COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579 |
Date : 20090409 Dossier : 32354 |
Entre :
Russell Stephen Patrick
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie‑Britannique,
procureur général de l’Alberta, Association canadienne des libertés civiles et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement : (par. 1 à 75)
Motifs concordants : (par. 76 à 92)
|
Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish, Charron et Rothstein)
La juge Abella |
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R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579
Russell Stephen Patrick Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la
Colombie‑Britannique, procureur général de l’Alberta,
Association canadienne des libertés civiles et Criminal
Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants
Répertorié : R. c. Patrick
Référence neutre : 2009 CSC 17.
No du greffe : 32354.
2008 : 10 octobre; 2009 : 9 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Droit constitutionnel — Charte des droits — Fouille, perquisition et saisie — Droit au respect de la vie privée — Abandon — Prise sans mandat par des policiers de sacs d’ordures déposés par l’accusé à la limite de sa propriété — Les policiers ont‑ils violé le droit de l’accusé à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives? — L’accusé a‑t‑il renoncé à son droit au respect de sa vie privée à l’égard du contenu des sacs d’ordures lorsqu’il les a déposés à la limite de sa propriété en vue de leur ramassage? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 8.
Les policiers soupçonnaient P d’exploiter un laboratoire d’ecstasy dans sa maison. À plusieurs reprises, ils ont pris des sacs d’ordures que P avait déposés, en vue de leur ramassage, à l’arrière de sa maison, qui est contiguë à une ruelle. Les policiers n’ont pas eu à pénétrer sur la propriété de P pour s’emparer des sacs, mais ils ont toutefois dû allonger les bras au‑dessus des limites de sa propriété pour le faire. Les policiers ont utilisé des éléments de preuve d’activités criminelles trouvés dans le contenu des ordures de P pour obtenir un mandat les autorisant à perquisitionner dans la maison et le garage de ce dernier. Des éléments de preuve additionnels ont été saisis durant la perquisition. Au procès, P a plaidé que la prise de ses sacs d’ordures par les policiers constituait une violation du droit contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives que lui garantit l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge du procès a conclu que P n’avait pas une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des objets pris dans ses ordures et, par conséquent, que la saisie des sacs d’ordures, le mandat de perquisition et la perquisition de l’habitation de P étaient valides. Le juge a admis les éléments de preuve et déclaré P coupable de production, de possession et de trafic illicites d’une substance désignée. La Cour d’appel a, à la majorité, confirmé les déclarations de culpabilité.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Charron et Rothstein : Les policiers n’ont pas violé le droit de P à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. Si l’on apprécie objectivement la conduite de P, celui‑ci a renoncé à son droit au respect de sa vie privée quand il a déposé ses ordures en vue de leur ramassage à l’arrière de sa propriété, à un endroit où tout passant avait accès aux ordures en question. P avait accompli tous les gestes nécessaires afin de se défaire des objets qui ont été recueillis comme éléments de preuve. Ces gestes étaient incompatibles avec toute attente en matière de respect de la confidentialité. Ni la fouille du contenu des ordures de P ni la perquisition subséquente de sa maison d’habitation n’ont contrevenu à l’art. 8 de la Charte. Les éléments de preuve saisis à ces deux occasions étaient admissibles au procès de P. [2] [12‑13] [73]
En qualifiant des choses d’« ordures », on tend à présupposer la réponse à la question en litige, soit celle de savoir si P conservait un droit au respect de sa vie privée, de son intimité, relativement à ces choses. Il semble que, bien qu’il ait cessé de se soucier de la possession physique des choses en question, il continuait (attente considérée subjectivement) de tenir à la préservation de la confidentialité des renseignements qu’elles contenaient. Vu cette situation, il faut alors se demander si, eu égard à la façon dont P a agi à l’égard des objets qui avaient été sortis en vue de leur ramassage par les éboueurs, il a renoncé à toute attente raisonnable (objectivement parlant) quant à la préservation de la confidentialité de ces objets, c’est‑à‑dire s’il y a eu abandon. [13]
L’attente en matière de respect de la vie privée est de nature normative. L’analyse du droit au respect de la vie privée abonde en jugements de valeur énoncés du point de vue indépendant de la personne raisonnable et bien informée, qui se soucie des conséquences à long terme des actions gouvernementales sur la protection de ce droit. [14]
Le tribunal appelé à apprécier le caractère raisonnable de la revendication d’un droit au respect de la vie privée doit considérer l’« ensemble des circonstances », et ce, que la revendication en question comporte des aspects touchant à l’intimité personnelle, à l’intimité territoriale ou à l’intimité informationnelle. Dans bien des cas, les droits revendiqués se chevaucheront. L’appréciation requiert toujours un examen attentif du contexte et porte d’abord sur l’objet ou la nature des éléments de preuve en cause. En l’espèce, P et les policiers considéraient à juste titre que l’objet des éléments de preuve était les renseignements concernant les activités qui se déroulaient à l’intérieur de la maison de P. Le tribunal doit ensuite se demander si l’intéressé possédait un droit direct à l’égard de l’élément de preuve et une attente subjective en matière de respect de sa vie privée relativement au contenu informationnel de cet élément. Le « caractère raisonnable » de cette attente, eu égard à l’ensemble des circonstances d’une affaire donnée, est examiné seulement dans le cadre du second volet de l’analyse sur le droit au respect de la vie privée, qui porte sur l’aspect objectif. [26-27] [36-37]
Le tribunal conclut qu’il y a eu abandon lorsqu’il juge, eu égard à la conduite de la personne invoquant le droit garanti par l’art. 8, que cette personne avait cessé d’avoir une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard de l’élément en cause au moment où celui‑ci a été pris la police ou une autre émanation de l’État. Comme l’abandon est une conclusion tirée du comportement de la personne même qui revendique le droit, cette conclusion doit se rattacher au comportement de cette personne et non aux gestes qu’ont faits ou n’ont pas faits les éboueurs, les policiers ou toute personne participant au ramassage ultérieur et au traitement du « sac d’informations ». [22] [54]
Le caractère raisonnable de l’attente en matière de respect de la vie privée varie selon la nature de l’élément à l’égard duquel la protection est revendiquée, le lieu et les circonstances de l’intrusion de l’État, ainsi que l’objet de cette intrusion. En l’espèce, les ordures de P ont été déposées à l’endroit habituel à la limite de la propriété ou à proximité de celle‑ci, en vue de leur ramassage, et aucun signe n’indiquait le maintien du contrôle sur les ordures ou de l’affirmation d’un droit au respect de la vie privée à leur égard. L’intimité territoriale est en cause dans le présent pourvoi parce que les policiers ont étendu les bras au‑dessus de la limite de la propriété de P pour saisir les sacs; toutefois, l’intrusion physique de la police avait un caractère relativement périphérique et, prise dans son contexte, il est préférable de la considérer comme un aspect d’une revendication portant sur l’intimité informationnelle. Ce qui intéressait P c’était le contenu dissimulé à l’intérieur des sacs d’ordures, contenu qui, contrairement aux sacs eux‑mêmes, n’était manifestement pas à la vue du public. [38‑41] [45] [53]
Objectivement parlant, P a renoncé à son droit au respect de sa vie privée à l’égard des renseignements en cause au moment où il a déposé les sacs d’ordures en vue de leur ramassage à l’arrière de sa propriété, à la limite du terrain. Il avait fait tout ce qu’il fallait pour confier ses ordures au système municipal de ramassage. Les sacs n’étaient pas protégés et ils se trouvaient à la portée de quiconque circulait dans la ruelle, notamment les sans‑abri, les ramasseurs de bouteilles, les fouilleurs de poubelles, les voisins fouineurs et les galopins, sans oublier les chiens et autres animaux, ainsi que les éboueurs et les policiers. Toutefois, jusqu’au moment où les ordures sont placées à la limite du terrain ou à la portée de quelqu’un se trouvant à cette limite, l’occupant conserve une part de contrôle sur la façon dont il en sera disposé. On ne saurait dire qu’il les a abandonnées de façon certaine si elles se trouvent sur une galerie, dans un garage ou à proximité immédiate de la résidence. En l’espèce, l’abandon est fonction à la fois du lieu et de l’intention de P. [55] [62]
Comme P avait abandonné ses ordures avant qu’elles soient saisies par la police, il n’avait plus aucun droit au respect de sa vie privée à leur égard lors de la saisie. La conduite des policiers était objectivement raisonnable. Des détails sur le mode de vie et des renseignements d’ordre biographique de P ont été révélés, mais la cause véritable de leur découverte réside dans l’acte d’abandon de P, et non dans une atteinte de la part des policiers à un droit subsistant au respect de la vie privée. [69-71]
La juge Abella : Il y a accord avec la conclusion qu’il n’y a pas eu violation de la Charte mais désaccord avec la qualification des questions en litige relativement au respect de la vie privée. La maison d’une personne est le lieu privé par excellence. Des renseignements personnels provenant de la maison et devenus des ordures ménagères doivent être protégés contre les intrusions aléatoires de l’État. Les ordures ménagères déposées en vue de leur ramassage sont « abandonnées » dans un but précis — pour qu’elles soient prises en charge par le système d’élimination des ordures. Ce qui n’est pas abandonné, c’est le droit du propriétaire de la maison au respect de sa vie privée à l’égard des renseignements personnels. Les gens n’entendent pas que ces renseignements, par exemple des données médicales ou financières, puissent être examinés par le public en général, et encore moins par l’État. [77] [79] [85] [89]
Toutefois, le fait qu’il soit question en l’espèce d’ordures ménagères déposées en vue de leur ramassage milite en faveur de l’existence d’une attente réduite en matière de respect de la vie privée. Mais l’État devrait à tout le moins posséder des soupçons raisonnables qu’une infraction criminelle a été commise ou le sera vraisemblablement avant de procéder à une fouille. Dans la présente affaire, la preuve étayait amplement de tels soupçons. [77] [90-91]
Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêt appliqué : R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; arrêts expliqués : Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; distinction d’avec les arrêts : R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223; R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263; arrêt non suivi : R. c. Andrews, [2005] J.Q. no 8595 (QL); arrêts mentionnés : R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Katz c. United States, 389 U.S. 347 (1967); R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393; R. c. A.M., 2008 CSC 19, [2008] 1 R.C.S. 569; R. c. Kennedy, [1992] O.J. No. 1163 (QL), conf. par (1996), 95 O.A.C. 321 (sub nom. R. c. Joyce and Kennedy); R. c. Papadopoulos, [2006] O.J. No. 5407 (QL); R. c. Paul (2004), 117 C.R.R. (2d) 319; R. c. Briere, [2004] O.J. No. 5611 (QL); R. c. Marini, [2005] O.J. No. 6197 (QL); R. c. Rodney, [1990] 2 R.C.S. 687; R. c. Sherratt (1989), 49 C.C.C. (3d) 237, conf. par [1991] 1 R.C.S. 509; R. c. Kinkead, [1999] O.J. No. 1458 (QL), conf. par (2003), 67 O.R. (3d) 57; R. c. Love (1995), 102 C.C.C. (3d) 393; R. c. Leaney, [1989] 2 R.C.S. 393; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227; R. c. Kang‑Brown, 2006 ABCA 199, 210 C.C.C. (3d) 317, inf. par 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631; Lacroix c. The Queen, [1954] R.C. de l’É. 69; Dahlberg c. Naydiuk (1969), 10 D.L.R. (3d) 319; Lewvest Ltd. c. Scotia Towers Ltd. (1981), 126 D.L.R. (3d) 239; Anchor Brewhouse Developments Ltd. c. Berkley House (Docklands Developments) Ltd., [1987] 2 E.G.L.R. 173; R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13; R. c. Krist (1995), 100 C.C.C. (3d) 58; R. c. Taylor, [1984] B.C.J. No. 176 (QL); R. c. Tam, [1993] B.C.J. No. 781 (QL); R. c. Allard, 2006 QCCQ 3080, [2006] J.Q. no 3377 (QL); R. c. Barrelet, 2008 QCCS 3765, [2008] J.Q. no 7991 (QL); California c. Greenwood, 486 U.S. 35 (1988); People c. Krivda, 486 P.2d 1262 (1971); State c. Morris, 680 A.2d 90 (1996); R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30.
