COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567 |
Date : 20090724 Dossier : 32186 |
Entre :
Sa Majesté la Reine du chef de la province de l’Alberta
Appelante
et
Hutterian Brethren of Wilson Colony et
Hutterian Brethren Church of Wilson Colony
Intimées
‑ et ‑
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec, procureur général de la Colombie‑Britannique,
Association canadienne des libertés civiles, Commission ontarienne des droits de la
personne, Alliance évangélique du Canada et Alliance des chrétiens en droit
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein
Motifs de jugement : (par. 1 à 109)
Motifs dissidents : (par. 110 à 177)
Motifs dissidents : (par. 178 à 202)
Motifs dissidents : (par. 203) |
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, Deschamps et Rothstein)
La juge Abella
Le juge LeBel
Le juge Fish
|
______________________________
Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567
Sa Majesté la Reine
du chef de la province de l’Alberta Appelante
c.
Hutterian Brethren of Wilson Colony et
Hutterian Brethren Church of Wilson Intimées
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec,
procureur général de la Colombie‑Britannique,
Association canadienne des libertés civiles,
Commission ontarienne des droits de la personne,
Alliance évangélique du Canada et
Alliance des chrétiens en droit Intervenants
Répertorié : Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony
Référence neutre : 2009 CSC 37.
No du greffe : 32186.
2008 : 7 octobre; 2009 : 24 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de religion — Nouveau règlement imposant la photo obligatoire à tous les Albertains titulaires d’un permis de conduire — Croyance sincère des huttérites que le deuxième commandement leur interdit de se faire photographier volontairement — Le règlement porte‑t‑il atteinte à la liberté de religion? — Dans l’affirmative, cette atteinte est‑elle justifiée? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2a) — Operator Licensing and Vehicle Control Regulation, Alta. Reg. 320/2002, art. 14(1)b) (mod. Alta. Reg. 137/2003, art. 3).
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à l’égalité — Discrimination fondée sur la religion — Nouveau règlement imposant la photo obligatoire à tous les Albertains titulaires d’un permis de conduire — Croyance sincère des huttérites que le deuxième commandement leur interdit de se faire photographier volontairement — Le règlement porte‑t‑il atteinte au droit à l’égalité? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 15 — Operator Licensing and Vehicle Control Regulation, Alta. Reg. 320/2002, art. 14(1)b) (mod. Alta. Reg. 137/2003, art. 3).
L’Alberta oblige toutes les personnes qui conduisent un véhicule automobile sur la voie publique à détenir un permis de conduire. Depuis 1974, chaque permis portait une photo de son titulaire, sous réserve des exemptions accordées aux personnes qui objectaient des motifs religieux à l’obligation de se faire photographier. Les personnes qui soulevaient des objections d’ordre religieux obtenaient un permis sans photo, c’est‑à‑dire un permis assorti de la condition G, à la discrétion du registraire. En 2003, la province a pris un nouveau règlement et universalisé la photo obligatoire. La photo prise au moment de la délivrance du permis est versée dans une banque de données provinciale reliée à un logiciel de reconnaissance faciale. Il existait en Alberta environ 450 permis assortis de la condition G, dont 56 pour 100 étaient détenus par des membres des colonies huttérites. Les membres de la colonie huttérite Wilson ont un mode de vie rural et communautaire et ils exercent diverses activités commerciales. Ils croient sincèrement que le deuxième commandement leur interdit de se faire photographier volontairement et ils refusent, pour des motifs religieux, de se laisser photographier. La province a proposé deux mesures pour atténuer l’effet de l’universalité de la photo obligatoire, mais les membres de la colonie Wilson les ont rejetées parce qu’elles les obligeraient toujours à faire prendre leur photo afin qu’elle soit versée dans la banque de données provinciale servant à la reconnaissance faciale. Ils ont proposé plutôt qu’aucune photo ne soit prise et qu’on leur délivre des permis de conduire sans photo, portant la mention « Non valide comme pièce d’identité ». À défaut d’entente avec la province, les membres de la colonie Wilson ont contesté la validité constitutionnelle du règlement en alléguant qu’il portait une atteinte injustifiée à leur liberté de religion. Il a été tenu pour avéré que la photo obligatoire universelle contrevient à l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés. Les plaignants ont présenté une preuve démontrant que l’impossibilité pour les membres de la colonie d’obtenir un permis de conduire menacerait la viabilité de leur mode de vie communautaire. Pour sa part, la province a présenté une preuve démontrant que l’universalisation de la photo obligatoire était reliée à un nouveau système visant à réduire au minimum le vol d’identité associé au permis de conduire et que la nouvelle banque de données reliée à un logiciel de reconnaissance faciale vise à réduire le risque de ce genre de fraude. Le juge siégeant en son cabinet et la Cour d’appel, à la majorité, ont statué que l’atteinte à la liberté de religion n’était pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.
Arrêt (les juges LeBel, Fish et Abella sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.
La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps et Rothstein : Le règlement est justifié au sens de l’article premier de la Charte. Les règlements sont des mesures prescrites par une règle de droit pour l’application de l’article premier et l’objectif du règlement contesté de préserver l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire d’une façon qui réduit au minimum le risque de vol d’identité est manifestement un objectif urgent et réel susceptible de justifier des restrictions aux droits. La photo obligatoire universelle permet au système de garantir que chaque permis correspond à une seule personne et que personne ne détient plus d’un permis. La province avait le droit de prendre un règlement concernant non seulement la question principale de la sécurité routière, mais aussi les problèmes connexes associés au système de délivrance des permis. [39] [42] [45]
Le règlement répond au critère de proportionnalité. Premièrement, la photo obligatoire universelle a un lien rationnel avec l’objectif. La preuve de la province démontre que l’existence d’une exemption de la photo obligatoire accroîtrait grandement la vulnérabilité du système de délivrance des permis et le risque de fraude associée à l’identité. Deuxièmement, la photo obligatoire universelle pour tous les titulaires d’un permis constitue une atteinte minimale au droit garanti par l’al. 2a). La mesure contestée est raisonnablement adaptée à la lutte contre le vol d’identité associé au permis de conduire. La preuve ne révèle aucune solution de rechange qui servirait substantiellement l’objectif du gouvernement tout en permettant aux plaignants de ne pas se faire photographier. La solution de rechange proposée par les plaignants compromettrait grandement l’objectif gouvernemental et il ne convient donc pas d’en tenir compte à l’étape de l’atteinte minimale. Sans la photo du titulaire d’un permis dans la banque de données, le risque que son identité soit volée et utilisée à des fins frauduleuses s’accroît de façon appréciable. Certes, plus de 700 000 Albertains ne détiennent pas de permis de conduire et leur photo ne figure donc pas dans la banque de données. Toutefois, la photo obligatoire sur le permis de conduire n’a pas pour objet d’éliminer complètement les vols d’identité dans la province, mais plutôt de préserver l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire de façon à réduire au minimum le vol d’identité associé à ce système. À l’intérieur de ce système, l’octroi d’exemptions, fondées notamment sur des motifs religieux, représente véritablement un risque pour l’intégrité du système de délivrance des permis. Enfin, quand la validité d’une mesure législative d’application générale est en jeu, la doctrine de l’accommodement raisonnable ne saurait se substituer à l’analyse requise par l’article premier telle qu’elle a été établie dans Oakes. Le gouvernement peut justifier la mesure législative, non pas en démontrant qu’il l’a adaptée aux besoins du plaignant, mais en établissant qu’elle a un lien rationnel avec un objectif urgent et réel, qu’elle porte le moins possible atteinte au droit et que son effet est proportionné. [50] [52] [59-60] [62-63] [71]
Troisièmement, les effets préjudiciables sur la liberté de religion des membres de la colonie qui désirent obtenir un permis ne l’emportent pas sur les effets bénéfiques de l’universalisation de la photo obligatoire. Le plus important de ces avantages est la sécurité et l’intégrité accrues du système de délivrance des permis de conduire. Il est évident que l’exemption de photo obligatoire aurait un effet tangible sur l’intégrité du système de délivrance des permis parce qu’elle nuirait à la vérification de l’identité des demandeurs de permis au moyen de la comparaison individuelle et collective de leur photo. La photo obligatoire universelle contribuera aussi à la vérification de l’identité et à la sécurité en bordure de la route et permettra l’harmonisation éventuelle du système albertain de délivrance des permis de conduire avec les systèmes en vigueur à l’extérieur de la province. Quant aux effets préjudiciables, la gravité d’une restriction particulière s’apprécie au cas par cas. Bien que le règlement contesté impose un coût aux personnes qui choisissent de ne pas se faire photographier — l’impossibilité de conduire sur la voie publique —, ce coût n’est pas suffisamment élevé pour priver les plaignants huttérites de la liberté de faire un véritable choix relativement à leur pratique religieuse, ni pour porter atteinte aux autres valeurs consacrées par la Charte. Le recours à un autre mode de transport obligerait la colonie à supporter un coût additionnel sur le plan financier et irait à l’encontre de son autosuffisance traditionnelle, mais il n’a pas été démontré que ce coût serait prohibitif. Il n’est pas possible de conclure que les membres de la colonie ont été privés de la possibilité de faire un véritable choix entre observer ou non les préceptes de leur religion. La pondération des effets bénéfiques du règlement contesté par rapport à ses effets préjudiciables indique que les effets de la restriction à la liberté de religion découlant de l’universalité de la photo obligatoire sont proportionnés. [4] [79‑80] [82] [91] [96-98] [100] [103]
Le règlement contesté ne contrevient pas à l’art. 15 de la Charte. À supposer qu’il puisse être démontré que le règlement établit une distinction fondée sur le motif énuméré de la religion, celle‑ci découle non pas d’un stéréotype méprisant, mais d’un choix politique neutre et justifiable sur le plan rationnel. Il n’y a donc pas discrimination au sens de l’art. 15. [108]
La juge Abella (dissidente) : Le gouvernement de l’Alberta ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer que l’atteinte à la liberté de religion des huttérites est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. [176]
L’objectif de la photo obligatoire impérative et de l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale est d’aider à prévenir le vol d’identité. Des exemptions de la photo obligatoire ont été accordées aux huttérites pendant 29 ans et aucun effet négatif sur l’intégrité du système de délivrance de permis n’a été établi. Par ailleurs, plus de 700 000 Albertains ne détiennent pas de permis de conduire et leur photo ne figure donc pas dans la banque de données servant à la reconnaissance faciale. Par conséquent, l’avantage découlant de l’ajout dans le système des photos d’environ 250 huttérites qui pourraient désirer conduire ne serait que d’une utilité négligeable dans la prévention du vol d’identité. Alors que la photo obligatoire impérative a des effets bénéfiques modestes et en grande partie hypothétiques, elle porte gravement atteinte aux droits religieux des huttérites et menace leur capacité de maintenir leur mode de vie communautaire. Le règlement contesté et les solutions de rechange proposées par le gouvernement exigent la prise d’une photo. Or, c’est précisément cet acte qui va à l’encontre des croyances religieuses des membres de la colonie Wilson. La photo obligatoire impérative constitue donc une forme de coercition indirecte qui place les membres de la colonie Wilson dans une situation intenable où ils doivent choisir soit de rester fidèles à leurs croyances religieuses, soit de renoncer à l’autosuffisance de leur communauté, une communauté qui a toujours préservé son autonomie religieuse grâce à son indépendance communautaire. [148] [155-156] [158] [162-164] [170] [174]
En l’absence d’une exemption, l’atteinte aux droits constitutionnels des huttérites est dramatique. À l’opposé, les avantages pour la province de l’obligation des huttérites de se faire photographier sont, au mieux, minimes. Cela signifie que le grave préjudice causé par la mesure attentatoire pèse beaucoup plus lourd dans la balance pour l’application de l’article premier que les avantages pour la province de son imposition aux huttérites. La province n’a donc pas réussi à s’acquitter du fardeau qui lui incombait de justifier l’imposition de la photo obligatoire impérative aux membres de la colonie Wilson. [114-116]
Le juge LeBel (dissident) : Il y a accord avec les commentaires de la juge Abella sur la nature de la liberté de religion garantie à l’al. 2a) de la Charte et avec son opinion que le règlement contesté, qui restreint la liberté de religion, n’a pas été convenablement justifié au regard de l’article premier de la Charte. Les mesures réglementaires en cause ont un effet non seulement sur le système de croyances des huttérites, mais aussi sur la vie de leur communauté. Les motifs de la majorité sous‑estiment la nature et l’importance de cet aspect de la garantie relative à la liberté de religion. [178] [182]
En appliquant l’article premier, les tribunaux ont rarement remis en cause l’objectif d’une loi ou d’un règlement ou jugé qu’il ne satisfaisait pas au critère du lien rationnel dans l’analyse de la proportionnalité, mais cela ne signifie pas que les tribunaux n’interviendront jamais aux premières étapes ou qu’ils ne devraient pas le faire. C’est généralement aux étapes de l’atteinte minimale et de la pondération des effets que les moyens sont remis en cause et que leur lien avec l’objectif législatif est mis à l’épreuve et examiné. C’est aussi à ces stades que l’objectif en soi doit être réévalué au regard des moyens choisis par le Parlement ou la législature. L’analyse de la proportionnalité repose donc sur un lien étroit entre les deux dernières étapes du test de l’arrêt Oakes. Le but du tribunal est essentiellement le même aux deux étapes : établir un juste équilibre entre, d’une part, l’action étatique et, d’autre part, la préservation des droits garantis par la Charte et la protection des droits ou des intérêts qui ne sont peut‑être pas protégés par la Constitution, mais qui possèdent toutefois une grande valeur ou importance sociales. L’analyse de la proportionnalité témoigne de la nécessité de laisser une certaine latitude au gouvernement dans le choix des mesures. Cependant, l’examen de ces mesures doit aussi laisser aux tribunaux un degré de flexibilité dans l’évaluation des solutions de rechange susceptibles de permettre la réalisation de l’objectif et la mesure dans laquelle il doit être réalisé pour produire un juste équilibre entre l’objectif de l’État et les droits en cause. L’objectif déclaré n’est pas absolu et ne devrait pas être tenu pour acquis, et les solutions de rechange ne devraient pas être évaluées selon une norme de compatibilité maximale avec l’objectif déclaré. Une solution de rechange peut être légitime, même si elle ne permet plus la réalisation de l’objectif dans son intégralité. Les tribunaux doivent évaluer ensemble les objectifs, les moyens contestés et les solutions de rechange, comme éléments nécessaires d’une analyse homogène de la proportionnalité. [188] [190-191] [195-196] [199]
En l’espèce, le gouvernement de l’Alberta n’a pas réussi à démontrer que le règlement constitue une réponse proportionnée au problème social reconnu que constitue le vol d’identité. Le permis de conduire qu’il refuse de délivrer ne constitue pas un privilège, car il n’est pas accordé à la discrétion des gouvernements. Un tel permis est souvent d’une importance capitale dans la vie quotidienne et c’est assurément le cas dans les zones rurales de l’Alberta. On pourrait concevoir d’autres solutions à la fraude d’identité qui se situeraient dans une gamme de mesures raisonnables et permettraient d’établir un juste équilibre entre les intérêts sociaux et constitutionnels en jeu. Il est impossible d’atteindre cet équilibre en minimisant les répercussions des mesures sur les croyances et pratiques religieuses des huttérites et en leur suggérant de s’en remettre aux services de transport pour exploiter leurs fermes et préserver leur mode de vie. La sécurité absolue reste probablement impossible à atteindre dans une société démocratique. Restreindre de façon limitée l’objectif de la province de réduire au minimum le vol d’identité ne compromettrait pas indûment cet aspect de la sécurité des Albertains et s’inscrirait peut‑être dans la gamme des solutions de rechange raisonnables et constitutionnelles. [200-201]
Le juge Fish (dissident) : Il y a accord avec le dispositif proposé par les juges Abella et LeBel, pour les motifs exposés par le juge LeBel. [203]
Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin
Arrêt appliqué : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; arrêts mentionnés : Multani c. Commission scolaire Marguerite‑Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256; Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Cour eur. D. H., arrêt Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, série A no 260‑A; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania c. Casey, 505 U.S. 833 (1992); Zylberberg c. Sudbury Board of Education (Director) (1988), 65 O.R. (2d) 641; Canadian Civil Liberties Assn. c. Ontario (Minister of Education) (1990), 71 O.R. (2d) 341; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143.
Citée par la juge Abella (dissidente)
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Cour eur. D. H., arrêt Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, série A no 260‑A; Ôahin c. Turquie [GC], requête no 44774/98, CEDH 2005-XI; Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, CEDH 2001-XII; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Bothwell c. Ontario (Minister of Transportation) (2005), 24 Admin. L.R. (4th) 288; Hofer c. Hofer, [1970] R.C.S. 958; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121.
Citée par le juge LeBel (dissident)
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi‑Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2a), 15, 24(1), 33.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 34.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Operator Licensing and Vehicle Control Amendment Regulation, Alta. Reg. 137/2003, art. 3.
Operator Licensing and Vehicle Control Regulation, Alta. Reg. 320/2002, art. 14(1)b) [mod. Alta. Reg. 137/2003, art. 3a)], (3) [aj. idem, art. 3b)].
Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, ch. T‑6.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Conrad, O’Brien et Slatter), 2007 ABCA 160, 417 A.R. 68, 410 W.A.C. 68, 283 D.L.R. (4th) 136, [2007] 9 W.W.R. 459, 156 C.R.R. (2d) 234, 77 Alta. L.R. (4th) 281, 49 M.V.R. (5th) 45, [2007] A.J. No. 518 (QL), 2007 CarswellAlta 622, qui a confirmé une décision du juge LoVecchio, 2006 ABQB 338, 398 A.R. 5, 269 D.L.R. (4th) 757, [2006] 8 W.W.R. 190, 141 C.R.R. (2d) 227, 57 Alta. L.R. (4th) 300, 33 M.V.R. (5th) 16, [2006] A.J. No. 523 (QL), 2006 CarswellAlta 576. Pourvoi accueilli, les juges LeBel, Fish et Abella sont dissidents.
Roderick S. Wiltshire et Randy Steele, pour l’appelante.
K. Gregory Senda, pour les intimées.
Donald J. Rennie et Sharlene Telles‑Langdon, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Robert E. Charney et Michael T. Doi, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Isabelle Harnois, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Leah Greathead et Tyna Mason, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Mahmud Jamal, Colin Feasby et David Grossman, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Kikee Malik et Brian Smith, pour l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne.
Charles M. Gibson, Albertos Polizogopoulos, Don Hutchinson et Faye Sonier, pour les intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et l’Alliance des chrétiens en droit.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps et Rothstein rendu par
La Juge en chef —
I. Introduction
[1] La province de l’Alberta oblige toutes les personnes qui conduisent un véhicule automobile sur la voie publique à détenir un permis de conduire. Depuis 1974, chaque permis porte une photo de son titulaire, sous réserve des exemptions accordées aux personnes qui objectent des motifs religieux à leur obligation de se faire photographier. En 2003, la province a universalisé la photo obligatoire afin de réduire le risque que les permis servent à la perpétration de vols d’identité, un problème croissant en Alberta et ailleurs au pays. Tous les titulaires de permis ont maintenant l’obligation de faire prendre leur photo afin qu’elle soit versée dans une banque de données provinciale reliée à un logiciel de reconnaissance faciale.
[2] Les membres de la colonie huttérite Wilson ont un mode de vie rural et communautaire et ils exercent diverses activités commerciales. Ils refusent, pour des motifs religieux, de se laisser photographier. À la suite de l’abolition, en 2003, de l’exemption de photo obligatoire fondée sur des motifs religieux, les membres de la colonie ont engagé la présente poursuite contre le gouvernement albertain pour atteinte à leur liberté de religion. La province a offert d’atténuer l’effet de l’universalité de la photo obligatoire en leur délivrant des permis spéciaux, sans photo, ce qui les dégagerait de l’obligation de porter leur photo sur eux. Cependant, elle insiste pour qu’ils se fassent photographier afin que leur photo soit versée dans la banque de données centrale. Les membres de la colonie Wilson ont rejeté cette proposition.
