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Cour suprême du Canada

Dommages—Commettant et préposé—Couronne—Automobile—Soldat blessé dans un accident d'automobile—Réclamation pour perte de service—Pas de recours sous l'art. 1053 du Code civil de Québec.

Une automobile appartenant à l'un des défendeurs et conduite par son fils entra en collision avec une automobile conduite par un militaire, avec le résultat que ce militaire ainsi que ses quatre passagers, tous membres des forces armées, furent blessés. Plus de deux ans après cet accident la Couronne, se basant uniquement sur l'art. 1053 du Code Civil, poursuivit les défendeurs en Cour de l'Échiquier, pour leur réclamer à titre de dommages les déboursés pour soins médicaux prodigués à ces militaires et les sommes versées en solde durant la période de leur indisponibilité. La Cour de l'Échiquier rejeta l'action. D'où le pourvoi devant cette Cour.

Arrêt: L'appel droit être rejeté.

Excluant de la considération l'action per quod servitium amisit de la Common Law qui n'existe pas dans le droit civil de Québec, il faut envisager le recours de la Couronne comme étant une action directe dirigée par le maître contre le responsable d'un quasi-délit causant des lésions ou blessures corporelles à son serviteur, pour être remboursé des sommes qu'il a déboursés à cette occasion au bénéfice du serviteur. Si l'accident résulte de la faute d'un tiers, le maître n'a pas contre ce tiers une action personnelle fondée sur l'art. 1053 pour se rembourser des sommes qu'il a dû, en satisfaction d'une obligation contractuelle ou statutaire, verser au bénéfice de son serviteur. Dans le droit civil l'indisponibilité du serviteur ou la privation de ses services ne suffit pas per se et sans plus à constituer un dommage donnant lieu, en droit, à réparation, et les prestations imposées contractuellement ou statutairement au maître au bénéfice du serviteur ne peuvent, à elles seules, servir de fondement ou mesure des dommages. Le dommage, s'il existe, doit être recherché dans l'incidence de la privation, temporaire et prématurée, des services et dans leur conséquence réelle à être appréciés dans chaque espèce. La Couronne n'a pas réussi à justifier son recours en le basant uniquement sur l'art. 1053.

La cause de Regent Taxi & Transport Co. v. Congrégation des Petits Frères de Marie, [1929] R.C.S. 650, n'a pas réglé ce problème et ne supporte pas la prétention de la Couronne.

APPEL d'un jugement du juge Dumoulin de la Cour de l'Échiquier, rejetant l'action de la Couronne. Appel rejeté.

Rodrigue Bédard, C.R., et Raymond Roger, pour la demanderesse, appelante.

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Richard Drouin et Jean-Claude Royer, pour les défendeurs, intimés.

Le jugement de la Cour fut rendu par

LE JUGE FAUTEUX:—Au cours de la nuit du 2 mai 1959, en la ville de Québec, une automobile appartenant au docteur J.-L. Sylvain et conduite par son fils Guy vint en collision avec une automobile conduite par le caporal L.-P. E. Leblanc. L'une des conséquences de cet accident fut que Leblanc et ses quatre passagers, tous les cinq membres des Forces canadiennes, furent blessés.

Plus de deux ans après cet accident, l'appelante poursuivit les intimés en Cour de l'Échiquier. Elle allégua que, pour des raisons propres à chaque défendeur, cet accident leur était imputable et leur réclama à titre de dommages le paiement d'une somme de $4,661.28 détaillée comme suit: $3,145.05 déboursés pour soins médicaux prodigués à ces militaires et $1,516.23 à eux versés pour solde durant la période de leur indisponibilité.

Contestant cette réclamation en fait et en droit, les intimés plaidèrent particulièrement et spécialement qu'en droit cette action était tardive, illégale et nulle, qu'il n'y avait aucun lien de droit entre eux et l'appelante et que les dommages réclamés ne pouvaient être légalement accordés parce qu'indirects et découlant nullement de l'accident.

Advenant le jour de l'enquête et audition, les intimés admirent les faits et le quantum mais non le droit, l'appelante gardant le fardeau d'établir particulièrement l'existence et la validité de son action contre les intimés. Après avoir argumenté oralement, les parties soumirent des mémoires et, le 19 septembre 1963, M. le Juge Dumoulin de la Cour de l'Échiquier rendit un jugement faisant droit aux prétentions des intimés et rejetant l'action de l'appelante. De là l'appel à cette Cour.

