COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353 |
Date : 20090717 Dossier : 31892 |
Entre :
Donnohue Grant
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Directeur des poursuites pénales du Canada, Procureur général de la Colombie-Britannique, Association canadienne des libertés civiles et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenants
Traduction française officielle : Motifs de la juge en chef McLachlin et de la juge Charron et motifs du juge Binnie
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement conjoints : (par. 1 à 149)
Motifs concordants en partie : (par. 150 à 184)
Motifs concordants en partie : (par. 185 à 230) |
La juge en chef McLachlin et la juge Charron (avec l’accord des juges LeBel, Fish et Abella)
Le juge Binnie
La juge Deschamps |
______________________________
R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353
Donnohue Grant Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Directeur des poursuites pénales du Canada,
procureur général de la Colombie‑Britannique,
Association canadienne des libertés civiles et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants
Répertorié : R. c. Grant
Référence neutre : 2009 CSC 32.
No du greffe : 31892.
2008 : 24 avril; 2009 : 17 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit constitutionnel — Charte des droits — Détention arbitraire — Droit à l’assistance d’un avocat — Contact entre l’accusé et les policiers relevant de services de police communautaire devenu un interrogatoire visant à obtenir des renseignements incriminants dans une situation où l’accusé était bel et bien contrôlé par les policiers — La conduite policière inciterait‑elle une personne raisonnable placée dans la même situation que l’accusé à conclure qu’elle n’est pas libre de partir et qu’elle doit obtempérer à la sommation de la police? — L’accusé a‑t‑il été détenu arbitrairement? — A‑t‑il été porté atteinte au droit de l’accusé d’avoir recours à l’assistance d’un avocat? — Sens du mot « détention » pour l’application des art. 9 et 10 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Réparation — Exclusion d’éléments de preuve — Arme à feu découverte par suite de déclarations de l’accusé obtenues en violation de ses droits de ne pas être détenu arbitrairement et d’avoir recours à l’assistance d’un avocat — Arme à feu utilisée en preuve au procès et accusé déclaré coupable de cinq infractions relatives aux armes à feu — L’utilisation de l’arme à feu est‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice? — Cadre d’analyse révisé pour déterminer si les éléments de preuve obtenus en violation de droits constitutionnels doivent être exclus — Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(2).
Droit criminel — Armes à feu — Possession d’une arme à feu en vue d’en faire le trafic — Le simple déplacement d’une arme à feu d’un endroit à un autre sans qu’elle change de mains équivaut‑il à du trafic d’armes? — Sens du mot « cession » d’une arme à feu pour l’application des art. 84, 99 et 100 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.
Trois policiers patrouillaient pour surveiller un secteur où se trouvent des écoles et où, par le passé, des agressions, des infractions relatives aux drogues et des vols avaient été commis à l’endroit d’élèves. W et F étaient vêtus en civil et se trouvaient à bord d’une voiture banalisée. G était en uniforme et conduisait une voiture de police. L’accusé, un jeune homme de race noire, marchait sur un trottoir quand il a attiré l’attention de W et de F. Au moment où les deux policiers le dépassaient en voiture, l’accusé les a dévisagés tout en tripotant son blouson et son pantalon, de telle sorte qu’il a éveillé leurs soupçons. W et F ont suggéré à G d’avoir une conversation avec l’accusé qui approchait de lui pour déterminer s’il y avait lieu de s’inquiéter. G a commencé à parler avec l’accusé tout en se tenant directement en travers de son chemin sur le trottoir. Le policier lui a demandé ce qui se passait, ainsi que son nom et son adresse. Puis, l’accusé a nerveusement rajusté son blouson, ce qui a amené le policier à lui demander de garder ses mains devant lui. Après avoir observé l’échange depuis leur voiture pendant une courte période, W et F se sont approchés des deux hommes qui se trouvaient sur le trottoir, se sont identifiés en montrant à l’accusé leur insigne de police et se sont placés derrière G, bloquant ainsi le chemin. G a ensuite demandé à l’accusé s’il avait quelque chose sur lui qu’il ne devrait pas avoir, ce à quoi l’accusé a répondu, «_un petit sac de pot » et une arme à feu. À ce moment‑là, les policiers ont arrêté et fouillé l’accusé, puis ils ont saisi la marijuana et un revolver chargé. Ils l’ont alors informé de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et l’ont emmené au poste de police.
Au procès, l’accusé a soutenu que les droits qui lui sont garantis par les art. 8 et 9 ainsi que par l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés avaient été violés. Le juge du procès a conclu qu’il n’y avait pas eu violation de la Charte et a admis l’arme à feu en preuve. L’accusé a été déclaré coupable de cinq infractions relatives aux armes à feu. La Cour d’appel a maintenu les déclarations de culpabilité pour divers motifs. Elle a conclu que la détention s’était cristallisée pendant la conversation avec G, avant que l’accusé ne fasse les déclarations incriminantes, et que la détention était arbitraire et avait porté atteinte au droit garanti par l’art. 9 de la Charte. Cependant, elle a conclu, après avoir procédé à l’analyse requise par le par. 24(2) de la Charte, que le revolver devait être admis en preuve. La cour était d’accord avec le juge du procès pour dire que le transport du revolver d’un endroit à un autre par l’accusé entrait dans la définition de « cession » énoncée au Code criminel et que cela justifiait la déclaration de culpabilité pour possession d’une arme à feu en vue d’en faire le trafic.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli quant au chef de trafic et un acquittement est inscrit à cet égard. Le pourvoi est rejeté quant à tous les autres chefs.
La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella et Charron : La jurisprudence relative à la détention et à l’exclusion d’éléments de preuve pose des difficultés d’application et peut entraîner des résultats insatisfaisants. Sans remettre en cause les principes ayant fondé les décisions rendues jusqu’à présent, la Cour doit jeter un regard neuf sur le cadre d’analyse élaboré pour trancher ces deux questions. [3]
La détention visée aux art. 9 et 10 de la Charte s’entend de la suspension du droit à la liberté d’une personne par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable. Il y a détention psychologique quand l’individu est légalement tenu d’obtempérer à une demande contraignante ou à une sommation, ou quand une personne raisonnable conclurait, compte tenu de la conduite de l’État, qu’elle n’a d’autre choix que d’obtempérer. En l’absence de contrainte physique ou d’obligation légale, il peut être difficile de savoir si une personne a été mise en détention ou non. Pour déterminer si une personne raisonnable placée dans la même situation conclurait qu’elle a été privée par l’État de sa liberté de choix, le tribunal peut tenir compte, notamment, des facteurs suivants : a) les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir; b) la nature de la conduite des policiers; et c) les caractéristiques ou la situation particulières de la personne, selon leur pertinence. Pour répondre à la question de savoir s’il y a détention, il faut procéder à une évaluation réaliste de la totalité du contact tel qu’il s’est déroulé, et non à une analyse détaillée de chacun des mots prononcés et des gestes posés. Dans les cas où les policiers ne savent pas avec certitude si leur conduite a un effet coercitif, ils peuvent dire clairement à la personne visée qu’elle n’est pas tenue de répondre aux questions et qu’elle est libre de partir. C’est au juge du procès qu’il appartient de décider — en appliquant les principes de droit pertinents aux faits particuliers de l’espèce — si la police a franchi la limite entre une conduite qui respecte la liberté et le droit de choisir du sujet et une conduite qui porte atteinte à ces droits. S’il est vrai qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait du juge du procès, l’application du droit aux faits constitue une question de droit. [32] [43‑44]
En l’espèce, l’accusé était en détention au sens où il faut l’entendre pour l’application des art. 9 et 10 de la Charte lorsqu’on lui a posé les questions qui l’ont amené à révéler l’existence de l’arme à feu. Le contact a débuté lorsque G a abordé l’accusé et lui a posé des questions d’ordre général. Une interpellation préliminaire de ce genre s’inscrit dans l’exercice légitime des pouvoirs policiers. G a ensuite dit à l’accusé de garder ses mains devant lui. Certes, pris isolément, on pourrait considérer que ce geste est insuffisant pour constituer une détention. Toutefois, son examen dans le contexte de tout ce qui en a découlé porte à conclure que l’accusé a été mis en détention. Deux autres policiers se sont approchés, ont montré leur insigne et ont tactiquement pris une position antagonique derrière G, qui a commencé à poser des questions procédant et témoignant de soupçons dont l’accusé était la cible. La durée et le caractère contraignant des gestes qui ont suivi l’ordre donné à l’accusé permettent de conclure raisonnablement que les policiers plaçaient l’accusé sous leur autorité et le privaient du choix de la façon de réagir. À ce stade, la liberté de l’accusé était manifestement restreinte et il avait besoin des mesures de protection garanties par la Charte en cas de détention. Le contact relevant de services de police communautaire est devenu un interrogatoire visant à obtenir des renseignements incriminants dans une situation où l’accusé était bel et bien contrôlé par les policiers. Même si G s’est montré respectueux en posant ses questions, l’interpellation était intrinsèquement intimidante. La jeunesse et l’inexpérience de l’accusé ont sans aucun doute accentué l’inégalité du rapport de force. Comme le test est de nature objective, le fait que l’accusé n’ait pas témoigné quant à sa perception de ce qui se passait ne porte pas un coup fatal à sa prétention qu’il était détenu. La preuve étaye son affirmation qu’une personne raisonnable placée dans sa situation aurait conclu que les policiers, par leur conduite, l’avaient privée de la liberté de choisir comment agir. [45] [47‑52]
Le revolver a été obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits garantis à l’accusé par l’art. 9 et par l’al. 10b) de la Charte. Une détention illégale est nécessairement arbitraire et interdite par l’art. 9. Les policiers ont reconnu au procès qu’ils n’avaient pas de motif juridique ou de soupçon raisonnable les autorisant à détenir l’accusé avant que celui‑ci fasse les déclarations incriminantes. La détention était donc arbitraire. En outre, les policiers ont omis d’informer l’accusé de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat avant l’interrogatoire qui a mené à la découverte de l’arme à feu. Le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat prend naissance dès la mise en détention, que celle‑ci serve exclusivement ou non à des fins d’enquête. [11] [55] [57‑58]
Il faut clarifier les facteurs pertinents pour déterminer quand, « eu égard aux circonstances », l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par suite d’une violation de la Charte serait « susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ». Le paragraphe 24(2), comme l’indique son libellé, vise à préserver la considération dont jouit l’administration de la justice. Considérée de façon générale, l’expression « administration de la justice » englobe le maintien du principe de la primauté du droit et des droits garantis par la Charte dans l’ensemble du système de justice. L’expression « déconsidérer l’administration de la justice » doit être prise dans l’optique du maintien à long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard. Certes, l’exclusion d’éléments de preuve qui aboutit à un acquittement peut provoquer des critiques sur le coup. Il n’en demeure pas moins que les réactions immédiates, dans des cas particuliers, ne sont pas visées par l’objet du par. 24(2). Cette disposition concerne plutôt l’appréciation de l’effet à long terme de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération globale dont jouit le système de justice et suppose un examen de nature objective, qui vise à déterminer si une personne raisonnable, au fait de l’ensemble des circonstances pertinentes et des valeurs sous‑jacentes de la Charte, conclurait que l’utilisation d’éléments de preuve donnés serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. L’objet du par. 24(2) n’est pas seulement à long terme, il est également prospectif. L’existence d’une violation de la Charte signifie que l’administration de la justice a déjà été mise à mal. Le paragraphe 24(2) part de là et vise à faire en sorte que les éléments de preuve obtenus au moyen de cette violation ne déconsidèrent pas davantage le système de justice. Le paragraphe 24(2) a aussi un objet sociétal. Il ne vise pas à sanctionner la conduite des policiers ou à dédommager l’accusé, il a plutôt une portée systémique. [66‑70]
Le tribunal saisi d’une demande d’exclusion fondée sur le par. 24(2) doit évaluer et mettre en balance l’effet de l’utilisation des éléments de preuve sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État, (2) l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Lorsqu’il se penche sur le cadre du premier volet, le tribunal examine la nature de la conduite de la police qui a porté atteinte aux droits protégés par la Charte et mené à la découverte des éléments de preuve. Plus les gestes ayant entraîné la violation de la Charte par l’État sont graves ou délibérés plus il est nécessaire que les tribunaux s’en dissocient en excluant les éléments de preuve ainsi acquis, afin de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et de faire en sorte que l’État s’y conforme. Le deuxième volet de l’examen impose d’évaluer la portée réelle de l’atteinte aux intérêts protégés par le droit en cause. Le risque que l’utilisation des éléments de preuve déconsidère l’administration de la justice augmente en fonction de la gravité de l’empiétement sur ces intérêts. Dans le cadre du troisième volet, la cour se demande si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel est mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion d’éléments de preuve. À ce stade, le tribunal prend en compte les facteurs telles la fiabilité des éléments de preuve et leur importance pour la preuve du ministère public. Il appartient chaque fois au juge du procès de soupeser et de mettre en balance ces questions. Lorsque le juge du procès a examiné les bons facteurs, les cours d’appel devraient faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de la décision rendue. [71‑72] [76‑77] [79] [86] [127]
En l’espèce, l’arme a été découverte par suite de déclarations de l’accusé obtenues en violation de la Charte. Dans le cadre de l’application aux faits de l’espèce de l’examen en trois volets, la mise en balance des facteurs milite en faveur de l’utilisation des éléments de preuve dérivée. La conduite policière contraire à la Charte n’était ni délibérée, ni des plus extrêmes. En outre, rien n’indique que l’accusé ait été victime de profilage racial ou d’autres pratiques policières discriminatoires. Les policiers sont allés trop loin en détenant l’accusé et en lui posant des questions, mais le moment auquel un contact se mue en détention n’est pas toujours clair et l’erreur commise par les policiers en l’espèce était compréhensible. L’incidence des violations de la Charte sur les intérêts de l’accusé qui sont protégés était grave, sans être des plus extrêmes. Finalement, le revolver est un élément de preuve très fiable et essentiel à l’instruction sur le fond. La mise en balance requise par le par. 24(2) est de nature qualitative, la précision mathématique est donc impossible. Toutefois, après avoir examiné tous ces facteurs, les tribunaux d’instance inférieure n’ont pas commis d’erreur en concluant que, tout bien considéré, l’utilisation en preuve du revolver n’était pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. L’incidence grave de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte milite fortement en faveur de l’exclusion du revolver, tandis que l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond milite fortement en faveur de son utilisation. Or, les policiers travaillaient dans un contexte d’incertitude juridique considérable, ce qui fait pencher la balance pour l’utilisation en preuve. [132‑133] [139‑140]
La déclaration de culpabilité prononcée contre l’accusé pour possession d’une arme à feu en vue d’en faire le trafic, infraction décrite au par. 100(1) du Code criminel, doit être annulée parce qu’il n’a pas « cédé » l’arme au sens où il faut l’entendre pour l’application de cette disposition. L’interprétation contextuelle de l’art. 100 et des dispositions connexes révèle que le législateur voulait réserver les peines les plus lourdes aux cessions équivalant à du trafic d’armes et non au simple déplacement d’une arme à feu d’un endroit à un autre. Puisque le juge du procès n’a pas conclu que l’accusé était en possession du revolver en vue de le céder à une autre personne, la déclaration de culpabilité fondée sur le par. 100(1) ne peut être maintenue. [141] [143]
Le juge Binnie : L’approche adoptée par les juges majoritaires pour définir le mot « détention » pour l’application des art. 9 et 10 de la Charte accorde trop d’importance à la perception d’une pression psychologique par le plaignant, quoique filtrée par les yeux d’une personne raisonnable hypothétique placée dans la même situation. Les éléments factuels objectifs de ces contacts de même que la perception des policiers au moment où ils abordent la personne interceptée et toutes les informations dont disposent alors les policiers ou dont ils prennent connaissance au cours du contact — que la personne interceptée en ait connaissance ou non — devraient être inclus dans une analyse plus complète du moment auquel survient la « détention » pour l’application de la Charte. [150] [180]
L’adhésion de la Cour à une approche exclusivement centrée sur le plaignant pourrait donner l’impression qu’il est plus important de se demander si la personne raisonnable hypothétique « placée dans la même situation » que le plaignant penserait qu’elle est détenue plutôt que de se demander si elle est détenue. Le point de vue de la personne interceptée est important et il est vrai qu’il ne peut y avoir détention sans que la liberté de la personne interceptée soit considérablement entravée (ou qu’elle perçoive raisonnablement qu’il en est ainsi), mais ce n’est pas la seule considération. [151]
Il est important de pouvoir déterminer à quel moment une interaction entre un policier et un membre du public devient une détention donnant ouverture aux droits garantis en cas de détention, dont celui de faire intervenir son avocat. Réexaminer le concept de la « détention psychologique » de façon à ce que le contact soit envisagé dans des perspectives plus vastes est une autre façon d’atténuer la « tension manifeste » entre l’obligation d’informer les personnes détenues de leur droit à l’assistance d’un avocat et l’utilisation appropriée et efficace de brèves détentions aux fins d’enquête. Les policiers savent — alors que le plaignant peut l’ignorer — à quel moment une personne d’intérêt accède au rang de suspect dont les droits sont sérieusement compromis. [153] [160] [165] [177]
L’adhésion constante de la Cour à l’approche préconisée par Therens pour déterminer à quel moment une simple interaction se cristallise en détention pose de nombreux problèmes. L’insistance pour que la situation du plaignant soit envisagée dans la perspective plus détachée de la « personne raisonnable » exagère dans certains cas la capacité d’une personne ordinaire de résister à l’affirmation par les policiers de leur autorité et peut mener impérativement à la conclusion que le plaignant avait le choix de partir, alors qu’il ne l’avait pas. Par ailleurs, si le concept de la personne raisonnable est censé décrire le citoyen moyen disposé à coopérer avec les policiers, dans le contexte canadien, ce citoyen considérera presque toujours une directive des policiers comme une sommation à laquelle il doit obéir. Vues sous cet angle, les directives ou les sommations de la police restreignent facilement le choix du plaignant de quitter les lieux. Par conséquent, même les contacts les moins importuns entre les policiers et les citoyens devraient fréquemment être qualifiés de détentions suivant la méthode centrée sur le plaignant adoptée par les juges majoritaires. [166] [170]
Une autre difficulté liée à la modulation de l’approche de la « personne raisonnable » tient à déterminer exactement quels sont les renseignements que détient cette personne fictive et ce en quoi consiste son vécu à partir duquel elle évaluera le contact. Cela est particulièrement pertinent dans le cas du membre d’une minorité visible qui, en raison de sa situation et de son vécu, est davantage susceptible de ne pas se sentir en mesure de désobéir aux directives des policiers et que toute affirmation de son droit de quitter les lieux risque d’être considérée en soi comme une esquive et invoquée plus tard par les policiers comme un motif suffisant d’entretenir des soupçons justifiant sa détention selon l’arrêt Mann. Le point de vue des policiers quant à ces contacts, qu’il ait ou non été révélé à la personne interceptée, est pertinent. En l’absence de critères explicites, différents juges auront tendance à attribuer à la « personne raisonnable » leur propre impression du moment auquel, à leur avis, la personne interceptée devrait pouvoir appeler un avocat. Cette approche pourrait inciter les juges à procéder à une analyse axée sur le résultat. [169] [172‑174]
L’approche adoptée dans Therens ne prend pas adéquatement en compte de ce que les policiers savent, et à quel moment ils l’ont appris, — sauf dans la mesure où ces informations sont révélées à la personne interceptée —, mais ils pourraient estimer préférable de ne pas révéler ces informations. Des questions posées par la police, générales en apparence, peuvent viser, à l’insu de la personne interceptée, à trouver la pièce manquante en amenant cette dernière à s’incriminer. Leur connaissance de ce contexte factuel peut les placer en fait dans un rapport antagoniste avec la personne interceptée, que celle‑ci sache ou non qu’elle se trouve dans une situation périlleuse. C’est ce rapport antagoniste associé à l’« interception » qui crée le besoin d’avoir recours à l’assistance d’un avocat. Par contre, si le but poursuivi par un policier est plus inoffensif, un ordre, même non équivoque, donné par ce policier pourrait ne pas avoir l’effet d’une détention sur le plan juridique, et ainsi favoriser la poursuite. [167] [178‑179]
Pour établir qu’il y a eu détention, il faut qu’un policier ait donné un commandement ou une directive, que la personne alléguant qu’il y a eu détention pour l’application de l’art. 9 y ait obtempéré et qu’elle ait eu des motifs raisonnables de croire qu’elle n’avait d’autre choix que d’obtempérer. Toutefois, les mots utilisés par le policier et son comportement doivent être interprétés au regard du but visé par le contact du point de vue du policier — que la personne dont il demande la coopération en ait été informée ou non. En outre, lorsqu’on se penche sur la perception de la personne arrêtée, on devrait accorder beaucoup de poids aux valeurs et au vécu de la personne véritablement interceptée, y compris à l’expérience des minorités visibles. [176‑177]
Il y a accord quant à la conclusion des juges majoritaires pour dire que, en l’espèce, l’accusé a été détenu de façon arbitraire. Les policiers cherchaient à enquêter sur des crimes commis ou anticipés. Les policiers ne possédaient aucune information indiquant que l’accusé pouvait être impliqué dans une activité criminelle ou même qu’un crime avait été commis. L’ordre donné à l’accusé de garder ses mains devant lui a cristallisé la détention. Toutefois, il faut conclure à juste titre qu’il y avait détention non seulement en raison des perceptions de l’accusé (filtrées par les yeux de la personne raisonnable hypothétique), mais aussi en raison des faits objectifs qui ont motivé l’interpellation (la détection de crimes) et de la perception des policiers qui, au départ, ne disposaient d’aucun renseignement les autorisant à utiliser des tactiques aussi vigoureuses. Il y a aussi accord quant à l’analyse des juges majoritaires relative au par. 24(2) et quant au dispositif du pourvoi qui en découle. [181‑184]
La juge Deschamps : L’ensemble des faits de la présente affaire permet de conclure qu’il y a eu détention de l’accusé. Le point tournant est survenu lorsque les policiers ont posé à l’accusé certaines questions directes qui, considérées objectivement, pouvaient inciter une personne raisonnable à se sentir visée, coincée et, de ce fait, détenue. La nature de l’interrogatoire auquel s’est livré G l’a amené à franchir la limite entre le travail de prévention et le travail de répression. Il a demandé à l’accusé s’il avait commis un crime. À la suite d’une telle question, adressée à une personne qui se savait observée depuis le moment où elle avait croisé W et F — lesquels étaient arrivés sur les lieux depuis — la rencontre ne pouvait plus être qualifiée de simple interaction entre un policier et un membre du public. Il ne s’agissait plus d’une conversation impromptue pouvant laisser croire à l’accusé qu’il pouvait quitter les lieux à sa guise. [191]
En ce qui a trait aux facteurs suggérés pour décider de l’admission ou de l’exclusion d’un élément de preuve obtenu en violation d’un droit protégé par la Charte, la nouvelle grille d’analyse proposée par la majorité ne respecte pas l’objectif visé par le par. 24(2) de la Charte, qui consiste à préserver la considération du public à l’égard de l’administration de la justice. Le fait d’affirmer que le par. 24(2) vise un objectif sociétal à long terme emporte des conséquences importantes dans la détermination des éléments de l’analyse. En centrant celle‑ci sur la conduite des policiers dans le premier volet et sur l’intérêt de l’accusé dans le second, et en accordant une importance moins grande à la gravité de l’infraction dans le troisième, la grille proposée n’est pas suffisamment orientée vers l’intérêt sociétal à long terme qui doit guider le juge dans sa décision. Pour déterminer si le maintien de la considération dont jouit l’administration de la justice sera mieux servi par l’admission de la preuve ou par son exclusion, le juge doit plutôt rechercher un juste équilibre entre deux intérêts de la société, soit l’intérêt du public à la préservation des droits protégés par la Charte et de l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond. Pour ce qui est du premier volet, tous les faits qui donnent des indications sur l’effet de la violation sur les droits protégés doivent être pris en considération, y compris la conduite étatique à l’origine de la violation. L’incidence d’une violation sur les intérêts protégés varie selon les circonstances et le juge doit donc examiner tous les faits qui lui permettent d’évaluer l’incidence à long terme de sa décision sur la considération dont jouit l’administration de la justice, c’est‑à‑dire non pas sur les droits de l’accusé particulièrement concerné, mais plutôt sur ceux de tous les individus qui pourraient être victimes d’une violation similaire de leurs droits. Pour ce qui est du deuxième volet, la fiabilité de la preuve, son caractère essentiel ou périphérique de même que la gravité de l’infraction reprochée sont des considérations primordiales pour assurer le maintien de la confiance du public. [185] [195] [198] [202] [223‑226]
En l’espèce, la considération dont jouit l’administration de la justice sera favorisée par l’admission de l’arme en preuve. Selon les faits constatés par le juge de première instance, l’échange n’a duré que quelques minutes; les policiers se sont montrés polis envers l’accusé; ils étaient mus par le désir d’avoir une attitude proactive dans le contexte de la patrouille d’un quartier scolaire où sévissaient de graves problèmes de criminalité et de sécurité chez les jeunes. Pour ce qui concerne la protection du public, il importe de souligner qu’il s’agit d’une accusation en matière d’armes à feu et que la preuve est indispensable à la démonstration de la culpabilité, en plus d’être éminemment fiable. La mise en balance de la faible incidence de la violation sur les intérêts protégés avec la grande importance de la preuve pour la tenue du procès favorise l’admission de la preuve matérielle. [228‑229]
Il y a accord avec la majorité concernant l’accusation de possession d’une arme à feu en vue d’en faire le trafic. [229]
Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin et la juge Charron
Arrêts non suivis : R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; arrêt appliqué : R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; arrêts mentionnés : R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; R. c. Esposito (1985), 24 C.C.C. (3d) 88; Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Grafe (1987), 36 C.C.C. (3d) 267; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; R. c. Duguay (1985), 18 C.C.C. (3d) 289; R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621; R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257; R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206; R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297; R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272; R. c. Kitaitchik (2002), 166 C.C.C. (3d) 14; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. Harper, [1994] 3 R.C.S. 343; R. c. Schedel (2003), 175 C.C.C. (3d) 193; R. c. Richfield (2003), 178 C.C.C. (3d) 23; R. c. Dolynchuk (2004), 184 C.C.C. (3d) 214; R. c. Banman, 2008 MBCA 103, 236 C.C.C. (3d) 547; R. c. S.A.B., 2003 CSC 60, [2003] 2 R.C.S. 678; R. c. Shepherd, 2007 SKCA 29, 218 C.C.C. (3d) 113, conf. par 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527; R. c. Padavattan (2007), 223 C.C.C. (3d) 221; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679; R. c. St. Lawrence, [1949] O.R. 215; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223; R. c. Harris, 2007 ONCA 574, 225 C.C.C. (3d) 193; R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980; R. c. Goldhart, [1996] 2 R.C.S. 463; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494; McDiarmid Lumber Ltd. c. Première Nation de God’s Lake, 2006 CSC 58, [2006] 2 R.C.S. 846; R. c. Davis, [1999] 3 R.C.S. 759.
