COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494 |
Date : 20090717 Dossier : 32487 |
Entre :
Bradley Harrison
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, Canadian Civil Liberties Association et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenants
Traduction française officielle : Motifs de la juge en chef McLachlin
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement : (par. 1 à 43)
Motifs dissidents : (par. 44 à 74) |
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron)
La juge Deschamps |
______________________________
R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494
Bradley Harrison Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario,
Association canadienne des libertés civiles et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants
Répertorié : R. c. Harrison
Référence neutre : 2009 CSC 34.
No du greffe : 32487.
2008 : 9 décembre; 2009 : 17 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit constitutionnel — Charte des droits — Réparation — Exclusion d’éléments de preuve — Un policier a arrêté et fouillé le véhicule loué de l’accusé — De la cocaïne a été trouvée et l’accusé a été inculpé de trafic — Le juge du procès a conclu à des violations des droits constitutionnels de l’accusé le protégeant contre la détention arbitraire et contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives, mais il a jugé que les éléments de preuve ne devaient pas être écartés — L’accusé a été déclaré coupable — L’utilisation des éléments de preuve est‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice? — Cadre d’analyse révisé permettant de déterminer si les éléments de preuve obtenus en violation de droits constitutionnels doivent être écartés — Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(2).
L’accusé et son ami faisaient le trajet de Vancouver à Toronto à bord d’un véhicule utilitaire sport loué. En Ontario, un policier qui effectuait une patrouille sur l’autoroute a remarqué que le véhicule n’avait pas de plaque d’immatriculation à l’avant. Ce n’est qu’après avoir allumé ses gyrophares pour l’intercepter que l’agent en question s’est rendu compte que, comme il était immatriculé en Alberta, le véhicule n’avait pas à être muni d’une plaque d’immatriculation à l’avant. Le policier a été informé par radio du fait que le véhicule avait été loué à l’aéroport de Vancouver. Bien qu’il n’ait eu aucun motif de croire à la perpétration d’une infraction, le policier a déclaré au procès que l’abandon de la détention aurait pu porter atteinte à l’intégrité de la police aux yeux des témoins. Le policier a eu des soupçons dès le début de son contact avec l’accusé. Il a arrêté l’accusé après avoir découvert que le permis de conduire de ce dernier avait été suspendu. L’agent a ensuite procédé à la fouille du véhicule. Il a trouvé deux boîtes de carton contenant 35_kg de cocaïne. À la suite d’un voir‑dire, le juge du procès a statué que la détention initiale de l’accusé découlait d’une simple intuition ou d’un simple soupçon plutôt que de motifs raisonnables et qu’elle constituait donc une détention arbitraire, interdite par l’art. 9 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge du procès a également conclu que la fouille sans mandat du véhicule avait été abusive au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 8 de la Charte. Dans le cadre de l’analyse requise par le par. 24(2) de la Charte, le juge du procès a conclu que les violations étaient graves et que les explications que l’agent a données pour avoir intercepté le véhicule étaient peu crédibles. Toutefois, compte tenu de la gravité de l’infraction reprochée et de l’importance des éléments de preuve pour la preuve du ministère public, il a admis la cocaïne jugeant que son exclusion déconsidérerait davantage l’administration de la justice que son admission. L’accusé a été déclaré coupable de trafic. La Cour d’appel, dans une décision majoritaire, a confirmé la décision du juge du procès d’admettre la preuve et la déclaration de culpabilité de l’accusé.
Arrêt (la juge Deschamps est dissidente) : Le pourvoi est accueilli et un verdict d’acquittement est inscrit.
La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron : En l’espèce, les violations de la Charte sont évidentes. La seule question à trancher est celle de savoir si la cocaïne a été admise en preuve à bon droit. Compte tenu du cadre d’analyse révisé énoncé dans Grant, les trois questions qu’il convient d’examiner pour déterminer si l’utilisation des éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice sont les suivantes : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État; (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte; et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. En appliquant aux faits de l’espèce ce cadre d’analyse, la mise en balance des facteurs milite en faveur de l’exclusion des éléments de preuve. La conduite du policier ayant mené aux violations de la Charte témoignait d’un mépris flagrant des droits garantis par la Charte, mépris qui a été aggravé par le témoignage trompeur qu’il a livré lors du procès. La privation des droits à la liberté et à la vie privée qui a découlé de la détention et de la fouille inconstitutionnelles constituait donc une atteinte grave, sans être des plus extrêmes, aux droits garantis à l’accusé par la Charte. En revanche, la drogue saisie constitue un élément de preuve extrêmement fiable, qui a été produit relativement à une accusation très grave. Cela étant dit, la gravité de l’infraction et la fiabilité des éléments de preuve, bien qu’elles soient des éléments importants, ne l’emportent pas, en l’espèce, sur les facteurs qui favorisent l’exclusion. L’apparence de tolérance de violations volontaires et flagrantes de la Charte constituant une atteinte importante aux droits de l’accusé ne favorise pas la considération à long terme de l’administration de la justice; au contraire, elle lui nuit. Le juge du procès a transformé l’analyse requise par le par. 24(2) en une simple mise en opposition entre la gravité de l’inconduite du policier et celle de l’infraction. Il a accordé trop de poids à la troisième question tout en négligeant l’importance des deux autres, particulièrement de celle relative à la nécessité pour le système de justice de se dissocier des violations flagrantes des droits protégés par la Charte. Puisque les éléments de preuve en question étaient essentiels à la preuve du ministère public, l’accusé doit être acquitté. L’importance de respecter les normes prescrites par la Charte l’emporte sur le prix à payer par la société pour un acquittement. On s’attend de la police qu’elle adhère à des normes plus élevées que celles auxquelles adhèrent des présumés criminels. [1-2] [20-21] [27] [32-34] [37-39] [41-43]
La juge Deschamps (dissidente) : Pour déterminer si la considération à l’égard de l’administration de la justice sera mieux préservée par l’admission ou par l’exclusion de la preuve, il faut analyser, d’une part, l’intérêt de la société dans la protection des droits constitutionnels et, d’autre part, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Ces deux volets sont suffisants pour englober toutes les circonstances pertinentes à l’analyse requise par le par. 24(2). [50]
À la première étape de l’analyse, il y a lieu d’évaluer l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte. En ce qui a trait à l’atteinte à la liberté, l’interception s’est faite dans un véhicule, sur la grande route et non pas dans un endroit privé. Le policier n’a pas montré d’agressivité ni porté atteinte à la dignité de l’accusé ou du passager, et la détention a été de courte durée. Même si le policier n’avait aucun soupçon raisonnable l’autorisant à intercepter le véhicule, la continuation de la détention et la perquisition n’ont eu lieu qu’après que les soupçons du policier eurent été éveillés par des indices qu’il savait, en raison de sa formation, correspondre à des pratiques suivies par les trafiquants de drogue. Pour ce qui est de l’attente en matière de vie privée, la perquisition a été faite dans un véhicule loué par un tiers qui roulait sur une voie publique et l’accusé s’est dissocié des boîtes trouvées dans le véhicule et de leur contenu. De plus, l’interception injustifiée du véhicule n’était pas délibérée ni motivée par la malveillance ou la mauvaise foi du policier. Les faits objectifs et les circonstances de l’espèce indiquent donc clairement que la violation des droits de l’accusé n’a pas eu d’incidence grave sur les intérêts protégés par la Charte. Le rejet du témoignage du policier par le juge du procès n’a aucune incidence sur la protection contre la détention et les saisies abusives. L’accusé n’a pas été détenu plus longtemps et ses droits lors de l’interpellation et de la perquisition n’ont pas subi d’atteinte additionnelle en raison de ce témoignage. [49] [51] [58-59] [61-62] [64] [66]
Dans l’évaluation de l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond, les facteurs les plus significatifs sont la fiabilité de la preuve obtenue en violation des droits protégés, son importance et la gravité de l’infraction reprochée. Selon ces trois facteurs, l’intérêt public à ce que l’affaire soit jugée au fond se situe pratiquement au sommet de l’échelle d’importance. La preuve est très fiable, et indispensable à la tenue du procès, et les crimes reliés aux drogues « dures », particulièrement ceux liés au trafic, sont systématiquement qualifiés de graves. [68-69]
L’analyse requise par le par. 24(2) ne peut se limiter au fait que le policier n’avait pas de motifs raisonnables pouvant justifier la détention et la perquisition. Sa conduite doit être reconnue pour ce qu’elle est : une erreur de jugement à laquelle le tribunal ne veut pas s’associer. Lorsqu’on pondère les intérêts pertinents, il faut conclure qu’il s’agit d’un cas où l’intérêt du public dans la poursuite du procès doit primer. L’exclusion de la preuve aurait un effet négatif sur la considération qu’une personne objective et bien informée de toutes les circonstances aurait pour l’administration de la justice. [72-73]
Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin
Arrêt appliqué : R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; arrêts mentionnés : R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Puskas (1997), 120 C.C.C. (3d) 548; R. c. Kitaitchik (2002), 166 C.C.C. (3d) 14.
