COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, [2010] 2 R.C.S. 310 |
Date : 20101008 Dossier : 32537 |
Entre :
Trent Terrence Sinclair
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, Directeur des poursuites pénales
du Canada, Criminal Lawyers’ Association of Ontario,
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et
Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement : (par. 1 à 75)
Motifs dissidents : (par. 76 à 122)
Motifs dissidents : (par. 123 à 227) |
La juge en chef McLachlin et la juge Charron (avec l’accord des juges Deschamps, Rothstein et Cromwell)
Le juge Binnie
Les juges LeBel et Fish (avec l’accord de la juge Abella) |
______________________________
R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, [2010] 2 R.C.S. 310
Trent Terrence Sinclair Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Directeur des poursuites pénales du Canada,
procureur général de l’Ontario, Criminal Lawyers’
Association of Ontario, Association des libertés civiles
de la Colombie-Britannique et Association
canadienne des libertés civiles Intervenants
Répertorié : R. c. Sinclair
2010 CSC 35
No du greffe : 32537.
2009 : 12 mai; 2010 : 8 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à l’assistance d’un avocat — Interrogatoire sous garde — Présence de l’avocat — Possibilité de consulter de nouveau l’avocat — Consultation par l’accusé de l’avocat de son choix avant l’interrogatoire de la police — Demandes répétées de consultation supplémentaire — Déclarations incriminantes faites pendant l’interrogatoire — Le détenu qui s’est vu accorder comme il se doit, dès le commencement de la détention, le droit à l’assistance d’un avocat possède‑t‑il en vertu de la Constitution le droit de consulter de nouveau un avocat pendant l’interrogatoire? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 10b).
Après avoir été arrêté pour meurtre, S a été informé de son droit à l’assistance d’un avocat et a parlé deux fois au téléphone à l’avocat de son choix. Il a ensuite eu un entretien avec un policier pendant plusieurs heures. Il a déclaré à maintes reprises au cours de l’entretien qu’il n’avait rien à dire sur les questions ayant trait à l’enquête et qu’il voulait parler de nouveau à son avocat. Le policier a confirmé que S avait le droit de choisir de parler ou de se taire, mais il a refusé de lui permettre de consulter de nouveau son avocat. Il lui a aussi dit qu’il n’avait pas droit à la présence d’un avocat pendant qu’on lui pose des questions. Le policier a poursuivi la conversation. Par la suite, S a avoué le meurtre. À la fin de l’entretien, la police a mis S dans une cellule avec un agent d’infiltration. Pendant qu’il était dans la cellule, S a fait d’autres déclarations incriminantes à cet agent. Plus tard, S a accompagné la police à l’endroit où la victime avait été tuée et a pris part à une reconstitution. Après un voir‑dire, le juge du procès a décidé que l’entretien, les déclarations faites à l’agent d’infiltration et la reconstitution étaient admissibles. Il a conclu que le ministère public avait établi hors de tout doute raisonnable leur caractère volontaire et que la police n’avait pas porté atteinte aux droits qui sont garantis à S par l’al. 10b) de la Charte. La Cour d’appel lui a donné raison.
Arrêt (les juges Binnie, LeBel, Fish et Abella sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Charron, Rothstein et Cromwell : L’alinéa 10b) de la Charte ne rend pas obligatoire la présence de l’avocat de la défense pendant toute la durée d’un interrogatoire sous garde. Les précédents vont à l’encontre de cette interprétation et le libellé de l’al. 10b) ne semble pas envisager une telle exigence. En outre, l’objet de l’al. 10b) n’exige pas la présence continue d’un avocat pendant toute la durée de l’entretien. Dans la plupart des cas, une première mise en garde, assortie d’une possibilité raisonnable de consulter un avocat lorsque le détenu invoque son droit, satisfait aux exigences de l’al. 10b). Toutefois, la police doit donner au détenu une autre possibilité de recevoir des conseils d’un avocat si des faits nouveaux au cours de l’enquête rendent cette mesure nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b).
Dans le contexte d’un interrogatoire sous garde, l’al. 10b) vise à étayer le droit du détenu de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière, en lui donnant accès à des conseils juridiques sur sa situation. Pour que cet objectif soit réalisé, le détenu doit être informé de son droit de consulter un avocat et, s’il en fait la demande, doit se voir offrir la possibilité d’en consulter un. Il est possible que, pour la réalisation de cet objectif, il faille accorder au détenu le droit de consulter de nouveau un avocat lorsque de nouveaux faits rendent cette mesure nécessaire, mais elle n’exige pas la présence continue de l’avocat pendant toute la durée de l’entretien. Bien sûr, rien n’empêche l’avocat d’être présent à l’interrogatoire avec le consentement de toutes les parties, comme cela se produit déjà. La police demeure libre de faciliter un tel arrangement si elle choisit de le faire, et le détenu pourrait vouloir demander, comme condition préalable à sa déclaration, la présence d’un avocat.
Une demande de consultation avec un avocat, à elle seule, ne suffit pas à redonner naissance au droit prévu à l’al. 10b). Pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b), il faut qu’il y ait un changement de circonstances tendant à indiquer que le choix qui s’offre au détenu a considérablement changé, de sorte qu’il a besoin d’autres conseils sur la nouvelle situation. Si les tactiques policières n’entraînent pas un tel changement, il est possible que le ministère public ne puisse pas établir hors de tout doute raisonnable qu’une déclaration subséquente était volontaire, ce qui la rendrait inadmissible. Mais il ne s’ensuit pas qu’il y a eu atteinte aux droits procéduraux conférés par l’al. 10b).
La jurisprudence reconnaît qu’un changement de circonstances peut résulter de l’une ou l’autre des situations suivantes : le détenu est soumis à des mesures additionnelles; un changement est survenu dans les risques courus par le détenu; il existe des raisons de croire que le détenu n’a peut‑être pas compris les conseils reçus au départ au sujet du droit à l’assistance d’un avocat. Ces catégories ne sont pas limitatives. Toutefois, il ne faudrait ajouter que les cas où il est nécessaire d’accorder une autre consultation pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b). Le changement de circonstances doit être objectivement observable pour donner naissance à de nouvelles obligations pour la police en matière de mise en application. Il ne suffit pas que le détenu affirme, après coup, qu’il avait besoin d’aide alors qu’il n’existe aucun élément objectif indiquant qu’une nouvelle consultation juridique était nécessaire pour lui permettre d’exercer un choix utile pour ce qui est de coopérer ou non à l’enquête policière.
S ne semble pas entrer dans l’une des catégories pour lesquelles le droit à une nouvelle consultation a été reconnu comme étant nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b). Il faut donc se demander s’il ressort de l’ensemble des circonstances que S a besoin de conseils juridiques supplémentaires pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b). La survenance de faits nouveaux au cours de l’enquête qui tendent à indiquer que le détenu ne comprend peut‑être pas ses choix et son droit au silence peut faire naître le droit à une nouvelle consultation avec un avocat prévu à l’al. 10b). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Il ressort clairement des conclusions de fait du juge du procès que S n’a jamais eu de doutes sur les choix qui s’offraient à lui sur le plan juridique et, en particulier, son droit constitutionnel de garder le silence. S a parlé deux fois à l’avocat de son choix. Les deux fois, il a déclaré à la police qu’il était satisfait de la communication. Dès le début de l’entretien, S a dit avoir été mis au courant de certains procédés que la police pourrait utiliser pour lui soutirer de l’information, notamment lui mentir, et avoir reçu comme conseil de ne pas discuter de quoi que ce soit d’important avec quiconque. Plus tard au cours de l’entretien, la police lui a confirmé à plusieurs reprises qu’il lui appartenait de décider s’il souhaitait parler ou se taire. La police n’a pas dénigré les conseils juridiques qu’il avait reçus et elle lui a confirmé à maintes reprises qu’il lui revenait de choisir de parler ou non. Il n’est survenu aucun changement de circonstances nécessitant une nouvelle consultation avec un avocat. Par conséquent, aucune violation de l’al. 10b) de la Charte n’a été établie.
Cette interprétation de l’al. 10b) ne donne pas carte blanche à la police, contrairement à ce qu’on a affirmé. Cet argument ne tient pas compte de l’exigence selon laquelle les confessions doivent être volontaires dans le sens large maintenant reconnu en droit. La police doit non seulement respecter les obligations qui lui incombent selon l’al. 10b), mais aussi conduire l’entretien en se conformant strictement à la règle des confessions. Toutefois, pour définir la portée du droit au silence reconnu à l’art. 7 et celle des droits connexes garantis par la Charte, il faut aussi tenir compte de l’intérêt de la société à ce que les crimes fassent l’objet d’une enquête et soient résolus. Affirmer qu’en soi le fait de poser des questions à un suspect va à l’encontre de la présomption d’innocence et de la protection contre l’auto‑incrimination est clairement contraire à la jurisprudence et à la pratique établies. La police a l’obligation d’enquêter sur les crimes présumés et, dans l’exercice de cette fonction, elle doit nécessairement interroger des sources d’information pertinentes, y compris les personnes soupçonnées ou même accusées d’avoir commis le crime présumé. Certes, la police doit respecter les droits que la Charte garantit à un individu, mais la règle selon laquelle elle doit automatiquement battre en retraite dès que le détenu déclare qu’il n’a rien à dire ne permet pas d’établir le juste équilibre entre l’intérêt public à ce que les crimes fassent l’objet d’une enquête et l’intérêt du suspect à ne pas être importuné.
Le juge Binnie (dissident) : Un détenu a droit à une ou plusieurs autres possibilités de recevoir des conseils d’un avocat au cours d’un entretien sous garde si sa demande cadre avec l’objet du droit garanti par l’al. 10b) (c.‑à‑d. satisfaire à un besoin d’assistance juridique et non retarder la pression policière ou s’y soustraire temporairement), et une telle demande est raisonnablement justifiée par les circonstances objectives qui étaient apparentes ou auraient dû l’être pour la police lors de l’interrogatoire.
En l’espèce, le refus initial de permettre à l’appelant de consulter de nouveau son avocat ne constituait pas une violation de la Charte. Cette violation s’est produite lorsque, après plusieurs heures de suggestions (subtiles et moins subtiles) et d’argument, le policier a parlé à S de la preuve qui le reliait au crime et S a réitéré à cinq reprises son désir de consulter son avocat avant de continuer. Le recours à la pression morale par la police est bien sûr tout à fait acceptable, mais S se demandait de toute évidence (comme en témoigne le fait qu’il a demandé à cinq reprises distinctes de pouvoir communiquer de nouveau avec son avocat) si les conseils initiaux de l’avocat (quels qu’ils soient) étaient toujours valables. S faisait face à une inculpation de meurtre au deuxième degré. On ne peut pas raisonnablement dire que les conseils juridiques qu’il a reçus en 360 secondes lors des deux appels téléphoniques initiaux avant que la police amorce son interrogatoire étaient suffisants pour entraîner l’extinction de la garantie que lui reconnaît l’al. 10b). Étant donné la révélation de nouveaux éléments d’information depuis le début de l’entretien, la demande de S de parler de nouveau à son avocat était raisonnable, et le refus de la part de la police de lui accorder cette nouvelle consultation constituait une violation de l’al. 10b).
En conséquence de la « trilogie de l’interrogatoire » — Oickle, Singh et le présent pourvoi — la police pourra désormais, semble‑t‑il, détenir un individu (présumé innocent), le garder en isolement pour lui poser des questions pendant au moins cinq ou six heures sans lui donner une possibilité raisonnable de consulter un avocat, et balayer pendant ce temps ses revendications du droit de garder le silence ou ses demandes de regagner sa cellule, dans le cadre d’une épreuve d’endurance au cours de laquelle les interrogateurs de la police, se relayant l’un l’autre, possèdent tous les atouts juridiques importants.
La communication entre l’avocat et son client est la condition préalable à la capacité de l’avocat de fournir une assistance. La qualité des conseils dépend entièrement des renseignements sur lesquels ils sont fondés. Dans le cas de l’al. 10b), l’avocat ne peut pas travailler dans un vide informationnel sans possibilité de même avoir une idée générale du déroulement de la situation dans la salle d’interrogatoire. Jusqu’à ce que l’avocat soit au courant de cette situation, il risque de ne pas être en mesure de fournir une assistance utile — et le détenu risque d’être privé d’une telle assistance — au‑delà de ce qu’un message enregistré pourrait accomplir : « Vous avez joint la boîte vocale de l’avocat. Ne dites pas un mot. Pour entendre de nouveau ce message, faites le 1. » En l’espèce, l’évolution de la situation a produit des renseignements dont l’avocat avait besoin pour faire son travail.
De toute façon, la justification de consultations supplémentaires doit reposer sur un fondement objectif, y compris les facteurs suivants : la portée de la communication antérieure avec l’avocat; la durée de l’entretien au moment de la demande; l’ampleur des autres renseignements (vrais ou faux) fournis au détenu par la police au sujet de l’affaire pendant l’interrogatoire, dont il est raisonnable de croire qu’elle peut amener le détenu à penser que les conseils reçus lors de la consultation initiale ont peut‑être perdu de leur pertinence en raison de la tournure des événements; l’existence de circonstances pressantes incitant fortement à ne pas retarder l’interrogatoire; la survenance d’un incident de nature juridique au cours de l’interrogatoire; l’état psychologique et physique du détenu, dans la mesure où cet état est apparent ou devrait l’être pour l’interrogateur.
La police tout d’abord traitera de la demande du détenu fondée sur l’al. 10b). Pour décider s’il y a lieu d’y donner suite, elle doit s’en remettre à son jugement, mais une telle décision n’est pas plus difficile que bien d’autres décisions qu’elle doit prendre dans le cadre de son travail. La police est couramment aux prises avec des normes constitutionnelles et d’autres aspects de la « raisonnabilité », et il n’y a aucune raison qu’elle ne puisse pas faire preuve du même degré de professionnalisme lorsqu’il s’agit de juger du caractère raisonnable d’une demande de consultation supplémentaire. Il ne fait aucun doute qu’une interprétation tronquée de l’al. 10b) faciliterait la tâche de la police. L’existence de droits pendant l’interrogatoire lui rendra toujours la vie plus difficile que l’absence de droits. La Charte est rédigée en termes généraux. Les litiges sont inévitables. Le système de justice criminelle fonctionnerait peut‑être plus en douceur et plus efficacement du point de vue des autorités chargées de la répression du crime s’il n’y avait pas de Charte, mais tant que la Charte existe, le droit garanti par l’al. 10b) doit recevoir, comme les autres droits prévus par la Charte, une interprétation large qui soit compatible avec son objet. S’il faut du temps pour en déterminer la portée exacte, qu’il en soit ainsi.
Enfin, les aveux ultérieurs de S devant un agent d’infiltration placé dans sa cellule faisaient partie de la même opération ou de la même ligne de conduite que la déclaration au policier chargé de l’interrogatoire et étaient par conséquent viciés, étant donné le lien explicite entre le motif ayant amené S à se confesser dans sa cellule et le fait qu’il venait de capituler dans la salle d’interrogatoire. Cela vaut aussi pour la reconstitution. Sans la déclaration initiale au policier, elle n’aurait pas eu lieu. Ce lien de causalité suffit à établir l’existence du lien requis. La déclaration à l’agent d’infiltration et la preuve émanant de la reconstitution sont liées à la violation antérieure de l’al. 10b) et ont par conséquent été obtenues en violation de la Charte. Ces éléments de preuve devraient être écartés en application du par. 24(2) compte tenu de la présomption générale d’exclusion des déclarations obtenues d’une façon inconstitutionnelle.
Les juges LeBel, Fish et Abella (dissidents) : Le droit de S à l’assistance d’un avocat a été violé du fait que les policiers l’ont empêché d’obtenir les conseils juridiques auxquels il avait droit. L’accès à l’assistance de son avocat aurait atténué les conséquences des efforts acharnés et habiles que déployait la police afin d’obtenir des aveux de sa part. Cette violation du droit de S à l’assistance d’un avocat a touché l’essentiel du droit de ne pas s’incriminer que l’al. 10b) vise à protéger. Dans notre système de justice criminelle, la preuve de la culpabilité de l’accusé incombe exclusivement à l’État. Ce principe de base s’exprime dans la présomption d’innocence et dans le droit au silence, que la Constitution protège tous deux. Ces principes entraînent comme conséquence nécessaire qu’un détenu sous le contrôle de la police n’est pas tenu de coopérer à une enquête policière ou de participer à un interrogatoire.
Tant la simple lecture de l’al. 10b) qu’une interprétation téléologique de cette disposition favorisent une conception large du droit « à l’assistance d’un avocat », qui ne se limite pas à une consultation unique avec un avocat, surtout lorsque la brève consultation est suivie d’un long interrogatoire, mené par un enquêteur habile et expérimenté.
Ensemble, le droit de garder le silence, le droit à la protection contre l’auto‑incrimination et la présomption d’innocence garantissent que les suspects n’assument aucune obligation de participer à l’établissement de la preuve contre eux. Confronté à des fragments d’éléments de preuve incriminants, fictifs ou réels, le détenu risque de se persuader à tort de la futilité de l’exercice de son droit au silence et que le conseil de garder le silence donné au départ par l’avocat n’est maintenant plus pertinent. Il est possible que, dans l’ignorance des conséquences, le détenu se sente obligé de faire une déclaration incriminante que la police n’est pas en droit d’obtenir. Même si une telle approche peut sembler paradoxale au détenu dépourvu de formation juridique, il vaut souvent mieux garder le silence devant la preuve présentée et laisser au tribunal le soin d’en déterminer l’admissibilité et la force probante, et résister à l’inévitable tentation de mettre un terme à l’interrogatoire en faisant la déclaration incriminante que les enquêteurs cherchent à obtenir. L’accès à un avocat revêt donc une importance capitale à ce stade pour garantir, dans la mesure du possible, le respect des droits constitutionnels du détenu et pour lui donner le sentiment de sécurité que la représentation juridique est censée procurer. Mais il demeure dans l’intérêt de la société que les droits constitutionnels soient respectés à l’étape préalable au procès, puisqu’ils garantissent l’intégrité du processus criminel du début à la fin. Dans ces circonstances, le rôle de l’avocat ne se limite pas à rappeler au détenu son droit au silence, mais consiste aussi à lui expliquer pourquoi et comment ce droit devrait et pourrait être exercé efficacement.
L’assistance d’un avocat est non seulement un droit reconnu aux détenus en vertu de l’al. 10b) de la Charte, mais aussi un droit accordé à tous les accusés par la common law, le Code criminel ainsi que l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte. Il ne s’agit pas simplement du droit à l’assistance d’un avocat, mais du droit à l’assistance effective d’un avocat, que, du reste, notre Cour a qualifié de principe de justice fondamentale. Ce droit n’a pas été donné aux suspects et aux personnes accusées d’un crime à la condition qu’ils ne l’exercent pas lorsqu’ils ont le plus besoin de sa protection — surtout au stade de l’interrogatoire, un moment de vulnérabilité particulière et de risque spécialement élevé pour eux.
Il faut éviter de saper le droit de ne pas s’incriminer et le droit au silence en adoptant une approche en matière d’enquêtes criminelles — en particulier d’interrogatoires — qui privilégierait l’apparente efficacité policière aux dépens de la protection des droits garantis par la Constitution. Le droit à l’assistance d’un avocat et, par extension, son exercice utile ne peuvent être subordonnés à l’opinion d’un enquêteur quant à son opportunité ou son utilité. La police n’est pas autorisée en common law ou par la loi — et encore moins par la Constitution — à empêcher ou entraver l’exercice effectif par les détenus de leur droit au silence ou de leur droit à l’assistance d’un avocat, ni à les contraindre, contre leur volonté clairement exprimée, à participer à des interrogatoires jusqu’aux aveux.
En l’espèce, tant la déclaration de S à l’agent d’infiltration que sa participation à la reconstitution étaient inextricablement liées à sa confession initiale, et ont donc elles aussi été obtenues en violation de l’al. 10b).
Ces éléments de preuve devraient être écartés en application du par. 24(2) de la Charte. La violation du droit à l’assistance d’un avocat qui est garanti par la Constitution à S était sérieuse et ne représentait pas une simple violation technique. Il est presque impossible d’imaginer un cas où une violation de la Charte aurait une incidence plus grande sur les droits protégés d’une personne. À un moment où sa liberté était en jeu, S s’est vu refuser l’accès à l’assistance d’un avocat dont il avait désespérément besoin. Cette privation inconstitutionnelle d’un droit a eu pour résultat direct de faire fléchir S face à des questions incessantes et de l’amener à s’incriminer. Si on lui avait donné la possibilité de consulter son avocat, l’issue aurait sans doute été bien différente. L’incidence de la violation a donc porté atteinte au cœur même des protections juridiques auxquelles nous attachons le plus grand prix : le droit de garder le silence et la protection contre l’auto‑incrimination. Enfin, l’infraction dont il est question en l’espèce — le meurtre — est d’une gravité extrême. Mais, d’autre part, le droit qui est protégé revêt une importance capitale. Malgré l’intérêt de la société à ce qu’une affaire soit jugée au fond, il arrive, comme c’est le cas en l’espèce, que cet intérêt doive céder le pas à la protection des droits les plus fondamentaux dans le système de justice criminelle.