Citée par le juge Binnie
Arrêt non suivi : R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; arrêts mentionnés : R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679; United States c. Mendenhall, 446 U.S. 544 (1980); Florida c. Royer, 460 U.S. 491 (1983); California c. Beheler, 463 U.S. 1121 (1983); Oregon c. Mathiason, 429 U.S. 492 (1977); Escobedo c. Illinois, 378 U.S. 478 (1964); Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966); Thompson c. Keohane, 516 U.S. 99 (1995); Stansbury c. California, 511 U.S. 318 (1994); R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, conf. 2007 ONCA 60, 85 O.R. (3d) 127; R. c. Moran (1987), 36 C.C.C. (3d) 225, autorisation de pourvoi refusée, [1988] 1 R.C.S. xi; R. c. Grafe (1987), 36 C.C.C. (3d) 267; Practice Note (Judges’ Rules), [1964] 1 W.L.R. 152.
Citée par la juge Deschamps
Arrêt non suivi : R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; arrêts mentionnés : R. c. Orellana, [1999] O.J. No. 5746 (QL); R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206; R. c. Strachan (1986), 25 D.L.R. (4th) 567; Herring c. United States, 555 U.S. 1 (2009); R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; R. c. Taillefer, 2003 CSC 70, [2003] 3 R.C.S. 307; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 8, 9, 10, 11c), 13, 24.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 84 « cession », 86(2), 99, 100.
Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, ch. 39, art. 21 « cession ».
Model Code of Pre‑Arraignment Procedure (ALI 1975), art. 110.1(2).
Doctrine citée
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef McMurtry et les juges Laskin et Lang) (2006), 81 O.R. (3d) 1, 213 O.A.C. 127, 209 C.C.C. (3d) 250, 38 C.R. (6th) 58, 143 C.R.R. (2d) 223, 2006 CarswellOnt 3352, [2006] O.J. No. 2179 (QL), qui a confirmé la déclaration de culpabilité prononcée contre l’accusé par le juge M. H. Harris, 2004 CarswellOnt 8783. Pourvoi accueilli en partie.
Jonathan Dawe et Frank R. Addario, pour l’appelant.
Michal Fairburn et John Corelli, pour l’intimée.
James C. Martin et Paul Adams, pour l’intervenant le Directeur des poursuites pénales du Canada.
Michael Brundrett et Margaret A. Mereigh, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Don Stuart et Graeme Norton, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Marlys A. Edwardh et Jessica R. Orkin, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish, Abella et Charron rendu par
La Juge en chef et la juge Charron —
I. Aperçu
[1] Monsieur Grant interjette appel des déclarations de culpabilité prononcées contre lui quant à une série d’infractions relatives aux armes à feu. Les accusations portées contre lui découlaient de la saisie d’un revolver survenue à l’occasion d’un contact entre des policiers et lui sur un trottoir de Toronto. Les déclarations de culpabilité reposant sur le dépôt en preuve du revolver, il faut déterminer en l’espèce si cet élément de preuve a été obtenu par suite de la violation de droits garantis à M. Grant par la Charte canadienne des droits et libertés et, le cas échéant, s’il y avait lieu de l’exclure en application du par. 24(2) de la Charte.
[2] Pour répondre aux questions en litige dans le présent pourvoi, nous devons revoir deux points importants et controversés de la jurisprudence relative à la Charte en matière de droit criminel. Le premier point concerne la définition du mot « détention » pour l’application des art. 9 et 10 de la Charte. Le deuxième point concerne le test applicable, dans le contexte d’une demande fondée sur le par. 24(2), pour décider de l’exclusion des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte.
[3] Les arguments qui nous ont été soumis démontrent que la jurisprudence relative à la détention et à l’exclusion d’éléments de preuve pose des difficultés d’application et peut entraîner des résultats insatisfaisants. Sans remettre en cause les principes ayant fondé les décisions rendues jusqu’à présent, nous estimons, compte tenu des difficultés qui nous ont été signalées, devoir jeter un regard neuf sur le cadre d’analyse élaboré pour trancher ces deux questions. Nous examinerons aussi la question subsidiaire soulevée en l’espèce, soit celle du sens des termes « cession » et « céder » une arme à feu employés aux art. 84, 99 et 100 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46.
II. Les faits
[4] Le contact au cœur du présent pourvoi est survenu vers midi le 17 novembre 2003, dans le secteur des avenues Greenwood et Danforth, à Toronto. Comme ce secteur compte quatre écoles et que, par le passé, des agressions, des vols et des infractions relatives aux drogues se rapportant à des étudiants y avaient été commis pendant la pause du déjeuner, les trois policiers présents lors du contact y patrouillaient pour surveiller les lieux et assurer la sécurité des élèves. Deux d’entre eux, les agents Worrell et Forde, étaient vêtus en civil et se trouvaient à bord d’une voiture banalisée. Même s’ils étaient de patrouille, leur tâche consistait principalement à se rendre dans les différentes écoles pour s’assurer que ne s’y trouvaient pas des individus qui ne devaient pas y être — des personnes qui ne fréquentaient pas l’école ou des élèves d’une autre école. Le troisième policier, l’agent Gomes, était en uniforme et conduisait une voiture de police. En « patrouille dirigée », il était chargé d’assurer une présence policière visible dans le quartier afin de rassurer les élèves et de prévenir le crime pendant la pause du déjeuner des écoles secondaires.
[5] Monsieur Grant, un jeune homme de race noire, marchait en direction nord sur l’avenue Greenwood quand il a attiré l’attention des agents Forde et Worrell. En effet, selon ce dernier, au moment où son collègue et lui le dépassaient en voiture, l’appelant les aurait « dévisagés » avec une insistance anormale et les aurait suivis du regard lorsqu’ils s’éloignaient, tout en [traduction] « tripotant » son blouson et son pantalon de telle sorte qu’il a éveillé leurs soupçons. Vu la raison pour laquelle l’agent Forde et lui se trouvaient dans le secteur et ce qu’il venait juste de voir, l’agent Worrell a pensé [traduction] « qu’ils devraient peut‑être parler avec ce gars‑là pour voir ce qui se passait avec lui ». L’agent Worrell voulait savoir si M. Grant fréquentait une des écoles que son partenaire et lui devaient surveiller et, sinon, s’il se rendait quand même à l’une d’entre elles. Les deux policiers en civil ont remarqué que l’agent Gomes était garé en aval de l’appelant et, comme leur collègue était en uniforme, ils lui ont suggéré d’[traduction] « avoir une conversation » avec l’appelant qui approchait de lui pour déterminer s’il y avait lieu de s’inquiéter.
[6] L’agent Gomes est alors sorti de sa voiture et a commencé à parler avec M. Grant tout en se tenant directement en travers de son chemin sur le trottoir. Le policier lui a demandé [traduction] « ce qui se passait », ainsi que son nom et son adresse. En guise de réponse, l’appelant lui a remis sa carte santé provinciale. Puis, l’appelant a nerveusement rajusté son blouson, ce qui a amené le policier à lui demander de [traduction] « garder ses mains devant lui ». À ce moment‑là, les deux autres policiers avaient rebroussé chemin et s’étaient rangés sur le côté de la rue.
[7] En contre‑interrogatoire, l’agent Worrell a indiqué que son collègue Forde et lui se sont arrêtés parce que la façon dont M. Grant les avait scrutés et dont il regardait [traduction] « tout autour » en rajustant ses vêtements avait éveillé ses soupçons. Lors de l’interrogatoire principal, l’agent Worrell a affirmé ce qui suit : [traduction] « il semblait encore, je ne sais pas, un peu nerveux à cause de la façon qu’il avait de regarder tout autour, de nous regarder et de regarder encore tout autour pendant qu’il parlait à l’agent Gomes. À ce moment‑là, j’ai dit à mon partenaire, tu sais, je pense que ça ne nuirait pas si on allait rejoindre l’agent Gomes et si on était présents, juste pour voir si tout se passe bien. » Ainsi, après avoir observé l’échange depuis leur voiture pendant une courte période, les deux policiers se sont approchés des deux hommes qui se trouvaient sur le trottoir, se sont identifiés en montrant à l’appelant leur insigne de police et se sont placés derrière l’agent Gomes, bloquant ainsi le chemin. Voici les détails de l’échange entre l’agent Gomes et M. Grant après l’arrivée des deux autres policiers :
[traduction]
Q. Avez‑vous déjà été arrêté?
R. J’ai eu quelques problèmes il y a environ trois ans.
Q. Avez‑vous quelque chose sur vous que vous ne devriez pas avoir?
R. Non. En fait, j’ai un petit sac de pot.
Q. Où est‑il?
R. Dans ma poche.
Q. C’est tout?
R. (Il baisse la tête.) Ouais. Euh, non.
Q. Avez‑vous d’autres drogues sur vous?
R. Non, j’ai juste du pot, c’est tout.
Q. Alors, qu’est‑ce que vous avez?
R. J’ai une arme à feu.
[8] À ce moment‑là, les policiers l’ont arrêté et fouillé, et ils ont saisi la marijuana et un revolver chargé. Ils ont alors informé M. Grant de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et l’ont emmené au poste de police.
III. Les décisions des juridictions inférieures
[9] Au procès, M. Grant a soutenu que les droits qui lui sont garantis par les art. 8 et 9 et par l’al. 10b) de la Charte avaient été violés. Le juge du procès a conclu que les questions posées par les policiers n’équivalaient pas à une fouille visée par l’art. 8. Il a ajouté que M. Grant n’avait pas été mis en détention avant son arrestation et que, s’il l’avait été, il avait renoncé à ses droits en répondant aux demandes des policiers. Ayant conclu qu’il n’y avait pas eu violation de la Charte, le juge du procès a accepté sans difficulté que l’arme à feu soit produite en preuve : 2004 CarswellOnt 8779. Monsieur Grant a été déclaré coupable de cinq infractions relatives aux armes à feu, notamment de celle de possession d’une arme à autorisation restreinte en vue de la céder sans autorisation légale (par. 100(1) du Code criminel).
[10] En Cour d’appel de l’Ontario, le juge Laskin a estimé que plusieurs erreurs de qualification des événements entachaient la conclusion du juge du procès au sujet de la détention, ce qui autorisait la cour à réexaminer la question. Il a conclu que la détention s’était cristallisée pendant la conversation avec l’agent Gomes, avant que l’appelant ne fasse les déclarations incriminantes. Comme les policiers n’avaient aucun motif raisonnable les autorisant à détenir l’appelant, la détention était arbitraire et l’atteinte au droit garanti à l’art. 9 a été établie. Le juge Laskin n’a pas traité de l’al. 10b) et n’a constaté aucune violation de l’art. 8. Quant à la question de l’exclusion visée par le par. 24(2), le juge Laskin a estimé que l’arme à feu était une preuve « dérivée » obtenue à partir d’une déclaration auto‑incriminante qui, pour cette seule raison, serait très souvent écartée. Cependant, après examen de la jurisprudence récente relative au par. 24(2), il a déclaré que l’utilisation du revolver ne compromettrait pas indûment l’équité du procès. À son avis, l’exclusion de l’arme à feu déconsidérerait davantage l’administration de la justice que ne le ferait son utilisation en preuve. Il a donc conclu que le revolver avait été admis en preuve à bon droit. Sur la question des infractions relatives aux armes à feu, le juge Laskin a conclu que le transport du revolver d’un endroit à un autre par M. Grant entrait dans la définition de « cession » énoncée à l’art. 84 du Code et justifiait la déclaration de culpabilité fondée sur le par. 100(1). Il a donc rejeté l’appel : (2006), 81 O.R. (3d) 1.
IV. L’analyse
A. Violation de la Charte
[11] En l’espèce, la première question à trancher est celle de savoir si le revolver a été obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits garantis à M. Grant par la Charte. Ce dernier fait valoir que les policiers ont violé ces droits en le détenant arbitrairement — en contravention de l’art. 9 — et en omettant de l’informer de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat — en contravention de l’al. 10b) — avant l’interrogatoire qui a mené à la découverte de l’arme à feu en cause dans les accusations. Il soutient subsidiairement, pour le cas où la Cour conclurait à l’absence de détention, que la Cour d’appel a commis une erreur en statuant qu’il n’y avait pas eu violation de la garantie contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives prévue à l’art. 8.
[12] Il faut commencer par déterminer si l’appelant était en détention avant que l’arme à feu soit découverte et qu’il soit arrêté. S’il l’était, la détention était arbitraire. En effet, toutes les parties reconnaissent que les policiers n’étaient pas légalement fondés à détenir l’appelant. En outre, si M. Grant avait été mis en détention, il devait dès lors être informé de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat, à défaut de quoi il y avait violation de l’al. 10b) de la Charte.
1. La « détention » au sens où il faut l’entendre pour l’application de la Charte
a) Les positions des parties
[13] Monsieur Grant soutient qu’il était en détention lorsqu’il a fait ses déclarations inculpatoires et révélé l’existence de l’arme. En effet, à son avis, en lui bloquant le passage, les policiers lui ont enlevé la liberté de choisir entre rester ou partir, et cette détention était arbitraire parce qu’ils n’avaient pas alors de motifs raisonnables de le détenir suivant la norme élaborée dans R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59, en matière de détention aux fins d’enquête. En outre, il affirme que, comme il était détenu, les policiers étaient tenus de l’informer, en application de l’al. 10b), de son droit de parler à un avocat.
[14] Selon le ministère public, la détention de M. Grant n’a commencé qu’au moment où il a été arrêté après avoir révélé aux policiers l’existence de l’arme à feu, moment auquel il a été informé de son droit de parler à un avocat. La conduite des policiers avant l’arrestation ne visait pas à restreindre la liberté de l’appelant, mais plutôt à assurer leur propre sécurité pendant qu’ils lui posaient des questions. Le ministère public affirme que les policiers s’acquittaient de tâches relevant des services de police communautaire, qui supposent une interaction dynamique entre les policiers et les citoyens qu’ils servent. Toujours selon le ministère public, l’interrogatoire préliminaire, non coercitif et conforme à une politique de la police, constitue un exercice légitime de pouvoirs d’enquête policiers, est essentielle à l’accomplissement efficace du devoir des policiers d’appliquer la loi et n’équivaut pas à une détention donnant ouverture au droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat.
b) Les principes d’interprétation
[15] Comme chaque fois qu’il s’agit d’analyser une disposition constitutionnelle, il faut tout d’abord se pencher sur son libellé, dont l’interprétation, si elle n’est pas manifeste, doit être tirée par suite de l’application d’une méthode téléologique, libérale et contextuelle.
[16] L’interprétation de garanties constitutionnelles comme celles énoncées aux art. 9 et 10 « doit être libérale plutôt que formaliste » et doit « viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344). Il faut éviter les méthodes d’interprétation de la Charte trop étroites ou formalistes, car elles sont « susceptible[s] de contrecarrer l’objectif qui est d’assurer aux titulaires de droits l’entier bénéfice et la pleine protection de la Charte » (Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 23).
[17] Bien que les principes d’interprétation téléologique et d’interprétation libérale soient apparentés et même parfois confondus, ils ne sont pas identiques. L’objet du droit doit demeurer la principale préoccupation; la libéralité de l’interprétation est restreinte par cet objet et elle y est subordonnée (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), vol. 2, p. 36‑30 et 36‑31). Si une interprétation étroite risque d’appauvrir un droit garanti par la Charte, une interprétation trop libérale risque d’étendre la garantie au‑delà de l’objet visé. Bref, il faut interpréter le texte des art. 9 et 10 d’une façon libérale qui permette la réalisation de son objet sans en excéder la portée : Big M Drug Mart, p. 344.
[18] Pour interpréter le mot « détention » qui figure aux art. 9 et 10 de façon non seulement libérale, mais également téléologique, il faut en examiner le contexte, c’est‑à‑dire le rôle par rapport aux protections connexes garanties par la Charte.
c) L’objet des droits se rattachant à la détention
[19] La détention constitue une limite au vaste droit à la liberté dont chacun jouit au Canada, droit reconnu par la common law et par l’art. 7 de la Charte, lequel garantit qu’il n’y sera porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. L’article 9 de la Charte énonce que « [c]hacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires », tandis que l’article 10 confère certains droits aux personnes arrêtées ou détenues, dont celui d’avoir recours à l’assistance d’un avocat.
[20] De façon générale, l’art. 9 vise à protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État. Comme notre Cour l’a reconnu dans Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, la « liberté », pour l’application de la Charte, ne s’entend pas « uniquement de l’absence de toute contrainte physique », mais correspond au droit plus large « de prendre des décisions d’importance fondamentale sans intervention de l’État » (par. 49). Il s’ensuit que l’art. 9 protège non seulement contre les atteintes injustifiées de l’État à la liberté physique, mais aussi contre les atteintes à la liberté psychologique, en lui interdisant de recourir sans justification appropriée aux moyens coercitifs que représentent la détention et l’emprisonnement. La façon dont la détention intervient n’influe pas sur le droit d’une personne détenue de décider en toute connaissance de cause si elle s’en va ou si elle parle à la police.
[21] Plus particulièrement, quiconque est interpellé par un représentant de l’État a habituellement le choix de simplement s’en aller : R. c. Esposito (1985), 24 C.C.C. (3d) 88 (C.A. Ont.), p. 94; Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2, p. 11, citant le juge Martin de la Cour d’appel de l’Ontario ((1981), 32 O.R. (2d) 641, p. 653) :
[traduction] Un agent de police peut aborder une personne dans la rue et lui poser des questions, mais si la personne refuse de lui répondre, l’agent doit la laisser poursuivre sa route à moins [. . .] qu’il ne l’arrête . . .
Voir également Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 131. Lorsque ce choix lui est enlevé — que ce soit par suite d’une contrainte physique ou d’une contrainte psychologique — il y a détention. L’article 9 garantit que la capacité de l’État de restreindre l’autonomie personnelle ne sera pas employée de façon arbitraire. En outre, la personne qui est mise en détention conserve la possibilité de choisir de parler ou non aux autorités, et ce choix est protégé par les exigences de l’art. 10 en matière d’information et par le droit de garder le silence garanti par l’art. 7.
[22] La « détention » marque également le moment où prennent naissance les droits se rattachant à la détention, comme le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat. Ces droits entrent en jeu du fait que la personne qui a été placée sous le contrôle des autorités de l’État se trouve en position de vulnérabilité. Ils visent principalement à corriger l’inégalité de pouvoir entre elle et l’État. Plus précisément, ils sont conçus pour faire en sorte que, conformément au principe prépondérant interdisant l’auto‑incrimination, la personne dont la liberté a été restreinte conserve un choix véritable et éclairé quant à la décision de parler ou non aux autorités. Ces droits garantissent également que la personne placée sous la mainmise de l’État a la possibilité de consulter un avocat pour l’aider à retrouver sa liberté. Comme l’a signalé notre Cour dans R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151 :
De façon générale, les art. 7 à 14 poursuivent un double objet, celui de protéger les droits de la personne détenue et celui de préserver l’intégrité de notre système de justice et la considération dont il jouit. De façon plus particulière, l’art. 7 et les dispositions connexes qui suivent portent principalement sur le contrôle du pouvoir supérieur de l’État vis‑à‑vis de l’individu qui est détenu par l’État et donc assujetti à son pouvoir. L’État a le pouvoir de porter atteinte à la liberté physique d’un individu en le détenant. L’individu ne peut s’esquiver. Cette atteinte physique à la liberté psychologique de l’individu peut à son tour permettre à l’État de porter atteinte à cette liberté de l’individu par des méthodes auxquelles il peut recourir grâce à ses ressources et à son pouvoir supérieurs. [Nous soulignons; p. 179‑180.]
[23] En fixant des limites au pouvoir de l’État et en lui imposant des obligations envers ceux qu’il détient au moyen du concept de détention, la Charte vise à maintenir un équilibre entre les intérêts des personnes détenues et ceux de l’État. Le pouvoir de l’État de restreindre la liberté individuelle par la mise en détention ne peut s’exercer de façon arbitraire et il est assorti d’une obligation concomitante de protection contre la puissance supérieure de l’État.
d) La définition de la détention
[24] Le mot « détention » recouvre plusieurs acceptions. Dans un sens étroit, il peut s’entendre de situations où la police se rend maître d’une personne et lui impose l’obéissance. Dans un sens large, il peut englober jusqu’à une entrave mineure ou une appréhension passagère. Aucun de ces sens limites n’offre de définition acceptable du mot « détention » tel qu’il est employé aux art. 9 et 10 de la Charte.
[25] Notre Cour a rejeté le premier sens limite dans R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, en statuant que, pour l’application de la Charte, il y a détention lorsqu’un agent de l’État, en exerçant une contrainte physique ou psychologique, prive une personne de l’option de simplement s’en aller. Cette situation englobe non seulement les entraves claires à la liberté résultant d’une intervention physique ou d’un ordre explicite, mais également toute forme de « contrainte ». Une personne est détenue lorsqu’elle « se soumet ou acquiesce à la privation de liberté et croit raisonnablement qu’elle n’a pas le choix d’agir autrement » (Therens, p. 644). Il est clair qu’une personne peut raisonnablement croire qu’elle n’a pas le choix dans les circonstances, même si la police ne s’est pas formellement saisie d’elle. C’est pourquoi il faut écarter la première interprétation. Ce rejet est conforme à la règle selon laquelle il faut donner aux principes énoncés dans la Charte une interprétation libérale et non formaliste et il évite de réduire l’objet de la protection conférée par les art. 9 et 10.
[26] Il faut également écarter la deuxième interprétation de « détention » qui l’assimile à toute entrave, aussi mineure soit‑elle. Comme l’a indiqué le juge Iacobucci au par. 19 de l’arrêt Mann :
. . . il est impossible d’affirmer que la police « détient », au sens des art. 9 et 10 de la Charte, tout suspect qu’elle intercepte aux fins d’identification ou même d’interrogation. La personne interceptée est dans tous les cas « détenue » en ce sens qu’elle est « retenue » ou « retardée ». Cependant, les droits constitutionnels reconnus par les art. 9 et 10 de la Charte n’entrent pas en jeu lorsque le retard n’implique pas l’application de contraintes physiques ou psychologiques appréciables.
Il est évident que, malgré le sens large donné aux entraves contre lesquelles l’art. 9 vise à protéger, — sens qui englobe celles tant à la liberté psychologique qu’à la liberté physique — toute entrave anodine ou négligeable ne donnera pas lieu à un examen fondé sur la Charte. Une interprétation aussi large de la détention banaliserait les droits garantis par la Charte et leur conférerait une portée excédant leur objet. Seule une personne dont la liberté est considérablement limitée a véritablement besoin des droits supplémentaires que la Charte confère aux personnes se trouvant dans cette situation.
[27] Le rejet des sens limites proposés nous oblige à nous demander à quel point, entre ces deux extrêmes, intervient la détention visée par les art. 9 et 10. Il n’est pas facile de répondre à cette question dans l’abstrait et, comme il arrive souvent en droit, la jurisprudence est notre meilleur guide. Dans les paragraphes qui suivent, nous exposerons d’abord le principe général du choix qui sous‑tend cet examen puis nous étudierons des situations illustrant où il convient de tracer la ligne.
[28] Le principe général servant à déterminer s’il y a détention au sens où il faut l’entendre pour l’application de la Charte a été formulé dans Therens : une personne est détenue lorsqu’elle « se soumet ou acquiesce à la privation de liberté et croit raisonnablement qu’elle n’a pas le choix d’agir autrement » (le juge Le Dain, p. 644). Ce principe, s’accordant à la notion de choix qui sous‑tend notre conception de la liberté, oriente notre interprétation des art. 9 et 10 de la Charte. Lorsque, par suite de la détention, une personne n’a d’autre « choix » que d’obtempérer à un ordre de la police, l’al. 10b) sert un objet essentiel. Il protège, entre autres, la capacité de cette personne de choisir si elle coopérera ou non à l’enquête en faisant une déclaration. En définissant la notion de détention en contexte constitutionnel, il faut donc tenir compte de la nécessité de protéger ce choix sans nuire à l’application efficace de la loi. C’est pourquoi les cas limites de contrainte policière formelle ou de contact passager ont été écartés : le premier restreint la notion à un point tel que l’accusé est privé de droits dont il a besoin et qu’il doit posséder, tandis que le second confère des droits superflus ou inappropriés.
[29] Le libellé des art. 9 et 10 se prête à l’application d’une approche téléologique pour définir la détention. La juxtaposition des mots « détention » et « emprisonnement » à l’art. 9 fournit des indices textuels pour l’établissement de la ligne de démarcation constitutionnelle entre l’entrave qui est justifiable et celle qui ne l’est pas. Le mot « emprisonnement » suggérant une perte de liberté totale ou presque, la juxtaposition de ce mot et du mot « détention » donne à penser que la détention exige une perte de liberté considérable. De même, les mots « arrestation ou détention » qui figurent à l’art. 10 donnent à penser qu’il y a « détention » seulement lorsque la privation de liberté risque d’entraîner des conséquences juridiques. Ainsi, le contexte lexical exige que soient exclues de la détention visée par l’art. 9 les interceptions policières qui ne compromettent pas sérieusement les droits des personnes interpellées.