Citée par la juge Deschamps (dissidente)
R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2; R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621; R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 8, 9, 24(2).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef adjoint O’Connor et les juges MacPherson et Cronk), 2008 ONCA 85, 89 O.R. (3d) 161, 55 C.R. (6th) 39, 231 C.C.C. (3d) 118, 233 O.A.C. 211, 167 C.R.R. (2d) 291, [2008] O.J. No. 427 (QL), 2008 CarswellOnt 591, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’accusé inscrite par le juge Karam, 2006 CarswellOnt 9525. Pourvoi accueilli, la juge Deschamps est dissidente.
Marie Henein et Jordan Glick, pour l’appelant.
James C. Martin et Rick Visca, pour l’intimée.
Michal Fairburn et Tracy Stapleton, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Jonathan Dawe, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Scott K. Fenton, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron rendu par
[1] La Juge en chef — La seule question à trancher dans le présent pourvoi est celle de savoir si les 35 kg de cocaïne, découverts à la suite d’une détention et d’une fouille inconstitutionnelles, auraient dû être admis en preuve contre l’appelant au procès. Le juge de première instance les a admis en preuve et a déclaré l’appelant coupable de trafic de cocaïne. La Cour d’appel, à la majorité, a confirmé la déclaration de culpabilité; la juge Cronk a rédigé une dissidence.
[2] Dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, rendu simultanément, nous élaborons un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer si les éléments de preuve obtenus en violation de la Charte canadienne des droits et libertés doivent être écartés en application du par. 24(2). Nous identifions trois pistes de réflexion qui devraient guider les tribunaux dans l’exercice délicat de mise en balance que requiert ce paragraphe : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État; (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte; (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. La présente cause met en lumière les choix difficiles que doivent faire les tribunaux lorsque ces facteurs tendent à des résultats diamétralement opposés. En l’espèce, l’intérêt élevé du public à ce que l’accusation soit jugée au fond va à l’encontre de la nécessité que le système de justice se dissocie d’une conduite manifestement inconstitutionnelle adoptée par les autorités publiques pour obtenir des éléments de preuve.
[3] En appliquant aux faits de l’espèce le cadre d’analyse élaboré dans Grant, je suis convaincue que la mise en balance requise par le par. 24(2) milite en faveur de l’exclusion des éléments de preuve. S’il est vrai que l’intérêt du public à ce que la cause soit jugée au fond milite en faveur de l’admission des éléments de preuve, surtout compte tenu de leur fiabilité, l’incidence des violations sur les droits de l’accusé, sans être des plus extrêmes, était grave. Ce qui pèse toutefois plus lourd dans la balance, c’est l’inconduite des policiers ayant mené à l’obtention des éléments de preuve, inconduite qui était loin de constituer une violation technique ou anodine. Au contraire, comme l’a dit le juge de première instance, elle dénotait un mépris [traduction] « éhonté et flagrant » des droits de l’appelant, garantis par la Charte, à la protection contre la détention arbitraire et contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Il s’agit de garanties que les Canadiens respectueux des lois tiennent pour acquises et il incombe aux tribunaux de les protéger, même lorsque ceux qui en bénéficient sont impliqués dans des activités illégales. Compte tenu des circonstances de l’espèce, j’estime que l’admission des éléments de preuve en cause serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. J’arrive à la conclusion que les éléments de preuve auraient dû être écartés en application du par. 24(2) de la Charte. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’inscrire un verdict d’acquittement.
1. Les faits
[4] Le 24 octobre 2004, l’appelant et son ami, Sean Friesen, circulaient près de Kirkland Lake en Ontario, à bord d’un véhicule utilitaire sport (« VUS ») Dodge Durango. Ils avaient loué ce véhicule à l’aéroport international de Vancouver deux jours plus tôt et se rendaient de Vancouver à Toronto. Ils conduisaient à tour de rôle, mais l’appelant était au volant au moment des faits.
[5] L’agent Bertoncello de la Police provinciale de l’Ontario effectuait une patrouille lorsqu’il a vu le Durango s’approcher en sens inverse, roulant à la vitesse permise de 90 km/h, une file de huit ou neuf autres véhicules juste derrière lui. L’agent Bertoncello a remarqué que le VUS n’avait pas de plaque d’immatriculation à l’avant, ce qui constitue une infraction pour une voiture immatriculée en Ontario. Ce n’est qu’après avoir fait demi‑tour pour suivre le Durango et avoir allumé ses gyrophares pour l’intercepter que l’agent Bertoncello s’est rendu compte que, comme il était immatriculé en Alberta, le véhicule n’avait pas à être muni d’une plaque d’immatriculation à l’avant. Il a été informé par radio du fait que le véhicule avait été loué à l’aéroport de Vancouver. Bien qu’il n’ait eu aucun motif de croire à la perpétration d’une infraction, le policier a déclaré qu’il avait tout de même décidé d’intercepter le Durango parce que l’abandon de la détention aurait pu porter atteinte à l’intégrité de la police aux yeux des témoins.
[6] L’agent Bertoncello semble avoir eu des soupçons dès le début de son contact avec l’accusé. Il a remarqué que des contenants vides de nourriture et de boissons traînaient dans la voiture et que cette dernière avait [traduction] « l’air habité », ce qui lui a donné à penser que l’appelant et M. Friesen avaient roulé d’une seule traite depuis Vancouver. Il savait que les voitures de location servent souvent à transporter des stupéfiants à cause du risque que la voiture soit confisquée par l’État en cas d’arrestation. En outre, selon l’expérience de l’agent, il est rare que quelqu’un conduise sur ce tronçon de route exactement à la vitesse permise, comme l’a fait l’appelant. Interrogés séparément, l’appelant et M. Friesen ont donné deux versions des événements qui semblaient contradictoires.
[7] L’appelant a décliné sa véritable identité. Il a produit le certificat d’immatriculation et la preuve d’assurance du véhicule, ainsi que le contrat de location. Cependant, il n’a pas réussi à trouver son permis de conduire et a expliqué qu’il était possible qu’il l’ait laissé à Vancouver. L’agent Bertoncello a effectué une vérification par ordinateur relative aux deux occupants du VUS et a appris que le permis de conduire de l’appelant était suspendu. Il a donc arrêté ce dernier pour conduite avec un permis suspendu.
[8] Après avoir mis l’appelant en état d’arrestation, l’agent Bertoncello lui a demandé, ainsi qu’à M. Friesen, s’il y avait des stupéfiants ou des armes dans le véhicule. Ils ont tous deux répondu par la négative. D’autres policiers sont rapidement arrivés sur les lieux. L’agent Bertoncello a procédé à la fouille « accessoire à une arrestation » du VUS, soi‑disant pour trouver le permis de conduire de l’appelant, même si l’endroit où celui‑ci se trouvait n’avait rien à voir avec l’accusation de conduite avec un permis suspendu. Il a commencé par fouiller l’espace à bagages à l’arrière du véhicule. Celui‑ci contenait, entre autres choses, deux boîtes de carton scellées avec du ruban adhésif. Lorsqu’on l’a interrogé à ce sujet, M. Friesen a affirmé que les boîtes contenaient de la vaisselle et des livres pour sa mère. Cependant, selon l’agent Bertoncello, l’aspect des boîtes contredisait cette explication. Lorsqu’on lui a demandé de nouveau s’il y avait des stupéfiants ou des armes dans les boîtes, M. Friesen semblait très nerveux et a répondu [traduction] « ouais », puis a dit qu’il n’en savait rien.
[9] Une des boîtes a été ouverte. Il s’est avéré qu’elle contenait des briques d’une substance blanche qui s’est révélée être de la cocaïne. M. Friesen a été arrêté. L’appelant a lui aussi été détenu en raison de la présence de stupéfiants. En tout, 35 kg de cocaïne ont été découverts dans le VUS.
[10] La déclaration de culpabilité de l’appelant ou son acquittement dépendait essentiellement de l’admissibilité en preuve de la cocaïne.