Par conséquent, la preuve devrait être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.
Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin et la juge Charron
Distinction d’avec l’arrêt : R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405; arrêts mentionnés : R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435; R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138; R. c. Friesen (1995), 101 C.C.C. (3d) 167; R. c. Mayo (1999), 133 C.C.C. (3d) 168; R. c. Ekman, 2000 BCCA 414, 146 C.C.C. (3d) 346; R. c. Osmond, 2007 BCCA 470, 227 C.C.C. (3d) 375, autorisation d’appel refusée, [2008] 1 R.C.S. xii; Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966); Escobedo c. Illinois, 378 U.S. 478 (1964); California c. Beheler, 463 U.S. 1121 (1983); Yarborough c. Alvarado, 541 U.S. 652 (2004); R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; Harris c. New York, 401 U.S. 222 (1971); Oregon c. Hass, 420 U.S. 714 (1975); United States c. Patane, 542 U.S. 630 (2004); R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660; R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433; R. c. Logan (1988), 46 C.C.C. (3d) 354; R. c. Wood (1994), 94 C.C.C. (3d) 193; R. c. Gormley (1999), 140 C.C.C. (3d) 110; R. c. Baidwan, 2001 BCSC 1412, [2001] B.C.J. No. 3073 (QL), conf. par 2003 BCCA 351 (CanLII); R. c. Bohnet, 2003 ABCA 207, 111 C.R.R. (2d) 131; R. c. Anderson, 2009 ABCA 67, 243 C.C.C. (3d) 134; R. c. Weeseekase, 2007 SKCA 115, 228 C.C.C. (3d) 117; R. c. R. (P.L.) (1988), 44 C.C.C. (3d) 174; R. c. Badgerow, 2008 ONCA 605, 237 C.C.C. (3d) 107; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206; R. c. Prosper, [1994] 3 R.C.S. 236; R. c. Willier, 2010 CSC 37, [2010] 2 R.C.S. 429; R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368; R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3.
Citée par le juge Binnie (dissident)
R. c. Phillion, 2009 ONCA 202, 241 C.C.C. (3d) 193; Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383; R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173; Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2; R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445; R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3; R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405; Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640; R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966); R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Clayton, 2007 CSC 32, [2007] 2 R.C.S. 725; R. c. Waugh, 2010 ONCA 100, 251 C.C.C. (3d) 139; R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659; R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353.
Citée par les juges LeBel et Fish (dissidents)
R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405; R. c. Logan (1988), 46 C.C.C. (3d) 354; R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Rowbotham (1988), 41 C.C.C. (3d) 1; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; Woolmington c. Director of Public Prosecutions, [1935] A.C. 462; R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640; R. c. Turcotte, 2005 CSC 50, [2005] 2 R.C.S. 519; R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173; Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873; R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368; R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3; R. c. McCrimmon, 2010 CSC 36, [2010] 2 R.C.S. 402; R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659; Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2; R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3; R. c. Clayton, 2007 CSC 32, [2007] 2 R.C.S. 725; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Yeh, 2009 SKCA 112, 337 Sask. R. 1; Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966); R. c. Charron (1990), 57 C.C.C. (3d) 248; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 8, 10, 11, 13, 24(2).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 684(1).
Crimes Act 1914 (Austr.), partie IC, art. 23G, 23L.
Criminal Justice and Public Order Act 1994 (R.-U.), 1994, ch. 33.
Law Enforcement (Powers and Responsibilities) Act 2002 (N.-G.S.), art. 123.
Police and Criminal Evidence Act 1984 (R.‑U.), 1984, ch. 60, art. 58, 66.
Police Powers and Responsibilities Act 2000 (Qld.).
Doctrine citée
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Hall, Lowry et Frankel), 2008 BCCA 127, 252 B.C.A.C. 288, 422 W.A.C. 288, 169 C.R.R. (2d) 232, [2008] B.C.J. No. 502 (QL), 2008 CarswellBC 573, qui a confirmé une décision du juge Powers, 2003 BCSC 2040, [2003] B.C.J. No. 3258 (QL), 2003 CarswellBC 3841. Pourvoi rejeté, les juges Binnie, LeBel, Fish et Abella sont dissidents.
Gil D. McKinnon, c.r., et Lisa J. Helps, pour l’appelant.
M. Joyce DeWitt‑Van Oosten et Susan J. Brown, pour l’intimée.
David Schermbrucker et Christopher Mainella, pour l’intervenant le Directeur des poursuites pénales du Canada.
John S. McInnes et Deborah Krick, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
P. Andras Schreck et Candice Suter, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
Warren B. Milman et Michael A. Feder, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
Jonathan C. Lisus, Alexi N. Wood et Adam Ship, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par
La Juge en chef et la juge Charron —
I. Aperçu
[1] Le présent pourvoi et les pourvois connexes portent sur la nature et les limites du droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il s’agit de déterminer si le détenu qui s’est vu accorder comme il se doit, dès le commencement de la détention, les droits prévus à l’al. 10b) possède en vertu de la Constitution le droit de consulter de nouveau un avocat pendant l’interrogatoire.
[2] Nous concluons que l’al. 10b) ne rend pas obligatoire la présence de l’avocat de la défense pendant tout l’interrogatoire sous garde. Nous concluons en outre que, dans la plupart des cas, une première mise en garde, assortie d’une possibilité raisonnable de consulter un avocat lorsque le détenu invoque son droit, satisfait aux exigences de l’al. 10b). Toutefois, la police doit donner au détenu une autre possibilité de recevoir des conseils d’un avocat si des faits nouveaux au cours de l’enquête rendent cette mesure nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir au détenu des conseils juridiques sur son droit de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière. À ce jour, ce principe a entraîné la reconnaissance du droit à une deuxième consultation avec un avocat lorsqu’un changement de circonstances résulte de l’une ou l’autre des situations suivantes : le détenu est soumis à des mesures additionnelles; un changement est survenu dans les risques courus par le détenu; il existe des raisons de croire que les renseignements fournis initialement comportent des lacunes. Ces catégories ne sont pas limitatives.
[3] En l’espèce, il n’est pas satisfait au test visant à déterminer si les circonstances justifient une deuxième consultation. Avant l’entretien, M. Sinclair a été informé de son droit à l’assistance d’un avocat et a parlé deux fois à l’avocat de son choix. Dès le début de l’entretien, il a dit avoir été mis au courant de certains procédés que la police pourrait utiliser pour lui soutirer de l’information, notamment lui mentir, et avoir reçu comme conseil de ne pas discuter de quoi que ce soit d’important avec quiconque. Plus tard au cours de l’entretien, la police lui a confirmé à plusieurs reprises qu’il lui appartenait de décider s’il souhaitait parler ou se taire. Il n’est survenu aucun changement de circonstances nécessitant une nouvelle consultation avec un avocat. Par conséquent, nous concluons qu’aucune atteinte au droit à l’assistance d’un avocat, garanti par l’al. 10b) de la Charte, n’a été établie et qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi.
II. Les faits
[4] L’appelant, M. Sinclair, a été accusé du meurtre au deuxième degré de Gary Grice, survenu le 21 novembre 2002, et a finalement été reconnu coupable par un jury d’homicide involontaire. Les événements dont il est question en l’espèce se sont produits après l’arrestation de M. Sinclair, au petit matin du samedi 14 décembre 2002, par des membres du détachement de la GRC à Vernon (C.‑B.).
[5] Dès son arrestation, M. Sinclair a été informé qu’il était arrêté pour le meurtre de M. Grice, qu’il avait le droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat, qu’il pouvait appeler l’avocat de son choix et qu’il était possible de consulter gratuitement un avocat de l’aide juridique. Lorsqu’on lui a demandé s’il voulait appeler un avocat, M. Sinclair a répondu : [traduction] « Pas pour l’instant » (d.a., p. 524). Il a ensuite été conduit au détachement de la GRC, ayant reçu l’assurance qu’il aurait de nouveau l’occasion de communiquer avec un avocat une fois sur place.
[6] Après sa mise en détention, on a demandé encore une fois à M. Sinclair s’il voulait exercer son droit à l’assistance d’un avocat. Cette fois-ci, il a répondu au caporal Leibel qu’il voudrait parler avec un avocat nommé Victor S. Janicki, dont il avait retenu les services pour le défendre dans une autre affaire. La police a fait l’appel et l’appelant a parlé avec Me Janicki pendant environ trois minutes dans une pièce fermée. Le caporal Leibel a demandé à l’appelant s’il était satisfait de l’appel, ce à quoi M. Sinclair a répondu : [traduction] « Ouais, il va s’occuper de mon dossier » (d.a., p. 126).
[7] Environ trois heures plus tard, le caporal Leibel a téléphoné à Me Janicki pour savoir s’il venait au poste de police pour rencontrer l’appelant. Me Janicki a dit qu’il ne viendrait pas parce qu’il n’avait pas encore reçu le mandat de représentation de l’aide juridique, mais il a demandé à reparler à l’appelant. Un autre appel de trois minutes s’en est suivi, là encore l’appelant se trouvait dans une pièce fermée. Et, une fois de plus, il a dit au caporal Leibel qu’il était satisfait de l’appel.
[8] Plus tard ce jour‑là, le sergent Skrine a eu un entretien avec M. Sinclair pendant environ cinq heures. Auparavant, il a obtenu la confirmation de M. Sinclair qu’il avait été avisé de son droit à l’assistance d’un avocat et qu’il l’avait exercé. Il a aussi averti M. Sinclair qu’il n’était pas obligé de parler et l’a informé que l’entretien était enregistré et pouvait être utilisé devant les tribunaux. Peu après, comme le sergent Skrine commençait à lui poser des questions parfaitement anodines sur son passé et son éducation, M. Sinclair a déclaré n’avoir rien à dire : [traduction] « jusqu’à ce que mon avocat soit là et me dise ce qui se passe et tout, comme . . . » (d.a. compl., p. 3). Le sergent Skrine a répondu [traduction] « très bien » et a confirmé que M. Sinclair avait bel et bien le droit de ne pas parler. Il a ajouté que, de la façon dont il comprenait le droit canadien, M. Sinclair avait le droit de consulter son avocat, mais qu’il n’avait pas droit à la présence d’un avocat pendant qu’on lui pose des questions. L’appelant a semblé accepter cette proposition et l’entretien s’est poursuivi alors que le sergent Skrine tentait de gagner la confiance de M. Sinclair tout en recueillant des renseignements préliminaires.
[9] Peu de temps après, M. Sinclair a de nouveau déclaré qu’il était mal à l’aise d’être questionné en l’absence de son avocat. Le sergent Skrine lui a répété qu’il avait le droit de choisir de parler ou de se taire. Il a aussi indiqué qu’il estimait que le droit de M. Sinclair à l’assistance d’un avocat avait déjà été respecté puisque ce dernier avait déjà eu la possibilité de téléphoner. Cette explication a semblé contenter M. Sinclair à ce moment‑là et les questions préliminaires se sont poursuivies.
[10] Plus tard, lorsque le sergent Skrine a commencé à poser des questions sur le lieu du crime et a annoncé à l’appelant qu’on savait que c’était le sang de M. Grice qui était sur le tapis de sa chambre d’hôtel, M. Sinclair a déclaré : [traduction] « Et bien, je choisis de ne rien dire pour le moment » (d.a. compl., p. 43). Le sergent Skrine a répondu : [traduction] « Très bien », et a continué à dévoiler des détails de l’enquête. Peu après, M. Sinclair a répété qu’il [traduction] « ne parlait pas pour l’instant » et qu’il voulait consulter son avocat à ce sujet. Le sergent Skrine lui a indiqué qu’il lui revenait de décider de parler ou non. L’entretien s’est ainsi poursuivi pendant un certain temps. En tout, M. Sinclair a successivement exprimé quatre ou cinq fois le désir de parler à son avocat et son intention de garder le silence au sujet de son implication dans le meurtre. Chaque fois, le sergent Skrine a souligné que c’était à M. Sinclair de décider de parler ou non. À l’une de ces occasions, celui-ci a exprimé son incertitude sur ce qu’il devait faire :
[traduction] Je ne sais pas quoi faire maintenant. Et c’est pourquoi je dis que je veux attendre et réfléchir, me remettre les idées en place et parler à mon avocat et parler à des gens, je [. . .] et vous ne semblez pas comprendre ça non plus. C’est comme okay, tout va bien. Je sais que vous essayez de faire votre travail. Et je pense que vous faites du bon travail, c’est juste que je ne sais pas quoi dire en ce moment. [d.a. compl., p. 77]
[11] Le sergent Skrine a finalement commencé à obtenir le genre de réponses qu’il voulait. M. Sinclair a déclaré : [traduction] « Vous connaissiez déjà toutes les réponses avant de m’amener ici », et il a commencé à révéler ce qui s’était passé entre M. Grice et lui (d.a. compl., p. 85). Selon l’appelant, les deux hommes avaient consommé de l’alcool et M. Grice avait pris de la cocaïne, dans la chambre d’hôtel de M. Sinclair. Ils étaient tous les deux ivres. À un certain moment, M. Grice s’est approché de l’appelant, un couteau à la main. Ce dernier pensait que M. Grice voulait de l’argent pour une autre dose et a réagi en le frappant à la tête avec une poêle à frire. Ils se sont battus et l’appelant a fini par poignarder M. Grice à plusieurs reprises et par lui trancher la gorge. Il a jeté le corps et la literie tachée de sang dans une benne.
[12] Plus tard, la police a mis M. Sinclair dans une cellule avec un agent d’infiltration. Quand l’agent a fait observer que M. Sinclair avait été questionné longtemps, celui‑ci a répondu : [traduction] « Ils m’ont eu. Ils ont le corps, les draps, le sang, les fibres du tapis, des témoins. Je vais être en taule pour longtemps, mais je suis soulagé » (d.a., p. 14). Il a expliqué qu’il n’aurait plus à vivre dans la crainte d’être arrêté par la police.
[13] M. Sinclair a également accompagné la police à l’endroit où M. Grice avait été tué et a pris part à une reconstitution.
III. Historique judiciaire
A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique (le juge Powers), 2003 BCSC 2040 (CanLII)
[14] Au procès, on a tenu un voir‑dire pour déterminer l’admissibilité des déclarations de M. Sinclair en common law et selon la Charte.
[15] Le juge du procès a conclu que le ministère public avait établi hors de tout doute raisonnable le caractère volontaire des trois déclarations (l’entretien initial, l’échange avec l’agent d’infiltration et la reconstitution). Il a d’ailleurs noté que leur caractère volontaire n’a pas été contesté sérieusement. Elles étaient donc admissibles en common law. Quant à la demande fondée sur l’al. 10b) de la Charte, le juge du procès a conclu que le droit de M. Sinclair à l’assistance d’un avocat avait été respecté puisque ce dernier a fait des appels téléphoniques avant l’entretien. Il a expliqué que [traduction] « lorsqu’une personne a été informée des droits qui lui sont garantis par l’al. 10b), qu’elle a exercé le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat, [. . .] la police peut poursuivre l’entretien » (par. 115). En l’absence de changement de circonstances, comme un changement du risque ou une indication que le détenu ne comprend pas ses droits, il convient de se demander, lorsque les demandes répétées d’une personne de communiquer de nouveau avec un avocat ont été ignorées, si la volonté du détenu a été ébranlée au sens de la règle des confessions. L’alinéa 10b) n’offre aucune autre protection dans de telles circonstances. Les déclarations ont été admises et M. Sinclair a été reconnu coupable d’homicide involontaire.
B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Hall, Lowry et Frankel), 2008 BCCA 127, 169 C.R.R. (2d) 232
[16] En appel, M. Sinclair a fait valoir que le juge du procès a commis une erreur en concluant qu’il n’y a pas eu atteinte à son droit à l’assistance d’un avocat. Selon M. Sinclair, le refus du sergent Skrine de donner suite à ses demandes répétées de parler à son avocat au cours de l’entretien constituait une violation de l’al. 10b). M. Sinclair n’a pas contesté la conclusion du juge du procès que ses déclarations étaient volontaires.
[17] Dans l’arrêt unanime qu’il a rédigé au nom de la Cour d’appel, le juge Frankel a souscrit à l’énoncé du droit du juge du procès ainsi qu’à l’application qu’il en a faite en l’espèce. Se fondant sur un arrêt récent de la Cour, R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, il a souligné que le droit à l’assistance d’un avocat doit être interprété en corrélation avec le droit au silence, auquel il donne appui. Si, comme il est indiqué dans Singh, les détenus n’ont pas le droit de mettre fin unilatéralement aux questions en invoquant le droit au silence, un tel droit ne peut se dégager de l’al. 10b). Le juge Frankel explique :
[traduction] Le droit à l’assistance d’un avocat vise à ce que les détenus reçoivent des conseils juridiques immédiats pour pouvoir faire des choix éclairés dans leurs rapports avec la police. Comme l’indiquent les arrêts Hebert et Singh, une fois que le détenu a exercé son droit à l’assistance d’un avocat, la police peut utiliser des moyens légitimes pour l’encourager à parler. Je ne vois aucune raison de principe pour donner au détenu, qui n’a pas le droit de mettre fin à un entretien à des fins d’enquête en disant « je désire garder le silence », le droit péremptoire de le faire en affirmant « je veux reparler à mon avocat. » [par. 40]
Des circonstances spéciales, comme un changement net du risque, entraîneraient une nouvelle possibilité de consulter un avocat, mais ce n’est pas le cas en l’espèce. Par conséquent, peu importe le nombre de fois que M. Sinclair a demandé à consulter un avocat. L’appel de M. Sinclair a été rejeté et sa déclaration de culpabilité, confirmée.
[18] Devant la Cour, M. Sinclair reprend la thèse générale défendue en Cour d’appel selon laquelle l’al. 10b) de la Charte impose à la police l’obligation d’arrêter de questionner le détenu qui a déjà invoqué son droit à l’assistance d’un avocat s’il exprime le souhait de lui parler de nouveau. Il fait en outre valoir que l’al. 10b) exige que la police accède à la demande du détenu qui réclame la présence d’un avocat durant un interrogatoire sous garde.
IV. Analyse
A. Le libellé de l’al. 10b) de la Charte
[19] L’alinéa 10b) de la Charte dispose que chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention, « d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat » (« retain and instruct counsel without delay »).
[20] M. Sinclair soutient qu’il ressort du libellé même de l’al. 10b) que le droit de recourir à l’assistance d’un avocat n’est pas limité à une consultation initiale et préliminaire. L’alinéa 10b) porte sur le droit, en cas d’arrestation ou de détention, « d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat ». Même si le texte révèle clairement que le droit découle de la détention, rien n’indique à première vue à quel moment il s’éteint. On fait valoir que, certes l’expression anglaise, « retain and instruct », peut vraisemblablement être interprétée de manière à sous-entendre un droit continu, mais la version française de l’al. 10b) le fait ressortir encore davantage (« avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat »). On soutient que le mot « assistance » suppose le droit de recourir en tout temps à l’aide d’un avocat.
[21] Pour faire contrepoids à ces arguments, le ministère public affirme que l’expression anglaise « on arrest or detention » indique un moment en particulier, et non un continuum. Il reconnaît que l’expression « recours [. . .] à l’assistance » et le terme anglais « retain » peuvent laisser entendre une continuité. Cependant, on peut considérer que « sans délai » indique une période précise peu de temps après l’arrestation ou la détention.
[22] Le contexte textuel de l’art. 10 n’aide guère à trancher le débat en ce qui a trait à la question de savoir si l’al. 10b) confère des droits initiaux ou des droits continus. L’alinéa 10a) accorde le droit, en cas d’arrestation ou de détention, « d’être informé dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation ou de sa détention ». Cela impose manifestement l’obligation d’informer le détenu à un moment en particulier; la police n’est pas tenue de transmettre cette information plus d’une fois, à moins d’un changement des motifs mêmes : R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869. Le droit d’habeas corpus prévu à l’al. 10c), par contre, est de toute évidence un droit continu.
[23] Nous concluons que le libellé de l’al. 10b) ne règle pas la question dont nous sommes saisis. Une analyse téléologique plus poussée s’impose.
B. L’objet de l’al. 10b) de la Charte
[24] L’alinéa 10b) vise à fournir au détenu l’occasion d’obtenir des conseils juridiques propres à sa situation juridique. Dans le contexte d’un interrogatoire sous garde, le détenu doit tout particulièrement comprendre le droit que lui accorde l’art. 7 de la Charte de choisir de coopérer ou non avec la police.
[25] L’objet de l’al. 10b) de la Charte et son rapport avec le droit au silence qui découle de l’art. 7 ont été décrits par la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, p. 176-177. Ces deux droits s’allient pour faire en sorte que le suspect soit en mesure d’exercer un choix libre et éclairé quant à la décision de parler ou non aux enquêteurs de la police :
L’article 7 confère à la personne détenue le droit de choisir de parler aux autorités ou de garder le silence. L’alinéa 10b) exige qu’elle soit avisée de son droit à l’assistance d’un avocat et qu’elle puisse y avoir recours sans délai.