[30] En partant du principe fondamental du droit de choisir, nous estimons que la jurisprudence a reconnu deux formes de contrainte psychologique assimilable à une détention. La première se produit lorsque le sujet est légalement tenu de se conformer à un ordre ou à une sommation, comme celle de fournir un échantillon d’haleine. La seconde intervient lorsque le sujet n’est pas légalement tenu d’obtempérer à une sommation contraignante ou coercitive, mais qu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation se sentirait obligée de le faire. Le juge Le Dain a expliqué comme suit dans l’arrêt Therens, l’existence de cette deuxième forme de détention psychologique :
À mon avis, il est, en règle générale, irréaliste de considérer l’obéissance à une sommation ou à un ordre d’un policier comme un acte réellement volontaire en ce sens que l’intéressé se sent libre d’obéir ou de désobéir, même lorsque la sommation ou l’ordre en question n’est autorisé ni par la loi ni par la common law, et que, par conséquent, le refus d’y obtempérer n’entraîne aucune responsabilité criminelle. La plupart des citoyens ne connaissent pas très exactement les limites que la loi impose aux pouvoirs de la police. Plutôt que de s’exposer à l’usage de la force physique ou à des poursuites pour avoir volontairement entravé la police dans l’exécution de son devoir, il est probable que la personne raisonnable péchera par excès de prudence et obtempérera à la sommation en présumant qu’elle est légale. L’élément de contrainte psychologique, sous forme d’une perception raisonnable qu’on n’a vraiment pas le choix, suffit pour rendre involontaire la privation de liberté. Il peut y avoir détention sans qu’il y ait contrainte physique ou menace de contrainte physique, si la personne intéressée se soumet ou acquiesce à la privation de liberté et croit raisonnablement qu’elle n’a pas le choix d’agir autrement. [Nous soulignons; p. 644.]
[31] Cette deuxième forme de détention psychologique — qui survient en l’absence de contrainte légale — s’avère difficile à définir de façon cohérente. Il faut se demander si la conduite policière inciterait une personne raisonnable à conclure qu’elle n’est pas libre de partir et qu’elle doit obtempérer à l’ordre ou à la sommation de la police. Suivant Therens, cette question doit faire l’objet d’une évaluation objective, qui tient compte de l’ensemble des circonstances de la situation particulière, y compris de la conduite policière. Comme en témoignent nos propos ultérieurs et le résumé que nous formulons au par. 44, l’analyse doit être centrée sur la conduite de l’État dans le contexte de la situation juridique et factuelle en cause et sur la façon dont cette conduite serait perçue par une personne raisonnable pendant que surviennent les événements.
[32] La nature objective de cet examen reconnaît la nécessité que les policiers soient en mesure de savoir quand il y a détention afin qu’ils puissent s’acquitter des obligations qu’impose la Charte en ce cas et qu’ils puissent accorder à la personne détenue les protections supplémentaires qui lui sont conférées. Toutefois, les intentions subjectives des policiers ne sont pas déterminantes. (Des questions comme celle de la « bonne foi » des policiers peuvent devenir pertinentes — dans les cas où le tribunal conclut qu’il y a eu violation de la Charte — lors de l’application du test en matière d’exclusion d’éléments de preuve prévu au par. 24(2).) Bien que le test soit objectif, la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions au moment envisagé peuvent être pertinentes pour déterminer si elle pouvait raisonnablement conclure à un déséquilibre entre son pouvoir et celui des policiers, et donc raisonnablement penser qu’elle n’avait d’autre choix que d’obéir à la directive donnée. Pour répondre à la question de savoir s’il y a détention, il faut procéder à une évaluation réaliste de la totalité du contact tel qu’il s’est déroulé, et non à une analyse détaillée de chacun des mots prononcés et des gestes posés. Dans les cas où les policiers ne savent pas avec certitude si leur conduite a un effet coercitif, ils peuvent dire clairement à la personne visée qu’elle n’est pas tenue de répondre aux questions et qu’elle est libre de partir. C’est au juge du procès qu’il appartient de décider — en appliquant les principes de droit pertinents aux faits particuliers de l’espèce — si la police a franchi la limite entre une conduite qui respecte la liberté et le droit de choisir du sujet et une conduite qui porte atteinte à ces droits.
[33] Dans la plupart des cas, on peut aisément dire si le contact entre un policier et un individu constitue ou non une détention. La tâche est d’autant plus facile que ce que toutes les parties concernées concluraient raisonnablement repose souvent sur des garanties et des obligations juridiques généralement bien comprises, comme l’illustrent quelques exemples.
[34] À une extrémité de l’éventail des possibilités, la détention coïncide avec l’arrestation ou l’emprisonnement, et il est évident que la Charte s’applique. De la même façon, lorsqu’il existe une obligation légale d’obtempérer à une sommation ou à un ordre de la police, par exemple pour fournir un échantillon d’haleine, il y a manifestement détention au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 9. Comme le juge Le Dain l’a signalé dans Therens, « [i]l est irréaliste de dire d’une personne qui est passible d’arrestation et de poursuites pour refus d’obtempérer à une sommation faite par un agent de la paix dans l’exercice du pouvoir que lui confère la loi, qu’elle est libre de refuser d’obtempérer à cette sommation » (p. 643).
[35] À l’autre extrémité de l’éventail se trouve le contact entre un policier et un individu qui, aux yeux d’une personne raisonnable, n’empêche manifestement pas l’exercice véritable du choix de se conformer ou non à la sommation ou à la directive de la police et ne constitue donc pas une détention.
[36] Nous pouvons écarter d’emblée les situations où les policiers n’accomplissent pas de fonction répressive, mais prêtent assistance à des membres du public dans des circonstances qui, de l’avis général, ne recèlent aucune des caractéristiques essentielles de la détention. Dans beaucoup de situations courantes, les personnes raisonnables comprennent que la police ne restreint pas les choix individuels, mais qu’elle aide des gens ou recueille des renseignements. Elles comprennent, par exemple, que le policier qui répond à une urgence médicale à la suite d’un appel au 911 ne détient pas les personnes avec qui il interagit, et ce, même s’il restreint effectivement leur liberté de mouvement en prenant la direction des opérations. De telles atteintes à la liberté ne sont pas suffisamment considérables pour justifier un examen fondé sur la Charte parce qu’elles sont dépourvues de conséquences juridiques pour les personnes concernées.
[37] Une autre situation dont il est souvent question est celle où les policiers abordent les personnes qui se trouvent sur les lieux d’un accident ou d’un crime afin de déterminer si elles ont été témoins de l’événement et d’obtenir des renseignements susceptibles de les aider dans leur enquête. Même si beaucoup d’individus sont disposés à aider la police, il est clairement établi en droit que, sous réserve de dispositions précises qui s’appliquent exceptionnellement, les citoyens sont libres de quitter les lieux : R. c. Grafe (1987), 36 C.C.C. (3d) 267 (C.A. Ont.). Compte tenu de l’existence d’un tel droit généralement compris dans de telles circonstances, une personne raisonnable ne penserait pas avoir été privée de son droit de choisir de collaborer ou non avec la police. Cette conclusion est valable même si la personne se sent tenue de collaborer par obligation morale ou par devoir civique. La Cour d’appel de l’Ontario a fait allusion à ce concept dans Grafe, où le juge Krever a écrit ce qui suit à la p. 271 :
[traduction] Le droit reconnaît depuis longtemps, même en l’absence d’obligation légale, l’existence d’un devoir moral et social de tout citoyen de répondre aux questions qui lui sont posées par les policiers et de leur prêter ainsi assistance : voir, par exemple, les motifs du lord juge en chef Parker dans Rice c. Connolly, [1966] 2 All E.R. 649, p. 652. L’existence de cette obligation morale ou sociale habilite implicitement un policier à poser des questions même, selon moi, quand il n’a aucune raison de croire qu’une infraction a été commise. Dans de telles circonstances, se faire poser des questions ne peut être considéré comme une privation de liberté ou de sécurité.
[38] Il se peut qu’au cours d’une enquête sur un accident ou un crime, des policiers posent, sans le savoir, des questions à une personne qui est impliquée dans l’incident et qui, par conséquent, risque de s’incriminer. Ils ne sont pas pour autant empêchés de continuer à interroger cette personne dans le cadre de leur enquête. L’article 9 de la Charte n’oblige pas les policiers à s’abstenir d’interagir avec les membres du public tant qu’ils n’ont pas de motifs précis permettant de rattacher une personne à la perpétration d’un crime. L’article 10 n’oblige pas non plus les policiers à informer d’emblée toute personne de son droit de garder le silence et d’avoir recours à l’assistance d’un avocat.
[39] L’application efficace de la loi dépend largement de la coopération des membres du public. Les policiers doivent avoir la capacité d’agir de façon à favoriser cette coopération, et non à la décourager. Cependant, les pouvoirs d’enquête des policiers ne sont pas illimités. La notion de détention psychologique reconnaît la possibilité que des tactiques policières, même exemptes de contraintes physiques véritables, soient suffisamment coercitives pour, en réalité, priver une personne du choix de s’en aller. La personne risque alors raisonnablement de se sentir obligée de s’incriminer. En pareil cas, les policiers ne peuvent plus s’attendre simplement à ce qu’elle coopère. Répétons‑le, à moins que les policiers n’informent la personne qu’elle n’est pas tenue de répondre aux questions et qu’elle est libre de partir, il se peut fort bien que la détention se soit cristallisée. Dès lors, les policiers doivent observer les garanties juridiques énoncées à l’al. 10b). Le fait que l’obligation ne prenne naissance qu’en cas de détention est un des éléments qui permet d’établir un équilibre entre, d’une part, les droits individuels garantis par les art. 9 et 10 dont bénéficient tous les membres de la société et, d’autre part, l’intérêt collectif de la société à ce que la police puisse effectuer des enquêtes et réprimer le crime.
[40] Les services de police communautaire donnent lieu à une situation plus complexe. En effet, dans ce contexte, les policiers n’interviennent pas en réponse à un incident précis, mais leur fonction non coercitive d’assistance en cas de besoin et de maintien élémentaire de l’ordre peut, de façon subtile, se confondre avec leur fonction potentiellement coercitive d’enquête et d’arrestation de suspects pour qu’ils soient traduits en justice. C’est la situation qui s’est présentée en l’espèce.
[41] Comme nous l’avons vu précédemment, le fait qu’un policier patrouilleur pose des questions générales ne constitue pas une menace à la liberté de choix. Par contre, poser ce type de questions peut conduire à des situations où les préoccupations générales de police communautaire cèdent le pas aux soupçons à l’égard d’un individu en particulier. Les soupçons ne transforment pas en soi le contact en détention. Ce qui compte, c’est la façon dont la police, compte tenu de ces soupçons, a interagi avec l’individu. Le libellé de la Charte ne limite pas la détention aux situations où une personne risque d’être mise en état d’arrestation. Cependant, ce facteur peut aider à déterminer si, dans une situation donnée, une personne raisonnable conclurait qu’elle n’a d’autre choix que d’obtempérer à la demande des policiers. Ces derniers doivent être conscients que leurs gestes et leurs paroles peuvent créer une situation où une personne raisonnable, dans la même situation, conclurait en effet qu’elle n’est pas libre de s’en aller ou de refuser de répondre aux questions.
[42] La durée du contact censé constituer une détention peut être un facteur pertinent. Prenons l’exemple d’une policière qui poserait sa main sur le bras d’un individu. Si ce geste dure, il pourrait fort bien amener une personne raisonnable à conclure que sa liberté de choisir entre collaborer ou non lui a été retirée, ce que ne ferait peut‑être pas un effleurement, compte tenu des circonstances. Il faut cependant se rappeler qu’une situation peut évoluer rapidement et qu’un seul acte ou mot percutant peut induire une personne raisonnable à conclure qu’elle n’a plus le droit de choisir comment répondre à la situation.
[43] Rappelons, d’une part, que la question de savoir si la personne a été privée du droit de choisir de simplement quitter les lieux dépend de toutes les circonstances de l’affaire et, d’autre part, qu’il appartient au juge du procès de la trancher en fonction de l’ensemble de la preuve. S’il est vrai qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait du juge du procès, l’application du droit aux faits constitue une question de droit.
[44] En résumé, nous arrivons aux conclusions suivantes :
1. La détention visée aux art. 9 et 10 de la Charte s’entend de la suspension du droit à la liberté d’une personne par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable. Il y a détention psychologique quand l’individu est légalement tenu d’obtempérer à une demande contraignante ou à une sommation, ou quand une personne raisonnable conclurait, compte tenu de la conduite de l’État, qu’elle n’a d’autre choix que d’obtempérer.
2. En l’absence de contrainte physique ou d’obligation légale, il peut être difficile de savoir si une personne a été mise en détention ou non. Pour déterminer si une personne raisonnable placée dans la même situation conclurait qu’elle a été privée par l’État de sa liberté de choix, le tribunal peut tenir compte, notamment, des facteurs suivants :
a) Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir : les policiers fournissaient‑ils une aide générale, assuraient‑ils simplement le maintien de l’ordre, menaient‑ils une enquête générale sur un incident particulier, ou visaient‑ils précisément la personne en cause dans le cadre d’une enquête ciblée?
b) La nature de la conduite des policiers, notamment les mots employés, le recours au contact physique, le lieu de l’interaction, la présence d’autres personnes et la durée de l’interaction.
c) Les caractéristiques ou la situation particulières de la personne, selon leur pertinence, notamment son âge, sa stature, son appartenance à une minorité ou son degré de discernement.
2. L’appelant a‑t‑il été mis en détention avant de s’incriminer?
[45] Le contexte étant posé, revenons à la question qui nous occupe : M. Grant était‑il en détention au sens où il faut l’entendre pour l’application des art. 9 et 10 de la Charte lorsqu’on lui a posé les questions qui l’ont amené à révéler l’existence de l’arme à feu? Le juge du procès a estimé qu’il ne l’était pas. La déférence s’impose, en appel, à l’égard des décisions de première instance sur cette question. Toutefois, nous souscrivons à l’opinion du juge Laskin selon laquelle la conclusion du juge du procès quant à la question de la détention est viciée par d’importantes conclusions de fait qui ne peuvent raisonnablement être étayées par la preuve. L’examen doit donc être repris.
[46] Il ne s’agit pas, en l’espèce, d’un cas clair de contrainte physique ou légale. Par conséquent, nous devons examiner toutes les circonstances pertinentes pour décider si une personne raisonnable placée dans la situation de M. Grant aurait conclu que son droit de choisir le comportement à adopter avec les policiers (c.‑à‑d. s’en aller ou obtempérer) lui avait été retiré.
[47] Le contact a débuté lorsque l’agent Gomes a abordé M. Grant (se mettant en travers de son chemin) et lui a posé des questions d’ordre général. Une interpellation préliminaire de ce genre s’inscrit dans l’exercice légitime des pouvoirs policiers. Une personne raisonnable n’aurait pas conclu, à ce stade, qu’elle était privée de son droit de choisir comment agir et, pour cette raison, il n’y avait pas détention.
[48] L’agent Gomes a ensuite dit à l’appelant de [traduction] « garder ses mains devant lui ». Pris isolément, on pourrait considérer ce geste comme une simple directive inspirée par la prudence et insuffisante pour constituer une détention. Toutefois, son examen dans le contexte de tout ce qui en a découlé nous porte à conclure que M. Grant a été mis en détention.
[49] Deux autres policiers se sont approchés, ont montré leur insigne et ont tactiquement pris une position antagonique derrière l’agent Gomes. La situation avait évolué, et M. Grant était personnellement devenu la cible de soupçons, comme le prouve la conduite des agents. Les questions, qui visaient d’abord à contrôler l’identité de l’appelant, ont alors eu pour objet de déterminer s’il « avait quelque chose qu’il ne devait pas avoir ». À ce moment, le contact relevant de services de police communautaire est devenu un interrogatoire visant à obtenir des renseignements incriminants dans une situation où l’appelant était bel et bien contrôlé par les policiers.
[50] Même si l’agent Gomes s’est montré respectueux en posant ses questions, l’interpellation était intrinsèquement intimidante. En outre, la jeunesse et l’inexpérience de M. Grant ont sans aucun doute accentué l’inégalité du rapport de force. Monsieur Grant n’a pas témoigné, de sorte que nous ignorons comment il a perçu ce qui se passait, mais vu la nature objective du test applicable, cette ignorance ne porte pas un coup fatal à sa prétention qu’il était détenu. Nous pensons, comme le juge Laskin, qu’il y a eu détention. À notre avis, la preuve étaye l’affirmation de M. Grant qu’une personne raisonnable placée dans sa situation (18 ans, seul, devant trois policiers plus costauds que lui et en position antagonique) aurait conclu que les policiers, par leur conduite, l’avaient privée de la liberté de choisir comment agir.
[51] L’impression que les policiers contrôlaient l’appelant ne découlait pas d’un comportement fugace. L’ordre adressé à M. Grant de garder les mains devant lui, qui n’est pas déterminant en soi, a été suivi de l’arrivée de deux autres policiers qui ont sorti leur insigne et de questions procédant de soupçons dont M. Grant était la cible. La durée et le caractère contraignant des gestes qui ont suivi l’ordre permettent de conclure raisonnablement que les policiers plaçaient l’appelant sous leur autorité et le privaient du choix de la façon de réagir.
[52] Nous estimons que M. Grant a été mis en détention lorsque l’agent Gomes lui a dit de garder les mains devant lui, que les deux autres policiers ont pris position derrière l’agent Gomes et que ce dernier a entrepris de lui poser une série de questions plus ciblées. À ce stade, la liberté de M. Grant était manifestement restreinte et il avait besoin des mesures de protection garanties par la Charte en cas de détention.
3. S’agissait‑il d’une détention arbitraire visée par l’art. 9?
[53] Nous avons conclu que l’appelant avait été mis en détention avant son arrestation. À présent, il faut déterminer s’il s’agissait d’une détention « arbitraire » visée par l’art. 9.
[54] La garantie contre la détention arbitraire énoncée à l’art. 9 est une manifestation du principe général, énoncé à l’art. 7, selon lequel il ne peut être porté atteinte à la liberté qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Comme notre Cour l’a indiqué : « Cette garantie exprime une des normes les plus fondamentales de la primauté du droit. L’État ne peut pas détenir une personne arbitrairement. Une personne ne peut être mise en détention qu’en conformité avec le droit » (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, par. 88). L’article 9 a pour objet de protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État. Une détention autorisée par la loi n’est pas arbitraire au sens de l’art. 9 (Mann, par. 20) à moins que la loi elle‑même ne le soit. À l’inverse, la détention qui n’est pas légalement autorisée est arbitraire et elle viole l’art. 9.
[55] Dans Mann, notre Cour a écarté l’idée — évoquée dans la jurisprudence antérieure (voir R. c. Duguay (1985), 18 C.C.C. (3d) 289 (C.A. Ont.)) — qu’une détention non autorisée par la loi n’était pas nécessairement arbitraire et elle a confirmé l’existence en common law d’un pouvoir policier de détention pour enquête. On voulait, dans cette jurisprudence, qu’une arrestation reposant sur des motifs qui ne correspondaient pas tout à fait aux « motifs raisonnables et probables » nécessaires ne soit pas automatiquement jugée arbitraire au sens de dépourvue de fondement ou abusive. Mann, en confirmant la légalité de détentions brèves aux fins d’enquête fondées sur des « soupçons raisonnables », a statué implicitement que, s’il n’existait pas au moins des soupçons raisonnables, la détention était illégale et, par conséquent, arbitraire au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 9.
[56] Ce raisonnement reprend le cadre d’analyse élaboré pour l’évaluation du caractère abusif des fouilles, perquisitions et saisies pour l’application de l’art. 8 de la Charte. Suivant R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, et les arrêts subséquents portant sur l’art. 8, pour ne pas être jugées abusives, les fouilles ou perquisitions doivent être autorisées par une règle de droit elle‑même exempte de caractère abusif et elles doivent être effectuées de façon non abusive. De la même façon, il faut maintenant comprendre que, pour ne pas être jugée arbitraire, la détention doit être autorisée par une loi elle‑même non arbitraire. Nous ajoutons que le droit à la protection contre la détention arbitraire énoncé à l’art. 9 peut, à l’instar des autres droits, être restreint selon l’article premier « par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » : voir R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621, et R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257.
[57] En l’espèce, les policiers ont reconnu au procès qu’ils n’avaient pas de motif juridique ou de soupçon raisonnable les autorisant à détenir l’accusé avant que celui‑ci fasse les déclarations incriminantes. Cet aveu n’a pas été contesté en appel. Nous concluons donc que la détention était arbitraire et qu’elle violait l’art. 9.
4. Y a‑t‑il eu atteinte au droit de l’appelant d’avoir recours à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b)?
[58] Dans R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, nous avons conclu que le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) prend naissance dès la mise en détention, que celle‑ci serve exclusivement ou non à des fins d’enquête. Il fallait donc que les policiers informent M. Grant de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et qu’ils lui donnent une possibilité raisonnable de s’en prévaloir — si tel était son souhait — avant de tenter d’obtenir de lui des renseignements incriminants. Parce qu’il courait alors un risque important sur le plan juridique et qu’il se trouvait sous l’autorité de la police, l’appelant avait « immédiatement besoin de conseils juridiques » : R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, p. 206. Or les policiers, ne croyant pas l’avoir mis en détention, ne se sont pas conformés aux obligations que leur imposait l’al. 10b). La violation de l’al. 10b) est donc établie.
B. L’exclusion d’éléments de preuve
1. Le contexte
[59] Quand faut‑il écarter les éléments de preuve obtenus en violation de droits garantis par la Charte? Le paragraphe 24(2) de la Charte répond ainsi à cette question :
Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[60] Le test établi par cette disposition — ce qui est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, eu égard aux circonstances — est large et imprécis. Il faut donc se demander quels facteurs entrent dans cette appréciation. Notre Cour s’est efforcée de répondre à cette question dans Collins et dans R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607. Le cadre d’analyse Collins/Stillman, tel qu’il a été interprété et appliqué par la jurisprudence subséquente, a apporté un certain degré de certitude quant à l’examen requis par le par. 24(2). Cependant, la méthode analytique qu’il prescrit et les résultats auxquels il aboutit parfois ont été critiqués et ont fait dire à certains qu’ils ne cadraient ni avec le libellé ni avec les objets de la disposition. Pour comprendre ces critiques, il est nécessaire d’examiner brièvement les décisions rendues dans Collins et Stillman.
[61] Dans Collins, la Cour (sous la plume du juge Lamer, plus tard Juge en chef) a regroupé les facteurs à prendre en considération pour l’analyse requise par le par. 24(2) en trois catégories portant respectivement sur : (1) l’atteinte à l’équité du procès du fait que la preuve mobilise l’accusé contre lui‑même, (2) la gravité de la violation de la Charte et (3) l’effet de l’exclusion de la preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice, vue à long terme. Bien que le juge Lamer ait indiqué que ces catégories relevaient simplement d’une préférence personnelle (p. 284), elles ont rapidement acquis le statut de test officiel pour l’application du par. 24(2).
[62] Malgré les précieux éclaircissements que Collins a apportés sur les facteurs applicables en matière d’appréciation de l’admissibilité d’éléments de preuve obtenus en violation de la Charte, les notions d’équité du procès et de mobilisation du premier volet du test ont elles‑mêmes soulevé de nouveaux problèmes. En outre, on s’est demandé ce qu’il restait à examiner (le cas échéant) dans les deuxième et troisième catégories de facteurs lorsque la mobilisation qui a entraîné l’inéquité du procès a été établie. Enfin, on s’est interrogé sur la façon de mesurer la gravité de la violation de la Charte dans l’examen du deuxième volet de l’analyse et sur le poids à accorder (le cas échéant) à la gravité de l’infraction en cause pour décider de l’admissibilité d’un élément de preuve.
[63] L’utilisation d’un élément de preuve matérielle obtenu du corps de l’accusé en violation des droits que lui garantit la Charte s’est avérée particulièrement problématique. Dix ans après Collins, la Cour a réexaminé la question, dans l’arrêt Stillman. Les juges majoritaires ont estimé qu’il faut, dès le début de l’analyse requise par le par. 24(2), classer les éléments de preuve obtenus en violation de la Charte selon qu’ils sont ou non le fruit de la « mobilisation » de l’accusé contre lui‑même. Les éléments de preuve seront de ceux qui découlent de la mobilisation de l’accusé contre lui‑même lorsque « [ce dernier], en violation de ses droits garantis par la Charte, est forcé de s’incriminer sur l’ordre de l’État au moyen d’une déclaration, de l’utilisation de son corps ou de la production de substances corporelles » : Stillman, par. 80, le juge Cory. Il a aussi été jugé que les éléments de preuve matérielle découverts par suite d’une déclaration mobilisant illégalement l’accusé contre lui‑même — ce qu’on a appelé preuve dérivée — entrent dans cette catégorie.
[64] Suivant Stillman, les éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même sont généralement inadmissibles — en raison de leur incidence présumée sur l’équité du procès — sauf si elle pouvait être découverte de façon indépendante. Bien que la Cour ait rappelé que l’examen requis par le par. 24(2) doit toujours se faire « eu égard aux circonstances » (voir R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206, le juge Sopinka, et R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3, le juge LeBel), on considère généralement que Stillman a créé une règle d’exclusion virtuellement automatique des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même et non susceptibles d’être découverts de façon indépendante. Cette interprétation élargit la catégorie des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même et augmente son importance pour la décision à rendre en matière d’admissibilité.
[65] Cette règle générale de l’inadmissibilité des éléments de preuve qui ont été obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même et qui ne pouvaient être découverts autrement, voulue ou non par l’arrêt Stillman, semble aller à l’encontre de l’exigence formulée au par. 24(2) que la cour statuant sur l’admissibilité le fasse « eu égard aux circonstances ». Le postulat sous‑jacent selon lequel le recours à une telle preuve rend toujours ou presque le procès inéquitable est lui aussi contestable. En effet, notre Cour a reconnu dans d’autres contextes que le procès équitable est « celui qui répond à l’intérêt qu’a le public à connaître la vérité, tout en préservant l’équité fondamentale en matière de procédure pour l’accusé » : R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 45. La notion complexe et contextuelle d’équité du procès se concilie mal avec une présomption quasi automatique selon laquelle l’utilisation d’une vaste catégorie d’éléments de preuve compromet l’équité du procès sans égard aux circonstances de leur obtention. À notre avis, il convient davantage de concevoir l’équité du procès comme un but systémique général plutôt que comme une étape distincte de l’analyse requise par le par. 24(2).
[66] Ce bref examen de l’effet des arrêts Collins et Stillman nous amène au cœur de ce qui nous occupe en l’espèce : la clarification des facteurs pertinents pour déterminer quand, « eu égard aux circonstances », l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par suite d’une violation de la Charte serait « susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ».
2. Aperçu de la nouvelle méthode pour procéder à l’examen requis par le par. 24(2)
[67] Le libellé du par. 24(2) en exprime bien l’objet : préserver la considération dont jouit l’administration de la justice. L’expression « administration de la justice » est souvent employée pour désigner les processus d’enquête, d’accusation et de jugement qui entrent en jeu en cas de non‑respect de la loi. Toutefois, elle englobe de façon plus générale le maintien des droits garantis par la Charte et du principe de la primauté du droit dans l’ensemble du système de justice.