Citée par la juge Abella
Arrêt appliqué : R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; arrêts mentionnés : California c. Greenwood, 486 U.S. 35 (1988); R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652; Litchfield c. State, 824 N.E.2d 356 (2005).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 8, 24(2).
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, art. 5(1), (2), 7.
Ville de Calgary, Règlement no 20M2001, Waste Bylaw, art. 4, 19 [mod. 38M2003].
Doctrine citée
Ziff, Bruce. Principles of Property Law, 2nd ed. Toronto : Thomson/Carswell, 1996.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Conrad, Ritter et Watson), 2007 ABCA 308, 417 A.R. 276, 81 Alta. L.R. (4th) 212, [2008] 1 W.W.R. 600, 227 C.C.C. (3d) 525, 410 W.A.C. 276, 161 C.R.R. (2d) 159, [2007] A.J. No. 1130 (QL), 2007 CarswellAlta 1374, qui a confirmé les déclarations de culpabilité prononcées contre l’accusé par le juge Wilkins, 2005 ABPC 242, 388 A.R. 202, [2005] A.J. No. 1527 (QL), 2005 CarswellAlta 1632. Pourvoi rejeté.
Jennifer Ruttan et Michael Bates, pour l’appelant.
Ronald C. Reimer, Paul Riley et Monique Dion, pour l’intimée.
Michal Fairburn, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Mary T. Ainslie, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Goran Tomljanovic, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Jonathan C. Lisus et Alexi N. Wood, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Constance Baran‑Gerez, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish, Charron et Rothstein rendu par
[1] Le juge Binnie — L’appelant a été déclaré coupable de production, de possession et de trafic illicites d’une substance désignée (ecstasy), en partie à cause d’éléments de preuve recueillis par la police dans ses ordures. Les objets qui présentaient un intérêt pour la police, notamment du matériel utilisé pour la fabrication de drogues, ont servi de fondement principal à un mandat de perquisition visant sa résidence. L’appelant soutient que l’inspection policière de ses ordures constituait une fouille, une perquisition et une saisie abusives visées à l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il estime en outre que les éléments de preuve trouvés dans ses ordures, ainsi que d’autres recueillis grâce au mandat de perquisition subséquent, auraient dû être écartés au motif que leur utilisation était susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[2] À mon avis, l’appelant a renoncé à son droit initial au respect de sa vie privée à l’égard des éléments de preuve quand il a déposé les sacs, pour la collecte des ordures, sur un support aménagé dans la clôture située à l’arrière de sa maison de Calgary et contiguë à une ruelle publique, support auquel tout passant avait aisément accès. Les policiers ne bénéficiaient pas à cet égard d’un accès plus grand que celui du public, mais leur accès n’était pas non plus moins grand. À ce stade, l’appelant avait accompli tous les gestes nécessaires afin de se défaire de ce que contenaient les sacs, y compris tout renseignement de nature privée s’y trouvant, et selon moi ces gestes étaient incompatibles avec le maintien de l’affirmation d’un droit au respect de sa vie privée garanti par la Constitution. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
I. Faits
[3] Les enquêteurs de la police soupçonnaient l’appelant d’exploiter un laboratoire d’ecstasy dans sa maison située dans le sud‑est de Calgary. À plusieurs reprises, ils ont pris des sacs dans des poubelles déposées (sans couvercle) sur un support installé juste à l’intérieur de la limite de la propriété. La clôture, érigée à une distance d’environ 17 mètres de l’arrière de sa maison, était parallèle et contiguë à la ruelle. Elle avait été construite de manière à ce que les ordures soient visibles de la ruelle, mais soustraites à la vue des personnes se trouvant dans la maison ou dans le jardin de l’appelant. Le support ne comportait aucune porte. Les policiers ont toutefois dû allonger les bras au‑dessus de la limite de la propriété pour s’emparer des sacs. Parmi les articles saisis par la police se trouvaient des papiers déchirés contenant des recettes chimiques et des instructions, des gants, du ruban adhésif utilisé, des feuilles de papier essuie‑tout, des emballages de gants en caoutchouc, l’emballage d’une balance numérique, la notice descriptive d’une pompe à vide, un ballon de laboratoire, le reçu d’achat d’acide muriatique et un sac en plastique transparent vide comportant des résidus à l’intérieur. On pouvait déceler une odeur d’essence de sassafras sur certains de ces articles et on a constaté la présence d’ecstasy sur quelques-uns d’entre eux.
[4] Le procès, qui a été instruit sur la base d’un exposé conjoint des faits, a consisté essentiellement en un voir‑dire destiné à déterminer l’admissibilité des éléments de preuve recueillis dans les ordures en question. L’appelant a soutenu que, sans les ordures, les policiers n’auraient pas pu obtenir le mandat autorisant la perquisition de son domicile, et donc que la preuve avait été recueillie selon lui en violation des droits que lui garantit l’art. 8. Vu la gravité de la violation, l’utilisation de ces éléments de preuve était, selon lui, susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Ils auraient donc dû être écartés. Comme il ne restait alors pas suffisamment d’éléments de preuve pour qu’un jury ayant reçu des directives appropriées puisse conclure à la culpabilité, l’appelant a fait valoir qu’il devait être acquitté à l’égard de tous les chefs d’accusation.
[5] Le juge du procès a conclu que l’appelant n’avait pas une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée à l’égard des objets saisis dans ses ordures, que le mandat de perquisition décerné par la suite était donc valide et que la perquisition de son domicile était légale. Les éléments de preuve ont par conséquent été admis. L’appelant a été déclaré coupable des infractions prévues à l’art. 7 et aux par. 5(2) et 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19. Les déclarations de culpabilité ont été confirmées par la Cour d’appel de l’Alberta, la juge Conrad étant dissidente.
II. Historique judiciaire
A. Cour provinciale de l’Alberta, 2005 ABPC 242, 388 A.R. 202
[6] Pour le juge Wilkins de la Cour provinciale, la question fondamentale en l’espèce était celle de savoir si l’accusé avait une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée à l’égard du contenu des sacs d’ordures. Bien que l’accusé ait lui‑même témoigné lors du voir‑dire, il n’a fourni aucune preuve directe d’une attente subjective en matière de respect de la vie privée. L’existence d’une telle attente pouvait être présumée dans les circonstances : R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432. Toutefois, [traduction] « à un certain moment [l’appelant] a clairement renoncé à cette attente en déposant les sacs là où il l’a fait et en les y abandonnant » (par. 39). Même si les ordures se trouvaient sur une propriété privée, [traduction] « le lieu n’est pas le critère décisif pour décider s’il existe une attente en matière de respect de la vie privée » (par. 36). Autrement, cela risquerait de donner lieu à d’absurdes tentatives de délimitation, par exemple dans les cas où il y aurait un amoncellement de sacs d’ordures en bordure du trottoir, certains sacs se trouvant à l’extérieur des limites de la propriété, d’autres à l’intérieur de ces limites et d’autres les chevauchant dans des proportions variables (par. 37). Ce que le juge voulait dire, si je comprends bien, c’est qu’il serait illogique de traiter différemment sur le plan constitutionnel des sacs faisant partie d’un même amoncellement sur la base d’un tel formalisme juridique.
[7] Par conséquent, le juge était d’avis que l’accusé n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y avait eu une fouille, une perquisition et une saisie contrevenant à l’art. 8 de la Charte. Les éléments de preuve ont donc été admis et l’accusé a été déclaré coupable des trois chefs d’accusation.