[3] Il a été tenu pour avéré que la photo obligatoire universelle porte atteinte à la liberté de religion des membres de la colonie qui désirent obtenir un permis de conduire et contrevient, de ce fait, à l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le pourvoi porte sur la question de savoir si cette atteinte constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte. Sinon, le règlement est incompatible avec la Charte et inopérant en application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[4] Je conclus que la preuve présentée par la province démontre que l’universalité de la photo obligatoire est justifiée au sens de l’article premier de la Charte, selon le test établi dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. L’objectif de l’établissement d’un système qui réduise au minimum le risque de vol d’identité associé aux permis de conduire constitue un objectif public urgent et important. La photo obligatoire universelle a un lien avec cet objectif et ne restreint pas la liberté de religion plus qu’il n’est nécessaire pour l’atteindre. Enfin, les effets préjudiciables de cette mesure sur la liberté de religion des membres de la colonie qui désirent obtenir un permis ne l’emportent pas sur les effets bénéfiques de l’universalisation de la photo obligatoire. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de confirmer la constitutionnalité du règlement.
II. Les faits
[5] L’Alberta a commencé à délivrer des permis de conduire avec photo en 1974. Cependant, jusqu’en 2003, les personnes qui soulevaient des objections d’ordre religieux pouvaient obtenir un permis sans photo, c’est‑à‑dire un « permis assorti de la condition G », à la discrétion du registraire.
[6] Les permis de conduire en Alberta sont régis par la Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, ch. T‑6, et ses règlements d’application. Le pouvoir du registraire d’accorder des exemptions de photo obligatoire, qui lui était conféré par l’al. 14(1)b) du règlement 320/2002 de l’Alberta intitulé Operator Licensing and Vehicle Control Regulation, lui a été retiré en mai 2003 (Operator Licensing and Vehicle Control Amendment Regulation, Alta. Reg. 137/2003, art. 3). Selon le nouvel al. 14(1)b), le registraire [traduction] « exige qu’une image du visage du demandeur soit prise [. . .] et intégrée au permis ». Le règlement a également été modifié par l’ajout du par. 14(3), qui prévoit l’utilisation de la photo ainsi prise dans [traduction] « le logiciel de reconnaissance faciale à des fins d’identification ou de vérification de l’identité de la personne qui a demandé un permis de conduire ».
[7] Les membres de la colonie Wilson, comme de nombreux autres huttérites, croient que le deuxième commandement leur interdit de se faire photographier volontairement. Il s’agit d’une croyance sincère.
[8] Bien que la colonie vise l’autosuffisance, certains de ses membres ont besoin d’un permis de conduire pour se déplacer à l’extérieur de la colonie à des fins commerciales et pour répondre aux besoins des membres de la colonie. Le règlement de 2003 oblige les membres de la colonie qui détiennent actuellement un permis assorti de la condition G à se faire photographier lors du renouvellement de leur permis, ce qui va à l’encontre de leurs croyances religieuses. Les plaignants de la colonie ont présenté une preuve démontrant que l’impossibilité pour les membres de la colonie d’obtenir un permis de conduire menacerait la viabilité de leur mode de vie communautaire. M. Samuel Wurz, secrétaire‑trésorier de la colonie, a déclaré que chaque membre de la colonie doit s’acquitter d’un ensemble précis de responsabilités, dont certaines impliquent la conduite d’un véhicule. Si un membre de la colonie ne peut s’acquitter de ses responsabilités, cela [traduction] « nuit au bon fonctionnement de notre communauté religieuse, ce qui entraîne l’effritement des bases mêmes de notre mode de vie sur les plans social, culturel et religieux ». Selon lui, en réalité, la province [traduction] « tente d’obliger les huttérites à choisir entre deux de nos croyances religieuses », un choix qu’ils ne devraient pas avoir à faire, selon eux.
[9] Pour sa part, la province a présenté une preuve démontrant que l’universalisation de la photo obligatoire, en 2003, était reliée à l’instauration d’un nouveau système visant à réduire au minimum le vol d’identité associé au permis de conduire. La preuve a démontré que le vol d’identité constitue un problème grave et croissant, en Alberta comme ailleurs, et que le permis de conduire, qui représente la pièce d’identité la plus couramment acceptée et utilisée, peut servir et sert effectivement à la perpétration de vols d’identité. La nouvelle banque de données reliée à un logiciel de reconnaissance faciale vise à réduire le risque de ce genre de fraude.
[10] Le nouveau système comporte une banque de données dans laquelle est versée une photo numérique de chaque titulaire d’un permis de conduire. Cette banque de données est reliée à un logiciel de reconnaissance faciale qui analyse les photos numériques des demandeurs de permis. Le logiciel effectue deux sortes de comparaison : individuelle et collective. La comparaison individuelle permet au gouvernement de s’assurer que la personne qui veut renouveler ou remplacer son permis est la même que celle représentée sur la photo déjà versée dans la banque de données. La comparaison collective lui permet de s’assurer que la personne qui demande un nouveau permis ne détient pas déjà un permis sous un autre nom.
[11] Pour assurer l’efficacité de ces mécanismes, il est essentiel que la photo obligatoire, permettant d’associer chaque permis valide à une photo de la banque de données, constitue une condition d’application générale. Si des personnes détiennent un permis, sans que leur photo figure dans la banque de photos centrale, il est possible que quelqu’un usurpe leur identité et que le logiciel de reconnaissance faciale ne le détecte pas. La province a aussi présenté une preuve indiquant que le nouveau système avait été établi à des fins d’harmonisation avec les normes internationales et interprovinciales en matière de photo‑identification.
[12] La province a proposé des mesures d’accommodement pour répondre à l’objection des plaignants huttérites contre la photo obligatoire universelle pour l’obtention d’un permis de conduire. La première voudrait que la photo figure sur le permis, mais que celui-ci soit placé dans une enveloppe ou un étui scellé portant une mention indiquant qu’il appartient à la province, et qu’une photo numérique soit versée dans la banque de données provinciale reliée à un logiciel de reconnaissance faciale. La seconde consisterait simplement à verser une photo numérique dans la banque de données, sans qu’aucune photo n’accompagne le permis de conduire. Ces propositions visent à réduire au minimum l’incidence de la photo obligatoire universelle sur les croyances religieuses en évitant aux membres de la colonie d’avoir un contact direct avec les photos.
[13] Les plaignants de la colonie rejettent ces deux solutions de rechange parce qu’elles comportent l’obligation de se faire photographier. Ils proposent qu’aucune photo ne soit prise et qu’on leur délivre des permis de conduire sans photo, portant la mention [traduction] « Non valide comme pièce d’identité ».
III. L’historique des procédures judiciaires
A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (le juge LoVecchio), 2006 ABQB 338, 57 Alta. L.R. (4th) 300
[14] Le juge siégeant en son cabinet a tenu pour avéré que la photo obligatoire universelle restreint le droit des membres de la colonie à la liberté de religion que leur garantit l’al. 2a) de la Charte. Il a ensuite conclu qu’il n’avait pas été démontré que cette limite était justifiée au sens de l’article premier.
[15] Le juge en cabinet a constaté que le gouvernement avait pour objectif [traduction] « d’empêcher le vol d’identité et la fraude, ainsi que les divers méfaits que le vol d’identité peut faciliter, et [. . .] l’harmonisation des normes internationales et interprovinciales en matière de photo‑identification » (par. 10), dans le cadre de la délivrance des permis de conduire. Il a conclu que, même s’il était limité, l’objectif d’empêcher le vol d’identité associé au permis de conduire était « urgent et réel » (par. 14).
[16] Le juge en cabinet a conclu que [traduction] « la mise en place de permis avec photo obligatoire, et d’un logiciel de reconnaissance faciale, a un lien rationnel avec l’objectif de protéger le système de délivrance des permis de conduire contre la fraude et, d’ailleurs, avec l’objectif plus général de limiter le vol d’identité » (par. 16). Cependant, il a également conclu que l’exigence de l’atteinte minimale n’avait pas été remplie, étant donné que le gouvernement n’avait pas pris de mesures d’accommodement pour tenir compte du « caractère distinct du groupe auquel incombe le fardeau [. . .] jusqu’au point où il en résulterait une contrainte excessive » (par. 18), citant Multani c. Commission scolaire Marguerite‑Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256. Les mesures d’accommodement proposées par la province obligeraient quand même les membres de la colonie à se faire photographier, ce qui porte atteinte à leur droit. En revanche, la proposition des plaignants de la colonie que le permis de conduire porte la mention « Non valide comme pièce d’identité » répondrait aux préoccupations des membres de la colonie tout en atteignant les objectifs du gouvernement, étant donné que la personne qui voudrait usurper l’identité de son titulaire ne pourrait [traduction] « utiliser le permis que de façon très limitée » (par. 28).
[17] Même si ce n’était pas nécessaire, compte tenu de sa conclusion sur l’atteinte minimale, le juge en cabinet a ensuite examiné le critère de la proportionnalité. Il a constaté que, même si la photo obligatoire conjuguée au logiciel de reconnaissance faciale [traduction] « peut protéger le système de délivrance des permis contre la fraude et, de ce fait, constituer un instrument utile contre le vol d’identité en général », cette mesure « ne protège pas l’identité de milliers d’autres personnes auxquelles un permis de conduire ne sera jamais délivré parce qu’elles ne remplissent pas les conditions requises » (par. 31). Il a conclu : « Ainsi, les effets de cette mesure semblent quelque peu limités au regard de l’atteinte tenue pour avérée qu’elle porterait aux croyances religieuses des membres de la colonie » (par. 32).
[18] Le juge en cabinet a conclu que le règlement est incompatible avec la Charte [traduction] « dans la mesure où il rend obligatoire la photo numérique dans le cas d’une personne qui soulève une objection valable fondée sur des convictions religieuses » (par. 39). Par conséquent, il a statué que la modification abolissant les exemptions discrétionnaires fondées sur des motifs d’ordre religieux était inopérante.
B. Cour d’appel de l’Alberta, 2007 ABCA 160, 77 Alta. L.R. (4th) 281
[19] La Cour d’appel a rejeté l’appel à la majorité, sous la plume de la juge Conrad (avec l’accord du juge O’Brien).
[20] La juge Conrad a retenu une définition étroite de l’objectif de la photo obligatoire, en affirmant qu’il consistait à empêcher la duplication des permis de façon à permettre la vérification rapide de l’identité des conducteurs titulaires d’un permis en bordure de la route et à réduire au minimum le nombre de personnes qui conduisent un véhicule automobile sans remplir les conditions requises. Étant d’avis que l’objet du règlement pris en application de la Traffic Safety Act se limitait à améliorer la sécurité routière, elle a jugé que l’objectif d’empêcher le vol d’identité, la fraude et les risques pour la sécurité du public ne pouvait être pris en compte dans le cadre de l’analyse requise par l’article premier. Selon elle, si la province désirait atteindre ces objectifs, elle aurait dû adopter une loi visant expressément ces risques. Elle a également constaté l’absence de débat législatif à ce sujet et laissé entendre que cela rendait le règlement suspect.
[21] La juge Conrad a exprimé des doutes quant à savoir si la photo obligatoire avait un lien rationnel avec l’objectif de vérification de l’identité relié à la sécurité routière. Étant donné que plus de 700 000 Albertains sans permis ne figurent pas dans la banque de données reliée au logiciel de reconnaissance faciale, le fait d’exempter quelques centaines d’huttérites de la photo obligatoire n’aurait pas d’incidence importante sur le nombre de personnes dont l’identité pourrait être usurpée illégalement.
[22] Toutefois, la juge Conrad a poursuivi son analyse et elle a finalement fondé sa décision sur sa conclusion que la photo obligatoire universelle ne constituait pas une atteinte minimale au droit des membres de la colonie, car elle ne comportait pas de mesure d’accommodement raisonnable pour protéger leur liberté de religion garantie par l’al. 2a). Elle a constaté que les plaignants avaient bénéficié d’une exemption pendant près de 30 ans, et qu’aucun effet négatif en découlant n’avait été établi en preuve. Selon la juge Conrad, il s’ensuit que [traduction] « le règlement contesté n’offre qu’une protection minime contre le risque qu’un permis soit délivré à quelqu’un sous un autre nom que le sien, alors qu’il viole totalement les droits des intimées » (par. 46). La juge Conrad a ajouté que les effets du règlement étaient disproportionnés, étant donné que [traduction] « la condition impérative de la photo obligatoire oblige le frère huttérite soit à agir à l’encontre d’une croyance religieuse sincère qui lui interdit de se laisser photographier, soit à cesser de conduire », ce qui aurait également de graves conséquences pratiques pour les membres de la communauté (par. 54).
[23] Selon le juge Slatter, dissident, l’universalisation de la photo obligatoire visait notamment à augmenter au maximum la fiabilité et l’intégrité du permis de conduire comme pièce d’identité couramment reconnue et utilisée. Il a jugé que la restriction à la liberté de religion résultant de la photo obligatoire, bien qu’elle ne permette pas d’éliminer tous les vols d’identité, avait un lien rationnel avec l’objectif de [traduction] « [r]endre plus difficiles la falsification du permis et la conduite non autorisée d’un véhicule automobile » (par. 99).
[24] En ce qui concerne l’atteinte minimale, le juge Slatter est parti du principe que le gouvernement doit démontrer qu’il a pris toutes les mesures d’accommodement possibles sans qu’il en résulte une contrainte excessive. Les mesures proposées par la province, bien qu’elles restreignent toujours la liberté de religion des membres de la colonie, leur permettraient de respecter le deuxième commandement dans une certaine mesure, puisqu’elles ne les obligent pas à regarder leur photo. Il a jugé que la proposition des plaignants de la colonie — des permis de conduire portant la mention « Non valide comme pièce d’identité » — n’avait rien d’une mesure d’accommodement, et qu’il s’agissait en fait d’une [traduction] « déclaration selon laquelle absolument aucune transgression du deuxième commandement ne pourrait être justifiée » (par. 121). De plus, elle empêcherait les policiers d’utiliser les permis sans photo pour la fonction élémentaire qui consiste à vérifier l’identité des conducteurs. Le juge Slatter a conclu que la proposition des plaignants de la colonie diminuerait l’efficacité du système en ce qui a trait au vol d’identité. Après avoir fait allusion à l’harmonisation avec les autres systèmes, le juge Slatter a conclu que [traduction] « [l]e fait d’exiger que [la province] prenne une mesure d’accommodement plus poussée la forcerait à transiger grandement sur un élément fondamental de la sécurité du système de délivrance des permis et constituerait une contrainte excessive » (par. 124).
[25] Le juge Slatter a conclu que les effets bénéfiques d’une banque de données contenant une photo de tous les titulaires de permis — réglementer la sécurité routière et assurer l’intégrité et la fiabilité du système de délivrance des permis de conduire dans l’intérêt des Albertains — l’emportaient sur ses effets préjudiciables à la liberté de religion des membres de la colonie. Il a souligné que les membres de la colonie s’opposent uniquement au fait de se faire photographier volontairement, et il a laissé entendre que l’élément de contrainte exercée par l’État que comporte la photo obligatoire [traduction] « amoindrirait considérablement toute désobéissance à leurs préceptes religieux » (par. 126). Pour ces motifs, il a estimé que « [d]ans le cadre d’une société libre et démocratique, de telles atteintes mineures aux préceptes religieux peuvent être tolérées » (par. 126).
[26] En conséquence, le juge Slatter a conclu que l’appel devait être accueilli.
IV. Les questions en litige
[27] A. La liberté de religion
1. La nature de la restriction au droit garanti par l’al. 2a);
2. La restriction au droit garanti par l’al. 2a) est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?
a) La restriction est‑elle prescrite par une règle de droit?
b) L’objectif que vise la restriction est‑il urgent et réel?
c) Le moyen choisi pour atteindre l’objectif est‑il proportionné?
(i) La restriction a‑t‑elle un lien rationnel avec l’objectif?
(ii) La restriction porte‑t‑elle le moins possible atteinte au droit?
(iii) La mesure législative est‑elle proportionnée dans ses effets?
d) Conclusion sur la justification
B. La demande fondée sur l’art. 15
V. Analyse
A. La liberté de religion
(1) La nature de la restriction au droit garanti par l’al. 2a)
[28] L’alinéa 2a) de la Charte déclare que « [c]hacun a [la] liberté de conscience et de religion ».
[29] Les membres de la colonie croient qu’ils désobéiraient au deuxième commandement s’ils se laissaient photographier : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre » (Exode 20:4). Ils croient que les photos sont des « représentations » au sens où l’entend le deuxième commandement et ne veulent participer en rien à leur création ou à leur utilisation. Le fait de se laisser photographier pourrait se traduire par une sanction, comme l’obligation de se tenir debout pendant les services religieux.
[30] Vu ces croyances, la photo obligatoire universelle a pour effet de placer les membres de la colonie qui désirent obtenir un permis de conduire devant un dilemme : agir à l’encontre de leurs engagements religieux ou renoncer au permis. Sans la possibilité que des membres de la colonie obtiennent un permis de conduire, les plaignants soutiennent qu’ils ne pourront pas se rendre en auto jusqu’aux centres locaux à des fins commerciales et pour se procurer les biens et services nécessaires à la colonie. Selon eux, le règlement limite leur liberté de religion et contrevient à l’al. 2a) de la Charte, parce qu’il oblige les membres de la colonie à choisir entre obéir au deuxième commandement et rester fidèles à leur style de vie communautaire rural.
[31] Ma collègue, la juge Abella, souligne au par. 130 que « la liberté de religion comporte “des aspects à la fois individuels et collectifs” ». Elle affirme qu’« [e]n l’espèce, tant les aspects individuels que les aspects collectifs [. . .] sont en jeu. » Bien que je sois d’accord sur le fait que la liberté de religion comporte à la fois des aspects individuels et des aspects collectifs, il est important, selon moi, de bien expliquer la pertinence de ces aspects aux différentes étapes de l’analyse dans le présent dossier. L’incidence plus large de la photo obligatoire sur la colonie Wilson est pertinente à l’étape de la proportionnalité de l’analyse requise par l’article premier, plus particulièrement dans la pondération des effets préjudiciables et des effets bénéfiques du règlement contesté. Cette comparaison tient à juste titre compte de la mesure dans laquelle la mesure législative contestée nuit au bon fonctionnement de la communauté. L’incidence de la mesure sur la communauté ne transforme toutefois pas la demande fondamentale — la demande individuelle des plaignants en vue d’obtenir un permis sans photo — en revendication d’un droit collectif.
[32] Il est établi qu’une mesure contrevient à l’al. 2a) de la Charte lorsque : (1) le plaignant entretient une croyance ou se livre à une pratique sincères ayant un lien avec la religion; et que (2) la mesure contestée nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à la capacité du plaignant de se conformer à ses croyances religieuses : Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551, et Multani. Une atteinte « négligeable ou insignifiante » est une atteinte qui ne menace pas véritablement une croyance ou un comportement religieux. Voici ce que dit à cet égard le juge en chef Dickson dans R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 759 :
L’alinéa 2a) a pour objet d’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques. La Constitution ne protège les particuliers et les groupes que dans la mesure où des croyances ou un comportement d’ordre religieux pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés. Pour qu’un fardeau ou un coût imposé par l’État soit interdit par l’al. 2a), il doit être susceptible de porter atteinte à une croyance ou pratique religieuse. Bref, l’action législative ou administrative qui accroît le coût de la pratique ou de quelque autre manifestation des croyances religieuses n’est pas interdite si le fardeau ainsi imposé est négligeable ou insignifiant : voir à ce sujet l’arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, le juge Wilson, à la p. 314. [Je souligne.]