[68] L’expression « déconsidérer l’administration de la justice » doit être prise dans l’optique du maintien à long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard. Certes, l’exclusion d’éléments de preuve qui aboutit à un acquittement peut provoquer des critiques sur le coup. Il n’en demeure pas moins que les réactions immédiates, dans des cas particuliers, ne sont pas visées par l’objet du par. 24(2). Cette disposition concerne plutôt l’appréciation de l’effet à long terme de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération globale dont jouit le système de justice et suppose un examen de nature objective, qui vise à déterminer si une personne raisonnable, au fait de l’ensemble des circonstances pertinentes et des valeurs sous‑jacentes de la Charte, conclurait que l’utilisation d’éléments de preuve donnés serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[69] L’objet du par. 24(2) n’est pas seulement à long terme, il est également prospectif. L’existence d’une violation de la Charte signifie que l’administration de la justice a déjà été mise à mal. Le paragraphe 24(2) part de là et vise à faire en sorte que les éléments de preuve obtenus au moyen de cette violation ne déconsidèrent pas davantage le système de justice.
[70] Enfin, le par. 24(2) a un objet sociétal. Il ne vise pas à sanctionner la conduite des policiers ou à dédommager l’accusé, il a plutôt une portée systémique. Il se rapporte aux importantes répercussions de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération à long terme portée au système de justice.
[71] Il ressort de la jurisprudence et de la doctrine qu’il faut, pour déterminer si l’utilisation d’un élément de preuve obtenue en violation de la Charte déconsidérerait l’administration de la justice, examiner trois questions tirant chacune leur origine des intérêts publics sous‑jacents au par. 24(2), considérés à long terme dans une perspective sociétale prospective. Ainsi, le tribunal saisi d’une demande d’exclusion fondée sur le par. 24(2) doit évaluer et mettre en balance l’effet que l’utilisation des éléments de preuve aurait sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État (l’utilisation peut donner à penser que le système de justice tolère l’inconduite grave de la part de l’État), (2) l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte (l’utilisation peut donner à penser que les droits individuels ont peu de poids) et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Le rôle du tribunal appelé à trancher une demande fondée sur le par. 24(2) consiste à procéder à une mise en balance de chacune de ces questions pour déterminer si, eu égard aux circonstances, l’utilisation d’éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien qu’elles ne recoupent pas exactement les catégories élaborées dans Collins, ces questions visent les facteurs pertinents pour trancher une demande fondée sur le par. 24(2), tels qu’ils ont été formulés dans Collins et dans la jurisprudence subséquente.
a) La gravité de la conduite attentatoire de l’État
[72] Lorsqu’il se penche sur la première question à se poser dans le cadre de l’analyse requise par le par. 24(2), le tribunal doit évaluer si l’utilisation d’éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice en donnant à penser que les tribunaux, en tant qu’institution devant répondre de l’administration de la justice, tolèrent en fait les entorses de l’État au principe de la primauté du droit en ne se dissociant pas du fruit de ces conduites illégales. Plus les gestes ayant entraîné la violation de la Charte par l’État sont graves ou délibérés plus il est nécessaire que les tribunaux s’en dissocient en excluant les éléments de preuve ainsi acquis, afin de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et de faire en sorte que l’État s’y conforme.
[73] Cet examen requiert donc l’évaluation de la gravité de la conduite de l’État ayant donné lieu à la violation. Il ne s’effectue pas dans le but de sanctionner la conduite des policiers ou pour prévenir d’autres violations par la dissuasion, bien qu’un tel résultat puisse être heureux. Son but principal est de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et envers les processus qui le mettent en œuvre. Pour évaluer l’effet de l’utilisation d’éléments de preuve sur la confiance du public envers le système de justice, le tribunal saisi d’une demande fondée sur le par. 24(2) doit examiner l’importance de l’atteinte sous l’angle de la gravité de la conduite répréhensible des autorités étatiques qui, en vertu du principe de la primauté du droit, sont tenues de respecter les droits garantis par la Charte.
[74] Les gestes de l’État résultant en une violation de la Charte n’ont pas tous la même gravité. À une extrémité de l’éventail des possibilités, l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par suite de violations mineures ou commises par inadvertance peut ébranler minimalement la confiance du public à l’égard de la primauté du droit. Par ailleurs, à l’autre extrémité, celle d’éléments de preuve obtenus au mépris délibéré des droits garantis par la Charte ou en ne s’en souciant pas aura nécessairement une incidence néfaste sur cette confiance et risquera de déconsidérer l’administration de la justice.
[75] Il se peut que des circonstances atténuantes, telle la nécessité d’empêcher la disparition d’éléments de preuve, réduise la gravité d’actions policières contraires à la Charte : R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297, le juge Cory. De même, le tribunal aura moins à se dissocier de la conduite de la police lorsque celle‑ci a agi de « bonne foi », quoiqu’il soit impératif de ne pas récompenser ou encourager l’ignorance des règles établies par la Charte et de ne pas assimiler la négligence ou l’aveuglement volontaire à la bonne foi : R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59, p. 87, le juge en chef Dickson; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, p. 32‑33, le juge Sopinka; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 59. Le non‑respect délibéré ou manifeste de la Charte de la part de ceux‑là mêmes qui sont chargés du maintien des droits qui y sont garantis peut dicter au tribunal de se dissocier d’une telle conduite. Il s’ensuit que des gestes policiers contrevenant délibérément aux règles établies par la Charte tendront à fonder l’exclusion des éléments de preuve. Il faut également garder à l’esprit que pour chaque violation de la Charte qui aboutit devant les tribunaux, il en existe un grand nombre qui ne sont ni révélées ni corrigées parce qu’elles n’ont pas permis de recueillir d’éléments de preuve pouvant mener à des accusations. Compte tenu de la nécessité que les tribunaux se distancient de tels comportements, la preuve que des actes portant atteinte à la Charte s’inscrivent dans un contexte d’abus tend à fonder l’exclusion.
b) L’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte
[76] L’examen de cette question met l’accent sur l’importance de l’effet qu’a la violation de la Charte sur les intérêts de l’accusé qu’elle protège, et il impose d’évaluer la portée réelle de l’atteinte aux intérêts protégés par le droit en cause. Cet effet peut être passager ou d’ordre simplement formel comme il peut être profondément attentatoire. Plus il est marqué, plus l’utilisation des éléments de preuve risque de donner à penser que les droits garantis par la Charte, pour encensés qu’ils soient, ne revêtent pas d’utilité réelle pour les citoyens, ce qui engendrerait le cynisme et déconsidérerait l’administration de la justice.
[77] Pour juger de la gravité de la violation dans cette perspective, nous examinons les intérêts protégés par le droit transgressé, puis évaluons l’ampleur des conséquences de la violation sur ces intérêts. Par exemple, les intérêts mis en jeu par une déclaration obtenue en violation de la Charte comprennent le droit de garder le silence ou de décider de parler ou non aux autorités garanti à l’art. 7 (Hebert) — qui découlent tous du principe interdisant l’auto‑incrimination : R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 44. Le risque que l’utilisation des éléments de preuve déconsidère l’administration de la justice augmente en fonction de la gravité de l’empiétement sur ces intérêts.
[78] De la même façon, une fouille ou perquisition abusive contraire à l’art. 8 de la Charte peut avoir une incidence sur les intérêts protégés se rattachant à la vie privée et, plus généralement, à la dignité humaine. La fouille ou perquisition abusive qui est effectuée dans un contexte d’attente raisonnablement élevée en matière de vie privée ou qui porte atteinte à la dignité individuelle est plus grave.
c) L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
[79] La société s’attend généralement à ce que les accusations criminelles soient jugées au fond. C’est pourquoi la troisième question à examiner dans le cadre de l’analyse requise par le par. 24(2) vise à déterminer si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel est mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion d’éléments de preuve. Cet examen incorpore l’« intérêt [de la société] à s’assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi » : R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, p. 1219. C’est ainsi que la Cour a indiqué, dans Collins, que le juge saisi d’une demande fondée sur le par. 24(2) doit tenir compte non seulement des répercussions négatives qu’aurait l’utilisation des éléments de preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice, mais également de celles qu’aurait leur exclusion.
[80] La recherche de la vérité n’est pas le seul élément à considérer dans le cadre d’une demande fondée sur le par. 24(2). L’opinion voulant que des éléments de preuve fiables soient admissibles peu importe la façon dont ils ont été obtenus (voir R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272) est incompatible avec la déclaration de droits énoncée dans la Charte et, plus particulièrement, avec le libellé du par. 24(2) qui requiert un large examen de l’ensemble des circonstances, et non la seule appréciation de la fiabilité des éléments de preuve en cause.
[81] Cela étant dit, l’intérêt du public pour la recherche de la vérité demeure un élément pertinent de l’analyse requise par le par. 24(2), et la fiabilité des éléments de preuve est un facteur important à cet égard. Il pourra y avoir lieu d’exclure des éléments de preuve si une violation (par exemple, contraindre un suspect à parler) en compromet la fiabilité. L’utilisation d’éléments de preuve non fiables ne sert en effet ni l’intérêt qu’a l’accusé à bénéficier d’un procès équitable ni l’intérêt qu’a le public à découvrir la vérité. À l’inverse, l’exclusion d’éléments de preuve pertinents et fiables risque de compromettre la fonction de recherche de la vérité du système de justice et de rendre le procès inéquitable aux yeux du public, ce qui déconsidérerait l’administration de la justice.
[82] Il faut donc soupeser l’utilité des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte pour faciliter la découverte de la vérité et amener une décision au fond par rapport aux facteurs tendant à leur exclusion afin de « mettre en balance l’intérêt de l’État à découvrir la vérité d’une part et l’intégrité du système judiciaire d’autre part » : Mann, par. 57, le juge Iacobucci. Le tribunal doit se demander [traduction] « si la sanction de l’atteinte à la Charte par l’exclusion de l’élément de preuve entrave trop sévèrement l’objectif du procès pénal qu’est la recherche de la vérité » : R. c. Kitaitchik (2002), 166 C.C.C. (3d) 14 (C.A. Ont.), par. 47, le juge Doherty.
[83] L’importance des éléments de preuve pour la poursuite est un autre facteur à prendre en considération. Comme la juge Deschamps, nous estimons qu’il s’agit là d’un corollaire à l’examen de la fiabilité, au sens restreint où l’utilisation d’un élément de preuve d’une fiabilité douteuse est davantage susceptible de déconsidérer l’administration de la justice lorsqu’il représente la totalité de la preuve de la poursuite. À l’inverse, l’exclusion d’éléments de preuve d’une grande fiabilité peut être plus dommageable pour la considération dont jouit l’administration de la justice si, en réalité, cette mesure est fatale pour la poursuite.
[84] D’aucuns font valoir que la gravité de l’infraction reprochée doit également être prise en considération. La juge Deschamps estime d’ailleurs qu’il s’agit d’un élément important de l’analyse et que plus l’infraction est grave plus la société a intérêt à ce qu’il y ait un procès (par. 226). Nous estimons pour notre part que s’il peut effectivement s’agir d’un facteur valide, c’en est un qui peut jouer dans les deux sens. L’exclusion d’éléments de preuve qui empêche l’examen judiciaire d’une infraction grave peut avoir un effet immédiat sur la perception publique du système de justice, mais nous le répétons, c’est la considération dont il jouit à long terme qui importe pour l’application du par. 24(2). Comme la Cour l’a indiqué dans Burlingham, les objectifs visés par le par. 24(2) « s’appliquent indépendamment du genre de crime reproché à l’accusé » (par. 51). Le juge Lamer a également fait remarquer, dans Collins, que « [l]a Charte vise à protéger l’accusé contre la majorité, donc la mise en application de la Charte ne doit pas être laissée à cette majorité » (p. 282). La clameur publique immédiate exigeant une condamnation ne doit pas faire perdre de vue au juge appelé à appliquer le par. 24(2) la réputation à plus long terme du système de justice. En outre, si la gravité d’une infraction accroît l’intérêt du public à ce qu’il y ait un jugement au fond, l’intérêt du public en l’irréprochabilité du système de justice n’est pas moins vital, particulièrement lorsque l’accusé encourt de lourdes conséquences pénales.
[85] En résumé, les trois questions à examiner énumérées plus haut — la gravité de la conduite attentatoire de l’État, l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte et l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond — rendent compte de ce que doit examiner le juge saisi d’une demande fondée sur le par. 24(2) pour juger de l’effet de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Après avoir examiné ces questions, qui englobent « toutes les circonstances » de l’affaire, le juge doit déterminer si, tout compte fait, l’utilisation des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte déconsidérerait l’administration de la justice.
[86] C’est toujours au juge du procès qu’il revient de mettre en balance les différents facteurs. Aucune règle prépondérante ne régit cet exercice, qui ne peut manifestement pas être effectué avec une précision mathématique. La grille d’analyse décrite précédemment fournit cependant un arbre décisionnel, quoique plus souple que le critère établi par Stillman fondé sur l’auto‑incrimination. Nous sommes d’avis que c’est ce que requiert le libellé du par. 24(2). Nous sommes également rassurées par le fait que des tendances se dessinent quant à des types de preuve particuliers. Elles pourront servir de guides pour les juges appelés à trancher des demandes fondées sur le par. 24(2). Ainsi, on atteint une certitude relative. Lorsque le juge a examiné les bons facteurs, les cours d’appel devraient faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de la décision rendue.
3. Application aux différents types de preuve
[87] Nous avons vu que le juge de première instance saisi d’une demande fondée sur le par. 24(2) visant l’exclusion d’éléments de preuve obtenus en violation de la Charte doit déterminer si l’utilisation de ces éléments déconsidérerait l’administration de la justice, en fonction des conclusions qu’il tire de l’examen des trois questions décrites précédemment.
[88] Voyons maintenant certains types d’éléments de preuve qui ont été examinés par les tribunaux.
a) Les déclarations faites par l’accusé
[89] Les déclarations d’un accusé mettent en jeu le principe interdisant l’auto‑incrimination, « l’une des pierres angulaires de notre droit criminel » : R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 2, que notre Cour, sous la plume du juge Iacobucci, a décrit comme suit dans White : « . . . un principe prépondérant dans notre système de justice criminelle, duquel émanent un certain nombre de règles issues de la common law et de la Charte, comme la règle des confessions et le droit de garder le silence . . . » (par. 44). Ce principe est également à la base de « plusieurs protections procédurales plus précises, comme, par exemple, le droit à l’avocat selon l’al. 10b), le droit à la non‑contraignabilité selon l’al. 11c) et le droit à l’immunité contre l’utilisation de la preuve selon l’art. 13 ». L’article 7 lui confère en outre une protection résiduelle contre l’auto‑incrimination.
[90] Le présent pourvoi porte sur le par. 24(2). Il importe toutefois de signaler d’entrée de jeu que la règle de common law relative aux confessions assure elle‑même, indépendamment du par. 24(2), une importante protection contre l’utilisation irrégulière de déclarations contre leur auteur. Les déclarations faites à une personne reconnue comme personne en autorité, que leur auteur ait été ou non en détention, ne sont admissibles que si le ministère public peut établir hors de tout doute raisonnable leur caractère volontaire. La réparation par l’exclusion prévue au par. 24(2) n’intervient que si une déclaration a passé le test de la règle des confessions et a été jugée volontaire. Le plus souvent, le recours au par. 24(2) entre en jeu vu les protections supplémentaires prévues à l’al. 10b) de la Charte.
[91] Contrairement à la common law à l’égard des confessions involontaires, le par. 24(2) n’énonce pas une règle absolue prescrivant l’exclusion des déclarations obtenues en violation de la Charte. En pratique toutefois, les tribunaux ont eu tendance à exclure de telles déclarations puisque, tout bien considéré, ils ont jugé que leur utilisation risquait de déconsidérer l’administration de la justice.
[92] Les trois questions décrites précédemment appuient le principe de l’exclusion générale présomptive, mais non automatique, de déclarations obtenues en violation de la Charte.
[93] La première question porte principalement sur le fait de savoir si l’utilisation d’éléments de preuve discréditerait la justice en associant les tribunaux à une conduite policière illégale. L’obtention de déclarations par la police est étroitement encadrée depuis longtemps. Le maintien de la confiance du public envers le système de justice suppose que la police respecte la Charte lorsqu’elle recueille des déclarations faites par des accusés en détention.
[94] L’effet néfaste sur le système de justice de l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par suite d’une inconduite policière varie selon la gravité de la violation. L’impression que les tribunaux tolèrent de graves écarts de la part de la police ternit davantage la réputation du système de justice que l’acceptation d’irrégularités mineures ou involontaires.
[95] La deuxième question examine dans quelle mesure la violation du droit en cause a effectivement porté atteinte aux intérêts qu’il protège. Dans ce cas aussi, le dommage susceptible d’être causé à la réputation du système de justice varie suivant la gravité de l’atteinte aux intérêts individuels protégés. Comme nous l’avons mentionné, c’est souvent le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat garanti à l’al. 10b) qui est transgressé lors de l’obtention illégale de déclarations. L’omission d’informer le détenu de son droit de consulter un avocat porte atteinte à son droit de décider utilement et de façon éclairée s’il parlera aux policiers, à son droit connexe de garder le silence et, plus fondamentalement, à la protection contre l’auto‑incrimination testimoniale dont il jouit. Ces droits protègent l’intérêt qu’ont les individus d’être libres et autonomes; leur violation tend à militer en faveur de l’exclusion des déclarations.
[96] Cela étant dit, il est possible que des circonstances particulières tempèrent l’incidence de l’obtention d’une déclaration en violation de la Charte sur les intérêts protégés d’un accusé. Par exemple, si une personne est clairement informée qu’elle est libre de parler ou non à la police, mais qu’un vice de forme survient soit au stade de l’information soit à celui de la mise en application du droit garanti par l’al. 10b), l’atteinte à la liberté et à l’autonomie de l’accusé en matière de choix éclairé peut être moindre. De même, lorsqu’une déclaration est faite spontanément à la suite d’une violation de la Charte ou dans des circonstances exceptionnelles permettant de conclure avec assurance que cette déclaration aurait été faite même s’il n’y avait pas eu de violation (voir R. c. Harper, [1994] 3 R.C.S. 343), l’incidence de la violation sur l’intérêt protégé de l’accusé à exercer un choix éclairé peut être atténué. En l’absence de telles circonstances, l’examen de cette question favorise l’exclusion générale des déclarations obtenues en violation de la Charte.
[97] La troisième question se rapporte à l’intérêt du public à ce que soit tenu un procès équitable au fond et peut donner lieu à un examen de la fiabilité des éléments de preuve. À l’occasion, on peut mettre en doute la fiabilité des déclarations obtenues en violation de la Charte, tout comme on peut le faire pour celle des confessions involontaires. Un suspect détenu par la police et non assisté d’un avocat peut faire des déclarations qui ont plus à voir avec la tentative de s’extirper de cette situation qu’avec la vérité. L’argument que la déclaration obtenue illégalement est nécessaire à une instruction au fond ne tient pas lorsque ce danger est présent.
[98] Bref, l’importance accrue attachée à une conduite policière adéquate en matière d’obtention de déclarations de suspects et le caractère fondamental des intérêts protégés en jeu favoriseront le plus souvent l’exclusion des déclarations prises en violation de la Charte, tandis que l’absence de fiabilité pourra réduire la portée du troisième facteur — l’obtention d’une décision au fond. Cela, jumelé à la tendance historique de la common law à traiter les déclarations des accusés différemment des autres éléments de preuve, explique pourquoi l’application du par. 24(2) aboutit généralement à l’exclusion de telles déclarations.
b) La preuve corporelle
[99] La preuve corporelle est constituée d’éléments provenant du corps de l’accusé; il peut s’agir, par exemple, d’une preuve génétique ou d’échantillons d’haleine. L’article 8 de la Charte protège contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives et, de ce fait, empêche l’État de recueillir de tels éléments de preuve d’une façon abusive.
[100] Dans l’arrêt Stillman, les juges majoritaires ont conclu, sur le fondement d’une définition large de la mobilisation d’un accusé contre lui‑même, que la preuve corporelle avait été obtenue « en mobilisant l’accusé contre lui‑même » et que son utilisation compromettrait l’équité du procès. Il en a résulté une règle d’exclusion quasi automatique des éléments de preuve corporelle obtenus en contravention de la Charte.
[101] On a reproché à l’arrêt Stillman d’avoir enfermé le critère d’examen souple « eu égard aux circonstances » établi au par. 24(2) dans un carcan selon lequel l’admissibilité est déterminée uniquement en fonction de la nature auto‑incriminante des éléments de preuve et non en fonction de l’ensemble des circonstances, d’avoir indûment fait disparaître des distinctions existant entre la preuve testimoniale et la preuve matérielle et d’avoir produit des résultats aberrants dans certains cas : voir, p. ex., Burlingham, la juge L’Heureux‑Dubé; R. c. Schedel (2003), 175 C.C.C. (3d) 193 (C.A.C.‑B.), par. 67‑72, le juge Esson; D. M. Paciocco, « Stillman, Disproportion and the Fair Trial Dichotomy under Section 24(2) » (1997), 2 Rev. can. D.P. 163; R. Mahoney, « Problems with the Current Approach to s. 24(2) of the Charter : An Inevitable Discovery » (1999), 42 Crim. L.Q. 443; S. Penney, « Taking Deterrence Seriously : Excluding Unconstitutionally Obtained Evidence Under Section 24(2) of the Charter » (2004), 49 R.D. McGill 105; D. Stuart, Charter Justice in Canadian Criminal Law (4e éd. 2005), p. 581. Nous allons nous arrêter brièvement sur chacune de ces critiques.
[102] La première fait grief à la méthode employée dans Stillman d’avoir transformé le critère d’examen souple « eu égard aux circonstances » établi au par. 24(2) en un critère visant strictement à déterminer si les éléments de preuve ont été obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même. Le paragraphe 24(2) prescrit de procéder à un examen contextuel plutôt que d’appliquer une règle d’exclusion automatique : D. M. Paciocco, « The Judicial Repeal of s. 24(2) and the Development of the Canadian Exclusionary Rule » (1989‑90), 32 Crim. L.Q. 326; A. A. McLellan et B. P. Elman, « The Enforcement of the Canadian Charter of Rights and Freedoms : An Analysis of Section 24 » (1983), 21 Alta. L. Rev. 205, p. 205‑208; Orbanski, par. 93. Comme le juge LeBel l’a indiqué dans Orbanski, l’analyse requise par le par. 24(2) « revient à trouver le juste équilibre entre les intérêts opposés et les valeurs en jeu dans le procès pénal, entre la recherche de la vérité et l’intégrité du procès [. . .] Tous les facteurs de l’arrêt Collins demeurent pertinents tout au long de cet examen délicat et nuancé » (par. 94).
[103] L’admissibilité des éléments de preuve doit se déterminer suivant une méthode souple et multifactorielle, en raison non seulement du libellé du par. 24(2), mais aussi des importantes différences existant entre les différents types de preuve corporelle. La gravité de la conduite policière et l’incidence de l’obtention de la preuve corporelle sur les droits de l’accusé peuvent varier considérablement. Il se peut que le prélèvement d’un cheveu ne soit pas intrusif et que l’intérêt de l’accusé en matière de vie privée quant à cet élément de preuve puisse être relativement ténu. À l’inverse, l’examen de cavités corporelles ou la fouille à nu peuvent être intrusifs, avilissants et répréhensibles. Un critère universel fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même ne permet pas de tenir compte de telles différences d’une manière qui correspond à l’objet de l’examen requis par le par. 24(2), soit d’établir si l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[104] Il appert de décisions récentes que l’opinion selon laquelle l’admissibilité d’échantillons corporels ne doive pas dépendre uniquement de la question de savoir s’ils ont été obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même fait de plus en plus consensus : R. c. Richfield (2003), 178 C.C.C. (3d) 23 (C.A. Ont.), la juge Weiler; R. c. Dolynchuk (2004), 184 C.C.C. (3d) 214 (C.A. Man.), la juge Steel; R. c. Banman, 2008 MBCA 103, 236 C.C.C. (3d) 547, le juge MacInnes. Dans l’arrêt R. c. S.A.B., 2003 CSC 60, [2003] 2 R.C.S. 678, portant sur la constitutionnalité des dispositions du Code criminel relatives aux mandats ADN, notre Cour a reconnu qu’il vaut mieux trancher les préoccupations relatives à la Charte soulevées par l’obtention d’éléments de preuve non testimoniale en se fondant sur les intérêts en matière de vie privée, d’intégrité corporelle et de dignité humaine plutôt que sur une règle générale décrétant que, par analogie aux déclarations forcées, une telle preuve est toujours inadmissible. Voir aussi : L. Stuesser, « R. v. S.A.B. : Putting “Self‑Incrimination” in Context » (2004), 42 Alta. L. Rev. 543.
[105] La deuxième critique, connexe à la première, élevée contre le recours à un critère d’admissibilité de la preuve corporelle uniquement fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, pour l’application du par. 24(2), lui fait grief d’assimiler à tort la preuve corporelle aux déclarations obtenues d’un accusé. Dans la plupart des cas, les questions relatives à l’administration de la justice soulevées par ces deux types de preuve diffèrent profondément. En les considérant de façon identique sous l’angle de la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, on risque d’occulter ces distinctions pertinentes et de compromettre l’analyse ultérieure relative à la déconsidération systémique. Comme l’a fait remarquer le professeur Paciocco, [traduction] « en assimilant les substances corporelles intimes aux témoignages, nous ne réagissons pas tant à la participation forcée de l’accusé qu’à la violation du droit à la vie privée et à la dignité que suppose l’obtention de cette preuve » (« Stillman, Disproportion and the Fair Trial Dichotomy under Section 24(2) », p. 170). De même, le prélèvement de substances corporelles ne porte pas atteinte à l’autonomie de l’accusé de la même façon que l’obtention illégale d’une déclaration. Le droit de garder le silence avant le procès garanti par l’art. 7, le droit de ne pas être contraint de témoigner contre soi‑même garanti par l’al. 11c) et le droit à ce qu’aucun témoignage incriminant ne soit utilisé subséquemment garanti par l’art. 13 ont servi de base au traitement des déclarations pour l’application du par. 24(2). Or, ces concepts ne s’appliquent pas de façon cohérente aux échantillons de substances corporelles, qui ne participent pas de la nature d’une communication. L’auto‑incrimination comme seul facteur permettant de statuer sur l’admissibilité de ces éléments de preuve s’en trouve affaiblie.
