué qu'il tenait pour évident que ces dispositions constituaient un texte législatif concernant la "navigation et les expéditions par eau". Cependant, il était aussi certain que la demande de Whitbread relevait de la "propriété et [d]es droits civils" et donc, qu'elle était du ressort de la province en vertu du par. 92(13). Il s'ensuivait qu'il y avait dans cette affaire [TRADUCTION] "conflit apparent de compétence".
Pour résoudre ce conflit, le juge MacKinnon a accepté en grande partie la prétention de Whitbread que les art. 647 et 649 ne relevaient du pouvoir du Parlement de réglementer la navigation et les expéditions par eau que dans la mesure où ils s'appliquaient à la marine marchande. Invoquant la déclaration du juge Lambert dans l'arrêt Singbeil v. Hansen (1985), 19 D.L.R. (4th) 48 (C.A.C.‑B.), à la p. 60, selon laquelle la compréhension de l'historique de la Loi sur la marine marchande du Canada [TRADUCTION] "devait éclairer tout examen de la constitutionnalité de ses dispositions", le juge MacKinnon a conclu, en s'appuyant sur des passages tirés des décisions Vancouver v. Rhodes, [1955] 1 D.L.R. 139 (C.S.C.‑B.) et British Columbia Telephone Co. c. Marpole Towing Ltd., [1971] R.C.S. 321, que l'objet de la Loi sur la marine marchande du Canada en général, et des art. 647 et 649 en particulier, était la promotion de la marine marchande et du commerce maritime. Alors qu'il pouvait être nécessaire en vue d'atteindre cet objectif de limiter la responsabilité des propriétaires et capitaines des navires commerciaux, une telle protection ne s'imposait pas à l'égard des propriétaires et capitaines de bateaux de plaisance. Cela signifiait (à la p. 132) que [TRADUCTION] "le Parlement n'avait pas voulu que les art. 647 et 649 s'appliquent aux propriétaires et capitaines de bateaux de plaisance comme le Calrossie". Le fait que l'art. 2 de la Loi définisse les navires comme des "bâtiments de toute sorte employés à la navigation et non mus par des rames" n'a pas ébranlé l'opinion du juge MacKinnon. Compte tenu de l'objet de la Loi, il fallait présumer que lorsqu'elle a été édictée initialement, l'expression bateaux "non mus par des rames" visait les navires qui servaient à la navigation de plaisance.
S'appuyant sur l'analyse qui précède, le juge MacKinnon a statué sur les requêtes dont il était saisi en déclarant, à la p. 132:
[TRADUCTION] Selon l'approche adoptée par mon collègue le juge Gibbs dans la décision Rockcliffe v. A.G. Can., [1986] B.C.W.L.D. 2793, C.S.C.-B., Victoria no 853022, le 3 juin 1986 (pas encore publiée) et par le juge Lambert dans l'arrêt Singbeil v. Hansen, précité, je ne prononcerai pas de jugement déclaratoire au sujet de la validité des art. 647 et 649. Ils relèvent de la compétence du Parlement. Je suis donc disposé à interpréter ces dispositions de façon restrictive de manière à exclure la limitation de responsabilité relativement aux navires non commerciaux servant exclusivement à la navigation de plaisance et, en particulier, au Calrossie.
La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1988), 26 B.C.L.R. (2d) 203
Les motifs du jugement unanime de la Cour d'appel ont été rendus par le juge McLachlin (les juges Carrothers et Wallace souscrivant à ses motifs). Elle a commencé son analyse en se demandant si l'art. 647 s'appliquait, par interprétation des lois, aux [TRADUCTION] "navires non commerciaux utilisés exclusivement pour la navigation de plaisance". Elle a conclu que tel était le cas. Se reportant à la définition très large donnée au mot "navire" à l'art. 2 de la Loi, elle a exprimé l'avis, à la p. 209, que [TRADUCTION] "le Parlement ayant clairement manifesté son intention en ce qui concerne l'application de la Loi en adoptant une définition non équivoque, il est impossible de l'interpréter restrictivement en se fondant sur des spéculations quant à l'objet des dispositions en question". Citant Maxwell on the Interpretation of Statutes (12e éd. 1969), aux pp. 28 et 29, et Odgers' Construction of Deeds and Statutes (5e éd. 1967), à la p. 241, elle a fait observer, à la p. 209, que [TRADUCTION] "l'intention ou l'objectif du Parlement doit être déduit des mots employés dans la loi" et que lorsque [TRADUCTION] "ceux‑ci sont simples et clairs, la cour ne peut écarter le sens évident des termes en se reportant à la prétendue intention du législateur". Pour étayer encore son point de vue sur la portée de l'art. 647 (et par extension de l'art. 649), le juge McLachlin a souligné que les yatchs de plaisance étaient expressément soustraits à l'application de certaines dispositions de la Loi: les art. 8, 436 et 466 ainsi que les par. 109(1) et (3). Elle a également cité un certain nombre de décisions dans lesquelles les art. 647 et 649, ou leur équivalent anglais, ont été appliqués à des bateaux de plaisance.
Le juge McLachlin a ensuite rapidement résolu la question de savoir si, d'après les faits, l'intimé Walley avait le droit d'invoquer l'art. 649. Elle a fait remarquer que l'art. 649 limite la responsabilité de [TRADUCTION] "toute personne agissant à titre de capitaine ou de membre de l'équipage d'un navire" et elle a conclu que Walley agissait, dans les faits, à titre de capitaine au moment de l'accident au cours duquel Whitbread a été blessé.