La fonction la plus importante de l’avis juridique au moment de la détention est d’assurer que l’accusé comprenne quels sont ses droits dont le principal est le droit de garder le silence. [. . .] Pris ensemble, l’art. 7 et l’al. 10b) confirment le droit de garder le silence reconnu à l’art. 7 et nous éclairent sur sa nature.
La garantie du droit de consulter un avocat confirme que l’essence du droit est la liberté de l’accusé de choisir de faire ou non une déclaration. L’État n’est pas tenu de garantir que le suspect ne fasse pas de déclaration; l’État est, en fait, libre d’utiliser des moyens de persuasion légitimes pour encourager le suspect à le faire. L’État est cependant tenu de permettre au suspect de faire un choix éclairé quant à savoir s’il parlera ou non aux autorités. Pour faciliter ce choix, le suspect a droit à l’assistance d’un avocat. [Nous soulignons.]
[26] Le droit à l’assistance d’un avocat a pour objet de « permettre à la personne détenue non seulement d’être informée de ses droits et de ses obligations en vertu de la loi, mais également, voire qui plus est, d’obtenir des conseils sur la façon d’exercer ces droits » : R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, p. 1242-1243. Il s’agit donc fondamentalement de faire en sorte que la décision du détenu de coopérer ou non à l’enquête soit à la fois libre et éclairée. L’alinéa 10b) ne garantit pas que le détenu prendra une sage décision, ni ne le met à l’abri de facteurs subjectifs susceptibles d’influer sur sa décision. Il vise simplement à fournir aux détenus la possibilité d’avoir accès à des conseils juridiques dans l’exercice de ce choix.
[27] L’alinéa 10b) remplit son objet de deux façons. Premièrement, il exige que le détenu soit informé de son droit à l’assistance d’un avocat. C’est le volet informationnel. Deuxièmement, il exige que le détenu ait la possibilité d’exercer son droit de consulter un avocat. C’est le volet mise en application. L’inobservation de l’un ou l’autre de ces volets va à l’encontre de l’objet de l’al. 10b) et constitue une atteinte aux droits du détenu : Manninen. Le deuxième volet comporte l’obligation pour la police de suspendre les questions jusqu’à ce que le détenu ait eu une possibilité raisonnable de consulter un avocat. Les obligations de la police qui découlent de l’al. 10b) ne sont pas absolues. À moins que le détenu n’invoque son droit et ne l’exerce d’une façon raisonnablement diligente, l’obligation correspondante pour la police de lui donner une possibilité raisonnable de l’exercer, ainsi que de s’abstenir de tenter de lui soutirer des éléments de preuve ne prendra pas naissance ou sera suspendue : R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435, p. 439, et R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138, p. 154‑155.
[28] Une fois informé de son droit de consulter un avocat, le détenu peut y renoncer, c’est‑à‑dire décider de ne pas se prévaloir de la possibilité qui lui a été offerte de consulter un avocat. Le droit de choisir de coopérer ou non avec la police, objet fondamental de l’al. 10b), a été respecté en cas de renonciation valide, et il n’y a donc pas de violation.
[29] Le droit prévu à l’al. 10b) d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit donne appui au droit général de garder le silence garanti par l’art. 7. Il ne faut toutefois pas confondre les droits que confèrent ces deux dispositions. L’un des objectifs importants des conseils juridiques est d’informer l’accusé de son droit de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière et de la façon de l’exercer. L’alinéa 10b) prévoit un droit spécifique visant un aspect de la protection du droit au silence, à savoir la possibilité d’obtenir l’assistance d’un avocat. Certaines situations peuvent mettre en jeu des questions relevant à la fois de l’al. 10b) et de l’art. 7. Lorsqu’il est allégué en vertu de l’art. 7 et de la règle des confessions qu’une déclaration n’est pas volontaire à cause de la dénégation du droit de consulter un avocat, les faits sur lesquels se fondent les deux examens peuvent se chevaucher : Singh. Les deux examens demeurent toutefois distincts. Le fait que la police se soit conformée à l’al. 10b) ne signifie pas que la déclaration a été faite volontairement selon la règle des confessions. À l’inverse, le fait qu’une déclaration soit volontaire n’écarte pas la possibilité d’une violation de l’al. 10b). Il s’ensuit que Singh, qui porte sur le droit de garder le silence garanti par l’art. 7, ne règle pas la question soulevée en l’espèce.
[30] M. Sinclair soutient que l’objet de l’al. 10b) est plus large. Selon lui, cette disposition vise à informer le détenu de la façon de réagir aux questions de la police, thèse acceptée par nos collègues les juges LeBel et Fish. Le détenu, fait‑on valoir, est assujetti au pouvoir de la police. L’alinéa 10b) vise à rétablir l’équilibre des forces entre le détenu et la police dans l’atmosphère coercitive de l’enquête policière. Selon cette optique, le droit ne vise pas tant l’aspect informationnel que l’aspect protection.
[31] Nous ne pouvons accepter cette façon de voir l’objet de l’al. 10b). Comme nous le verrons plus en détail plus loin, un tel point de vue va à l’encontre de 25 années de jurisprudence en la matière, à savoir que cette disposition prévoit le droit de consulter un avocat pour obtenir renseignements et conseils dès le début de la détention, mais pas l’assistance continue d’un avocat au cours de l’entretien qui suit, quelles que soient les circonstances.
[32] Nous concluons que, dans le contexte d’un interrogatoire sous garde, l’al. 10b) vise à étayer le droit du détenu de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière, en lui donnant accès à des conseils juridiques sur sa situation. Pour que cet objectif soit réalisé, le détenu doit être informé de son droit de consulter un avocat et, s’il en fait la demande, doit se voir offrir la possibilité d’en consulter un.
C. Le droit d’avoir un avocat présent pendant toute la durée de l’entretien
[33] M. Sinclair affirme que l’al. 10b) donne au détenu le droit d’avoir, sur demande, un avocat présent pendant toute la durée de l’entretien.
[34] Les précédents vont à l’encontre de cette interprétation de l’al. 10b). La Cour ne s’est jamais prononcée directement sur la question, mais les tribunaux d’instance inférieure semblent être unanimes pour dire qu’un tel droit n’existe pas au Canada : voir, p. ex., R. c. Friesen (1995), 101 C.C.C. (3d) 167 (C.A. Alb.); R. c. Mayo (1999), 133 C.C.C. (3d) 168 (C.A. Ont.); R. c. Ekman, 2000 BCCA 414, 146 C.C.C. (3d) 346. Plus récemment, dans R. c. Osmond, 2007 BCCA 470, 227 C.C.C. (3d) 375 (autorisation d’appel refusée, [2008] 1 R.C.S. xii), la Cour d’appel (le juge Donald) a refusé de faire droit à un tel argument au motif qu’il renverserait une jurisprudence claire indiquant le contraire. Dans Friesen, le juge Côté a exprimé ainsi la position prépondérante : [traduction] « Nous ne devrions pas (et ne pouvons) modifier le droit canadien de façon à interdire à la police de parler à un suspect détenu sauf si l’avocat de la défense est présent et se prononce sur chaque question » (p. 182).
[35] Le libellé de l’al. 10b) ne semble pas envisager une telle exigence. M. Sinclair se fonde sur une interprétation vaste du verbe anglais « instruct », tout en insistant sur le terme « l’assistance d’un avocat » dans le texte français. Il soutient que ce libellé [traduction] « invite à une interprétation large et sans réserve axée sur la satisfaction des besoins [du détenu] en tout temps et en tout lieu » (m.a., par. 63). Certes, il est raisonnable d’estimer que l’expression « retain and instruct » et son équivalent français supposent plus qu’une consultation superficielle avant l’interrogatoire, comme nous l’avons déjà mentionné, mais ils n’impliquent pas nécessairement la présence continue d’un avocat pendant toute la durée de l’entretien.
[36] Cela nous ramène à l’objet de l’al. 10b). Répétons‑le, cette disposition vise à informer le détenu de ses droits et à lui donner la possibilité d’obtenir des conseils juridiques sur la façon de les exercer. Il est possible de réaliser ces objectifs en accordant au détenu le droit de consulter de nouveau un avocat lorsque de nouveaux faits rendent cette mesure nécessaire, comme nous le verrons ci-dessous. Ces objectifs n’exigent pas la présence continue d’un avocat pendant toute la durée de l’entretien.
[37] M. Sinclair fait valoir que d’autres pays reconnaissent le droit à la présence d’un avocat pendant toute la durée d’un entretien de police (voir Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966), et Escobedo c. Illinois, 378 U.S. 478 (1964)), et que le Canada devrait faire de même. Il s’appuie sur la doctrine en la matière. Voir L. Stuesser : « The Accused’s Right to Silence : No Doesn’t Mean No » (2002), 29 Man. L.J. 149, p. 150.
[38] Nous ne sommes pas convaincues que la règle Miranda devrait être implantée en droit canadien. La portée de l’al. 10b) de la Charte est définie par rapport à son texte, au droit au silence, à la règle des confessions reconnue en common law et à l’intérêt public à ce que les lois soient appliquées effectivement dans le contexte canadien. Adopter des protections procédurales d’autres ressorts de façon fragmentaire risque de compromettre l’équilibre établi par les tribunaux et les organes législatifs canadiens.
[39] Il existe des différences significatives entre le régime canadien et le régime américain. L’arrêt Miranda faisait suite aux tactiques policières abusives alors courantes aux États‑Unis et il s’applique dans le contexte de nombreuses autres règles moins favorables à l’accusé que leurs équivalents canadiens. Par exemple, il ne s’applique qu’aux personnes « en détention ». À cet égard, la détention s’entend d’une [traduction] « “arrestation formelle ou entrave formelle à la liberté de mouvement” comparable à celle associée à une arrestation formelle » : California c. Beheler, 463 U.S. 1121 (1983), p. 1125; Yarborough c. Alvarado, 541 U.S. 652 (2004). Au Canada, la définition de détention psychologique déclenchant l’application de l’al. 10b) est plus large : R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 44. En outre, une violation de la règle Miranda n’empêche ni l’utilisation du témoignage du détenu lors du procès pour attaquer la crédibilité de l’accusé à ce moment-là (Harris c. New York, 401 U.S. 222 (1971); Oregon c. Hass, 420 U.S. 714 (1975)) ni la présentation, au procès, de preuve matérielle dérivée (United States c. Patane, 542 U.S. 630 (2004)). Par contre, les règles canadiennes sur l’admissibilité de la preuve obtenue en violation de l’al. 10b) sont beaucoup plus favorables à l’accusé : voir R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660; R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433, par. 55; Grant, par. 116‑128.
[40] De plus, les recherches empiriques sur Miranda n’ont pas permis d’arriver à une conclusion définitive sur la nature ou l’ampleur de ses effets. Certains ont postulé que cet arrêt a eu un effet préjudiciable sur l’application de la loi. D’autres ont vigoureusement contesté de telles conclusions empiriques. Voir de façon générale, p. ex., P. G. Cassell, « Miranda’s Social Costs : An Empirical Reassessment » (1996), 90 Nw. U. L. Rev. 387; P. G. Cassell et R. Fowles, « Handcuffing the Cops? A Thirty-Year Perspective on Miranda’s Harmful Effects on Law Enforcement » (1997-1998), 50 Stan. L. Rev. 1055; S. J. Schulhofer, « Miranda’s Practical Effect : Substantial Benefits and Vanishingly Small Social Costs » (1996), 90 Nw. U. L. Rev. 500. Quelle que soit la valeur de ces arguments, l’existence d’une telle controverse montre qu’il faut faire preuve de prudence avant de s’appuyer sur des conclusions empiriques sur Miranda pour s’écarter de nos propres traditions constitutionnelles.
[41] Ajoutons que toute inférence tirée de l’expérience américaine au sujet des effets d’un régime de type Miranda sur l’application de la loi doit être tempérée par le fait qu’environ 80 p. 100 des suspects renoncent en fin de compte aux droits que leur reconnaît Miranda : voir, p. ex., P. G. Cassell et B. S. Hayman, « Police Interrogation in the 1990s : An Empirical Study of the Effects of Miranda » (1995-1996), 43 U.C.L.A. L. Rev. 839; R. A. Leo, « Inside the Interrogation Room » (1995-1996), 86 J. Crim. L. & Criminology 266. Cela a conduit certains auteurs à affirmer que Miranda n’offre que des protections illusoires à la vaste majorité des individus soumis à l’interrogatoire sous garde : voir C. D. Weisselberg, « Mourning Miranda » (2008), 96 Cal. L. Rev. 1519; R. J. Allen, « Miranda’s Hollow Core » (2006), 100 Nw. U. L. Rev. 71; M. A. Godsey, « Reformulating the Miranda Warnings in Light of Contemporary Law and Understandings » (2006), 90 Minn. L. Rev. 781.
[42] Nous concluons que l’al. 10b) ne devrait pas être interprété de manière à conférer le droit constitutionnel d’avoir un avocat présent pendant toute la durée d’un entretien de police. Bien sûr, rien n’empêche un avocat d’être présent à l’interrogatoire avec le consentement de toutes les parties, comme cela se produit déjà. La police demeure libre de faciliter un tel arrangement si elle choisit de le faire, et le détenu pourrait vouloir demander, comme condition préalable à sa déclaration, la présence d’un avocat.
D. Le droit de consulter de nouveau un avocat
a) Aperçu de la jurisprudence
[43] Il ressort de la jurisprudence que normalement l’al. 10b) accorde au détenu une seule consultation avec un avocat. Toutefois, il est également reconnu que, dans certaines circonstances, la Constitution exige qu’on accorde au détenu une nouvelle possibilité de consulter un avocat. Comme nous l’expliquerons davantage plus loin, il s’agit généralement des cas où se produit un changement important de la situation du détenu après la consultation initiale.
[44] L’interprétation selon laquelle l’al. 10b) prévoit une seule consultation avec un avocat a été clairement exposée dans R. c. Logan (1988), 46 C.C.C. (3d) 354 (C.A. Ont.). Après avoir examiné la jurisprudence, la cour a déclaré :
[traduction] Il ressort clairement de la décision du juge Lamer dans Manninen que l’al. 10b) confère le droit, en cas d’arrestation ou de détention, d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et d’être informé par l’avocat, avant qu’on puisse soutirer des déclarations de l’accusé. L’expression « en cas d’arrestation ou de détention » indique un moment en particulier et non un continuum. Il ne porte pas sur le droit continu de consulter un avocat chaque fois que la police risque d’obtenir une déclaration de l’accusé. Il est vrai que le mot « retain » donne une idée de continuité (The Shorter Oxford English Dictionary (1973), p. 1813), mais il concerne la fourniture de services, c.‑à‑d. la disponibilité de ces services et leur utilisation par la suite, au moment voulu. Il ne crée pas une condition préalable à toute obtention de renseignements subséquente. [Nous soulignons; p. 381.]
[45] Plusieurs cours d’appel ont retenu ce point de vue : R. c. Wood (1994), 94 C.C.C. (3d) 193 (C.A.N.‑É.); R. c. Gormley (1999), 140 C.C.C. (3d) 110 (C.S.Î.‑P.‑É., Div. app.); R. c. Baidwan, 2001 BCSC 1412, [2001] B.C.J. No. 3073 (QL), conf. par 2003 BCCA 351, [2003] B.C.J. No. 1439 (QL); R. c. Bohnet, 2003 ABCA 207, 111 C.R.R. (2d) 131; R. c. Anderson, 2009 ABCA 67, 243 C.C.C. (3d) 134; R. c. Weeseekase, 2007 SKCA 115, 228 C.C.C. (3d) 117. Voir également la jurisprudence contraire : R. c. R. (P.L.) (1988), 44 C.C.C. (3d) 174 (C.S.N.-É., Div. app.); Osmond; et R. c. Badgerow, 2008 ONCA 605, 237 C.C.C. (3d) 107, la juge Simmons.
[46] Bien qu’elle ait reconnu qu’une deuxième consultation s’impose lorsqu’un changement de situation la rend nécessaire, la Cour ne s’est pas prononcée de façon définitive sur la question : voir Evans; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206; Black; R. c. Prosper, [1994] 3 R.C.S. 236. Nous examinons maintenant ces arrêts.
b) Cas où le droit à une nouvelle consultation avec un avocat a été reconnu
[47] Il faut interpréter l’al. 10b) de manière à respecter pleinement son objet d’étayer le droit du détenu, prévu par l’art. 7, de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière. Normalement, une seule consultation, au moment de la mise en détention ou peu après celle‑ci, suffit pour atteindre cet objectif. Le détenu peut ainsi obtenir les renseignements dont il a besoin pour faire un choix utile quant à savoir s’il coopérera ou non à l’enquête. Toutefois, comme il ressort de la jurisprudence, il peut se produire des faits nouveaux qui rendent nécessaire une deuxième consultation pour permettre à l’accusé d’obtenir les conseils dont il a besoin pour exercer son droit de choisir dans la nouvelle situation.
[48] Selon l’idée générale qui se dégage des arrêts où la Cour a reconnu un deuxième droit de consulter un avocat, le changement de circonstances tend à indiquer qu’une nouvelle consultation s’impose pour permettre au détenu d’obtenir les renseignements dont il a besoin pour choisir de coopérer ou non à l’enquête policière. On craint, en effet, que les conseils reçus initialement ne soient plus adéquats par suite du changement de situation ou des faits nouvellement révélés.
[49] Il est évident que la police est libre de faciliter toute consultation supplémentaire avec un avocat. Il arrive parfois que l’interrogateur considère même comme une technique utile de rassurer le détenu sur la possibilité pour celui-ci de consulter de nouveau, au besoin, un avocat. Par exemple, dans le pourvoi connexe R. c. Willier, 2010 CSC 37, [2010] 2 R.C.S. 429, un interrogateur habile a commencé l’entretien en indiquant clairement au détenu qu’il était libre d’arrêter et d’appeler un avocat au cours de l’entretien. Il s’agit en l’espèce de se demander quand une consultation supplémentaire est requise aux termes de l’al. 10b) de la Charte. Il est utile d’indiquer à l’intention des interrogateurs de la police les situations où il ne fait aucun doute qu’une deuxième consultation s’impose. Les catégories ne sont pas limitatives. Toutefois, il ne faudrait ajouter que les cas où il est nécessaire d’accorder une autre consultation pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b).
1. Mesures additionnelles visant le détenu
[50] Les conseils donnés initialement par l’avocat seront orientés en fonction de ses attentes, à savoir que la police cherche à poser des questions au détenu. L’avocat chargé de conseiller le détenu au moment de la consultation initiale ne s’attend généralement pas à des mesures peu habituelles, comme une séance d’identification ou un test polygraphique. Il s’ensuit qu’une nouvelle consultation est nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir au détenu les renseignements dont il a besoin pour choisir, de façon éclairée, de coopérer ou non à ces mesures additionnelles : R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3.
2. Changement du risque
[51] Le détenu est informé dès le début de sa détention des raisons qui l’ont motivée : al. 10a). Viennent ensuite les conseils juridiques et la possibilité de consulter un avocat dont il est question à l’al. 10b). Les conseils donnés seront en fonction de la situation, telle que le détenu et son avocat la comprennent à ce stade. Si l’enquête prend une tournure nouvelle et plus grave au fur et à mesure du déroulement des événements, il se peut que ces conseils ne soient plus adéquats compte tenu de la situation ou du risque réels auxquels est confronté le détenu. Pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b), le détenu doit avoir la possibilité de consulter de nouveau un avocat et d’obtenir des conseils au sujet de la nouvelle situation. Voir Evans et Black.
3. Raisons de se demander si le détenu comprend le droit que lui confère l’al. 10b)
[52] S’il ressort des événements que le détenu qui a renoncé à son droit à l’assistance d’un avocat n’a peut-être pas compris son droit, la police doit l’en informer de nouveau pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) : Prosper. En termes généraux, cela peut vouloir dire que, si les circonstances indiquent que le détenu n’a peut‑être pas compris les conseils reçus initialement en vertu de l’al. 10b) au sujet de son droit à l’assistance d’un avocat, la police a l’obligation de lui accorder de nouveau la possibilité de parler à un avocat. De même, si la police mine les conseils juridiques reçus par le détenu, cela peut avoir pour effet de les dénaturer ou de les réduire à néant, ce qui entrave la réalisation de l’objet de l’al. 10b). Pour faire contrepoids à cet effet, on a estimé nécessaire d’accorder de nouveau au détenu le droit de consulter un avocat. Voir Burlingham.
c) Le principe général qui se dégage de la jurisprudence
[53] Le principe général sur lequel reposent les arrêts examinés ci‑dessus est le suivant : si le détenu a déjà reçu des conseils juridiques, la police a, dans le cadre de la mise en application, notamment l’obligation prévue à l’al. 10b) de lui fournir une possibilité raisonnable de consulter de nouveau un avocat si, par suite d’un changement de circonstances, cette mesure est nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de la Charte de fournir au détenu des conseils juridiques quant à son choix de coopérer ou non à l’enquête policière.