[106] En troisième lieu, on a reproché au critère d’admissibilité de la preuve corporelle axé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même de produire parfois des résultats aberrants en pratique, entraînant l’exclusion en application du par. 24(2) d’éléments de preuve qui, en principe, devraient être utilisés : voir Dolynchuk; R. c. Shepherd, 2007 SKCA 29, 218 C.C.C. (3d) 113 (la juge Smith, dissidente), conf. par 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527 (rendu simultanément au présent arrêt); et R. c. Padavattan (2007), 223 C.C.C. (3d) 221 (C.S.J. Ont.), le juge Ducharme. Par exemple, des échantillons d’haleine produits en preuve dans des affaires de conduite avec facultés affaiblies ont souvent été écartés automatiquement alors que la violation était mineure et qu’elle n’était pas réellement susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, tandis que, dans d’autres types d’affaires — comportant notamment la saisie de drogues illégales en violation de l’art. 8 — les éléments de preuve ont été utilisés malgré des violations plus graves, parce qu’ils n’avaient pas été obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même. On peut estimer avec raison que cette incongruité manifeste est préoccupante.
[107] Ainsi, pour l’application du par. 24(2), nous estimons qu’il convient de remplacer l’examen de l’admissibilité des éléments de preuve corporelle s’attachant uniquement à déterminer s’ils ont été obtenus par mobilisation de l’accusé contre lui‑même par un critère souple tenant compte de l’ensemble des circonstances, comme l’exige le libellé du par. 24(2). Comme pour les autres types d’éléments de preuve, leur admissibilité devrait s’apprécier en examinant l’effet qu’aurait leur utilisation sur la considération dont jouit le système de justice, compte tenu de la gravité de la conduite policière, des incidences de la violation de la Charte sur les intérêts protégés de l’accusé et de la valeur de l’instruction au fond de l’affaire.
[108] Le premier point à examiner dans le cadre de l’analyse requise par le par. 24(2) — la gravité de la conduite attentatoire — est d’ordre factuel. L’utilisation d’éléments de preuve obtenus à la suite d’une conduite policière délibérée, inacceptable et faisant fi des droits de l’accusé peut amener à penser que les tribunaux tolèrent implicitement ce genre de conduite et ébranler le respect dont jouit l’administration de la justice. Par contre, lorsque les policiers ont agi de bonne foi, il se peut que l’utilisation des éléments preuve en dépit de la violation ait peu d’effet préjudiciable sur la considération dont jouit le processus judiciaire.
[109] Le deuxième point à examiner concerne la possibilité que l’utilisation des éléments de preuve laisse supposer que les droits garantis par la Charte ne sont pas très importants, ce qui risque de compromettre la considération attachée au système de justice. Le juge doit donc examiner la gravité de la violation des intérêts protégés de l’accusé et, à l’égard d’éléments de preuve corporelle obtenus en violation de l’art. 8, évaluer dans quelle mesure la fouille, la perquisition ou la saisie a porté atteinte à la vie privée, à l’intégrité corporelle et à la dignité humaine de l’accusé. Les procédés intrusifs peuvent varier beaucoup en gravité, allant de gestes plutôt bénins comme la prise d’empreintes digitales ou l’emploi de techniques de reconnaissance de l’iris à la prise d’échantillons de sang ou d’empreintes dentaires par la force (comme dans Stillman). Plus l’atteinte est grande, plus il importe que le tribunal écarte les éléments de preuve afin de donner corps aux droits garantis par la Charte aux accusés.
[110] Le troisième point — l’incidence de l’utilisation des éléments de preuve sur l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond — favorisera généralement l’utilisation des éléments de preuve lorsqu’il s’agit d’échantillons de substances corporelles. En effet, contrairement aux déclarations forcées, les éléments de preuve corporelle sont généralement fiables, et le risque d’erreur qui surgit nécessairement lorsque le juge des faits est privé d’éléments de preuve peut faire pencher la balance du côté de l’utilisation.
[111] Bien qu’il faille toujours tenir compte des faits particuliers de chaque cause, on peut dire que, en règle générale, les éléments de preuve seront écartés en dépit de leur pertinence et de leur fiabilité lorsque l’atteinte à l’intégrité corporelle est délibérée et a des effets importants sur la vie privée, l’intégrité corporelle et la dignité de l’accusé. À l’inverse, lorsque la violation est moins inacceptable et l’atteinte moins sévère, les éléments de preuve corporelle fiables pourront être admis. Ce sera souvent le cas, par exemple, des échantillons d’haleine, qui s’obtiennent par des procédés relativement non intrusifs.
c) Les éléments de preuve matérielle non corporelle
[112] L’examen en trois points qu’exige l’application du par. 24(2) se fera grosso modo de la façon décrite précédemment. L’examen du premier point, soit de la gravité de la conduite attentatoire, sera encore une fois d’ordre factuel, et il militera ou non en faveur de l’exclusion des éléments de preuve en fonction du caractère délibéré ou inacceptable de la conduite.
[113] S’agissant du deuxième point, la violation de la Charte le plus souvent relevée en liaison avec la preuve matérielle non corporelle concerne la protection prévue à l’art. 8 contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives : voir, p. ex., Buhay. C’est principalement l’intérêt relatif à la vie privée qui est alors en cause. La jurisprudence peut nous éclairer pour déterminer dans quelle mesure il y a eu violation de l’attente raisonnable de l’accusé au respect de sa vie privée. Par exemple, l’attente est plus grande à l’égard d’un lieu d’habitation qu’à l’égard d’un établissement commercial ou d’une automobile. Une perquisition ou une fouille illégale dans un domicile sera donc considérée comme une violation plus grave à ce stade de l’analyse.
[114] Les fouilles, perquisitions ou saisies présidant à l’obtention de ce type d’éléments de preuve peuvent mettre en cause d’autres intérêts comme celui relatif à la dignité humaine. Il faut évaluer la gravité des incidences de la violation de la Charte sur ces intérêts. Par exemple, une fouille à nu ou l’examen de cavités corporelles non justifiés sont attentatoires à la dignité humaine du suspect et seront jugés très graves pour cette raison : R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, p. 516‑517, le juge en chef Dickson; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679. Le fait que l’élément de preuve obtenu de cette façon n’est pas une substance corporelle n’atténue pas la gravité de l’atteinte.
[115] Le troisième point à examiner — soit celui de savoir si l’utilisation des éléments de preuve servirait l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond — dépend, comme les autres, des faits en cause. De façon générale, la fiabilité des éléments de preuve matérielle n’aura pas de lien avec la violation de la Charte, de sorte que cet examen tend à favoriser leur utilisation.
d) La preuve dérivée
[116] La catégorie d’éléments de preuve la plus problématique est celle qui combine certains aspects des déclarations et certains aspects de la preuve matérielle — soit, une preuve matérielle découverte à la suite d’une déclaration obtenue illégalement. C’est ce que la jurisprudence appelle la preuve dérivée et c’est le type de preuve en cause en l’espèce.
[117] Nous avons vu précédemment que les confessions involontaires sont inadmissibles en common law. Cette exclusion automatique des déclarations involontaires procède de la perception qu’il est injuste de mobiliser une personne contre elle‑même et, surtout, du doute au sujet de la fiabilité des déclarations forcées. Toutefois, la common law n’a pas étendu l’inadmissibilité automatique aux éléments de preuve matérielle découverts grâce aux renseignements tirés de ces déclarations. La règle des confessions s’étant articulé surtout autour de la notion de fiabilité, l’intérêt du public à ce que la vérité soit établie au moyen d’une preuve fiable a, en common law, primé sur les préoccupations relatives à l’auto‑incrimination : Wray et R. c. St. Lawrence, [1949] O.R. 215 (H.C.J.).
[118] Le paragraphe 24(2) de la Charte a implicitement infirmé la pratique de common law consistant à toujours admettre les éléments de preuve dérivée fiables. Le juge doit désormais se demander si l’utilisation des éléments de preuve dérivée obtenus par suite d’une violation de la Charte serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[119] La jurisprudence relative au par. 24(2) traitant d’éléments de preuve matérielle dérivée a donc été dominée, jusqu’à présent, par deux notions connexes — celle de la mobilisation de l’accusé contre lui‑même et celle de la possibilité de découvrir. Les éléments de preuve matérielle qui n’auraient pas été découverts n’eût été de la déclaration inadmissible ont été considérés comme des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même et, par suite, jugés inadmissibles : R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13, et Burlingham. La théorie de la « possibilité de découvrir » a été élaborée pour distinguer les cas où la mobilisation de l’accusé contre lui‑même était nécessaire à l’obtention d’éléments de preuve de ceux où les éléments de preuve auraient été recueillis de toute manière. Dans le premier cas, il y avait exclusion, tandis que, dans le second, les chances qu’ils soient utilisés étaient supérieures.
[120] On a critiqué ces deux notions à juste titre parce qu’elles laissaient trop place aux suppositions et qu’elles pouvaient donner des résultats aberrants : D. Stuart, « Questioning the Discoverability Doctrine in Section 24(2) Rulings » (1996), 48 C.R. (4th) 351; Hogg, section 41.8d). En pratique, elles se sont révélées difficiles à appliquer en raison de leur nature hypothétique et de la subtilité des distinctions entre les critères servant à déterminer si les éléments de preuve sont « dérivé[s] » et si ils « pouvai[en]t être découvert[s] » : voir Feeney, par. 69‑71.
[121] Les règles existantes en matière de preuve dérivée et de possibilité de découvrir ont été élaborées sur le fondement de la notion d’équité du procès dégagée dans l’arrêt Collins, et elles donnaient effet à l’idée que, lorsque les éléments de preuve auraient été découverts de toute façon, la mobilisation de l’accusé contre lui‑même n’est pas véritablement la cause de leur disponibilité. La théorie de la possibilité de découvrir a pris encore plus d’importance avec l’arrêt Stillman, qui a considérablement élargi la catégorie des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même. Comme nous avons conclu que ce fondement sous‑jacent ne tenait plus et que l’équité du procès au sens des arrêts Collins et Stillman ne constitue plus un critère déterminant pour les besoins de l’analyse requise par le par. 24(2), la possibilité de découvrir ne devrait pas davantage être déterminante quant à l’opportunité d’utiliser des éléments de preuve dérivée.
[122] La possibilité de découvrir reste toutefois utile pour évaluer l’impact réel de la violation sur les intérêts protégés de l’accusé. En effet, ce critère permet au tribunal d’évaluer la force du lien de causalité entre l’auto‑incrimination contraire à la Charte et les éléments de preuve qui en ont découlé. Plus il est probable que ces derniers auraient été obtenus même sans la déclaration, moins les incidences de la violation sur l’intérêt sous‑jacent de l’accusé de ne pas s’incriminer ont d’importance. Bien entendu, l’inverse est également vrai. Par ailleurs, lorsqu’il est impossible d’établir avec certitude si les éléments de preuve auraient été découverts sans la déclaration, la possibilité de découvrir n’influera pas sur l’analyse requise par le par. 24(2).
[123] Afin de déterminer, pour l’application du par. 24(2), si l’utilisation d’une preuve dérivée est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, les tribunaux doivent examiner les trois questions usuelles que nous avons décrites dans les présents motifs, en tenant compte de l’origine auto‑incriminante des éléments de preuve tirés d’une déclaration obtenue irrégulièrement ainsi que de son statut en tant que preuve matérielle.
[124] La première question porte sur la façon dont la police a obtenu la déclaration ayant permis de mettre la main sur la preuve matérielle. Encore une fois, les circonstances factuelles de la violation dicteront dans quelle mesure l’examen de cette question favorisera l’exclusion : plus la conduite de l’État est grave, plus l’utilisation des éléments de preuve qui en découlent tend à miner la confiance du public en la primauté du droit. Les policiers ont‑ils délibérément et systématiquement bafoué les droits de l’accusé garantis par la Charte? Ou ont‑ils plutôt agi de bonne foi, conformément à des politiques policières qu’ils croyaient légitimes?
[125] La deuxième question met l’accent sur les incidences de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte. Souvent, c’est le droit à l’avocat énoncé à l’al. 10b) — qui protège l’intérêt de l’accusé à décider de façon éclairée s’il parlera ou non aux autorités — qui est violé par l’obtention inconstitutionnelle d’une déclaration. À ce stade, l’examen pertinent consiste à déterminer dans quelle mesure la violation de la Charte a empiété sur cet intérêt à faire un choix libre et éclairé. Lorsque l’atteinte à cet intérêt est considérable, ce facteur militera fortement en faveur de l’exclusion. Pour évaluer l’incidence de la violation, la possibilité de découvrir les éléments de preuve dérivée peut revêtir elle aussi de l’importance en tant que facteur qui accroît ou qui atténue le caractère auto‑incriminant des éléments de preuve. Si les éléments de preuve dérivée pouvaient être découverts de façon indépendante, l’incidence de la violation pour l’accusé est atténuée et l’utilisation des éléments de preuve est plus probable.
[126] La troisième question à examiner pour établir si l’utilisation des éléments de preuve dérivée serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice concerne l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Comme la preuve dérivée est de nature matérielle, sa fiabilité est généralement moins problématique, et l’intérêt du public à ce qu’un procès soit instruit sur le fond favorisera donc habituellement son utilisation.
[127] Il appartient chaque fois au juge du procès de soupeser et de mettre en balance ces questions. Dans la mesure où il tient compte des facteurs appropriés, il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard de sa décision. On peut toutefois avancer que, en règle générale, lorsque des éléments de preuve fiables sont recueillis à la suite d’une violation résultant de gestes accomplis de bonne foi sans porter gravement atteinte aux intérêts protégés de l’accusé, le juge du procès peut conclure à l’admissibilité de ces éléments pour l’application du par. 24(2). Par contre, une conduite policière délibérée et inacceptable portant substantiellement atteinte à ces intérêts pourra entraîner l’exclusion des éléments de preuve en dépit de leur fiabilité.
[128] Le juge appelé à appliquer le par. 24(2) ne doit pas perdre de vue qu’une règle plus souple peut encourager les policiers à obtenir des déclarations qu’ils savent inadmissibles dans le but de recueillir des éléments de preuve dérivée qui pourraient, à leurs yeux, être utilisés. Lorsqu’il a des raisons de croire que les policiers ont délibérément agi abusivement afin d’obtenir une déclaration pouvant les mener à de tels éléments, le juge devrait refuser de les recevoir en preuve. L’utilisation d’éléments de preuve dérivée recueillis par suite d’une violation flagrante et délibérée de la Charte serait susceptible de déconsidérer encore davantage l’administration de la justice, de sorte qu’il y a lieu d’écarter les éléments de preuve.
4. Application en l’espèce
[129] Il faut déterminer si le revolver produit par M. Grant après son interception et son interrogatoire par des policiers de Toronto doit être écarté. Le juge du procès a conclu que si une violation de la Charte avait été démontrée, il n’aurait pas écarté cet élément de preuve. Bien que la conclusion du juge du procès relativement à l’application du par. 24(2) puisse ne pas commander la déférence lorsque le tribunal d’appel formule une conclusion différente sur la question de la violation elle‑même (voir R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, p. 256‑257, le juge Sopinka; R. c. Harris, 2007 ONCA 574, 225 C.C.C. (3d) 193, p. 212), il faut, en l’absence d’une erreur manifeste et dominante, respecter les conclusions de fait sous‑jacentes du juge du procès.
[130] L’admissibilité des déclarations incriminantes de M. Grant n’est pas en cause puisqu’elles n’ont pas de valeur probante indépendante. La seule question qui se pose est celle de l’admissibilité de l’arme, et elle doit être résolue au moyen de la grille d’analyse décrite précédemment.
[131] D’emblée, il faut se demander si le revolver a été obtenu « dans des conditions qui portent atteinte » aux droits de M. Grant garantis par la Charte : voir R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980, et R. c. Goldhart, [1996] 2 R.C.S. 463. Nous avons conclu, pour les motifs exposés précédemment, qu’il y a eu violation des droits garantis par l’art. 9 et par l’al. 10b) de la Charte. Or, il y a un lien temporel et un lien de cause à effet entre ces violations et la découverte de l’arme. Il s’ensuit que l’obtention du revolver résulte d’une violation de la Charte.
[132] L’arme ayant été découverte par suite de déclarations obtenues en violation de la Charte, il s’agit d’un élément de preuve dérivée. Il faut donc se demander, comme toujours, si son utilisation serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, ce qui nécessite l’examen des considérations inhérentes à l’analyse requise par le par. 24(2) dont il a été question précédemment, « eu égard aux circonstances » de l’affaire, y compris à la détention arbitraire et à la violation du droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat.
[133] Examinons d’abord la gravité de l’irrégularité policière ayant mené à la découverte du revolver. Bien que la police ne se soit pas conformée à la Charte, sa conduite n’était pas abusive. Rien n’indique que M. Grant ait été victime de profilage racial ou d’autres pratiques discriminatoires. Les policiers sont allés trop loin en détenant l’appelant et en lui posant des questions, mais le moment auquel un contact se mue en détention n’est pas toujours clair, et il a donné du fil à retordre aux tribunaux. Nous sommes d’avis que les policiers ont commis une erreur en détenant l’appelant au moment où ils l’ont fait, mais que l’erreur est compréhensible. Ils ont également commis une erreur en n’informant pas l’appelant de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat, mais puisqu’ils croyaient à tort que ce dernier n’était pas en détention, cette erreur est, elle aussi, compréhensible. Il s’ensuit que l’on ne peut conclure à de la mauvaise foi de leur part. Puisque la violation de la Charte ne résultait pas d’une conduite délibérée et inacceptable, nous sommes d’avis que l’utilisation de l’élément de preuve en cause n’aurait pas pour effet de miner considérablement la confiance du public en la primauté du droit. Nous ajoutons toutefois que le présent arrêt fera en sorte que, dorénavant, il sera plus difficile de justifier des gestes similaires. Bien qu’on n’attende pas de la police qu’elle entreprenne une réflexion juridique au sujet de précédents contradictoires, on s’attend à juste titre à ce qu’elle connaisse l’état du droit.
[134] La deuxième question posée par l’analyse requise par le par. 24(2) nécessite d’examiner si l’utilisation d’éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, dans la perspective de l’intérêt de la société à ce que les droits garantis par la Charte soient respectés. L’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte est l’élément central de cet examen. Parce que les deux droits en cause protègent des intérêts différents, il faut, à ce stade, les examiner séparément.
[135] La première violation de la Charte a découlé de la détention arbitraire de l’appelant au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 9 de la Charte, détention qui a empiété sur sa liberté. Le contact, qui a débuté comme une conversation ordinaire, a rapidement pris l’allure d’une situation subtilement coercitive qui a privé M. Grant de sa liberté de faire un choix éclairé quant à la suite à donner aux événements, et ce, même en l’absence de contrainte physique et d’abus. Nous concluons donc que l’effet de cette violation, s’il n’était pas grave, n’était pas non plus négligeable.
[136] La deuxième violation de la Charte a été le non‑respect du droit de M. Grant d’avoir recours à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b). L’agent Gomes a lui‑même reconnu qu’il cherchait à obtenir des réponses qui lui fourniraient des motifs de perquisition ou d’arrestation. Les déclarations incriminantes de l’appelant, loin d’être spontanées, ont découlé des questions inquisitrices de l’agent Gomes. L’appelant, qui avait besoin d’assistance juridique, n’a pas été informé du fait qu’il pouvait consulter un avocat.
[137] Comme nous l’avons déjà mentionné, la possibilité de découvrir les éléments de preuve demeure un facteur d’appréciation de l’incidence des violations de la Charte sur les droits qu’elle garantit. Les policiers ont témoigné qu’en l’absence des déclarations incriminantes de M. Grant, ils ne l’auraient ni fouillé ni arrêté. Ils n’auraient pas non plus été juridiquement fondés à poser ces gestes. Le fait que l’élément de preuve n’aurait pas pu être découvert aggrave donc l’incidence de la violation sur l’intérêt de l’appelant à pouvoir décider de façon éclairée s’il allait parler à la police. Il avait « immédiatement besoin de conseils juridiques » (Brydges, p. 206) et n’a pas eu l’occasion d’en solliciter.
[138] Nous concluons donc que l’atteinte aux droits de M. Grant garantis par l’art. 9 et l’al. 10b) de la Charte était grave.
[139] La troisième et dernière question concerne l’effet de l’utilisation en preuve du revolver sur l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond. Il s’agit d’un élément de preuve très fiable, et essentiel à l’instruction sur le fond. Le ministère public soutient en outre que la gravité de l’infraction milite en faveur de l’utilisation en preuve du revolver pour que l’affaire soit jugée au fond. Il a fait valoir que les crimes comportant l’usage d’une arme à feu sont un fléau social, que les infractions de cette nature constituent une grave menace pour la sécurité publique et que l’arme constitue le principal élément de preuve en l’espèce. Par ailleurs, M. Grant soutient que la gravité de l’infraction rend le respect de ses droits d’autant plus important. Nous sommes donc d’avis que ce facteur n’est pas d’une grande utilité.
[140] En résumé, la conduite des policiers n’a pas été inacceptable. L’incidence des violations de la Charte sur les intérêts de l’accusé qui sont protégés était grave, sans être des plus extrêmes. Enfin, la valeur probante de l’élément de preuve était considérable. Il faut mettre en balance ces différents facteurs pour déterminer si l’utilisation de l’arme en preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Nous sommes d’accord avec le juge Laskin de la Cour d’appel pour dire qu’il s’agit d’une affaire difficile à trancher. La mise en balance requise par le par. 24(2) est de nature qualitative, la précision mathématique est donc impossible. Toutefois, après avoir examiné tous ces facteurs, nous sommes d’avis que les tribunaux d’instance inférieure n’ont pas commis d’erreur en concluant que, tout bien considéré, l’utilisation en preuve du revolver n’était pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. L’incidence grave de la violation sur les droits de M. Grant garantis par la Charte milite fortement en faveur de l’exclusion du revolver, tandis que l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond milite fortement en faveur de son utilisation. Contrairement à la situation qui prévalait dans R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, les policiers travaillaient en l’espèce dans un contexte d’incertitude juridique considérable. À notre avis, cela fait pencher la balance pour l’utilisation en preuve du revolver contre l’appelant et autorise à penser que cette utilisation ne jetterait pas de discrédit sur le système de justice.
C. La notion de « cession » pour l’application des art. 84, 99 et 100 du Code criminel
[141] Monsieur Grant soutient qu’il y a lieu d’annuler la déclaration de culpabilité prononcée contre lui pour possession d’une arme à feu en vue d’en faire le trafic, infraction décrite au par. 100(1) du Code criminel, parce qu’il n’a pas « cédé » l’arme au sens où il faut l’entendre pour l’application de cette disposition. Voici le texte du par. 100(1) :
100. (1) Commet une infraction quiconque a en sa possession une arme à feu, une arme prohibée, une arme à autorisation restreinte, un dispositif prohibé, des munitions ou des munitions prohibées en vue de les céder, même sans contrepartie, ou d’offrir de les céder, sachant qu’il n’y est pas autorisé en vertu de la Loi sur les armes à feu, de toute autre loi fédérale ou de leurs règlements.
[142] Le juge Laskin de la Cour d’appel, après avoir cité la définition de « cession » énoncée à l’art. 84 : « Vente, fourniture, échange, don, prêt, envoi, location, transport, expédition, distribution ou livraison » (par. 72 (en italique dans l’original, nous soulignons)), s’est reporté à une définition de dictionnaire indiquant que le transport est [traduction] « le fait de porter, de déplacer ou de faire parvenir d’un lieu à un autre ou d’une personne à une autre » (par. 72 (en italique dans l’original)). Il a aussi signalé que les art. 84 et 100 du Code avaient été édictés en lien avec la Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, ch. 39, et, après avoir examiné ce contexte plus large, a indiqué qu’il n’était pas convaincu qu’il fallait s’écarter du sens ordinaire du mot. Compte tenu de cette définition, l’aveu de M. Grant qu’il allait [traduction] « porter » le revolver plus loin « sur la rue » supposait le déplacement de l’arme d’un endroit à un autre et suffisait donc à établir les éléments de l’infraction décrite au par. 100(1).
[143] Suivant M. Grant, l’interprétation contextuelle de l’art. 100 et des dispositions connexes révèle que le législateur voulait réserver les peines les plus lourdes aux cessions équivalant à du trafic d’armes et non au simple déplacement d’une arme à feu d’un endroit à un autre. En outre, puisque le juge du procès n’a pas conclu qu’il était en possession du revolver en vue de le céder à une autre personne, M. Grant fait valoir que la déclaration de culpabilité fondée sur le par. 100(1) ne peut être maintenue.
[144] Nous souscrivons à l’argument de M. Grant selon lequel, dans l’esprit du législateur, le par. 100(1) ne visait pas le simple déplacement d’une arme à feu d’un endroit à un autre. Premièrement, la règle d’interprétation législative dite des « mots associés » établit que « lorsqu’au moins deux mots reliés par la conjonction “et” ou “ou” ont une fonction logique et grammaticale analogue dans une disposition, ils doivent être interprétés à la lumière de leurs caractéristiques communes » : McDiarmid Lumber Ltd. c. Première Nation de God’s Lake, 2006 CSC 58, [2006] 2 R.C.S. 846, par. 30, la juge en chef McLachlin. Voir aussi R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 227‑231. Voici encore le libellé de la définition de « cession » à l’art. 84 : « Vente, fourniture, échange, don, prêt, envoi, location, transport, expédition, distribution ou livraison. » Dans cette énumération, il n’y a que le mot « transport » qui puisse vraisemblablement viser le déplacement d’une chose d’un lieu à un autre sans qu’elle change de mains. L’élément commun à tous les autres termes est la notion de marché, indicative d’un sens plus restreint que celui qui est donné par le dictionnaire pour le mot « transport ».
[145] Il convient également de signaler que le par. 100(1) s’applique à la cession d’une arme à feu « même sans contrepartie ». En supposant même qu’on assimile « transport » et « cession », les mots soulignés indiquent que la disposition a pour objet de criminaliser la cession d’armes à feu pour des fins impliquant d’autres personnes. Autrement dit, il appert de ces mots que l’intention du législateur n’était pas de criminaliser le simple déplacement des armes à feu, mais plutôt leur transport pour des fins impliquant d’autres personnes. En outre, la criminalisation de l’« offre » de cession, au par. 100(1), laisse entendre que la « cession » participe de la nature d’un marché.