B. Cour d’appel de l’Alberta, 2007 ABCA 308, 417 A.R. 276
(1) Le juge Ritter (avec l’appui du juge Watson)
[8] Le juge Ritter de la Cour d’appel a conclu que les objets trouvés puis utilisés par les policiers pour obtenir le mandat de perquisition [traduction] « indiquaient que Patrick était impliqué dans une activité criminelle, et pas vraiment plus ». En soi, les objets en question [traduction] « ne sauraient constituer des détails intimes sur le mode de vie ni des renseignements d’ordre biographique auxquels la protection de la vie privée devrait être étendue » (par. 35). De toute façon, le juge Ritter était d’accord avec le juge du procès pour dire que l’appelant avait renoncé concrètement à exercer toute emprise sur ces objets en les plaçant dans un contenant à ordures en vue de leur ramassage par les éboueurs (par. 16). Le juge Ritter a apporté à cet égard les précisions suivantes :
[traduction] Dans certains cas (à Edmonton par exemple), toutes les ordures ménagères aboutissent dans un centre de tri où tous les sacs sont ouverts et triés, de sorte que les matières compostables sont envoyées à des installations de compostage, les matières recyclables sont envoyées dans un centre de recyclage et les autres déchets finissent dans un site d’enfouissement. Cette procédure de tri, effectuée par des personnes qui peuvent voir le contenu de tous les sacs, démontre que toute attente en matière de respect de la vie privée disparaît dans le cours de l’élimination des déchets. Dans d’autres cas, la plupart des ordures ménagères générées par toute une ville sont transportées sur de longues distances jusqu’aux sites d’élimination. [. . .] Il suffit de suivre un camion à ordures sur une courte distance pour s’apercevoir que des déchets tombent parfois du véhicule. Les personnes à qui les ordures sont confiées n’ont ni l’obligation ni les moyens de protéger la vie privée de la personne qui s’est défaite des objets en question. [par. 26]
Par conséquent, [traduction] « [une] personne raisonnable ne s’attendrait pas à ce que des ordures soient protégées et aient un caractère privé, et elle arriverait à la conclusion que les ordures n’ont pas nettement un caractère privé » (par. 41). Les juges Ritter et Watson ont rejeté l’appel.
(2) La juge Conrad (dissidente)
[9] Selon la juge Conrad, les sacs d’ordures contenaient des renseignements personnels et d’ordre biographique relatifs au mode de vie et aux choix personnels de l’appelant, renseignements qui avaient permis aux policiers de tirer des conclusions au sujet des activités auxquelles ce dernier se livrait chez lui. En s’intéressant seulement aux objets saisis et non à l’endroit où les fouilles, perquisitions et saisies avaient été effectuées, le juge du procès avait omis de prendre en considération le droit à l’intimité territoriale applicable aux lieux où les gens vivent et travaillent. Bien que, comme l’avait dit le juge du procès, le lieu ne soit que l’un des facteurs à prendre en compte lorsque le droit à l’intimité informationnelle est invoqué, il n’en constitue pas moins l’élément central de l’analyse lorsque le droit à la vie privée revendiqué concerne la maison et le périmètre qui l’entoure. Rien n’indiquait que l’appelant avait renoncé à son droit au respect de sa vie privée à l’égard de sa résidence, de son terrain et de tout objet s’y trouvant. Le critère de l’« ensemble des circonstances » ne vise pas à réduire le droit à l’intimité territoriale que peut revendiquer un propriétaire‑occupant, mais bien à créer la possibilité d’élargir la portée d’une telle revendication à des objets trouvés sur une propriété appartenant à autrui. Un tel élargissement visait à renforcer, plutôt qu’à réduire, le droit d’un citoyen au respect de sa vie privée dans son foyer.
[10] En ce qui concerne le droit à l’intimité informationnelle, l’accusé n’y avait pas renoncé, puisque les objets se trouvaient toujours sur sa propriété dans des sacs opaques fermés, qu’il avait la faculté de récupérer au moment où les policiers les ont pris. Le propriétaire d’une maison croit, de façon raisonnable, que l’information qui se trouve dans ses ordures se mêlera aux autres ordures ramassées par la municipalité et sera de ce fait anonymisée. Même lorsqu’un objet mis aux ordures permet d’identifier son propriétaire, un tel objet est pratiquement impossible à retrouver vu l’énorme quantité de rebuts qui est recueillie.
[11] L’appelant avait donc une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée et les droits qui lui sont garantis par l’art. 8 ont été violés par les fouilles et perquisitions effectuées sans mandat. Les éléments de preuve ainsi obtenus auraient donc dû être écartés, le mandat de perquisition annulé et les accusations rejetées.
III. Questions en litige
[12] Il s’agit en l’espèce de décider si les policiers ont violé le droit de l’appelant à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives qui lui est garanti par l’art. 8 de la Charte? Plus précisément :
a) L’appelant avait‑il une attente raisonnable en matière de protection de son intimité territoriale relativement à sa maison d’habitation, au périmètre entourant celle‑ci et aux sacs d’ordures qui s’y trouvaient?
b) L’appelant avait‑il une attente raisonnable en matière de protection de son intimité informationnelle relativement aux sacs d’ordures et à l’information qu’ils contenaient?
c) Si les policiers ont violé le droit garanti à l’appelant par l’art. 8 de la Charte, les éléments de preuve saisis à la suite de la perquisition de la maison d’habitation et du garage de celui‑ci, et d’une seconde maison d’habitation, devraient‑ils être écartés en application du par. 24(2) de la Charte, au motif que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice?
IV. Analyse
[13] Les appellations sont parfois trompeuses. En qualifiant une chose d’« ordure », on tend à présupposer la réponse à la question en litige, soit celle de savoir si le propriétaire d’une maison conservait un droit au respect de sa vie privée, de son intimité, relativement à cette chose. Or, il est possible que ce propriétaire ne se soucie plus de la possession physique de la chose mais tienne par ailleurs au plus haut point à la préservation de la confidentialité des renseignements qu’elle contient. Dans ce cas, la question consiste à se demander si, eu égard à la façon dont le propriétaire a agi à l’égard des objets qui ont été sortis en vue de leur ramassage par les éboueurs, ce dernier a renoncé à toute attente raisonnable (objectivement parlant) quant à la préservation de la confidentialité de ces objets.
[14] « L’attente en matière de vie privée est de nature normative et non descriptive » (Tessling, par. 42). Un gouvernement qui fouine de plus en plus dans la vie des citoyens, suscitant ainsi leur méfiance et réduisant leurs attentes quant au respect de leur vie privée, ne parviendra pas de ce fait à restreindre unilatéralement le droit constitutionnel de ceux‑ci à la protection de leur vie privée. En revanche, bien qu’un passager qui descend d’un avion à l’aéroport de Toronto puisse estimer avoir droit au respect de sa vie privée lorsqu’il va à la selle après un vol intercontinental, l’obligation qui est faite à certaines personnes d’utiliser une « salle d’évacuation des drogues » sous la surveillance des autorités a été jugée valide dans le contexte des formalités à la frontière dans l’arrêt R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652. L’analyse du droit au respect de la vie privée abonde en jugements de valeur énoncés du point de vue indépendant de la personne raisonnable et bien informée, qui se soucie des conséquences à long terme des actions gouvernementales sur la protection du droit au respect de la vie privée. Il s’agit là d’une caractéristique intrinsèque de « l’appréciation » préconisée par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159‑160 :
Cette limitation du droit garanti par l’art. 8, qu’elle soit exprimée sous la forme négative, c’est‑à‑dire comme une protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies « abusives », ou sous la forme positive comme le droit de s’attendre « raisonnablement » à la protection de la vie privée, indique qu’il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.
Dans son analyse, le juge Dickson s’est inspiré de l’arrêt Katz c. United States, 389 U.S. 347 (1967), citant le principe fondamental qui y a été établi en matière de droit au respect de la vie privée, selon lequel [traduction] « le Quatrième amendement protège les personnes et non les lieux » (le juge Stewart, p. 351). Dans Katz, le juge Harlan a donné des précisions sur ce principe dans une opinion concordante dont est issu l’examen à deux volets — subjectif et objectif — sur les attentes en matière de respect de la vie privée (p. 361).
[15] Ainsi, dans Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, les juges majoritaires sont arrivés à la conclusion qu’une ordonnance émanant d’un organisme de réglementation et visant la production de documents commerciaux n’exigeait pas l’autorisation judiciaire préalable envisagée dans Hunter c. Southam, et ne contrevenait pas à l’art. 8. Les juges Lamer et Wilson ont exprimé leur dissidence à cet égard. Une grande partie du débat a tourné autour de la question de savoir si des personnes raisonnables, placées dans la même situation que les accusés, auraient ou non des attentes en matière de respect de la vie privée à l’égard du contenu de documents commerciaux dans un contexte réglementaire. Voir aussi British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3.
[16] Dans R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, la Cour a jugé à la majorité qu’il y avait eu une violation des droits garantis à l’art. 8 lorsque des policiers avaient installé, sans autorisation judiciaire préalable, une caméra de vidéosurveillance dans une chambre d’hôtel dont les occupants étaient soupçonnés de tenir des maisons de jeux « flottantes ». Dans une opinion concourante, le juge en chef Lamer et la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) ont conclu à l’absence de violation, parce que même si, « [d]ans la plupart des cas, une chambre d’hôtel est un lieu dans lequel une personne s’attend raisonnablement au respect de la vie privée » (p. 63), la « chambre [. . .] avait en fait été convertie en maison de jeu publique » (p. 62) où l’accusé « ne [pouvait] désormais plus s’attendre à ce qu’il n’y ait pas d’étrangers, y compris des policiers, dans la chambre » (p. 63). En substance, ils ont affirmé que l’accusé s’était comporté d’une façon qui allait à l’encontre du maintien de l’attente (habituelle) en matière de respect de la vie privée qu’un observateur indépendant et bien informé aurait raisonnablement dans une chambre d’hôtel dont la porte est fermée.
[17] Dans R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, la majorité a conclu que l’accusé n’avait pas « établi » l’existence d’un droit au respect de sa vie privée dans l’appartement de son amie et que les policiers étaient habilités à prendre les drogues trouvées dans l’appartement pendant ce que le juge La Forest a décrit comme une « effraction “par imputation” » (par. 69). De l’avis du juge La Forest, il est « important pour toute personne, et non seulement pour un accusé, que la police [. . .] n’entre pas sans mandat dans des lieux privés » (par. 59). Selon moi, la divergence d’opinions reflète parfaitement l’idée que l’attente en matière de respect de la vie privée invoquée à l’égard de choses se trouvant sur la propriété d’autrui doit être une attente qu'un observateur indépendant et bien informé est prêt à considérer comme « raisonnable ».
[18] Dans R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393, les juges majoritaires ont conclu que la fouille par palpation d’un élève soupçonné de trafic de drogues effectuée sans mandat par le directeur adjoint d’une école secondaire ne contrevenait pas à l’art. 8, malgré ses conséquences sur le plan du droit criminel. Le juge dissident a considéré plus généreusement les attentes raisonnables d’un élève dans les circonstances, question sur laquelle la Cour s’est divisée encore une fois récemment dans R. c. A.M., 2008 CSC 19, [2008] 1 R.C.S. 569.