II importe de bien définir la base juridique sur laquelle la Couronne entend justifier son action, telle que précisée par elle en Cour de première instance comme en cette Cour, au débat engagé entre les parties.

La Couronne ne prétend pas exercer, par voie de subrogation conventionnelle ou légale, l'action pour lésions ou blessures corporelles que pouvaient prendre ces militaires contre les intimés. Une telle action eut été vouée à l'insuccès; le subrogé n'a d'autres droits que ceux de celui

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auquel il est subrogé et, en l'espèce, l'action des militaires pour lésions ou blessures corporelles était déjà prescrite au moment où l'action de la Couronne fut intentée. Art. 2262 para. 2 C.C.

La Couronne ne prétend pas non plus fonder cette action sur une loi spéciale, telle par exemple la Loi sur l'Indemnisation des employés de l'État, S.R.C. 1952, c.134. On notera cependant que, dans les cas où elle s'applique, cette loi contient à l'article 8(3) une disposition spéciale subrogeant la Couronne aux droits de la victime d'un accident ou des personnes à la charge d'icelle lorsque l'une d'elles décide de réclamer à la Couronne une indemnité.

Enfin, l'appelante n'invoque pas le principe d'équité, source de l'action de in rem verso voulant que nul ne doit s'enrichir au détriment d'autrui. Une telle action eut aussi été vouée à l'insuccès. Il faut, pour l'ouverture de l'action que l'enrichissement du défendeur et l'appauvrissement du demandeur soient l'un et l'autre dépourvus de cause. Celui dont l'obligation légale est éteinte par prescription ne s'enrichit pas du fait qu'un tiers peut acquitter la dette ainsi prescrite. La condition du débiteur ne doit pas être rendue pire parce qu'un tiers a payé sa dette et tel serait le cas si le droit du tiers à l'action de in rem verso survivait à l'extinction, par prescription ou autrement, de l'obligation légale du débiteur de payer sa dette à son créancier. (Voir les raisons données et autorités citées par le Juge Mignault, aux pages 691 et seq., dans Regent Taxi and Transport Company v. Congrégation des Petits Frères de Marie[1]). De plus, comme on le signale dans Planiol et Ripert, Traité pratique de Droit Civil Français, tome 7, p. 57, No. 761:

L'appauvrissement a une cause d'abord lorsqu'il résulte d'une prestation ou d'un service en exécution d'une convention ou d'une obligation légale ou naturelle.

En l'absence de toute convention et de toute obligation de l'appauvri, l'appauvrissement a encore une cause quand il résulte d'un travail fourni par lui ou du prix qu'il a payé des prestations ou services d'autrui en vue de se procurer un avantage personnel. Il a travaillé ou dépensé pour lui-même, courant pour son propre compte les bonnes chances et les mauvaises de son initiative. Peu importe qu'il échoue et se trouve en perte. Les tiers enrichis par contre-coup ne peuvent être actionnés de in rem verso.

Il s'agit, a déclaré l'appelante en son factum et à l'audition, d'une demande en dommages-intérêts, exclusivement fondée sur l'article 1053 du Code Civil de la Province de

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Québec, en réparation d'un préjudice que les intimés lui auraient causé à elle directement et à la réparation duquel elle aurait contre eux une action directe. Elle invoque la nature de la relation juridique entre la Couronne et les militaires, statutairement déclarée par l'article 50 de la Loi de la Cour de l'Échiquier être celle de maître et serviteur, et soumet que son préjudice résiderait dans le fait même de l'indisponibilité ou privation des services de ces militaires durant la période requise à leur rétablissement. L'indisponibilité ou la privation des services du serviteur suffirait per se pour donner une action directe au maître sans qu'il lui soit nécessaire d'alléguer et prouver en plus et spécifiquement que cette indisponibilité ou privation de services ait eu des conséquences réelles et dommageables,—comme il peut arriver dans le cas d'une perturbation dans le service. L'appelante n'invoque pas les paiements précités comme base juridique d'une action en demandant le remboursement parce qu'ils auraient été faits sans contrepartie, mais comme mesure dans l'appréciation en espèces du préjudice qu'elle aurait subi du seul fait de la privation des services. On reconnaîtra bien dans une telle action la plupart sinon tous les traits précisés dans Salmond On Torts 13e éd. pp. 630 et seq. de l'action per quod servitium amisit, en laquelle on assimile à la privation de la propriété la privation du serviteur. Dans The King v. Canadian Pacific Railway Company,[2] M. le Juge Rand, référant à cette règle donnant au maître ce droit d'action, disait au bas de la page 197:

As it has been many times remarked, this right is an anomalous survival from social conditions in which the servants belong to the household and their relation to the master was more of the nature of status than contractual. But with the evolutions of individualism the economic and remedial position of the employee has long since changed and as it is to-day as ample to protect his interests as those of the employer. Such an anachronism should, therefore, be held to the precise limits within which it has been established.