2. Les décisions des juridictions inférieures
a) Cour supérieure de justice de l’Ontario
[11] À la suite d’un voir‑dire, le juge Karam a statué que la détention initiale de l’appelant découlait d’une simple intuition ou d’un simple soupçon plutôt que de motifs raisonnables au sens de l’arrêt R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59. Elle constituait donc une détention arbitraire, interdite par l’art. 9 de la Charte. Le juge de première instance a également conclu que la fouille sans mandat du véhicule n’était pas accessoire à l’arrestation de l’appelant pour conduite avec un permis suspendu, car le policier n’avait pas « tent[é] de réaliser un objectif valable lié à l’arrestation », comme l’exige l’arrêt R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51, par. 19, le juge en chef Lamer. La fouille a donc été effectuée sans autorisation légale, ce qui la rendait abusive au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 8. Ces violations de la Charte étant établies, il incombait au juge de première instance de déterminer si la cocaïne devait être écartée de la preuve en application du par. 24(2).
[12] Le juge de première instance a effectué l’analyse requise par le par. 24(2) conformément au test formulé dans l’arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265. Comme la cocaïne ne constituait pas une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même (auto‑incriminante), l’analyse a porté principalement sur les deuxième et troisième facteurs énoncés dans l’arrêt Collins : la gravité de la violation et l’effet de l’exclusion de la preuve. En ce qui concerne la gravité de la violation, le juge de première instance a vu d’un mauvais œil la conduite du policier lors de l’interception et de la fouille du VUS. Il a conclu que, pendant toute l’interaction, même si l’interception ou la fouille ont été effectuées sans aucun fondement juridique, l’agent cherchait à [traduction] « prendre toutes les mesures nécessaires pour déterminer si ses soupçons étaient justifiés ». Le juge a donc conclu que l’inconduite du policier [traduction] « ne peut être qualifiée que d’éhontée et de flagrante ». En outre, les explications que l’agent a données devant le tribunal pour avoir intercepté le véhicule étaient [traduction] « boiteuses et peu crédibles ». Même si ce ne sont pas les faits les plus outranciers que l’on puisse imaginer — puisque, par exemple, il n’y a pas eu recours à la violence — les violations de la Charte ont été néanmoins [traduction] « extrêmement graves ».
[13] En ce qui concerne l’effet de l’exclusion des éléments de preuve sur la considération dont jouit le système de justice, le juge de première instance a tenu compte de la gravité de l’infraction reprochée et de l’importance des éléments de preuve pour la preuve du ministère public. Il a fait remarquer que l’accusation était extrêmement grave (vu la grande quantité de cocaïne en cause) et que le ministère public ne disposerait d’aucune preuve sans ces éléments. Il a fait sienne la déclaration suivante du juge Moldaver dans l’arrêt R. c. Puskas (1997), 120 C.C.C. (3d) 548 (C.A. Ont. ), par. 25 :
[traduction] À mon avis, dans des circonstances où la culpabilité de l’intimé au regard d’une infraction grave est clairement établie par des éléments de preuve matérielle et où leur exclusion entraînerait son acquittement, l’exclusion des éléments de preuve déconsidérerait davantage la justice que leur admission.
Selon le juge de première instance, ces commentaires s’appliquaient à l’affaire dont il était saisi. En effet, aussi éhontée qu’ait pu être la conduite du policier qui a procédé à l’arrestation, le juge de première instance a estimé qu’[traduction] « elle paraît bien dérisoire par rapport au degré de criminalité rattaché à la possession de 77 livres de cocaïne en vue d’en faire la distribution, si ce fait est prouvé ». En conséquence, il a admis la cocaïne en preuve jugeant que son exclusion déconsidérerait davantage l’administration de la justice que son admission.
[14] Monsieur Friesen a été acquitté à mi‑procès au motif que le contrat de location de la voiture fait à son nom constituait du ouï‑dire et que, en conséquence, le ministère public n’était pas en mesure de prouver la possession. L’appelant a témoigné pour sa propre défense. Il a donné une explication pour la présence de cocaïne dans le VUS qui, selon le juge de première instance, était [traduction] « à ce point invraisemblable et inconcevable que j’estime devoir la rejeter entièrement » (2006 CarswellOnt 9525, par. 12). Par conséquent, il a conclu que l’appelant était en possession de la cocaïne et l’a déclaré coupable relativement à l’accusation de trafic.
b) Cour d’appel de l’Ontario
[15] Les juges de la Cour d’appel étaient partagés quant à l’application du par. 24(2) : 2008 ONCA 85, 89 O.R. (3d) 161. Dans des motifs rédigés conjointement, le juge en chef adjoint O’Connor et le juge MacPherson ont confirmé la décision du juge de première instance d’admettre la preuve.
[16] Les juges majoritaires ont tenu compte de la conclusion du juge de première instance selon laquelle les violations de la Charte étaient graves et ils y ont souscrit, mais ils ont fait état d’autres facteurs que le juge de première instance n’avait pas énoncés et qui atténuaient dans une certaine mesure la gravité des violations. Comme le policier n’avait apparemment pas [traduction] « un plan mûrement réfléchi ou une habitude de violer la Charte », ils ont estimé qu’il serait erroné de décrire les violations de la Charte comme étant [traduction] « délibérées » (par. 42). Le policier, relativement inexpérimenté, a plutôt commis une grave erreur dans le contexte d’une situation en évolution. C’était le résultat du processus décisionnel déficient d’un seul policier, non d’abus systématiques dans le système ou l’institution.
[17] Les juges majoritaires ont en outre souligné que les violations n’étaient pas particulièrement graves du point de vue de l’appelant : la détention a été brève et sans contrainte physique et, fait plus important encore, ses attentes en matière de vie privée concernant le contenu du VUS n’étaient pas élevées. Comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires, les tribunaux ont statué à maintes reprises que l’attente en matière de vie privée afférente à un véhicule et à son contenu est moins grande que celle qu’une personne peut avoir à l’égard de son corps, de sa résidence ou de son lieu de travail. En outre, l’appelant a nié que les boîtes contenant la cocaïne lui appartenaient, ce qui atténuait d’autant plus toute violation de son droit à la vie privée entraînée par la fouille. Tout cela donnait à penser aux juges majoritaires que les incidences des violations de la Charte sur l’appelant étaient relativement mineures.
[18] En ce qui concerne les incidences de l’exclusion des éléments de preuve, le juge en chef adjoint O’Connor et le juge MacPherson ont reconnu qu’en juxtaposant l’inconduite du policer et la criminalité apparente de l’appelant, le juge de première instance avait commis une [traduction] « petite erreur de qualification » des facteurs de la mise en balance requise par le par. 24(2), mais ils ont conclu que cela ne constituait pas une erreur de droit (par. 55). Ils ont souligné que la simple existence d’une violation grave de la Charte ne met pas fin à l’analyse requise par le par. 24(2). Selon eux, il y avait lieu de faire preuve de retenue à l’égard de la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’exclusion des éléments de preuve déconsidérerait davantage l’administration de la justice que leur admission. En fin de compte, les juges majoritaires ont conclu qu’il s’agissait d’un [traduction] « cas limite » à l’égard duquel des personnes raisonnables peuvent être en désaccord et que, dans de telles circonstances, la retenue s’impose d’autant plus à l’égard de la décision du juge de première instance (par. 6). Ils ont rejeté l’appel.
[19] La juge Cronk a rédigé une forte dissidence. Selon elle, l’analyse menée par les juges majoritaires a, en fait, minimisé les conclusions de fait du juge de première instance sur la gravité des violations de la Charte. Ces violations constituaient des [traduction] « violations intentionnelles des droits constitutionnels de l’appelant qui minent l’intégrité de l’administration de la justice » (par. 84). La juge Cronk ne partageait pas l’opinion des juges majoritaires portant que l’incidence des violations sur l’appelant était mineure, renvoyant à la conclusion expresse du juge selon laquelle ces violations étaient [traduction] « extrêmement graves » (par. 79). Bien qu’elle ait souligné que ces conclusions sur la gravité de la violation commandaient la déférence, elle était d’avis que la conclusion finale du juge de première instance était entachée d’une erreur de droit. Selon elle, le juge a notamment commis une erreur dans l’application du troisième volet du test énoncé dans Collins en opposant à tort l’inconduite de la police et l’acte criminel reproché à l’accusé. Toujours selon la juge Cronk, il n’a pas tenu compte de la question cruciale [traduction] « de savoir si le fait de tolérer une inconduite constitutionnelle en utilisant des éléments de preuve obtenus en violation de droits importants garantis par la Charte déconsidérerait davantage l’intégrité du système de justice que ne le ferait l’exclusion de ces éléments essentiels à la preuve du ministère public contre un accusé inculpé d’un crime grave » (par. 144). La juge Cronk aurait répondu à cette question par l’affirmative. Par conséquent, elle aurait accueilli l’appel et inscrit un acquittement.