[19] Dans Tessling, la Cour a conclu qu’« on peut présumer, jusqu’à preuve du contraire, que les occupants d’une résidence considèrent comme privés les renseignements concernant ce qui se passe à l’intérieur de la résidence » (par. 38 (italiques supprimés)), sans que le témoignage de l’accusé soit nécessaire. Cette assertion reflète aussi ce qu’un observateur indépendant et bien informé considérerait comme raisonnable eu égard aux conséquences à long terme des actions de l’État sur les droits que possèdent les Canadiennes et Canadiens — et qui leur sont d’ailleurs reconnus par la Constitution — en matière de respect de la vie privée dans leur foyer.
[20] Le concept de l’abandon concerne la question de savoir si une attente subjective présumée du propriétaire de la maison en matière de protection de sa vie privée à l’égard d’ordures sorties en vue du ramassage constitue une attente qu’un observateur indépendant et bien informé, examinant la question objectivement, considérerait comme raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances (Edwards, par. 45, et Tessling, par. 19), eu égard aux facteurs suivants : premièrement, la nécessité de mettre en balance les « droits sociétaux à la protection de la dignité, de l’intégrité et de l’autonomie de la personne et l’application efficace de la loi » (R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293); deuxièmement, la question de savoir si un accusé s’est comporté d’une façon incompatible avec le maintien raisonnable de l’affirmation d’un droit au respect de sa vie privée; troisièmement, les conséquences à long terme en ce qui concerne la protection appropriée des droits au respect de la vie privée dans notre société.
[21] Comme l’a souligné le procureur général de l’Ontario, la pratique policière constituant à fouiller dans les ordures s’est avérée, dans le passé, une importante source d’éléments de preuve probants pour les tribunaux dans la recherche de la vérité — par exemple des documents se rapportant à un meurtre qui ont été trouvés dans des sacs d’ordures laissés devant un immeuble d’habitation et mêlés aux sacs des autres occupants (R. c. Kennedy, [1992] O.J. No. 1163 (QL) (Div. gén.), conf. par (1996), 95 O.A.C. 321 (sub nom. R. c. Joyce and Kennedy)); un bâton de baseball brûlé ayant été utilisé pour battre à mort une personne et trouvé dans une benne à ordures sur une propriété résidentielle (R. c. Papadopoulos, [2006] O.J. No. 5407 (QL) (C.S.J.), par. 4 et 62‑63); des canettes, des verres, des pailles jetés dans des poubelles ainsi que sur un terrain public et à partir desquels on a prélevé de l’ADN (R. c. Paul (2004), 117 C.R.R. (2d) 319 (C.S.J. Ont.), p. 323; R. c. Briere, [2004] O.J. No. 5611 (QL) (C.S.J.), par. 179‑197, et R. c. Marini, [2005] O.J. No. 6197 (QL) (C.S.J.)); les gants d’une personne décédée trouvés dans des ordures déposées derrière une résidence (R. c. Rodney, [1990] 2 R.C.S. 687); un corps jeté dans une benne à ordures commerciale et ensuite trouvé dans un dépotoir (R. c. Sherratt (1989), 49 C.C.C. (3d) 237 (C.A. Man.), p. 245, conf. par [1991] 1 R.C.S. 509, p. 513‑514); un sweat‑shirt trouvé dans une poubelle près des lieux où avaient été commis un meurtre et des agressions sexuelles, sur lequel se trouvait une preuve génétique importante (R. c. Kinkead, [1999] O.J. No. 1458 (QL) (C.S.J.), par. 32, conf. par (2003), 67 O.R. (3d) 57 (C.A.)); un papier‑mouchoir jeté dans une poubelle de la chambre d’hôtel que l’accusé avait quittée définitivement (R. c. Love (1995), 102 C.C.C. (3d) 393 (C.A. Alb.), p. 409); des boîtes trouvées dans une poubelle de la salle de lavage commune adjacente à l’appartement de l’accusé, qui reliaient celui‑ci à un vol (R. c. Leaney, [1989] 2 R.C.S. 393, p. 401).
A. La question de l’abandon
[22] Dans R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, le juge La Forest a considéré l’abandon comme fatal pour l’existence d’une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. Le juge a conclu que lorsqu’un accusé abandonne une chose, il est « préférable de reprendre les termes de la Charte, en affirmant qu’il ne [peut] plus raisonnablement s’attendre à ce qu’on en préserve le caractère confidentiel » (p. 435).
[23] Dans R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, la juge McLachlin, dissidente mais non sur ce point, a affirmé que « [l]’article 8 a pour objet de protéger la personne et ses biens contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Cet objet ne joue pas dans le cas de biens que l’accusé a jetés » (par. 223). (Dans le même sens, voir le juge Cory, au nom de la majorité, au par. 62, et le juge Major, dans des motifs concourants en partie, au par. 274.)
[24] La situation était différente dans R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227, où un coffre‑fort renfermant des documents confidentiels avait été volé (et non pas abandonné) et où l’accusé n’avait jamais agi de façon incompatible avec le maintien de l’affirmation d’un droit au respect de sa vie privée à l’égard des renseignements contenus dans les documents en question. Quand, après avoir retrouvé le coffre‑fort, les policiers ont décidé d’examiner les documents qu’il contenait (et ont ensuite inculpé l’accusé d’infractions de nature fiscale), ils ont franchi la limite du raisonnable prévue par l’art. 8.
[25] L’abandon est donc une question de fait. Il faut se demander si la façon dont la personne qui revendique la protection de l’art. 8 s’est comportée à l’égard de la chose faisant l’objet de sa revendication amènerait un observateur raisonnable et indépendant à conclure qu’il est déraisonnable pour cette personne, eu égard à l’ensemble des circonstances, de continuer à revendiquer le droit au respect de la vie privée.
B. L’ensemble des circonstances
[26] Il a été établi dans Edwards (par. 45) et confirmé dans Tessling (par. 19) que le tribunal appelé à apprécier le caractère raisonnable de la revendication d’un droit au respect de la vie privée doit considérer l’« ensemble des circonstances », et ce, que la revendication en question comporte des aspects touchant à l’intimité personnelle, à l’intimité territoriale ou à l’intimité informationnelle. Dans bien des cas, les droits revendiqués se chevaucheront. L’appréciation requiert toujours un examen attentif du contexte. Un cadre d’analyse demeure néanmoins utile. Le juge du procès a organisé son analyse autour des facteurs énoncés dans Tessling (par. 32), que je reproduis ci‑dessous pour en faciliter la consultation (avec les adaptations nécessaires pour tenir compte des circonstances) :
(1) L’intimé avait‑il une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée?
[27] Vu les faits en l’espèce, il faut répondre aux questions suivantes :
1. Quel est l’objet ou la nature des éléments de preuve recueillis par la police?
2. L’intimé possédait‑il un droit direct à l’égard du contenu?
3. L’intimé avait‑il une attente subjective en matière de respect de sa vie privée relativement au contenu informationnel des ordures?
4. Dans l’affirmative, cette attente était‑elle objectivement raisonnable? À cet égard, il faut se poser les questions suivantes :
a. De façon plus particulière, en ce qui concerne l’endroit où la « fouille ou perquisition » contestée a eu lieu, la police a‑t‑elle commis une intrusion sur la propriété de l’appelant et, dans l’affirmative, quelle est l’incidence de cette conclusion sur l’analyse relative au droit au respect de la vie privée?
b. Le contenu informationnel de l’objet était‑il à la vue du public?
c. Le contenu informationnel de l’objet avait‑il été abandonné?
d. Ces renseignements étaient‑ils déjà entre les mains de tiers et, dans l’affirmative, ces renseignements étaient‑ils visés par une obligation de confidentialité?
e. La technique policière avait‑elle un caractère envahissant par rapport au droit à la vie privée en cause?
f. Le recours à cette technique d’obtention d’éléments de preuve était‑il lui‑même objectivement déraisonnable?
g. Le contenu informationnel révélait‑il des détails intimes sur le mode de vie de l’intimé ou des renseignements d’ordre biographique le concernant?
(2) Si l’appelant avait une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée en l’espèce, a‑t‑elle été violée par la conduite de la police?
[28] Il faut répondre à cette deuxième question seulement si la première question a reçu une réponse affirmative.
C. L’appelant avait‑il une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée en l’espèce?
(1) L’objet de la « fouille ou perquisition » contestée
[29] Au départ, il est essentiel de définir l’objet de la fouille ou perquisition contestée : Tessling (par. 34 et 58). Dans R. c. Kang‑Brown, 2006 ABCA 199, 210 C.C.C. (3d) 317, la Cour d’appel de l’Alberta a accepté l’argument du ministère public selon lequel l’objet de la fouille effectuée à l’aide d’un chien renifleur était l’espace public entourant le sac d’un voyageur. Notre Cour a plutôt conclu que la fouille avait pour objet le contenu du sac, et plus particulièrement la présence de stupéfiants (2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456). Cette différence de points de vue a contribué dans une large mesure au résultat différent auquel notre Cour est arrivée.
[30] En l’espèce, les procureurs généraux considèrent que les « ordures » constituent l’objet de la fouille. Mais par cette simplification exagérée ils se trouvent à passer à côté de la question en litige (ou à l’écarter au moyen d’une présomption). En effet, les ordures ménagères renferment une énorme quantité de renseignements personnels sur ce qui se passe à l’intérieur de nos maisons, y compris une grande quantité d’ADN sur les papiers‑mouchoirs, des documents très personnels (par exemple des lettres d’amour, des factures en souffrance, des déclarations de revenus) et sur des vices cachés (contenants de médicaments, seringues, accessoires sexuels, etc.). Comme l’a dit l’avocat de l’Association canadienne des libertés civiles, il serait peut‑être plus exact de décrire les sacs d’ordures comme des [traduction] « sacs d’informations » dont le contenu, considéré dans son ensemble, donne une idée assez précise et complète des activités de l’occupant et de son mode de vie. Bon nombre d’entre nous ne souhaitent pas nécessairement que ces renseignements soient révélés au public en général ou à la police en particulier.
[31] L’appelant possédait un droit direct, non seulement sur les ordures elles‑mêmes, mais sur leur contenu informationnel en particulier.