Admise dans les provinces régies par la Common Law, l'action per quod servitium amisit n'existe pas dans le Droit Civil de la Province de Québec. L'appelante l'admet. Aussi bien, déclare-t-elle, est-ce au droit civil du Québec, qui s'applique en l'espèce, qu'il faut recourir pour décider la question. Cependant, et nonobstant la justesse de cette déclaration, l'appelante, à mon avis, nous a virtuellement

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demandé de donner effet aux vues exprimées par cette Cour dans des causes régies par la Common Law et où l'action intentée était une action per quod servitium amisit, soit: A.G. of Canada v. Jackson[3]; The King v. Richardson[4] et Nykorak v. A.G. of Canada[5]. Dans ces arrêts, on a interprété et appliqué l'article 50 de la Loi de la Cour de l'Échiquier comme ne créant pas un droit d'action au profit de la Couronne mais comme établissant un lien juridique de maître et serviteur entre elle et son militaire et, dès lors, la Cour a ensuite appliqué les régles gouvernant en pareil cas sous le régime de la Common Law. Certes, s'il faut retenir, pour les fins de la présente cause régie par le droit civil, cette interprétation de l'article 50, il ne s'ensuit pas qu'il nous soit permis d'appliquer en l'espèce les règles de la Common Law gouvernant les cas où se présente l'incidence de la relation juridique de maître et serviteur. Aussi bien, sauf en ce qui a trait à l'interprétation de l'article 50, ces arrêts ne trouvent aucune application en la présente cause et, pour cette raison, il n'y a pas lieu d'en poursuivre ultérieurement la considération.

Suivant l'appelante, la proposition voulant que le maître privé des services de son serviteur par la faute d'un tiers ait, du seul fait de cette privation, une action directe en indemnité contre ce tiers, en vertu de l'art. 1053 C.C., serait une proposition qui ne souffre pas de difficulté depuis l'arrêt de cette Cour dans Regent Taxi supra, dont le principe, ajoute-t-elle, a été réaffirmé par l'arrêt de cette Cour dans Driver v. Coca-Cola Limited[6] et adopté dans quatre arrêts rendus depuis Regent Taxi, supra, dont deux de la Cour de l'Échiquier: Her Majesty the Queen v. The Montreal Transportation Commission[7], Fournier J. et Her Majesty the Queen v. Lévis Ferry Limited[8], Fournier J.; l'autre de la Cour supérieure: Procureur Général du Canada v. Cité de Hull[9]; et le dernier de la Cour du banc de la reine: Procureur Général du Canada v. Dallaire et al.[10]

Notons immédiatement qu'on ne peut trouver, aux raisons données au soutien des quatre arrêts précités, aucune assistance; les Juges de première instance ou d'appel qui

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les ont formulés se sont contentés de citer la décision de cette Cour dans Regent Taxi, supra, s'y soumettant sans aucuns commentaires sauf, parfois, certains suggérant que les vues exprimées en cette décision ne correspondaient pas à celles qu'ils pouvaient avoir. Aussi bien, je ne crois pas manquer de respect en disant que ces arrêts n'ont d'autre valeur que celle de celui sur lequel ils se fondent.

Observons ensuite que la question qui se présentait dans Driver, supra, diffère de celle qui se présente en l'espèce. L'appelante voit cependant un obiter dictum supportant ses prétentions dans l'extrait suivant des raisons de jugement de notre collègue M. le Juge en chef, apparaissant au premier paragraphe de la page 204:

Évidemment, la situation pourrait être différente, si la victime n'était pas morte. Car, comme il a été décidé dans cette cause de Regent Taxi, supra, le mot « autrui » à l'art. 1053 ne signifie pas seulement la victime immédiate d'un délit ou d'un quasi-délit, mais aussi toute personne qui, comme conséquence d'un tort causé à une autre, souffre un dommage. Mais, tel n'est pas le cas qui nous occupe, vu que la victime est décédée comme conséquence de l'accident.