[54] La jurisprudence jusqu’à maintenant offre des exemples de situations où intervient le droit à une autre consultation. Toutefois, les catégories ne sont pas limitatives. Lorsque les circonstances ne correspondent pas à une situation reconnue à ce jour, il s’agit de se demander s’il faut accorder une nouvelle possibilité de consulter un avocat pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir au détenu des conseils dans sa situation nouvelle ou émergente.
[55] D’après la jurisprudence, le changement de circonstances doit être objectivement observable pour donner naissance à de nouvelles obligations pour la police en matière de mise en application. Il ne suffit pas que l’accusé affirme, après coup, qu’il n’avait pas bien compris ou qu’il avait besoin d’aide alors qu’il n’existe aucun élément objectif indiquant qu’une nouvelle consultation juridique était nécessaire pour lui permettre d’exercer un choix utile pour ce qui est de coopérer ou non à l’enquête policière.
[56] Selon notre interprétation de ses motifs, le juge Binnie reconnaît que la Constitution exige que l’on accorde d’autres consultations avec un avocat si de nouvelles circonstances rendent cette mesure nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b). Cependant, il irait jusqu’à étendre la catégorie des cas où ce droit prend naissance, de manière à englober toutes les situations où le détenu fait une demande raisonnable à cet effet dans le cadre d’un entretien sous garde. Il établit ensuite à l’intention de la police et des tribunaux de révision une liste non exhaustive de facteurs qui peuvent fournir des motifs raisonnables pour accorder une autre consultation (par. 106).
[57] Pour autant que nous puissions en juger, la thèse selon laquelle il faut suspendre les questions jusqu’à ce que le détenu ait une possibilité raisonnable de consulter de nouveau un avocat — s’il existe un « fondement objectif » pour penser que le détenu peut avoir besoin d’autres conseils juridiques — n’est pas suffisamment liée à l’objectif de veiller à ce que le détenu demeure bien informé de la façon d’exercer ses droits. On suppose que les conseils juridiques reçus initialement sont suffisants et bons quant à la façon dont le détenu devrait exercer ses droits dans le cadre de l’enquête policière. Le fait de ne pas accorder une nouvelle consultation constitue une violation de l’al. 10b) seulement s’il devient clair, par suite d’un changement de circonstances ou de faits nouveaux, que les conseils reçus au départ, compte tenu du contexte, ne suffisent plus ou ne sont plus bons. Cette façon de voir est compatible avec l’objet de l’al. 10b) de veiller à ce que la décision du détenu de coopérer ou non avec la police soit à la fois informée et libre. Le test proposé par notre collègue ne prend pas en compte, soit dit en tout respect, les circonstances où des conseils supplémentaires peuvent s’imposer.
[58] Par ailleurs, cet aspect du test donne sans raison au détenu un outil supplémentaire, vaguement décrit, pour contrôler l’interrogatoire; c’est un outil plus susceptible de profiter aux personnes bien avisées qu’aux vulnérables. Les détenus ont le droit absolu de garder le silence et, par conséquent, l’ultime contrôle de l’interrogatoire. Ils ont le droit de ne rien dire, de décider de ce qu’ils veulent dire et quand le dire. Il ne faut pas oublier que la possibilité de consulter de nouveau un avocat va de pair avec l’obligation pour la police de suspendre les questions jusqu’à ce que le détenu ait consulté un avocat ou qu’on lui ait accordé une possibilité raisonnable de le faire. Il se peut fort bien qu’on ait à attendre longtemps avant de pouvoir poursuivre l’interrogatoire. Les droits garantis par la Charte « doivent être exercés d’une façon qui soit conciliable avec les besoins de la société » : R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368, p. 385. Le droit à l’assistance d’un avocat ne vise pas à permettre aux suspects, surtout les personnes bien avisées et sûres d’elles, de « retarder inutilement et impunément une enquête et même, dans certains cas, de faire en sorte qu'une preuve essentielle soit perdue, détruite ou impossible à obtenir » : Smith, p. 385. C’est pourtant le résultat que risque, à notre avis, d’entraîner la démarche proposée par le juge Binnie.
[59] Enfin, le test proposé est si vague qu’il est difficile à appliquer. Il est certain qu’au fil des ans les tribunaux règlent ces problèmes du mieux qu’ils peuvent. Tous ces efforts laisseront toutefois dans leur sillage une série de requêtes, d’appels et de deuxièmes procès fondés sur la Charte. Soit dit en tout respect, la Constitution n’impose aucune obligation de cette nature.
[60] La meilleure démarche consiste à continuer d’examiner selon la règle des confessions les allégations d’incapacité ou d’intimidation subjectives. Par exemple, dans R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, par. 61, la Cour a reconnu que l’utilisation d’éléments de preuve inexistants pour soutirer des aveux risque de créer une atmosphère oppressive et de rendre les déclarations non volontaires. Dans Singh, la Cour a souligné que la persistance à poursuivre l’entretien, surtout devant les affirmations répétées du détenu qu’il souhaite garder le silence, permet de « faire valoir sérieusement que toute déclaration obtenue par la suite ne résult[e] pas d’une libre volonté de parler aux autorités » (par. 47). Toutefois, la jurisprudence jusqu’à maintenant n’appuie pas le point de vue selon lequel la tactique, souvent utilisée par la police, de révéler petit à petit des éléments de preuve (réels ou faux) au détenu pour démontrer ou exagérer la solidité de la preuve contre lui donne automatiquement naissance au droit à une deuxième consultation avec un avocat en faisant renaître les droits garantis à l’al. 10b).
[61] Nous remarquons que nos collègues les juges LeBel et Fish expriment la crainte que les présents motifs, combinés avec la décision de la majorité dans Singh, ne « confèrent à la police un nouveau droit qui lui garantit un accès sans entraves et continu au détenu pour la conduite d’un interrogatoire jusqu’à l’obtention d’aveux » (par. 190). Le juge Binnie ne partage pas leur avis, mais il évoque les mêmes inquiétudes.
[62] Nous ne pouvons souscrire à la prétention que notre interprétation de l’al. 10b) donnera carte blanche à la police. Cet argument ne tient pas compte de l’exigence selon laquelle les confessions doivent être volontaires dans le sens large maintenant reconnu en droit. La police doit non seulement respecter les obligations qui lui incombent selon l’al. 10b), mais aussi conduire l’entretien en se conformant strictement à la règle des confessions. Sur ce point, nous ne partageons pas l’avis du juge Binnie selon lequel le test énoncé dans Oickle pour statuer sur le caractère volontaire des confessions « a établi des conditions très strictes pour rendre [celles-ci] inadmissibles » (par. 92). Comme il est expliqué plus en détail dans Singh, la règle des confessions est de nature générale et englobe manifestement le droit au silence. Loin de restreindre le droit au silence garanti aux détenus par la Constitution, sa reconnaissance en tant que composante de la règle de common law le renforce, car tout doute raisonnable au sujet du caractère volontaire entraîne obligatoirement l’exclusion automatique de la déclaration. Nous ne partageons pas non plus l’avis des juges LeBel et Fish selon lequel le nombre de fois que M. Singh a affirmé qu’il n’avait rien à dire au cours de son entretien démontre que la protection offerte par la règle des confessions n’a aucune importance (par. 183). On ne peut déterminer le caractère volontaire qu’en tenant compte de l’ensemble des circonstances. Comme l’a indiqué la majorité dans Singh, par. 53 :
Là encore, il faut souligner que ces situations dépendent fortement des faits de chaque affaire et que le juge du procès doit tenir compte de tous les facteurs pertinents pour déterminer si le ministère public a établi que la confession de l’accusé est volontaire. Dans certains cas, la preuve permettra de conclure que la poursuite de l’interrogatoire de la police, malgré que l’accusé ait invoqué, à maintes reprises, son droit de garder le silence, a privé ce dernier de la possibilité de faire un choix utile de parler ou de garder le silence : voir l’arrêt Otis. Le nombre de fois que l’accusé invoque son droit de garder le silence entre dans l’appréciation de l’ensemble des circonstances, mais il n’est pas déterminant en soi. En définitive, la question est de savoir si l’accusé a usé de son libre arbitre en choisissant de faire une déclaration : Otis, par. 50 et 54.
Le juge du procès dans Singh s’est rappelé correctement les règles applicables et avait procédé à un examen approfondi de l’ensemble des faits pertinents. Comme l’a fait observer la majorité, « [e]n fait, son analyse de la jurisprudence applicable et son examen des faits pertinents sont impeccables, particulièrement en ce qui concerne le droit de garder le silence » (par. 50). De l’avis de la majorité, il n’y avait pas lieu de modifier sa décision.
[63] Nos collègues les juges LeBel et Fish affirment également que, selon notre approche, le détenu est effectivement forcé de participer à l’enquête policière, laissant entendre qu’en soi le fait de poser des questions à un suspect va à l’encontre de la présomption d’innocence et de la protection contre l’auto-incrimination. Il est clair que cette affirmation est contraire à la jurisprudence et à la pratique établies. À notre avis, pour définir la portée du droit au silence reconnu à l’art. 7 et celle des droits connexes garantis par la Charte, il faut tenir compte non seulement de la protection des droits de l’accusé, mais aussi de l’intérêt de la société à ce que les crimes fassent l’objet d’une enquête et soient résolus. La police a l’obligation d’enquêter sur les crimes présumés et, dans l’exercice de cette fonction, elle doit nécessairement interroger des sources d’information pertinentes, y compris les personnes soupçonnées ou même accusées d’avoir commis le crime présumé. Certes, la police doit respecter les droits que la Charte garantit à un individu, mais la règle selon laquelle elle doit automatiquement battre en retraite dès que le détenu déclare qu’il n’a rien à dire ne permet pas, à notre avis, d’établir le juste équilibre entre l’intérêt public à ce que les crimes fassent l’objet d’une enquête et l’intérêt du suspect à ne pas être importuné.
[64] Enfin, les juges LeBel et Fish affirment de différentes façons que nos motifs représentent un élargissement constitutionnalisé des pouvoirs de la police. Nous ne voyons pas comment nos motifs pourraient être ainsi interprétés. Au contraire, comme nous l’avons déjà expliqué, nous prenons la position bien établie selon laquelle le droit à l’assistance d’un avocat s’applique essentiellement une seule fois, sauf quelques exceptions reconnues, et développons la jurisprudence existante en reconnaissant le droit à une nouvelle consultation lorsqu’un changement de circonstances rend cette mesure nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir au détenu des conseils dans sa situation nouvelle ou émergente. Nos motifs élargissent plutôt la protection dont disposent les suspects et restreignent le champ des questions de la police. Soit dit en tout respect, c’est l’interprétation que donnent nos collègues les juges LeBel et Fish à la portée de l’al. 10b) qui changerait fondamentalement le droit en reconnaissant un droit constitutionnel jusque-là non reconnu, à savoir celui d’avoir un avocat présent pendant tout l’interrogatoire — et ce, nous tenons à le souligner, en se fondant sur l’opinion dissidente dans Singh qui a été rejetée par la majorité de la Cour.
[65] Nous concluons que ni les principes applicables ni la jurisprudence n’appuient la thèse selon laquelle une demande, à elle seule, suffit à redonner naissance au droit à l’assistance d’un avocat et au droit d’être informé de ce droit, qui sont prévus à l’al. 10b). Il faut qu’il y ait un changement de circonstances tendant à indiquer que le choix qui s’offre à l’accusé a considérablement changé, de sorte qu’il a besoin d’autres conseils sur la nouvelle situation pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir à l’accusé des conseils juridiques lui permettant de décider de coopérer ou non à l’enquête policière. Si les tactiques policières n’entraînent pas un tel changement, il est possible que le ministère public ne puisse pas établir hors de tout doute raisonnable qu’une déclaration subséquente était volontaire, ce qui la rendrait inadmissible. Mais il ne s’ensuit pas qu’il y a eu atteinte aux droits procéduraux conférés par l’al. 10b).
V. Application aux faits
[66] Il s’agit de déterminer si on aurait dû donner une deuxième occasion à M. Sinclair de consulter un avocat. M. Sinclair ne semble pas entrer dans l’une des catégories pour lesquelles le droit à une nouvelle consultation a été reconnu comme étant nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de permettre au détenu d’obtenir des conseils juridiques sur son droit de choisir de coopérer on non avec la police. Le risque couru par M._Sinclair est demeuré inchangé pendant tout le processus; il savait dès le départ qu’il faisait face à une accusation de meurtre. Les éléments de preuve que la police lui a révélés n’ont pas changé le risque qu’il courait. La police ne lui a pas demandé de coopérer à une séance d’identification. Et, comme l’a conclu la Cour d’appel, les observations de la police au sujet de la solidité de la preuve contre lui ne peuvent, à elles seules, rendre nécessaire une nouvelle consultation avec un avocat.
[67] Pour qu’il y ait renaissance du droit de consulter un avocat, il faut nécessairement étendre le raisonnement suivi dans Prosper ou Burlingham. Interprétés largement, ces arrêts permettent de penser que la survenance de faits nouveaux au cours de l’enquête qui tendent à indiquer que le détenu ne comprend peut-être pas ses choix et son droit au silence peut faire naître le droit à une nouvelle consultation avec un avocat prévu à l’al. 10b). Dans une telle situation, il faut essentiellement se demander s’il ressort de l’ensemble des circonstances que le détenu a besoin de conseils juridiques supplémentaires pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir au détenu des conseils juridiques quant à son choix de coopérer ou non avec la police.
[68] Pour répondre à cette question, il faut se reporter aux éléments pertinents de l’entretien, à commencer par la réaction de M. Sinclair devant la déclaration du sergent Skrine que la preuve contre lui était [traduction] « absolument accablante ».
[69] À cela M. Sinclair a répondu : [traduction] « Je veux que mon avocat examine tout ça. » Cette réponse peut être considérée comme une indication qu’il avait besoin de consulter un avocat pour connaître la réelle solidité de la preuve contre lui.
[70] L’entretien s’est poursuivi, et M. Sinclair a continué à demander d’avoir des conseils juridiques. À l’une de ces occasions, il a exprimé son incertitude sur ce qu’il devait faire :
[traduction] Je ne sais pas quoi faire maintenant. Et c’est pourquoi je dis que je veux attendre et réfléchir, me remettre les idées en place et parler à mon avocat et parler à des gens, je [. . .] et vous ne semblez pas comprendre ça non plus. C’est comme okay, tout va bien. Je sais que vous essayez de faire votre travail. Et je pense que vous faites du bon travail, c’est juste que je ne sais pas quoi dire en ce moment. [Nous soulignons; d.a. compl., p. 77.]
[71] Interprétés largement et isolément, ces extraits pourraient appuyer l’allégation que M. Sinclair ne comprend pas bien ses droits et ne sait pas comment il devrait les exercer. Toutefois, pris dans leur contexte, ils indiquent clairement que M. Sinclair n’a jamais eu de doutes sur les choix qui s’offraient à lui sur le plan juridique et, en particulier, son droit constitutionnel de garder le silence. La police n’a pas dénigré les conseils juridiques qu’il avait reçus. Au contraire, elle lui a confirmé à maintes reprises qu’il lui revenait de choisir de parler ou non.
[72] Après sa confession et la soi‑disant reconstitution du crime, M. Sinclair a échangé avec le sergent Skrine des propos qui montrent clairement qu’il était conscient du choix qui s’offrait à lui et qu’il comprenait que sa décision allait à l’encontre des conseils de son avocat :
[traduction]
Sinclair : Mon avocat sera probablement furieux que j’aie tout raconté mais bon. En fait, je [. . .] je sais [. . .] je sais ce qui en est. En fait . . .
Skrine : C’est ça. Eh bien tu sais et c’est ce que j’ai dit au début. Je veux dire, tu reçois des conseils, mais en fin de compte c’est toi qui decides, non?
Sinclair : Ouais.
Skrine : C’est à toi de décider. Euh, dans ce pays et tu sais qu’à mon avis tu as pris la bonne décision, pas vrai?
Sinclair : Eh bien maintenant c’est terminé. [Nous soulignons; d.a., p. 630.]
[73] Les conclusions suivantes du juge du procès confirment que M. Sinclair avait toujours bien compris ses options sur le plan juridique :
1. [traduction] « Je suis convaincu, en raison de ses propres paroles [celles de M. Sinclair], qu’il comprenait qu’il avait le droit de garder le silence, de choisir de parler ou de garder le silence. Personne n’a essayé, à aucun moment, de lui dire qu’il n’avait pas ce droit » (par. 160).
2. L’avocat de M. Sinclair lui a conseillé d’éviter de parler de quoi que ce soit d’important avec quiconque, l’a mis en garde contre certains procédés que la police pourrait utiliser, notamment mettre une taupe dans sa cellule, et lui a conseillé de ne rien dire [traduction] « parce qu’ils mentent » (par. 25 et 161).
3. [traduction] « [L]a police n’a aucunement tenté de dénigrer son avocat ou les conseils qu’il avait reçus de son avocat. Elle n’a fait que confirmer qu’au bout du compte c’était à M. Sinclair de décider s’il allait dire quelque chose ou non » (par. 141).
4. [traduction] « Je suis convaincu qu’il [M. Sinclair] est certainement assez intelligent pour comprendre dans quelle situation il se trouvait et pour prendre ses propres décisions » (par. 154).
5. [traduction] « Ce qui est arrivé en l’espèce, à mon avis, c’est que tous les efforts que le sergent Skrine a déployés pour essayer d’encourager M. Sinclair à parler étaient vains. M. Sinclair y a très bien résisté » (par. 176).
6. [traduction] « [F]inalement, quand M. Sinclair a su qu’on avait découvert le corps, c’est à ce moment‑là qu’il a décidé que la partie était terminée et qu’il a pensé qu’il valait mieux tout avouer, ce qu’il a fait, non pas parce que quelqu’un lui avait offert quoi que ce soit, mais parce que cela a soulagé la pression qu’il subissait, à cause de l’enquête policière, non pas à cause de l’entretien, et comme il l’a dit lui‑même, le tribunal pourrait avoir une opinion plus favorable de lui parce qu’il avait coopéré et c’est pourquoi il a décidé de procéder aussi à la reconstitution » (par. 178).
7. Après sa déclaration initiale, M. Sinclair a dit à son compagnon de cellule (qui était en fait un agent d’infiltration) : [traduction] « Ils m’ont eu. Ils ont le corps, les draps, le sang, les fibres du tapis, des témoins. Je vais être en taule pour longtemps, mais je suis soulagé » (par. 40).
[74] Nous concluons que M. Sinclair n’a pas établi qu’il y a eu atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’al. 10b) de la Charte.
VI. Dispositif
[75] Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
[76] Le juge Binnie (dissident) — Le présent pourvoi concerne la protection des libertés civiles du détenu lors de l’interrogatoire de la police. Il s’agit de la troisième d’une série de décisions récentes dont la première porte sur la règle régissant le caractère volontaire des confessions obtenues par la police et la deuxième, sur la possibilité pour un détenu d’insister sur son droit de garder le silence et de ne pas coopérer à l’enquête. La décision d’aujourd’hui vient compléter la trilogie par une interprétation étroite du droit du détenu, garanti par l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés, « d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat » (ou, selon la version anglaise, « to retain and instruct counsel ») en cas d’arrestation ou de détention.
[77] Le bien‑fondé de chacune des trois décisions formant cette « trilogie de l’interrogatoire » peut faire l’objet de débats et de désaccords raisonnables, mais lorsqu’elles sont interprétées ensemble, la latitude dont dispose la police dans ses rapports avec le détenu — lequel doit être présumé innocent — favorise, à mon avis, de manière disproportionnée les intérêts de l’État en matière d’enquête sur les crimes par rapport aux droits de l’individu dans une société libre.
[78] Les aveux obtenus par la police à la faveur d’un interrogatoire prolongé sont dans bien des cas véridiques, mais souvent aussi ils ne le sont pas. La Cour d’appel de l’Ontario a récemment statué sur le cas de Romeo Phillion, qui, en 1972, avait avoué un meurtre alors qu’il était sous garde pour une accusation de vol qualifié, et s’était ensuite rétracté — il avait été incarcéré pendant 30 ans avant que sa condamnation soit annulée et qu’un nouveau procès soit ordonné (R. c. Phillion, 2009 ONCA 202, 241 C.C.C. (3d) 193). De telles affaires montrent que la prudence s’impose lorsqu’on aborde les règles régissant les interrogatoires de police.
[79] Le droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) vise avant tout « à assurer le traitement équitable dans le processus pénal des personnes arrêtées ou détenues » : R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173, p. 191 (je souligne); Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383, p. 394. Pour l’interprétation de l’al. 10b), les tribunaux doivent avoir une vision à long terme de la réputation et de l’intégrité de notre système de justice au lieu de se concentrer sur les résultats à court terme au poste de police.