[146] Contrairement au juge Laskin, nous ne pouvons accepter l’argument que l’interprétation plus restrictive du par. 100(1) [traduction] « briserait la cohésion entre les dispositions du Code criminel relatives aux armes à feu et la Loi sur les armes à feu » (par. 77). Il est incontestable que le législateur a voulu restreindre sévèrement le déplacement des armes à feu, mais les deux lois renferment d’autres dispositions concernant précisément des « cessions » qui ne constituent pas du trafic. Celui qui déplace une arme à feu de façon non réglementaire s’expose à une poursuite fondée sur le par. 86(2) du Code criminel, qui pénalise le transport d’une arme à feu en contravention des règlements d’application de la Loi sur les armes à feu. De plus, cette dernière loi donne une définition de « cession » différente de celle du Code criminel, de sorte qu’il ne faut pas trop insister sur la cohésion de ces deux textes : voir l’art. 21 de cette loi.
[147] Enfin, l’infraction décrite au par. 100(1) figure dans le Code sous la rubrique « Infractions relatives au trafic ». Comme la Cour l’a indiqué dans R. c. Davis, [1999] 3 R.C.S. 759, par. 53, le juge en chef Lamer (citant R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), p. 269), les rubriques « devraient être considérées comme faisant partie de la législation et elles devraient être lues et invoquées comme tout autre élément contextuel ». Les infractions relatives au trafic d’armes à feu sont extrêmement graves et entraînent de lourdes peines. De fait, depuis les modifications apportées au Code en 2008, les accusés déclarés coupables de l’infraction décrite au par. 100(1) sont condamnés à une peine d’emprisonnement minimale de trois ans pour une première infraction, soit une augmentation par rapport à la peine maximale d’un an qui prévalait lorsque M. Grant a été déclaré coupable. Il ne faut pas présumer à la légère que le législateur voulait que quiconque déplace une arme à feu d’un endroit à un autre sans autorisation soit réputé en faire le trafic et encoure une peine d’au moins trois ans d’emprisonnement pour une première infraction. À notre avis, l’interprétation contextuelle des dispositions applicables indique le contraire. Monsieur Grant a commis une infraction grave qui pouvait présenter un grand danger, mais la preuve indique qu’il ne s’est pas livré à un trafic.
[148] Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi à l’égard du quatrième chef d’accusation.
V. Conclusion
[149] Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de prononcer un acquittement à l’égard du quatrième chef d’accusation (trafic) et de rejeter le pourvoi à l’égard de tous les autres chefs d’accusation.
Version française des motifs rendus par
[150] Le juge Binnie — Je souscris au dispositif que proposent mes collègues la Juge en chef et la juge Charron dans le présent pourvoi et au cadre d’analyse modifié qu’elles ont élaboré pour trancher une demande fondée sur le par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés quant à l’admission ou à l’exclusion d’éléments de preuve obtenus en violation de la Charte. Avec égards, je ne partage toutefois pas leur opinion quant à l’approche à adopter pour définir le mot « détention » pour l’application des art. 9 et 10 de la Charte. Plus particulièrement, j’estime que leur approche accorde trop d’importance à la perception d’une pression psychologique par le plaignant, quoique filtrée par les yeux d’une personne raisonnable hypothétique placée dans la même situation. Mes collègues résument comme suit leur position à cet égard :
1. La détention visée aux art. 9 et 10 de la Charte s’entend de la suspension du droit à la liberté d’une personne par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable. Il y a détention psychologique quand l’individu est légalement tenu d’obtempérer à une demande contraignante ou à une sommation, ou quand une personne raisonnable conclurait, compte tenu de la conduite de l’État, qu’elle n’a d’autre choix que d’obtempérer. [Je souligne; par. 44.]
Mes collègues énumèrent ensuite un grand nombre de facteurs qui pourront aider à « déterminer si une personne raisonnable placée dans la même situation conclurait qu’elle a été privée par l’État de sa liberté de choix » (ibid.).
[151] L’adhésion constante de la Cour à une approche exclusivement centrée sur le plaignant pourrait donner l’impression qu’il est plus important de se demander si la personne raisonnable hypothétique « placée dans la même situation » que le plaignant penserait qu’elle est détenue plutôt que de se demander si elle est détenue. Le point de vue de la personne interceptée (ou d’une « personne raisonnable » se retrouvant dans cette situation précise) est important, parce que c’est la liberté de cette personne qui est en cause, mais, à mon avis, le point de vue du plaignant n’est pas la seule considération pertinente. Je reconnais qu’il ne peut y avoir détention sans que la liberté de la personne interceptée soit considérablement entravée (ou qu’elle perçoive raisonnablement qu’il en est ainsi). Il pourrait toutefois se passer bien des choses dont la personne interceptée n’a pas connaissance et il est possible que ces autres éléments contextuels doivent jouer dans la qualification juridique du contact entre la personne et les forces policières. Je suis d’accord avec le professeur Stuart lorsqu’il écrit qu’il
[traduction] ne faut pas mettre l’accent exclusivement sur l’état d’esprit de l’accusé. Comme les cours d’appel l’ont suggéré de façon convaincante, le concept de détention doit aussi tenir compte de la perception du policier. [. . .] [Autrement], [c]eux qui ont peut‑être le plus besoin de la protection de la Charte contre les pratiques coercitives de la police n’en auront aucune. Par contre, il serait regrettable que les questions préliminaires posées par les policiers à quelque suspect que ce soit doivent être criblées de mises en garde fondées sur la Charte.
(D. Stuart, Charter Justice in Canadian Criminal Law (4e éd. 2005), p. 327)
Mes collègues tiennent compte de certains facteurs qui concernent les policiers (comme le fait que la personne en particulier fasse l’objet d’une « enquête ciblée » (par. 44(2)a)), mais, comme nous le verrons, elles ne les prennent en considération que dans la mesure où ces renseignements sont dévoilés à la personne interceptée.
[152] À mon avis, il est aussi important de procéder à une évaluation objective des éléments factuels du contact, abstraction faite de la perception des deux parties, aucune d’elles n’ayant peut‑être une idée très claire de ce qui se passe dans le feu de l’action.
A. Quand une « interception » devient‑elle une détention?
[153] Bien que les policiers en uniforme représentent la volonté collective de la société que règne l’ordre public et que les communautés soient habitables et sécuritaires, ils constituent aussi une menace sérieuse et continue pour le droit de chacun de ne pas être importuné par l’État sans que l’intervention étatique puisse être justifiée objectivement. Les interactions entre les policiers et les citoyens sont non seulement très diversifiées, mais aussi extrêmement fréquentes. Outre l’aide offerte au public en général, les tâches quotidiennes typiques du « policier patrouilleur » consistent notamment à effectuer des vérifications concernant des « personnes suspectes ». Des directives claires sur les règles qui régissent ces contacts avec les citoyens constituent, ou devraient constituer, une part importante de la formation des policiers : C. D. Shearing et P. C. Stenning, Police Training in Ontario : An Evaluation of Recruit and Supervisory Courses (1980), p. 41. L’affaire dont la Cour est saisie concerne un piéton. Personne ne doute de l’importance de pouvoir déterminer à quel moment une interaction entre un policier et un piéton devient une détention donnant ouverture aux droits garantis en cas de détention, dont celui de faire intervenir son avocat qui, règle générale, conseillera vraisemblablement au piéton de ne plus rien dire. Au départ, c’est aux policiers de décider s’il y a détention, parce que c’est eux qui feront une mise en garde à la personne détenue et qui l’informeront de son droit à l’assistance d’un avocat. Leurs intentions et leurs perceptions, révélées ou non au plaignant, joueront inévitablement dans leurs décisions et le juge saisi de l’affaire, le cas échéant, devrait en tenir compte dans l’application du critère juridique servant à déterminer s’il y a détention.
[154] De plus en plus d’éléments de preuve et d’opinions tendent à démontrer que les minorités visibles et les personnes marginalisées risquent davantage de faire l’objet d’interventions policières « discrètes » injustifiées : R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 83. Voir aussi A. Young, « All Along the Watchtower : Arbitrary Detention and the Police Function » (1991), 29 Osgoode Hall L.J. 329, p. 390; D. M. Tanovich, « Using the Charter to Stop Racial Profiling : The Development of an Equality‑Based Conception of Arbitrary Detention » (2002), 40 Osgoode Hall L.J. 145; Commission ontarienne des droits de la personne, Rapport d’enquête, Un prix à payer : Les coûts humains du profilage racial (2003); Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario (1995), p. 383. L’appelant, M. Grant, est de race noire. En pareilles circonstances, les tribunaux ne peuvent se permettre de faire abstraction des considérations raciales.
[155] Cependant, un membre d’une minorité visible peut, comme n’importe qui d’autre, être abordé et interrogé par les policiers. La personne ainsi interpellée peut, même plus que quiconque, se sentir incapable de choisir de partir. Le point de vue des policiers et les renseignements dont ils disposent, le cas échéant, au moment où ils l’interceptent seraient utiles pour déterminer si sa liberté était réellement en jeu et ce, même si les policiers ne lui ont pas révélé leur perception de la situation par les mots qu’ils ont utilisés ou par leur comportement.
B. Bref historique du critère de la « perception raisonnable »
[156] Notre approche en ce qui a trait à la détention, comme pour une part importante de ce domaine du droit, s’inspire largement de la jurisprudence relative au Quatrième amendement de la Constitution américaine. Les sociétés canadienne et américaine accordent une grande valeur au droit de chacun de vaquer à ses occupations sans être intercepté arbitrairement par les policiers et sommé de rendre compte de ses faits et gestes, alors que ceux-ci ne les concernent pas. Nous souhaitons donc appliquer une définition de la détention qui protège notre liberté. En conséquence, dans R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, le juge Le Dain a tiré la conclusion, entérinée dans des arrêts subséquents, qu’une personne est détenue lorsqu’elle « se soumet ou acquiesce à la privation de liberté et croit raisonnablement qu’elle n’a pas le choix d’agir autrement » (p. 644). Cette approche était à l’image de décisions antérieures de la Cour suprême des États‑Unis selon lesquelles [traduction] « une personne a été “saisie” [c.‑à‑d. mise en détention] au sens où il faut l’entendre pour l’application du Quatrième amendement seulement si, compte tenu de toutes les circonstances entourant l’incident, une personne raisonnable aurait cru qu’elle n’était pas libre de partir » : United States c. Mendenhall, 446 U.S. 544 (1980), p. 554, décision entérinée dans Florida c. Royer, 460 U.S. 491 (1983), et dans des jugements subséquents.
[157] Dans Mendenhall, le juge Stewart a affirmé assez catégoriquement que [traduction] « l’intention subjective » du représentant de l’État (un agent de la lutte antidrogue) « de détenir l’intimée, si elle avait tenté de quitter les lieux, n’est pas pertinente, sauf dans la mesure où cette intention a été révélée à l’intimée »; p. 554, note 6 (je souligne)). À de nombreuses reprises dans leur jugement, mes collègues adhèrent à l’approche qui consiste à exclure de l’examen judiciaire les renseignements qui ne sont pas raisonnablement manifestes pour la personne interceptée. Par exemple, elles écrivent :
Il faut se demander si la conduite policière inciterait une personne raisonnable à conclure qu’elle n’est pas libre de partir et qu’elle doit obtempérer à l’ordre ou à la sommation de la police. [par. 31]
. . .
Par conséquent, nous devons examiner toutes les circonstances pertinentes pour décider si une personne raisonnable placée dans la situation de M. Grant aurait conclu que son droit de choisir le comportement à adopter avec les policiers (c.‑à‑d. s’en aller ou obtempérer) lui avait été retiré. [par. 46]
. . .
À notre avis, la preuve étaye l’affirmation de M. Grant qu’une personne raisonnable placée dans sa situation (18 ans, seul, devant trois policiers plus costauds que lui et en position antagonique) aurait conclu que les policiers, par leur conduite, l’avaient privée de la liberté de choisir comment agir. [par. 50]
[158] La définition de ce qui constitue une détention établie dans Mendenhall, adoptée dans Therens et à laquelle adhèrent mes collègues en l’espèce, n’a pas les mêmes conséquences aux États‑Unis qu’ici. Aux États‑Unis, le droit à l’assistance d’un avocat, par exemple, ne prend pas naissance « sans délai » dès qu’il y a détention (« ou saisie ») psychologique, mais seulement lorsqu’il y a [traduction] « “arrestation formelle ou entrave formelle à la liberté de mouvement” comparable à celle associée à une arrestation formelle » : California c. Beheler, 463 U.S. 1121 (1983), p. 1125; Oregon c. Mathiason, 429 U.S. 492 (1977), p. 495. Voir aussi Escobedo c. Illinois, 378 U.S. 478 (1964), p. 490‑491; Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966), p. 444; Thompson c. Keohane, 516 U.S. 99 (1995), p. 112. Selon le droit américain, l’existence d’une telle situation d’entrave formelle [traduction] « dépend des circonstances objectives de l’interrogatoire et non des perceptions subjectives des agents qui procèdent à l’interrogatoire ou de la personne qui le subit » : Stansbury c. California, 511 U.S. 318 (1994), p. 323 (je souligne). Autrement dit, aux États‑Unis, la détention psychologique, sans plus, ne donne pas ouverture au droit à l’assistance d’un avocat. Les tribunaux américains ont une vision libérale du moment où survient une « détention psychologique » parce qu’elle donne lieu à l’examen de la conduite des policiers au regard du Quatrième amendement, alors que, suivant leur Constitution, cette conduite échapperait autrement à la surveillance des tribunaux. En pratique, les États‑Unis peuvent s’accommoder d’une définition aussi large centrée sur le plaignant parce qu’elle n’a pas pour effet de faire intervenir les avocats à une étape précoce du contact entre les policiers et les citoyens. Le principal effet d’une conclusion selon laquelle il y a détention est, aux États‑Unis, d’obliger les policiers à satisfaire à la norme des soupçons raisonnables, tout comme l’exige l’arrêt R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59. Ainsi, la thèse de la détention psychologique énoncée dans Mendenhall, si on l’applique au Canada, soulève une difficulté associée à l’application de l’al. 10b), qui n’a pas d’équivalent aux États‑Unis.
C. Reconnaissance de l’existence d’une « tension manifeste »
[159] En l’espèce, le juge Laskin a reconnu, au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, que :
[traduction] La définition de la « détention psychologique » rend compte de la mise en équilibre de valeurs concurrentes par les tribunaux. D’un côté, les policiers ont le devoir et le pouvoir d’enquêter sur les infractions criminelles et de prévenir le crime pour assurer la sécurité au sein de la communauté. Dans l’exécution de leurs tâches, ils doivent interagir quotidiennement avec les citoyens ordinaires. Tous les contacts de ce type entre les policiers et les citoyens ne constituent pas une « détention » sur le plan constitutionnel. Notre cour et d’autres tribunaux ont reconnu que les policiers doivent pouvoir parler à un citoyen sans déclencher l’application des droits que lui garantit la Charte.
. . .
D’un autre côté, les citoyens ordinaires doivent avoir le droit de se déplacer librement dans leur communauté.
((2006), 81 O.R. (3d) 1, par. 10 et 12)
[160] Dans l’affaire connexe R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, où les policiers ont intercepté un individu au moment où il tentait de quitter un magasin de la Régie des alcools de l’Ontario dans lequel une fraude venait d’être commise, le juge Doherty, s’exprimant également au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, a reconnu l’existence d’une [traduction] « tension manifeste entre l’obligation d’informer les personnes détenues de leur droit à l’assistance d’un avocat et l’utilisation appropriée et efficace de brèves détentions aux fins d’enquête » (2007 ONCA 60, 85 O.R. (3d) 127, par. 41).
[161] Ayant conclu que l’art. 9 avait été violé, le juge Laskin n’a pas examiné, dans le présent dossier, le droit à l’assistance d’un avocat garanti à l’al. 10b). Toutefois, comme mes collègues traitent le dossier Suberu comme un cas d’application assez simple de la grille d’analyse de la détention proposée dans Grant, j’examinerai ici à la fois l’art. 9 et l’al. 10b).
[162] Le ministère public soutient qu’en donnant effet prématurément au droit à l’assistance d’un avocat (et à celui d’en « être informé ») dans le cadre de contacts ordinaires entre les policiers et les citoyens, la Cour paralyserait les services policiers essentiels et ferait pencher indûment la balance constitutionnelle contre l’intérêt du public dans l’application efficace de la loi. Aux yeux des policiers, pour reprendre les termes poétiques employés par le professeur Uviller (cités par Young, p. 365-366), [traduction] « la confession est la “reine du jeu d’échec de la preuve” ». Or, en présence d’un avocat, la source des confessions tend à se tarir.
[163] La défense plaide plutôt en faveur d’une définition large de la détention et d’un accès rapide à des conseils juridiques parce que, si on devait adopter une approche moins généreuse de la Charte, un citoyen risquerait de se compromettre gravement avant qu’un avocat n’intervienne, puisque peu de gens connaissent bien les droits que leur confère la Charte. Pour résoudre ce dilemme, la Cour d’appel de l’Ontario, dans Suberu, a donné une interprétation atténuée de l’al. 10b) de façon à ce que la portée des mots « sans délai » puisse être étendue plus facilement pour répondre aux exigences raisonnables de l’application de la loi (ce qui, en pratique, pourrait fort bien mener à une situation similaire à celle qui existe aux États‑Unis). Comme l’ont souligné mes collègues, la solution retenue par le tribunal ontarien pose problème, car cette interprétation s’accorde mal avec le sens des mots, qu’on leur applique une méthode d’interprétation téléologique, textuelle ou contextuelle en fonction de la Charte.
[164] L’appelant fait valoir, avec l’appui de la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et de l’Association canadienne des libertés civiles, que cette « tension manifeste » pourrait être atténuée par l’inadmissibilité de toutes les déclarations incriminantes faites par un accusé entre le moment où la détention s’est cristallisée et celui où l’accusé est informé de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat. Cela présuppose toutefois que la détention visée par l’art. 9 s’est bel et bien cristallisée, question qui est précisément celle visée par le pourvoi.
[165] Une autre façon d’atténuer la « tension manifeste » (hormis le recours à l’article premier) consisterait à ce que les tribunaux réexaminent le concept de la « détention psychologique » de façon à ce que le contact soit envisagé dans des perspectives plus vastes. Cette solution contribuerait, selon moi, à remédier à certains des problèmes associés à une approche centrée exclusivement sur le plaignant.
D. Les problèmes associés à une approche centrée exclusivement sur le plaignant
[166] J’estime que l’adhésion constante de la Cour à l’approche préconisée par Therens et Mendenhall pour déterminer à quel moment une simple interaction se cristallise en détention pose de nombreux problèmes. L’insistance pour que la situation du plaignant soit envisagée dans la perspective plus détachée de la « personne raisonnable » permet de remédier à certains de ces problèmes, mais cette approche, qui exagère la capacité d’une personne ordinaire de résister à l’affirmation par les policiers de leur autorité, peut, dans d’autres cas, mener impérativement à la conclusion que le plaignant avait le choix de partir, alors qu’il ne l’avait pas.
1. La perception de la police peut être importante
[167] Mes collègues font référence à la « situation [. . .] complexe » où, par exemple,
l[a] fonction [policière] non coercitive d’assistance en cas de besoin et de maintien élémentaire de l’ordre peut, de façon subtile, se confondre avec leur fonction potentiellement coercitive d’enquête et d’arrestation de suspects pour qu’ils soient traduits en justice. [par. 40]
Je suis d’accord pour dire que ce changement « subtil » de la perspective policière est pertinent pour l’analyse, mais il ne sera pas toujours dévoilé à une personne manifestement interceptée, mais qui ne sait pas avec certitude si elle se trouve dans une situation périlleuse ou si elle n’a rien à craindre de son interaction avec les policiers. Les enquêteurs recueillent des faits qui forment une mosaïque. Des « questions générales » en apparence peuvent viser, à l’insu de la personne interceptée, à trouver la pièce manquante auto‑incriminante. Le succès de l’enquête des policiers peut, en fait, dépendre de leur habileté à masquer leurs intentions et l’information qu’ils détiennent.
[168] Je crois utile, sur ce point, de citer les motifs du juge Martin, dans R. c. Moran (1987), 36 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi refusée, [1988] 1 R.C.S. xi, parce qu’il y énumère certains éléments qu’il estimait pertinents quant à sa conclusion sur l’existence d’une détention, dont
[traduction] le stade de l’enquête, c’est‑à‑dire si les questions posées faisaient partie de l’enquête générale menée sur un crime réel ou potentiel, ou si la police avait déjà décidé qu’un crime avait été commis et que l’accusé en était l’auteur, ou qu’il était impliqué dans sa perpétration, et qu’elle posait des questions dans le but d’obtenir des déclarations incriminantes de l’accusé; [p. 259]
Il s’agit là d’éléments qui seraient certainement connus de la police, mais qui ne seraient pas nécessairement révélés à la personne interceptée. Peut‑être, comme je l’ai mentionné, la police voudra‑t‑elle cacher où elle en est dans son enquête dans l’espoir d’un interrogatoire plus fructueux. D’autres éléments mentionnés dans Moran seraient évidents pour la personne interceptée, par exemple,
[traduction] la nature des questions : s’agissait‑il de questions d’ordre général visant à recueillir des renseignements, ou s’agissait‑il de présenter à l’accusé des éléments de preuve qui tendaient à l’incriminer? [p. 259]
Si, par exemple, les policiers arrivent sur les lieux d’un attroupement dans la rue, sans savoir vraiment si l’agitation est due à un crime ou à un accident, et qu’ils demandent à toutes les personnes présentes de rester sur place jusqu’à ce qu’ils aient tiré la situation au clair, cette directive devrait avoir une conséquence juridique différente de celle qu’elle aurait si elle était donnée dans un lieu qui est manifestement la scène d’un crime pour retenir un individu que les policiers considèrent comme un suspect probable. Dans le premier cas, la situation peut s’expliquer par la responsabilité de la police d’assurer la sécurité du public et de maintenir l’ordre public. Dans le second, les policiers tentent de réunir des éléments de preuve au sujet (et de la part) d’un individu en particulier concernant un crime donné. En réalité, dans les deux cas, pour reprendre les termes employés par le juge Laskin, [traduction] « toute personne raisonnable qui entendrait ces mots prononcés par un policier en uniforme à une distance de trois pieds les considérerait, non pas comme une demande qu’elle peut ignorer, mais comme une sommation à laquelle elle doit obtempérer » (par. 24). Même si, dans les deux cas, l’ordre des policiers de rester sur place représente une contrainte psychologique qui incitera vraisemblablement les personnes auxquelles il s’adresse à ne pas quitter les lieux, ce n’est que dans le second que les droits garantis par la Charte devraient entrer en jeu, car c’est uniquement dans cette situation qu’une « personne peut avoir raisonnablement besoin de l’assistance d’un avocat » (Therens, p. 641‑642).
2. Les caractéristiques incertaines de la « personne raisonnable »
[169] Dans un commentaire utile au sujet du critère établi par l’arrêt Mendenhall aux États‑Unis, le professeur Butterfoss écrit :
[traduction] L’application de ce critère a créé une grande catégorie de contacts entre policiers et citoyens « sans saisie » qui laissent aux policiers une grande marge de manœuvre dans leur façon d’aborder et d’interroger les citoyens sans être forcés de justifier objectivement cette conduite. C’est là le résultat, d’une part, d’une interprétation du concept très artificiel de la « personne raisonnable » qui attribue à cette dernière une capacité d’affirmation de soi dans ses rapports avec les policiers bien plus grande que celle du citoyen moyen et, d’autre part, du fait de ne pas tenir compte des intentions subjectives des policiers. Ainsi, la portée des droits reconnus aux citoyens par le Quatrième amendement repose sur une fiction juridique. [Je souligne.]
(E. J. Butterfoss, « Bright Line Seizures : The Need for Clarity in Determining When Fourth Amendment Activity Begins » (1988‑1989), 79 J. Crim. L. & Criminology 437, p. 439)
En d’autres termes, des contacts avec les policiers qui porteraient le citoyen moyen à croire qu’il n’a d’autre choix que d’obtempérer échappent à la catégorie des « détentions » grâce à un subterfuge qui consiste à lui substituer une « personne raisonnable » dotée d’une force et d’une confiance en soi artificielles. On peut aussi rationaliser la conduite auto‑incriminante en faveur de l’État en invoquant le prétendu sens du [traduction] « devoir moral ou social de tout citoyen de répondre aux questions qui lui sont posées par les policiers » (voir R. c. Grafe (1987), 36 C.C.C. (3d) 267 (C.A. Ont.), p. 271). Cet écart entre la réalité de la rue et l’interprétation judiciaire du concept de la « personne raisonnable » est particulièrement pertinent dans le cas du membre d’une minorité visible qui, en raison de sa situation et de son vécu, est davantage susceptible de ne pas se sentir en mesure de désobéir aux directives des policiers et que toute affirmation de son droit de quitter les lieux risque d’être considérée en soi comme une esquive et invoquée plus tard par les policiers comme un motif suffisant d’entretenir des soupçons justifiant sa détention selon l’arrêt Mann.
[170] Hormis la question des minorités visibles, le concept de la personne raisonnable est‑il censé décrire le citoyen moyen disposé à coopérer avec les policiers? Si c’est le cas, dans le contexte canadien, ce citoyen considérera presque toujours une directive des policiers comme une sommation à laquelle il doit obéir. C’est ce que le juge Le Dain a reconnu dans Therens (et que mes collègues admettent en l’espèce), lorsqu’il a constaté que « [l]a plupart des citoyens ne connaissent pas très exactement les limites que la loi impose aux pouvoirs de la police » et, par conséquent, qu’« il est probable que la personne raisonnable péchera par excès de prudence et obtempérera à la sommation en présumant qu’elle est légale » (p. 644). Vues sous cet angle, les directives ou les sommations de la police restreignent facilement le choix du plaignant de quitter les lieux. Par conséquent, suivant cette interprétation, même les contacts les moins importuns entre les policiers et les citoyens devraient fréquemment être qualifiés de détention, bien que les personnes visées n’aient pas raisonnablement besoin de l’assistance d’un avocat à cette étape.
[171] Par contre, il faut peut‑être attribuer à la « personne raisonnable » un niveau plus élevé de raffinement juridique, qui la porterait à adopter une attitude plus ferme à l’égard de la police. Mes collègues affirment que les conclusions d’une personne raisonnable reposent sur « des garanties et des obligations juridiques généralement bien comprises » (par. 33; voir aussi par. 37). Cette version plus érudite de la « personne raisonnable » serait censée savoir que, sous réserve de certaines exceptions prévues par la loi, elle a le droit de quitter les lieux, peu importe ce que dit le policier, à moins que celui‑ci ait des motifs raisonnables de la soupçonner d’avoir participé à une infraction criminelle et, par conséquent, des motifs justifiant sa mise en détention à des fins d’enquête suivant l’arrêt Mann. Si le test applicable adopte la perspective de ce type de « personne raisonnable » mieux informée, aucun contact en deçà d’une détention aux fins enquête suivant Mann n’entraverait la liberté de choix de la personne interpellée, et toutes les déclarations qu’elle ferait dans les premiers moments critiques de son contact avec les policiers seraient présumées « volontaires » et fondées sur son consentement.