(2) Dissimulation d’objets illicites
[32] Au paragraphe 35, les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta semblent dire que, comme les objets qu’avait trouvés la police et qui présentaient un intérêt pour elle révélaient la participation à une activité criminelle, ils ne pouvaient [traduction] « constituer des détails intimes sur le mode de vie ni des renseignements d’ordre biographique auxquels la protection en matière de respect de la vie privée devrait s’étendre ». Avec égard pour l’opinion contraire, j’aurais plutôt pensé que le « mode de vie » criminel de l’appelant se trouvait à l’épicentre de ce que la police voulait savoir et de ce que l’appelant désirait cacher. Il s’agit de savoir non pas si l’appelant avait un mode de vie valorisé par la société, mais plutôt si — et à quelle étape du processus d’élimination des ordures — des citoyens innocents n’ont plus d’attentes raisonnables que le contenu de leurs ordures conservera son caractère privé. Le débat devrait porter sur le caractère privé du lieu ou de l’objet visé par la fouille, ainsi que sur les conséquences potentielles de la fouille pour la personne qui en fait l’objet, et non sur la nature ou l’identité de la chose dissimulée (A.M., par. 72). Dans Kang‑Brown, nous avons conclu qu’un voyageur avait droit au respect de sa vie privée à l’égard du sac fourre‑tout qu’il transportait, même s’il s’est avéré que le sac en question contenait des drogues. Dans A.M., nous avons jugé qu’un élève n’avait pas renoncé au droit au respect de sa vie privée à l’égard de son sac à dos, même si le sac avait été laissé sans surveillance dans le gymnase de l’école et qu’il contenait de la marihuana. Comme je l’ai signalé plus tôt, notre Cour a conclu, dans Wong, que les personnes qui « se retirent dans une chambre d’hôtel et qui ferment la porte derrière elles peuvent raisonnablement s’attendre au respect de leur vie privée » (p. 50) même si elles y commettent des actes illégaux une fois à l’intérieur. Il ne s’agit pas de savoir si l’appelant possédait un droit légitime au respect de sa vie privée à l’égard de la dissimulation de matériel servant à la fabrication de drogues, mais plutôt de savoir si, d’une manière générale, les citoyens ont un droit au respect de leur vie privée à l’égard du contenu dissimulé d’un « sac d’informations » opaque et hermétiquement fermé. Je suis d’avis que oui. L’analyse est axée « sur la personne, sur le lieu ou sur l’objet visés par la fouille ainsi que sur le but de celle‑ci » (A.M., par. 72). La découverte d’éléments de preuve d’un crime ne saurait justifier après coup une perquisition faite sans mandat dans un lieu privé.
[33] Dans les affaires de fouilles, perquisitions et saisies qui sont soumises aux tribunaux, la fouille ou perquisition effectuée sans mandat a presque toujours permis de recueillir des éléments de preuve utiles (autrement l’affaire ne se serait vraisemblablement pas retrouvée devant les tribunaux), mais il nous faut également tenir compte du spectre des fouilles et perquisitions qui sont effectuées au hasard et sans mandat et qui n’ont pour seul résultat en bout de ligne, que d’embarrasser, voire humilier les personnes innocentes qui en sont l’objet.
[34] Les fouilles matérielles (contrairement aux fouilles pratiquées au moyen d’un chien renifleur dont il est question dans Kang‑Brown et A.M.) ne se limitent pas aux éléments de preuve liés à des activités criminelles. En l’espèce, les sacs d’ordures saisis contenaient beaucoup d’effets personnels autres que le matériel destiné à la fabrication de drogues. Dans le présent cas, les policiers ont fouillé dans plusieurs sacs contenant des renseignements personnels pour trouver ce qu’ils cherchaient.
[35] Contrairement à la technique FLIR en cause dans Tessling, les actes accomplis par la police en l’espèce ont permis de recueillir des éléments de preuve très précis et convaincants ayant trait à une activité illégale menée dans la maison.
(3) Une attente subjective en matière de respect de la vie privée
[36] Le juge du procès a déclaré que, malgré [traduction] « l’absence de preuve directe d’une attente subjective en matière de vie privée à l’égard des ordures » (par. 29), il était disposé à présumer « que les occupants d’une résidence considèrent comme privés les renseignements concernant ce qui se passe à l’intérieur de la résidence » (par. 27), sous réserve « du concept de l’abandon et des règles de droit applicables » (par. 29). Le juge Ritter de la Cour d’appel a quant à lui indiqué que [traduction] « [q]uel que soit le critère retenu, l’attente en matière de respect de la vie privée est nettement moins élevée à l’égard d’ordures qu’à l’égard de choses qui sont laissées sur un terrain mais sans être abandonnées, et la différence est encore plus grande relativement à des choses trouvées à l’intérieur d’une résidence. Monsieur Patrick n’avait aucune attente en matière de respect de sa vie privée à l’égard des ordures abandonnées » (par. 38).
[37] À l’étape du volet subjectif de l’analyse, la question ne porte pas selon moi sur le « caractère raisonnable » de l’attente. Il s’agit plutôt de déterminer si l’appelant avait — ou était présumé avoir — une attente en matière de respect de sa vie privée à l’égard du contenu informationnel des sacs. Ce critère n’est pas très exigeant. Comme il a été mentionné plus tôt, dans le cas de renseignements sur des activités se déroulant dans la maison, il existe une présomption favorable à l’appelant quant à l’existence d’une telle attente. Il est possible que l’appelant (qui n’a pas témoigné sur ce point) n’ait jamais cessé d’avoir une attente subjective, raisonnable ou non. Le « caractère raisonnable » de l’attente de la personne concernée, eu égard à l’ensemble des circonstances d’une affaire donnée, est examiné dans le cadre du second volet de l’analyse sur le droit au respect de la vie privée, qui porte sur l’aspect objectif.
(4) L’attente de l’appelant en matière de respect de sa vie privée était‑elle objectivement raisonnable?
[38] L’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée « peut varier selon la nature de ce qu’on veut protéger, les circonstances de l’ingérence de l’État et l’endroit où celle‑ci se produit, et selon les buts de l’ingérence » : R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20, p. 53; voir aussi R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 22, 23 et 24.
[39] Quatre éléments factuels sont d’une importance primordiale dans le présent pourvoi : (i) les ordures ont été déposées par l’appelant à l’endroit habituel en vue de leur ramassage; (ii) cet endroit se trouvait à la limite de la propriété, ou près de cette limite; (iii) aucun signe (tel un réceptacle verrouillé) n’indiquait le maintien du contrôle sur les ordures ou de l’affirmation d’un droit au respect de la vie privée à leur égard; (iv) les policiers ont pris les sacs afin d’y chercher des renseignements sur des activités ayant lieu dans la maison, dans le cadre d’une enquête criminelle en cours.
[40] Je reconnais toutefois que, mis à part la question clé de l’abandon, les circonstances jouent en faveur de l’appelant dans la présente affaire. La police essayait de savoir ce « qui se pass[ait] à l’intérieur du lieu privé par excellence qu’est une habitation privée » (Plant, p. 302). Le contenu des sacs opaques fermés n’était pas à la vue du public. Rien n’indique que les renseignements se trouvaient déjà entre les mains de tiers. En recueillant le contenu des sacs, la police a pu se faire une idée de ce qui se passait dans la vie privée de l’appelant.
(5) L’endroit où la « perquisition » contestée a eu lieu
[41] En l’espèce, le long bras de la loi a franchi la limite de la propriété et s’est emparé des sacs d’ordures. Sur le fondement de l’examen du contenu des quatre sacs et d’autres éléments de preuve, la police a été en mesure d’obtenir un mandat de perquisition. Constatant que la poursuite tout entière reposait sur la saisie initiale des ordures, la juge Conrad de la Cour d’appel a mis l’accent sur le droit à l’intimité territoriale.
[42] La distinction entre le droit à l’intimité personnelle, territoriale ou informationnelle s’avère certes un outil d’analyse utile, mais, comme il a été mentionné plus tôt, dans bien des cas ces aspects se chevauchent. Je n’établirais pas une distinction aussi stricte que celle de la juge Conrad entre le droit à l’intimité territoriale et le droit à l’intimité informationnelle. Je considère que le fondement essentiel de la plainte de l’appelant est l’immixtion de la police dans des activités se déroulant à l’intérieur de sa maison, et non le fait que la police a envahi l’espace surplombant l’extrémité de son jardin en étendant les bras au-dessus de la limite de la propriété dans le but de prendre les sacs. Si, par exemple, l’appelant avait été en train de décharger des sacs fermés de son camion dans la ruelle, les plaçant temporairement sur un terrain public, je ne crois pas que les policiers auraient pu s’en emparer au motif qu’ils ne se trouvaient pas encore dans le sanctuaire d’une propriété résidentielle. C’est pourquoi la protection de la vie privée est axée sur « les personnes et non les lieux ». En cas de déchargement d’un véhicule, on ne saurait prétendre qu’il y a abandon.
[43] Je ne crois pas non plus que la protection constitutionnelle devrait dépendre du fait que les sacs aient été placés à quelques pouces à l’intérieur ou à l’extérieur de la limite de la propriété. Le fait est que les ordures se trouvaient à la limite de la propriété et que les passants y avaient accès.
[44] Par ailleurs, je ne peux retenir l’argument du ministère public selon lequel il n’y a pas eu intrusion puisque les policiers [traduction] « n’ont jamais mis le pied sur le terrain de l’appelant » (m.i., par. 66). La maxime cujus est solum ejus est usque ad coelum et usque ad inferos (« qui est propriétaire du sol en est propriétaire jusqu’au ciel et jusqu’aux entrailles de la terre ») est [traduction] « assortie de tellement de réserves qu’il vaut [peut‑être] mieux la considérer comme une formule “imagée” et “fantaisiste”, dont la validité est restreinte » : B. Ziff, Principles of Property Law (2e éd. 1996), p. 82‑83. Néanmoins, dans Lacroix c. The Queen, [1954] R.C. de l’É. 69, le tribunal a conclu que le propriétaire d’un terrain a un droit sur l’espace aérien surplombant sa propriété, droit qui se limite aux biens qu’il peut posséder ou à l’espace qu’il peut occuper pour l’usage et la jouissance de son terrain. Dans Dahlberg c. Naydiuk (1969), 10 D.L.R. (3d) 319 (C.A. Man.), il a été jugé que tirer un coup de feu au‑dessus des terres d’un agriculteur constituait une intrusion sur sa propriété. Dans Lewvest Ltd. c. Scotia Towers Ltd. (1981), 126 D.L.R. (3d) 239 (C.S. 1re inst. T.‑N.), le tribunal a conclu qu’il y avait eu intrusion quand la flèche d’une grue était passée au‑dessus du terrain du demandeur. Voir aussi, dans le même sens, Anchor Brewhouse Developments Ltd. c. Berkley House (Docklands Developments) Ltd., [1987] 2 E.G.L.R. 173 (Ch. D.). Sans examiner en détail ces décisions, il semble évident que la police ne pouvait, en toute impunité, placer une nacelle élévatrice dans l’allée derrière la maison de l’appelant et, sans « mettre le pied » sur sa propriété, s’emparer de divers objets se trouvant sur le terrain et la galerie de l’appelant afin de les examiner. Comme l’a à juste titre souligné la juge Conrad de la Cour d’appel, les tribunaux placent depuis longtemps la maison d’une personne au cœur ou presque des préoccupations relatives au respect de sa vie privée, du fait qu’il s’agit du lieu où nos activités les plus intimes et privées sont le plus susceptibles de se dérouler (R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8, par. 42; Tessling, par. 22; R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297, par. 140; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13, par. 43, et Plant, p. 302); ils y placent aussi le périmètre entourant la maison (R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, p. 237 et 241; R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263, p. 273).