3. Analyse
[20] En l’espèce, les violations de la Charte sont évidentes. Il est bien établi que les droits de l’appelant garantis par les art. 8 et 9 de la Charte ont été violés par la détention et la fouille, comme l’a conclu le juge de première instance. Puisque le policier savait, avant la mise en détention, qu’aucune plaque d’immatriculation ne devait légalement être fixée à l’avant du VUS, il n’aurait jamais dû intercepter l’appelant. La vague préoccupation qu’a manifestée le policier pour l’« intégrité » de la police, même si elle était sincère, ne constituait manifestement pas un motif suffisant pour procéder à la mise en détention. La fouille subséquente du VUS n’était pas accessoire à l’arrestation de l’appelant pour conduite avec permis suspendu et constituait, elle aussi, une violation de la Charte. Bien que l’« intuition » d’un policier soit un outil d’investigation valable — d’ailleurs, en l’espèce, elle s’est avérée hautement fiable — elle ne peut remplacer les normes prescrites par la Charte lorsqu’elle entrave la liberté d’un suspect.
[21] Maintenant que les violations de la Charte sont établies, la question est de savoir si les éléments de preuve ainsi obtenus devraient être écartés en application du par. 24(2) de la Charte. Le critère établi au par. 24(2) est simple : l’utilisation des éléments de preuve serait‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice? L’arrêt Grant énonce trois pistes de réflexion qu’il convient d’examiner pour répondre à cette question. Les voici à nouveau : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État; (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte; (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. J’examinerai successivement chacun de ces facteurs.
a) La gravité de la conduite attentatoire de l’État
[22] À ce stade, le tribunal saisi de l’affaire examine la nature de la conduite de la police qui a porté atteinte aux droits protégés par la Charte et mené à la découverte des éléments de preuve. S’agit‑il d’une inconduite dont le tribunal devrait souhaiter se dissocier? C’est le cas si la dérogation aux normes prescrites par la Charte était flagrante, ou si le policier savait (ou aurait dû savoir) que sa conduite ne respectait pas la Charte. En revanche, si la violation ne consiste qu’en une simple irrégularité ou résulte d’une erreur compréhensible, il n’est pas aussi crucial de s’en dissocier.
[23] Le juge de première instance a conclu que l’inconduite du policier en l’espèce était [traduction] « éhontée », « flagrante » et « extrêmement grave ». La métaphore du spectre des comportements employée par le juge Doherty dans R. c. Kitaitchik (2002), 166 C.C.C. (3d) 14 (C.A. Ont.), peut être utile pour qualifier la conduite de la police dans le cadre de l’analyse de ce facteur dont il faut tenir compte pour l’application du par. 24(2) :
[traduction] La conduite de la police peut couvrir tout le spectre des comportements, de la conduite irréprochable à la conduite démontrant un mépris flagrant des droits garantis par la Charte en passant par la conduite négligente. [. . .] Ce qui importe, c’est de positionner correctement la conduite de la police sur ce spectre plutôt que de s’arrêter à sa qualification juridique. [Renvoi omis; par. 41.]
[24] En l’espèce, le juge de première instance a manifestement estimé que les violations de la Charte se situaient à l’extrémité du spectre où l’on trouve les atteintes graves. D’après les faits qu’il a constatés, cette conclusion était raisonnable. La volonté tenace du policier de découvrir des éléments de preuve incriminants lui a fait perdre de vue les exigences constitutionnelles relatives aux motifs raisonnables. Bien qu’il soit possible que les violations n’aient pas été « délibérées » — au sens où elles n’ont pas été commises dans le but de contrevenir à la Charte —, elles relevaient de l’imprudence et témoignaient d’un manque de respect à l’égard des droits garantis par la Charte. Qui plus est, la dérogation aux normes prescrites par la Charte était flagrante, puisqu’absolument aucun motif raisonnable ne permettait au policier d’intercepter initialement le véhicule de l’appelant.
[25] Comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires de la Cour d’appel, aucun élément de preuve ne permettait de conclure à l’existence d’abus systémique ou institutionnel. Or, même si la preuve d’un problème systémique peut à juste titre amplifier la gravité de la violation et militer en faveur de l’exclusion des éléments de preuve, l’absence d’un tel problème n’est guère un facteur atténuant.
[26] Je signale que le juge de première instance a estimé que le témoignage en cour du policier était trompeur. Même si cet élément ne fait pas partie intégrante de la violation de la Charte, il s’agit, compte tenu de la nécessité que les tribunaux se dissocient d’un tel comportement, d’un facteur qu’il convient de prendre en compte lors de l’examen de la première question de l’analyse requise par le par. 24(2). Comme la juge Cronk l’a fait remarquer, [traduction] « l’intégrité du système judiciaire et la fonction de recherche de la vérité des tribunaux sont au cœur de l’analyse de l’admissibilité fondée sur le par. 24(2) de la Charte. Peu d’actes ne portent plus directement atteinte à ces objectifs qu’un témoignage trompeur livré en cour par une personne en situation d’autorité » (par. 160).
[27] En somme, la conduite du policier ayant mené aux violations de la Charte en l’espèce témoignait d’un mépris flagrant des droits garantis par la Charte. Ce mépris a été aggravé par le témoignage trompeur qu’il a livré lors du procès. L’inconduite du policier était grave, et ne doit pas être tolérée à la légère.
b) L’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte
[28] Ce facteur porte sur la gravité de la violation, du point de vue de l’accusé. La violation a‑t‑elle sérieusement porté atteinte aux intérêts sous‑jacents aux droits qui ont été enfreints? Ou l’incidence de la violation était‑elle simplement passagère ou anodine? Voilà quelques questions auxquelles il faut répondre dans le cadre de l’analyse de ce facteur.
[29] En l’espèce, la détention et la fouille ont eu une incidence sur les droits à la liberté et à la vie privée de l’appelant. La question est de savoir de quelle façon il convient de caractériser cette incidence.
[30] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont souligné la durée relativement courte de la détention et l’attente peu élevée de l’appelant, concernant son VUS, en matière de protection de sa vie privée. Ils ont conclu que l’incidence de la violation sur l’appelant était relativement mineure. Il est vrai que l’attente des automobilistes en matière de protection de la vie privée concernant leurs véhicules est moins élevée que celle qu’ils ont à l’égard de leur résidence. Comme ils participent à une activité hautement réglementée, ils savent qu’ils peuvent être arrêtés pour des motifs ayant trait à la sécurité routière — par exemple, lors d’un contrôle routier pour vérifier la consommation d’alcool. Si elle n’avait pas donné lieu à la découverte d’éléments de preuve incriminants, la détention aurait été brève. À cet égard, l’atteinte à la liberté et à la vie privée que représente la détention est moins grave qu’elle ne le serait dans le cas d’un piéton. De plus, rien dans le contact n’a porté atteinte à la dignité de l’appelant.
[31] Cela étant dit, le fait pour un automobiliste d’être intercepté et fouillé par la police sans justification a une incidence plus qu’anodine sur ses attentes légitimes en matière de liberté et de vie privée. Comme le juge Iacobucci l’a fait remarquer dans l’arrêt Mann, la nature relativement peu intrusive de la détention et de la fouille « doit être mise en balance avec l’absence de tout motif raisonnable la justifiant » (par. 56 (souligné dans l’original)). Toute personne dans la position de l’appelant est en droit de s’attendre à ne pas être importunée — sous réserve, comme nous l’avons déjà mentionné, d’un contrôle routier valable.
[32] Je conclus que la privation des droits à la liberté et à la vie privée qui a découlé de la détention et de la fouille inconstitutionnelles constituait donc une atteinte grave, sans être des plus extrêmes, aux droits garantis à l’appelant par la Charte.
c) L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
[33] À ce stade, le tribunal saisi de l’affaire prend en compte les facteurs telles la fiabilité des éléments de preuve et leur importance pour la preuve du ministère public.