A mon avis, il ne faut voir en ce passage qu'une constatation et non une approbation des vues exprimées dans Regent Taxi, supra.

Enfin, et contrairement à la prétention de l'appelante, je suis d'opinion que la décision de cette Cour dans Regent Taxi, supra, n'a pas réglé le problème et que le débat auquel il a donné lieu reste ouvert. Seul le Juge en chef Anglin, avec le concours du Juge Smith, aurait accordé une indemnité pour privation de services. Pour sa part, le Juge Lamont exprima l'avis qu'entre la communauté et le Frère Gabriel, l'un de ses membres, il n'y avait pas de relation juridique de maître et serviteur; ceci étant décisif de la question, ce qu'y ajouta le Juge Lamont en s'appuyant, par ailleurs, exclusivement sur la jurisprudence et la doctrine de la Common Law, me paraît être obiter dictum. Quant aux Juges Mignault et Rinfret, ils enregistrèrent une forte dissidence. A mon avis, il n'y a pas eu majorité en cette Cour sur le point qui nous occupe. De toutes façons, le mérite des vues qu'on y a exprimées fut remis en question par un appel au Conseil Privé. L'on sait que cet appel fut décidé sur une question de prescription. Quant au problème qui nous occupe, le Conseil Privé[11], après en avoir signalé l'importance et la complexité, refusa de se prononcer pour en réserver

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la détermination dans une cause où cette détermination serait essentielle à la disposition de l'appel, ainsi qu'il appert à la page 164.

Their Lordships having come to this clear opinion upon this part of the case, feel grave doubts as to the advisability or propriety of expressing any opinion upon the remaining question. The importance of that question admits of no doubt, and its difficulty is apparent in the division of judicial opinion; but, unfortunately, any view which their Lordships have formed (and whether clearly or otherwise) would involve no decision upon the point, for the case is determined in any event by the date on which the proceedings were commenced.

In these circumstances, would it be advisable or proper that a view, unnecessary to the decision of the case, should be expressed upon so vexed a question? Their Lordships think not. They are of opinion that no opinion should be expressed by their Lordships upon the question until it comes before them upon an appeal in which they can deal with it as the sole factor for consideration, unhampered by any other competing question which would be decisive of the case.

Aussi bien, dans une conférence intitulée « La responsabilité délictuelle dans la province de Québec », rapportée au Livre-Souvenir des Journées du Droit Civil Français, p. 333, le Juge Mignault pouvait-il dire, à la page 335, que la question restait ouverte, et est-ce à bon droit que M. le Juge Dumoulin de la Cour de l'Échiquier l'a considérée comme telle, en l'espèce, comme il l'avait fait précédemment dans Her Majesty the Queen v. Poudrier et Boulet Limited[12].

Excluant de la considération, comme il se doit, l'action per quod servitium amisit de la Common Law, je crois qu'à moins de faire abstraction de la réalité, il nous faut envisager le recours de l'appelante comme étant une action directe dirigée par le maître contre le responsable d'un quasi-délit causant des lésions ou blessures corporelles à son serviteur, pour être remboursé des sommes qu'il a déboursées à cette occasion au bénéfice du serviteur. Si faits ex gratia, il est évident que ces déboursés n'offrent aucune base juridique au recours du maître. Le problème naît plutôt lorsque ces déboursés sont faits en satisfaction d'une obligation, contractuelle ou statutaire, dont le maître devient alors le débiteur et l'employé le créancier. Si l'accident résulte, non pas d'un cas fortuit ou de la négligence de la victime, mais de la faute d'un tiers, le maître a-t-il contre ce tiers une action personnelle fondée sur l'article 1053 du Code Civil pour se rembourser des sommes qu'il doit ainsi obligatoirement verser au bénéfice de son serviteur. La gravité des conséquences de la solution devient plus manifeste si l'on con-

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sidère que les prestations auxquelles le maître peut s'être obligé peuvent comprendre, outre la continuation du salaire, des soins médicaux, indemnités journalières, pension d'invalidité ou de retraite, ou autres prestations.