[45] Le point qu’il faut retenir me semble‑t‑il est que, bien que le droit à l’intimité territoriale soit en cause en l’espèce, l’intrusion physique de la police avait un caractère relativement périphérique et que, prise dans son contexte, il convient de la considérer comme faisant partie de l’ensemble des circonstances d’une revendication qu’il est préférable d’aborder sous l’angle du droit à l’intimité informationnelle.
(6) Il ne s’agissait pas d’une perquisition périphérique
[46] Je suis d’accord avec le ministère public pour dire que, en l’espèce, l’action policière ne correspondait pas à une « perquisition périphérique » au sens où cette expression est utilisée dans notre jurisprudence.
[47] Kokesch portait sur la « perquisition périphérique » d’une maison d’habitation, mais les faits étaient très différents de ceux de la présente affaire, tel qu’il appert de l’extrait du jugement de première instance cité par le juge en chef Dickson, à la p. 9 :
Il ressort très clairement de ce témoignage que l’agent s’est rendu directement à cette maison d’habitation, l’a observée attentivement, et il ressort des questions et réponses du contre‑interrogatoire mené par Me Rosenberg qu’il a effectivement tenté de regarder par la fenêtre. Il a reconnu que, pour se rendre à la maison, il devait suivre une longue allée d’environ soixante‑quinze (75) à cent (100) verges de long.
[48] De même, dans Grant, les policiers se sont rendus jusqu’à la maison et ont entendu « ce qu’ils ont décrit comme un bruit de moteurs électriques ou de ventilateurs fonctionnant à l’intérieur de la résidence ». Ils ont recueilli des éléments de preuve « qu’il leur aurait été impossible de voir sans entrer sur le terrain » (p. 228). Le juge Sopinka a reconnu que « les tribunaux canadiens, y compris notre Cour, ont à l’occasion permis les perquisitions sans mandat dans une propriété privée » (p. 240), mais comme l’art. 10 de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N-1, ne s’appliquait pas dans les circonstances, les policiers n’étaient pas autorisés par la loi à marcher sur le terrain entourant la maison. (En l’espèce, au contraire, les policiers avaient parfaitement le droit de se trouver dans la ruelle à l’arrière de la maison de l’appelant.)
[49] Dans Wiley, le policier effectuant la « perquisition périphérique » s’est approché si près des bouches d’aération de la maison qu’il « a constaté, en les touchant, la présence de condensation. De plus, il a senti une odeur de marihuana fraîche qui en émanait » (p. 267).
[50] Dans Evans, les policiers ont frappé à la porte d’une maison d’habitation, se sont identifiés, ont senti une odeur de marihuana qui provenait de l’intérieur et ont immédiatement arrêté les occupants. Les juges majoritaires ont conclu que les policiers avaient outrepassé « l’autorisation implicite de frapper à la porte », parce qu’un de leurs buts, en se présentant à la porte, était de rechercher une « odeur » de marihuana. Il s’agissait d’une fouille ou perquisition sans mandat. Dans ses motifs concourants, le juge La Forest s’est dit d’avis que « [n]otre société ne peut tout simplement pas accepter que des policiers flânent autour de nos demeures ou qu’ils y recherchent une odeur » (par. 3).
[51] Dans Plant, des policiers sont entrés sur une propriété privée, ont marché jusqu’à la maison, puis ont frappé à la porte sans obtenir de réponse. Ils ont alors remarqué deux fenêtres du sous‑sol recouvertes d’une « substance opaque » et « ils ont senti » la bouche d’évacuation de la sécheuse. Comme ils n’ont rien décelé, ils ont regardé à l’intérieur de la bouche d’évacuation et ont « constaté qu’elle était obstruée à l’aide d’un sac de plastique ». Les deux policiers ont ensuite « été chassés par un résident qui rentrait chez lui » (p. 286).
[52] Rien dans les présents motifs ne devrait semer le moindre doute quant aux décisions sur les perquisitions périphériques rendues dans les arrêts Kokesch, Grant, Wiley, Evans et Plant. Je ne crois pas que l’action policière dont il est question dans la présente affaire constitue une « perquisition périphérique ». L’interdiction énoncée dans ces arrêts ne s’applique tout simplement pas aux faits de l’espèce.
(7) L’objet de la perquisition contestée était‑il à la vue du public?
[53] Il va de soi que les sacs d’ordures étaient bien en vue, mais l’appelant n’invoque aucun droit au respect de sa vie privée à l’égard de la surface externe des sacs. Ce qui l’intéressait, et ce qui intéressait la police, c’était le contenu dissimulé à l’intérieur des sacs, contenu qui n’était manifestement pas à la vue du public.
(8) L’objet de la « fouille ou perquisition » contestée avait‑il été abandonné?
[54] De toute évidence, l’appelant avait l’intention de renoncer à son droit de propriété sur les objets matériels eux‑mêmes. La question à laquelle il faut répondre est de savoir s’il continuait raisonnablement de jouir d’un droit au respect de sa vie privée relativement à l’information que le contenu des sacs a révélée à la police. On a soutenu, à l’audience, que le droit à la vie privée ne s’éteint qu’au moment où les ordures deviennent « anonymes », mais comme l’a souligné la juge Conrad de la Cour d’appel, beaucoup d’ordures ne le deviennent jamais, notamment les enveloppes adressées, les lettres personnelles, etc. En l’espèce, il y avait dans les ordures des factures se rapportant à l’achat de produits chimiques utilisés dans la préparation de l’ecstasy. L’idée que l’art. 8 protège le droit à la vie privée d’une personne à l’égard de ses ordures jusqu’à ce que la dernière facture impayée ait été réduite en poussière ou que les lettres incriminantes se soient décomposées et ne soient plus déchiffrables est, à mon sens, trop extravagante pour être envisagée. Il faudrait pour cela considérer l’ensemble du système municipal d’élimination des ordures comme un prolongement — sur le plan du respect de la vie privée — de la maison d’habitation. Mais s’il doit exister un point de démarcation raisonnable, où devrait‑il se situer? Il faut qu’il soit facilement compréhensible pour la police comme pour les propriétaires de maison. Logiquement, comme l’abandon est une conclusion tirée du comportement de la personne revendiquant le droit garanti par l’art. 8, le point de démarcation raisonnable doit se rapporter au comportement de cette personne et non aux gestes qu’ont faits ou n’ont pas faits les éboueurs, les policiers ou toute personne participant au ramassage ultérieur et au traitement du « sac d’informations ».
[55] Dans Stillman (par. 62) et Tessling (par. 40-41), les ordures ont été considérées comme un cas « classique » d’abandon. En l’espèce, l’abandon a eu lieu selon moi au moment où l’appelant a placé ses sacs d’ordures, en vue de leur ramassage, dans le contenant ouvert situé à l’arrière de sa propriété et adjacent à la limite du terrain. Il avait alors fait tout ce qu’il fallait pour confier ses ordures au système municipal de ramassage. Les sacs n’étaient pas protégés et ils se trouvaient à la portée de quiconque circulait dans la ruelle, notamment les sans‑abri, les ramasseurs de bouteilles, les fouilleurs de poubelles, les voisins fouineurs et les galopins, sans oublier les chiens et autres animaux, ainsi que les éboueurs et les policiers. Cette conclusion est, d’une manière générale, conforme à la jurisprudence.
[56] Dans R. c. Krist (1995), 100 C.C.C. (3d) 58 (C.A.C.‑B.), trois sacs de déchets se trouvaient en bordure de la route devant la maison de l’appelant pour la collecte des ordures. Au moment où le camion des éboueurs approchait, la police s’est emparée de deux des sacs. Le ministère public a reconnu que, sans les objets trouvés lors de la fouille des ordures, la police n’aurait pas disposé des motifs raisonnables nécessaires pour obtenir un mandat l’autorisant à perquisitionner dans la maison et la fourgonnette de l’appelant. La cour a fait les observations suivantes :
[traduction] La question à trancher est celle de savoir si les valeurs importantes protégées par l’art. 8 en ce qui concerne le droit au respect de la vie privée à l’intérieur de la maison s’étendent raisonnablement aux choses qui ont été sorties de celle‑ci pour être ramassées par les éboueurs. Je ne le crois pas.
. . .
Nous ne sommes pas en présence d’une perquisition ayant porté atteinte au caractère sacré du domicile. La question à trancher est plutôt celle de savoir s’il existe une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée relativement à l’information susceptible d’être glanée dans des ordures que l’occupant d’une résidence a abandonnées aux aléas de l’élimination des ordures par la municipalité. [par. 25 et 27]
[57] Dans l’affaire Kennedy, à la suite d’un homicide, un policier accompagné d’un employé municipal avait pris tous les sacs qui avaient été sortis, pour l’enlèvement des ordures, de l’immeuble où habitaient les deux appelants. Le policier avait ensuite examiné le contenu de ces sacs, ce qui lui avait permis d’établir des liens entre l’appelant Kennedy et certains objets se trouvant dans les sacs, y compris des enveloppes vides et des notes manuscrites reliées au vol. Aucun mandat n’avait été obtenu. Le juge du procès a conclu que, comme l’appelant Kennedy s’était défait du contenu des ordures, il n’avait pas d’attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée. La décision du juge du procès d’admettre cette preuve a été confirmée par la Cour d’appel de l’Ontario.