[33] La province concède que le règlement répond au premier critère du test relatif à l’al. 2a), soit celui de la croyance ou de la pratique sincères ayant un lien avec la religion. Le juge en cabinet fait état de cette concession dans les termes suivants :
[traduction] Le procureur général ne conteste pas que les requérants entretiennent des croyances religieuses sincères incompatibles avec la condition obligeant les personnes qui obtiennent ou renouvellent un permis de conduire en Alberta à consentir à la prise d’une photo numérique, et que ces croyances sont honnêtes. [par. 6]
[34] Par contre, le dossier ne révèle aucune concession en ce qui concerne le deuxième critère du test — la condition porte‑t‑elle atteinte à la liberté de religion des membres de la colonie d’une façon qui est plus que négligeable et insignifiante? Pareille atteinte ne sera établie que si la preuve démontre que les « croyances ou un comportement d’ordre religieux » du plaignant « pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés » par la photo obligatoire universelle : voir Edwards Books, p. 759. La preuve d’un coût ou fardeau imposé par l’État ne suffirait pas; il faut démontrer que ce fardeau est « susceptible de porter atteinte à une croyance ou pratique religieuse » : Edwards Books, p. 759. En l’espèce, toutefois, les juridictions inférieures semblent avoir tenu pour avéré que cette condition était remplie. Vu ce postulat, j’examinerai maintenant la question de savoir si la restriction en cause constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique.
(2) La restriction au droit garanti par l’al. 2a) est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?
[35] La Cour a reconnu qu’une certaine latitude doit être accordée aux gouvernements lorsqu’il s’agit de déterminer si les restrictions aux droits qui découlent de programmes publics réglementant les interactions sociales et commerciales sont justifiées au sens de l’article premier de la Charte. Il existe souvent plusieurs solutions pour remédier raisonnablement à un problème ou réglementer un secteur d’activité. Les formules retenues sont généralement complexes et reflètent une multitude de considérations législatives et d’intérêts concurrentiels et contradictoires. Elles peuvent impliquer la dépense de fonds publics ou viser des objectifs complexes, comme la réduction de conduites antisociales. C’est à la législature élue et à ceux qu’elle désigne pour appliquer ses politiques qu’il incombe au premier chef de faire les choix difficiles liés à la gouvernance de l’État. Certains de ces choix peuvent empiéter sur les droits constitutionnels.
[36] À cet égard, la portée étendue de la liberté de religion garantie par la Charte représente un véritable défi. La plupart des règlements d’un État moderne pourraient être contestés par différentes personnes selon lesquelles ils auraient un effet plus que négligeable sur une croyance religieuse sincère. Donner suite à chacune de ces revendications religieuses pourrait nuire gravement à l’universalité de nombreux programmes réglementaires — dont celui en cause en l’espèce, qui vise à réduire l’utilisation des permis de conduire à mauvais escient — au détriment de l’ensemble de la population.
[37] Si la constitutionnalité de la mesure choisie par la législature est contestée, les tribunaux doivent déterminer si cette mesure se situe à l’intérieur de la gamme des mesures raisonnables qui s’offraient à elle. L’article premier de la Charte n’exige pas que la restriction au droit soit, en rétrospective, parfaitement équilibrée, mais seulement qu’elle soit « raisonnable » et que sa « justification puisse se démontrer ». Lorsqu’ils examinent une mesure réglementaire complexe visant à remédier à un problème social, comme c’est le cas en l’espèce, les tribunaux font généralement preuve d’une plus grande retenue à toutes les étapes de l’analyse requise par l’article premier que lorsqu’ils apprécient la validité d’une loi pénale qui menace directement la liberté de l’accusé. Les tribunaux reconnaissent que la question du vol d’identité représente un problème social dont les coûts pour la communauté ont augmenté exponentiellement depuis que les permis avec photo ont été introduits en Alberta en 1974, comme en témoigne la tentative du gouvernement de rendre le système plus rigoureux par l’abolition, en 2003, de l’exemption fondée sur des motifs religieux. La norme de contrôle de la constitutionnalité ne doit pas être rigoureuse au point de faire obstacle à l’application de solutions responsables et créatives à des problèmes complexes. Une certaine déférence s’impose donc : Edwards Books, p. 781‑782, le juge en chef Dickson, et Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, par. 43, la juge en chef McLachlin.
[38] Cela dit, j’aborde maintenant la question de savoir si, en l’espèce, il a été démontré que la restriction à la liberté de religion est justifiée au sens de l’article premier de la Charte.
a) La restriction est‑elle prescrite par une règle de droit?
[39] L’article premier exige que le tribunal soit convaincu, avant d’entamer l’analyse de la proportionnalité, que la mesure en cause est prescrite par une « règle de droit ». Si la restriction à un droit garanti par la Charte n’est pas prescrite par une « règle de droit », elle ne peut être justifiée au sens de l’article premier. Il s’agira alors plutôt d’une mesure gouvernementale donnant lieu à la réparation prévue à l’art. 24 de la Charte. Les règlements sont des mesures prescrites pas une « règle de droit » pour l’application de l’article premier de la Charte : voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 981; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, p. 645.
[40] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont trouvé préoccupant que la mesure contestée ait été prise par voie de règlement et, par conséquent, sans débat législatif, en application d’une loi qui vise des objectifs très différents. Les intimées vont beaucoup plus loin et défendent la thèse générale voulant que les mesures qui enfreignent la Charte doivent obligatoirement être édictées dans une loi. On peut comprendre ces préoccupations quant à la portée excessive du pouvoir de réglementation. Les gouvernements ne devraient pas être libres d’utiliser leur pouvoir délégué pour transformer de facto un système de délivrance des permis établi à des fins limitées en un système universel d’identification qui échapperait au contrôle de la législature. Ce n’est toutefois pas ce qui s’est produit en l’espèce. La photo obligatoire est considérée comme une partie intégrante du système de délivrance des permis de conduire depuis des dizaines d’années. Il ne s’agit pas d’une pièce d’identité qui n’aurait aucun lien avec l’objectif de sécurité publique visé par la loi habilitante. De plus, pareille réticence envers le processus réglementaire est en discordance avec la jurisprudence de la Cour et les réalités de l’exercice du pouvoir réglementaire d’un État moderne : voir Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, par. 71; D. J. Mullan, Administrative Law : Cases, Text and Materials (5e éd. 2003), p. 948. Les règlements, qui sont pris par décret et appliqués conformément aux principes du droit administratif, et dont la constitutionnalité peut être contestée, constituent l’élément vital de l’État administratif et ne compromettent aucunement le principe de la primauté du droit. Il n’importe généralement pas dans le cadre de l’analyse requise par l’article premier que la mesure contestée ait été édictée dans une loi ou dans un règlement.
b) L’objectif que vise la restriction est‑il urgent et réel?
[41] Le juge en cabinet a indiqué que l’objectif que le gouvernement visait en universalisant la photo obligatoire était [traduction] « d’empêcher le vol d’identité et la fraude, ainsi que les divers méfaits que le vol d’identité peut faciliter, et [. . .] l’harmonisation des normes internationales et interprovinciales en matière de photo‑identification » (par. 10). Cet objectif s’inscrit dans l’objectif général qui consiste à assurer l’intégrité du système de délivrance de permis de conduire. Comme l’a expliqué le juge Slatter :
[traduction] Le permis de conduire constitue un élément important de l’ensemble de la réglementation en matière de sécurité routière. Il est devenu une pièce d’identité quasi universelle. L’intégrité et la fiabilité du système de délivrance des permis de conduire servent les intérêts de tous les Albertains qui doivent régulièrement prouver leur identité. Les photos jouent un rôle important dans l’intégrité du système. Malheureusement, un nombre passablement important d’individus tentent d’exploiter l’identité d’autres personnes à des fins financières ou autres. Le coût global des activités de ces individus est très élevé et la [province] (et tous les Albertains) sont tenus de faire tout ce qu’ils peuvent pour réduire au minimum les risques de vol d’identité. L’exigence d’une photo sur le permis n’éliminera pas toutes les utilisations abusives possibles et il est difficile d’évaluer les économies qui seront réalisées, mais elles seront vraisemblablement importantes. [par. 127]
[42] Préserver l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire d’une façon qui réduit au minimum le risque de vol d’identité est manifestement un objectif urgent et réel susceptible de justifier des restrictions aux droits. La photo obligatoire universelle vise à permettre la constitution d’une banque de photos numériques complète afin d’empêcher les malfaiteurs d’utiliser les permis de conduire comme documents sources pour le vol d’identité. Comme je l’ai déjà mentionné (par. 10), grâce à la photo obligatoire, le système garantit que chaque permis correspond à une seule personne et que personne ne détient plus d’un permis.
[43] Le juge en cabinet a conclu que l’universalisation de la photo obligatoire visait également à harmoniser les normes internationales et interprovinciales en matière de photo‑identification. La preuve étaye l’argument de la province selon lequel les autres provinces et nations tendent vers une harmonisation de leurs systèmes et que la photo obligatoire universelle pour tous les titulaires de permis constituera vraisemblablement l’un des éléments de cette harmonisation. Certains pourraient invoquer le fait que d’autres provinces n’ont pas encore universalisé la photo obligatoire pour nier la nécessité de cette mesure en Alberta maintenant, mais les gouvernements sont autorisés à agir immédiatement en prévision de l’avenir. Par conséquent, l’harmonisation peut être considérée comme un facteur pertinent quant à l’objectif de la province d’assurer l’intégrité du système de délivrance des permis en réduisant le vol d’identité associé à ce système.
[44] Selon la majorité de la Cour d’appel, l’universalité de la photo obligatoire ne peut viser d’autre fin que celles liées à la sécurité routière, puisque tel est l’objet de la loi habilitante. Toutefois, les règlements gouvernementaux peuvent se rapporter à la fois à l’objectif premier de la loi habilitante et aux considérations accessoires qui découlent des mesures adoptées pour atteindre cet objectif. Comme l’a dit le juge Slatter, [traduction] « [c’]est le summum de la formalité que d’affirmer qu’empêcher l’utilisation d’un permis de conduire à mauvais escient ne fait pas partie des objectifs de la Traffic Safety Act. Les dispositions qui visent à empêcher l’utilisation abusive ou à mauvais escient d’un texte législatif entrent parfaitement dans les objectifs du texte législatif » (par. 90).
[45] En l’espèce, le principal objectif du gouvernement est la sécurité routière, comme l’indique le titre de la loi. Pour réaliser cet objectif, la loi instaure un système de délivrance des permis de conduire. Ce système a mené indirectement à l’utilisation généralisée des permis comme pièces d’identité, d’où le risque qu’ils soient utilisés à mauvais escient pour la perpétration de vols d’identité et de différents types de méfaits qui en découlent. La province avait le droit de prendre un règlement concernant non seulement la question principale de la sécurité routière, mais aussi les problèmes connexes associés au système de délivrance des permis. Elle pouvait donc prendre un règlement exigeant qu’une photo numérique de tous les titulaires de permis de conduire soit conservée dans une banque de données, réduisant ainsi au minimum le risque de vol d’identité, dans la mesure où cela est possible.
[46] Enfin, comme je l’ai déjà expliqué, le fait que les objectifs précis du règlement contesté n’aient pas été débattus ou ratifiés par la législature ne porte pas atteinte à leur validité au regard de l’article premier. Si un règlement est valablement pris en vertu d’un pouvoir de législation déléguée, son objectif peut à juste titre être évalué selon le test énoncé dans Oakes.
[47] Je conclus que la province a prouvé que l’objectif d’assurer l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire de façon à réduire au minimum les vols d’identité associés à ce système est urgent et réel. Après avoir établi que la restriction au droit est une mesure prescrite par une « règle de droit » et que son objectif déclaré est urgent et réel, il reste à déterminer si cette restriction est proportionnée, en ce sens qu’elle a un lien rationnel avec l’objectif, qu’elle porte aussi peu atteinte au droit qu’il est raisonnablement nécessaire de le faire et qu’elle est proportionnée quant à ses effets.
c) Le moyen choisi pour atteindre l’objectif est‑il proportionné?
(i) La restriction a‑t‑elle un lien rationnel avec l’objectif?
[48] À ce stade, la province doit démontrer que l’universalisation de la photo obligatoire a un lien rationnel avec l’objectif de préserver l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire en réduisant au minimum le risque de vol d’identité associé à l’utilisation illicite des permis. Pour prouver l’existence d’un lien rationnel, le gouvernement doit « établir un lien causal, fondé sur la raison ou la logique, entre la violation et l’avantage recherché » : RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 153. L’exigence du lien rationnel vise à empêcher l’imposition arbitraire de restrictions aux droits. Le gouvernement doit démontrer qu’il est raisonnable de supposer que la restriction peut contribuer à la réalisation de l’objectif, et non qu’elle y contribuera effectivement.
[49] Le gouvernement soutient que le système universel de photo‑identification des conducteurs sera plus efficace pour empêcher le vol d’identité qu’un système assorti d’exemptions pour les personnes qui objectent des motifs religieux à leur obligation de se faire photographier. L’affidavit que le gouvernement a déposé en preuve appuie ce point de vue.
[50] La preuve produite par l’Alberta démontre comment l’existence d’une exemption accroîtrait la vulnérabilité du système et le risque de fraude associée à l’identité. Comme le dit M. Joseph Mark Pendleton, directeur de l’Unité des enquêtes spéciales du ministère des Services gouvernementaux de l’Alberta, dans son affidavit à l’appui de la thèse de la province, les [traduction] « occasions de fraude sont aussi nombreuses que les criminels sont habiles et ingénieux ». L’existence de permis sans photo dans le système rend possible la détention par une seule personne de plusieurs permis sous des noms différents, dans la mesure où un seul permis comporte une photo. Comme l’a déclaré la province, [traduction] « chaque titulaire de permis dont la photo n’est pas versée dans notre banque de données rend l’usurpation d’identité possible, parce qu’un malfaiteur peut renouveler ou remplacer le permis sans que le logiciel [de reconnaissance faciale] le détecte ». Il est possible de se procurer un permis sans photo et de l’utiliser pour obtenir du crédit ou établir toute relation commerciale au détriment des autres parties aux opérations. Si la banque de données servant à la photo‑identification ne contient pas la photo de tous les titulaires de permis, il n’est plus possible de s’assurer que chaque permis correspond à une seule personne, et vice‑versa, d’où l’accroissement du risque de fraude perpétrée à l’aide des permis de conduire.
[51] Même s’ils ont tranché l’affaire en fonction de l’atteinte minimale, les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta ont exprimé des doutes quant à l’existence d’un lien rationnel entre l’universalité de la photo obligatoire pour tous les titulaires de permis et l’objectif de préserver l’intégrité et la sécurité du système. La juge Conrad a souligné que de nombreux Albertains ne détiennent pas de permis de conduire et conclu que le risque découlant de l’octroi d’une exemption à quelques centaines d’huttérites était « minime ». Ces préoccupations confondent le lien rationnel et la proportionnalité des effets négatifs et positifs de la mesure. À l’étape du lien rationnel, la question est simplement de savoir s’il existe un lien rationnel entre la mesure contestée et l’objectif gouvernemental. L’équilibre entre les effets positifs et négatifs de la mesure n’est examiné qu’à la dernière étape de l’analyse requise par l’article premier.
[52] Je conclus que la province a établi que la photo obligatoire universelle a un lien rationnel avec son objectif de protéger l’intégrité du système des délivrance de permis et d’empêcher qu’il soit utilisé pour la perpétration de vols d’identité.
(ii) La restriction porte‑elle le moins possible atteinte au droit?
[53] La question qui se pose à ce stade de l’analyse de la proportionnalité requise par l’article premier est celle de savoir si la restriction au droit est raisonnablement bien adaptée à l’objectif urgent et réel invoqué pour la justifier. Autrement dit, existe‑t‑il des moyens moins préjudiciables de réaliser l’objectif législatif? Dans cette évaluation, les tribunaux font preuve d’une certaine déférence à l’égard de la législature, surtout en ce qui concerne les questions sociales complexes où la législature est peut‑être mieux placée que les tribunaux pour choisir parmi une gamme de mesures.
[54] Dans RJR‑MacDonald, l’analyse de l’atteinte minimale a été expliquée de la façon suivante au par. 160 :
À la deuxième étape de l’analyse de la proportionnalité, le gouvernement doit établir que les mesures en cause restreignent le droit à la liberté d’expression aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l’objectif législatif. La restriction doit être « minimale », c’est‑à‑dire que la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation [. . .] Par contre, si le gouvernement omet d’expliquer pourquoi il n’a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide. [Je souligne; citations omises.]
L’objectif législatif, dont le caractère urgent et réel a été établi, sert donc de fondement à l’analyse de l’atteinte minimale. Comme le dit Aharon Barak, ancien président de la Cour suprême d’Israël, [traduction] « le critère du lien rationnel et celui de la mesure la moins attentatoire [atteinte minimale] sont essentiellement considérés dans le contexte de l’objectif approprié et reposent sur la nécessité de l’atteindre » : « Proportional Effect : The Israeli Experience » (2007), 57 U.T.L.J. 369, p. 374. Le président Barak y voit une « limite interne » du critère de l’atteinte minimale qui « l’empêche [en soi] de protéger adéquatement les droits de la personne » (p. 373). La limite interne découle du fait que le critère de l’atteinte minimale exige seulement que le gouvernement choisisse le moyen le moins attentatoire d’atteindre son objectif. Les moyens moins attentatoires qui ne lui permettraient pas de réaliser son objectif ne sont pas examinés à ce stade.
[55] Je m’empresse de préciser que, pour déterminer s’il existe des moyens moins radicaux d’atteindre l’objectif gouvernemental, le tribunal n’a pas à être convaincu que la solution de rechange permettrait d’atteindre l’objectif exactement dans la même mesure que la mesure contestée. En d’autres mots, le tribunal ne doit pas accepter une formulation de l’objectif gouvernemental d’une rigueur ou d’une précision irréalistes qui soustrairait en fait la mesure législative à tout examen à l’étape de l’atteinte minimale. L’obligation de choisir une mesure « tout aussi efficace » mentionnée dans le passage précité de RJR‑MacDonald ne doit pas être poussée à l’extrême jusqu’à devenir irréalisable. Ce type de mesure inclut les solutions de rechange qui protègent suffisamment l’objectif du gouvernement, compte tenu de toutes les circonstances : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350. Bien que le gouvernement ait droit à une certaine déférence à l’égard de la formulation de son objectif, cette déférence n’est ni aveugle ni absolue. Le critère de l’atteinte minimale consiste à se demander s’il existe un autre moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif de façon réelle et substantielle. Comme je l’explique plus loin, j’estime que le dossier en l’espèce ne présente aucune solution de rechange de cette nature.
[56] La restriction en l’espèce a pour objectif, comme je l’ai déjà conclu, de préserver l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire en réduisant au minimum le risque qu’ils soient utilisés pour la perpétration de vols d’identité, ce qui devrait prévenir la fraude et toute autre utilisation du système à mauvais escient. Le règlement fait partie d’un régime législatif complexe et il est conçu pour s’attaquer à un problème croissant et difficile à résoudre. La question est donc de savoir si le moyen choisi pour la réalisation de cet objectif — la photo obligatoire universelle pour les titulaires de permis de conduire — est raisonnablement adapté à la lutte contre le vol d’identité associé au permis de conduire.
[57] La province propose d’autres solutions qui, si elles incluent toujours la photo obligatoire universelle, en réduisent l’incidence sur les membres de la colonie en éliminant ou en atténuant leur obligation d’être munis d’une photo. Ces solutions permettraient à la province à la fois d’atteindre son objectif, c’est‑à‑dire d’assurer l’efficacité maximale du système de reconnaissance photographique de lutte contre la fraude associée au permis de conduire, et de réduire les répercussions de ce système sur les droits garantis aux membres de la colonie par l’al. 2a).