[34] L’élément de preuve que constitue la drogue obtenue à la suite de violations de la Charte, était extrêmement fiable. Il s’agissait d’un élément de preuve essentiel, permettant pratiquement de conclure à la culpabilité de l’appelant à l’égard de l’infraction reprochée. On ne peut prétendre que l’élément de preuve est une cause d’injustice compte tenu de la fonction de recherche de la vérité du procès. Toutefois, même si l’infraction reprochée est grave, il ne faut pas donner une importance démesurée à ce facteur. Comme nous l’avons souligné dans Grant, même si le public a un intérêt accru à ce que les litiges soient jugés au fond lorsque l’infraction reprochée est grave, le public a aussi un intérêt vital à ce que le système de justice soit irréprochable, particulièrement lorsque l’accusé encourt de lourdes conséquences pénales. Compte tenu de cette mise en garde, la troisième question à examiner dans le cadre de l’analyse requise par le par. 24(2) milite en faveur de l’admission de l’élément de preuve puisque cette admission irait dans le sens de l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond.
d) La mise en balance des facteurs
[35] Je vais d’abord résumer mes conclusions sur les trois facteurs énoncés dans Grant. La conduite du policier, lorsqu’il a intercepté et fouillé le véhicule de l’appelant sans la moindre apparence de motifs raisonnables, était répréhensible et a été aggravée par le témoignage trompeur qu’il a livré en cour. L’incidence des violations de la Charte sur les droits de l’appelant qui y sont protégés était grave, sans être des plus extrêmes. Ces facteurs, le premier davantage que le second, militent en faveur de l’exclusion. En revanche, la drogue saisie constitue un élément de preuve extrêmement fiable, produit relativement à une accusation très grave, quoiqu’elle ne soit pas l’une des plus graves de notre droit criminel. Ce facteur milite en faveur de l’admission.
[36] L’exercice de mise en balance que commande le par. 24(2) est de nature qualitative et il ne peut être effectué avec une précision mathématique. Il ne s’agit pas simplement de savoir si, dans un cas en particulier, la majorité des facteurs pertinents milite en faveur de l’exclusion. La preuve à l’égard de chacune de ces questions doit être soupesée afin de déterminer si, eu égard aux circonstances, l’utilisation des éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. La nécessité pour le système de justice de se dissocier de l’inconduite de la police ne l’emporte pas toujours sur les intérêts de recherche de la vérité du système de justice pénale. L’inverse est tout aussi vrai. Dans tous les cas, c’est la considération à long terme pour l’administration de la justice qui doit être examinée.
[37] À mon avis, lorsqu’on examine son raisonnement à la lumière de l’analyse fondée sur le par. 24(2) énoncée dans Grant, il appert, en l’espèce, que le juge de première instance a accordé trop de poids à la troisième question tout en négligeant l’importance des autres questions, particulièrement de celle relative à la nécessité pour le système de justice de se dissocier des violations flagrantes des droits protégés par la Charte. En réalité, il a transformé l’analyse requise par le par. 24(2) en une simple mise en opposition entre la gravité de l’inconduite du policier et celle de l’infraction.
[38] Le juge de première instance s’est fondé dans une large mesure sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Puskas. Or, l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé et la gravité de l’inconduite de la police n’étaient pas en cause dans Puskas; le juge Moldaver a conclu que si l’art. 8 avait été violé, cette violation était [traduction] « considérablement moins grave que le juge de première instance ne l’avait pensé », car la police avait failli [traduction] « minimalement » à son obligation constitutionnelle (par. 16). Dans ces circonstances, l’intérêt du public à découvrir la vérité est devenu à bon droit déterminant.
[39] Le cas qui nous occupe est très différent. L’inconduite de la police était grave; en effet, le juge de première instance a conclu qu’elle témoignait d’un mépris [traduction] « éhonté et flagrant » de la Charte. Or, l’apparence de tolérance de violations volontaires et flagrantes de la Charte constituant une atteinte importante aux droits de l’appelant ne favorise pas la considération à long terme de l’administration de la justice; au contraire, elle lui nuit. En l’espèce, la gravité de l’infraction et la fiabilité des éléments de preuve, bien qu’elles soient des éléments importants, ne l’emportent pas sur les facteurs qui favorisent l’exclusion.
[40] Comme l’a souligné la juge Cronk, permettre aux facteurs de la gravité de l’infraction et de la fiabilité des éléments de preuve de supplanter l’analyse fondée sur le par. 24(2) [traduction] « priverait les personnes accusées de crimes graves de la protection des libertés individuelles garanties par la Charte à tous les Canadiens et, en fait, attesterait que dans l’administration du droit pénal, “la fin justifie les moyens” » (par. 150). Les protections garanties par la Charte doivent être interprétées de façon à s’appliquer à tous, même à ceux qui sont accusés d’avoir commis les infractions criminelles les plus graves. Dans les circonstances, en se fondant sur Puskas, le juge de première instance a semblé vouloir dire que, lorsque l’infraction est grave et que les éléments de preuve sont fiables, ces derniers seront toujours admissibles. Comme l’indique clairement l’arrêt Grant, ce n’est pas la règle applicable.
[41] En outre, la remarque du juge de première instance selon laquelle les violations de la Charte [traduction] « par[aissent] bien dérisoire[s] par rapport au degré de criminalité rattaché » au trafic de la drogue a semblé faire de l’analyse requise par le par. 24(2) une mise en opposition entre les méfaits de la police et ceux de l’accusé. Or, le fait qu’une violation de la Charte soit moins odieuse que l’infraction reprochée n’est d’aucune utilité pour l’analyse requise par le par. 24(2). Nous attendons de la police qu’elle adhère à des normes plus élevées que celles auxquelles adhèrent des présumés criminels.
[42] En résumé, dans les circonstances, l’importance de respecter les normes prescrites par la Charte l’emporte sur le prix à payer par la société pour un acquittement. Par conséquent, l’utilisation de la cocaïne à titre d’élément de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Cet élément de preuve aurait donc dû être écarté.
4. Conclusion
[43] Je suis d’avis d’accueillir le présent pourvoi. Puisque les éléments de preuve en question étaient essentiels à la preuve du ministère public, je suis d’avis d’inscrire un verdict d’acquittement plutôt que d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Les motifs suivants ont été rendus par
[44] La juge Deschamps (dissidente) — J’ai lu l’opinion de la majorité et je ne peux y souscrire. Mes collègues reprochent au juge de première instance d’avoir mis en opposition la conduite du policier et la gravité de l’infraction. Une telle lecture réductrice ne rend pas justice à son analyse. Comme le soulignent avec raison les juges majoritaires de la Cour d’appel, la remarque du juge de première instance doit être considérée au regard de l’ensemble de ses motifs. Je suis d’avis, à l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur de droit et que sa conclusion doit être respectée. Je tiens à exprimer mon désaccord non seulement avec la conclusion de mes collègues, mais aussi avec leur analyse. Celle-ci accorde trop de poids à la conduite du policier et omet de prendre en considération l’incidence limitée de la violation sur les intérêts protégés par la Charte canadienne des droits et libertés.
[45] Il est intéressant de constater que, sans connaître la nouvelle grille d’analyse proposée par la majorité dans R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, les juges majoritaires de la Cour d’appel évaluent non seulement la gravité de la violation (centrée sur la conduite de policiers dans R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265), mais aussi l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte. Il est donc pertinent de citer les paragraphes introductifs des motifs qu’ils énoncent à l’appui de la confirmation du jugement de première instance :
[traduction] Pour décider d’admettre en preuve les éléments en cause, le juge du procès a examiné les facteurs pertinents à l’analyse requise par le par. 24(2) de la Charte. Il a jugé que les violations n’étaient pas suffisamment graves pour justifier une exclusion. Il s’est exprimé comme suit_: «_[les violations de la Charte paraissent] bien dérisoire[s] par rapport au degré de criminalité rattaché à la possession de 77 livres de cocaïne en vue d’en faire la distribution . . . » Lorsqu’il a tiré cette conclusion, le juge du procès était tout à fait conscient de la conduite du policier qui a entraîné les violations et des problèmes soulevés par son témoignage lors du procès. Toutefois, en définitive, ce juge de première instance d’expérience a conclu que l’exclusion des éléments de preuve entacherait davantage la réputation de l’administration de la justice que leur admission.