Le juge McLachlin a ensuite abordé, à la p. 210, la question principale qui consiste à se demander si le Parlement a le pouvoir en application de l'art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 [TRADUCTION] "de légiférer en vue de limiter la responsabilité pour des accidents impliquant des bateaux de plaisance". Après avoir noté les pouvoirs des provinces en ce qui concerne la propriété et les droits civils (par. 92(13)) et ceux conférés au Parlement à l'égard de la réglementation des échanges et du commerce (par. 91(2)), elle a exprimé l'avis que le point central de l'examen était la compétence attribuée au Parlement, en vertu du par. 91(10), de légiférer à l'égard de la navigation et des expéditions par eau. Citant l'arrêt Proprietary Articles Trade Association v. Attorney‑General for Canada, [1931] A.C. 310 (C.P.), elle a fait remarquer que si les dispositions contestées, de par leur "caractère véritable", concernaient la navigation et les expéditions par eau, il importait peu qu'elles intéressent aussi la propriété et les droits civils. Elle a ensuite fait observer, en se fondant sur l'arrêt Montreal City v. Montreal Harbour Commissioners, [1926] A.C. 299 (C.P.), que le par. 91(10) a été interprété de façon libérale. Reprenant la définition donnée par le Black's Law Dictionary (5e éd. 1979) au mot "navigate" (naviguer) ([TRADUCTION] "Se déplacer sur l'eau; monter à bord d'un navire; diriger ou conduire la marche d'un navire; utiliser les cours d'eau comme une voie pour le commerce ou la communication; voguer") et au mot "navigation" (navigation) ([TRADUCTION] "L'art, la science ou le commerce relatifs à la traversée de la mer ou d'autres eaux navigables à bord de navires ou de bâtiments"), le juge McLachlin a conclu, à la p. 211, que [TRADUCTION] "l'utilisation du Calrossie dans le bras Indian constituait clairement de la navigation". Citant un passage de la décision Nisshin Kisen Kaisha Ltd. c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1981] 1 C.F. 293 (D.P.I.), dans laquelle le juge Addy a statué à la p. 303 que les "articles 647 et 648 de la Loi sur la marine marchande du Canada parlent expressément d'actes, d'omissions, de responsabilités et de procédures directement reliés à "La navigation et les bâtiments ou navires"", elle a conclu en outre que la limitation de la responsabilité de ceux qui utilisent des navires tels le Calrossie ou en sont propriétaires est une question directement liée à la navigation.
Avant d'aborder les moyens fondés sur la Charte présentés par l'appelant Whitbread, le juge McLachlin a donné cinq raisons pour rejeter l'argument que le juge de première instance a retenu, savoir que les mots "la navigation et les expéditions par eau" doivent être interprétés comme visant uniquement la navigation commerciale et la marine marchande. Ces raisons sont les suivantes: (1) l'acceptation de l'argument exige que l'on rajoute par interprétation le mot "commerciale" au par. 91(10); (2) l'argument passe sous silence la large portée du mot "navigation" pour se concentrer exclusivement sur les mots "expéditions par eau"; (3) l'argument va à l'encontre du principe selon lequel le pouvoir du gouvernement fédéral prévu au par. 91(10) doit recevoir une interprétation large; (4) l'argument est incompatible avec une jurisprudence abondante selon laquelle le pouvoir fédéral à l'égard de la navigation et des expéditions par eau s'étend bel et bien aux bateaux de plaisance; et (5) l'acceptation de l'argument signifierait que la compétence conférée par le par. 91(10) fait simplement partie de celle qui est prévue au par. 91(2).
Les questions en litige devant notre Cour
Les débats devant notre Cour étaient fondés sur six questions constitutionnelles formulées par le juge en chef Dickson le 16 juin 1989. Cinq d'entre elles concernent la contestation par l'appelant des art. 647 et 649 par le truchement des art. 7 et 15 de la Charte et de l'al. 1b) de la Déclaration canadienne des droits. Comme je l'ai expliqué précédemment, les prétentions de l'appelant ont été rejetées oralement à l'audience. Il ne restait donc qu'une question à résoudre, celle de la compétence, que le juge en chef Dickson a formulée comme suit:
Relativement au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, les art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, modifiée, sont‑ils, du point de vue constitutionnel, valides et applicables en l'espèce?
Par souci de précision, j'ajoute que la validité et l'applicabilité sur le plan constitutionnel ne sont pas des questions distinctes. Les articles 647 et 649 seront tenus pour valides du point de vue constitutionnel si, de par leur caractère véritable, ce sont des dispositions législatives liées à une matière relevant de la compétence conférée par le par. 91(10) ou bien (s'il s'agit en fait d'un autre motif de validité), s'ils sont jugés "nécessairement accessoires" ou "accessoires" à un régime législatif (la Loi sur la marine marchande du Canada) dont on reconnaît qu'elle relève du par. 91(10) ou comme faisant "partie intégrante" de ce régime. La question de savoir si les art. 647 et 649 sont "du point de vue constitutionnel, applicables en l'espèce" ne se pose que s'il devient évident qu'ils relèvent de la compétence fédérale lorsqu'ils sont appliqués à certains types d'actions, comme celles qui sont intentées en matière de marine marchande, mais qu'ils échappent à la compétence fédérale lorsqu'ils sont appliqués, comme en l'espèce, à des poursuites fondées sur la conduite d'un bateau de plaisance. La question consistera donc alors à se demander si les dispositions contestées devraient recevoir une interprétation atténuée conformément à la présomption de validité constitutionnelle.
La constitutionnalité des art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada
La première question soulevée est celle du caractère véritable des art. 647 et 649. Si l'on conclut que, de par leur caractère véritable, ces dispositions législatives sont liées à des matières relevant de la compétence exclusive du Parlement à l'égard de la navigation et des expéditions par eau, la question est épuisée car il serait alors indifférent qu'elles touchent également des matières liées à la propriété et aux droits civils; voir les arrêts Proprietary Articles Trade Association v. Attorney‑General for Canada, précité, aux pp. 326 et 327; Munro v. National Capital Commission, [1966] R.C.S. 663, à la p. 671; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, à la p. 667.