[58] Cependant, les plaignants huttérites rejettent ces propositions. À leurs yeux, seule une mesure de rechange qui éliminerait entièrement la restriction apportée à leurs droits garantis par l’al. 2a) serait acceptable. Ils n’acceptent pas de se laisser photographier et que leur photo soit conservée dans une banque de données. Selon eux, la seule solution réside dans la délivrance d’un permis de conduire sans photo sur lequel serait apposée la mention « Non valide comme pièce d’identité ».
[59] La proposition des plaignants pose problème dans le contexte de l’analyse de l’atteinte minimale parce qu’elle compromet l’objectif de la province de réduire au minimum le risque que les permis soient utilisés à mauvais escient pour la perpétration de vols d’identité. La mention « Non valide comme pièce d’identité » peut empêcher toute personne qui se retrouve en possession d’un permis de l’utiliser comme document source, mais n’empêcherait pas quelqu’un de présumer de l’identité du titulaire du permis et de fabriquer un faux document qu’il serait impossible de vérifier sans photo dans la banque de données. Comme l’a souligné le juge Slatter, sans la photo, la banque est neutralisée, d’où l’accroissement du risque que l’identité du titulaire soit volée et utilisée à des fins frauduleuses. Le seul moyen de réduire le plus possible ce risque est la photo obligatoire universelle. L’argument des plaignants, selon lequel la diminution du risque serait minime parce que peu de gens sont susceptibles de demander à être exemptés de cette condition, tient pour acquise la possibilité que le risque augmente et que l’objectif du gouvernement soit compromis, de sorte qu’il n’est d’aucune utilité à l’étape de l’atteinte minimale.
[60] Par leur proposition, les plaignants ne se demandent pas ce qui est minimalement requis pour atteindre l’objectif législatif, mais demandent plutôt au gouvernement de transiger grandement sur cet objectif. Une exemption applicable à un nombre indéterminé d’opposants invoquant des motifs religieux signifierait qu’il ne serait plus possible d’apparier chaque permis avec une photo de la banque de données. Comme l’a démontré la province, les malfaiteurs pourraient fort bien profiter de cette disparité. Contrairement à ce que laisse entendre le juge LeBel (par. 201), la preuve ne révèle aucune solution de rechange qui servirait substantiellement l’objectif du gouvernement tout en permettant aux plaignants de ne pas se faire photographier. Bref, la solution de rechange proposée par les plaignants compromettrait grandement l’objectif gouvernemental. Il ne convient donc pas d’en tenir compte à l’étape de l’atteinte minimale.
[61] Il ne faudrait pas en déduire que les membres de la colonie n’agissent pas correctement. En matière de liberté de religion, les litiges peuvent souvent comporter ce type de dilemme auquel il n’existe pas de solution intermédiaire. Il est naturel que les fidèles ne soient pas prêts à transiger sur leurs croyances religieuses. Par ailleurs, il peut être difficile pour les gouvernements d’adapter une mesure législative en fonction des innombrables façons dont elle peut porter atteinte aux croyances et pratiques religieuses de chacun. Il est donc possible que la question de la justification d’une restriction au droit soit tranchée non pas à l’étape de l’atteinte minimale, qui part du principe que l’objectif de l’État est valide, mais à celle de la proportionnalité des effets, qui consiste à pondérer les effets bénéfiques de la mesure et ses effets négatifs.
[62] Je conclus que l’universalisation de la photo obligatoire constitue une atteinte minimale au droit garanti par l’al. 2a). Elle se situe à l’intérieur de la gamme des mesures raisonnables susceptibles de préserver l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire. Toutes les autres solutions accroîtraient grandement le risque de vol d’identité associé aux permis de conduire. La mesure contestée vise la réalisation de l’objectif législatif par le moyen le moins attentatoire possible.
[63] On a fait grand cas du fait que 700 000 Albertains ne détiennent pas de permis de conduire. On a plaidé que le risque causé par quelques centaines de personnes objectant des motifs religieux est minuscule en comparaison du nombre bien supérieur de personnes qui ne sont pas titulaires d’un permis. La dissidence retient cet argument. Or, selon moi, il repose sur une perception beaucoup trop large de l’objectif de la photo obligatoire pour l’obtention d’un permis de conduire, selon laquelle cette mesure a pour objet d’éliminer complètement les vols d’identité dans la province. Énonçant l’objectif du gouvernement en ces termes qui lui confèrent une grande portée, ma collègue la juge Abella affirme que quelques dissidents invoquant des motifs religieux créent un risque minime par rapport à celui que représentent les personnes sans permis. J’estime, avec égard, que cette comparaison ne tient pas. Nous devons considérer l’objectif du gouvernement tel qu’il est. Il ne s’agit pas de l’objectif très vaste d’éliminer complètement le vol d’identité, mais de l’objectif plus modeste de préserver l’intégrité du système de délivrance des permis de conduire de façon à réduire au minimum le vol d’identité associé à ce système. La question à laquelle il faut répondre est de savoir si, à l’intérieur de ce système, l’octroi d’exemptions, fondées notamment sur des motifs d’ordre religieux, représente véritablement un risque pour l’intégrité du système de délivrance des permis.
[64] Le raisonnement de ma collègue la juge Abella sous‑entend que, parce qu’elle tolère déjà le risque créé par les Albertains qui ne détiennent pas un permis, la province devrait tolérer le risque associé aux titulaires de permis sans photo. Selon cette logique, la province devrait emprunter une voie plus radicale et exiger que chaque Albertain soit photographié à des fins d’identification — ce qui porterait directement atteinte aux croyances religieuses des intimées — avant de pouvoir invoquer un risque pour la sécurité dans le contexte plus restreint de la délivrance des permis de conduire. Selon moi, il est légitime pour la province de chercher à préserver l’intégrité de son système de délivrance des permis de conduire et à se prémunir contre le risque qu’il soit utilisé à des fins frauduleuses. Elle ne devrait pas être contrainte, pour réaliser cet objectif, de prendre des mesures plus étendues qu’elle peut avoir exclues pour d’autres considérations de principe.
[65] Les juridictions inférieures ont abordé différemment la question de l’atteinte minimale. Premièrement, elles ont procédé à la pondération des effets à l’étape de l’atteinte minimale. Deuxièmement, elle n’ont pas appliqué le test établi dans Oakes, mais se sont inspirées de la décision de notre Cour dans Multani pour procéder plutôt à une analyse fondée sur la notion d’accommodement raisonnable.
[66] À mon avis, il faut maintenir la distinction entre l’analyse fondée sur la notion d’accommodement raisonnable pour l’application de la législation sur les droits de la personne et la justification en application de l’article premier d’une mesure législative contraire à la Charte. Quand la validité d’une mesure législative est en cause, il faut procéder à l’analyse requise par l’article premier décrite dans Oakes. À l’étape de l’atteinte minimale, cette méthode d’analyse veut que l’on détermine s’il est possible de concevoir une manière moins attentatoire d’atteindre l’objectif. La pondération des effets n’a lieu qu’à la troisième et dernière étape du critère de la proportionnalité. Si le gouvernement réussit à justifier la mesure législative selon le test établi dans Oakes, cette mesure est constitutionnelle. Sinon, elle est inopérante, par application de l’art. 52, dans la mesure où elle est incompatible avec la Charte.
[67] Une analyse différente s’applique lorsque le plaignant fait valoir qu’un acte gouvernemental ou une pratique administrative porte atteinte à un droit que lui garantit la Charte. Si le tribunal conclut que l’acte ou la pratique en cause contrevient à la Charte, son pouvoir de réparation relève non pas de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, mais du par. 24(1) de la Charte : R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61. Le cas échéant, la jurisprudence concernant l’obligation d’accommodement, qui s’applique également aux parties privées et aux gouvernements, peut être utile « pour bien saisir le fardeau qu’impose le critère de l’atteinte minimale vis‑à‑vis d’un individu en particulier » (je souligne) : Multani, par. 53, la juge Charron.
[68] L’atteinte minimale et l’accommodement raisonnable sont distincts sur le plan conceptuel. L’accommodement raisonnable est un concept qui découle de la législation et de la jurisprudence en matière de droits de la personne. Il s’agit d’un processus dynamique par lequel les parties — généralement un employeur et un employé — adaptent les modalités de leur relation aux exigences de la législation sur les droits de la personne, jusqu’au point où il en résulterait une contrainte excessive pour la partie tenue de prendre des mesures d’accommodement. Dans Multani, les juges Deschamps et Abella ont expliqué ce qui suit :
Le processus imposé par l’obligation d’accommodement raisonnable tient compte des circonstances précises dans lesquelles les intéressés doivent évoluer et laisse place à la discussion entre ces derniers. Cette concertation leur permet de se rapprocher et de trouver un terrain d’entente adapté à leurs propres besoins. [par. 131]
[69] Il existe une relation très différente entre le législateur et les personnes assujetties à ses mesures législatives. De par leur nature, les mesures législatives d’application générale ne sont pas adaptées aux besoins particuliers de chacun. Le législateur n’a ni le pouvoir ni l’obligation en droit de prendre des décisions aussi personnalisées et, dans bien des cas, il ne connaît pas à l’avance le risque qu’une mesure législative porte atteinte aux droits garantis par la Charte. On ne peut s’attendre à ce qu’il adapte les mesures législatives à toute éventualité ou à toute croyance religieuse sincère. Les mesures législatives d’application générale ne visent pas uniquement les plaignants, mais l’ensemble de la population. L’ensemble du contexte social dans lequel s’applique la mesure législative doit être pris en compte dans l’analyse de la justification requise par l’article premier. La constitutionnalité d’une mesure législative au regard de l’article premier de la Charte dépend, non pas de la question de savoir si elle répond aux besoins de chacun des plaignants, mais plutôt de celle de savoir si la restriction aux droits garantis par la Charte vise un objectif important et si l’effet global de cette restriction est proportionné. Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’effet de la mesure législative sur les plaignants constitue un facteur important dont le tribunal doit tenir compte pour décider si la violation est justifiée, le tribunal doit avant tout prendre en considération l’ensemble de la société. Il doit se demander si la contravention à la Charte peut se justifier dans une société libre et démocratique, et non s’il est possible d’envisager un aménagement plus avantageux pour un plaignant en particulier.
[70] De même, la « contrainte excessive », notion essentielle de l’accommodement raisonnable, ne s’applique pas facilement à la législature qui adopte les mesures législatives. Dans le contexte des droits de la personne, la contrainte est considérée comme excessive si elle menace la viabilité de l’entreprise tenue de s’adapter au droit. Le degré de contrainte peut souvent se traduire en termes pécuniaires. En revanche, il est difficile d’appliquer la notion de contrainte excessive en ces termes à la réalisation ou à la non‑réalisation d’un objectif législatif, surtout quand il s’agit (comme en l’espèce) d’un objectif de prévention. Bien qu’il soit possible de donner à la notion de « contrainte excessive » une interprétation large qui englobe la contrainte découlant de l’incapacité d’atteindre un objectif gouvernemental urgent, une telle interprétation atténue cette notion. Plutôt que d’essayer d’adapter la notion de « contrainte excessive » au contexte de l’article premier de la Charte, il est préférable de parler d’atteinte minimale et de proportionnalité des effets.
[71] En résumé, quand la validité d’une mesure législative d’application générale est en jeu, l’accommodement raisonnable ne saurait se substituer à l’analyse requise par l’article premier telle qu’elle a été établie dans Oakes. Quand le gouvernement prend une mesure en édictant une loi, les dispositions de l’article premier s’appliquent. Le gouvernement peut justifier la mesure législative, non pas en démontrant qu’il l’a adaptée aux besoins du plaignant, mais en établissant qu’elle a un lien rationnel avec un objectif urgent et réel, qu’elle porte le moins possible atteinte au droit et que son effet est proportionné.
(iii) La mesure législative est-elle proportionnée dans ses effets?
[72] La troisième et dernière étape de l’analyse de la proportionnalité consiste à déterminer si les effets de la mesure contestée sont proportionnés. Nous avons vu que le règlement sert un objectif important; que la restriction à la liberté de religion des membres de la colonie a un lien rationnel avec cet objectif; et que le moyen choisi pour atteindre l’objectif gouvernemental — la photo obligatoire universelle — satisfait à l’exigence de l’atteinte minimale.
[73] Reste la question de savoir si, dans l’ensemble, les effets de la loi sur les plaignants sont disproportionnés par rapport à l’objectif gouvernemental. La pondération de l’atteinte à la liberté de religion des plaignants et des effets bénéfiques de la photo obligatoire universelle pour les titulaires d’un permis de conduire révèle‑t‑elle que la restriction au droit est proportionnée à l’avantage qu’elle procure à l’ensemble de la population?
[74] Dans Oakes, le juge en chef Dickson a expliqué le rôle de cette troisième et dernière étape de l’analyse de la proportionnalité :
La gravité des restrictions apportées aux droits et libertés garantis par la Charte variera en fonction de la nature du droit ou de la liberté faisant l’objet d’une atteinte, de l’ampleur de l’atteinte et du degré d’incompatibilité des mesures restrictives avec les principes inhérents à une société libre et démocratique. Même si un objectif est suffisamment important et même si on a satisfait aux deux premiers éléments du critère de proportionnalité, il se peut encore qu’en raison de la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes, la mesure ne soit pas justifiée par les objectifs qu’elle est destinée à servir. Plus les effets préjudiciables d’une mesure sont graves, plus l’objectif doit être important pour que la mesure soit raisonnable et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. [p. 139‑140]
[75] Malgré l’importance accordée par le juge en chef Dickson à cette étape de l’analyse de la justification, elle n’est pas souvent utilisée. D’ailleurs, Peter W. Hogg soutient que le quatrième volet de la méthode d’analyse établie dans Oakes est redondant : Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), vol. 2, section 38.12. Il mentionne à l’appui de cette opinion son incapacité de nommer ne serait‑ce qu’une décision dans laquelle ce volet se serait révélé déterminant. Il attribue cette situation au fait que ce volet fait essentiellement double emploi avec la première étape de l’analyse, soit celle de l’objectif urgent et réel. Si l’objectif d’une mesure législative est jugé suffisamment important pour l’emporter sur un droit garanti par la Charte et si cette mesure a un lien rationnel avec son objectif et porte le moins possible atteinte au droit, comment, se demande Hogg, les effets de cette mesure pourraient‑ils être néanmoins disproportionnés par rapport à son objectif? À son avis, la conclusion qu’une mesure législative a un objectif « urgent et réel » à la première étape de l’analyse établie dans Oakes mène toujours à la conclusion que ses effets sont proportionnés. Le véritable exercice de pondération doit être effectué à l’étape de l’atteinte minimale et, dans une mesure beaucoup plus limitée, à celle du lien rationnel.
[76] On peut se demander de quelle façon une mesure législative qui a résisté aux trois premières étapes de l’analyse de la proportionnalité — celles de l’objectif urgent, du lien rationnel et de l’atteinte minimale — pourrait échouer à l’étape finale de la proportionnalité des effets. La réponse réside dans le fait que les trois premières étapes de l’analyse proposée dans Oakes se rattachent à une appréciation de l’objectif de la mesure législative. Seule la quatrième étape tient pleinement compte de « la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes ». Comme l’explique le président Barak :
[traduction] Alors que le critère du lien rationnel et celui de la mesure la moins attentatoire sont essentiellement considérés dans le contexte de l’objectif approprié et reposent sur la nécessité de l’atteindre, le critère de la proportionnalité (au sens strict) porte sur la question de savoir si l’atteinte de cet objectif véritable est proportionnée aux effets préjudiciables sur le droit de la personne. [. . .] Il faut mettre en parallèle les valeurs et les intérêts divergents et en comparer l’importance. [p. 374]
À mon avis, la distinction faite par le président Barak est judicieuse, même si les tribunaux canadiens ne l’ont pas toujours appliquée de façon rigoureuse. Comme l’analyse de l’atteinte minimale et celle de la proportionnalité des effets font appel à des types de pondération différents, les distinguer contribue à rehausser la clarté et la transparence du processus analytique. Quand aucun autre moyen n’est raisonnablement susceptible de permettre la réalisation de l’objectif gouvernemental, la véritable question est de savoir si les conséquences de l’atteinte aux droits sont disproportionnées par rapport aux effets bénéfiques probables de la mesure législative contestée. Plutôt que de donner une interprétation atténuée de l’objectif gouvernemental lors de l’analyse de l’atteinte minimale, les tribunaux devraient reconnaître qu’il n’existe aucun moyen moins attentatoire et procéder à la dernière étape de l’analyse proposée dans Oakes.
[77] La dernière étape de la méthode d’analyse établie dans Oakes permet une appréciation plus large de la question de savoir si les effets bénéfiques de la mesure législative contestée en justifient le coût que représente la restriction au droit. Dans Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, le juge Bastarache a donné l’explication suivante :
La troisième étape de l’analyse de la proportionnalité joue un rôle fondamentalement distinct. [. . .] Les première et deuxième étapes de l’analyse de la proportionnalité ne portent pas sur le rapport entre les mesures et le droit en question garanti par la Charte, mais plutôt sur le rapport entre les objectifs de la loi et les moyens employés. Même si l’étape de l’atteinte minimale du critère de la proportionnalité tient nécessairement compte de la mesure dans laquelle il est porté atteinte à une valeur prévue par la Charte, la norme qui doit être appliquée en bout de ligne consiste à se demander s’il est porté atteinte le moins possible au droit garanti par la Charte compte tenu de la validité de l’objectif législatif. La troisième étape de l’analyse de la proportionnalité donne l’occasion d’apprécier, à la lumière des détails d’ordre pratique et contextuel qui ont été dégagés aux première et deuxième étapes, si les avantages découlant de la limitation sont proportionnels aux effets préjudiciables, mesurés au regard des valeurs consacrées par la Charte. [Souligné dans l’original; par. 125.]
[78] À mon avis, il s’agit en l’espèce d’un cas où l’analyse se joue à la dernière étape de l’analyse décrite dans Oakes. Les deux premiers éléments du critère de la proportionnalité — le lien rationnel et l’atteinte minimale — sont respectés et l’issue de l’affaire dépend de la question de savoir si les « effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes » l’emportent sur les avantages que l’ensemble de la population peut tirer de la mesure. Lorsque, comme en l’espèce, un plaignant réclame le respect absolu de son droit, sans compromis, la justification de la mesure législative attentatoire tient souvent au fait que ses effets préjudiciables sont disproportionnés ou non par rapport aux avantages que l’ensemble de la population en tirera.
1. Les effets bénéfiques
[79] Le premier volet de l’analyse porte sur les avantages, ou les « effets bénéfiques » découlant de l’objectif législatif. Trois effets bénéfiques de la photo obligatoire universelle ont été mentionnés dans la preuve : (1) accroître la sécurité du système de délivrance des permis de conduire; (2) contribuer à la vérification de l’identité et à la sécurité en bordure de la route; et (3) permettre l’harmonisation éventuelle du système albertain de délivrance des permis de conduire avec les systèmes en vigueur à l’extérieur de la province.
[80] Le plus important de ces avantages, et celui sur lequel s’appuie principalement l’Alberta, est la sécurité et l’intégrité accrues du système de délivrance des permis de conduire. La photo obligatoire permet la comparaison « individuelle » et « collective » des photos des titulaires de permis. On peut ainsi, à l’aide d’un logiciel, s’assurer que personne ne détienne plus d’un permis de conduire. Il ressort clairement de la preuve que la photo obligatoire universelle accroît la sécurité du système de délivrance des permis et, partant, des Albertains. Les photos impératives contribuent à améliorer de façon significative l’intégrité et l’utilité du système de comparaison électronique. Bref, on réalisera ces objectifs concernant la sécurité plus efficacement en exigeant qu’une photo numérique de tous les titulaires d’un permis de conduire soit versée dans la banque de données qu’en accordant une exemption à un nombre encore indéterminé d’opposants invoquant des motifs religieux. Toute exemption minerait la capacité du gouvernement d’établir avec certitude la correspondance entre un permis donné et une personne identifiée et d’affirmer sans risque d’erreur que personne ne détient plus d’un permis. Cette preuve n’a pas été réellement contredite.