Le juge du procès a reconnu que les violations n’étaient pas des plus extrêmes. Même s’il n’a pas donné beaucoup de précisions sur la question, des circonstances atténuaient en l’espèce la gravité des violations et étayaient sa conclusion. À titre d’exemple, il n’a pas été démontré que la conduite de l’agent était de nature systémique, qu’elle résultait de politiques ou de directives opérationnelles ou qu’elle découlait d’un ordre donné par un officier supérieur. Un seul agent, membre de la police depuis quatre ans, a posé les gestes en cause et a pris de mauvaises décisions durant le contact en bordure de la route, puis durant son témoignage. Bien que certains puissent affirmer que les violations perpétrées par le policier étaient « délibérées » (le juge du procès n’a pas utilisé ce terme), une telle description brosserait un portrait d’une suite d’actions plus planifiée et plus préméditée que ce que révèle le dossier.
En outre, les violations de la Charte n’ont pas eu d’incidence particulièrement sérieuse sur les droits de l’appelant protégés par la Charte. En effet, il n’a été détenu en bordure de la route que durant une courte période. Comme l’a souligné le juge du procès, l’agent n’a pas fait usage de la force ou de contrainte physique. Il n’a pas fouillé l’appelant, il n’a fouillé que la voiture qui n’appartenait pas à l’appelant, et qui avait été louée par le passager. Le droit de l’appelant au respect de sa vie privée en ce qui a trait au véhicule était minime.
À notre avis, le juge du procès pouvait admettre les éléments de preuve. Cette décision n’était pas déraisonnable et n’était pas le fruit d’une erreur de principe. Notre cour doit faire preuve de retenue à l’égard de sa décision. Nous ne suggérons pas que le présent litige est facile à trancher — loin de là. Il s’agit d’un cas limite à l’égard duquel des personnes raisonnables peuvent être en désaccord. À notre avis, c’est précisément ce qui en fait un cas où il faut faire preuve de retenue.
(2008 ONCA 85, 89 O.R. (3d) 161, par. 3-6)
[46] Comme on le voit, la Cour d’appel évalue d’abord la conduite policière, qui est le premier volet du test proposé par la majorité, puis l’incidence sur les intérêts protégés par la Charte, qui en constitue le deuxième volet. La mise en balance de ces deux volets n’est pas formellement décrite, mais elle ressort de l’analyse générale. À mon avis, la Cour d’appel a eu raison de reconnaître que la conclusion du juge de première instance était fondée en droit et en fait.
[47] Dans Grant, j’exprime mon désaccord avec la nouvelle grille proposée par la majorité. Le présent dossier illustre les difficultés inhérentes à ce test. Pour ma part, aussi dans Grant, j’ai proposé une grille plus simple. L’application de cette grille démontre que la conclusion de la Cour d’appel en l’espèce est bien fondée.
[48] La conduite d’un policier dans un cas donné doit être appréciée dans le contexte de son incidence sur le système de justice. En conséquence, la conduite étatique ne constitue que l’un des éléments à prendre en considération pour évaluer l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte. Si mes collègues de la majorité concluent comme ils le font, c’est qu’ils considèrent que la conduite étatique constitue un facteur autonome et qu’ils ne procèdent pas à une analyse complète des intérêts en jeu lors de la détention et de l’arrestation de M. Harrison. Les faits sont résumés dans l’opinion de la majorité, et je n’y reviendrai que pour souligner ceux qui ne peuvent être escamotés dans l’analyse.
[49] Je reconnais que le policier n’avait aucun soupçon raisonnable l’autorisant à intercepter le véhicule conduit par M. Harrison. Par conséquent, l’argument suivant lequel l’interruption de la manœuvre aurait mis en cause l’intégrité de l’action policière aux yeux des autres automobilistes qui observaient la scène ne peut légitimement fonder la détention. De même, je conviens que l’infraction d’avoir conduit une automobile pendant la suspension du permis ne justifiait pas la perquisition du véhicule.
[50] Comme je le mentionne dans Grant, je suggère de déterminer si la considération à l’égard de l’administration de la justice sera mieux préservée par l’admission ou par l’exclusion de la preuve en me reportant, d’une part, à l’intérêt de la société dans la protection des droits constitutionnels et, d’autre part, à l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Ces deux volets sont suffisants pour englober toutes les circonstances pertinentes à la question de savoir si l’administration de la justice sera déconsidérée par l’admission ou l’exclusion d’un élément de preuve obtenu en violation d’un droit protégé. En cours d’analyse, je ferai quelques commentaires sur l’opinion majoritaire.
1. L’intérêt du public dans la protection des droits constitutionnels
[51] À la première étape de l’analyse, il y a lieu d’évaluer l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte. Dans l’examen de ce volet, les juges majoritaires reconnaissent que, selon les facteurs qui servent habituellement à mesurer l’attente en matière de vie privée, ils devraient conclure que l’incidence de la violation n’est pas importante. Ils considèrent cependant que, parce que la violation découle d’une intervention sans motifs raisonnables, son incidence est significative et l’atteinte à la liberté et à la vie privée, plus que négligeable (par. 31-32).
[52] Je note que, selon la grille d’analyse proposée par la majorité dans Grant, le fait qu’un policier soit intervenu en l’absence de motifs raisonnables est un facteur qui devrait logiquement être utilisé à l’étape de l’étude de la conduite étatique et non à celle de l’évaluation de l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte. Les juges majoritaires s’appuient sur R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 56, pour soutenir que l’absence de motifs raisonnables est aussi pertinente à l’étape de l’évaluation de l’incidence de la violation sur les intérêts protégés. J’ai de la difficulté à accepter ce raisonnement car, dans Mann, l’absence de motifs raisonnables de procéder à la fouille était un facteur qui faisait partie de l’évaluation de la gravité de la violation, elle-même centrée sur la conduite des policiers. Il n’y avait pas, dans Mann, double prise en considération de ce facteur. Selon l’analyse de la majorité, la conduite des policiers constitue un volet distinct. Tenir compte de l’absence de motifs raisonnables dans chacun des deux volets du test proposé par la majorité dans Grant a pour effet de créer un dédoublement et de donner à ce fait une importance centrale qui occulte la véritable analyse des intérêts protégés par la Charte. Le fait que la majorité prenne en considération l’absence de motifs raisonnables justifiant la détention et la perquisition à l’étude tant du premier volet que du deuxième fait aussi ressortir l’inopportunité de diviser les circonstances de la violation pour faire de la conduite des policiers un volet distinct dans la décision d’admettre ou d’exclure la preuve. Pour ma part, comme je l’explique dans Grant, j’estime qu’un seul volet est nécessaire pour l’étude de toutes les circonstances permettant d’évaluer l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte.
[53] L’intérêt qui se situe au cœur de la protection contre la détention arbitraire est la liberté. Je suis d’accord avec les juges majoritaires dans Grant (par. 20) lorsqu’ils citent Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 49, pour soutenir que l’objectif poursuivi par la protection constitutionnelle contre la privation de liberté est de préserver le droit de « prendre des décisions d’importance fondamentale sans intervention de l’État ». Je souscris aussi à leur affirmation suivant laquelle l’art. 9 de la Charte protège « aussi contre les atteintes à la liberté psychologique, en lui interdisant de recourir [. . .] aux moyens coercitifs que représent[e] la détention ». Ces objectifs sont formulés de façon générale et permettent de prendre en considération toutes les circonstances pertinentes pour évaluer objectivement l’incidence que peut avoir la détention.
[54] Plusieurs facteurs peuvent servir à mesurer l’incidence d’une violation de la protection contre la détention arbitraire. À de nombreux égards, ils se rapprochent de ceux retenus en matière de fouilles et de perquisitions. Ainsi seront pertinents le lieu où la personne est interceptée, la possibilité que des contrôles policiers se produisent dans un tel lieu ou à l’égard de l’activité exercée, la durée de l’interpellation, les motifs pour lesquels la détention survient et l’attitude des policiers lors de l’interpellation : Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2, p. 16-17 et 34-36; R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621, p. 637-638; R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, p. 1266-1267 et 1285; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 1015-1020.
[55] Les interventions courtes, faites pour des motifs insuffisants sur le plan juridique, mais dans des circonstances où le prévenu ne saurait vraiment être surpris de l’interpellation en raison de son comportement hors norme ou parce que l’interpellation se produit dans un endroit ou à l’égard d’une activité fortement contrôlés, auront une incidence limitée sur les droits protégés par la Charte. Par contre, celles qui sont faites de façon violente ou arrogante, qui portent atteinte non seulement à la liberté mais aussi à la dignité de la personne, ou celles qui privent un individu de sa liberté de mouvement pour une période prolongée auront une incidence plus grande.