Il semble que l'expression "caractère véritable" (pith and substance) ait été employée pour la première fois par lord Watson dans l'arrêt Union Colliery Co. of British Columbia v. Bryden, [1899] A.C. 580, à la p. 587 (voir Attorney‑General for Alberta v. Attorney‑General for Canada (Alberta Bill of Rights Reference), [1947] A.C. 503, à la p. 518, les motifs du vicomte Simon), bien que l'arrêt Bank of Toronto v. Lambe (1887), 12 A.C. 575, rendu antérieurement, soit parfois cité pour illustrer l'idée qu'elle exprime; voir Hogg, Constitutional Law of Canada (2e éd. 1985), à la p. 328. Bien entendu, cette expression n'est pas une formule magique. Elle signifie simplement qu'il est reconnu depuis longtemps que la première étape de l'analyse du partage des compétences consiste à identifier la "matière" de la loi contestée. À cet égard, l'idée transmise par l'expression "caractère véritable" peut être exprimée de beaucoup de façons. On peut dire qu'il s'agit de la [TRADUCTION] "valeur constitutionnelle que présente la loi contestée", d'un "résumé du contenu de la loi", du "sens véritable de la loi contestée" ou de l'"idée maîtresse" ou "caractère véritable" de la loi contestée; voir Hogg, op. cit., à la p. 313. Quelle que soit l'expression employée, l'idée est la même: l'analyse portant sur le partage des compétences commence avec la détermination de la [TRADUCTION] "caractéristique principale ou la plus importante de la loi contestée"; voir Hogg, à la p. 313.
Selon l'avocat de l'appelant, le caractère véritable des art. 647 et 649 est pratiquement évident. Il a simplement fait observer que les dispositions contestées limitent l'obtention de dommages‑intérêts dans les actions intentées pour blessures corporelles ou avarie à des biens et il a conclu qu'il s'agissait donc de dispositions législatives qui, de par leur caractère véritable, étaient liées aux [TRADUCTION] "droits et responsabilités des particuliers ayant une conduite délictueuse". On tient pour évident qu'elles relèvent de ce fait du domaine de la compétence provinciale à l'égard de la propriété et des droits civils. Selon cette thèse, les art. 647 et 649 seraient invalides à première vue, et la question consisterait à se demander si elles sont accessoires ou nécessairement accessoires au régime législatif dont elles sont tirées et qui ressortit au Parlement ou si elles font partie intégrante de ce régime.
L'avocat de l'intimé a adopté le même point de départ. Il a reconnu que, sous un aspect, les art. 647 et 649, de par leur caractère véritable, sont des dispositions législatives concernant la responsabilité civile, matière qui relève normalement des provinces. Cependant, il a aussi prétendu que, sous un autre angle, il s'agit d'un texte législatif touchant des matières relevant de la compétence exclusive du Parlement en ce qui concerne la navigation et les expéditions par eau, savoir la promotion de la marine marchande et la prévention des abordages ainsi que de leurs conséquences. Il a cherché à étayer cet argument en faisant remarquer que, historiquement, les dispositions portant limitation ont joué un rôle important dans l'incitation à l'investissement dans la marine marchande et en préconisant que les art. 647 et 649 ne doivent pas être interprétés isolément, comme l'a fait l'avocat de l'appelant, mais avec les autres dispositions de la partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada (intitulée NAVIGATION--ABORDAGES--LIMITATION DE RESPONSABILITÉ) et les dispositions de la Loi qui visent les épaves et les sauvetages, les enquêtes sur les sinistres maritimes, les causes d'action pour blessures mortelles subies au cours d'accidents maritimes et la construction et les dispositifs de sécurité des navires. Ce renvoi au contexte législatif des art. 647 et 649 démontrerait [TRADUCTION] "que les dispositions reflètent le pouvoir conféré au Parlement de légiférer de façon complète à l'égard de la sécurité en matière de navigation et des conséquences des accidents qui surviennent dans la marine marchande et la navigation de plaisance".
Le point de départ commun des deux plaidoiries est donc l'hypothèse voulant que la responsabilité délictuelle limitée par les art. 647 et 649 soit fondée sur la loi provinciale, c'est‑à‑dire sur les règles ordinaires du droit de la négligence. J'ai trouvé particulièrement curieux que l'intimé soit disposé à conduire le pourvoi sur la base de cette hypothèse car elle me semble tout à fait incompatible avec une série d'arrêts récents de notre Cour. Comme on l'a fait remarquer dans le mémoire du procureur général du Canada, dans les arrêts Tropwood A.G. c. Sivaco Wire & Nail Co., [1979] 2 R.C.S. 157, Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283, ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752 et Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683, notre Cour a tracé les limites d'un ensemble de règles de droit fédérales uniformes en matière de droit maritime, c'est‑à‑dire un ensemble de règles de fond applicables aux questions maritimes et d'amirauté qui font l'objet de la compétence législative exclusive du Parlement. La déclaration qui suit du juge McIntyre, qui s'exprimait au nom de la majorité dans l'affaire ITO (à la p. 779), montre clairement la pertinence de cette jurisprudence en l'espèce:
Je suis d'avis, comme je viens de l'expliquer, que le droit maritime canadien constitue un ensemble de règles de droit fédérales qui englobe les principes de common law en matière de responsabilité délictuelle, de contrat et de dépôt. Je suis aussi d'avis que le droit maritime canadien est uniforme partout au Canada, un point de vue partagé par le juge Le Dain de la Cour d'appel qui a appliqué les principes de common law en matière de dépôt pour résoudre la demande de Miida contre ITO. Le droit maritime canadien est l'ensemble de règles de droit que définit l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale. Ce droit, c'est le droit maritime d'Angleterre qui a été incorporé au droit canadien; ce n'est pas le droit d'une province canadienne. [Je souligne.]