[81] Bien qu’il soit difficile de quantifier avec précision le risque de fraude qui découlerait de l’octroi d’exemptions, il est évident que l’intégrité interne du système serait compromise. À cet égard, l’affaire qui nous occupe est nettement en contraste avec les causes antérieures touchant la liberté de religion dans lesquelles la Cour a conclu que le risque potentiel était trop hypothétique.
[82] Dans Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772, un risque a été jugé trop hypothétique, faute d’une preuve suffisante qui aurait établi qu’une conduite discriminatoire résultait effectivement des croyances potentiellement discriminatoires. En revanche, il est évident que l’exemption de photo obligatoire dont il est question ici aurait un effet tangible sur l’intégrité du système de délivrance des permis parce qu’elle nuirait à la vérification de l’identité des demandeurs de permis au moyen de la comparaison individuelle et collective de leur photo.
[83] De même, dans Amselem, les « inquiétudes touchant à la sécurité » suscitées par la construction des souccahs individuelles étaient purement hypothétiques, puisqu’aucune preuve n’établissait que, dans les faits, les sorties de secours étaient bloquées. Les appelants avaient offert d’installer leur souccah respective « de manière à ne bloquer aucune porte ni voie d’évacuation en cas d’incendie, [et] à ne compromettre d’aucune façon la sécurité » (par. 89). La Cour a noté que « si l’existence d’inquiétudes touchant à la sécurité était solidement établie, elle devrait être prise en compte dans l’appréciation du bien‑fondé de toute limite imposée à l’exercice par les appelants de leur liberté de religion » (par. 88). À l’opposé, il est établi en l’espèce qu’exempter certaines personnes de participer au registre de photos crée un risque réel pour la sécurité, parce que les exemptions minent l’intégrité du système.
[84] L’obligation du titulaire d’un permis de conduire d’accepter que sa photo y soit intégrée vise aussi à doter les policiers d’un outil fiable pour les aider à vérifier l’identité des conducteurs en bordure de la route. L’Alberta reconnaît que cet avantage ne justifierait pas à lui seul une restriction à la liberté de religion, étant donné le nombre peu élevé de personnes qui demanderaient une exemption fondée sur des motifs religieux. Un autre effet bénéfique pourrait aussi découler de l’harmonisation éventuelle avec les systèmes de délivrance des permis établis ailleurs. La réalisation de cet effet bénéfique reste toutefois à faire. Ces avantages ne sont peut‑être pas déterminants, mais ils contribuent à l’effet bénéfique général de la photo obligatoire universelle.
[85] En résumé, les effets bénéfiques de la photo obligatoire universelle pour les titulaires d’un permis de conduire sont suffisants pour étayer une restriction au droit — sous réserve du résultat final de leur pondération avec les effets préjudiciables au droit. Comme nous l’avons vu plus tôt, le gouvernement qui prend une mesure législative à caractère social n’est pas tenu de démontrer que cette mesure aura effectivement les effets bénéfiques escomptés. On ne peut rien demander de plus au législateur que d’imposer des mesures qui devraient, logiquement et selon la preuve, s’avérer bénéfiques. Si des mesures législatives ne pouvaient être prises pour le bien commun sans qu’il soit d’abord établi qu’elles produiront effectivement les effets bénéfiques attendus, peu de mesures législatives seraient édictées et l’intérêt public en souffrirait.
2. Les effets préjudiciables
[86] Cela nous amène à l’examen des effets préjudiciables de la restriction à l’exercice, par les membres de la colonie, du droit que leur garantit l’al. 2a). Il faut, à cette étape, apprécier la gravité des effets de la restriction à la liberté de religion des membres de la colonie. Plusieurs points doivent être examinés.
[87] Précisons, à titre préliminaire, que la gravité de la restriction à la liberté de religion variera en fonction « de la nature du droit ou de la liberté faisant l’objet d’une atteinte, de l’ampleur de l’atteinte et du degré d’incompatibilité des mesures restrictives avec les principes inhérents à une société libre et démocratique » (Oakes, p. 139‑140).
[88] Les effets préjudiciables d’une restriction à la liberté de religion doivent être mesurés au regard des valeurs consacrées par la Charte, telles que la liberté, la dignité humaine, l’égalité, l’autonomie et la promotion de la démocratie : Thomson Newspapers, par. 125; voir aussi Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391. La plus fondamentale de ces valeurs, et celle sur laquelle repose le pourvoi, est la liberté — la liberté de choix sur les questions d’ordre religieux. Comme le juge Iacobucci l’explique dans Amselem, la liberté de religion « repose sur les notions de choix personnel, d’autonomie et de liberté de l’individu » (par. 40). Il faut donc se demander si, malgré la restriction, le fidèle peut véritablement choisir de suivre ses croyances et ses pratiques religieuses.
[89] Aucune recette magique ne permet de mesurer la gravité d’une restriction particulière à la pratique religieuse. La religion est une question de foi, intimement liée à la culture. Elle est de nature individuelle, quoique profondément communautaire. Certains aspects de la religion, comme les prières et les sacrements fondamentaux, peuvent être sacrés au point où leur assujettissement à une limite appréciable, quelle qu’elle soit, équivaudrait presque à l’apostasie forcée. D’autres pratiques peuvent être facultatives ou relever d’un choix personnel. Une multitude de croyances et de pratiques se situent entre ces deux extrêmes, certains fidèles leur accordant plus d’importance que d’autres.
[90] Étant donné les multiples facettes de la vie quotidienne qui sont touchées par la religion et la coexistence dans notre société de nombreuses religions différentes auxquelles se rattachent toute une variété de rites et de pratiques, il est inévitable que certaines pratiques religieuses soient incompatibles avec les lois et la réglementation d’application générale. Comme l’a reconnu la Cour européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260‑A, cité par ma collègue, la juge Abella, ce contexte pluraliste inclut aussi « les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents » (par. 31). L’alinéa 2a) protège également leurs intérêts : R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 347. Pour évaluer la gravité d’une restriction dans un cas particulier, il faut l’envisager dans la perspective de la personne qui invoque sa liberté de religion ou de conscience. Cette perspective doit toutefois être adoptée dans le contexte d’une société multiculturelle où se côtoient une multitude de religions et dans laquelle l’accomplissement par l’État de son devoir de légiférer pour le bien commun heurte inévitablement les croyances individuelles. La simple prétention d’un plaignant qu’une restriction particulière nuit à sa pratique religieuse n’établit pas à elle seule la gravité de la restriction aux fins de l’analyse de la proportionnalité. À vrai dire, si cette prétention pouvait clore le débat, le fardeau de justification qui incomberait à l’État serait si lourd qu’il lui serait impossible de s’en acquitter. Il faut aller plus loin et apprécier l’ampleur des effets réels de la restriction sur le fidèle.
[91] La gravité d’une restriction particulière s’apprécie au cas par cas. La jurisprudence fournit néanmoins des indications. Les restrictions qui équivalent à l’imposition d’une croyance par l’État sont toujours très graves. Pour reprendre les propos de la Cour suprême des États‑Unis : [traduction] « Le droit de chacun de former sa propre conception de l’existence, de sa finalité, de l’univers et du mystère de la vie humaine constitue un élément essentiel de la liberté. Les croyances en ces matières ne sauraient définir les attributs de la personnalité si elles devaient être imposées par l’État » : Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania c. Casey, 505 U.S. 833 (1992), p. 851.
[92] Le droit canadien concorde avec le principe fondamental selon lequel l’État ne peut imposer directement une croyance ou une pratique religieuse par voie législative. Ainsi, la Cour a statué que la validité d’une mesure législative qui vise à intervenir dans les pratiques religieuses ne saurait être reconnue : voir Big M Drug Mart, Zylberberg c. Sudbury Board of Education (Director) (1988), 65 O.R. (2d) 641 (C.A.), et Canadian Civil Liberties Association c. Ontario (Minister of Education) (1990), 71 O.R. (2d) 341 (C.A.). Imposer une pratique religieuse par une mesure qui a force de loi serait contraire au droit fondamental de chacun de choisir la façon dont il entend vivre sa religion ou son absence de croyance religieuse. Pareille mesure législative ne résisterait pas à la première étape du test établi dans Oakes, de sorte qu’il ne serait pas nécessaire de lui appliquer le critère de la proportionnalité.
[93] Les cas où il y a contrainte directe sont clairs. Il peut toutefois être plus difficile de mesurer la gravité d’une restriction à la liberté de religion lorsque cette restriction ne résulte pas d’une attaque directe contre le libre choix, mais des effets accessoires et involontaires de la mesure législative. Souvent, lorsque c’est le cas, la restriction n’empêche pas une personne de choisir ses croyances ou pratiques religieuses, mais rend ce choix plus onéreux.
[94] Les effets accessoires d’une mesure législative qui vise le bien commun sur une pratique religieuse en particulier peuvent être à ce point importants qu’ils privent le fidèle d’une véritable liberté de choix : voir Edwards Books. Il arrive aussi que le programme gouvernemental auquel se rattache la restriction soit obligatoire, ce qui oblige le fidèle à faire le choix déchirant d’agir à l’encontre de sa croyance ou de désobéir à la loi : Multani. Vu l’absence de véritable choix, l’effet de la restriction est alors très grave.
[95] Toutefois, les effets accessoires d’une mesure législative qui vise le bien commun sur une pratique religieuse en particulier peuvent être moins graves. La restriction peut causer des inconvénients au fidèle sur le plan financier ou sur les plans de la tradition ou de la commodité. Il se peut néanmoins que, malgré ces inconvénients, le fidèle conserve la possibilité réelle de faire un choix relativement à la pratique en cause. La Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse. Plusieurs pratiques religieuses entraînent des coûts dont la société juge raisonnable qu’ils soient supportés par les fidèles. L’impossibilité de bénéficier d’avantages ou privilèges conditionnels prévus par la loi peut faire partie de ces coûts. Une restriction au droit qui entraîne un coût, mais laisse une véritable liberté de choix au fidèle relativement à la pratique religieuse en cause sera moins grave qu’une restriction qui le prive réellement de la possibilité de faire un choix.
[96] Cela nous ramène à la tâche qui nous incombe — c’est‑à‑dire évaluer la gravité de la restriction à la pratique religieuse imposée en l’espèce par le règlement qui universalise la photo obligatoire pour les titulaires d’un permis de conduire. Nous ne sommes pas devant une situation analogue à celles en cause dans Edwards Books ou Multani, où la mesure législative a pour effet accessoire et involontaire de priver le fidèle d’une véritable liberté de choix relativement à la pratique religieuse. Les mesures prises dans le règlement contesté dans le but d’assurer le bien commun de l’ensemble de la société — en réglementant les permis de conduire de façon à réduire le risque de fraude au minimum — imposent un coût aux personnes qui refusent de se faire photographier : l’impossibilité de conduire sur la voie publique. Selon la preuve, ce coût n’est cependant pas suffisamment élevé pour priver les plaignants huttérites de la liberté de faire un véritable choix relativement à leur pratique religieuse, ni pour porter atteinte aux autres valeurs consacrées par la Charte.
[97] Les plaignants huttérites soutiennent que la restriction les place devant un cruel dilemme : ils doivent soit accepter que des membres de la colonie violent le deuxième commandement, soit renoncer à leur mode de vie communautaire rural. La preuve n’étaye toutefois pas leur prétention que le recours à d’autres solutions pour leurs déplacements sur les voies publiques mettrait un terme au mode de vie rural de la colonie. Dans leur affidavit, les plaignants soutiennent qu’il est nécessaire qu’au moins quelques membres de la colonie puissent conduire entre la colonie et les villes voisines. Ils n’expliquent cependant pas pourquoi il leur serait impossible d’embaucher d’autres personnes titulaires d’un permis de conduire ou de se faire conduire en ville par un tiers au besoin, pour leurs rendez‑vous médicaux, par exemple. Beaucoup d’entreprises et de particuliers qui ne peuvent pas ou ne veulent pas conduire s’en remettent à des employés ou au transport commercial. Certes, le recours à un autre mode de transport obligerait la colonie à supporter un coût additionnel sur le plan financier et irait à l’encontre de son autosuffisance traditionnelle. Toutefois, il n’a pas été démontré que ce coût serait prohibitif.
[98] Le dossier dont nous disposons ne nous permet pas de conclure que les membres de la colonie ont été privés de la possibilité de faire un véritable choix entre observer ou non les préceptes de leur religion. La mesure législative ne les contraint pas à se faire photographier. Elle prévoit simplement qu’une personne qui désire obtenir un permis de conduire doit se laisser photographier pour alimenter la banque de données servant à la photo‑identification. Pouvoir conduire une automobile sur les voies publiques ne constitue pas un droit, mais un privilège. Même si la plupart des adultes détiennent un permis de conduire, beaucoup n’en détiennent pas, pour différentes raisons.
[99] Je conclus que la restriction à la pratique religieuse causée par la photo obligatoire universelle comme condition d’obtention d’un permis de conduire a pour effet d’obliger les membres de la colonie à trouver des solutions de rechange pour leurs déplacements sur les voies publiques. Ils devront en conséquence supporter certains coûts financiers et déroger à leur tradition d’autosuffisance concernant le transport. Ces coûts ne sont pas négligeables. Toutefois, le dossier qui nous a été soumis ne démontre pas qu’ils sont assez élevés pour porter gravement atteinte au droit des plaignants de pratiquer leur religion. Ils ne les privent pas de la liberté de choix qui constitue un élément essentiel de la liberté de religion.
3. La pondération des effets bénéfiques et des effets préjudiciables
[100] Une fois mesurée la gravité des effets de la restriction sur la liberté de religion des plaignants, nous devons pondérer ces effets négatifs de la mesure législative par rapport à ses effets bénéfiques afin de déterminer si son effet global est proportionné.
[101] La mesure législative vise un objectif social important — maintenir un système de délivrance des permis de conduire qui soit efficace et qui réduise au minimum le risque de fraude pour l’ensemble des citoyens. Cet objectif ne doit pas être sacrifié à la légère. La preuve permet de conclure que la photo obligatoire universelle vise à régler un problème urgent et réduira le risque de fraude sous forme de vol d’identité, en comparaison de la photo obligatoire assortie d’exceptions.
[102] Il faut évaluer les effets de la restriction sur les droits religieux des plaignants par rapport à cet important avantage pour l’ensemble de la population. Bien que la restriction impose des inconvénients et des coûts financiers aux personnes qui refusent de se laisser photographier parce que leurs préceptes religieux le leur interdit, elle ne prive pas les membres de la colonie de la possibilité de vivre en accord avec leurs croyances. Certes, les effets préjudiciables de la mesure ne sont pas négligeables, mais leur degré de gravité est des plus faibles.
[103] Après avoir soupesé les effets bénéfiques de la mesure législative par rapport à ses effets préjudiciables, je conclus que les effets de la restriction à la liberté de religion découlant de l’universalité de la photo obligatoire comme condition d’obtention d’un permis de conduire sont proportionnés.
d) Conclusion sur la justification
[104] Je conclus qu’il a été démontré que la restriction à la liberté de religion des membres de la colonie imposée par la photo obligatoire universelle pour les titulaires d’un permis de conduire est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. L’objectif de réduire le risque de fraude associée au permis de conduire est urgent et réel. La restriction a un lien rationnel avec l’objectif. Elle restreint le droit aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l’objectif; la seule solution de rechange proposée compromettrait grandement l’objectif de réduire le risque au minimum. Enfin, la mesure est proportionnée quant à ses effets : les effets positifs liés à la restriction sont importants, alors que son incidence sur les plaignants, quoique non négligeable, ne les prive pas de la possibilité d’agir en accord avec leurs convictions religieuses.
B. La demande fondée sur l’art. 15
[105] La demande fondée sur l’art. 15 n’a pas été vraiment examinée par les juridictions inférieures et n’a été abordée que sommairement par les parties devant la Cour. À mon avis, elle repose sur des assises moins solides que la demande fondée sur l’al. 2a) et peut facilement être tranchée. Dans la mesure où l’argument tiré du par. 15(1) serait le moindrement fondé, beaucoup de mes motifs justifiant le rejet de la demande reposant sur l’al. 2a) s’appliquent.
[106] En bref, le par. 15(1) « vise à empêcher les distinctions discriminatoires ayant un effet négatif sur les membres des groupes caractérisés par les motifs énumérés à l’art. 15 ou par des motifs analogues » : R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 16. La religion est un motif énuméré à l’art. 15. Comme notre Cour l’a récemment répété dans Kapp (par. 17), le critère de discrimination au sens du par. 15(1) est le suivant :
(1) La loi crée‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?
(2) La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?
[107] Les intimées prétendent que [traduction] « [l]a décision de refuser de délivrer des permis aux membres de la colonie Wilson qui, autrement, satisfont aux conditions requises pour obtenir ces permis, pour la simple raison qu’ils ne veulent pas renoncer à leur croyance religieuse découlant du deuxième commandement, mais d’en délivrer aux membres du groupe de comparaison uniquement parce qu’ils ne partagent pas cette croyance, porte clairement atteinte à la dignité humaine des membres de la colonie Wilson » (mémoire, p. 39). Toutefois, les permis avec photo ne sont pas délivrés aux autres conducteurs « uniquement parce qu’ils ne partagent pas cette croyance », mais plutôt parce qu’ils satisfont aux conditions légales d’obtention d’un permis — et notamment à celle de se faire photographier.
[108] À supposer que les intimées puissent démontrer que le règlement établit une distinction fondée sur le motif énuméré de la religion, celle‑ci découle non pas d’un stéréotype méprisant, mais d’un choix politique neutre et justifiable sur le plan rationnel. Il n’y a aucune discrimination au sens de l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, tel que l’explique l’arrêt Kapp. L’objet de la demande des membres de la colonie est la pratique inconditionnelle de leur religion, et non l’absence de discrimination religieuse exercée contre eux. La demande des intimées fondée sur le par. 15(1) a déjà été traitée pour l’essentiel dans l’analyse fondée sur l’al. 2a). Il n’y a aucune violation du par. 15(1).
VI. Conclusion
[109] Le règlement contesté constitue une restriction raisonnable à la liberté de religion dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi. Les questions constitutionnelles énoncées dans mon ordonnance du 16 janvier 2008 doivent recevoir les réponses suivantes :
1. L’alinéa 14(1)b) du règlement 320/2002 de l’Alberta intitulé Operator Licensing and Vehicle Control Regulation, modifié par le règlement 137/2003 de l’Alberta, porte‑t‑il atteinte aux droits garantis à l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
2. Dans l’affirmative, les droits sont‑ils restreints par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
3. L’alinéa 14(1)b) du règlement 320/2002 de l’Alberta intitulé Operator Licensing and Vehicle Control Regulation, modifié par le règlement 137/2003 de l’Alberta, porte‑t-il atteinte aux droits garantis au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
4. Dans l’affirmative, les droits sont‑ils restreints par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
Version française des motifs rendus par
[110] La juge Abella (dissidente) — La liberté de religion est une valeur démocratique fondamentale protégée par la Constitution. Par conséquent, pour justifier une atteinte à cette liberté, le gouvernement doit démontrer que les effets bénéfiques de l’atteinte l’emportent sur le préjudice qu’elle cause. C’est ce qu’a dit le juge en chef Dickson dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, où il a élaboré le test à appliquer pour justifier une atteinte à un droit constitutionnel au regard de l’article premier :
Même si un objectif est suffisamment important [. . .], il se peut encore qu’en raison de la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes, la mesure ne soit pas justifiée par les objectifs qu’elle est destinée à servir. Plus les effets préjudiciables d’une mesure sont graves, plus l’objectif doit être important pour que la mesure soit raisonnable et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. [p. 140]
De plus, dans Liberty of Conscience : In Defense of America’s Tradition of Religious Equality (2008), Martha C. Nussbaum affirme, de même :
[traduction] Il peut être nécessaire d’accepter certaines entraves à la religion lorsque la paix et la sécurité de l’État sont réellement menacées ou s’il en va d’un autre intérêt extrêmement puissant de l’État. Il serait par contre extrêmement incorrect que l’État impose une entrave aussi pénible aux citoyens sans que cela soit nécessaire, ou pour des raisons de moindre importance. Et, souvent, les raisons qui sous‑tendent les mesures législatives d’application générale ne sont pas importantes à ce point. [p. 117]
[111] En revanche, il se peut que, par sa nature, une obligation religieuse particulière entre nettement en conflit avec des valeurs et des impératifs sociaux contraires impérieux. Comme l’a confirmé le juge Dickson dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, la liberté de religion peut être soumise aux restrictions
qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui . . .
. . .
. . . Les valeurs qui sous‑tendent nos traditions politiques et philosophiques exigent que chacun soit libre d’avoir et de manifester les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience, à la condition [. . .] que ces manifestations ne lèsent pas ses semblables ou leur propre droit d’avoir et de manifester leurs croyances et opinions personnelles. [p. 337 et 346]
[112] En l’espèce, la question est donc de savoir si la restriction est justifiée lorsqu’on en pondère les effets bénéfiques et les effets préjudiciables aux droits. Contrairement à la Juge en chef, j’estime, en toute déférence, qu’elle ne l’est pas.
[113] Le gouvernement de l’Alberta a imposé la photo obligatoire impérative pour le permis de conduire. L’objectif déclaré de cette mesure est d’aider à réduire le vol d’identité grâce à l’utilisation d’une banque de données reliée à un logiciel de reconnaissance faciale. La province reconnaît que la sûreté et la sécurité en bordure de la route ne sont pas en cause. Depuis l’instauration de la photo obligatoire, 29 ans auparavant, des exemptions étaient accordées, sans entraîner d’incident, aux personnes, comme les huttérites, dont la religion comporte l’interdiction de se laisser photographier.
[114] En l’absence d’une exemption, l’atteinte aux droits constitutionnels des huttérites est dramatique. Non seulement leur impossibilité de conduire les touche individuellement, mais elle compromet aussi sérieusement l’autonomie de leur communauté religieuse.
[115] À l’opposé de la gravité de ses effets sur les huttérites, les avantages de la photo obligatoire pour la province sont, au mieux, minimes. Plus de 700 000 Albertains ne détiennent pas de permis de conduire, de sorte que leur photo ne figure pas dans la banque de données provinciale servant à la reconnaissance faciale. Aucune preuve ne démontre que, dans un contexte où plusieurs centaines de milliers d’Albertains ne sont pas photographiés, la photo d’environ 250 huttérites aura un effet perceptible sur la capacité de la province de réduire le vol d’identité.
[116] Cela signifie que le grave préjudice causé par la mesure attentatoire pèse beaucoup plus lourd dans la balance pour l’application de l’article premier que les avantages que son imposition aux huttérites procure à la province. Par conséquent, la province n’a pas réussi à s’acquitter du fardeau qui lui incombait de justifier l’imposition de la photo obligatoire impérative aux membres de la colonie Wilson.
Le contexte
[117] En 1974, la province de l’Alberta a instauré les permis de conduire avec photo. Jusqu’en 2003, le registraire exigeait normalement une photo, mais il pouvait délivrer un permis sans photo assorti de la condition G si une personne soulevait une objection religieuse sincère ou si elle souffrait d’un problème médical temporaire qui affectait son apparence. Le règlement de l’Alberta intitulé Operator Licensing and Vehicle Control Regulation, Alta. Reg. 320/2002, pris en application de la Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, ch. T‑6, régissait ces permis et conférait au registraire le pouvoir discrétionnaire de déterminer si une exemption de la photo obligatoire était justifiée.
[118] Les huttérites de la colonie Wilson croient que le deuxième commandement, qui proscrit l’idolâtrie, leur interdit de se laisser photographier. Ils croient également à la propriété communale et vivent ensemble dans des colonies religieuses. Les colonies visent l’autosuffisance et des membres de la communauté conduisent un véhicule automobile pour s’acquitter de leurs responsabilités envers la communauté. Plus précisément, les membres de la colonie Wilson utilisent chaque semaine des véhicules automobiles pour obtenir des services médicaux pour les 48 enfants et les 8 diabétiques de la colonie, pour assurer les services de pompiers volontaires dans la communauté et pour des activités commerciales qui lui permettent de subvenir aux besoins de la communauté.
[119] En mai 2003, l’Alberta a modifié son règlement pour rendre la photo obligatoire pour tous les permis de conduire (Operator Licensing and Vehicle Control Amendment Regulation, Alta. Reg. 137/2003). On comptait alors en Alberta 453 permis assortis de la condition G. De ce nombre, 56 pour 100, ou environ 250, étaient détenus par des huttérites (2007 ABCA 160, 77 Alta. L.R. (4th) 281, la juge Conrad de la Cour d’appel, par. 5).
[120] La photo obligatoire avait pour principal objectif de réduire le vol d’identité. L’alinéa 3b) du règlement modifié permet au registraire d’utiliser un logiciel de reconnaissance faciale pour vérifier l’identité de tous les demandeurs de permis. La photo prise lors de la délivrance du permis est versée dans la banque de données de la province. Le logiciel compare alors la photo versée avec toutes les autres photos qui figurent dans le système, ce qui aide à faire en sorte que personne ne détienne plus d’un permis à son nom.
[121] Comme nous l’avons vu, plus de 700 000 Albertains ne possèdent pas de permis de conduire et leur photo ne figure donc pas dans la banque de donnée servant à la reconnaissance faciale.
[122] Les membres de la colonie Wilson ont refusé de se laisser photographier. L’Alberta leur a proposé deux solutions de rechange. Selon la première, ils se feraient photographier et leur photo apparaîtrait sur le permis. Cependant, le permis serait placé dans un emballage spécial que le titulaire n’aurait jamais à ouvrir, de sorte qu’il n’aurait aucun contact physique avec la photo imprimée. La photo numérique serait versée dans la banque de données. Selon la deuxième, une photo serait prise, mais elle n’apparaîtrait pas sur le permis. La photo numérique serait seulement versée dans la banque de données servant à la reconnaissance faciale.
[123] Les membres de la colonie Wilson ont rejeté ces deux solutions de rechange parce qu’elles exigeaient toutes les deux qu’ils contreviennent au précepte religieux qui leur interdit de se laisser photographier. Ils ont proposé qu’on leur délivre un permis de conduire sans photo, portant une mention indiquant qu’il ne peut être utilisé à des fins d’identification.
[124] À défaut d’une entente, les membres de la colonie Wilson ont contesté la validité constitutionnelle de la photo obligatoire. Ils ont eu gain de cause devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (2006 ABQB 338, 57 Alta. L.R. (4th) 300) et devant la Cour d’appel.
Analyse
[125] L’Alberta concède que la photo obligatoire porte atteinte à la liberté de religion des membres de la colonie Wilson. Elle n’a pas contesté non plus le fait que cette exigence impose un fardeau distinct aux membres de la colonie, comme le juge de première instance l’a souligné :
[traduction] Le procureur général ne nie pas non plus que l’obligation incombant aux personnes qui désirent obtenir ou renouveler un permis de conduire impose un fardeau distinct à celles qui ont ces croyances.
Bref, le procureur général ne conteste pas la prétention que le fardeau imposé aux plaignants par l’alinéa 14(1)b) du règlement de l’Alberta 137/2003 porte atteinte à leurs droits protégés par l’al. 2a) et par le par. 15(1) de la Charte. Il est donc inutile d’examiner la question de savoir si l’alinéa 14(1)b) du règlement de l’Alberta 320/2002, dans sa version modifiée, viole les droits que la Charte garantit aux plaignants. [par. 6‑7]
[126] La liberté de conscience et de religion bénéficie d’une protection constitutionnelle prévue à l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés :
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
a) liberté de conscience et de religion;
[127] Dans les arrêts Big M Drug Mart et R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, le juge en chef Dickson a expliqué l’importance de ce droit, qui repose sur les valeurs de l’autonomie et de la dignité. Dans Edwards Books, il a qualifié la liberté de religion de « croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques » (p. 759). Dans Big M Drug Mart, il a écrit ceci :
Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation.
. . .
. . . l’insistance sur la conscience et le jugement individuels est [. . .] au cœur de notre tradition politique démocratique. [p. 336 et 346]
C’est en raison de l’importance cruciale des droits rattachés à la liberté de conscience individuelle que
la Charte canadienne des droits et libertés parle de libertés « fondamentales ». Celles‑ci constituent le fondement même de la tradition politique dans laquelle s’insère la Charte.
Vu sous cet angle, l’objet de la liberté de conscience et de religion devient évident. Les valeurs qui sous‑tendent nos traditions politiques et philosophiques exigent que chacun soit libre d’avoir et de manifester les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience, à la condition notamment que ces manifestations ne lèsent pas ses semblables ou leur propre droit d’avoir et de manifester leurs croyances et opinions personnelles. [p. 346]
[128] La Cour européenne des Droits de l’Homme a adopté une conception libérale semblable de la liberté de religion dans Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260‑A :
. . . la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme — chèrement conquis au cours des siècles — consubstantiel à pareille société.
Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle « implique » de surcroît [. . .] celle de « manifester sa religion ». Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses.
. . . la liberté de manifester sa religion ne s’exerce pas uniquement de manière collective, « en public » et dans le cercle de ceux dont on partage la foi : on peut aussi s’en prévaloir « individuellement » et « en privé » . . . [par. 31]
[129] Dans Ôahin c. Turquie [GC], no 44774/98, CEDH 2005‑XI, la Cour européenne des Droits de l’Homme a tenu ces propos éloquents :
Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante. [par. 108]
(Voir aussi, Jeremy Webber, « The Irreducibly Religious Content of Freedom of Religion », dans Avigail Eisenberg, dir., Diversity and Equality : The Changing Framework of Freedom in Canada (2006), 178, p. 184; Charles Taylor, Philosophical Arguments (1995), p. 225 et suiv.)
[130] De plus, il est important de reconnaître que la liberté de religion comporte « des aspects à la fois individuels et collectifs » (Edwards Books, p. 781, le juge en chef Dickson). La juge Wilson, dissidente en partie dans Edwards Books, a confirmé cette dualité de la liberté de religion :
Dans ses commentaires sur la Charte canadienne des droits et libertés, le professeur Tarnopolsky [. . .] souligne que la Charte protège autant les droits collectifs que les droits individuels. Il fait la distinction entre les droits collectifs et les droits individuels en disant que l’affirmation d’un droit individuel confirme la thèse selon laquelle chacun doit être traité de la même façon, peu importe qu’il ou elle appartienne ou non à un groupe identifiable particulier, alors que l’affirmation d’un droit collectif est fondée sur la revendication d’un individu ou d’un groupe d’individus à cause de leur appartenance à un groupe identifiable particulier : voir « Les droits à l’égalité », Charte canadienne des droits et libertés (1982), à la p. 551.
. . . il me semble que dans les cas où la Charte protège des droits collectifs, elle protège les droits de tous les membres d’un groupe. Elle ne fait pas de distinction entre les figues et les raisins. En effet, toute considération d’égalité mise à part, le faire reviendrait à établir une distinction injuste au sein du groupe et à rompre les liens religieux et culturels qui en assurent la cohésion. C’est là, à mon avis, une interprétation de la Charte expressément interdite par l’art. 27 qui dispose que toute interprétation de celle‑ci doit « concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». [Souligné dans l’original; p. 808‑809.]
En l’espèce, tant les aspects individuels que les aspects collectifs de la liberté de religion sont en jeu.
[131] La Cour européenne des Droits de l’Homme a traité de l’aspect « collectif » de la liberté de religion dans Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, CEDH 2001‑XII :
[L]e droit des fidèles à la liberté de religion, qui comprend le droit de manifester sa religion collectivement, suppose que les fidèles puissent s’associer librement, sans ingérence arbitraire de l’État. En effet, l’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection [de la liberté de religion] . . .
De surcroît, l’un des moyens d’exercer le droit de manifester sa religion, surtout pour une communauté religieuse, dans sa dimension collective, passe par la possibilité d’assurer la protection juridictionnelle de la communauté, de ses membres et de ses biens . . . [par. 118]
[132] Cela ne signifie pas que le droit à la liberté de religion ne peut jamais céder le pas devant un objectif de l’État dont les effets bénéfiques surpassent les effets préjudiciables au droit. La revendication d’une croyance ou obligation religieuse sincères ne met pas fin à l’analyse. Comme l’a dit la Cour européenne des Droits de l’Homme dans Ôahin :
[La liberté de religion] ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction . . .
Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun . . .
. . .
. . . Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique . . . [par. 105, 106 et 108]
La nature du droit religieux en cause sera aussi pertinente dans la pondération des effets bénéfiques et des effets préjudiciables.
L’article premier
[133] L’article premier de la Charte dit :
La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[134] C’est au regard de la portée du droit constitutionnel en cause que le gouvernement doit démontrer que la restriction est justifiée au sens de l’article premier selon le test établi dans Oakes. L’analyse proposée dans Oakes a pour objet la pondération des effets bénéfiques de l’objectif et des effets préjudiciables de la restriction. Les étapes du test de l’arrêt Oakes ne sont pas hermétiques : le principe de la proportionnalité guide l’analyse à chacune des étapes. Cela fait en sorte que l’on soupèse, à chaque étape, l’importance de l’objectif et l’atteinte au droit.
[135] Dans Oakes, le juge en chef Dickson a souligné que la preuve nécessaire pour établir les éléments constitutifs requis par l’article premier « doit être forte et persuasive et faire ressortir nettement à la cour les conséquences d’une décision d’imposer ou de ne pas imposer la restriction » (p. 138).
[136] Lorsque, comme en l’espèce, l’effet bénéfique de la mesure attentatoire a une valeur limitée et que l’atteinte est très grave, il n’est pas satisfait au critère général de la proportionnalité.
L’objectif urgent et réel
[137] À la première étape de l’analyse, le gouvernement doit démontrer qu’il poursuit un objectif « urgent et réel » qui justifie l’atteinte au droit. Dans RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, la juge McLachlin a souligné qu’il « faut veiller à ne pas surestimer l’objectif. Aux fins d’une analyse fondée sur l’article premier, l’objectif pertinent est l’objectif de la mesure attentatoire [. . .] Si l’on formule l’objectif d’une façon trop large, on risque d’en exagérer l’importance et d’en compromettre l’analyse » (par. 144 (souligné dans l’original)).
[138] L’Alberta reconnaît qu’elle ne cherche pas à justifier la photo obligatoire par le fait qu’elle permet de vérifier rapidement et efficacement l’identité d’un conducteur en bordure de la route. Des exemptions de la photo obligatoire ont été accordées pendant 29 ans, sans effet manifestement négatif sur l’application de la loi en bordure de la route.
[139] L’Alberta affirme plutôt que le but du règlement est de faire en sorte que la photo de chaque demandeur de permis figure dans la banque de données de la province servant à la reconnaissance faciale. Cette banque de données contribue à empêcher une personne de présenter une demande de permis au nom d’une autre personne. Le permis de conduire est devenu une pièce d’identité couramment acceptée. Les faux permis peuvent servir à obtenir d’autres documents frauduleux. L’objectif consiste donc à protéger l’intégrité du système de délivrance des permis et l’effet bénéfique qui en découle est la réduction au minimum du risque de vol d’identité.
[140] Je suis d’accord avec les juges majoritaires pour dire que cet objectif est important.
Le lien rationnel
[141] À l’étape de l’analyse de la proportionnalité qui porte sur l’existence d’un « lien rationnel » — le critère en apparence le plus simple du test établi dans Oakes —, le gouvernement doit démontrer que la mesure attentatoire a un lien rationnel avec l’objectif législatif. Ce lien doit être établi selon la prépondérance des probabilités (RJR‑MacDonald, par. 153; voir aussi Nicholas Emiliou, The Principle of Proportionality in European Law : A Comparative Study (1996), p. 27).
[142] Je suis d’accord avec les juges majoritaires pour dire que le gouvernement a satisfait au critère du lien rationnel de l’analyse requise par l’article premier. Comme l’a écrit le juge de première instance (par. 11), [traduction] « [l]a photo obligatoire, conjuguée à un logiciel de reconnaissance faciale, facilite la réalisation de l’objectif gouvernemental de faire en sorte que personne ne détienne plusieurs permis sous différents noms. » Le règlement contribue à empêcher un demandeur d’obtenir frauduleusement un permis au nom d’une personne dont la photo a déjà été versée dans la banque de données.
L’atteinte minimale
[143] C’est à l’étape de l’atteinte minimale que, soit dit en toute déférence, je me dissocie de la majorité. Les tribunaux ont fait preuve d’une certaine souplesse à cette étape de l’analyse requise par l’article premier, ce qui témoigne d’une volonté bien compréhensible de respecter la complexité de l’élaboration d’une politique, tout en veillant à ce que la mesure restrictive atteigne ses objectifs d’une façon qui ne soit pas plus attentatoire qu’il ne le faut.
[144] Comme l’a précisé la juge McLachlin dans RJR‑MacDonald, au par. 160, si la solution retenue par le gouvernement « se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation ». Toutefois, « si le gouvernement omet d’expliquer pourquoi il n’a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide ».
[145] Le gouvernement doit donc établir que la mesure restreint le droit aussi peu qu’il est raisonnablement possible de le faire pour réaliser l’objectif législatif. Pour que la restriction soit minimale, elle doit être « soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire » (RJR‑MacDonald, par. 160).
[146] En déterminant si le règlement de l’Alberta satisfait au critère de l’atteinte minimale, la majorité rejette la solution de rechange proposée par la colonie voulant que ses membres puissent obtenir un permis sans photo avec une mention indiquant qu’il ne constitue pas une pièce d’identité valide, parce que « [l]e seul moyen de réduire le plus possible ce risque [d’utilisation à mauvais escient du permis pour la perpétration d’un vol d’identité] est la photo obligatoire universelle » et que « la solution de rechange proposée par les plaignants compromettrait grandement l’objectif gouvernemental » (par. 59-60 (en italique dans l’original)). Or, comme nous le verrons plus loin, aucune preuve probante ou convaincante n’établit l’existence d’un empêchement aussi grave à l’atteinte des objectifs gouvernementaux.
[147] Il n’est pas difficile pour le gouvernement de prétendre que seule la mesure qu’il a choisie permettra la réalisation maximale de l’objectif et que toutes les autres solutions sont insuffisantes ou moins efficaces. Il n’y a aucun doute que plus le nombre de photos utilisées est grand, plus les risques sont réduits. Cependant, à l’étape de l’atteinte minimale, nous ne déterminons pas si la mesure attentatoire permet une réalisation de l’objectif gouvernemental plus parfaite que ne le ferait toute autre mesure, mais si le moyen choisi ne limite pas le droit au‑delà de ce qui est nécessaire à la réalisation de l’objectif.
[148] Dans RJR‑MacDonald, la juge McLachlin a rejeté l’interdiction totale de la publicité parce qu’une interdiction absolue ne sera constitutionnellement acceptable, à l’étape de l’atteinte minimale, que lorsque le gouvernement peut établir que seule cette mesure lui permettra d’atteindre son objectif. En l’espèce, toutes les mesures de rechange proposées par le gouvernement exigent la prise d’une photo. Or, c’est précisément cet acte qui va à l’encontre des croyances religieuses des membres de la colonie Wilson. Cette exigence éteint donc complètement leur droit et, par conséquent, est analogue à l’interdiction absolue en cause dans RJR‑MacDonald. On peut donc difficilement conclure qu’elle porte une atteinte minimale aux droits religieux des huttérites.