[56] En ce qui a trait à l’intérêt visé par la protection contre les fouilles et les perquisitions sans droit, la Cour a proposé, dans les arrêts R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 45, et R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 32, une liste non exhaustive de facteurs aidant à évaluer l’attente en matière de vie privée. Ils peuvent être résumés ainsi : la présence de l’accusé au moment de la fouille ou de la perquisition; le lieu et l’objet de la fouille ou de la perquisition; l’accessibilité du public au lieu et à l’objet de la fouille et de la perquisition; l’abandon de l’objet ou les manifestations de propriété; la propriété, la possession, le contrôle ou l’utilisation du lieu où la fouille ou la perquisition a été effectuée; la capacité d’en régir l’accès; la notification de la possibilité que des fouilles ou des perquisitions soient effectuées dans ce lieu; et la technique utilisée pour effectuer la fouille ou la perquisition.
[57] Sur le plan de l’attente en matière de vie privée, il est clair que les fouilles qui portent atteinte à l’intégrité physique sont plus graves que les perquisitions touchant les objets personnels. De même, les perquisitions touchant les objets personnels qui sont abandonnés ou même laissés dans les endroits accessibles au public sont moins attentatoires que celles qui portent sur les biens conservés dans les résidences. En raison des conditions rattachées à la conduite automobile, il est clair que les tribunaux ont accordé une protection moins grande aux véhicules automobiles qu’à d’autres lieux plus privés.
[58] En l’espèce, en ce qui a trait à l’atteinte à la liberté, il faut noter que l’interception s’est faite dans un véhicule, sur la grande route et non pas dans un endroit privé, comme un bureau ou une résidence. De plus, le policier n’a pas montré d’agressivité ni porté atteinte à la dignité de M. Harrison ou du passager. Enfin, la détention a été de courte durée, au plus une quinzaine de minutes.
[59] Par ailleurs, si l’interception a eu lieu pour un motif insuffisant et si elle a coïncidé avec la mise en détention, la continuation de la détention et la perquisition n’ont eu lieu qu’après que les soupçons du policier eurent été éveillés par des indices qu’il savait, en raison de sa formation, correspondre à des pratiques suivies par les trafiquants de drogue. En évaluant la conduite d’un policier, le juge doit tenir compte de tous les faits. Même s’ils ne sont pas suffisants pour justifier la détention et la perquisition, ces faits permettent de comprendre le comportement du policier. Les faits éveillant les soupçons étaient nombreux. Il s’agissait d’un véhicule loué — les trafiquants de drogue n’utilisent pas leurs véhicules personnels en raison des risques de saisie. Le véhicule avait été loué à l’aéroport de Vancouver — un important port d’entrée pour la drogue. M. Harrison et un compagnon se rendaient à Toronto — un important point de distribution. Finalement, ils avaient conduit pratiquement de façon ininterrompue depuis Vancouver. Par ailleurs, la version des faits de M. Harrison et celle de son compagnon concernant leur rencontre ne concordaient pas. De plus, s’ajoute à ces circonstances suspectes, le fait que le permis de conduire de M. Harrison était suspendu et qu’il ne pouvait pas le présenter.
[60] Les commentaires qui précèdent concernent les intérêts en jeu lors d’une détention. Le même type d’analyse doit être faite relativement à la protection contre les perquisitions.
[61] En ce qui a trait à l’incidence de la violation sur l’attente en matière de vie privée, le fait que la perquisition a été faite dans un véhicule qui roulait sur une voie publique est pertinent. L’attente en matière de vie privée est moindre dans ce lieu très public, car l’usage des routes est fortement réglementé et, en conséquence, l’interception par les policiers pour des contrôles routiers est une nécessité à laquelle les usagers doivent s’attendre. De plus, le véhicule était loué et M. Harrison n’en était pas le locataire. On peut inférer qu’une personne raisonnable a un attachement moins grand à un véhicule loué par un tiers qu’à son propre véhicule et considérera moins envahissante une perquisition dans un véhicule loué à court terme par un tiers que celle effectuée dans un lieu qui lui appartient. Dans R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341, la majorité a considéré que la passagère n’avait pas d’attente en matière de vie privée dans une voiture qui ne lui appartenait pas. Dans cette affaire, la Cour a évoqué, sans le résoudre, le cas où deux personnes feraient ensemble un long voyage. C’est notre cas. En l’espèce, j’estime que l’attente en matière de vie privée a été niée par M. Harrison lui-même lorsqu’il s’est dissocié des boîtes trouvées dans le véhicule et de leur contenu.
[62] Sans diminuer, pour les usagers de la route, l’importance de circuler sans être interpellés de façon inopportune par les policiers, il faut tout de même noter que l’interception injustifiée du véhicule n’était pas délibérée ni motivée par la malveillance ou la mauvaise foi du policier. Certes, le juge n’a pas considéré suffisante la raison donnée pour justifier l’interception après la constatation que l’absence de plaque d’immatriculation à l’avant du véhicule ne constituait pas une infraction. Cependant, il n’a pas conclu que le policier était de mauvaise foi lors de l’interception. La majorité des juges de la Cour d’appel a attribué le geste à une erreur de jugement de la part d’un policier qui était relativement nouveau. Je suis d’accord avec cette interprétation et avec la façon dont la Cour d’appel s’est exprimée à ce sujet (par. 60) :
[traduction] Même si, manifestement, les actes fautifs étaient sérieux, ils n’impliquaient qu’un seul policier, membre de la police depuis 4 ans, qui a pris de mauvaises décisions durant le contact en bordure de la route, puis durant son témoignage. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un cas où la preuve a démontré qu’il existe ou même qu’il pourrait exister un problème institutionnel. En outre, l’arrêt Collins précise à la p. 280, R.C.S. [. . .] que le par. 24(2) de la Charte ne doit pas être utilisé pour sanctionner les écarts de conduite des policiers.
[63] Je remarque que, dans leur analyse de la gravité de la violation, même s’ils ne bénéficiaient pas des motifs de la majorité dans Grant, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont tenu compte de l’ensemble des circonstances et plus particulièrement des problèmes systémiques. Ils ont examiné l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte. Ils ont fait ressortir le fait qu’il est réducteur de limiter l’analyse du juge à une mise en opposition de la gravité de l’infraction et de la gravité de la violation. Il est utile de rappeler les motifs majoritaires de la Cour d’appel :
[traduction] En outre, du point de vue de l’appelant, les violations n’ont pas eu d’incidence particulièrement sérieuse. Sa détention en bordure de la route a été brève_: seules 15 minutes se sont écoulées entre le moment où on lui a ordonné d’immobiliser son véhicule et celui de son arrestation pour avoir conduit avec un permis suspendu. Comme l’a souligné le juge du procès, durant la détention fautive, le policier n’a exercé aucune force physique ou contrainte à l’égard de l’appelant.
Fait peut‑être plus important, l’incidence de la fouille sur le droit de l’appelant au respect de sa vie privée a été mineure. Il ne s’agit pas d’un cas de fouille d’une personne, d’une résidence ou d’un bureau. Une voiture a été fouillée, sans plus.
Selon la jurisprudence, le droit d’un individu au respect de sa vie privée à l’égard d’un véhicule et de son contenu — un facteur dont il n’a pas été question dans la décision du juge du procès relative au voir‑dire — est moindre que ce même droit à l’égard de son corps, de sa résidence ou de son bureau_: voir R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341 [. . .], [par. 19‑25]; R. c. Calderon, [2004] [. . .] 188 C.C.C. (3d) 481 (C.A. [Ont.]), par. 98; R. c. Alkins (2007), [. . .] 218 C.C.C. (3d) 97 (C.A. [Ont.]), par. 55. En l’espèce, il s’agissait d’un véhicule loué. L’appelant n’en était pas le locataire. Il a été mis en état d’arrestation à juste titre pour avoir conduit avec un permis suspendu. En outre, l’appelant n’a pas témoigné lors du voir‑dire quant à quelque apparence de violation que ce soit de son droit au respect de sa vie privée. Il n’avait même pas vérifié que son propre sac était dans le coffre de la voiture avant de quitter Vancouver. En effet, il a dit à l’agent Bertoncello que les boîtes appartenaient à M. Friesen. Qu’il nie ainsi en être propriétaire est un facteur important. Récemment, dans une affaire semblable où un policier a fouillé un sac après qu’un jeune homme a nié en être le propriétaire, R. c. B. (L.) (2007), 86 O.R. (3d) 730 [. . .] (C.A.), le juge Moldaver a noté au par. 71 qu’« [a]yant renoncé à tout droit au respect de sa vie privée à l’égard du sac, l’intimé s’est interdit, dans les faits, de se fonder sur l’art. 8 de la Charte pour contester la légalité de la fouille effectuée par l’agent Purche. »
Ainsi, nous concluons que les incidences des violations sur les droits de l’appelant protégés par les art. 8 et 9 de la Charte ont été relativement mineures. Il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la conclusion du juge de première instance selon laquelle les violations n’étaient pas des plus extrêmes.