Aperçu
[80] Mes collègues la Juge en chef et la juge Charron estiment que, d’une manière générale et à toutes fins utiles, l’effet de l’al. 10b) est plus ou moins épuisé une fois que l’avocat a conseillé au détenu, avant que commence l’interrogatoire de la police, de ne pas parler. Elles admettent qu’une consultation supplémentaire peut s’avérer nécessaire en cas de « changement de circonstances », mais l’évolution des circonstances de l’interrogatoire peut aussi, à mon avis, déclencher l’application de l’al. 10b). Mon désaccord avec la majorité porte essentiellement sur les conditions qui doivent être remplies pour qu’un avocat de la défense puisse procurer une assistance utile à un client qui a des démêlés avec la loi. Selon moi, le détenu a droit à une ou plusieurs autres possibilités de recevoir des conseils d’un avocat au cours d’un entretien sous garde si sa demande cadre avec l’objet du droit garanti par l’al. 10b) (c.‑à‑d. satisfaire à un besoin d’assistance juridique et non retarder l’enquête policière ou s’y soustraire temporairement), et une telle demande est raisonnablement justifiée par les circonstances objectives qui étaient apparentes, ou auraient dû l’être, pour la police lors de l’interrogatoire, comme nous le verrons.
[81] La police tout d’abord traitera de la demande du détenu fondée sur l’al. 10b). Pour décider s’il y a lieu d’y donner suite, elle doit s’en remettre à son jugement, mais une telle décision n’est pas plus difficile que bien d’autres décisions qu’elle doit prendre dans le cadre de son travail. Citons, par exemple, le domaine complexe des pouvoirs que la common law reconnaît à la police. En l’absence de pouvoir conféré par une loi, la police doit régulièrement évaluer la portée et les limites de ses pouvoirs non reconnus auparavant par la common law. Ces pouvoirs sont établis en termes très généraux : Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2. Compte tenu de son appui enthousiaste à l’égard des pouvoirs non reconnus auparavant à la police par la common law, il me semble contradictoire que le ministère public soutienne maintenant que la police n’est pas capable de déterminer ses responsabilités établies en des termes également généraux. Dans les deux cas, c’est à la police, et non aux juges, de prendre la difficile décision initiale. Au final, il appartiendra naturellement au juge de déterminer si la police avait raison.
[82] Je ne retiendrais pas l’argument plus ambitieux de l’appelant selon lequel l’al. 10b) exige, sur demande, la présence de l’avocat de la défense pendant un interrogatoire sous garde.
[83] Mes collègues la Juge en chef et la juge Charron reconnaissent qu’une nouvelle consultation peut s’avérer nécessaire en cas de changement du risque juridique couru par le détenu. Tout aussi importante, cependant, sera dans bien des cas la prise de conscience tardive par le détenu du risque qu’il subit déjà du fait que l’interrogatoire prend une tournure qui était imprévue — et imprévisible — au départ, lors de la consultation initiale avec un avocat. Dans le cas de l’appelant, par exemple, la police a dévoilé petit à petit pendant cinq heures divers éléments d’information, certains véridiques et d’autres faux, pour lui enfoncer dans la tête l’existence de ce qu’elle a décrit comme étant une preuve [traduction] « accablante » de sa culpabilité, qui rendait soi‑disant futile son refus persistant de coopérer. Le recours à la pression morale par la police est bien sûr tout à fait acceptable, mais l’appelant se demandait de toute évidence (comme en témoigne le fait qu’il a demandé à cinq reprises distinctes de pouvoir communiquer de nouveau avec son avocat) si les conseils initiaux de l’avocat (quels qu’ils soient) étaient toujours valables. L’évolution de la situation a produit des renseignements dont l’avocat avait besoin pour faire son travail (fournir son « assistance »). L’appelant faisait face à une inculpation de meurtre au deuxième degré; on ne peut pas raisonnablement dire, à mon avis, que les conseils juridiques qu’il a reçus en 360 secondes lors des deux appels téléphoniques initiaux avant que la police amorce son travail étaient suffisants pour entraîner l’extinction de la garantie que lui reconnaît l’al. 10b).
[84] La décision de la majorité limite l’objet de l’al. 10b) à « étayer le droit du détenu, prévu par l’art. 7, de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière » (par. 47). Ce point de vue, à mon avis, amalgame d’une manière excessive le droit à l’assistance d’un avocat et le droit de garder le silence, ce qui appauvrit indûment la notion d’« assistance d’un avocat », et il ne correspond pas à l’interprétation libérale et généreuse des droits garantis par la Charte si souvent claironnée dans notre jurisprudence. L’optique des juges majoritaires amenuise la portée de l’al. 10b) au point où, compte tenu également des autres décisions récentes de la Cour au sujet des interrogatoires de police, celle‑ci se voit accorder davantage de pouvoir sur la personne détenue que la Charte était censée lui accorder.
Quelle est la fonction de l’avocat de la défense?
[85] Un détenu a besoin « d’avoir recours à l’assistance d’un avocat » parce que le droit est un univers compliqué et que l’enjeu peut être très important (certainement dans le cas d’une accusation de meurtre au deuxième degré). Le détenu se trouve isolé et vulnérable. La Charte reconnaît que, par souci d’équité, le détenu a droit à de l’aide (ou à « l’assistance d’un avocat ») en ce qui a trait non seulement à la teneur de ses droits, mais aussi à la façon de les exercer dans ses rapports avec les autorités : R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3 et R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151. La police a l’obligation correspondante de respecter le droit prévu à l’al. 10b).
[86] L’appelant savait déjà, d’après la mise en garde habituelle, qu’il n’était pas tenu de dire quoi que ce soit et que tout ce qu’il dirait pourrait être enregistré et utilisé en preuve. L’interrogateur de la police, le sergent Skrine, lui a dit à plus d’une occasion qu’il n’était pas obligé de dire quoi que ce soit. Le rôle de l’avocat de la défense prévu à l’al. 10b) ne saurait se limiter à répéter ce que la police a déjà dit et à conseiller instamment le silence, peu importe ce qui peut ressortir au cours de l’interrogatoire (et éventuellement à donner quelques exemples hypothétiques de ce qui pourrait se produire pendant l’entretien avec la police). Comme le souligne l’Ontario Criminal Lawyers’ Association, un message enregistré pourrait alors tout aussi bien faire l’affaire :
[traduction] [V]ous avez joint la boîte vocale de l’avocat; ne dites pas un mot; pour entendre de nouveau ce message, faites le 1. [Transcription, p. 22]
[87] Le rôle de l’avocat à cette étape de l’enquête consiste à aider le détenu à affronter ses problèmes juridiques de façon éclairée, comme s’il possédait lui‑même les connaissances et l’expérience juridiques requises. Il appartient au détenu — et non à l’avocat — de choisir de coopérer ou non à l’enquête, mais ce choix doit être éclairé. Cela ne donne pas à l’avocat accès à des lieux où il n’a pas le droit de se trouver (comme la salle d’interrogatoire d’un poste de police), mais devrait certainement permettre au détenu d’obtenir davantage que de simples conseils préliminaires donnés avant que la police commence à lui poser des questions, à un moment où le détenu risque de ne pas savoir du tout où la police veut en venir.
[88] La communication entre l’avocat et son client est la condition préalable à la capacité de l’avocat de fournir une assistance. La qualité des conseils dépend entièrement des renseignements sur lesquels ils sont fondés. C’est la raison pour laquelle la Cour considère que le secret professionnel de l’avocat doit être « aussi absolu que possible » : R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445, par. 35. Cette insistance sur la nature essentielle de la libre circulation de l’information entre l’avocat et son client n’est guère conciliable avec la thèse que, dans le cas de l’al. 10b), l’avocat peut travailler dans un vide informationnel sans possibilité de même avoir une idée générale du déroulement de la situation dans la salle d’interrogatoire.
La trilogie de l’interrogatoire
[89] Le ministère public semble concevoir l’interrogatoire de la police comme une épreuve d’endurance entre le détenu, qui au début bénéficie de la mise en garde habituelle et des conseils de nature générale de son avocat (vraisemblablement refuser de coopérer — que pourrait conseiller d’autre l’avocat à ce stade?) et un interrogateur de la police expérimenté qui veut amadouer, manœuvrer et épuiser le détenu pour l’amener à faire des déclarations incriminantes et, si possible, des aveux complets.
[90] Il convient de rappeler que des personnes détenues ou arrêtées peuvent être parfaitement innocentes des faits qu’on leur reproche. Le peloton grandissant des victimes d’erreurs judiciaires au Canada — au nombre desquelles figurent notamment celles qui portent les noms maintenant familiers de Donald Marshall, David Milgaard, Guy Paul Morin, Thomas Sophonow, Ronald Dalton, Gregory Parsons et Randy Druken — témoigne des dangers d’une vision policière étriquée et de l’injustice des enquêtes policières qui en découle. Voir The Lamer Commission of Inquiry into the Proceedings Pertaining to : Ronald Dalton, Gregory Parsons and Randy Druken : Report and Annexes, le très honorable Antonio Lamer (2006), p. 171‑173. Convaincue (à tort) de la culpabilité du détenu, la police prendra tout le temps nécessaire et déploiera toute l’ingéniosité qu’il faut pour venir à bout de la résistance de l’individu qu’elle sait coupable. Comme la Cour l’a reconnu dans R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, les cas où des personnes innocentes sont amenées à faire de faux aveux sont beaucoup plus fréquents que pourraient le croire ceux qui ne sont pas au fait du phénomène (par. 34‑45).
[91] La société canadienne a décidé qu’il est dans l’intérêt à long terme de l’administration de la justice de fournir l’assistance d’un avocat dès le début, malgré les difficultés que cela peut sembler poser à court terme. Cette décision de principe a été incorporée dans l’al. 10b) de la Charte, et notre rôle est de lui donner son plein effet.
[92] Or, dans son épreuve d’endurance avec le détenu, la police dispose maintenant de trois atouts. Le premier est l’arrêt Oickle lui‑même, qui a établi des conditions très strictes pour rendre inadmissibles des aveux en raison de leur caractère non volontaire. Le deuxième est R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, qui autorise la police à prolonger l’épreuve d’endurance même lorsque le détenu invoque à maintes reprises son droit de garder le silence et exprime fréquemment le désir de regagner sa cellule. Arrive maintenant le présent pourvoi, qui refuse au détenu même une « deuxième » consultation avec un avocat, quelle que soit la durée de l’interrogatoire, à moins d’un changement de circonstances important — qui, selon la majorité, n’inclut pas les renseignements que la police dévoile petit à petit au détenu au cours de l’enquête, même s’ils peuvent revêtir une importance cruciale du point de vue de la justesse des conseils juridiques donnés initialement ou de la nécessité d’obtenir d’autres conseils.
[93] L’arrêt Oickle concernait le cas d’un pyromane qui a avoué au cours d’un interrogatoire de police d’une durée de six heures être l’auteur de sept des huit incendies dans les environs de Waterville (Nouvelle‑Écosse) qui lui étaient reprochés. Le litige portait sur l’admissibilité de ses aveux, en particulier sur la portée des règles de common law relatives au caractère volontaire des confessions. On considère à juste titre que cette décision impose des conditions sévères à l’exclusion d’aveux. Les juges de la Cour s’entendaient sur les principes de droit applicables mais étaient divisés à 6 contre 1 sur l’application du droit aux faits. En ce qui a trait aux principes de droit, le juge Iacobucci a fait observer qu’en matière d’exclusion, au‑delà des théories traditionnelles de l’oppression et des encouragements (qui « s’attachent principalement à la fiabilité »), le droit régissant les confessions vise également à protéger « une conception plus large du caractère volontaire “qui met l’accent sur la protection des droits de l’accusé et l’équité du processus pénal” » (par. 69). Cela dit, la Cour a également insisté sur « la nécessaire faculté de la société d’enquêter sur les crimes et de les résoudre » (par. 33) et a mentionné (deux fois) l’opinion incidente du juge Lamer selon laquelle « une enquête en matière criminelle et la recherche des criminels ne sont pas un jeu qui doive obéir aux règles du marquis de Queensbury » : Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, p. 697.
[94] Les faits de l’affaire Oickle ont amené la majorité (la juge Arbour était dissidente) à conclure au caractère volontaire des aveux, même si elle reconnaissait que la police avait minimisé la gravité des crimes (par. 77), avait offert de l’assistance psychiatrique (mais pas en contrepartie d’une confession) (par. 78) et avait laissé entendre qu’il pourrait s’avérer nécessaire d’administrer un test polygraphique à la fiancée de M. Oickle pour déterminer si elle était impliquée dans les incendies, mais que, semble‑t‑il, ce ne serait pas nécessaire s’il passait aux aveux (par. 84). La police avait prétendu que les résultats d’un test polygraphique positif étaient « infaillibles » (par. 95) et s’était empressée de commencer à poser des questions persistantes à M. Oickle immédiatement après l’avoir informé qu’il avait « échoué » au test polygraphique (par. 101).
[95] Par contre, la police avait posé ses questions de façon courtoise et précisé à M. Oickle, à au moins deux reprises avant sa confession, qu’il était libre de partir s’il le souhaitait (l’interrogatoire avait eu lieu dans une chambre de motel). La majorité a statué que la conduite de la police n’était pas nécessairement incompatible avec une confession en fin de compte volontaire de la part de M. Oickle, comme l’avait conclu la juge de première instance. Ce n’était pas une affaire facile à trancher, mais les arguments invoqués par la défense, considérés dans le contexte de l’interrogatoire pris globalement, ne justifiaient pas, selon la majorité, l’annulation de la conclusion de la juge de première instance sur le caractère volontaire, à l’égard de laquelle la déférence s’imposait. On peut, à mon avis, tirer une leçon de Oickle : bien que les principes de droit soient exhaustifs et équitables, en l’absence de cas flagrants, le ministère public pourra établir sans grandes difficultés le « caractère volontaire » d’aveux si telle est la question précise sur laquelle la Cour doit statuer.
[96] Le deuxième atout de la police est le jugement majoritaire rendu dans Singh. M. Singh a été inculpé de meurtre au deuxième degré après qu’une balle perdue eut tué un passant innocent qui se trouvait dans l’entrée d’un pub. Le litige portait sur l’identification du tireur. Lors de son interrogatoire par la police, M. Singh n’avait pas été autorisé à réintégrer sa cellule ou autrement à mettre fin à une longue séance de questions, même s’il avait invoqué à 18 reprises différentes son droit au silence. La majorité a souligné « l’équilibre crucial entre les intérêts de l’État et ceux de l’individu » (par. 7) et a fait observer que « le droit d’un individu de garder le silence [. . .] ne signifie pas que quelqu’un a le droit de ne pas se faire adresser la parole par les autorités de l’État » (par. 28 (en italique dans l’original)). La juge Charron a ainsi conclu, au nom de la majorité, que « lorsqu’une déclaration [du détenu] a résisté à un examen approfondi du caractère volontaire, la demande fondée sur la Charte dans laquelle l’accusé allègue que cette déclaration a été obtenue en violation du droit de garder le silence avant le procès, garanti par l’art. 7, ne saurait être accueillie » (par. 8 (je souligne)). La juge Charron a néanmoins précisé que « le droit de garder le silence et celui de recourir à l’assistance d’un avocat diffèrent » (par. 43).
[97] Nous en venons maintenant au droit à l’assistance d’un avocat. Il semble qu’on accorde à la police un troisième atout. Le détenu n’a pas droit à « l’assistance d’un avocat » après avoir obtenu des conseils préliminaires (vraisemblablement, celui de refuser de coopérer), sauf s’il y a un changement de circonstances — par exemple « des mesures peu habituelles, comme une séance d’identification ou un test polygraphique », auxquels « [l]’avocat chargé de conseiller le détenu au moment de la consultation initiale ne s’attend généralement pas » (par. 50), un changement du risque juridique (par. 51) ou une indication que le détenu « qui a renoncé à son droit à l’assistance d’un avocat n’a peut‑être pas compris son droit », ou bien si « la police mine les conseils juridiques reçus par le détenu » (par. 52). Bien que ces catégories ne soient pas « limitatives », il est mentionné clairement que « la tactique, souvent utilisée par la police, de révéler petit à petit des éléments de preuve (réels ou faux) au détenu pour démontrer ou exagérer la solidité de la preuve contre lui [ne] donne [pas] automatiquement naissance au droit à une deuxième consultation avec un avocat en faisant renaître les droits garantis à l’al. 10b) » (par. 60). À mon avis, il n’est pas question en l’espèce de droits garantis par l’al. 10b) qui « renaîtraient » ou seraient revivifiés. Jusqu’à ce que l’avocat soit au courant, au moins d’une façon générale, des éléments de preuve qui sont dévoilés à son client, il risque de ne pas être en mesure de fournir une assistance utile — et le détenu risque d’être privé d’une telle assistance.
[98] En conséquence de la « trilogie de l’interrogatoire », la police pourra désormais, semble‑t‑il, détenir un individu (présumé innocent), le garder en isolement pour lui poser des questions pendant au moins cinq ou six heures sans lui donner une possibilité raisonnable de consulter un avocat, et balayer pendant ce temps ses revendications du droit de garder le silence ou ses demandes de regagner sa cellule, dans le cadre d’une épreuve d’endurance au cours de laquelle les interrogateurs de la police, se relayant l’un l’autre, possèdent tous les atouts juridiques importants.
[99] Dans Oickle et dans Singh, et de nouveau dans la présente affaire, l’opinion de la majorité souligne l’intérêt de la société à ce que les crimes soient résolus. Il s’agit bien sûr d’une considération tout à fait valable, mais la société veut aussi que les crimes soient résolus dans un cadre qui respecte les libertés civiles et l’équité du système de justice (R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138; et R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190), y compris le droit à « l’assistance d’un avocat ». Or, pour les raisons déjà exposées, je ne crois pas que l’approche adoptée en l’espèce par la majorité satisfasse à l’exigence minimale en matière d’assistance utile.
L’interprétation plus large donnée par l’appelant à l’al. 10b)
[100] Selon l’appelant, l’al. 10b) doit être interprété de façon à donner à l’avocat une place dans la salle d’interrogatoire. Cela serait sans doute intéressant pour les gens fortunés (puisque nulle part au pays l’aide juridique n’est en mesure de financer un tel service), mais il est difficile de savoir quel rôle jouerait l’avocat. Participerait‑il activement à l’interrogatoire en approuvant certaines questions, en s’opposant à d’autres et en demandant des « éclaircissements », ou ferait‑il simplement figure de potiche? Dans le premier cas, les tactiques utilisées en salle d’audience risqueraient d’être introduites dans les préliminaires d’un interrogatoire de la police. Aucun juge ne serait présent pour arbitrer les affrontements entre l’avocat de la défense et l’interrogateur de la police (qui pourrait alors compliquer encore les choses en faisant intervenir un procureur de la Couronne, ce qui se comprend parfaitement).
[101] L’appelant invoque l’arrêt Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966), p. 469, où la Cour suprême des États‑Unis a adopté le large principe suivant :
[traduction] Les circonstances de l’interrogatoire sous garde peuvent avoir très rapidement pour effet d’ébranler la volonté de quelqu’un qui a été simplement informé de son privilège par ses interrogateurs. Le droit d’avoir un avocat présent à l’interrogatoire est donc indispensable à la protection du privilège garanti par le Cinquième Amendement selon le système dont nous délimitons la portée aujourd’hui. [Je souligne.]
Les juges LeBel et Fish affirment qu’ils « ne préconis[ent] pas l’adoption au Canada des règles en vigueur aux États‑Unis en vertu de Miranda » (par. 201), mais ils expriment clairement l’avis que les « craintes initiales » soulevées par Miranda se sont révélées sans fondement (par. 199). Quelle que soit la position éventuelle de mes collègues sur la question de la présence de l’avocat pendant les interrogatoires sous garde, personnellement j’estime que l’adoption de la règle Miranda outrepasserait de beaucoup l’objet de l’al. 10b) dans le contexte canadien en raison de notre jeu de freins et contrepoids différent. La nécessité de veiller à ne pas dépasser l’objet de l’al. 10b) a été soulignée dans un contexte quelque peu différent par le juge Lamer dans R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368, p. 385 :
Cette limite aux droits d’une personne arrêtée ou détenue est essentielle puisque sans elle, il serait possible de retarder inutilement et impunément une enquête et même, dans certains cas, de faire en sorte qu’une preuve essentielle soit perdue, détruite ou impossible à obtenir. Les droits énoncés dans la Charte, et en particulier le droit à l’assistance d’un avocat, ne sont pas des droits absolus et illimités. Ils doivent être exercés d’une façon qui soit conciliable avec les besoins de la société. On ne peut permettre à une personne arrêtée ou détenue d’entraver le travail des policiers en lui permettant de faire en sorte que ces derniers ne puissent effectuer adéquatement leur tâche. [Je souligne.]
Il est certain que l’avocat de la défense présent sans rien dire dans la salle d’interrogatoire sera mieux informé que celui qui en est exclu. Mais quiconque a déjà vu la force perturbatrice d’un avocat même modérément combatif lors d’un interrogatoire préalable en matière civile (procédure où il n’y a pas non plus d’arbitre) ne peut mettre en doute le risque que l’enquête soit « retard[ée] inutilement et impunément ». Bien sûr, le détenu (contrairement au plaideur en matière civile) a le droit de garder le silence, mais l’avocat de la défense n’a pas l’obligation correspondante de garder le silence. Mes collègues les juges LeBel et Fish ont fait observer à juste titre que les interrogatoires de police dans une affaire criminelle ne sont pas analogues aux interrogatoires préalables en matière civile (par. 173). Il est vrai que le cadre est différent, mais les possibilités de perturbation sont comparables.