Selon moi, les passages soulignés de cette déclaration de principe, que j'ai également eu l'occasion de citer à la p. 694 de mes motifs de l'arrêt Chartwell, montrent tout à fait clairement que la responsabilité délictuelle dont il est question dans un contexte maritime est régie par un ensemble de règles de droit maritime relevant de la compétence exclusive du Parlement. En soi, cela suffit pour rejeter le présent pourvoi car, comme l'a fait remarquer l'avocat de l'appelant, si un droit d'action relève de la compétence législative d'une province, il doit en être de même pour toute limitation de ce droit. Le même raisonnement doit sûrement s'appliquer à l'égard des droits d'action relevant de la compétence législative du gouvernement fédéral. Il me semble que cette conclusion ressort de l'arrêt Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] 2 R.C.S. 680, aux pp. 709 et 710.
Pour reformuler cette conclusion en tenant compte du caractère véritable des art. 647 et 649, je dirais que les arrêts de notre Cour que je viens d'énumérer, en particulier ITO et Chartwell, nous forcent à conclure que les dispositions contestées, de par leur caractère véritable, sont des textes législatifs liés à un ensemble de règles de droit fédérales uniformes qui, collectivement, est appelé le droit maritime canadien. Il s'ensuit que ces règles relèvent du pouvoir du Parlement et que cette conclusion ne dépend aucunement de l'application des doctrines du double aspect ou du caractère nécessairement accessoire.
À mon avis, cette conclusion est si inéluctable qu'il peut être utile de voir pourquoi les parties n'ont pas examiné la jurisprudence citée précédemment. L'explication la plus évidente est que, contrairement au cas qui nous occupe, cette jurisprudence ne porte pas directement sur un litige concernant le partage des compétences législatives entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Elle vise plutôt le contenu et l'étendue de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime et d'amirauté. Mais cela ne veut pas dire qu'elle n'a rien à voir avec la détermination de l'étendue de la compétence législative du Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau. Au contraire, il ne faut pas oublier que l'examen de la validité et de l'étendue de la compétence relative aux questions maritimes et d'amirauté conférée à la Cour fédérale par l'art. 22 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e supp.), ch. 10, a été effectué, conformément aux arrêts de notre Cour Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054, et McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, en fonction de l'art. 101 de ce qui est maintenant la Loi constitutionnelle de 1867. Cette disposition prévoit que le Parlement pourra créer une "cour générale d'appel pour le Canada, [et établir] d'autres tribunaux pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada". Comme l'a fait remarquer le juge en chef Laskin dans les arrêts Quebec North Shore Paper Co. et McNamara (aux pp. 1065 et 1066, et à la p. 658, respectivement), cela signifie que l'attribution d'une compétence à la Cour fédérale (ou à tout autre tribunal créé en application de l'art. 101) ne sera valide et ne produira des effets que s'il existe "une législation fédérale applicable" nécessaire à son exercice. Autrement dit, l'art. 101 exige que toute compétence accordée à la Cour fédérale soit appuyée ou fondée sur un ensemble de règles de droit assujetties à la compétence législative du Parlement.
Quant à la compétence de la Cour fédérale sur les questions maritimes et d'amirauté, cet ensemble de règles de droit est mentionné à l'art. 22 de la Loi sur la Cour fédérale comme étant le "droit maritime canadien". Comme je l'ai déjà expliqué, notre Cour a décidé qu'un tel ensemble de règles de droit existait bel et bien. Elle a aussi conclu qu'il s'agissait de règles de droit fédérales relevant de la compétence législative du Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau qui est visée au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867; voir ITO, à la p. 777. Par conséquent, un examen de la portée et du contenu quant au fond de la compétence de la Cour fédérale en matière de droit maritime canadien constitue aussi un examen de la portée et du contenu d'un aspect important de la compétence exclusive du Parlement sur la navigation et les expéditions par eau. Plus précisément, il s'ensuit que l'arrêt ITO de notre Cour selon lequel le droit maritime canadien comprend les règles de droit relatives à la responsabilité délictuelle lorsqu'elles s'appliquent à l'égard de questions d'amirauté permet, selon le raisonnement qui précède, de déterminer la validité constitutionnelle des art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada; voir l'arrêt ITO, aux pp. 776 et 779.
Il se peut aussi que les parties n'aient pas tenu compte de l'arrêt ITO et de la jurisprudence connexe parce qu'elles ont présumé que le droit maritime canadien ne comprenait pas la responsabilité délictuelle découlant des accidents qui se produisent sur une étendue d'eau comme le bras Indian qui est situé dans la province de la Colombie‑Britannique, et non en haute mer ou dans les eaux canadiennes. Une telle présomption serait erronée toutefois. Notre Cour a affirmé sans équivoque dans l'arrêt ITO, à la p. 779, que le droit maritime canadien était "le droit maritime d'Angleterre qui a été incorporé au droit canadien", et il est évident que le droit maritime d'Angleterre n'était pas limité aux délits commis en haute mer ou dans les eaux britanniques mais qu'il s'étendait aux délits commis à l'intérieur de l'aire de flux et de reflux; voir les arrêts De Lovio v. Boit (1815), 2 Gall. 398 (U.S. Circuit Ct., Mass.); Mersey Docks and Harbour Board v. Turner (The "Zeta"), [1893] A.C. 468, aux pp. 481 et suiv. et Domestic Converters Corp. c. Arctic Steamship Line, [1984] 1 C.F. 211, les motifs du juge Le Dain. Comme on peut supposer que le bras Indian est une étendue d'eau située à l'intérieur de l'aire de flux et de reflux, il s'ensuit que la responsabilité délictuelle de l'intimé, si responsabilité il y a, relève du domaine territorial du droit maritime canadien et de la compétence législative du Parlement.