[172] Le concept de la « personne raisonnable » pose un problème additionnel, soit celui de déterminer exactement quels sont les renseignements que détient cette personne fictive. Les « facteurs » établis par mes collègues incluent les questions suivantes : « [L]es policiers fournissaient‑ils une aide générale, assuraient‑ils simplement le maintien de l’ordre, menaient‑ils une enquête générale sur un incident particulier, ou visaient‑ils précisément la personne en cause dans le cadre d’une enquête ciblée? » (par. 44(2)a)). Elles ne laissent toutefois pas entendre que la « personne raisonnable » peut lire dans les pensées. Selon elles, ces renseignements ne peuvent jouer dans l’évaluation de ce que croirait la « personne raisonnable » que dans la mesure où ils sont dévoilés au plaignant, dont la perception ne sera autrement pas influencée par ces éléments.
[173] Une autre difficulté liée à la modulation de l’approche de la « personne raisonnable » tient à ce qu’on ne connaît pas exactement le vécu de cette personne hypothétique, à partir duquel elle évaluera le contact, ni les critères qu’elle utilise pour décider si la personne interceptée est libre de mettre fin au contact. L’énumération d’un vaste éventail de facteurs dont le tribunal doit tenir compte et la détermination de l’importance et du poids de chacun par rapport aux autres sont deux choses différentes.
[174] En l’absence de critères explicites, différents juges auront tendance à attribuer à la « personne raisonnable » leur propre impression du moment auquel, à leur avis, la personne interceptée devrait pouvoir appeler un avocat. Leur analyse risque de ce fait d’être très axée sur le résultat. Les perceptions varieront en fonction de la personnalité du juge saisi de l’affaire. Mes collègues soulignent à différents endroits la nécessité de faire preuve de déférence à l’égard des décisions des juges de première instance (p. ex., par. 43), ce qui peut compliquer encore davantage l’élaboration d’une approche cohérente. En d’autres termes, le recours continu au test axé sur la « personne raisonnable », dont le vécu et le choix de critères ne sont pas spécifiés, sauf pour ce qui est d’une présomption de « raisonnabilité », contribue à masquer plutôt qu’à clarifier les véritables critères appliqués par la Cour.
E. Une approche plus large
[175] Comme les juges majoritaires de la Cour sont satisfaits de la méthode centrée sur le plaignant inspirée de Therens et Mendenhall, je n’insisterai pas sur l’existence d’autres méthodes possibles. Toutefois, j’estime qu’il faudrait accorder plus d’attention aux éléments factuels objectifs des contacts entre un policier et des citoyens, que ces éléments soient dévoilés ou non à la personne interceptée.
[176] Certes, la détention psychologique telle qu’elle est perçue par la personne interceptée devrait toujours jouer un rôle important, mais, à cet égard, on devrait accorder beaucoup de poids aux valeurs et au vécu de la personne véritablement interceptée, y compris à l’expérience des minorités visibles, et moins d’attention au point de vue hypothétique de la « personne raisonnable » dans la mesure où cette dernière est présumée capable de faire face à des contacts aussi stressants sans ressentir de « contraintes [. . .] psychologiques appréciables » (Mann, par. 19). Comme il a été mentionné, M. Grant est de race noire. Lorsqu’il s’agit de déterminer si M. Grant (ou une personne raisonnable placée dans la même situation) se sentirait libre d’aller à l’encontre de la volonté de trois policiers en quittant les lieux, son origine ethnique soulève une question importante. Comme le démontrent les études précitées, les juges de première instance ne sont pas tous disposés à accorder le même poids à l’origine ethnique dans le cadre de contacts aussi « discrets », malgré la surreprésentation des Autochtones et des autres membres d’une minorité visible parmi les personnes abordées par les patrouilles de police. C’est pourquoi, selon moi, le point de vue des policiers et les renseignements dont ils disposent, le cas échéant, au moment où ils ont abordé le sujet ont de l’importance comme éléments pouvant aider à déterminer si le droit à la liberté de la personne interceptée était réellement compromis.
[177] Je conviens avec mes collègues que, pour établir qu’il y a eu détention psychologique, il faut satisfaire aux trois volets du critère applicable : (i) un policier a donné un commandement ou une directive, (ii) la personne alléguant qu’il y a eu détention pour l’application de l’art. 9 y a obtempéré et (iii) avait des motifs raisonnables de croire qu’elle n’avait d’autre choix que d’obtempérer. Je crois cependant que les mots utilisés par le policier et son comportement doivent être interprétés au regard du but visé par le contact du point de vue du policier — que la personne dont il demande la coopération en ait été informée ou non. Par exemple, aux États‑Unis, § 110.1(2) du Model Code of Pre‑Arraignment Procedure (ALI 1975) contient des dispositions spéciales applicables aux questions posées à un suspect, par opposition à une simple demande de coopération adressée à un citoyen, et exige que le suspect soit avisé qu’il n’est pas tenu en droit de répondre aux questions. Voir aussi les règles I et II des Judges’ Rules anglaises (Practice Note (Judges’ Rules), [1964] 1 W.L.R. 152 (C.C.A.), p. 153). Les policiers savent — alors que le plaignant l’ignore — à quel moment une personne d’intérêt accède au rang de suspect et n’est plus, selon les termes employés par mes collègues, une personne dont les droits ne sont « pas sérieusement » compromis (par. 29).
[178] Le problème fondamental que pose, selon moi, l’approche centrée sur le plaignant adoptée dans Therens et Mendenhall réside dans le fait qu’elle ne prend pas adéquatement en compte ce que les policiers savent, et à quel moment ils l’ont appris, — sauf dans la mesure ou ces informations sont révélées à la personne interceptée —, mais qu’ils estiment peut‑être préférable de ne pas révéler. Les policiers peuvent savoir (comme c’était le cas dans Suberu) si un crime allégué a été commis et s’ils abordent une personne dans le but d’obtenir des renseignements généraux ou, plutôt, dans le but de coincer un suspect et de recueillir des éléments de preuve admissibles afin de le traduire en justice. Leur connaissance de ce contexte factuel peut les placer en fait dans un rapport antagoniste avec la personne interceptée, que celle‑ci sache ou non qu’elle se trouve dans une situation périlleuse. C’est ce rapport antagoniste associé à l’« interception » qui crée le besoin d’avoir recours à l’assistance d’un avocat. À ce stade, l’inégalité du rapport de force est considérable. Le suspect qui ne se doute de rien peut se compromettre de façon irréversible simplement parce qu’il ne connaît pas ses droits ni le fait que l’intervention des policiers s’inscrit dans un rapport antagonique. À ce moment, comme le dit le juge Le Dain dans Therens, « une personne peut avoir raisonnablement besoin de l’assistance d’un avocat » (p. 641‑642), sans avoir nécessairement conscience du tournant dangereux qu’ont pris les événements.
[179] Par contre, si le but poursuivi par un policier est plus inoffensif, un ordre, même non équivoque, donné par ce policier pourrait ne pas avoir l’effet d’une détention sur le plan juridique, et ainsi favoriser le ministère public. Si, par exemple, dans l’affaire Suberu, l’agent Roughley s’était précipité vers M. Suberu dans le stationnement du magasin de la Régie des alcools en lui disant « Attendez une minute! Il faut que je vous parle avant que vous vous en alliez », parce que les policiers venaient d’être informés du fait, inconnu de M. Suberu, qu’un membre local des Hell’s Angels avait relié la fourgonnette de M. Suberu à un engin explosif, l’analyse de la question de la détention aurait été très différente, malgré le fait que l’agent Roughley aurait utilisé les mêmes mots et les aurait prononcés avec la même fermeté.
[180] Au stade initial d’une enquête criminelle, les policiers doivent, sans conteste, disposer d’une certaine marge de manœuvre avant que les avocats n’interviennent. Les policiers ont le droit de poser des questions et ont besoin de demander la coopération des citoyens, y compris de ceux qui se révèlent être des scélérats. Il s’agit donc de déterminer comment répondre à ce besoin en élaborant un cadre d’analyse réaliste pour l’application de l’art. 9. Sans vouloir prolonger le débat, j’estime qu’une approche plus adéquate et plus large de la détention devrait prendre explicitement en considération (i) les éléments factuels objectifs de ces contacts, qu’ils soient ou non manifestes pour la personne interceptée ainsi que (ii) la perception des policiers au moment où ils abordent la personne interceptée, qu’elle soit ou non manifeste pour cette personne et (iii) toutes les informations dont disposent alors les policiers, que la personne interceptée en ait connaissance ou non, ainsi que tout changement dans la perception des policiers au cours de leur contact avec la personne interceptée. Tous ces facteurs devraient être inclus dans une analyse plus complète du moment auquel survient la « détention » pour l’application de la Charte que l’approche centrée sur le plaignant proposée dans Therens et Mendenhall et confirmée aujourd’hui par la Cour.
F. Application aux faits
[181] En l’espèce, je conclus comme mes collègues que M. Grant a été détenu de façon arbitraire. La sécurité aux environs d’une école revêt une grande importance, mais notre système de droit ne permet pas qu’elle soit assurée par la détention aléatoire de piétons au cas où certains d’entre eux pourraient être (ou non) mêlés à une activité criminelle.
[182] Le but des policiers, indépendamment du fait qu’il soit décrit comme relevant des services de police communautaire, consistait à enquêter sur des crimes commis ou anticipés. L’agent Worrell a déclaré dans son témoignage que lorsque les agents qui se trouvaient dans une voiture banalisée l’ont dépassé, M. Grant les a « dévisagés » avec une insistance anormale et les a suivis du regard pendant qu’ils s’éloignaient. Il portait un [traduction] « grand blouson » et « tripotait » son manteau et son pantalon. Il n’est pas illégal de fixer une voiture banalisée et de tripoter quelque chose, mais cela a néanmoins amené les trois policiers à encercler M. Grant. J’estime que l’objectif que poursuivait les policiers au début de l’interpellation est un facteur important. Voici un extrait du témoignage de l’agent Worrell à ce sujet :
[traduction]
Q. Et bien, lorsque vous interceptez ces personnes, j’imagine, compte tenu de ce que vous avez dit au sujet du secteur, que le but de l’exercice est de déterminer si elles peuvent être impliquées dans du taxage, des vols ou des crimes liés à la drogue?
A. C’est exact.
Q. Et lorsque vous et votre partenaire avez parlé de la possibilité d’intercepter M. Grant vous‑mêmes, vous aviez l’intention d’avoir une conversation avec lui —
A. Mm‑hmm.
Q. — pour déterminer s’il était possible qu’il soit impliqué dans du taxage, des vols ou des crimes liés à la drogue; exact?
A. C’est possible qu’il ait pu l’être, mais on n’en était pas certains.
Les policiers ne possédaient aucune information indiquant que M. Grant pouvait être impliqué dans une activité criminelle ou même qu’un crime avait été commis, mais le fait qu’il ait continué à [traduction] « tripoter » son blouson a convaincu l’agent Gomes d’intervenir (que M. Grant ait ou non été au courant des conclusions que l’agent Gomes tirait de la façon dont il tripotait son manteau) et d’ordonner à M. Grant de [traduction] « garder ses mains devant lui ». Cet ordre a cristallisé la détention.
[183] Toutefois, à mon avis, il faut conclure à juste titre qu’il y avait détention non seulement en raison des perceptions de M. Grant (filtrées par les yeux de la personne raisonnable hypothétique) mais aussi en raison des faits objectifs qui ont motivé l’interpellation (la détection de crimes) et des autres éléments factuels du contact, qu’ils aient été ou non manifestes pour M. Grant, notamment le fait que les trois agents s’étaient entendus (à l’insu de M. Grant) pour avancer vers lui, puis former [traduction] « une petite phalange pour bloquer le passage à l’appelant » (le juge Laskin, par. 29). Étant donné que M. Grant n’a pas témoigné, nous ne bénéficions pas d’une preuve originale de sa perception, bien qu’il devait être évident qu’il n’avait pas de liberté de choix puisque, chaque fois qu’il bougeait, l’agent Gomes, qui était à seulement trois pieds de lui, se déplaçait dans la même direction pour lui bloquer le passage en se plaçant devant lui. Nous connaissons par contre en détail la façon dont chacun des trois policiers percevait la situation. Leur description franche de leurs intentions et leur reconnaissance du fait qu’ils ne détenaient aucun renseignement révélant qu’une infraction avait été commise ou était sur le point d’être commise, hormis un « pressentiment », — éléments factuels qu’ils n’ont pas révélés à M. Grant — mènent à la conclusion que M. Grant était détenu arbitrairement.
[184] Je souscris donc à la conclusion de la Juge en chef et de la juge Charron que M. Grant était détenu. Je suis aussi d’accord avec leur analyse concernant l’application du par. 24(2) et avec le dispositif qui en résulte.
Les motifs suivants ont été rendus par
[185] La juge Deschamps — La difficulté de trouver une solution aux problèmes reliés à la détention et à l’exclusion de la preuve dans trois pourvois dont la Cour est saisie fait bien ressortir certaines lacunes des règles applicables à ces matières. Ces trois affaires montrent en effet qu’il est parfois difficile de concilier la protection des droits constitutionnels et l’intérêt du public à la tenue des procès. J’ai pris connaissance de l’opinion des juges majoritaires et, à l’instar de ceux-ci, je suis d’avis qu’il y a lieu de reformuler les critères permettant de déterminer si une personne est réellement détenue, de même que ceux devant être utilisés pour décider si un élément de preuve doit être exclu. Avec égards pour l’opinion de mes collègues, cependant, je dois ajouter un commentaire sur l’application aux faits de l’espèce des nouvelles règles concernant la détention. En ce qui a trait aux facteurs suggérés pour décider de l’admission ou de l’exclusion d’un élément de preuve obtenu en violation de droits garantis par la Constitution, j’estime que la formulation de la grille d’analyse proposée par la majorité pose problème et ne respecte pas l’objectif visé par la disposition constitutionnelle régissant cette décision. J’arrive à la même conclusion que la majorité, mais au moyen d’une analyse différente.
1. Les critères applicables pour conclure à la détention
[186] Que l’interaction de l’État et des citoyens en matière pénale se produise dans la rue ou dans une salle d’audience, les règles applicables doivent être claires, de sorte que tous les acteurs du système de justice pénale puissent connaître l’étendue de leurs droits et pouvoirs respectifs. Je suis d’accord avec la majorité pour affirmer que les corps policiers ne peuvent accomplir leur travail efficacement sans la collaboration du public (par. 39). Les règles applicables doivent donc prendre en considération la nécessité pour les policiers d’agir d’une façon propre à encourager le public à coopérer, plutôt qu’à le décourager à le faire.
[187] En l’espèce, le juge de première instance a souligné le fait que les policiers, qui effectuaient alors une patrouille dans le voisinage de quatre établissements scolaires où de nombreux troubles avaient été signalés, se sont conduits de façon polie et ont paru vouloir accomplir leur travail de façon consciencieuse. Cherchant à déterminer si le droit prohibe ou devrait prohiber ce genre d’activités policières, le juge de première instance a cité avec approbation les propos suivants d’un de ses collègues :
[traduction] Nous ne nous attendons pas à ce que les policiers restent au poste de police en attendant que ceux qui commettent des infractions entrent et confessent leurs crimes. Nous attendons d’eux qu’ils soient présents dans la communauté et qu’ils fassent enquête lorsque surviennent des événements suspects. La Charte n’empêche pas la tenue de ces enquêtes.
(2004 CarswellOnt 8779, par. 9, citant R. c. Orellana, [1999] O.J. No. 5746 (QL) (C.J.))
Cette approche est justement celle qui inspire aujourd’hui les juges majoritaires de la Cour dans la formulation des critères devant permettre au public, aux forces de l’ordre et aux juges de déterminer à quel moment une personne est détenue au sens juridique de ce terme.
[188] Dans le pourvoi connexe R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, les juges majoritaires de la Cour reconnaissent que les policiers ont le droit d’interagir avec le public et qu’il n’y a pas détention à chaque fois qu’un policier s’adresse à un membre du public. La distinction entre la nature de l’intervention policière dans le présent dossier et celle en cause dans Suberu est claire. Dans cet arrêt, il s’agissait d’une intervention ciblée, à l’égard de laquelle les policiers avaient reçu des informations précises. Dans la présente affaire, les policiers procédaient à un travail de prévention et leur approche était naturellement différente. Il est utile de rappeler les faits constatés par le juge qui a présidé au procès.
[189] Les constables Worrell et Forde patrouillaient, sans uniforme et dans une voiture banalisée, un quartier où sont situées quatre écoles secondaires. Ce quartier était aux prises avec des problèmes d’intimidation, de vols et de drogue au sein de la population étudiante. Les deux policiers avaient reçu comme consigne d’assurer une présence préventive. Ils ont croisé un individu, M. Grant, et ont remarqué qu’il les fixait. Après avoir dépassé M. Grant, le constable Worrell s’est retourné et s’est aperçu que ce dernier continuait de les regarder, qu’il ajustait nerveusement ses vêtements au niveau de la taille et qu’il tirait sur son pantalon de la main droite. À ce moment-là, les constables se sont dit qu’il conviendrait d’avoir une conversation avec M. Grant. En continuant leur route, ils ont vu qu’un autre policier, le constable Gomes, patrouillait dans une voiture de service. Ils lui ont suggéré d’aller parler à M. Grant, ce qu’il fit. Lors de l’échange entre le constable Gomes et M. Grant, ce dernier montrait des signes de nervosité et touchait ses vêtements au niveau de la taille, ce qui a incité le policier à lui demander de placer ses mains devant lui. Les constables Worrell et Forde se sont d’abord tenus à l’écart, mais, remarquant que M. Grant paraissait toujours nerveux et continuait de les regarder, ils ont décidé de s’approcher pour s’assurer que tout se passait bien. Ils se sont identifiés en montrant leur insigne, puis se sont placés derrière le constable Gomes. Je ne reviendrai pas sur l’échange entre ce dernier et M. Grant. Les passages pertinents sont reproduits dans les motifs de la majorité. Pour les besoins de mon propos, il suffit de mentionner que M. Grant a fait une déclaration incriminante.
[190] Analysant tous ces faits, le juge de première instance a conclu que M. Grant n’avait pas été détenu. Je reproduis ci-après le long résumé que le juge a lui-même fait de ses motifs :
[traduction]
(1) Le lieu de la rencontre : le trottoir d’une artère principale de la ville de Toronto totalement à la vue du public.
(2) La façon dont le policier s’est adressé à l’accusé : dans la rue, sans que l’accusé soit tenu de rester ou d’entrer dans un véhicule ou dans tout autre espace où il aurait été confiné.
(3) Le moment de la journée : il faisait jour; il était environ 12 h 30, soit l’heure où les étudiants sont habituellement en pause du midi.
(4) Il n’y a eu aucun usage de la force, aucune fouille par palpation ni aucune appréhension qui, quelles que soient les circonstances, auraient intimidé la personne visée, surtout l’accusé.
(5) Il n’y a eu aucune fouille ni, bien sûr, de fouille physique. Seules quelques questions ont été posées.
(6) Il n’y avait aucun motif raisonnable et probable de procéder à une arrestation et rien ne justifiait de prendre le contrôle physique de l’accusé, et ce, bien entendu jusqu’à ce qu’il soit question de la marijuana et de l’arme à feu.
(7) Qu’aurait fait l’agent Gomes si, par exemple, l’accusé avait quitté les lieux? Il l’aurait peut-être suivi. Il lui aurait peut-être posé plus de questions. Mais, là encore, il ne s’agit que de spéculation.
(8) La rencontre n’a duré que quelques minutes. Il ne s’est pas agi d’un interrogatoire d’une heure ou d’une demi-heure. La discussion n’a pas eu lieu en retrait de la rue ou dans la voiture de patrouille.
(9) La réponse des autres policiers : ces derniers se sont tenus derrière l’agent Gomes, mais ils n’ont pas participé à la discussion. Ils n’ont pas entouré l’accusé, ils ne l’ont pas détenu non plus. Je traiterai davantage de cette question ultérieurement.
(10) La nature de la conversation avec l’agent Gomes : le ton n’était pas agressif; l’agent n’a pas formulé de demande ou donné de directives; il a seulement demandé à l’accusé de garder les mains devant lui; il ne lui a pas demandé d’entrer dans l’auto-patrouille et rien de ce qui a été dit ne me paraît avoir contraint l’accusé; il n’y a eu aucune menace ou incitation. Cet agent s’est contenté de poser des questions générales et en y répondant, l’accusé s’est identifié, a donné son adresse, et même son numéro de téléphone.
(11) L’appelant aurait pu quitter les lieux. Il aurait pu contourner le policier ou les trois policiers et continuer son chemin. À mon avis, il n’avait qu’à dire _ Excusez-moi. _ Songer à suggérer qu’il ne pouvait agir de la sorte ou que les agents ne l’auraient pas laissé faire n’est que pure spéculation. Rien ne prouve que l’accusé se sentait contraint ou avait une croyance subjective relativement à quoi que ce soit. On peut en conclure que l’accusé a décidé de pleinement coopérer avec la police. Il a déjà été question de la durée de l’échange.
Je conclus sans aucune difficulté que cette conversation a été très courte, quelques moments à peine, pas plus de trois ou quatre minutes. Si bien qu’à mon avis, le crime, la résolution du crime ainsi que l’arrestation et la fouille qui en ont découlé se sont déroulés en quelque quatre minutes.
Je conclus aussi que la conversation limitée entre le policier Gomes et l’accusé n’était que cela, une conversation et une tentative de faire un brin de causette. Je le répète, j’estime que toute cette démarche visait à prendre le pouls de la communauté.
(2004 CarswellOnt 8779, par. 9)
[191] Contrairement au juge de première instance, la Cour d’appel conclut que M. Grant a été détenu : (2006), 81 O.R. (3d) 1. Je souscris à cette conclusion : vus dans leur ensemble, les faits permettent de conclure qu’il y a effectivement eu détention. Je désire cependant souligner que le point tournant est survenu lorsque les policiers ont posé à M. Grant certaines questions directes qui, considérées objectivement, pouvaient inciter une personne raisonnable à se sentir visée, coincée et, de ce fait, détenue. La nature de l’interrogatoire auquel s’est livré le constable Gomes l’a amené à franchir la limite entre le travail de prévention et le travail de répression. Il a demandé à M. Grant s’il avait commis un crime. À la suite d’une telle question, adressée à une personne qui se savait observée depuis le moment où elle avait croisé les constables Worrell et Forde — lesquels étaient arrivés sur les lieux depuis — la rencontre ne pouvait plus être qualifiée de simple interaction entre un policier et un membre du public. Je suis d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle il ne s’agissait plus d’une conversation impromptue pouvant laisser croire à un jeune homme comme M. Grant qu’il pouvait quitter les lieux à sa guise.
[192] La conclusion que M. Grant était détenu m’amène à m’interroger sur le pouvoir des policiers de détenir une personne aux fins d’enquête dans le cadre de leurs activités de prévention du crime. Contrairement à ce qui est le cas en matière de répression de la criminalité, lorsque les policiers sont chargés de prévenir les crimes — plus particulièrement dans un quartier scolaire affligé de problèmes de violence comme en l’espèce — ils savent que des gestes illégaux ont été commis ou le seront, mais ils ne peuvent dire quand, où, ni par qui un crime particulier sera commis. Pour cette raison, ils doivent disposer d’une marge de manœuvre leur permettant d’accomplir adéquatement ce travail.
[193] Même si, en l’espèce, je ne puis conclure que les policiers possédaient des soupçons raisonnables qu’une infraction avait été commise, je ne voudrais pas que le message qui leur est transmis par ce jugement les décourage d’intervenir. Comme l’indiquent les motifs du juge de première instance, l’attitude des policiers était posée et polie. Bien que, considérée objectivement, leur intervention ait pu constituer une détention, cela n’était fort probablement pas intentionnel. Il serait donc souhaitable, à l’avenir, que les policiers évitent de poser des questions incriminantes à des personnes qui sont susceptibles d’être considérées comme des suspects. Les questions directes posées en l’espèce peuvent être comparées avec l’approche prudente adoptée par les policiers dans l’affaire R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456. Si, au cours d’un échange marqué par la prudence de la part des policiers, le comportement de la personne à laquelle ils s’adressent change, se pose alors la question de savoir si les faits sont suffisants pour faire naître des soupçons raisonnables qu’une infraction a été ou sera commise. Dans un tel cas, les policiers peuvent alors avoir recours à leur pouvoir de détention pour fins d’enquête.
[194] En somme, je crois qu’il est important de sensibiliser les policiers à l’effet que produit leur comportement sur le public. S’ils n’intendent pas vraiment détenir une personne, ils doivent — par leurs gestes et leurs paroles — indiquer à celle-ci qu’elle n’est pas visée personnellement.
2. Les facteurs justifiant l’admission ou l’exclusion d’une preuve obtenue en violation de la Charte
[195] Les juges de la majorité proposent de revoir la grille d’analyse formulée dans l’arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, relativement à l’admission ou à l’exclusion d’un élément de preuve obtenu en violation d’un droit protégé par la Charte canadienne des droits et libertés. Je conviens avec eux qu’une telle révision s’impose. À mon avis, cependant, la formulation qu’ils proposent ne respecte pas l’objectif du par. 24(2). Je suggère plutôt l’adoption d’une règle plus simple, qui axe l’analyse sur deux aspects : l’intérêt de la société dans la protection des droits constitutionnels et l’intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond. Ces deux aspects permettent de prendre en considération toutes les circonstances pertinentes pour déterminer si l’exclusion ou l’admission d’un élément de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
A) L’objectif du par. 24(2) de la Charte
[196] La détermination de l’objectif visé par le par. 24(2) de la Charte revêt une importance certaine pour dégager les facteurs qui seront pris en considération dans l’application de cette disposition. Selon le professeur David M. Paciocco : [traduction] « L’expérience récente aux États-Unis a démontré que la vitalité de la règle d’exclusion dépend entièrement de l’objectif de l’exclusion. Ceci s’explique par le fait que chaque objectif a son propre niveau de vulnérabilité et sa propre sphère d’action » (« The Judicial Repeal of s. 24(2) and the Development of the Canadian Exclusionary Rule » (1989-90), 32 Crim. L.Q. 326, p. 334). Le professeur Kent Roach fait quant à lui la mise en garde suivante : _traduction_ « Si aucune des approches n’est préférable, le choix de l’objectif qui prévaudra dans le cas en cause risque d’être fluctuant et fondé sur le résultat » (« Constitutionalizing Disrepute : Exclusion of Evidence after Therens » (1986), 44 U.T. Fac. L. Rev. 209, p. 228).