[102] Je ne dis pas que les avocats de la défense abuseraient délibérément d’un droit d’accès à la salle d’interrogatoire. Je dis simplement que le fait de les y inviter reviendrait, à mon avis, à donner aux droits garantis par l’al. 10b) une interprétation qui nuirait excessivement à la capacité des policiers d’« effectuer adéquatement leur tâche ».
[103] Rien n’interdit, bien sûr, au législateur de réglementer la présence de l’avocat lors d’un interrogatoire de la police, mais là où il l’a fait, il a généralement pris soin de décrire clairement les circonstances d’application, par exemple dans la Crimes Act 1914 du Commonwealth australien, partie IC, art. 23G et 23L; dans la Law Enforcement (Powers and Responsibilities) Act 2002 de la Nouvelle‑Galles du Sud, art. 123; dans la Police Powers and Responsibilities Act 2000 du Queensland; dans la Police and Criminal Evidence Act 1984, 1984, ch. 60, art. 58 et 66, de l’Angleterre, et dans les codes de pratique connexes (dont le Code C — Code of Practice for the Detention, Treatment and Questioning of Persons by Police Officers) ainsi que dans la Criminal Justice and Public Order Act 1994, 1994, ch. 33, de l’Angleterre. Ni le Parlement fédéral ni les assemblées législatives provinciales n’ont jugé bon d’instaurer des mesures analogues dans leurs sphères de compétence respectives.
Affaiblissement du droit garanti par l’al. 10b)
[104] Cela dit, je crois que le point de vue de la majorité exprimé par la Juge en chef et la juge Charron affaiblit le droit en question. Leur interprétation présuppose que le détenu fait face à un choix strictement binaire entre la coopération et la non‑coopération, alors qu’un détenu bien informé peut choisir de coopérer avec la police entièrement ou en partie sur certains aspects mais non sur d’autres. Le conseil « passe‑partout » que l’avocat donne au détenu de garder le silence et de refuser toute coopération peut dans certains cas se révéler désastreux. Lorsque de nouveaux renseignements lui sont dévoilés au cours de l’interrogatoire au sujet de la date, de l’heure et des circonstances de l’infraction, par exemple, le détenu peut se rendre compte qu’il dispose d’un alibi mais décide de ne pas en faire part parce que son avocat lui a recommandé au téléphone de ne rien dire, alors que ce serait dans son intérêt de le mentionner sans tarder. Il peut arriver — je donne un autre exemple — qu’il y ait des coaccusés; dans ce cas, il peut s’avérer préférable, plutôt que de garder le silence, de donner des renseignements additionnels sur lesquels pourra être fondé un moyen de défense consistant à se disculper en accusant les autres. Des faits nouveaux peuvent être mis au jour et procurer au détenu de nouvelles raisons de donner une explication alors qu’il avait jusque‑là refusé de coopérer. Il y aura bien des choses que l’avocat (et peut‑être le détenu lui‑même) ne sait pas lors de la conversation initiale. Les conseils préliminaires donnent un aperçu du droit applicable et constituent, certes, un bon point de départ, mais ils ne suffisent certainement pas à épuiser le droit du détenu à une « assistance » juridique utile.
[105] Il existe une position intermédiaire, qui reconnaîtrait au détenu un droit d’accès raisonnable à des conseils juridiques de temps à autre au cours d’un interrogatoire de la police (qui en l’espèce, comme je l’ai indiqué, a duré environ cinq heures) sans que l’avocat de la défense se trouve dans la salle d’interrogatoire. Le ministère public fait valoir qu’une solution de ce genre créerait des difficultés aux interrogateurs de la police pour l’établissement de la ligne de démarcation : Dans quels cas faut‑il permettre une autre consultation? Dans quels cas peut‑elle être différée? Quelle fréquence peut être considérée comme « raisonnable »? Il reste cependant que, sauf si le détenu a le droit constitutionnel d’arrêter unilatéralement les questions de la police à tout moment simplement en indiquant qu’il désire parler à un avocat (encore une fois) — position qui, à mon avis, fait trop pencher la balance contre l’intérêt de la communauté à ce que la loi soit appliquée —, il est inévitable que la police devra en premier lieu faire preuve de jugement quant au caractère raisonnable. Cela ne pose pas, à mon avis, un énorme problème. Les policiers ont constamment à résoudre des problèmes relatifs à la détermination de ce qui est « raisonnable ». C’est l’un des principes directeurs de leur profession. Divers éléments peuvent les guider à cet égard, comme nous le verrons. Ce qui n’est pas acceptable, à mon sens, c’est d’atténuer la portée du droit garanti à l’al. 10b) dans le but d’en faciliter l’application pour la police.
Motifs justifiant une autre consultation
[106] Ce qui peut justifier une autre consultation dépendra de l’évolution des circonstances. La police n’est pas tenue, selon moi, de mettre fin à son interrogatoire simplement parce que le détenu exprime le désir de consulter de nouveau un avocat, comme semblent le préconiser mes collègues les juges LeBel et Fish (par. 177). Par contre, la nécessité d’une autre consultation (entraînant la suspension mais non l’arrêt définitif de l’interrogatoire) peut se présenter, selon moi, dans des circonstances différentes de celles envisagées par mes collègues la Juge en chef et la juge Charron. Je conviens que la demande du détenu doit cadrer avec l’objet du droit garanti par l’al. 10b) — c.-à-d. se rapporter au besoin d’assistance juridique — et ne doit pas simplement retarder le genre d’interrogatoire de police approuvé dans Oickle et dans Singh ou permettre au détenu de s’y soustraire temporairement. En outre, la justification de cette autre ou de ces autres consultations doit reposer sur un fondement objectif, y compris les facteurs suivants :
1. La portée de la communication antérieure avec l’avocat. S’agit‑il d’une consultation en profondeur ou d’un appel téléphonique superficiel?
2. La durée de l’entretien au moment de la demande. Une demande faite après une heure de questions risque d’avoir plus de poids qu’une demande faite dès le début de l’entretien.
3. L’ampleur des autres renseignements (vrais ou faux) fournis au détenu par la police au sujet de l’affaire pendant l’interrogatoire, dont il est raisonnable de croire qu’elle peut amener le détenu à penser que les conseils reçus lors de la consultation initiale ont peut‑être perdu de leur pertinence en raison de la tournure des événements.
4. L’existence de circonstances pressantes incitant fortement à ne pas retarder l’interrogatoire.
5. La survenance d’un incident de nature juridique au cours de l’interrogatoire — par exemple si la police évoque des « faits similaires » dans lesquels le détenu serait impliqué, il pourrait légitimement vouloir comprendre l’incidence qu’une réponse aux questions sur ces faits connexes pourrait avoir sur une éventuelle responsabilité à l’égard du crime reproché.
6. L’état psychologique et physique du détenu, notamment les signes de fatigue ou de confusion, dans la mesure où cet état est apparent ou devrait l’être pour l’interrogateur.
[107] La Juge en chef et la juge Charron font valoir que leur interprétation tronquée de l’al. 10b) faciliterait la tâche de la police. Cela ne fait aucun doute : l’existence de droits pendant l’interrogatoire lui rendra la vie plus difficile que l’absence de droits. Mes collègues écrivent :
Enfin, le test proposé est si vague qu’il est difficile à appliquer. Il est certain qu’au fil des ans les tribunaux règlent ces problèmes du mieux qu’ils peuvent. Tous ces efforts laisseront toutefois dans leur sillage une série de requêtes, d’appels et de deuxièmes procès fondés sur la Charte. [par. 59]
Cet argument de « l’avalanche de poursuites », également invoqué par le ministère public, a été rejeté dans nombre de contextes relevant de la Charte malgré le fait que l’élaboration de droits fondés sur celle‑ci a généralement laissé dans son sillage « une série de requêtes, d’appels et de deuxièmes procès fondés sur la Charte ». La Charte est rédigée en termes généraux. Les litiges sont inévitables. Le système de justice criminelle fonctionnerait peut‑être plus en douceur et plus efficacement du point de vue des autorités chargées de la répression du crime s’il n’y avait pas de Charte, mais tant que la Charte existe, le droit garanti par l’al. 10b) doit recevoir, comme les autres droits prévus par la Charte, une interprétation large qui soit compatible avec son objet. S’il faut du temps pour en déterminer la portée exacte, qu’il en soit ainsi.
[108] Le test proposé ci‑dessus est‑il vague et difficile à appliquer? La « raisonnabilité » est une norme constitutionnelle largement employée et bien connue de la police. Les policiers consultent régulièrement les avocats du ministère public et ont de l’expérience pour déterminer quand la consultation d’un avocat est raisonnablement nécessaire. Ils sont régulièrement appelés à agir en matière de fouille, perquisition et saisie, et pourtant ils savent que la garantie prévue à l’art. 8 de la Charte protège seulement contre les « fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ». Dans le cas d’une fouille ou perquisition sans mandat, le ministère public doit établir qu’elle n’a pas été effectuée d’une manière abusive par la police : R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278. La police doit par conséquent déterminer au départ la portée des droits des individus qu’elle souhaite fouiller. Même dans le cadre de l’al. 10b), elle se verra souvent appelée à décider si le détenu a fait preuve de diligence raisonnable dans l’exercice initial de ses droits prévus par l’al. 10b). Avant de poser des questions au détenu, elle doit attendre un délai raisonnable pour lui permettre de communiquer avec un avocat. Elle est couramment aux prises avec ces aspects — et d’autres — de la « raisonnabilité »; je ne vois pas pourquoi elle ne pourrait pas faire preuve du même degré de professionnalisme lorsqu’il s’agit de juger du caractère raisonnable d’une demande de consultation supplémentaire fondée sur l’al. 10b).
[109] L’existence d’un droit prévu par l’al. 10b) impose à la police l’obligation (ou la responsabilité) corrélative de respecter et d’appliquer ce droit. Toutefois, comme je l’ai mentionné au début, une certaine discordance semble se dégager dans le point de vue de la Cour quant à la capacité de la police de faire preuve de jugement lorsqu’il s’agit de déterminer (au départ) ses pouvoirs non reconnus auparavant par la common law (voir p. ex. R. c. Clayton, 2007 CSC 32, [2007] 2 R.C.S. 725), ou quant à sa capacité de prendre des décisions (au départ) au sujet de ses obligations et responsabilités.
[110] Dans l’affaire récente R. c. Waugh, 2010 ONCA 100, 251 C.C.C. (3d) 139, un agent de police a décidé qu’il avait le pouvoir de mettre en fourrière un véhicule automobile qu’il croyait non assuré. Or la loi ne lui conférait pas ce pouvoir. Pour statuer sur le bien‑fondé de la décision de la police de saisir le véhicule, il fallait donc recourir au test Dedman/Waterfield (R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659 (C.C.A.)), qui comporte deux critères plutôt vagues, à savoir (1) est‑ce que la conduite policière en cause entre dans [traduction] « le cadre général d’un devoir imposé par une loi ou reconnu par la common law » et (2) est‑ce qu’une telle conduite, [traduction] « bien que dans le cadre général d’un tel devoir, a comporté un emploi injustifiable des pouvoirs découlant de ce devoir » (par. 26)? Le juge Blair, de la Cour d’appel de l’Ontario, a admis que :
[traduction] la common law n’a jamais reconnu explicitement que le pouvoir de la police de remorquer un véhicule découle de ses fonctions générales. Je ne vois cependant pas pourquoi cela ne devrait pas être le cas, pourvu qu’il soit satisfait au test Dedman/Waterfield dans les circonstances et que la police agisse d’une manière raisonnable et prudente. En l’espèce, à mon avis, il est satisfait au test, et la police a agi d’une manière raisonnable et prudente. [par. 27]
(Voilà encore une fois cette notion de « raisonnable » qui est liée au jugement dont doit faire preuve la police!) Le test Dedman/Waterfield impose à la police une évaluation plutôt abstraite lorsqu’il lui faut décider si elle peut saisir un véhicule (Waugh), établir un barrage routier à l’entrée du stationnement d’un club de danseuses nues par suite d’un appel au 9‑1‑1 signalant la présence d’armes à feu (Clayton), procéder à l’interception au hasard d’un véhicule sans y être autorisée par la loi (Dedman) ou détenir une personne dans la rue pour lui poser des questions même si la police n’a aucun motif raisonnable et probable de croire que la personne est mêlée à une activité criminelle (R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59). Dans tous ces cas, la police a conclu au départ à l’existence de pouvoirs qui ne lui étaient pas reconnus jusque‑là, et les tribunaux lui ont donné raison.
[111] Mes collègues les juges LeBel et Fish s’opposent à la présente « position intermédiaire » à l’égard de l’al. 10b), soutenant que l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat « ne peu[t] être subordonn[é] ainsi à l’opinion d’un enquêteur » (par. 172) et affirmant qu’ils « n’accept[ent] pas la thèse selon laquelle la possibilité de consulter de nouveau un avocat est réservée aux cas où le policier conduisant l’interrogatoire est convaincu soit de l’existence d’un changement important de circonstances, soit que la demande ne vise pas à retarder l’enquête policière ou à s’y soustraire temporairement » (par. 179 (en italique dans l’original)). C’est un curieux argument. Dans toute interaction entre la police et le citoyen, la police doit évaluer en premier lieu les limites de ses pouvoirs ainsi que la portée des droits et libertés que veut exercer la personne à qui elle a affaire. Il en est ainsi du droit de sortir en voiture d’un parc de stationnement (Clayton), de résister à une fouille corporelle (Mann) ou de s’éloigner d’un policier malgré l’ordre qui est donné : « Attendez une minute! Il faut que je vous parle avant que vous vous en alliez » (R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, par. 9). De même, à moins de planter un juge (et aussi un avocat de la défense) dans la salle d’interrogatoire, ce sera toujours à l’interrogateur de déterminer en premier lieu s’il est raisonnable d’invoquer le droit garanti par l’al. 10b). L’autre solution consiste à permettre au détenu de mettre fin à l’interrogatoire par cette simple déclaration : « Je veux parler à mon avocat MAINTENANT », forme de contrôle unilatéral par le détenu que mes collègues les juges LeBel et Fish semblent accepter (par. 177).
[112] Même si j’ai souscrit aux motifs dissidents du juge Fish dans Singh, je ne considère pas qu’on puisse vraiment opposer l’al. 10b) au jugement de la majorité dans Singh et reconnaître au détenu, en vertu de cette disposition, le pouvoir de mettre fin unilatéralement à l’interrogatoire sous garde d’une façon que le détenu dans Singh n’a pas réussi à faire en invoquant à maintes reprises son désir de regagner sa cellule. Il faut comprendre et interpréter l’al. 10b) selon son libellé et son objet. L’interprétation que proposent mes collègues a pour résultat de faire du détenu le seul juge de l’utilité de consultations supplémentaires avec l’avocat, même si, d’un point de vue objectif, de telles demandes sont présentées de façon capricieuse.
[113] Selon moi, la police a le droit en premier lieu d’évaluer les circonstances objectives de la demande fondée sur l’al. 10b). Son évaluation est toujours soumise à une révision par un juge, qui dispose du temps nécessaire et du luxe du recul. Si la police a eu tort, la poursuite en paiera le prix.
[114] Je ne peux pas croire qu’il soit plus difficile pour la police de juger si la demande du détenu de consulter un avocat cadre avec l’objet de l’al. 10b) — l’accès à une véritable assistance juridique — que de juger si l’interception au hasard d’un véhicule s’inscrit dans la notion générale de « devoir » de la police. Et il n’est sûrement pas plus difficile de déterminer si l’accès à l’assistance d’un avocat est justifié par les circonstances objectives de l’interrogatoire que de juger si l’existence du pouvoir de la police d’établir un barrage à l’entrée du stationnement d’un club de danseuses nues est « injustifiable ». Dans Clayton, en outre, la majorité de la Cour a conclu que des pouvoirs de la police ainsi définis seront nécessairement « compatibles avec les valeurs de la Charte » parce que la justification de la conduite de la police selon le test Dedman/Waterfield est centrée sur le fait que « l’entrave à la liberté [. . .] était nécessaire vu l’étendue du risque et la liberté en jeu et qu’elle n’était attentatoire que dans la mesure raisonnablement nécessaire pour faire face au risque » (par. 21 (je souligne)). Si la police se voit confier la tâche de juger ainsi, sur le moment, de ce qui est « raisonnablement nécessaire » pour ce qui est de ses pouvoirs jusque‑là non reconnus, pourquoi serait‑elle incapable d’évaluer ses responsabilités au cours d’un interrogatoire sous garde? Pourquoi des critères généraux sont‑ils considérés comme satisfaisants lorsqu’il s’agit pour la police d’évaluer ses pouvoirs, mais comme « vagues » au point d’être « difficiles à appliquer » lorsqu’il est question de son devoir de respecter le droit du détenu à l’assistance d’un avocat? La réponse est que la police est parfaitement capable, dans les deux cas, de faire preuve de jugement en premier lieu.
[115] Je conviens avec mes collègues la Juge en chef et la juge Charron qu’« [i]l est certain qu’au fil des ans les tribunaux règlent ces problèmes du mieux qu’ils peuvent » (par. 59). C’est vrai — tout comme les tribunaux (et la police) ont résolu (et continuent à le faire) chaque problème visé par la Charte « du mieux qu’ils peuvent ». L’équité essentielle de notre système de justice est en jeu dans les interrogatoires de police. L’invocation par le ministère public d’une ligne de démarcation nette pour faciliter la tâche à l’administration ne devrait pas nous dissuader de donner au droit garanti par l’al. 10b) sa pleine expression.
Application aux faits de la présente affaire
[116] Les faits pertinents sont décrits dans l’opinion de la majorité. Pour les besoins des présents motifs, il est important de noter que vers le milieu de l’interrogatoire (soit après environ deux heures et demie de questions), le sergent Skrine a expliqué pourquoi il croyait que l’appelant, alors sous l’empire de l’alcool, avait tué la victime dans un accès de rage aveugle. Il a dit : [traduction] « [l]a preuve ici est absolument accablante », mais sans préciser en quoi elle consistait. Il a mentionné (faussement) l’existence de preuve génétique incriminante sur les lieux du crime. Les réponses de l’appelant étaient évasives. Lorsque le sergent Skrine lui a dit qu’il ne devrait pas prendre l’entretien à la légère, l’appelant a répondu :
[traduction]
Sinclair : Je ne prends rien de tout ça à la légère. Du moins je ne suis pas sûr, je ne veux rien dire maintenant et je veux voir mon avocat, et tout ça, mais non, je ne prends rien de ce que vous dites à la légère. [Je souligne; d.a. compl., p. 58.]
[117] Quelques minutes plus tard, le policier a encore une fois martelé le message qu’il serait futile de continuer à résister :
[traduction]
Skrine : . . . Peut‑être que tu as encore une lueur d’espoir. Un petit espoir que tout ça va se terminer. Mais non, ça ne va pas se terminer. Tu es fait. La preuve est absolument accablante. Absolument accablante. Et ça, tu ne peux rien y faire. Les seules questions qui restent, c’est pourquoi.
Sinclair : Je veux que mon avocat examine tout ça.
Skrine : Ton avocat va avoir tout ça. [Je souligne; d.a. compl., p. 59.]
Mais bien entendu, il n’était pas dans l’intention du sergent Skrine que l’avocat [traduction] « ait tout ça » avant que les aveux de l’appelant soient dans le sac. Puis, un peu plus tard :
[traduction]
Skrine : . . . Il y a sûrement eu un élément déclencheur. Hein? Tu n’as pas fait ça sans raison, pas vrai? Hein? Trent? Tu as tué Gary parce que tu aimes ça, pas vrai? Hein? Gary? Euh, Trent?
Sinclair : Je veux parler à mon avocat.
Skrine : Trent, tu as déjà parlé à ton avocat, d’accord?
Sinclair : Pendant une minute au téléphone, c’est pas, je veux lui parler quand il [. . .] quand je le verrai lundi.
Skrine : Eh bien, tu auras l’occasion de lui parler de nouveau, mais tu lui as déjà parlé deux fois. D’accord, Trent? Et tu sais quoi? Et personne d’autre que toi ne peut venir ici et prendre cette décision pour toi.
Sinclair : Quand mon avocat viendra. . . [d.a. compl., p. 67]
[118] Le refus initial de permettre à l’appelant de consulter de nouveau son avocat ne constituait pas une violation de ses droits. Cette violation s’est produite lorsque, après plusieurs heures de suggestions (subtiles et moins subtiles) et d’argument, le sergent Skrine a parlé à l’appelant de la preuve [traduction] « absolument accablante », selon ses termes, qui reliait l’appelant au crime, et celui‑ci a réitéré son désir de consulter son avocat avant de continuer. L’appelant a dû se demander, au moins dans une certaine mesure, si les conseils juridiques reçus lors de la consultation initiale de 360 secondes étaient toujours valables. Étant donné la révélation de nouveaux éléments d’information depuis le début de l’entretien, sa demande de parler de nouveau à son avocat était raisonnable, et le refus de la part de la police de lui accorder cette nouvelle consultation constituait, selon moi, une violation de l’al. 10b).