Le problème qui nous occupe a donné lieu et donne encore lieu, en France, à de grandes controverses. On paraît l'avoir solutionné, au moins en ce qui concerne le recours de l'État dont le fonctionnaire a été victime d'un quasi-délit. Mais c'est en adoptant assez récemment une législation spéciale subrogeant l'État aux droits du fonctionnaire,—comme c'est le cas sous le régime de la loi fédérale sur l'Indemnisation des employés de l'État, supra—qu'on est arrivé à le solutionner. Sirley, Lois et Arrêts 1946-48 p. 1610 No. 27; Dalloz, Jurisprudence Générale 1959, Législation, p. 219, art. 11; A. Carpentier, Codes et Lois, 3e Partie, Droit Administratif, 23 mai 1951 p. 5. Deux arrêts récents de la Cour de Cassation sur le recours de l'État pour obtenir le remboursement des soldes et indemnités versées à un militaire pendant son indisponibilité démontrent bien que ce recours de l'État, en France, ne se fonde pas sur les articles 1382 et 1383 C.N.—lesquels ne diffèrent guère de notre article 1053 C.C.—mais sur la subrogation légale édictée par cette législation spéciale. Cour de Cassation, Chambres Civiles, 1-2 1960, 2e section civile, p. 90 no 135; Cour de Cassation, Chambres Civiles, 1-2 1961, 2e section civile, p. 111 no 155. Une telle législation n'existe pas dans le Droit Civil du Québec. Nous avons, par ailleurs, relativement à d'autres situations, des dispositions spéciales, tel l'article 7 de la Loi des Accidents du Travail, S.R.Q. 1941, c.160, subrogeant légalement l'employeur ou la Commission des Accidents du Travail aux droits des ouvriers victimes d'accidents, ou leurs dépendants, contre le responsable et tel aussi l'article 2584 du Code Civil décrétant, dans le cas d'assurance contre le feu, que l'assureur, en payant l'indemnité, devient cessionnaire des droits de l'assuré contre ceux qui ont causé le feu ou la perte. Autant de dispositions dont l'inutilité apparaît si l'employeur, la Commission ou l'assureur avaient un recours personnel en vertu de l'article 1053 du Code Civil pour se rembourser des prestations statutaires ou contractuelles auxquelles ils ont satisfait. Et si, excluant la présence des ces dispositions, il faut conclure que l'employeur, la Commission ou l'assureur n'ont pas cette

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action à titre personnel contre le responsable, on ne conçoit guère de raisons valables pour qu'il en soit autrement pour l'appelante dans le cas qui nous occupe.

Les recherches pousuivies depuis 1929, année de la décision de Regent Taxi, supra, pour solutionner le problème, ont fourni des précisions nouvelles aux motifs juridiques sur lesquels on fonde la négation d'une telle action. Dans une chronique apparaissant dans Dalloz, Jurisprudence Générale 1958, à la page 179, on a considéré particulièrement le cas de l'employeur qui s'adresse à l'auteur d'un quasi-délit pour lui réclamer des dommages-intérêts parce qu'en exécution de son contrat avec son employé ou du statut de ce dernier, il doit verser à celui-ci certaines sommes en raison de l'accident dont il a été victime. Bref, et ainsi qu'il appert des extraits suivants, on précise que l'exclusion de ce recours se fonde sur le fait que les sommes ainsi versées par l'employeur ne représentent pas de dommage au sens de ce mot suivant l'article 1053, du Code Civil, et sur l'absence du lien de causalité entre la faute de ce tiers et l'exigibilité des prestations de l'employeur, lesquelles deviennent exigibles à l'occasion de l'accident, sans qu'on ait à se préoccuper aucunement si celui-ci résulte d'un cas fortuit, d'une négligence de la victime ou de la faute d'un tiers.

A la page 185:

En effet, celui qui acquitte une obligation en vertu d'un contrat qu'il a conclu, ou d'un statut réglementaire qui organise son fonctionnement, ne subit pas de dommages parce qu'il ne subit pas de lésion, ni dans ses droits, (ce qui est évident), ni dans ses intérêts.

***

En d'autres termes, il ne s'agit pas là d'un dommage au sens de l'article 1382 C.N. parce que le paiement trouve sa cause dans l'ensemble des stipulations du contrat ou du statut. Remarquons-le, nous ne comprenons pas le mot «cause» dans le sens de cause efficiente, de source du paiement, nous le prenons dans le sens de cause finale, de motif déterminant de ce paiement, dans le sens des articles 1108 et 1131 C.N.

Les articles 984 et 989 C.C. correspondent à ces articles 1108 et 1131 C.N. Et l'auteur continue:

Quand un individu s'engage par contrat ou par statut à payer une certaine somme, il ne le fait pas contrairement à ses intérêts, mais bien au contraire, en vue de donner satisfaction à ceux-ci. Comment peut-on soutenir qu'en payant ce à quoi il est ainsi tenu, il subit un dommage dont il peut demander à d'autres réparation?