Il convient de faire remarquer que même si les eaux du bras Indian n'étaient pas soumises à l'action de la marée, cela ne signifierait pas que la responsabilité de l'intimé soit une question relevant du droit provincial plutôt que fédéral. Bien entendu, il est exact que dans l'arrêt ITO, le juge McIntyre a dit, à la p. 771, que le ""droit maritime canadien" comprend tout cet ensemble de règles de droit, appliquées en 1934 en Angleterre par la Haute Cour, en sa juridiction d'amirauté", et il est vrai aussi qu'il a précisé, à la p. 771, que "dès 1934, le droit maritime anglais était, même au sens le plus large, confiné aux délits ou quasi‑délits commis entre le flux et le reflux". Mais il est certainement plus important qu'il ait ajouté à la p. 774:
Je suis d'accord pour dire que la compétence historique des cours d'amirauté est importante pour déterminer si une demande particulière est une matière maritime au sens qu'en donne la définition du droit maritime canadien que l'on trouve à l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale. Je n'irais pas cependant jusqu'à limiter la définition de matière maritime et d'amirauté aux seules demandes qui cadrent avec ces limites historiques. Une méthode historique peut servir à éclairer, mais ne saurait autoriser à limiter. À mon avis, la seconde partie de la définition que donne l'art. 2 du droit maritime canadien a été adoptée afin d'assurer que le droit maritime canadien comprenne une compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté. À ce titre, elle constitue une reconnaissance légale du droit maritime canadien comme ensemble de règles de droit fédérales portant sur toute demande en matière maritime et d'amirauté. On ne saurait considérer ces matières comme ayant été figées par la Loi d'amirauté, 1934. Au contraire, les termes "maritime" et "amirauté" doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau.
Ces remarques répondaient directement à l'opinion exprimée par le juge Le Dain dans l'arrêt Domestic Converters, à la p. 244, selon laquelle il "serait contraire à toute la tradition en matière de compétence en amirauté sur les délits maritimes de conclure qu'un délit commis à terre est une affaire maritime". À cet égard, elles étaient conformes à l'évolution de la propre pensée du juge Le Dain sur ces questions, comme il l'a énoncé clairement lorsque la Cour d'appel fédérale a été saisie de l'affaire ITO et qu'il est alors revenu sur l'opinion qu'il avait exprimée au sujet de la question de la compétence dans l'affaire Domestic Converters: voir l'arrêt Miida Electronics Inc. v. Mitsui O.S.K. Lines Ltd., [1982] 1 C.F. 406, aux pp. 416 à 418. Fait plus important encore, les remarques du juge McIntyre étaient essentielles à sa conclusion voulant que le fait que ITO n'ait pas placé le lot de calculatrices dans un entrepôt sûr après les avoir déchargées au port de Montréal constituait un délit relevant du droit maritime canadien. Si la compétence en matière de droit maritime de la Cour fédérale, et donc du Parlement, peut s'étendre aux délits commis au cours d'activités qui ont lieu à terre et sont suffisamment liées à la navigation ou aux expéditions par eau, elle doit sûrement s'étendre aux activités de ceux qui, comme l'intimé, se livrent directement à la navigation en empruntant les voies d'eau intérieures du Canada.
Ce qui précède laisse entendre qu'on devrait considérer que la compétence du Parlement en matière de droit maritime coïncide sur le plan territorial avec sa compétence à l'égard des voies d'eau navigables. Cette proposition est conforme à l'opinion exprimée par le juge McIntyre dans l'arrêt ITO, à la p. 774, et selon laquelle "l'étendue du droit maritime canadien n'est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867", car comme on l'a souvent dit, la compétence attribuée au Parlement en application du par. 91(10) doit être interprétée de façon libérale; voir les arrêts Queddy River Driving Boom Co. v. Davidson (1883), 10 R.C.S. 222, à la p. 232, le juge en chef Ritchie; Montreal City v. Montreal Harbour Commissioners, précité, aux pp. 312 et 313; Reference re Industrial Relations and Disputes Act (l'affaire Stevedoring), [1955] R.C.S. 529, à la p. 535 le juge en chef Kerwin, à la p. 541 le juge Taschereau, à la p. 548 le juge Rand, à la p. 559 le juge Kellock, à la p. 591 le juge Abbott; et Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., précité, à la p. 289 le juge Chouinard. Elle serait aussi conforme aux commentaires que j'ai faits sur ce point au nom de la Cour dans l'arrêt Chartwell, savoir que l'ensemble de règles qui a été incorporé aux lois du pays à titre de droit maritime était constitué des principes juridiques que la Cour d'amirauté appliquait à l'égard des différends relevant de sa compétence territoriale ainsi que des principes que les tribunaux ordinaires de common law suivaient dans les litiges qui, bien que de nature maritime, concernaient des faits ayant eu lieu au‑delà de l'aire de flux et de reflux; voir pp. 695 et 696. Enfin, la proposition voulant que toute responsabilité délictuelle (et toute autre forme de responsabilité ressortissant au droit maritime canadien) fondée sur l'utilisation des voies d'eau navigables relève du domaine du droit maritime fédéral est appuyée par l'arrêt unanime de notre Cour Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206. Dans cette affaire, il s'agissait de décider si une cour des petites créances créée par une province était compétente à l'égard d'une réclamation relative aux dommages causés au chalut d'un navire qui s'était emmêlé dans un puits de gaz non balisé sur le lac Érié, qui est une voie d'eau navigable provinciale. Au nom de la Cour, je me suis hasardé à mentionner (à la p. 212) que je ne doutais nullement que l'incident relève "du vaste domaine du droit en matière d'amirauté". Bien qu'incidente, à proprement parler, cette opinion était conforme à certaines décisions de tribunaux d'instance inférieure qui, toutes, portaient sur la question de savoir si les cours supérieures provinciales étaient compétentes à l'égard des accidents survenant sur les voies d'eau intérieures et abordaient la question sur le fondement qu'une telle compétence serait concurrente avec celle de la Cour de l'Échiquier, devenue depuis la Cour fédérale; voir Shipman v. Phinn (1914), 19 D.L.R. 305 (C.S. Ont.); Smith v. Fecampois, [1929] 2 D.L.R. 925 (C.S.N.‑É.); Horne v. Krezan, Shamlock and Young (1955), 14 W.W.R. 625 (C.S. Alb.); Pile Foundations Ltd. v. Selkirk Silica Co. and Perry (1967), 59 W.W.R. 622 (B.R. Man., en chambre); Harvey v. Tarala (1977), 6 Sask. R. 74 (B.R.). Cette opinion ne pourrait être soutenue que si la responsabilité découlant de tels accidents est une question de droit maritime fédéral ou d'amirauté.