[197] L’arrêt Collins a eu le mérite d’énoncer le premier cadre d’application du par. 24(2). Cependant, ni cette décision ni les jugements subséquents ne permettent de conclure que la Cour a dégagé un principe directeur ou énoncé une position claire hiérarchisant les divers objectifs qui sont fréquemment cités au soutien de la disposition et qui ressortent — parfois implicitement, parfois explicitement — de la jurisprudence sur la question. Cette lacune est étonnante, compte tenu de l’importance accordée par la Cour à l’analyse contextuelle et à l’indispensable prise en considération de l’objectif d’une disposition dans toute démarche d’interprétation.
[198] J’accueille donc positivement le fait que la majorité reconnaisse que l’objectif du par. 24(2) de la Charte se trouve dans son texte. Voici le texte de l’art. 24 de la Charte :
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
L’objectif du par. 24(2) consiste à préserver la considération du public à l’égard de l’administration de la justice.
[199] Comme cet objectif a un caractère général, il permet la prise en compte des diverses fonctions du système de justice pénale. Il permet aussi de reconnaître un dénominateur commun entre les par. 24(1) et (2). Il est clair que l’un des objectifs de la réparation prévue au par. 24(1), plus particulièrement l’arrêt des procédures en cas d’abus, est le maintien de la considération dont jouit l’administration de la justice : R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667. Quoique l’arrêt des procédures ne puisse être accordé que dans les cas les plus manifestes, étant donné qu’une telle mesure a pour effet de libérer l’accusé, le rapprochement avec le par. 24(2) n’est pas sans intérêt, surtout dans les cas où l’exclusion de la preuve aboutit concrètement à la libération de l’accusé en provoquant son acquittement.
[200] Le tribunal qui est appelé à décider, en vertu du par. 24(1), s’il y a lieu d’ordonner l’arrêt des procédures, peut tenir compte de « [l’]équilibre entre l’intérêt public à ce que tous les chefs d’accusation soient examinés au fond et l’intérêt public à ce que tous les chefs d’accusation soient suspendus pour montrer la détermination de la cour à assurer le maintien de freins et de contrepoids efficaces dans le système de justice pénale » (R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, motifs dissidents, par. 231 (italiques omis); voir aussi l’opinion de la majorité, par. 57). La recherche de cet équilibre est également essentielle dans l’analyse requise par le par. 24(2). Conformément à cette disposition, le juge doit décider si la considération dont jouit l’administration de la justice sera davantage maintenue par l’admission de la preuve que par son exclusion.
[201] Je souscris également à la proposition de la majorité selon laquelle la règle d’exclusion joue d’abord un rôle sociétal prospectif et que l’analyse du juge est centrée sur des problèmes d’ordre systémique (par. 70). En effet, le tribunal ne peut s’attacher au dossier de l’accusé qui subit son procès sans examiner l’incidence à long terme de sa décision sur l’administration de la justice en général. Si, lorsqu’on traite d’arrêt des procédures et d’admission ou d’exclusion d’un élément de preuve, le point de convergence des premier et deuxième paragraphes de l’art. 24 est la mise en balance de deux facteurs, l’élément qui les distingue est que l’objectif du premier paragraphe consiste à apporter une réparation individuelle, alors que l’objectif ultime du deuxième réside dans l’intérêt de la société à préserver la considération du public pour l’administration de la justice. Le premier paragraphe est axé sur l’individu, le deuxième sur la société.
[202] Le fait d’affirmer que le par. 24(2) vise un objectif sociétal à long terme emporte des conséquences importantes dans la détermination des éléments de l’analyse. À mon avis, en centrant celle-ci sur la conduite des policiers dans le premier volet et sur l’intérêt de l’accusé dans le second, et en accordant une importance moins grande à la gravité de l’infraction dans le troisième, la grille proposée par la majorité n’est pas suffisamment orientée vers l’intérêt sociétal à long terme qui doit guider le juge dans sa décision.
B) La grille d’analyse : volets et facteurs à considérer
[203] Depuis l’arrêt Collins, les tribunaux suivent généralement une grille qui classe sous trois grands volets les facteurs pertinents de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2). Cette grille a été maintes fois reprise dans la jurisprudence de la Cour, entre autres dans R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755, p. 784, où le juge Lamer (plus tard Juge en chef) la résume ainsi :
Le premier ensemble de facteurs comprend ceux qui portent sur l’équité du procès. Le second ensemble de facteurs concerne la gravité des violations de la Charte, appréciée en fonction de la conduite des autorités chargées d’appliquer la loi. Le troisième ensemble de facteurs reconnaît la possibilité que l’administration de la justice soit déconsidérée par l’exclusion de la preuve en dépit du fait qu’elle a été obtenue d’une manière contraire à la Charte.
[204] Premièrement, les tribunaux devaient déterminer la nature de la preuve obtenue en violation des droits. Dans le cas d’une preuve matérielle, il était rare que son admission permette de conclure à une atteinte à l’équité du procès. Deuxièmement, ils devaient apprécier la gravité de la violation, tant en fonction des intérêts protégés par le droit violé qu’au regard de la conduite étatique. Troisièmement, les tribunaux s’attachaient aux conséquences de l’exclusion de l’élément de preuve et plus particulièrement au caractère essentiel de celui-ci eu égard à la gravité de l’infraction (Greffe, le juge en chef Dickson, p. 762-763).
[205] Dans la présente affaire, mes collègues de la majorité proposent de reformuler la grille d’analyse en conservant trois volets : l’examen de la conduite étatique, l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte et l’intérêt du public à ce que les accusations soient jugées au fond.
[206] Il est heureux que la notion d’équité du procès ne constitue plus une des pierres d’assise de l’analyse. En effet, l’un des problèmes du recours à l’équité du procès dans le premier volet de la grille d’analyse établie dans Collins est que cette notion a plusieurs acceptions et peut, de ce fait, devenir source de confusion.
[207] On donne à l’équité du procès une portée parfois restreinte, parfois plus large. Selon sa définition étroite, l’équité du procès ne se rapporte qu’à la fiabilité de la preuve. Plus largement, l’équité du procès correspond au terme anglais « courtroom fairness » (« équité en salle d’audience ») (P. Mirfield, « The Early Jurisprudence of Judicial Disrepute » (1987-88), 30 Crim. L.Q. 434, p. 444 et 452). Cette dernière acception de l’équité se rapporte à la notion de preuve dite « conscrite ». Elle vise alors à préserver certains droits fondamentaux de l’accusé lors du procès, telle que la protection contre l’auto-incrimination. Cette interprétation est essentiellement celle qu’on retrouvait dans R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607. Finalement, on retrouve aussi une définition très large de l’équité du procès chez certains auteurs et dans certains jugements (voir la dissidence dans R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206, par. 86). Suivant cette dernière approche, toute utilisation d’une preuve obtenue en violation des droits constitutionnels — peu importe la qualité de cette preuve (fiable, conscrite, dérivée, etc.) — porte atteinte à l’équité du procès. Comme on peut le constater, bien que la notion d’équité et tout système de justice digne de ce nom paraissent aller de pair, cette notion n’est pas suffisamment précise pour servir de guide fiable.
[208] La reformulation du premier critère établi dans Collins, de façon à éliminer la notion d’équité du procès et à prendre en considération les intérêts protégés par la Charte au deuxième volet de la nouvelle grille d’analyse, est un raffinement qui est susceptible d’aider les juges à se reporter à des éléments concrets et objectifs. Je suis tout à fait d’accord pour dire que plus l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte est grande, plus probables sont les conséquences négatives sur la considération du public envers l’administration de la justice. Par exemple, une atteinte à l’intégrité physique ou la fouille d’une auto louée n’auront pas la même incidence sur la considération qu’aura, à l’endroit de l’administration de la justice, une personne objective bien informée des circonstances de l’affaire (Collins, p. 282).
[209] Je ne saurais cependant accepter que l’accusé soit le point de mire de l’analyse — car l’objectif demeure toujours la considération à long terme du public envers l’administration de la justice, et c’est l’intérêt du public dans la protection des droits garantis par la Constitution qui importe. De même, je ne peux accepter que l’un des éléments qui était auparavant pris en considération dans le contexte de l’analyse de la gravité de la violation — en l’occurrence la conduite étatique — constitue maintenant un volet autonome de l’analyse. En poursuivant l’objectif de préservation de la considération dont jouit l’administration de la justice, les tribunaux doivent se dissocier des violations des droits protégés, que ces atteintes soient intentionnelles ou non. La conduite étatique est certes à l’origine de la violation, mais elle ne constitue que l’un des éléments de l’analyse de l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte.
[210] L’accent qui est mis par la majorité sur la conduite étatique me laisse perplexe compte tenu de l’objectif du par. 24(2). En effet, bien que la majorité reconnaisse que la règle du par. 24(2) n’a pas pour but de punir les policiers ni de dédommager l’accusé, l’importance accordée à ce facteur entraîne le juge sur un terrain glissant. La distinction ténue qui peut exister entre le rôle de l’exclusion d’un élément de preuve comme moyen pour les tribunaux de se dissocier d’une violation et comme moyen de dissuasion — mesure vivement critiquée — m’incite à me demander quel sera le véritable rôle de ce facteur. On a déjà reproché à la Cour d’avoir une attitude équivoque (« doublespeak »), à cet égard (D. Stuart, Charter Justice in Canadian Criminal Law (4e éd. 2005), p. 543-544). Je crains que le même commentaire soit réitéré avec l’adoption de la nouvelle grille d’analyse. L’établissement d’un chef d’analyse distinct, portant sur l’examen de la conduite étatique, rapproche d’ailleurs la Cour des règles appliquées aux États-Unis, qui sont fondées sur des dispositions constitutionnelles et un contexte politico-social très différents (voir l’opinion du juge Esson dans R. c. Strachan (1986), 25 D.L.R. (4th) 567 (C.A.C.-B.)).
[211] On pourrait penser que les tribunaux auraient, avec le temps, compris qu’il ne sert à rien de faire de la conduite étatique le point de départ de l’analyse constitutionnelle. En effet, le principal problème qui découle de l’importance accordée à ce facteur est que l’effet dissuasif de l’exclusion d’un élément de preuve n’a jamais été démontré empiriquement (S. Penney, « Taking Deterrence Seriously : Excluding Unconstitutionally Obtained Evidence Under Section 24(2) of the Charter » (2004), 49 R.D. McGill 105, p. 114).
[212] Aux États‑Unis, de nombreuses études ont tenté de démontrer l’efficacité ou l’inefficacité de la règle d’exclusion de la preuve comme mesure dissuasive; la question demeure controversée : L. T. Perrin et autres, « If It’s Broken, Fix It : Moving Beyond the Exclusionary Rule — A New and Extensive Empirical Study of the Exclusionary Rule and a Call for a Civil Administrative Remedy to Partially Replace the Rule » (1998), 83 Iowa L. Rev. 669; W. R. LaFave, Search and Seizure : A Treatise on the Fourth Amendment (4e éd. 2004), vol. 1, p. 32‑37; Herring c. United States, 555 U.S. 1 (2009); Commission de réforme du droit du Canada, document de travail 10, La preuve — L’exclusion de la preuve illégalement obtenue (1974), p. 22. Au Canada, la question fait aussi l’objet de débats. Selon Paciocco, p. 340, le par. 24(2) ne peut avoir d’effet dissuasif, car il n’établit pas de règle claire et prévisible prescrivant l’exclusion. Pour d’autres, l’exclusion n’est pas une sanction efficace du point de vue du comportement de l’agent de l’État. Le policier a certes un intérêt dans la déclaration de culpabilité du prévenu, mais cet intérêt est surtout celui de la société tout entière. Des mesures administratives ou disciplinaires pourraient avoir de meilleurs effets dissuasifs sur les forces policières (Commission de réforme du droit, p. 22‑24; R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93, p. 123-124, et Burlingham, par. 104, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente). À mon avis, les réserves émises quant à l’efficacité de l’exclusion de la preuve comme mesure dissuasive invitent à faire montre de beaucoup de prudence vis-à-vis l’importance à accorder à la conduite étatique.
[213] Un parallèle peut d’ailleurs être établi avec les ordonnances d’arrêt des procédures prononcées en cas d’abus, mesures qui ont également pour objectif de maintenir la considération du public envers l’administration de la justice. À cet égard, comme l’a signalé la Cour dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, par. 91, et dans R. c. Taillefer, 2003 CSC 70, [2003] 3 R.C.S. 307, par. 119, l’objectif n’est pas de punir un comportement répréhensible de l’État. Rien ne justifie selon moi d’accorder, même indirectement, ce rôle au par. 24(2). Même si j’accepte que l’exclusion d’un élément de preuve puisse avoir un effet dissuasif, je ne crois pas que l’examen de la conduite étatique doive constituer un élément autonome dans la détermination de la mesure requise pour maintenir la considération du public envers l’administration de la justice. Si un juge est appelé à décider si une preuve doit être admise ou écartée, c’est que la violation de certains droits a nécessairement déjà été prouvée. Par conséquent, c’est l’incidence de cette violation qu’il convient d’examiner, non la gravité intrinsèque de la conduite étatique.
[214] En somme, dans l’évaluation de l’incidence de la violation, je salue l’intégration d’une perspective plus large, qui tient compte de tous les intérêts protégés par la Charte. Cette nouvelle approche ne devrait cependant pas être axée sur l’accusé, mais plutôt sur l’intérêt du public dans le respect des droits garantis par la Constitution. De plus, même si les tribunaux peuvent, dans le cadre de cette approche, examiner la conduite étatique pour déterminer l’incidence de celle-ci sur les intérêts protégés et, s’il y a lieu, s’en dissocier, l’objectif poursuivi est de maintenir la considération du public envers l’administration de la justice. Le besoin pour les tribunaux de se dissocier de la conduite étatique constitue tout au plus un élément qui permet d’atteindre l’objectif général. D’ailleurs, dans l’analyse que les tribunaux faisaient sur la base des critères de l’arrêt Collins, la conduite étatique et la gravité de l’atteinte aux intérêts protégés par le droit violé faisaient toutes deux partie de l’étude de la gravité de la violation. J’estime donc que le changement proposé intègre un volet qui en lui-même ne s’inscrit pas dans la poursuite de l’objectif de la disposition et n’a pas pour effet de rendre la règle plus claire ou plus simple à appliquer. En conséquence, je crois que le but visé par la reformulation n’est pas atteint.
[215] Selon la troisième étape de l’arrêt Collins, le juge devait déterminer l’effet de l’exclusion sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Au troisième volet de la nouvelle grille proposée par la majorité, le juge doit mesurer « l’intérêt du public à ce que les accusations soient jugées au fond ». Bien que cette formulation soit certes suffisamment large pour permettre la prise en compte des éléments qui étaient auparavant considérés comme importants au troisième volet de l’arrêt Collins, la nouvelle grille dévalorise certains éléments de façon indue ou les escamote tout simplement.
[216] _ cet égard, la position de la majorité en ce qui concerne la gravité de l’infraction qui fait l’objet des procédures est ambiguë. Bien que la majorité qualifie ce facteur de considération valable, elle mentionne qu’il peut jouer dans les deux sens (_ it has the potential to cut both ways _), c’est-à-dire tant en faveur de l’exclusion de la preuve que de son admission. La majorité justifie cette position en affirmant que, quoique le public ait un intérêt accru à ce que l’affaire soit jugée au fond en cas de crime grave, il a également un intérêt accru à ce que le système de justice demeure à l’abri de tout reproche, particulièrement lorsque l’accusé encourt de lourdes conséquences pénales (par. 84). Je prends note de la prise en considération de l’intérêt accru de l’accusé dans un système de justice à l’abri de tout reproche, en particulier quand le crime pour lequel il est inculpé est grave. Ces propos de la majorité me permettent de mieux situer le problème et tendent à indiquer que l’accusé a un intérêt égal à celui de la société en cas d’accusation grave. Outre le fait que je m’interroge sur la place véritable qu’occupe la gravité de l’infraction dans l’analyse de la majorité, je dois exprimer mon désaccord avec la proposition selon laquelle la gravité de l’infraction joue un rôle neutre dans l’évaluation du maintien de la considération dont jouit l’administration de la justice.
[217] D’abord, au troisième volet de la grille d’analyse proposée par la majorité, le juge doit étudier les facteurs qui militent en faveur ou en défaveur de la tenue d’un procès. À première vue, il est difficile d’imaginer comment la gravité de l’infraction, et même la sévérité de la peine, pourraient militer à l’encontre de la tenue d’un procès. On peut cependant concevoir que, lorsque le facteur de la gravité de l’infraction est combiné avec d’autres circonstances, par exemple l’absence de fiabilité de la preuve, l’accusé prétende à un intérêt plus grand à ce que le procès n’ait pas lieu lorsqu’il s’expose à une peine plus sévère du fait qu’il s’agit d’un crime grave. Toutefois, cet intérêt est subsumé dans l’intérêt du public, qui n’a certes pas intérêt à ce qu’un accusé soit déclaré coupable et condamné sur la foi d’une preuve non fiable. D’ailleurs, une personne bien informée, objective et au fait de toutes les circonstances serait assurément choquée si une preuve non fiable était utilisée dans quelque procès criminel que ce soit (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 62).
[218] Ce que suggère la majorité est en réalité ceci : d’une part, plus l’infraction est grave et la peine potentielle sévère, plus l’intérêt de l’accusé dans l’exclusion de la preuve s’accroît; d’autre part, plus l’infraction est grave, plus l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond est grand. Résultat : ce facteur est neutre. Or, il me semble inadmissible de valoriser le bénéfice accordé à l’accusé lorsqu’une preuve par ailleurs fiable est écartée. L’accusé a un intérêt légitime à ce qu’on respecte ses droits, mais non à ce que la preuve soit tronquée en sa faveur. En d’autres mots, le résultat de l’analyse ne peut être pris en considération dans l’analyse elle-même. De plus, la protection des intérêts de l’accusé est prise en compte dans les premier et deuxième volets de l’analyse proposée par la majorité, non dans le troisième.
[219] L’analyse que requiert l’application du par. 24(2) ne devrait pas aboutir davantage à l’exclusion de la preuve dans les cas où l’intéressé est accusé de meurtre que dans les cas où il est accusé d’un simple vol. Dans la mesure où l’approche de la majorité a pour effet d’inclure au troisième volet de la grille d’analyse des éléments qui se rapportent aux conséquences des accusations pour l’intéressé, la démarche ne respecte pas l’examen requis à cette étape.
[220] Un autre problème découle de la suggestion selon laquelle le facteur de la gravité de l’infraction produit un effet neutre en raison de l’intérêt accru de la société dans un système de justice qui soit à l’abri de tout reproche. Si un reproche est formulé, c’est qu’un élément de preuve obtenu en violation de droits garantis par la Constitution a été admis. Cela suppose que la violation est prise en compte à ce volet de l’analyse. En somme, la violation aura été prise en compte à toutes les étapes : à la première, lors de l’examen de la conduite policière; à la deuxième, lors de l’examen de l’incidence de la violation sur les intérêts protégés; et enfin, à la troisième, dans la recherche du maintien d’un système de justice à l’abri de tout reproche. De plus, cette démarche rappelle la conception large de l’équité du procès qui, pourtant, n’est pas reprise formellement dans la grille d’analyse proposée par la majorité. La notion d’équité du procès serait donc réintroduite indirectement, mais dans un sens plus diffus, potentiellement beaucoup plus large que celui qui était retenu suivant l’approche établie dans les arrêts Collins et Stillman.
[221] À mon avis, l’examen de la gravité de l’infraction revêt autant d’importance que l’examen du caractère fiable ou essentiel de la preuve. Faire abstraction de ce facteur serait tout aussi incohérent que de ne pas tenir compte du fait que l’accusé bénéficiant d’un arrêt des procédures ne sera pas poursuivi.
[222] Si le rôle des tribunaux est de tenir des procès visant à établir la vérité concernant la perpétration d’un crime, l’importance de cette fonction atteint son point culminant lorsque le crime commis se situe au haut de l’échelle de la gravité. Il me paraît indiscutable que la société a un intérêt plus grand à ce que l’affaire soit jugée au fond lorsqu’il s’agit d’un crime grave, par exemple un meurtre, une agression sexuelle ou l’importation de drogues dures, que lorsqu’il s’agit de crimes moins graves, par exemple un vol à l’étalage, la possession de cannabis ou des voies de fait.
C) Grille d’analyse proposée
[223] Bref, il est temps, j’en conviens, que la Cour revoie la grille d’analyse qui doit guider l’admission ou l’exclusion d’un élément de preuve obtenu en violation d’un droit protégé par la Charte. Je propose une grille simple, qui tient compte à la fois de l’intérêt du public à la préservation des droits protégés par la Charte et de l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond. Tout comme la majorité, j’estime que le juge doit adopter une approche propre à favoriser le maintien à long terme de la considération dont jouit l’administration de la justice auprès du public, mais j’ajoute que ce résultat passe par la recherche d’un juste équilibre entre ces deux intérêts de la société. Il s’agit là des deux seuls aspects dont le juge doit tenir compte pour déterminer si le maintien de la considération dont jouit l’administration de la justice sera mieux servi par l’admission de la preuve ou par son exclusion.
[224] Pour ce qui est du volet touchant la préservation des droits constitutionnels, je suggère de prendre en considération tous les faits donnant des indications sur l’effet de la violation sur les droits protégés. _ cet égard, il va de soi que la conduite étatique à l’origine de la violation constitue un élément d’analyse pertinent. L’évaluation du juge n’a cependant pas pour objectif de punir les policiers ou de dédommager l’accusé par suite de la violation. Elle consiste plutôt à apprécier l’incidence d’une telle conduite sur les intérêts protégés en vue de la mise en balance de l’intérêt de la société dans la protection des droits constitutionnels d’une part, et du rôle du système judiciaire en tant qu’institution chargée de la tenue des procès d’autre part. Il pourra arriver que la conduite soit si grave que le tribunal sente le besoin de s’en dissocier et lui reconnaisse, en bout de ligne, une importance prépondérante. Je souligne toutefois que, dans la grille que je propose, la conduite étatique n’est qu’un des faits permettant d’évaluer l’incidence de la violation sur les droits protégés.
[225] L’incidence d’une violation sur les intérêts protégés varie selon les circonstances et il est impossible d’énumérer ici toutes les circonstances susceptibles d’être pertinentes. Il suffit de mentionner, par exemple, le lieu où la fouille est faite, la nature de la preuve obtenue, la nature du droit violé, l’état d’urgence auquel faisaient face les policiers, la possibilité d’avoir recours à d’autres méthodes d’enquête moins attentatoires, la connaissance par les policiers de la règle de droit applicable, la formation des policiers, la clarté de la règle de droit. Bref, le juge doit prendre en considération tous les faits qui permettent d’évaluer l’incidence à long terme de sa décision sur la considération dont jouit l’administration de la justice, c’est-à-dire non pas sur les droits de l’accusé particulièrement concerné, mais plutôt sur ceux de tous les individus qui pourraient être victimes d’une violation similaire de leurs droits.
[226] Pour ce qui est du volet portant sur l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond, je suggère de prendre en considération la fiabilité de la preuve. Cette considération me paraît primordiale pour assurer le maintien de la confiance du public. D’une part, une preuve non fiable minera invariablement la confiance de celui-ci dans la capacité des tribunaux de déterminer la culpabilité ou l’innocence de l’accusé. D’autre part, la décision d’écarter sans motif sérieux une preuve par ailleurs fiable est également de nature à être considérée comme l’abdication par les tribunaux de leur rôle en tant qu’institution. Corollairement, le fait que l’élément de preuve litigieux soit essentiel ou périphérique revêt une grande importance. De même, l’importance du facteur de la gravité de l’infraction reprochée doit être reconnue vu l’intérêt considérable qu’a la société à être protégée contre la perpétration de crimes graves. J’ai expliqué plus tôt les raisons pour lesquelles j’estime que cet élément ne saurait raisonnablement être exclu sans que la grille proposée n’ait elle-même pour effet de déconsidérer l’administration de la justice. Voilà pourquoi j’en fais un facteur important de l’analyse.
[227] La question à laquelle le juge doit répondre est de savoir si la considération dont jouit l’administration de la justice sera mieux assurée par l’admission de la preuve ou par son exclusion. Dans certains cas, l’incidence sur les droits protégés par la Constitution constituera un facteur prépondérant, car certaines circonstances de la violation feront que l’effet à long terme de l’inclusion déconsidérera l’administration de la justice. Mais la réciproque est également vraie. Ainsi, dans d’autres cas, c’est l’intérêt du public à la tenue du procès qui devrait l’emporter : voir, par exemple, le pourvoi connexe R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494. Sauf erreur de principe, la décision revient au juge des faits.
3. Application des principes aux faits de l’espèce
[228] Pour ce qui est de la question de savoir si la considération dont jouit l’administration de la justice sera favorisée par l’admission de l’arme en preuve, je souscris à la conclusion de la majorité. Je me reporte aux faits constatés par le juge de première instance : l’échange n’a duré que quelques minutes; les policiers se sont montrés polis envers M. Grant; ils étaient mus par le désir d’avoir une attitude proactive dans le contexte de la patrouille d’un quartier scolaire où sévissaient de graves problèmes de criminalité et de sécurité chez les jeunes. Pour ce qui concerne la protection du public, il est important de souligner que nous sommes en présence d’une accusation en matière d’armes à feu et que la preuve est indispensable à la démonstration de la culpabilité, en plus d’être éminemment fiable.
[229] La mise en balance de la faible incidence de la violation sur les intérêts protégés avec la grande importance de la preuve pour la tenue du procès favorise l’admission de la preuve matérielle. Par ailleurs, en ce qui a trait à l’accusation de possession d’une arme à feu en vue d’en faire le trafic, je suis entièrement d’accord avec la majorité.
[230] Pour ces motifs, je conclus comme la majorité.
Pourvoi accueilli en partie.
Procureurs de l’appelant : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le Directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Halifax.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Université Queen’s, Kingston.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Marilys Edwardh Barristers Professional Corporation, Toronto.