***

A fortiori doit-il en être ainsi lorsqu'il s'agit d'obligations soumises à une condition, dont la naissance est suspendue au hasard. Le débiteur éventuel court l'aléa de voir se réaliser la condition de voir sa dette

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éventuelle se transformer en une dette immédiatement exigible; mais il a volontairement couru cet aléa, parce qu'il courait, en compensation, la chance de ne pas voir se réaliser la condition, et de n'avoir aucun paiement à faire. Il a voulu, dans son intérêt, courir ce risque et cette chance, cet aléa. Il ne subit pas de préjudice dont il puisse demander réparation si le risque se réalise, pas plus qu'il ne profite d'un enrichissement injuste si la chance lui sourit.

Et à la page 184:

…; d'autre part, le contrat ou le statut prévoit ce versement dès qu'un accident se produit, sans se préoccuper si celui-ci est dû à la faute d'un tiers ou résulte d'un cas fortuit. La faute du tiers n'est donc que l'occasion d'une dépense qui trouve essentiellement sa source dans ce contrat.

Dans His Majesty the King v. Canadian Pacific Railways, supra, on trouvera, bien qu'il s'agissait d'une cause régie par la Common Law, un raisonnement substantiellement similaire, particulièrement aux raisons de notre collègue M. le Juge en chef Taschereau.

L'auteur de la chronique précitée déclare bien que l'entreprise, privée par accident d'un employé, pourra invoquer, sur le fondement de l'article 1382 C.N., contre le responsable, le trouble qui en résultera pour elle dans son fonctionnement mais, dit-il en citant Mazeaud et Tunc et autres autorités, si l'action peut étre admise, il faudra être très prudent. Il faut qu'il s'agisse de personnes «irremplaçables» et, ajoute-t-il, la plupart du temps, l'entreprise est organisée de telle sorte que la perte, temporaire ou définitive, d'un collaborateur ne lui causera pas de préjudice.

D'où l'on voit que, dans le Droit Civil, l'indisponibilité du serviteur ou la privation de ses services ne suffit pas per se et sans plus à constituer un dommage donnant lieu, en droit, à réparation et, qu'à elles seules, les prestations imposées contractuellement ou statutairement au maître au bénéfice du serviteur ne peuvent servir de fondement ou mesure d'un dommage, mais comme on le suggère dans Marty et Raynaud, Droit Civil, 1962, tome 2, p.383, le dommage, s'il existe, doit être recherché dans l'incidence de la privation, temporaire ou prématurée, des services «et dans leurs conséquences réelles à apprécier dans chaque espèce.»

Tel qu'engagé entre les parties, le débat, ainsi que le déclare l'appelante en son factum, «pose la question de l'existence dans la province de Québec d'une action directe en indemnité au profit de la Couronne dont le pendant—quoique l'analogie ne soit pas parfaite—serait, pour les provinces

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de la Common Law, l'action per quod servitium amisit.» A cette question, je donnerais une réponse négative et, limitant à l'espèce les considérations qui précèdent, je dirais que l'appelante n'a pas réussi, comme elle a cherché à le faire, à justifier son recours en le basant uniquement sur l'article 1053 du Code Civil.

Je renverrais l'appel avec dépens.

Appel rejeté avec dépens.

Procureur de la demanderesse, appelante: E. A. Driedger, Ottawa.

Procureurs des défendeurs, intimés: Drouin, Drouin, Bernier & Drouin, Québec.



[1] [1929] R.C.S. 650, [1930] 2 D.L.R. 353.

[2] [1947] R.C.S. 185, 61 C.R.T.C. 24, 2 D.L.R.I.       

[3] [1946] R.C.S. 489, 59 C.R.T.C. 273, 2 D.L.R. 481.

[4] [1948] R.C.S. 57, 2 D.L.R. 305.

[5] [1962] R.C.S. 331, 37 W.W.R. 660, 33 D.L.R. (2d) 373.

[6] [1961] R.C.S. 201, 27 D.L.R. (2d) 20.

[7] [1955] Ex. C.R. 83 á 93, 95.

[8] [1960] Ex. C.R. 243 á 338.

[9] [1960] Ex. C.R. 243 á 255.

[10] [1949] B.R. 365 á 374.

[11] (1932) 53, B.R. 157. [1932] A.C. 295; 2 D.L.R. 70.

[12] [1960] R.C. de. 1’ Ế. 261.

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