[149] Il ne faut toutefois pas systématiquement considérer l’étape de l’atteinte minimale comme celle qui conclut l’analyse requise par l’article premier. Par exemple, il est possible qu’une mesure législative ne constitue pas une atteinte minimale, mais que, somme toute, elle soit proportionnée compte tenu de l’importance de l’objectif gouvernemental. À mon avis, la majeure partie de l’analyse conceptuelle doit être faite à l’étape finale — celle de la proportionnalité. Après tout, c’est de la proportionnalité dont il est censé être question à l’article premier.
La proportionnalité
[150] Soit dit en toute déférence, il me semble que c’est à l’étape finale de l’analyse requise par l’article premier, au moment de pondérer les effets préjudiciables de l’atteinte par rapport aux effets bénéfiques réels de la mesure législative, que les juges majoritaires font irrémédiablement fausse route. C’est à cette étape que leur est fournie « l’occasion d’apprécier [. . .] si les avantages découlant de la limitation sont proportionnels aux effets préjudiciables, mesurés au regard des valeurs consacrées par la Charte » (Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, par. 125). Les effets bénéfiques qui « résultent en fait » de la mise en application de l’objectif sous‑jacent doivent donc être « proportionnels » aux effets préjudiciables de la restriction sur le droit protégé par la Constitution. (Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 887‑888; voir aussi Jamie Cameron, « The Past, Present, and Future of Expressive Freedom Under the Charter » (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 1, p. 66, cité par le juge Bastarache dans Thomson Newspapers, au par. 125).
[151] Dans Edwards Books, le juge en chef Dickson a énoncé le critère de la proportionnalité dans les termes suivants : les « effets [de la mesure attentatoire] ne doivent pas empiéter sur les droits individuels ou collectifs au point que l’objectif législatif, si important soit‑il, soit néanmoins supplanté par l’atteinte aux droits » (p. 768). (Voir aussi Aharon Barak, « Proportional Effect : The Israeli Experience » (2007), 57 U.T.L.J. 369, p. 375.)
[152] À cette étape de la proportionnalité, il convient de [traduction] « comparer, d’une part, [. . .] la perte pour le droit fondamental et, d’autre part, le gain pour l’intérêt protégé par la loi » (Dieter Grimm, « Proportionality in Canadian and German Constitutional Jurisprudence » (2007), 57 U.T.L.J. 383, p. 393). Il faut prendre en considération les questions suivantes :
· À quel point le droit est‑il atteint?
· Dans quelle mesure la restriction contestée favorisera‑t‑elle la réalisation de l’objectif sous‑jacent?
[153] Dans Thomson Newspapers, le juge Bastarache a écrit que les effets préjudiciables de la mesure doivent être évalués à la lumière des « valeurs consacrées par la Charte » (par. 125). Cette approche correspond en fait à celle décrite initialement par le juge en chef Dickson dans Oakes :
Les valeurs et les principes sous‑jacents d’une société libre et démocratique sont à l’origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu’une restriction d’un droit ou d’une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer. [Je souligne; p. 136.]
[154] En ce qui concerne les effets bénéfiques en l’espèce, j’estime que le gouvernement n’a réussi ni à s’acquitter du fardeau de la preuve ni à démontrer que les effets bénéfiques dépassent en l’occurrence le simple faisceau d’hypothèses (Sujit Choudhry, « So What Is the Real Legacy of Oakes? Two Decades of Proportionality Analysis under the Canadian Charter’s Section 1 » (2006), 34 S.C.L.R. (2d) 501, p. 503‑504).
[155] L’effet positif de la photo obligatoire et de l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale réside dans le fait qu’elles contribuent à empêcher des personnes de commettre un vol d’identité. Toutefois, la technologie de la reconnaissance faciale n’est pas tout à fait infaillible. Dans son affidavit produit au nom du gouvernement de l’Alberta, Joseph Mark Pendleton, directeur de l’Unité des enquêtes spéciales du ministère des Services gouvernementaux de l’Alberta, reconnaît que [traduction] « le logiciel de reconnaissance faciale n’est pas perfectionné au point de pouvoir déterminer de manière concluante si la personne apparaissant sur deux photos est une seule et même personne ». Le logiciel réduit simplement le nombre de visages qui peuvent être semblables à un nombre raisonnable. Un enquêteur doit encore « jeter un œil » sur les photos pour déterminer s’il s’agit de la même personne.
[156] Le gouvernement n’a en fait produit aucune preuve indiquant que l’existence, pendant 29 ans, de permis assortis de la condition G délivrés conformément à l’exemption de photo obligatoire aurait nui à l’intégrité du système de délivrance des permis. Par conséquent, rien n’explique pourquoi l’exemption ne serait plus possible ou porterait si dramatiquement atteinte à l’objectif gouvernemental qu’elle ne peut être rétablie.
[157] Dans son affidavit, M. Pendleton a indiqué que [traduction] « [j]usqu’à maintenant, nous avons réussi à concevoir des aménagements pour répondre aux préoccupations des autres personnes qui ont des réserves d’ordre religieux concernant la photo sur le permis de conduire » (par. 42). Le seul exemple qu’il a donné d’un problème relié aux permis assortis de la condition G est celui d’un « homme caucasien » qui a demandé ce type de permis en invoquant son adhésion à la spiritualité autochtone. Sa demande a été rejetée parce qu’il n’était membre d’aucune organisation ou confession reconnue qui partageait ses croyances. Cet unique exemple ne me semble pas constituer une preuve « probante et convaincante » de la nécessité de la photo obligatoire. (Voir aussi, Bothwell c. Ontario (Minister of Transportation) (2005), 24 Admin L.R. (4th) 288 (C. div. Ont.).)
[158] Sept cent mille Albertains ne possèdent pas de permis de conduire, ce qui signifie que les photos de 700 000 personnes ne se trouvent pas dans le système et ne peuvent être vérifiées par la technologie de reconnaissance faciale. L’inclusion dans le système d’environ 250 titulaires de permis réduira quelque peu la possibilité de commettre un vol d’identité, mais il est difficile de voir comment elle pourrait avoir un effet préventif appréciable compte tenu du nombre élevé d’Albertains déjà sans permis et, par conséquent, sans photo. Étant donné qu’autant de personnes ne sont pas incluses dans la banque de données, l’ajout des photos des quelques huttérites qui désirent conduire ne produirait qu’un avantage négligeable.
[159] Il faut noter aussi que de nombreux documents servent à des fins d’identification en Alberta, y compris les certificats de naissance, les cartes d’assurance sociale et les cartes d’assurance‑maladie — qui ne comportent pas tous une photo. L’Alberta n’a pas non plus jugé nécessaire d’instaurer, par exemple, une carte d’identité universelle pour prévenir le vol d’identité. Cela donne à penser que ce risque n’est pas suffisamment important pour justifier l’universalité.
[160] L’Alberta ne se souciant apparemment pas de l’incidence que peut avoir sur le vol d’identité le fait que 700 000 Albertains ne possèdent pas de permis de conduire, on comprend difficilement pourquoi elle jugerait que le système ne peut tolérer quelque 250 photos manquantes de plus.
[161] Les juges majoritaires mentionnent deux avantages accessoires de la photo obligatoire : l’harmonisation éventuelle du système albertain de délivrance des permis avec les systèmes établis à l’extérieur de la province ainsi que l’amélioration de la vérification de l’identité et de la sécurité en bordure de la route. Rien ne permet de prédire qu’un système harmonisé éliminera les exemptions fondées sur des motifs religieux, plutôt que de les préserver. Pour ce qui est d’améliorer la vérification de l’identité et la sécurité en bordure de la route, l’Alberta concède que tel n’était pas le but de la photo obligatoire et que ces avantages seraient minimes, comme le démontre l’absence d’incident relié aux exemptions accordées au cours des 29 années précédentes.
[162] Les effets bénéfiques de la mesure attentatoire sont donc modestes et en grande partie hypothétiques. L’ajout dans le système des huttérites qui détiennent un permis sans photo ne serait apparemment que d’une utilité négligeable dans la prévention du vol d’identité.
[163] Par contre, les effets préjudiciables sur la liberté de religion des huttérites pèsent plus lourd dans la balance. La majorité considère la liberté de religion des membres de la colonie Wilson comme la liberté de choisir soit de se laisser photographier, soit de renoncer à un permis de conduire, ce qui risque d’avoir des effets indirects sur leur mode de vie. Je crois, en toute déférence, qu’il ne s’agit pas là d’un véritable choix pour les huttérites.
[164] Le juge de première instance a conclu que la photo obligatoire impérative menaçait la capacité des intimées de maintenir leur mode de vie communautaire car, selon lui, il [traduction] « est essentiel à la survie de leur communauté que certains de leurs membres puissent conduire des véhicules automobiles » (par. 2). La juge Conrad de la Cour d’appel de l’Alberta a écrit, de même, que [traduction] « la preuve démontre que, bien que les colonies visent l’autosuffisance, certains de leurs membres doivent conduire régulièrement sur les voies publiques en Alberta afin [. . .] de faciliter la vente des produits agricoles, d’acheter des matières premières chez les fournisseurs, de reconduire des membres de la colonie (y compris des enfants) à leurs rendez‑vous médicaux et de voir aux affaires financières de la communauté » (par. 6).
[165] Cette autosuffisance a été expliquée dans l’arrêt Hofer c. Hofer, [1970] R.C.S. 958, où le juge Ritchie a écrit que « la foi et la doctrine de la religion huttérite imprègnent toute l’existence des membres de toutes les colonies huttérites » (p. 968). Il a cité le juge de première instance pour préciser que [traduction] « [p]our un Huttérite, l’Église est toute sa vie. [. . .] La preuve tangible de cette communauté spirituelle est la communauté matérielle (secondaire) qui les entoure. Ils ne cultivent pas uniquement pour cultiver, c’est le moyen d’existence qui leur garantit le plus d’indépendance vis‑à‑vis du monde extérieur » (p. 968). Le juge Ritchie a ajouté que, pour les colonies, « les activités de leur association sont le signe de l’Église temporelle » (p. 969).
[166] Les historiens ont aussi expliqué la nature éminemment autosuffisante et profondément religieuse de la communauté huttérite :
[traduction] Les huttérites mènent une vie austère fondée sur la religion. Le divorce, la contraception et [. . .] le tabac et l’alcool leur sont strictement interdits. Les fidèles ne portent pas d’armes et ils s’abstiennent de voter et de remplir une charge publique. [. . .] Par contre, s’ils ne se mêlent pas à l’ensemble de la société canadienne, du même coup, ils en exigent très peu. Les huttérites ne deviennent jamais un fardeau pour la société : toutes les colonies prennent soin de leurs personnes âgées et handicapées et la plupart refusent même les chèques d’allocation familiale du gouvernement. Il semble que les huttérites ne commettent aucun crime grave.
. . .
. . . Les huttérites tiennent une école privée dans chaque colonie et respectent les normes minimales établies par la province [. . .] [et ils paient] l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les bénéfices des sociétés et les taxes scolaires . . .
. . .
En demeurant aussi discrets face au monde extérieur, les huttérites attirent peu l’attention. Toutefois, leur isolationnisme leur vaut de devenir facilement la cible des craintes et des appréhensions locales. . .
Leur façon de vivre à l’écart et différemment du reste de la population a fait des huttérites des boucs émissaires commodes.
(Morris Davis et Joseph F. Krauter, The Other Canadians : Profiles of Six Minorities (1971), p. 89, 96, 98 et 99)
[167] Laisser entendre, comme le fait la majorité, que les effets préjudiciables sont mineurs parce que les membres de la colonie pourraient simplement faire appel à un tiers pour leur transport ne tient pas compte de l’importance de cette autosuffisance pour l’intégrité autonome de leur communauté religieuse. Quand il faut faire des sacrifices importants pour pratiquer sa religion devant un fardeau imposé par l’État, l’absence de coercition dans le choix de pratiquer sa religion n’existe plus.
[168] Dans Edwards Books, le juge en chef Dickson a conclu que les entraves indirectes, mais non négligeables, à la pratique religieuse sont prohibées en vertu de la liberté de religion garantie par la Constitution (p. 758‑759). Et répétons que, dans Big M Drug Mart, il a souligné « la prééminence de la conscience individuelle et l’inopportunité de toute intervention gouvernementale visant à forcer ou à empêcher sa manifestation » (p. 346). Il a ajouté ce qui suit :
La coercition comprend non seulement la contrainte flagrante exercée, par exemple, sous forme d’ordres directs d’agir ou de s’abstenir d’agir sous peine de sanction, mais également les formes indirectes de contrôle qui permettent de déterminer ou de restreindre les possibilités d’action d’autrui. [p. 336‑337]
[169] Jeremy Webber prétend que le premier élément de la liberté de religion est l’absence de coercition, ce qui inclut
[traduction] à la fois l’absence de contrainte imposant l’observance d’une pratique religieuse et l’absence d’entrave à l’observance d’une pratique religieuse. C’est sur cette base que la liberté de religion a été acquise à l’origine. C’est toujours là l’essence de cette liberté.
(« Understanding the Religion in Freedom of Religion », dans P. Cane, C. Evans et Z. Robinson, dir., Law and Religion in Theoretical and Historical Context (2008), 26, p. 29)
[170] La photo obligatoire impérative est une forme de coercition indirecte qui place les membres de la colonie Wilson dans une situation intenable où ils doivent choisir soit de rester fidèles à leurs croyances religieuses, soit de renoncer à l’autosuffisance de leur communauté, une communauté qui a toujours préservé son autonomie religieuse grâce à son indépendance communautaire.
[171] J’avoue aussi une certaine réticence à l’égard de la façon dont les juges majoritaires apprécient la gravité de l’atteinte à la liberté de religion. Elle semble sous‑entendre qu’il faut examiner la validité constitutionnelle d’un programme gouvernemental « obligatoire » différemment de celle d’un programme gouvernemental « conditionnel » ou d’un « privilège ». En toute déférence, je trouve ce raisonnement troublant. Il est à la fois inédit et incompatible avec le principe énoncé dans Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, selon lequel « à partir du moment où l’État accorde effectivement un avantage, il est obligé de le faire sans discrimination » (par. 73).
[172] À mon avis, la question à trancher est celle de savoir si l’acte gouvernemental respecte la Constitution. La réponse à cette question ne devrait pas varier selon qu’il s’agit d’une loi, d’un règlement ou d’un permis. J’ai par ailleurs du mal à comprendre ce qu’on entend par un « privilège » dans le contexte des services dispensés par le gouvernement. Dès l’arrêt Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, la Cour a reconnu la grande importance que peut avoir un permis pour la vie ou la subsistance d’une personne et que le gouvernement doit exercer son pouvoir de délivrance de permis de façon équitable et conforme à la Constitution.
[173] Le fardeau de la preuve exigée pour l’application de l’article premier incombe clairement au gouvernement, qui doit demeurer rigoureusement tenu de s’en acquitter à chaque étape de l’analyse décrite dans Oakes, sans aucun allégement, quel qu’il soit. Le raisonnement des juges majoritaires — qui assujettit le droit à une distinction et une qualification abstraites de la nature de la mesure législative — crée, même involontairement, une hiérarchie juridique correspondant à différents niveaux d’examen, d’une rigueur décroissante. Cette démarche, non seulement ébranle et contredit la jurisprudence en matière de droits de la personne, mais risque vraisemblablement de réduire la pleine portée du droit à la liberté de religion garanti à l’al. 2a) de la Charte, en la rattachant à une stratification artificielle de l’action gouvernementale. (Voir la juge en chef McLachlin, « Freedom of Religion and the Rule of Law : A Canadian Perspective », dans Douglas Farrow, dir., Recognizing Religion in a Secular Society : Essays in Pluralism, Religion and Public Policy (2004), 12.)
[174] Le préjudice causé au droit que la Charte garantit aux huttérites est réel et facilement vérifiable, alors que, comme nous l’avons vu, l’avantage d’obtenir une photo des huttérites dans le but de réduire le vol d’identité ne l’est pas. Des centaines de milliers d’Albertains ne détiennent pas de permis de conduire et, par conséquent, leurs photos ne figurant pas dans la banque de données servant à la reconnaissance faciale ne peuvent aider à réduire au minimum du risque de vol d’identité. Je ne saisis pas en quoi l’ajout d’environ 250 photos des huttérites dans la banque de données contribuerait de façon appréciable à l’atteinte de l’objectif gouvernemental, en comparaison de la gravité de la violation de l’autonomie religieuse des huttérites.
[175] Reste la volonté de protéger les Albertains contre les dangers et les coûts découlant du vol d’identité au moyen de la photo obligatoire impérative par opposition au coût pour les huttérites, sur le plan de la religion et de la démocratie, du non‑respect de leurs droits constitutionnels. En l’espèce, l’atteinte au droit constitutionnel est substantielle, alors que les « coûts » pour le public ne le sont guère, sinon pas du tout.
[176] Vu la disproportion en l’espèce entre les effets préjudiciables de la photo obligatoire sur la liberté de religion et les effets bénéfiques minimes de l’imposition aux huttérites de l’obligation de se faire photographier, le gouvernement ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer que l’atteinte est justifiée au sens de l’article premier. La photo obligatoire impérative pour les titulaires de permis de conduire, sans possibilité d’exemption pour des motifs d’ordre religieux, est donc incompatible avec l’al. 2a) de la Charte.
[177] Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi, mais de suspendre la déclaration d’invalidité pour une période d’un an afin de donner à l’Alberta la possibilité d’apporter une modification adaptée à la situation.
Version française des motifs rendus par
Le juge Lebel (dissident) —
I. Introduction
[178] J’ai lu les motifs de la Juge en chef et ceux de ma collègue la juge Abella. Avec égards pour l’avis contraire, je suis d’accord avec les commentaires de la juge Abella sur la nature de la liberté de religion garantie à l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés. Je partage son opinion que le règlement contesté qui restreint la liberté de religion n’a pas été convenablement justifié par l’appelante au regard de l’article premier de la Charte. Par conséquent, comme elle le propose, je rejetterais le pourvoi et confirmerais la déclaration d’invalidité du règlement qui exige que les membres de la colonie huttérite se fassent photographier pour renouveler ou obtenir leur permis de conduire.
[179] Après avoir fait quelques brefs commentaires sur la liberté de religion, j’axerai mon analyse sur l’interprétation et l’application de l’article premier de la Charte. J’ai quelques préoccupations quant à la façon dont la Juge en chef structure et applique la méthode de justification requise par l’article premier ou le test de l’arrêt Oakes, ainsi qu’on l’appelle maintenant.
A. La liberté de religion
[180] La garantie constitutionnelle de la liberté de religion a donné lieu à de nombreux litiges depuis l’entrée en vigueur de la Charte. Le présent pourvoi fait ressortir des difficultés persistantes d’interprétation et d’application de cette garantie. Peut‑être les tribunaux ne seront‑ils jamais capables d’expliquer de manière complète et satisfaisante la signification de la religion pour l’application de la Charte. On aurait pu penser que la présence de la garantie relative à la liberté d’opinion, la liberté de conscience, la liberté d’expression et la liberté d’association aurait très bien pu suffire à protéger la liberté de religion. Cependant, les auteurs de la Charte ayant jugé bon de protéger expressément la liberté de religion, il convient d’attribuer un sens et un effet à cette garantie.