[58] Dans une affaire antérieure, R. c. Taylor, [1984] B.C.J. No. 176 (QL) (C.S.), un policier avait recueilli des ordures laissées pour le ramassage par l’accusé à l’arrière de sa propriété, qui était adjacente à une ruelle. En concluant que l’accusé ne jouissait pas de droits au respect de sa vie privée à l’égard de ces ordures, le juge Toy a fait les commentaires suivants au par. 49 : [traduction] « Je suis incapable de qualifier de saisie abusive la prise d’ordures qui avaient apparemment été abandonnées pour être transportées au site d’élimination. »
[59] Dans R. c. Tam, [1993] B.C.J. No. 781 (QL) (C.S.), des policiers s’étaient emparés de sacs d’ordures qui avaient été laissés sur le pavé pour les éboueurs. Pour atteindre les sacs, ils avaient franchi la limite de la propriété. Le juge du procès a considéré que ce geste ne constituait une intrusion que [traduction] « dans le sens le plus technique, anodin et insignifiant » (par. 3), et il a conclu que les objets que contenaient les sacs étaient des objets abandonnés, qui avaient été laissés là pour que les éboueurs en fassent ce qu’ils voulaient, et qu’il n’existait aucune attente raisonnable en matière de respect de la vie privée à leur égard.
[60] Dans R. c. Allard, 2006 QCCQ 3080, [2006] J.Q. no 3377 (QL), un policier avait ramassé, sans quitter la voie publique, des sacs d’ordures se trouvant près d’un réceptacle situé sur une propriété privée. La juge Toupin de la Cour du Québec a statué que M. Allard avait abandonné les ordures et que les droits que lui garantit la Constitution n’avaient pas été violés. Voir aussi R. c. Barrelet, 2008 QCCS 3765, [2008] J.Q. no 7991 (QL). Par contre, dans R. c. Andrews, [2005] J.Q. no 8595 (QL) (C.Q.), le témoignage de l’accusé a amené le tribunal à tirer la conclusion inverse, eu égard aux faits de l’espèce.
[61] Dans California c. Greenwood, 486 U.S. 35 (1988), la Cour suprême des États‑Unis a conclu que, en mettant les ordures dans des sacs opaques en bordure du trottoir afin qu’elles soient ramassées par les éboueurs, les occupants d’une maison n’avaient conservé aucune attente raisonnable en matière de respect de leur vie privée à l’égard des objets inculpatoires dont ils se défaisaient. Certains tribunaux d’État sont arrivés à la conclusion opposée : People c. Krivda, 486 P.2d 1262 (Cal. 1971), p. 1268; State c. Morris, 680 A.2d 90 (Vt. 1996).
[62] Néanmoins, jusqu’au moment où les ordures sont placées à la limite du terrain ou à la portée de quelqu’un se trouvant à cette limite, l’occupant conserve une part de contrôle sur la façon dont il en sera disposé et on ne saurait dire qu’il les a abandonnées de façon certaine, surtout si elles se trouvent sur une galerie, dans un garage ou à proximité immédiate de la résidence, où s’appliquent les principes énoncés dans les arrêts portant sur les « perquisitions périphériques », tels Kokesch, Grant et Wiley.
[63] Dans les municipalités où les éboueurs viennent jusqu’au garage ou à la galerie pour y chercher les ordures et les apporter à la rue (s’il existe encore de telles municipalités), les éboueurs pénètrent sur la propriété en vertu d’une autorisation (au moins) implicite du propriétaire. Cette autorisation ne s’étend pas aux policiers. Toutefois, lorsque les ordures sont placées à la limite de la propriété pour la collecte, j’estime que le propriétaire a suffisamment renoncé au droit et au contrôle qu’il avait à leur égard pour qu’il ne subsiste plus aucun droit objectivement raisonnable en matière de respect de sa vie privée.
[64] Vu l’existence du critère fondé sur l’« ensemble des circonstances », il ne serait pas vraiment utile de disserter sur les différentes variations de l’élimination des déchets. Mais pour citer quelques exemples courants, les gens vivant à la campagne qui transportent leurs ordures jusqu’au dépotoir et les abandonnent ainsi aux glaneurs et aux goélands, l’habitant d’un immeuble qui jette dans le vide‑ordures des déchets qui pourraient susciter l’intérêt d’un concierge curieux, le propriétaire de maison qui profite subrepticement d’une benne à déchets commodément située pour se débarrasser du « sac d’informations », agissent tous, selon moi, d’une manière incompatible avec le maintien raisonnable de l’affirmation d’un droit au respect de la vie privée.
(9) Les renseignements étaient‑ils déjà entre les mains de tiers? Dans l’affirmative, ces renseignements étaient‑ils visés par une obligation de confidentialité?
[65] On a prétendu que l’appelant conservait un droit objectivement raisonnable au respect de sa vie privée en ce qui a trait au contenu des sacs d’ordures, et ce, au moins jusqu’à ce que les sacs soient effectivement ramassés par les employés municipaux. En l’espèce, la police s’est emparée des sacs avant l’arrivée des éboueurs.
[66] Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de repousser le moment où l’on peut conclure à l’abandon des sacs jusqu’à l’étape de leur ramassage par les éboueurs : cette étape ultérieure ne dépend en effet d’aucun acte de celui qui invoque l’abandon. De plus, cela n’accroîtrait pas vraiment la protection, parce que l’éboueur pourrait être accompagné d’un agent de police à qui il remettrait simplement les sacs immédiatement après les avoir ramassés, un type de collaboration évident dans Krist.
[67] La Criminal Lawyers’ Association cherche à rendre applicable à la collecte d’ordures la thèse selon laquelle des renseignements privés ne devraient rester connus que des personnes (en l’occurrence les éboueurs) à qui on entendait les communiquer, et qu’ils ne devraient être utilisés qu’aux fins pour lesquelles ils ont été communiqués, citant R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 108, et Dyment, p. 431‑432. On peut facilement accepter cette thèse dans le contexte, par exemple, de la relation entre le médecin et son patient. Mais vouloir en étendre l’application à la relation entre l’éboueur et le propriétaire ou l’occupant d’une maison, comme c’est le cas en l’espèce, c’est pousser les choses un peu trop loin. Non seulement l’éboueur ne s’engage pas à préserver la confidentialité des renseignements que contiennent les ordures, mais toute attente en ce sens que pourrait avoir la personne déposant ses ordures pour le ramassage serait carrément déraisonnable.
[68] L’appelant et les intervenants qui l’appuient ont également cité le règlement de la ville de Calgary no 20M2001 (Waste Bylaw) (mod. 6 octobre 2003, 38M2003), lequel prévoit ce qui suit : [traduction] « Il est interdit de récupérer des ordures qui se trouvent dans une benne à rebuts commerciale, un conteneur à déchets ou un sac poubelle en plastique » (art. 4) et « Sous réserve des dispositions de l’article 26, le propriétaire d’une maison d’habitation doit s’assurer que les ordures générées dans sa maison sont sorties, en vue du ramassage, dans un conteneur à déchets ou dans un sac poubelle en plastique » (art. 19). La présente instance n’est pas une procédure visant à faire respecter un règlement municipal. Le fait que, selon un règlement de la ville de Calgary, seuls les éboueurs sont autorisés à ramasser les ordures n’a guère d’incidence, à mon avis, sur la qualification du comportement de l’appelant qui a jeté aux ordures des articles qui se sont avérés intéressants pour la police. Sa conduite était tout simplement incompatible avec le maintien de l’affirmation d’un droit au respect de sa vie privée, car selon moi un observateur indépendant ne considérerait pas une telle attente raisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances.
(10) La conduite de la police avait‑elle un caractère envahissant par rapport au droit à la vie privée?
[69] Puisque l’acte d’abandon a eu lieu avant que la police s’empare des sacs d’ordures, il n’existait aucun droit au respect de la vie privée lors de l’intervention policière, laquelle ne constitue donc pas une atteinte à un droit subsistant au respect de la vie privée.
(11) La technique utilisée par la police était‑elle objectivement déraisonnable?
[70] Il a beaucoup été question, dans les affaires portant sur le droit au respect de la vie privée, des techniques policières qui sapent ce droit et sont susceptibles de rendre intolérable la vie en société dans notre pays (mentionnons par exemple l’utilisation de l’enregistrement électronique de conversations privées dans R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30). Nous ne sommes pas en présence d’une telle affaire. Comme il a été établi dans Hunter c. Southam, il faut dans chaque cas trouver un équilibre réaliste entre le droit au respect de la vie privée et les besoins légitimes en matière d’application de la loi et d’enquêtes criminelles. En l’espèce, le comportement de l’appelant était selon moi incompatible avec la préservation du droit en cause, ce qui faisait pencher la balance en faveur des besoins susmentionnés.
(12) L’obtention de ces éléments de preuve a‑t‑elle révélé des détails intimes sur le mode de vie de l’appelant ou des renseignements d’ordre biographique le concernant?
[71] Des détails sur le mode de vie et des renseignements d’ordre biographique ont été révélés, mais la cause véritable de leur découverte réside dans l’acte d’abandon de l’appelant, et non dans une atteinte de la part des policiers à un droit subsistant au respect de la vie privée.
D. Si l’appelant avait une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée en l’espèce, a‑t‑elle été violée par la conduite de la police?
[72] Comme aucun droit au respect de la vie privée ne subsistait lorsque la police a pris les sacs, il faut répondre à cette question par la négative.
V. Conclusion
[73] En résumé, je souscris à la conclusion du juge du procès et des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle l’appelant avait renoncé à son droit au respect de sa vie privée à l’égard du contenu des sacs d’ordures recueillis par la police quand il a déposé ceux‑ci dans le réceptacle accessible par la ruelle en vue de leur ramassage. La prise des sacs par les policiers ne constituait pas une perquisition et une saisie visées par l’art. 8, et les éléments de preuve (de même que les fruits du mandat de perquisition obtenu sur la base de ces éléments) étaient à juste titre admissibles.
[74] Dans les circonstances, il n’est pas nécessaire d’analyser la question de l’utilisation des éléments de preuve au regard du par. 24(2).