Mise à part la jurisprudence, la nature même des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau, du moins telles qu'elles sont exercées ici, fait que des règles de droit maritime uniformes s'appliquant aux voies navigables intérieures sont nécessaires en pratique. La plupart des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau ayant lieu sur les voies navigables intérieures du Canada sont étroitement liées avec celles qui sont exercées dans la sphère géographique traditionnelle du droit maritime. Cela est particulièrement évident lorsque l'on considère les Grands Lacs et la Voie maritime du Saint‑Laurent, qui sont dans une très large mesure une extension, sinon le commencement, des voies de transport maritime grâce auxquelles le pays fait du commerce avec le monde. Mais cela est également manifeste lorsque l'on examine les nombreux fleuves, rivières et voies d'eau moins importants qui servent de port d'escale aux océaniques et de point de départ pour quelques‑unes des plus importantes exportations du Canada. C'est à n'en pas douter l'une des considérations qui ont amené les tribunaux de l'Amérique du Nord britannique à décider que le droit public de navigation, contrairement à ce que prétendaient les Anglais, s'étend à tous les fleuves et rivières navigables, peu importe qu'ils soient ou non à l'intérieur de l'aire de flux et de reflux; voir notamment, In re Provincial Fisheries (1895), 26 R.C.S. 444; voir aussi mon ouvrage intitulé Water Law in Canada: the Atlantic Provinces (1973), aux pp. 178 et 179, dans lequel la jurisprudence est résumée. Cela explique probablement aussi pourquoi les Pères de la Confédération ont estimé nécessaire d'attribuer le pouvoir général sur la navigation et les expéditions par eau au gouvernement central plutôt qu'à celui des provinces, et pourquoi les tribunaux ont rapidement accepté que ce pouvoir s'étendait à la réglementation de la navigation sur les voies d'eau intérieures, à la condition qu'elles soient navigables dans les faits; voir Attorney-General for Canada v. Attorneys-General for Ontario, Quebec, and Nova‑Scotia, [1898] A.C. 700; Attorney-General of British Columbia v. Attorney-General for Canada, [1914] A.C. 153; Booth v. Lowery (1917), 54 R.C.S. 421. Car il serait assez incroyable, surtout lorsque l'on pense que bon nombre des règles de droit maritime sont le produit de conventions internationales, que les droits et obligations juridiques de ceux qui se livrent à la navigation et aux expéditions par eau changent de façon arbitraire au moment où leurs navires arrivent à l'endroit où l'eau cesse ou commence, selon le cas, à être soumise à la marée. Une telle division géographique est, sur le plan de la répartition des compétences, complètement dénuée de sens, car elle ne traduit aucun changement fondamental dans l'utilisation d'une voie d'eau. Au Canada, les voies navigables intérieures et les mers traditionnellement reconnues comme relevant du droit maritime font partie du même réseau de navigation, lequel devrait, selon moi, être assujetti à un régime juridique uniforme.
J'estime qu'il est évident que cette nécessité d'une uniformité juridique est particulièrement pressante dans le domaine de la responsabilité délictuelle pour abordages et autres accidents de navigation. Comme il ressort clairement même d'un examen rapide des textes de base sur les expéditions par eau ou le droit maritime, l'existence et l'étendue d'une telle responsabilité doivent être déterminées selon "les règles d'une bonne navigation" lesquelles, à leur tour, sont jugées par renvoi aux "règles de barre et de route" pour la navigation qui sont codifiées depuis longtemps dans les Règles sur les abordages; voir Fernandes, Boating Law of Canada (1989), aux pp. 61 à 105; Gaskell, C. Debattista et Swatton, Chorley & Giles' Shipping Law (1987), à la p. 365 et aux pp. 369 à 374; et, par exemple, les arrêts Le "Lionel" c. Le "Manchester Merchant", [1970] R.C.S. 538, et Stein c. Le navire "Kathy K", [1976] 2 R.C.S. 802. Il me semble évident que le palier de gouvernement habilité à édicter et à modifier ces "règles de barre et de route" pour la navigation doit aussi être compétent à l'égard de la responsabilité délictuelle à laquelle ces règles sont si intimement liées. Que je sache, le pouvoir du Parlement de prendre un règlement sur les abordages n'a jamais été contesté et, à ma connaissance, on n'a jamais prétendu que ce règlement ne s'appliquait pas aux bâtiments qui empruntent les voies navigables intérieures. En fait, ses dispositions servent de façon régulière à déterminer la responsabilité délictuelle de ces bâtiments; voir la jurisprudence citée dans l'ouvrage de Fernandes, op. cit., aux pp. 61 à 105. Il s'ensuit que la responsabilité délictuelle des propriétaires et exploitants de ces navires devrait être considérée comme une question de droit maritime relevant de la compétence du Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau.