En somme, le juge du procès était parfaitement conscient de la conduite et des motivations du policier ainsi que de son témoignage au procès. Il était aussi conscient du fait que les violations n’étaient pas des plus extrêmes. En définitive, il a décidé que les violations n’étaient pas suffisamment sérieuses pour justifier l’exclusion de la preuve. C’est cette décision qui est au cœur du présent pourvoi. [En italique dans l’original; par. 43‑47.]
[64] À mon avis, cette analyse est éloquente et sans faille. Elle met en relief les commentaires du juge concernant les motifs donnés par le policier pour procéder à l’interpellation et à la fouille dans le contexte des faits objectifs qui ont donné lieu aux violations. Les faits objectifs et les circonstances indiquent clairement que la violation n’a pas eu d’incidence grave sur les intérêts protégés par la Charte. Il est intéressant de mettre les faits de l’espèce en contraste avec ceux constatés dans d’autres dossiers dans lesquels la Cour a qualifié de graves les violations. On peut penser aux faits dans Collins où les policiers avaient pris l’accusée à la gorge. On peut aussi rappeler l’affaire R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, dans laquelle la Cour était divisée sur la qualification de la gravité de la violation malgré le fait qu’il s’agissait d’une perquisition dans une résidence.
[65] Je reconnais que la revue de la jurisprudence de la Cour n’est pas d’une grande aide pour la détermination des facteurs qui font pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre dans un cas donné. Pour cette raison, la Cour a souvent insisté sur la nécessité de faire preuve de déférence à l’égard de l’analyse et de la conclusion du juge de première instance. En l’espèce, comme les juges majoritaires de la Cour d’appel, je constate que, si le juge de première instance a qualifié de grave la violation, il a aussi signalé qu’il ne s’agissait pas d’un cas des plus graves.
[66] De plus, les termes utilisés par le juge traduisent sa réaction plutôt vive au témoignage du policier au procès, élément qui, à mon avis, n’a pas sa place dans l’analyse de l’incidence de la violation sur les droits protégés. Le juge de première instance n’a pas cru le policier lorsqu’il a expliqué qu’il avait procédé à la perquisition parce qu’il cherchait le permis de conduire. Il a même paru choqué par ce témoignage. Avec égards pour l’opinion contraire, j’estime que le rejet du témoignage du policier n’a aucune incidence sur la protection contre la détention et les saisies abusives. Monsieur Harrison n’a pas été détenu plus longtemps et ses droits lors de l’interpellation et de la perquisition n’ont pas subi d’atteinte additionnelle en raison du témoignage livré beaucoup plus tard. Les juges de première instance entendent toutes sortes de témoins. Certains sont crus, d’autres non. Si un juge croit qu’un témoin ment délibérément, il peut prendre les mesures qui s’imposent. Un faux témoignage au procès n’a cependant pas de lien avec l’incidence d’une violation survenue lors d’une détention ou d’une perquisition. Tenir compte du rejet du témoignage du policier au procès pour évaluer l’incidence de la violation sur les droits protégés crée de la confusion dans l’application de la grille d’analyse.
[67] En somme, si toutes les circonstances sont prises en considération, j’estime qu’il n’y a pas lieu de situer l’incidence de la violation sur les intérêts protégés au haut de l’échelle de gravité.
2. L’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond
[68] À l’étape de l’examen de l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond, il faut aussi tenir compte de toutes les circonstances pertinentes. Celles qui me paraissent les plus significatives ici sont la fiabilité de la preuve obtenue en violation des droits protégés, son importance et la gravité de l’infraction reprochée. Selon ces trois facteurs, l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond se situe pratiquement au sommet de l’échelle d’importance. Il faut, en effet, remarquer que la preuve ne pourrait être plus fiable et qu’elle est indispensable à la tenue du procès. À moins de pouvoir prouver que M. Harrison était en possession des 35 kilogrammes de cocaïne, le ministère public ne peut se décharger de son fardeau de preuve. L’exclusion de la preuve a même un effet plus grand que l’arrêt des procédures pour cause d’abus : l’exclusion de la preuve n’entraîne pas simplement l’arrêt des procédures, mais un acquittement. Sur le plan de la recherche de la vérité, cette issue est éminemment susceptible de porter un coup à la considération que la personne objective et bien informée a pour l’administration de la justice.
[69] Qui plus est, l’effet sur le public de la décision d’admettre ou d’exclure un élément de preuve ne se mesure pas uniquement à la fiabilité et à l’importance de la preuve pour la tenue du procès. Le défaut d’accorder à la gravité de l’infraction reprochée à M. Harrison le juste poids que ce facteur devrait avoir est, à mon avis, une lacune dans l’analyse de la majorité. L’acquittement d’une personne accusée de trafic de 35 kilogrammes (77 livres) de cocaïne d’une valeur marchande de 2 463 000 $ à 4 575 000 $ en raison de l’exclusion de la preuve est susceptible d’avoir des répercussions à long terme sur la considération à l’égard de l’administration de la justice. Le juge du procès, avec raison, en a fait un élément important de son analyse. On peut accepter que les tribunaux soient moins sévères à l’endroit d’infractions comme la possession de drogues telles que la marijuana. Cependant, les crimes reliés aux drogues « dures » et particulièrement ceux liés au trafic sont systématiquement qualifiés de graves. Comme je l’ai dit dans Grant, il me paraît artificiel de prétendre que la nature de l’infraction reprochée a un effet neutre dans l’évaluation de l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond.
[70] Je reconnais que l’accusé a un intérêt accru dans l’exclusion de la preuve lorsque celle-ci est peu fiable et que l’accusé encourt de lourdes conséquences pénales. Son intérêt est toutefois alors subsumé sous l’intérêt du public dans un système de justice qui valorise la fiabilité de la preuve. L’intérêt de l’accusé dans l’exclusion de la preuve n’a donc pas sa place dans l’analyse du volet de l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond.
3. La mise en balance des intérêts pertinents
[71] Dans la mise en balance de l’intérêt du public dans la protection des droits constitutionnels et de l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond, je dois me dissocier des juges de la majorité concernant les deux volets de l’analyse. Tout comme les juges majoritaires de la Cour d’appel, je ne peux que constater que l’incidence de la violation sur les intérêts protégés par la Charte n’est pas des plus graves. Je note d’ailleurs qu’il n’est guère utile de se reporter aux mots forts utilisés par le juge de première instance pour décrire la violation, particulièrement parce que le juge semble avoir voulu sanctionner le témoignage du policier au procès.
[72] En l’espèce, l’analyse ne peut se limiter au fait que le policier n’avait pas de motifs raisonnables pouvant justifier la détention et la perquisition. La conduite du policier doit être reconnue pour ce qu’elle est : une erreur de jugement à laquelle le tribunal ne veut pas s’associer. Les automobilistes peuvent s’attendre à des contrôles policiers, mais les seuls contrôles autorisés sont ceux exécutés dans le cadre de l’application des règles de sécurité routière ou d’un programme particulier : Dedman. Personne ne devrait être soumis à une perquisition ou à une fouille sans motifs suffisants. Mon propos n’est pas de minimiser l’incidence de la conduite étatique sur la violation des droits constitutionnels. Il faut cependant reconnaître, dans l’analyse de l’intérêt public dans la protection de ces droits, que plusieurs facteurs pointent en direction d’une incidence, somme toute plutôt limitée, sur les intérêts protégés.
[73] L’intérêt public à ce que l’affaire soit jugée au fond se situe au sommet de l’échelle en raison de la fiabilité incontestable de la preuve, du fait qu’elle est essentielle à la poursuite du procès et de la haute gravité de l’infraction reprochée. L’intérêt du public dans la poursuite du procès doit, à mon avis, primer et il s’agit d’un cas où l’exclusion de la preuve aura un effet négatif sur la considération qu’une personne objective, bien informée de toutes les circonstances, aura pour l’administration de la justice.
[74] Pour ces motifs, j’aurais rejeté l’appel.
Pourvoi accueilli, la juge Deschamps est dissidente.
Procureurs de l’appelant : Henein & Associates, Toronto.
Procureur de l’intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Halifax.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Bureau des avocats de la couronne — Droit criminel, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Fenton Smith, Toronto.