[119] Les aveux ultérieurs de l’appelant devant un agent d’infiltration placé dans sa cellule faisaient « partie de la même opération ou de la même ligne de conduite » que la déclaration au sergent Skrine (R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235, par. 21) et étaient par conséquent viciés, étant donné le lien explicite entre le motif l’ayant amené à se confesser à cet agent d’infiltration et le fait qu’il venait de capituler dans la salle d’interrogatoire : [traduction] « Ils m’ont eu. Ils ont le corps, les draps, le sang, les fibres du tapis, des témoins. Je vais être en taule pour longtemps, mais je suis soulagé » (juge du procès, par. 40). Cela vaut aussi pour la reconstitution. Sans la déclaration initiale au sergent Skrine, elle n’aurait pas eu lieu. Ce lien de causalité suffit à établir l’existence du lien requis.
[120] En somme, la déclaration à l’agent d’infiltration et la preuve émanant de la reconstitution ne peuvent être dissociées de la violation antérieure de l’al. 10b) et ont par conséquent été obtenues en violation de la Charte.
[121] J’aurais écarté les éléments de preuve en application du par. 24(2) compte tenu de la présomption générale d’exclusion des déclarations obtenues d’une façon inconstitutionnelle : R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353.
[122] Selon moi, le pourvoi doit être accueilli et un nouveau procès doit être ordonné.
Version française des motifs des juges LeBel, Fish et Abella rendus par
Les juges LeBel et Fish (dissidents) —
I. Aperçu
[123] Le présent pourvoi porte sur les limites raisonnables qui peuvent être imposées à l’exercice effectif par les détenus de leur droit constitutionnel à l’assistance d’un avocat, au cours d’interrogatoires menés avec acharnement durant leur détention. Fondamentalement, il soulève une fois de plus la question de « savoir si “non” veut dire “oui” lorsque le policier qui effectue un interrogatoire refuse d’accepter le “non” donné comme réponse par un détenu qui est entièrement sous son contrôle » (R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, par. 55).
[124] Comme nous l’expliquerons plus loin, le droit à l’assistance d’un avocat, quoiqu’il soit inextricablement lié au droit de garder le silence, s’exerce de façon autonome par rapport à celui‑ci. L’un soutient l’autre, en particulier dans le contexte de l’interrogatoire, et encore plus précisément, lorsque le détenu qui a invoqué à maintes reprises son droit au silence se voit systématiquement refuser l’accès à l’assistance d’un avocat par un policier déterminé qui poursuit avec acharnement l’interrogatoire du détenu — lequel se trouve entièrement sous son contrôle — « dans le but [de l’]amener à passer aux aveux, coûte que coûte » (Singh, par. 59 (souligné dans l’original)). En soi, c’est ce dont il est question en l’espèce : l’arrêt Singh est centré sur le droit au silence; le présent pourvoi porte sur le droit à l’assistance d’un avocat. La Constitution garantit les deux droits. Nous savons par expérience que, dans le contexte de l’interrogatoire, l’un ne va pas sans l’autre.
[125] Nous ne souscrivons pas au dispositif proposé par la Juge en chef et la juge Charron. Nous ne partageons pas non plus leur analyse de la portée et de l’objet du droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés. En réalité, ce droit a une portée bien plus étendue que ce qu’indiquent leurs motifs, puisqu’il reflète le rôle fondamental joué par l’avocat dans l’application quotidienne du droit, dans la protection de la primauté du droit et, en particulier, dans l’administration de la justice criminelle. Essentiellement, l’approche adoptée par nos collègues impose par ailleurs au détenu désireux d’exercer son droit de consulter un avocat l’obligation de prouver à la police l’existence de faits nouveaux entraînant un changement important ou substantiel dans le risque que comporte pour lui la situation dans laquelle il se trouve placé. Nous craignons aussi que leur conclusion sape les principes les plus fondamentaux du droit criminel canadien, surtout la protection contre l’auto‑incrimination et la présomption d’innocence.
[126] Nous concluons donc que le droit constitutionnel de M. Sinclair à l’assistance d’un avocat a été violé en l’espèce du fait que les policiers l’ont empêché d’obtenir les conseils juridiques auxquels il avait droit au cours de l’interrogatoire. Selon nous, l’accès du détenu à l’assistance de son avocat aurait atténué les conséquences des efforts acharnés et habiles que déployait le policier afin d’obtenir des aveux de sa part.
[127] De plus, à notre avis, cette violation du droit de l’appelant à l’assistance d’un avocat présente un caractère particulièrement grave. Elle ne saurait être qualifiée de mineure ou de technique. Au contraire, elle touche l’essentiel du droit de ne pas s’incriminer que l’al. 10b) vise à protéger. La violation a également affecté d’autres intérêts que l’al. 10b) vise aussi à reconnaître et à garantir, en particulier le rôle vital de l’avocat dans notre système juridique, surtout dans le contexte du droit criminel.
[128] Ces conclusions s’accordent parfaitement avec les principes fondamentaux qui régissent l’administration de la justice au Canada. Dans notre système de justice criminelle, la preuve de la culpabilité de l’accusé incombe exclusivement à l’État. Ce principe de base s’exprime dans la présomption d’innocence et dans le droit au silence, que la Constitution protège tous deux. Ces principes entraînent comme conséquence nécessaire qu’un détenu sous le contrôle de la police (comme d’ailleurs tout accusé) n’est pas tenu de coopérer à une enquête policière ou de participer à un interrogatoire. Laisser entendre que les détenus sont ainsi obligés d’aider l’État à prouver leur propre culpabilité et, de ce fait, de faciliter l’obtention d’une condamnation à leurs dépens, revient à les exposer à un risque accru d’auto‑incrimination. Une telle situation dénature notre système de justice criminelle. On reconnaît alors à la police un nouveau pouvoir en lui assurant un accès pratiquement sans entraves à des détenus placés sous garde, même s’ils ont choisi de garder le silence, pour les soumettre à des interrogatoires interminables.
[129] Nous ne contestons pas le droit de la police de continuer son enquête après que l’accusé ait exprimé son désir de consulter un avocat au cours d’un interrogatoire. Mais la question sur laquelle nous devons statuer en l’espèce n’est pas celle‑ci. Bien que la police puisse poursuivre son enquête comme bon lui semble, il ne lui est pas loisible de le faire en violation des droits constitutionnels du détenu.
[130] Il ne fait aucun doute que la personne qui n’est pas détenue a le droit de consulter un avocat avant de répondre aux questions de la police. Au nom de quel principe serait‑elle privée de ce même droit constitutionnel alors qu’étant détenue, elle se trouve sous le contrôle complet de la police et, par conséquent, devient vulnérable aux pressions et manipulations des enquêteurs? On ne peut sûrement pas prétendre que la personne détenue compromet le processus d’enquête en exerçant son droit de consulter un avocat, celui de garder le silence, ou l’un et l’autre.
II. Bref rappel des faits
[131] Nous souscrivons dans une large mesure au résumé des faits établi par la Juge en chef et la juge Charron dans le présent pourvoi. Il nous paraît toutefois utile d’examiner de plus près la chronologie des demandes répétées du détenu de consulter un avocat et de ses revendications de son droit de garder le silence. Un examen minutieux des échanges entre le détenu et l’enquêteur permet de constater la nécessité de reconnaître le droit à l’assistance continue d’un avocat dans le contexte de l’interrogatoire mené avec acharnement auquel le détenu a été soumis en l’espèce.
[132] M. Sinclair a été arrêté à l’aube, le 14 décembre 2002. Immédiatement après son arrestation, la police l’a informé de son droit de consulter un avocat. Lorsqu’on lui a demandé s’il souhaitait appeler un avocat, il a répondu : [traduction] « Pas pour l’instant » (d.a., p. 524). La police l’a ensuite conduit au détachement local de la GRC.
[133] À son arrivée, on lui a donné la possibilité d’appeler un avocat. À 6 h 53, il a communiqué avec Me Janicki, qui l’avait déjà représenté dans le passé. M. Sinclair a parlé à son avocat pendant trois minutes. Puis, il a dit à la police que son avocat allait le rappeler.
[134] M. Sinclair a été placé dans une cellule jusqu’à 9 h 40, heure à laquelle Me Janicki l’a rappelé pour lui parler. Encore une fois, la conversation a duré trois minutes.
[135] À 16 h 38, on a fait sortir M. Sinclair de sa cellule pour le conduire dans la salle d’interrogatoire. Le sergent Kerry Skrine, un enquêteur appartenant au Groupe des crimes graves de la GRC, l’a alors accueilli. Au procès, le sergent Skrine a affirmé être un enquêteur expérimenté dans les interrogatoires et un membre de l’[traduction] « équipe d’interrogatoire désignée » (d.a., p. 247).
[136] Après avoir été informé de son droit de garder le silence, M. Sinclair a répondu : [traduction] « Je n’ai rien à dire pour l’instant » (d.a. compl., p. 3). Il a expliqué au sergent Skrine qu’il [traduction] « refus[ait] de dire quoi que ce soit ou de parler de quoi que ce soit jusqu’à ce que [s]on avocat soit là et [lui] dise ce qui se passe et tout » (d.a., p. 542). À propos de la demande de M. Sinclair que son avocat assiste à l’interrogatoire, le sergent Skrine a répondu que, [traduction] « selon le droit en vigueur dans notre pays, on n’a pas droit à la présence d’un avocat pendant un interrogatoire » (d.a., p. 542).
[137] Bien que M. Sinclair eût exprimé de façon catégorique et à plusieurs reprises sa décision de ne pas lui parler, le sergent Skrine a néanmoins continué de l’interroger.
[138] M. Sinclair a protesté contre la poursuite de l’interrogatoire :
[traduction] Avec ces questions, eh bien, je ne me sens tout simplement pas à l’aise de ne pas avoir d’avocat ici. Par exemple, vous dites que je n’ai pas le droit d’avoir un avocat dans la pièce pendant qu’on m’interroge, et je ne pense pas que . . . ça ne me semble même pas logique.
. . .
Je crois que mon avocat devrait être présent quand on continue comme ça à me poser des questions, quelles qu’elles soient . . .
. . .
Par exemple, dans la situation inverse, si c’était vous qui étiez assis sur cette chaise . . .
. . .
Je pense que vous voudriez qu’un avocat soit présent. On parle ici de quelque chose qui pourrait me mettre en dedans pour le reste de mes jours. [d.a., p. 546]
[139] Le sergent Skrine a poursuivi l’interrogatoire, passant graduellement de sujets ne prêtant pas à controverse, comme les rapports entre M. Sinclair et sa fratrie et ses préférences en matière de tabac, à sa complicité dans le meurtre de M. Grice.
[140] Pendant son interrogatoire, qui a duré cinq heures, M. Sinclair a répondu de la même façon chaque fois que des propos accusatoires ont été tenus à son endroit ou qu’on a insisté sur le caractère accablant de la preuve disponible contre lui : il a demandé à parler à son avocat ou à obtenir la présence de ce dernier pendant l’interrogatoire. On a rejeté fermement et systématiquement toutes ses demandes.
[141] Le sergent Skrine a affirmé que la police avait parlé à des témoins dont les propos établissaient que M. Sinclair était impliqué dans le meurtre. Il a alors pressé M. Sinclair de passer aux aveux. Voici les réponses de M. Sinclair :
[traduction]
Skrine : Tu n’as pas fait ça sans raison, pas vrai? Hein? Trent? Tu as tué Gary parce que tu aimes ça, pas vrai? Hein? [. . .] Trent?
Sinclair : Je veux parler à mon avocat.
Skrine : Trent tu as déjà parlé à ton avocat, d’accord?
Sinclair : Pendant une minute au téléphone, c’est pas, je veux lui parler quand il [. . .] quand je le verrai lundi.
Skrine : Eh bien, tu auras l’occasion de lui parler de nouveau, mais tu lui as déjà parlé deux fois, d’accord, Trent. Et tu sais quoi? Et personne d’autre que toi ne peut venir ici et prendre cette décision pour toi.
Sinclair : Quand mon avocat viendra . . . [d.a., p. 607]
[142] Peu après, le sergent Skrine a quitté la salle d’entretien. À son retour, il a continué à presser M. Sinclair d’avouer le meurtre. Il a dit à M. Sinclair que la police avait trouvé la literie provenant de l’hôtel (ce qui était vrai) et y avait identifié l’ADN de M. Sinclair (ce qui était faux) (d.a. compl., p. 85).
[143] Immédiatement après que le sergent Skrine lui eut fait part de ces deux éléments de preuve, M. Sinclair a reconnu : [traduction] « Je suis fait, je le sais . . . » (d.a. compl., p. 85). Il a alors avoué dans le détail le meurtre de Gary Grice.
[144] Après son retour en cellule, cinq heures depuis sa première demande de consulter de nouveau un avocat, M. Sinclair a parlé de l’interrogatoire avec son compagnon de cellule. Sans le savoir, il parlait en fait à un agent d’infiltration, l’agent de police Sergio L. B. Dasilva. M. Sinclair lui a dit : [traduction] « Ils m’ont eu. Ils ont le corps, les draps, le sang, les fibres du tapis, des témoins. Je vais être en taule pour longtemps, mais je suis soulagé » (le juge Frankel, 2008 BCCA 127, 252 B.C.A.C. 288, par. 23).
III. Analyse
A. Le texte de l’al. 10b)
[145] Se fondant sur R. c. Logan (1988), 46 C.C.C. (3d) 354 (C.A. Ont.), la Juge en chef et la juge Charron affirment que l’expression « en cas d’arrestation ou de détention » se réfère à un moment en particulier et ne correspond pas à un continuum (par. 44). Cette interprétation constituait aussi le fondement du jugement de la Cour d’appel (le juge Frankel, par. 48). Avec égards, nous ne pouvons souscrire à cette interprétation étroite de l’al. 10b).
[146] Nous examinerons tout d’abord le texte anglais de la disposition, puis le texte français correspondant. Le texte anglais de l’al. 10b) de la Charte est rédigé ainsi : « Everyone has the right on arrest or detention [. . .] to retain and instruct counsel without delay and to be informed of that right. » La version française est ainsi libellée : « Chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention [. . .] d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit. »
[147] À notre avis, le sens manifeste de l’al. 10b) favorise la reconnaissance d’un droit continu à l’assistance d’un avocat. Les verbes « retain » et « instruct » désignent une relation continue entre le client et son avocat. Sur ce seul fondement, on voit mal comment le droit garanti par l’al. 10b) pourrait être « épuisé » après son exercice initial.
[148] L’expression « on arrest or detention » ne limite pas non plus à une consultation unique la portée du droit garanti par l’al. 10b). Cette disposition entre bien sûr en jeu « on arrest or detention », ce qui garantit au détenu la possibilité de consulter un avocat le plus tôt possible — et certainement avant tout interrogatoire. Du reste, comme l’a souligné le juge Lamer (plus tard Juge en chef) dans R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233, p. 1243 : « Pour que le droit à l’assistance d’un avocat soit efficace, le détenu doit pouvoir obtenir ces conseils avant d’être interrogé ou requis autrement de fournir des éléments de preuve. »
[149] Ce libellé ne signifie pas pour autant que, même si la détention provoque sa mise en application, le droit garanti par l’al. 10b) est épuisé après cette consultation initiale. Si tel était le cas, les avocats de la défense partout au pays seraient bien vite réduits au chômage. En ce sens, la thèse de la Juge en chef et de la juge Charron — pour qui le droit en question serait épuisé après son premier exercice — entre en conflit avec le droit à l’assistance d’un avocat pendant le procès (voir, p. ex., R. c. Rowbotham (1988), 41 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.)) et, dans certaines circonstances, à l’étape de l’appel (Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, par. 684(1)). L’alinéa 10b) ne place pas le détenu dans un trou noir entre le moment de l’arrestation ou de la détention et celui de sa première comparution devant un juge.
[150] La lecture du texte français de la disposition renforce cette interprétation. Comme le juge Lamer (plus tard Juge en chef) l’a expliqué dans R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 287, en cas de divergence entre les versions française et anglaise d’une disposition de la Charte, le tribunal doit adopter une approche téléologique et retenir l’interprétation « la mieux à même de protéger ce droit ».
[151] Le texte français de l’al. 10b) conforte notre interprétation, bien qu’il diffère de la version anglaise sur deux aspects mineurs mais tout de même significatifs. D’abord, il garantit, non pas le droit « to retain and instruct counsel », mais le droit à « l’assistance d’un avocat ». Ensuite, il précise que le droit entre en jeu « en cas d’arrestation », et non pas « on arrest ».
[152] Comme le plaide M. Sinclair, l’emploi du mot « assistance » suggère que l’avocat remplit un rôle plus important que celui de simplement conseiller de garder le silence. L’« assistance » d’un avocat ne saurait ainsi être restreinte à une seule consultation suivie d’un long interrogatoire durant lequel le détenu se trouve virtuellement coupé de tout lien avec l’extérieur. Si tel était le cas, nous sommes d’accord avec l’Ontario Criminal Lawyers’ Association que l’on n’aurait ainsi qu’à se contenter d’un message enregistré dans une boîte vocale. Et si la Juge en chef et la juge Charron reconnaissent que l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat ne saurait se réduire à l’accès à un simple message téléphonique, il devient alors difficile de comprendre pourquoi elles persistent à cautionner une interprétation du droit à « l’assistance d’un avocat » qui remplace simplement ce message enregistré par une conversation téléphonique d’une minute au contenu similaire.
[153] L’expression « en cas de » peut se traduire en anglais par « in the event of » (Robert-Collins : Dictionnaire français‑anglais, anglais-français (nouvelle éd. 1987), p. 102, sous l’entrée « cas »). Contrairement à « on arrest », elle ne peut donc correspondre à la notion d’un événement isolé ou de « moment en particulier ». L’expression « en cas d’arrestation ou de détention » suggère plutôt qu’un fait déclencheur — l’arrestation ou la détention — donne ouverture à l’exercice du droit constitutionnel prospectif à l’assistance d’un avocat.
[154] Par conséquent, le sens manifeste de l’al. 10b), en anglais comme en français, commande une interprétation suffisamment large du droit à l’assistance d’un avocat pour englober le droit continu de consulter un avocat.
B. L’objet et la portée du droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b)
[155] Notre interprétation textuelle du droit garanti par l’al. 10b) est confortée à la fois par l’objet et par la portée de la disposition en question. Le droit criminel canadien est fondé sur plusieurs principes normatifs fondamentaux, dont la présomption d’innocence, la protection contre l’auto‑incrimination et le droit de garder le silence. Ces principes ont tous été érigés au rang de principes constitutionnels énoncés aux al. 11c) et 11d) et à l’art. 13 de la Charte ou inclus dans la protection résiduelle offerte par l’art. 7.
[156] La présomption d’innocence, considérée comme un [traduction] « fil d’or » qui se retrouve « dans toute la toile du droit criminel anglais » (Woolmington c. Director of Public Prosecutions, [1935] A.C. 462 (H.L.), p. 481, lord Sankey), a été reconnue par notre Cour comme le « principe directeur qui est [. . .] le plus important en droit criminel » (R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555, p. 577). Maintenant constitutionnalisée par l’al. 11d) de la Charte, la présomption d’innocence signifie que l’État doit s’acquitter d’un lourd fardeau avant qu’un accusé ne subisse les conséquences d’une déclaration de culpabilité criminelle :
Vu la gravité de ces conséquences, la présomption d’innocence revêt une importance capitale. Elle garantit qu’un accusé est innocent tant que l’État n’a pas prouvé sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Voilà qui est essentiel dans une société qui prône l’équité et la justice sociale. La présomption d’innocence confirme notre foi en l’humanité; elle est l’expression de notre croyance que, jusqu’à preuve contraire, les gens sont honnêtes et respectueux des lois.
(R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 120, le juge en chef Dickson)
[157] La présomption d’innocence se rattache étroitement à la protection contre l’auto‑incrimination. Puisque la présomption d’innocence impose à l’État seul le fardeau de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, l’accusé n’assume aucune obligation de communiquer des éléments de preuve ou des renseignements de nature à assister le ministère public dans l’exercice de cette tâche. Ainsi, le droit à la protection contre l’auto‑incrimination confirme simplement qu’un suspect n’est nullement tenu de prêter son concours, d’une quelconque manière, à l’enquête dont il est l’objet :
[traduction] L’idée fondamentale à la base de ce principe est celle‑ci : lorsque l’État use de son pouvoir pour poursuivre un individu pour une infraction criminelle, celui‑ci ne devrait pas être obligé de l’aider dans le cadre de l’enquête ou du procès relatifs à l’infraction.