Ces remarques sont pertinentes en l'espèce parce qu'elles démontrent qu'il est impossible de retenir l'argument subsidiaire de l'avocat de l'appelant voulant que, si les art. 647 et 649 ne sont pas complètement invalides, ils le sont du moins dans la mesure où ils s'appliquent à la responsabilité découlant de l'exploitation d'un bateau de plaisance comme le Calrossie. Cette prétention est fondée sur l'hypothèse voulant que les art. 647 et 649 relèvent de la compétence du Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau uniquement en raison du rôle historique joué par ces activités dans la promotion de l'investissement dans la marine marchande. Cependant, si l'on reconnaît que le fondement constitutionnel des dispositions contestées est la compétence du Parlement à l'égard du délit sous‑jacent, leur justification fonctionnelle n'a plus d'incidence sur la détermination de leur portée constitutionnelle acceptable. Et je pense qu'il est évident que le Parlement doit, par nécessité pratique, être compétent en matière de responsabilité délictuelle à l'égard des bateaux de plaisance comme des navires commerciaux. Il se peut que les bateaux de plaisance et les navires commerciaux soient utilisés dans une certaine mesure dans des sphères géographiques différentes, les premiers dominant sur de nombreuses étendues d'eau intérieures et les seconds sur les voies d'eau relevant traditionnellement du droit maritime. Mais il ressort de ce que j'ai déjà dit au sujet de l'utilisation commerciale des voies navigables intérieures que les deux types de navires partageront souvent ce que j'ai appelé le "même réseau de navigation". Il en est ainsi non seulement parce que les navires commerciaux empruntent régulièrement les voies navigables intérieures mais aussi parce que l'expression "bateau de plaisance" englobe tout, du petit bateau à moteur au yacht de haute mer. Ce que j'ai dit précédemment au sujet du lien entre la responsabilité délictuelle fondée sur la conduite négligente des navires et les règles de barre et de route de la navigation qui font partie des règles sur les abordages serait tout aussi applicable à un abordage entre un bateau de plaisance et un navire commercial qu'à un abordage entre deux navires commerciaux. À mon avis, il s'ensuit que la responsabilité délictuelle découlant de l'exploitation négligente d'un bateau de plaisance doit être considérée comme relevant du domaine du droit maritime canadien et de la compétence législative fédérale. Cette conclusion est appuyée par les auteurs modernes sur la navigation de plaisance et le droit maritime qui n'établissent pas de distinction entre les bateaux de plaisance et les navires commerciaux en ce qui concerne la responsabilité pour abordage ou sa limitation: voir Fernandes, op. cit., aux pp. 61 à 105, aux pp. 113 à 117 et aux pp. 119 à 161 et Gaskell, Debattista et Swatton, op. cit., aux pp. 365 à 392 et à la p. 397. Elle est également étayée par un certain nombre de décisions dans lesquelles les art. 647 et 649, ou leur équivalent anglais, ont été appliqués régulièrement, apparemment sans opposition, à des accidents concernant des bateaux de plaisance; voir Horsley c. MacLaren, [1972] R.C.S. 441; Coldwell‑Horsfall v. West Country Yacht Charters Ltd. (The Annie Hay), [1968] 1 Lloyd's Rep. 141 (div. adm.); Walithy Charters Ltd. v. Doig (1979), 15 B.C.L.R. 45 (C.S.); The Alastor, [1981] 1 Lloyd's Rep. 581 (C.A.); et Chamberland v. Fleming (1984), 12 D.L.R. (4th) 688 (B.R. Alb.).
L'assujettissement des bateaux de plaisance au domaine du droit maritime est encore appuyé, par voie d'analogie, par la jurisprudence sur la compétence du gouvernement fédéral en matière d'aéronautique. Si l'on considère que les eaux canadiennes forment un seul réseau de navigation, il devient évident que la navigation est très apparentée à l'aéronautique, et il me semble que la similitude des faits devrait conduire à un traitement constitutionnel similaire. Dans l'arrêt Johannesson v. Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292, notre Cour a statué que l'aéronautique constituait une matière législative distincte relevant du pouvoir du Parlement de légiférer pour "la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada". C'est que la question dépassait [TRADUCTION] "les préoccupations ou les intérêts locaux ou provinciaux et d[evait], par sa nature même, constituer une préoccupation pour le Dominion dans son ensemble". À ce titre, elle satisfait au critère adopté dans l'arrêt Attorney-General for Ontario v. Canada Temperance Federation, [1946] A.C. 193, à la p. 205. Comme l'a fait remarquer le professeur Hogg, des opinions incidentes exprimées tant dans l'arrêt Johannesson que dans l'arrêt In re Regulation and Control of Aeronautics in Canada (The Aeronautics Reference), [1932] A.C. 54, rendu antérieurement par le Conseil privé, donnaient à penser que la compétence fédérale en matière d'aéronautique s'étendait aux activités ayant lieu dans la province comme aux activités interprovinciales, et la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a rapidement tranché en ce sens; voir Jorgenson v. North Vancouver Magistrates (1959), 28 W.W.R. 265, et Hogg, op. cit., à la p. 496. Le professeur Hogg ajoute que [TRADUCTION] "la raison la plus plausible d'assujettir les lignes aériennes locales au même régime que les lignes aériennes interprovinciales et internationales est le fait que les deux types de transporteurs partagent le même espace aérien et les mêmes installations au sol, ce qui fait que leurs opérations sont nécessairement étroitement intégrées"; op. cit., p. 496.