[181] Cette décision du constituant témoigne de la complexité et de la subtilité de la liberté de religion. Elle est l’expression du droit de croire ou de ne pas croire. Elle comprend aussi le droit de manifester ses croyances ou l’absence de celles‑ci, ou d’exprimer son désaccord avec les croyances d’autrui. Elle englobe en outre le droit d’établir et de maintenir une communauté, liée par une même foi, qui partage une vision commune de la nature de l’être humain, de l’univers et de leurs relations avec l’Être suprême dans plusieurs religions, surtout dans les trois grandes religions abrahamiques, soit le judaïsme, le christianisme et l’islam.
[182] La religion a trait aux croyances religieuses, mais aussi des rapports religieux. Le présent pourvoi fait ressortir l’importance de cet aspect. Il soulève des questions sur les croyances, mais aussi sur le maintien des communautés organisées autour d’une même foi. Nous discutons non seulement du sort d’un groupe d’agriculteurs, mais d’une communauté qui partage la même foi et un mode de vie qui est perçu par ses membres comme une façon de vivre cette foi et de la transmettre aux générations futures. Comme le souligne la juge Abella, les mesures réglementaires ont un effet non seulement sur le système de croyances des intimées, mais aussi sur la vie de leur communauté. Les motifs de la majorité sous‑estiment la nature et l’importance de cet aspect de la garantie relative à la liberté de religion. Cela peut expliquer le traitement plutôt superficiel des droits revendiqués par les intimées dans le cadre de l’analyse requise par l’article premier. Je vais maintenant examiner cet aspect de l’affaire.
B. L’article premier : le test de l’arrêt Oakes
[183] Le test énoncé dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, se situe au cœur du droit constitutionnel canadien depuis les débuts de la Charte. La plupart des poursuites fondées sur la Charte sont centrées sur l’application de ce test. L’issue des cas complexes repose souvent sur la question de savoir si la restriction à un droit est justifiée en regard de l’article premier. Dans Oakes, notre Cour a voulu donner un sens et une structure à l’affirmation générale et vague qui figure à l’article premier de la Charte, selon laquelle les droits constitutionnels peuvent être limités dans la mesure où la restriction est justifiée en conformité avec les valeurs démocratiques du Canada. Bien que les tribunaux aient eu du mal à l’appliquer ou à l’interpréter, le test de l’arrêt Oakes a résisté à l’épreuve du temps et il demeure un élément essentiel de l’ordonnancement constitutionnel des droits fondamentaux au Canada.
[184] Dans le contexte des valeurs de la société démocratique du Canada, les tribunaux se sont vu confier la responsabilité de trancher les conflits entre les autorités publiques et les citoyens, sous réserve de la disposition de dérogation ou d’exemption de l’art. 33 de la Charte (Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 496‑497). À sa façon, le critère de l’arrêt Oakes représente une autre tentative de déterminer pourquoi et en quoi une règle de droit peut être considérée équitable et s’il convient de l’appliquer. Il y a plusieurs siècles, Saint Thomas d’Aquin s’est penché sur la même question. Pour lui, une loi équitable était une loi qui poursuivait une fin légitime par des moyens raisonnables ou proportionnés. Les fardeaux imposés aux citoyens devraient être proportionnés (voir Thomas d’Aquin, Somme théologique (2003), t. 2, p. 606). À l’époque moderne, la même idée a présidé à la rédaction de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle a inspiré l’approche adoptée en droit international dans des domaines comme le droit de la guerre (voir D. M. Weinstock, « Philosophical Reflections on the Oakes Test », dans L. B. Tremblay et G. C. N. Webber, dir., La limitation des droits de la Charte : Essais critiques sur l’arrêt R. c. Oakes (2009), 115, p. 115‑116; aussi T. Hurka, « Proportionality in the Morality of War » (2005), 33 Phil. & Pub. Aff. 34; G. Van der Schyff, Limitation of Rights : A Study of the European Convention and the South African Bill of Rights (2005), p. 23‑27; M.‑A. Eissen, « The Principle of Proportionality in the Case‑Law of the European Court of Human Rights », dans R. St. J. Macdonald, F. Matscher et H. Petzold, dir., The European System for the Protection of Human Rights (1993), 125). Le principe de la proportionnalité se retrouve même dans le droit criminel canadien. Par exemple, la légitime défense, à l’art. 34 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, s’appuie sur la légitimité de l’objectif et la proportionnalité des moyens utilisés pour atteindre cet objectif.
[185] Le test de l’arrêt Oakes s’inscrit dans cette tradition juridique et philosophique. Il concerne essentiellement l’objectif et les moyens : la légitimité de l’objectif et la proportionnalité des moyens. L’utilisation de moyens proportionnés pour atteindre des objectifs légitimes justifiera une limitation des droits selon l’article premier.
[186] Il est bien connu que le test de l’arrêt Oakes impose à l’État le fardeau de démontrer l’existence d’un objectif urgent et réel. Il s’agit du volet du test qui porte sur l’objectif. Ensuite, l’État doit répondre aux exigences de la proportionnalité. Le premier élément du critère de la proportionnalité exige la présence d’un lien rationnel entre l’objectif et les moyens. Cet élément du critère porte nettement sur la nécessité ou l’utilité des moyens en rapport avec l’objectif. Une règle de droit qui ne contribue pas, d’une façon ou d’une autre, à la réalisation de l’objectif déclaré ne résistera pas à l’examen constitutionnel. Les tribunaux doivent ensuite examiner les moyens eux‑mêmes en se demandant s’ils portent une atteinte minimale au droit en cause (le critère de « l’atteinte minimale »). Enfin, la cour devra soupeser les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la mesure (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), vol. 2, section 38.8; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (5e éd. 2008), p. 975‑976). Les motifs de la Juge en chef privilégient le dernier élément de ce critère pour justifier le règlement contesté au regard de l’article premier.
[187] Il a parfois été dit qu’il fallait examiner le contexte au début de l’analyse afin de déterminer le degré de retenue dont les tribunaux devront faire preuve envers le législateur en appliquant le test de l’arrêt Oakes (Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877). On ne doit pas oublier une partie de ce contexte : le contexte constitutionnel en soi. La Charte est conçue pour défendre et protéger les droits constitutionnels. Le processus de justification prévu à l’article premier n’a pas été créé pour éviter l’application des droits constitutionnels chaque fois que l’occasion se présente. Au contraire, il vise à définir ces droits et à les concilier avec d’autres intérêts légitimes, ou même entre eux. Le fardeau de la justification incombe à l’État, mais je ne m’attarderai pas davantage, dans le cadre limité des présents motifs, sur la question épineuse de ce qui constitue une preuve ou une démonstration suffisante de la justification. Le processus de justification reflète aussi la vie démocratique d’un pays comme le Canada, soumis au principe de la primauté du droit, dans la tradition d’un gouvernement parlementaire, dans le cadre d’un gouvernement fédéral. L’article premier et le test de l’arrêt Oakes recherchent un juste équilibre entre la primauté du droit, les rôles des tribunaux, du Parlement ou des législatures, le pouvoir exécutif et la vie démocratique de notre pays. En définitive, lorsque survient un conflit qui ne peut être résolu, les tribunaux doivent essayer d’établir un juste équilibre entre les revendications concurrentes, en demeurant toujours conscients de leur place dans la sphère constitutionnelle et politique.
[188] De façon générale, les tribunaux ont rarement remis en cause l’objectif d’une loi ou d’un règlement dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier. Le seuil de justification demeure assez peu élevé et les mesures législatives n’ont à peu près jamais été invalidées en raison d’un objectif illégitime (Hogg, section 38.9b)). Le critère de l’objectif urgent et réel équivaut à un examen sommaire de la légitimité de l’objectif. Sa souplesse reflète la nécessité de ne pas évaluer trop rigoureusement les raisons de principe qui sous‑tendent une mesure législative. Il vaut mieux laisser ce soin au processus politique et parlementaire. La souplesse de l’analyse à ce stade découle aussi de la nature abstraite de l’objectif, que les tribunaux peuvent exprimer à [traduction] « divers degrés de généralité » (Hogg, section 38.9a); Thomson Newspapers, par. 125, le juge Bastarache). Comme, souvent, la loi ou le règlement n’énonce pas très clairement cet objectif, son identification et sa définition à ce stade de l’analyse relèvent souvent d’une construction judiciaire fondée sur la preuve disponible. La nature de cette partie du test de l’arrêt Oakes devrait mettre les tribunaux en garde contre l’attribution d’une importance exagérée au caractère sacré de l’objectif dans le cadre de l’analyse de la proportionnalité, au cours de laquelle sa nature et ses effets seront examinés plus minutieusement.
[189] La première partie du test de l’arrêt Oakes est étroitement liée à l’analyse de la proportionnalité. L’analyse du lien rationnel commande aux tribunaux de déterminer d’abord si les moyens choisis contribueront de quelque façon à la réalisation de l’objectif déclaré de la mesure législative. À ce stade également, les tribunaux ont rarement jugé les lois et les règlements déficients (Hogg, section 38.10a)).
[190] Ce constat sur les décisions en matière constitutionnelle ne signifie pas que les tribunaux n’interviendront jamais aux premières étapes ou qu’ils ne devraient pas le faire. Toutefois, cette situation confirme que, après presque 25 ans d’application de l’article premier dans la jurisprudence, la clé du problème se trouve dans ce que l’on pourrait appeler le cœur de l’analyse de la proportionnalité, soit le critère de l’atteinte minimale et la pondération des effets. C’est à ces étapes que les moyens sont remis en cause et que leur lien avec l’objectif législatif est mis à l’épreuve et examiné. C’est aussi à ces stades que l’objectif en soi doit être réévalué au regard des moyens choisis par le Parlement ou la législature.
[191] Un expert en droit constitutionnel, Peter Hogg, a souligné que les litiges relevant de l’article premier portaient en réalité sur l’atteinte minimale (sections 38.11a) et 38.12). Il y a plus qu’une part de vérité dans cette affirmation. Elle rend peut‑être compte de ce qui se passe vraiment dans le cadre d’un litige constitutionnel axé sur l’article premier et de l’analyse de la proportionnalité. En effet, je pense que cette analyse repose sur un lien étroit entre les deux dernières étapes du test de l’arrêt Oakes. Le but du tribunal est essentiellement le même aux deux étapes : établir un juste équilibre entre l’action étatique, la préservation des droits garantis par la Charte et la protection des droits ou des intérêts qui ne sont peut‑être pas protégés par la Constitution, mais qui possèdent toutefois une grande valeur ou importance sociales (voir S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi‑Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156, par. 65 et 72).
[192] Il peut être tentant de faire de nettes distinctions analytiques entre le critère de l’atteinte minimale et l’étape de la pondération des effets du test de l’arrêt Oakes. Mais l’examen de la justification d’une mesure attentatoire devrait conduire à une certaine remise en question de l’objectif à l’étape de l’analyse de la proportionnalité, afin de déterminer non seulement si une solution de rechange peut permettre d’atteindre l’objectif, mais aussi dans quelle mesure l’objectif en soi doit être réalisé. Cette partie de l’analyse peut confirmer la validité d’autres mesures moins attentatoires.
[193] L’attrait d’une nette distinction entre les deux étapes de l’analyse de la proportionnalité, l’atteinte minimale et la pondération des effets, s’intensifie peut‑être en raison des difficultés sémantiques associées au critère de l’atteinte minimale. Les tribunaux continuent d’employer le terme « minimal » pour définir le niveau d’atteinte acceptable, conformément au vocabulaire utilisé dans Oakes. Il s’agit d’un terme très fort qui semblait indiquer que l’État devrait démontrer, dans le processus de justification, que la mesure retenue était vraiment la moins attentatoire possible. Il devrait démontrer qu’il ne pouvait recourir à aucune mesure moins draconienne pour réaliser l’objectif législatif déclaré. Une application littérale d’un tel critère pourrait essentiellement amener les tribunaux à adopter une perspective libertaire suivant laquelle l’État ne devrait pas avoir de latitude et ses pouvoirs devraient être limités et définis restrictivement. Une telle interprétation de la Constitution pourrait constituer une entrave pour le Parlement et les législatures et cristalliser des arrangements constitutionnels constitués essentiellement de droits négatifs.
[194] En pratique, la jurisprudence de notre Cour confirme que le mot « minimal » ne doit pas être pris dans son sens ordinaire. Le test de l’arrêt Oakes a été rapidement réinterprété de sorte que, dans l’analyse de l’atteinte minimale, la question est devenue celle de savoir si la mesure choisie restreint le droit « aussi peu qu’il est raisonnablement possible de le faire », à l’intérieur d’une gamme de solutions raisonnables (R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 772, le juge en chef Dickson). L’analyse laisse une marge de manœuvre raisonnable à l’État (p. 795, le juge La Forest). Ainsi, nous en sommes toujours à utiliser des termes qui ne reflètent parfois plus la nature juridique d’un critère.
[195] Pour déterminer si la mesure s’inscrit dans une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux doivent soupeser l’objectif par rapport à l’ampleur de l’atteinte. Ils doivent considérer les solutions possibles dans les limites d’une Constitution démocratique. Une analyse plus poussée de l’objectif s’impose à ce stade de l’analyse de la proportionnalité. L’objectif déclaré n’est pas absolu et ne devrait pas être tenu pour acquis. De plus, les solutions de rechange ne devraient pas être évaluées selon une norme de compatibilité maximale avec l’objectif déclaré. Une solution de rechange peut être légitime même si elle ne permet plus la réalisation de l’objectif dans son intégralité. À ce stade de l’analyse de la proportionnalité, l’objet global de l’analyse requise par l’article premier reste le même : protéger les droits constitutionnels en cherchant une solution qui permettra d’établir un juste équilibre, même s’il faut, pour y arriver, interpréter plus restrictivement la portée et l’efficacité des objectifs de la mesure. Dans ce sens, les tribunaux doivent effectuer une analyse globale de la proportionnalité à l’aide de composantes juridiques et analytiques, qui demeurent étroitement liées.
[196] L’analyse de la proportionnalité témoigne de la nécessité de laisser une certaine latitude au gouvernement dans le choix des mesures. Cependant, l’examen de ces mesures doit aussi laisser aux tribunaux un degré de flexibilité dans l’évaluation des solutions de rechange susceptibles de permettre la réalisation de l’objectif et la mesure dans laquelle il doit être réalisé pour produire un juste équilibre entre l’objectif de l’État et les droits en cause.
[197] Tout compte fait, dans les motifs de la Juge en chef, l’objectif de la loi est considéré comme s’il devenait inattaquable lorsque les tribunaux entament l’analyse de la proportionnalité. Tout moyen qui ne permettrait pas de réaliser intégralement l’objectif serait exclu de la gamme des solutions raisonnables. À cet égard, les motifs semblent contradictoires. Ainsi, on lit au par. 54 que « [l]es moyens moins attentatoires qui ne lui permettraient pas de réaliser son objectif ne sont pas examinés à ce stade », c’est‑à‑dire au stade de l’atteinte minimale. Une telle approche limiterait considérablement la portée de l’examen judiciaire des mesures gouvernementales et la réduirait à une analyse de la concordance des mesures avec les objectifs. Toutefois, je remarque qu’ailleurs dans ses motifs la Juge en chef semble plus sensible à ce problème. Ainsi, on peut y déceler une indication que les mots « atteindre l’objectif », pourraient vouloir dire en fait chercher à savoir s’il existe un autre moyen d’atteindre l’objectif « de façon réelle et substantielle » (par. 55). Concrètement, ce que cela signifierait en réalité n’est pas aussi clair qu’on pourrait le souhaiter. Néanmoins, ce passage semble indiquer que, même au stade de l’atteinte minimale, l’objectif pourrait devoir être redéfini et circonscrit.
[198] En fait, on peut se demander comment pourrait‑on atteindre un objectif de façon réelle et substantielle sans lui donner une interprétation atténuée. D’ailleurs, une approche différente de l’interprétation et de l’application du test de l’arrêt Oakes semblerait difficile à concilier avec les décisions antérieures de notre Cour. Notre récent arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, donne un bon exemple d’une interprétation différente de la nature de l’analyse de la proportionnalité.
[199] Dans Charkaoui, notre Cour a annulé en partie, sur le fondement de l’art. 7, le régime des attestations de sécurité établi par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Elle a accepté que la sécurité du Canada et la protection des sources de renseignement constituaient des objectifs urgents et impérieux. Néanmoins, la Cour a conclu que des solutions de rechange pourraient protéger suffisamment les renseignements confidentiels. Malgré toute leur importance, les objectifs de la loi n’ont pas été considérés comme des objectifs absolus, devant être réalisés dans leur intégralité. En fait, ils ont été reformulés à un niveau inférieur à celui qu’aurait pu souhaiter l’État. La Cour a apprécié ensemble les objectifs, les moyens contestés et les solutions de rechange, comme éléments nécessaires d’une analyse homogène de la proportionnalité (par. 85‑87).
II. Conclusion
[200] À propos de l’issue du pourvoi, je suis d’accord avec les motifs de la juge Abella et, pour l’essentiel, avec son opinion quant à l’absence de justification du règlement au regard de l’article premier. Les droits religieux ne sont certes pas illimités. Ils peuvent devoir être limités au nom de valeurs sociales plus générales. Mais ils demeurent des droits fondamentaux protégés par la Constitution. Le gouvernement de l’Alberta devait établir que les restrictions au droit religieux étaient justifiées. Comme la juge Abella, je suis d’avis que le gouvernement de l’Alberta n’a pas réussi à démontrer que le règlement constitue une réponse proportionnée au problème social reconnu que constitue le vol d’identité.
[201] En outre, le permis de conduire que le gouvernement refuse de délivrer ne constitue pas un privilège. Il n’est pas accordé à la discrétion des gouvernements. Tout aspirant conducteur a le droit d’obtenir un permis s’il respecte les conditions nécessaires et possède les qualifications requises. Un tel permis, comme nous le savons, est souvent d’une importance capitale dans la vie quotidienne et c’est assurément le cas dans les zones rurales de l’Alberta. On pourrait concevoir d’autres solutions à la fraude d’identité qui se situeraient dans une gamme de mesures raisonnables et permettraient d’établir un juste équilibre entre les intérêts sociaux et constitutionnels en jeu. Il est impossible d’atteindre cet équilibre en minimisant les répercussions des mesures sur les croyances et pratiques religieuses des huttérites et en leur suggérant de s’en remettre aux chauffeurs de taxi et aux services de location de camions pour exploiter leurs fermes et préserver leur mode de vie. La sécurité absolue reste probablement impossible à atteindre dans une société démocratique. Restreindre de façon limitée l’objectif de la province de réduire au minimum le vol d’identité ne compromettrait pas indûment cet aspect de la sécurité des Albertains et s’inscrirait peut‑être dans la gamme des solutions de rechange raisonnables et constitutionnelles. De fait, l’objectif déclaré de la province n’est pas coulé dans le béton et n’a pas à être réalisé à tout prix. La mesure attentatoire a été mise en œuvre dans le but d’atteindre l’objectif hypothétique de réduire au minimum le vol d’identité en exigeant le permis de conduire avec photo. Mais le fait qu’un petit groupe de personnes détiennent un permis sans photo ne compromettra pas de façon importante la sécurité des Albertains. En revanche, le règlement contesté impose un lourd fardeau à un petit groupe de personnes. La photo obligatoire ne constitue donc pas une restriction proportionnée aux droits religieux en cause.
[202] Pour ces motifs et ceux de ma collègue la juge Abella, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Version française des motifs rendus par
[203] Le juge Fish (dissident) — À l’instar du juge LeBel, et pour les motifs qu’il expose, je suis d’accord avec la juge Abella et je suis d’avis de trancher le pourvoi comme ils le proposent.
Pourvoi accueilli, les juges LeBel, Fish et Abella sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Alberta Justice, Edmonton.
Procureurs des intimées : Peterson & Purvis, Lethbridge.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Ste‑Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Ministère du Procureur général, Victoria.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne : Commission ontarienne des droits de la personne, Toronto.
Procureurs des intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et l’Alliance des chrétiens en droit : Vincent Dagenais Gibson, Ottawa.