VI. Dispositif
[75] Le pourvoi est rejeté.
Version française des motifs rendus par
[76] La juge Abella — Les choses que nous appelons, de manière peu élégante, des « ordures » peuvent contenir des renseignements éminemment personnels et privés nous concernant. Dans son opinion dissidente dans l’arrêt California c. Greenwood, 486 U.S. 35 (1988), le juge Brennan a donné les éclaircissements suivants à cet égard :
[traduction] Un seul sac à ordures témoigne de manière éloquente des habitudes de la personne qui le remplit en matière d’alimentation, de lecture et de loisirs. Fouiller les ordures, tout comme fouiller une chambre à coucher, peut révéler des détails intimes sur les pratiques sexuelles, la santé et l’hygiène d’une personne. Il est possible, en fouillant dans les ordures de la personne ciblée, de connaître sa situation financière et professionnelle, ses affiliations et orientations politiques, ses réflexions personnelles, ses relations personnelles et ses intérêts amoureux, tout comme le permettraient l’examen des tiroirs de son bureau ou l’interception de ses appels téléphoniques. [p. 50]
[77] Comme le souligne le juge Binnie, la question principale dans le présent pourvoi consiste à décider s’il existe une attente objectivement raisonnable en matière de respect de la vie privée à l’égard des ordures ménagères déposées près d’une maison en vue de leur collecte. Bien que je sois d’accord avec mon collègue pour dire qu’il n’y a aucune violation de la Charte canadienne des droits et libertés en l’espèce, en toute déférence j’estime que le caractère privé de renseignements personnels provenant de la maison, renseignements devenus des ordures ménagères puis sortis en vue de leur collecte, doit être protégé contre les intrusions aléatoires de l’État. Il ne faudrait pas considérer que de tels renseignements perdent automatiquement leur caractère « privé » du seul fait qu’ils sont déposés à l’extérieur en vue de la collecte des ordures. Avant que l’État puisse être autorisé à fouiller dans l’information personnelle provenant de cet espace privé par excellence, il devrait exister, à tout le moins, des soupçons raisonnables qu’un crime a été commis ou le sera vraisemblablement.
[78] La protection de la vie privée est un aspect fondamental du système constitutionnel canadien. Dans R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, le juge La Forest a écrit ce qui suit :
Fondée sur l’autonomie morale et physique de la personne, la notion de vie privée est essentielle à son bien‑être. Ne serait‑ce que pour cette raison, elle mériterait une protection constitutionnelle, mais elle revêt aussi une importance capitale sur le plan de l’ordre public. L’interdiction qui est faite au gouvernement de s’intéresser de trop près à la vie des citoyens touche à l’essence même de l’État démocratique. [p. 427‑428]
[79] La Cour a affirmé de façon constante que la maison d’une personne est le lieu privé par excellence. Dans R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297, le juge Cory a écrit : « Il n’existe aucun endroit au monde où une personne possède une attente plus grande en matière de vie privée que dans sa “maison d’habitation” » (par. 140). Et, dans R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, le juge Binnie a dit de la résidence qu’elle est « le lieu où nos activités les plus intimes et privées sont le plus susceptibles de se dérouler » (par. 22).
[80] L’État a‑t‑il le droit de s’emparer de ce qui constitue par ailleurs des renseignements éminemment privés provenant de la maison lorsqu’ils sont déposés en vue de leur collecte et de leur élimination? L’inquiétude que soulève chez moi le fait d’autoriser une telle atteinte à la vie privée est qu’elle permet un accès illimité à des renseignements que la plupart des gens ne s’attendraient jamais à ce qu’ils soient mis à la disposition du public.
[81] La protection dont jouit une personne contre les atteintes abusives de l’État au droit à la vie privée est déterminée contextuellement, en examinant l’« ensemble des circonstances », selon l’analyse élaborée dans R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, puis développée plus récemment dans Tessling. L’avantage de l’analyse contextuelle exposée dans cet arrêt est qu’elle nous permet d’adapter de façon précise l’attente objectivement raisonnable en matière de respect de la vie privée aux circonstances d’une situation particulière.
[82] En l’espèce, l’aspect du droit au respect de la vie privée qui est en cause est principalement l’intimité informationnelle. Dans R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293, le juge Sopinka a décrit cet aspect comme étant « un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État ». Il a ajouté qu’« [i]l pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu » (p. 293).
[83] En conséquence, quelles sont les attentes raisonnables d’une personne à l’égard des renseignements qui proviennent de sa maison? Est‑ce qu’une personne choisit sciemment et volontairement de se départir de renseignements confidentiels quand elle les dépose en vue du ramassage des ordures? Si l’on considère le genre de renseignements personnels — médicaux, financiers ou autres — qui sont susceptibles d’être révélés, je crois que la réponse à cette question est que la plupart des gens entendent que ces renseignements demeurent privés.
[84] Toutefois, comme le souligne le juge Binnie, un facteur important qui va à l’encontre de cette conclusion dans le présent pourvoi est le fait que l’objet de la fouille contestée, en l’occurrence les ordures ménagères, avait à proprement parler été « abandonné ». Le juge Binnie reconnaît que, exception faite de ce facteur de l’analyse établie dans Tessling, la plupart des faits de l’espèce tendent à indiquer l’existence d’une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée.
[85] L’abandon n’est qu’un des facteurs de l’analyse énoncée dans Tessling. À mon avis, d’autres facteurs — y compris la question de savoir si la fouille a révélé des détails intimes sur la vie de la personne, ainsi que l’endroit où a eu lieu cette fouille à la limite de la propriété ou à proximité de celle‑ci — militent en faveur de la conclusion qu’il existe une attente raisonnable quant au respect du caractère privé de ces renseignements. L’abandon peut être considéré comme s’attachant davantage aux objets se trouvant dans les ordures, qu’aux renseignements révélés par ces objets ou au droit d’une personne au respect de sa vie privée à l’égard de ces renseignements. Il me semble raisonnable d’inférer que la plupart des gens n’entendent pas que ces renseignements personnels soient jamais révélés en l’absence d’un intérêt légitime de l’État justifiant d’écarter leur attente à cet égard.
[86] Les émanations de chaleur dont il était question dans Tessling représentent un élément de comparaison utile avec l’information que révèlent les ordures ménagères d’une personne. Ces émanations étaient involontaires dans la mesure seulement où elles étaient des conséquences non souhaitées des activités menées volontairement dans la maison. Pourtant, même s’il a conclu que l’utilisation par la police de la technique FLIR ne constituait pas une fouille, au motif que l’information révélée par celle‑ci était trop vague, le juge Binnie a reconnu que la conclusion concernant l’existence du droit au respect de la vie privée pourrait changer si un moyen technique plus perfectionné permettait de décoder les renseignements que contiennent les émanations (par. 55). À mon avis, cette observation résume bien le présent pourvoi. Même sans avoir recours à une technique perfectionnée, le fait de fouiner dans les ordures ménagères permet concrètement aux policiers de scruter les activités privées se déroulant à l’intérieur de la maison.
[87] Le règlement de la ville de Calgary nº 20M2001, intitulé Waste Bylaw, régit la collecte et l’élimination des déchets. Il existe des règlements semblables dans plusieurs villes canadiennes. Entre autres choses, ce règlement interdit de récupérer ce qui se trouve dans les poubelles, en plus de préciser l’endroit de la collecte des ordures et ce qui peut être déposé dans les poubelles.
[88] Le règlement prévoit un système d’élimination hygiénique des ordures et reflète l’attente objectivement raisonnable que les ordures ménagères seront ramassées par le service chargé de leur cueillette une fois qu’elles ont été déposées à l’endroit prévu à cette fin. Bien qu’il n’oblige pas les gens à mettre certaines choses aux ordures, le bon sens et des impératifs d’hygiène publique dictent que les gens n’ont d’autre choix que de se débarrasser régulièrement de leurs déchets domestiques. Cependant, le fait qu’une personne choisisse d’« abandonner » ses ordures précisément en vue de leur élimination ne signifie pas pour autant qu’elle « renonce » à son droit à l’intimité informationnelle.
[89] Les personnes qui sortent leurs ordures ménagères à l’extérieur, en tant que « déchets », s’attendent à ce qu’elles soient prises en charge par le système d’élimination des ordures : rien de plus, rien de moins. Aucune personne ne s’attendrait raisonnablement à ce que les renseignements personnels se trouvant dans ses ordures ménagères puissent être examinés par quiconque arbitrairement, et encore moins par l’État, avant qu’ils aient atteint la destination prévue. Il est vrai que les ordures ménagères sont composées d’objets abandonnés, que l’occupant de la maison peut ne plus vouloir conserver chez lui. À mon avis, toutefois, il n’est pas justifié de pousser ainsi l’analyse et de conclure que ces personnes ont renoncé à l’attente — à mon sens raisonnable — que les renseignements personnels provenant de leur foyer conserveront leur caractère privé.
[90] Bien que des renseignements personnels importants puissent être recueillis en fouillant dans les ordures ménagères déposées à la limite d’une propriété ou à proximité de celle‑ci en vue de leur ramassage, il faut par ailleurs reconnaître que la personne qui se débarrasse des ordures en question a indiqué par là l’intention de se départir des objets qu’elles contiennent. La mise en balance des divers facteurs énoncés dans Tessling amènent à conclure que nous sommes en présence d’une attente réduite en matière de respect de la vie privée, analogue à celle qui existe aux frontières (voir, par exemple, R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, et R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652). Cela ne veut pas dire que l’État peut fouiller arbitrairement dans cette information. Cependant, sauf situations d’urgence, il devrait exister à tout le moins des soupçons raisonnables concernant une possible infraction criminelle avant que des ordures ménagères déposées pour la collecte puissent être fouillées. (Voir Litchfield c. State, 824 N.E.2d 356 (Ind. 2005).)
[91] En l’espèce, les policiers possédaient amplement d’éléments de preuve étayant leurs soupçons raisonnables qu’un crime avait été commis par M. Patrick. Ils étaient par conséquent autorisés à fouiller les ordures ménagères déposées en vue de leur ramassage.
[92] Je souscris donc à la conclusion du juge Binnie selon laquelle il n’y a pas eu violation de la Charte et, tout comme lui, je rejetterais le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Ruttan Bates, Calgary.
Procureur de l’intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Edmonton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Calgary.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureur de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Constance Baran‑Gerez, Kingston.