À mon avis, cette interprétation de la jurisprudence sur la compétence fédérale en matière d'aéronautique est directement applicable en l'espèce et à la question qu'elle soulève au sujet de l'étendue de la compétence du Parlement en matière de droit maritime. Le parallèle établi par le professeur Hogg entre les lignes aériennes locales et les lignes aériennes interprovinciales et internationales peut, avec les modifications qui s'imposent, s'appliquer également aux bateaux de plaisance et aux navires commerciaux -‑ ils partagent les mêmes voies d'eau et (souvent) les mêmes installations portuaires "ce qui fait que leurs opérations sont nécessairement étroitement intégrées". Cette intégration fait ressortir la nécessité d'un régime juridique et réglementaire uniforme en matière de navigation et d'expéditions par eau tout autant qu'en matière d'aéronautique. En d'autres termes, elle met en lumière la nécessité d'interpréter de manière libérale le domaine de compétence fédérale pertinent. Je pense que si cette nécessité peut être reconnue en aéronautique, matière relevant du pouvoir de légiférer pour la "paix, l'ordre et le bon gouvernement" du Canada, lequel est interprété de façon restrictive, elle peut certainement être reconnue à l'égard d'activités ressortissant au Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau puisque, comme je l'ai déjà fait remarquer, ce domaine de compétence a toujours fait l'objet d'une interprétation libérale.
Les motifs qui précèdent suffisent pour conclure que les art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada sont dans les limites du pouvoir du Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau. Toute responsabilité délictuelle pouvant être imputée à l'intimé à la suite de l'échouage du Calrossie est fondée sur le droit maritime fédéral et non sur les règles de droit ordinaires et applicables en général en matière de négligence. Il s'agit donc d'une responsabilité délictuelle que le Parlement peut à bon droit limiter.
J'aimerais ajouter que je ne tiens d'aucune façon cette conclusion pour incompatible avec l'arrêt de notre Cour Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] 2 R.C.S. 680. Comme l'a fait remarquer l'avocat de l'appelant, la Cour a statué dans cet arrêt que le par. 342(1) de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, ch. R‑2, qui prévoyait un délai de prescription de deux ans à l'égard de "[t]outes les actions ou poursuites en indemnité pour dommages ou torts subis du fait de la construction ou de la mise en service du chemin de fer", était ultra vires. Cependant, il est révélateur que la Cour ait assorti cette décision de réserves en précisant, à la p. 710, que d'autres "considérations . . . sont à l'origine des délais de prescription adoptés dans d'autres domaines de compétence fédérale". Il est également significatif que la Cour ait formulé le point en litige dans l'arrêt Clark en se demandant si l'article était valide dans la mesure où il visait à s'appliquer à une action en dommages‑intérêts pour blessures fondée sur une loi provinciale: voir p. 695. Comme je l'ai déjà expliqué assez longuement, la responsabilité délictuelle que l'intimé cherche à limiter en invoquant les art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada (dans l'hypothèse où l'on conclut à l'existence d'une telle responsabilité) n'est pas fondée "sur une loi provinciale". Elle est plutôt fondée sur un ensemble de règles de droit fédérales uniformes appelé "droit maritime canadien". Il n'est pas nécessaire d'en dire davantage pour montrer que l'arrêt Clark et la présente espèce sont complètement distincts. La compétence du Parlement en matière de chemins de fer (et autres travaux et entreprises de nature fédérale) n'a aucun trait même vaguement comparable avec l'ensemble des règles du droit maritime qui constitue la principale caractéristique de sa compétence en matière de navigation et d'expéditions par eau. La responsabilité délictuelle des propriétaires et exploitants de chemins de fer, contrairement à celle de ceux qui se livrent à la navigation et aux expéditions par eau en général, est déterminée selon les règles de droit ordinaires et généralement applicables en matière de négligence, c'est‑à‑dire selon la "loi provinciale".
Il est intéressant de noter que cette distinction juridique est conforme à l'importante différence qui oppose la navigation de plaisance ou la marine marchande et les chemins de fer en ce qui concerne la sécurité de l'ensemble de la collectivité. La conduite négligente de ceux qui s'occupent de navigation et d'expéditions par eau, ou de ceux qui se livrent à la navigation seulement, constituera ordinairement une menace seulement pour ceux qui exercent ces activités. Au contraire, l'exploitation négligente des chemins de fer mettra souvent en danger la sécurité des personnes et des bien qui se trouvent dans les collectivités à travers lesquelles passent les voies ferrées ou celle des particuliers qui empruntent les routes traversées par des voies de chemin de fer, ce que reconnaît l'arrêt Clark, à la p. 709, dans lequel le par. 342(1) de la Loi sur les chemins de fer est qualifié de "tentative de restructuration, à l'avantage des entreprises de chemins de fer, du cadre juridique général qui entoure la propriété et les droits civils et dans lequel ces entreprises évoluent tout comme d'autres individus et entreprises". Cela veut dire que, s'il est très logique et même équitable de maintenir un régime distinct en ce qui concerne les règles du droit de la responsabilité délictuelle à l'égard de ceux qui se livrent à la navigation ou à la navigation et aux expéditions par eau, un tel régime serait, dans le cas des chemins de fer, dénué de sens et source de grande injustice, comme le démontre amplement l'affaire Clark elle‑même. Ces considérations mettent les art. 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada et les dispositions de l'ancien par. 342(1) de la Loi sur les chemins de fer sur des plans totalement différents.
Dispositif
Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l'appelant: Edwards, Kenny & Bray, Vancouver.
Procureurs des intimés: Russell & DuMoulin, Vancouver.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Richard F. Chaloner, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Le procureur général du Québec, Ste‑Foy.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.