(Hamish Stewart, « The Confessions Rule and the Charter » (2009), 54 R.D. McGill 517, p. 520‑521)
[158] Le droit de garder le silence constitue le dernier élément de ce système de protections procédurales préalables au procès. Dans Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, le juge Lamer en a décrit l’essence même :
Au Canada, le droit d’un suspect de ne rien dire à la police [. . .] n’est que l’exercice, de sa part, du droit général dont jouit toute personne de ce pays de faire ce qui lui plaît, de dire ce qui lui plaît ou de choisir de ne pas dire certaines choses à moins que la loi ne l’y oblige. C’est parce qu’aucune loi ne dit qu’un suspect, sauf dans certaines circonstances, doit dire quelque chose à la police que nous disons qu’il a le droit de garder le silence; c’est une façon positive d’expliquer que la loi ne l’oblige pas à agir autrement. [p. 683]
Voir aussi R. c. Turcotte, 2005 CSC 50, [2005] 2 R.C.S. 519, par. 41, la juge Abella.
[159] Le droit de garder le silence, le droit à la protection contre l’auto‑incrimination et la présomption d’innocence constituent des principes interreliés et forment les valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’administration de la justice criminelle au Canada. Ensemble, ils garantissent que les suspects n’assument aucune obligation de participer à l’établissement de la preuve contre eux. Enfin, comme notre Cour l’a rappelé à maintes reprises, la capacité effective d’un accusé d’exercer ces droits fondamentaux dépend de l’assistance d’un avocat.
[160] La Juge en chef et la juge Charron affirment que le droit énoncé à l’al. 10b) vise seulement à garantir que les détenus puissent faire valoir de manière effective leur droit au silence et, par extension, celui de faire respecter leur droit à la protection contre l’auto‑incrimination. Nous convenons que l’objet fondamental du droit à l’assistance d’un avocat réside dans la protection contre l’auto‑incrimination forcée et s’étend au contexte de la détention, pour que le choix du détenu de parler ou non à la police conserve son caractère véritablement libre. Cette interprétation, à son tour, préserve l’« équité » du processus d’enquête, ou à tout le moins favorise la réalisation de cet objectif : R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173.
[161] Mais, selon nous, le rôle de l’avocat dans l’administration de la justice criminelle, et dans le cadre de l’al. 10b), dépasse largement les limites de cette fonction. Notre opinion s’appuie sur ce que nous considérons comme une juste appréciation du rôle de l’avocat au sein du système de justice en général. Lié par son serment professionnel, par les règles régissant l’exercice de sa profession et par sa qualité d’officier de justice, l’avocat doit veiller, même lorsqu’il les défend avec le zèle le plus intense, à ce que les intérêts de son client demeurent subordonnés à l’intérêt de la société et au règlement ordonné des différends juridiques : voir Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500.
[162] Notre Cour insiste depuis longtemps sur le rôle essentiel que les avocats « sont censés jouer dans l’administration de la justice et le maintien de la règle de droit dans la société canadienne » (Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209, par. 64, le juge LeBel, dissident, mais non sur ce point. Voir aussi Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 187; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873, par. 22.)
[163] Ce rôle ne diffère pas dans le contexte du droit criminel. Il demeure identique tant pour la défense de la personne accusée d’un crime que pour la représentation des propriétaires et des locataires, des conjoints qui se séparent ou divorcent, des employeurs et des employés, ainsi que pour toutes les personnes dont les droits ou intérêts opposés sont visés par un procès ou un examen juridique. Cependant, les obligations de l’avocat dépassent le cadre de celles qu’il assume envers son client et lui confèrent un rôle « essentie[l] au maintien de l’ordre dans notre société et à l’application régulière de la loi dans l’intérêt de toute la collectivité » (Andrews, p. 188). Loin d’avoir un effet néfaste sur l’administration de la justice criminelle, le rôle joué par les avocats favorise et même garantit une saine administration de la justice.
[164] Comme l’a rappelé le juge Gonthier dans Fortin, le rôle de l’avocat en sa qualité d’officier de justice s’étend à l’étape qui précède le procès : « en tant qu’officier de justice, [il] joue un rôle essentiel dans notre système de justice, au niveau de la représentation des droits des justiciables devant les tribunaux, mais également à l’étape préalable de règlement à l’amiable des litiges » (par. 54). Dans le contexte criminel, les conseils de l’avocat s’avèrent même plus importants avant le dépôt d’accusations.
[165] Lorsqu’une personne est détenue sans que des accusations aient encore été portées contre elle, le cours des événements après son arrestation déterminera s’il est possible de l’inculper et de la poursuivre. Lorsqu’une mise en accusation se produira, les événements survenus avant l’inculpation influeront vraisemblablement sur la nature des procédures qui suivront. Le détenu, entièrement sous le contrôle de la police et isolé de sa famille et de ses amis, se trouve alors particulièrement vulnérable.
[166] Après son arrestation, le suspect subira un interrogatoire habile et persistant, comme c’est arrivé en l’espèce. Confronté à des fragments d’éléments de « preuve » incriminants, fictifs ou réels, le détenu risque de se persuader à tort de la futilité de l’exercice de son droit au silence et que le conseil de garder le silence donné au départ par l’avocat n’est maintenant plus pertinent. Il est possible que, dans l’ignorance des conséquences, il se sente obligé de faire une déclaration incriminante que la police n’est pas en droit d’obtenir. Or, même si une telle approche peut sembler paradoxale au détenu dépourvu de formation juridique, il vaut souvent mieux garder le silence devant la « preuve » présentée et laisser au tribunal le soin d’en déterminer l’admissibilité et la force probante, et résister à l’inévitable tentation de mettre un terme à l’interrogatoire en faisant la déclaration incriminante que les enquêteurs cherchent à obtenir.
[167] L’accès à un avocat revêt donc une importance capitale à ce stade pour garantir, dans la mesure du possible, le respect des droits constitutionnels du détenu et pour lui donner le sentiment de sécurité que la représentation juridique est censée procurer. Mais il demeure dans l’intérêt de la société que les droits constitutionnels soient respectés à l’étape préalable au procès, puisqu’ils garantissent l’intégrité du processus criminel du début à la fin. Dans ces circonstances, le rôle de l’avocat ne se limite pas à rappeler au détenu son droit au silence, mais consiste aussi à lui expliquer pourquoi et comment ce droit devrait et pourrait être exercé efficacement. En d’autres mots, l’avocat donne non seulement au détenu le conseil de ne pas parler mais aussi, ce qui est peut‑être plus important, il lui explique pourquoi il ne doit pas le faire.
[168] L’assistance d’un avocat est non seulement un droit reconnu aux détenus en vertu de l’al. 10b) de la Charte, mais aussi un droit accordé à tous les accusés par la common law, le Code criminel ainsi que l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte. Il ne s’agit pas simplement du droit à l’assistance d’un avocat, mais du droit à l’assistance effective d’un avocat, que, du reste, notre Cour a qualifié de « principe de justice fondamentale » (R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, par. 24, le juge Major).
[169] Tout comme le droit au silence, ce droit n’a pas été donné aux suspects et aux personnes accusées d’un crime à la condition qu’ils ne l’exercent pas lorsqu’ils ont le plus besoin de sa protection — surtout au stade de l’interrogatoire, un moment de vulnérabilité particulière et de risque spécialement élevé pour eux.
[170] Comme nous l’avons déjà mentionné, selon la Juge en chef et la juge Charron, la personne détenue ne peut demander, pendant un interrogatoire, à consulter un avocat que si, aux yeux des policiers, il y a essentiellement un changement important ou substantiel du risque, sous une forme ou une autre. Les restrictions qu’elles proposent ne respectent ni le texte de l’al. 10b) lui‑même ni son objet général. Elles ne se concilient pas non plus avec le rôle indispensable, de nature plus large, de l’avocat dans l’administration de la justice criminelle. Nous adoptons l’interprétation large et généreuse de l’al. 10b) qui s’impose en l’espèce. Notre conception nous conduit à un désaccord de principe avec nos collègues, pour qui l’exercice effectif du droit garanti par l’al. 10b) n’exige pas un accès plus généreux à l’avocat de la part des détenus placés sous garde.
C. La « position intermédiaire » du juge Binnie
[171] Nous reconnaissons que les motifs de notre collègue le juge Binnie veulent élargir les protections offertes par l’al. 10b). Se fondant sur la jurisprudence qui a reconnu le droit des détenus de consulter un avocat lorsqu’ils se trouvent devant un changement important du risque, notre collègue permettrait aux détenus de le faire, sur demande, mais uniquement s’il existe un besoin réel de consultation et non lorsque la demande a pour but de retarder l’enquête policière ou de s’y soustraire temporairement (par. 80). Notre collègue dresse ensuite à l’intention des enquêteurs une liste détaillée de facteurs pour les aider à déterminer si la demande du détenu repose sur un « fondement objectif » (par. 106).
[172] À notre avis, le droit à l’assistance d’un avocat et, par extension, son exercice utile ne peuvent être subordonnés ainsi à l’opinion d’un enquêteur. Les détenus ont, en vertu de la Constitution, le droit de consulter un avocat sans avoir à persuader les policiers qui les interrogent que leur souhait de consultation est valable ou raisonnable. Et aucun détenu n’est obligé, du simple fait qu’un enquêteur ne voit aucun besoin valable de consultation supplémentaire, de se soumettre aux questions incessantes d’un policier, fermement résolu à arracher des aveux capables d’être invoqués dans le cadre d’une poursuite pénale.
[173] Pour appuyer l’argument selon lequel il ne conviendrait pas de permettre à l’avocat d’assister à l’interrogatoire, le juge Binnie souligne que, dans les interrogatoires préalables en matière civile, la présence des avocats peut constituer une « force perturbatrice » (par. 101). Bien que nous soyons convaincus que notre collègue n’entend pas établir des parallèles procéduraux entre les systèmes de justice civile et criminelle, nous devons rappeler que, contrairement à la procédure civile, où toutes les parties, y compris le défendeur, demeurent des témoins contraignables ayant des obligations réciproques de divulgation, la personne accusée dans le cadre d’une enquête criminelle jouit du droit constitutionnellement protégé de garder le silence et n’est absolument pas tenue de prêter son concours à la poursuite engagée par l’État. Ce principe fondamental de la common law canadienne est également inscrit dans la Constitution. L’assistance d’avocats peut entraîner des perturbations pendant l’interrogatoire. Mais la présence d’avocats au procès, le droit de garder le silence, la présomption d’innocence et la Charte canadienne des droits et libertés elle-même constituent aussi des éléments perturbateurs.
[174] Finalement, nous voulons commenter l’utilisation de l’observation suivante du juge Lamer dans R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368, p. 385 (citée au par. 101 des motifs du juge Binnie et au par. 58 des motifs de la Juge en chef et de la juge Charron) :
Cette limite aux droits d’une personne arrêtée ou détenue est essentielle puisque sans elle, il serait possible de retarder inutilement et impunément une enquête et même, dans certains cas, de faire en sorte qu’une preuve essentielle soit perdue, détruite ou impossible à obtenir. Les droits énoncés dans la Charte, et en particulier le droit à l’assistance d’un avocat, ne sont pas des droits absolus et illimités. Ils doivent être exercés d’une façon qui soit conciliable avec les besoins de la société. On ne peut permettre à une personne arrêtée ou détenue d’entraver le travail des policiers en lui permettant de faire en sorte que ces derniers ne puissent effectuer adéquatement leur tâche.
[175] Nous signalons que, dans Smith, le détenu avait renoncé de façon non équivoque à son droit à l’assistance d’un avocat. Les propos du juge Lamer ne devraient pas être appliqués au présent pourvoi, où le détenu a non seulement exercé son droit à l’assistance d’un avocat une première fois, mais aussi a invariablement maintenu qu’il souhaitait consulter de nouveau son avocat.
[176] Le lien étroit entre le droit à l’assistance d’un avocat et le droit au silence est manifeste dans le contexte de l’interrogatoire, où la police, comme nous l’avons vu à maintes reprises, refuse systématiquement aux détenus l’accès à l’assistance d’un avocat afin de les empêcher d’exercer effectivement leur droit au silence. Le présent pourvoi et l’affaire Singh ne constituent que deux exemples récents. Dans les deux cas, le détenu, qui se trouvait entièrement sous le contrôle de la police, a affirmé clairement et à maintes reprises sa décision de garder le silence. Dans les deux cas, les policiers qui interrogeaient les détenus n’ont pas tenu compte de leur revendication de ce droit constitutionnel et, pour empêcher ou contourner son exercice effectif, ont refusé de donner suite à leur demande répétée de consulter leurs avocats. Pour faire craquer les détenus et pour les avoir à l’usure, les policiers ont continué à les interroger avec acharnement pendant des heures.
[177] À notre avis, on ne peut pas vraiment dire des détenus qui demandent d’avoir accès à un avocat avant d’être soumis, contre leur gré, à un interrogatoire acharné qu’ils exercent leur droit à l’assistance d’un avocat « de façon capricieuse » (le juge Binnie, par. 112). Selon la Constitution, ils ont le droit de « parler à [leur] avocat MAINTENANT » (par. 111) — pas DEMAIN, après que la police, qui détient toutes les cartes, eut gagné ce que le juge Binnie a fort bien décrit comme une longue « épreuve d’endurance » (par. 89). Pour reprendre les propos du juge Binnie :
Le ministère public semble concevoir l’interrogatoire de la police comme une épreuve d’endurance entre le détenu, qui au début bénéficie de la mise en garde habituelle et des conseils de nature générale de son avocat (vraisemblablement refuser de coopérer — que pourrait conseiller d’autre l’avocat à ce stade?) et un interrogateur de la police expérimenté qui veut amadouer, manœuvrer et épuiser le détenu pour l’amener à faire des déclarations incriminantes et, si possible, des aveux complets. [par. 89]
Selon notre Constitution, le droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) n’est pas « épuisé » après son exercice initial qui suit l’arrestation ou la détention. Son exercice par la suite n’est pas non plus assujetti à la permission des policiers qui ignorent délibérément les demandes répétées du détenu de consulter un avocat. En poursuivant plutôt leur interrogatoire acharné, malgré la décision clairement exprimée du détenu de ne pas leur parler, les policiers ne respectent pas un autre droit constitutionnel — le droit qu’a le détenu de garder le silence. Souvent, voire invariablement, ils arrivent ainsi à persuader le détenu que toute tentative d’exercer l’un ou l’autre de ces droits constitutionnels ne servira qu’à remettre à plus tard l’inévitable et se révélera futile.
[178] Enfin, du moins dans le contexte de l’interrogatoire, rien dans l’al. 10b) ne permet d’assujettir l’exercice effectif par les détenus du droit à l’assistance d’un avocat à la détermination « objective » des policiers qui les interrogent, quant à la présence ou l’absence des facteurs énumérés par le juge Binnie (par. 106). Aucune des restrictions proposées relativement au droit à l’assistance d’un avocat n’a fait l’objet d’une justification constitutionnelle au regard de l’art. 1 de la Charte. Il se peut que les motifs proposés par notre collègue aident à déterminer s’il y a lieu d’écarter, en application du par. 24(2) de la Charte, la preuve obtenue en violation de l’al. 10b). Nous estimons, toutefois, qu’ils ne se rapportent pas aux limites ni au contenu du droit à l’assistance d’un avocat lui‑même.
[179] Bref, nous n’acceptons pas la thèse selon laquelle la possibilité de consulter de nouveau un avocat est réservée aux cas où le policier conduisant l’interrogatoire est convaincu soit de l’existence d’un changement important de circonstances, soit que la demande ne vise pas à retarder l’enquête policière ou à s’y soustraire temporairement. Comme nous l’avons démontré, cette approche ne s’accorde ni avec le texte de l’al. 10b) lui‑même, ni avec son objectif général. Nous la rejetons également du fait qu’elle est centrée sur les observations et conclusions objectives de la police, sous le contrôle de laquelle se trouve entièrement le détenu, et non sur les besoins ressentis par ce dernier.
D. Oickle et Singh-Sinclair : Entre l’enclume et le marteau
[180] À notre avis, l’approche adoptée par la Juge en chef et la juge Charron, combinée avec la décision de la majorité dans Singh, entraîne des conséquences sérieuses et inacceptables pour l’administration de la justice criminelle et pour les droits constitutionnels des détenus dans notre pays.
[181] La Juge en chef et la juge Charron laissent entendre qu’une évaluation du caractère volontaire de la déclaration permettra de répondre à toute crainte résiduelle quant à l’impossibilité pour le détenu de consulter un avocat pendant un interrogatoire sous garde. En ce qui a trait, plus précisément, au droit du détenu de garder le silence, elles affirment, au par. 60, que la « réponse » réside dans Singh :
La meilleure démarche consiste à continuer d’examiner selon la règle des confessions les allégations d’incapacité ou d’intimidation subjectives. Par exemple, dans R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, par. 61, la Cour a reconnu que l’utilisation d’éléments de preuve inexistants pour soutirer des aveux risque de créer une atmosphère oppressive et de rendre les déclarations non volontaires. Dans Singh, la Cour a souligné que la persistance à poursuivre l’entretien, surtout devant les affirmations répétées du détenu qu’il souhaite garder le silence, permet de « faire valoir sérieusement que toute déclaration obtenue par la suite ne résult[e] pas d’une libre volonté de parler aux autorités » (par. 47). [Nous soulignons.]
[182] L’affirmation de nos collègues que Singh et, d’une façon plus générale, la règle des confessions permettent de répondre d’une façon le moindrement utile à ces craintes résiduelles nous laisse fort sceptiques. Les motifs de la Juge en chef et de la juge Charron, croyons‑nous, expriment une confiance exagérée dans la capacité de la règle des confessions de fournir cette protection résiduelle mais essentielle.
[183] Il n’a jamais été question que l’exigence de la common law d’établir le caractère volontaire, énoncée dans R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, remplace les garanties constitutionnelles dont il est question en l’espèce. Comme le juge Binnie l’a amplement démontré, elle offre à peine la protection résiduelle qu’elle est censée offrir selon la Juge en chef et la juge Charron. Il suffit de rappeler les faits particuliers de Singh et du présent pourvoi pour justifier cette évaluation. M. Singh avait invoqué son droit au silence à 18 reprises au cours de son interrogatoire. Pourtant la majorité de la Cour a conclu au caractère malgré tout volontaire de sa déclaration inculpatoire. De même, le juge de première instance a considéré la déclaration de M. Sinclair comme volontaire. Cette conclusion a fait l’objet d’un appel, lequel a été abandonné en Cour d’appel (voir les motifs du juge Frankel, par. 4) et elle n’est pas contestée devant nous. M. McCrimmon, l’appelant dans le pourvoi connexe (R. c. McCrimmon, 2010 CSC 36, [2010] 2 R.C.S. 402) a lui aussi contesté le caractère volontaire de sa déclaration en première instance et en Cour d’appel. Les deux juridictions ont jugé sa déclaration volontaire.
[184] Lorsqu’elles suggèrent que le recours à la règle des confessions peut répondre véritablement à nos craintes résiduelles, la Juge en chef et la juge Charron ne tiennent pas compte, à notre avis, de ce que nous avons appris au sujet de la dynamique des interrogatoires; leur suggestion affaiblit terriblement le droit à l’assistance d’un avocat et le droit de garder le silence, inscrits dans la Constitution.
[185] Mais d’une façon plus générale, les opinions de la majorité dans Singh et dans la présente affaire adoptent une vision du droit au silence trop étroitement axée sur le caractère volontaire de la déclaration inculpatoire du détenu. Cette conception oublie que le droit au silence peut être enfreint autrement que par l’obtention par la police d’une déclaration non volontaire. Comme l’a écrit le professeur Stewart, [traduction] « [l]e droit de garder le silence peut être violé lorsque la police persuade abusivement l’accusé de parler, mais sans qu’il y ait incitation ou présence d’un autre élément qui rendrait non volontaire la déclaration qui en découle » (p. 539).
[186] Selon nous, le fait de refuser au détenu l’exercice du droit de consulter un avocat et, par là même, de le forcer à participer à l’interrogatoire jusqu’à l’obtention d’aveux, conjugué avec la croyance explicite de la part de la police qu’elle a le droit d’obtenir ces aveux, a précisément cet effet.
[187] Et pourtant cette conséquence de l’approche privilégiée par la Juge en chef et la juge Charron n’est pas la plus préoccupante.
[188] La majorité a conclu dans Singh que le détenu qui a invoqué son droit au silence n’a pas de ce fait le droit ou le pouvoir, en vertu de la common law ou de la Charte, d’empêcher la police de poursuivre avec acharnement son interrogatoire. En conséquence, selon nos collègues, on ne saurait pas permettre au détenu d’obtenir le même résultat simplement en invoquant le droit à l’assistance d’un avocat que lui garantit l’al. 10b). Elles fondent cette conclusion sur l’opinion que le détenu a l’obligation de coopérer à l’enquête dont il fait l’objet (motifs de la Juge en chef et de la juge Charron, par. 57‑58).
[189] Nous avons rejeté cette thèse dans Singh. Nous estimons devoir l’écarter encore une fois en l’espèce. En effet, les objections que nous avions formulées dans Singh s’appliquent avec la même force à propos du droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b).
[190] La conclusion de la majorité dans Singh qu’un détenu ne peut invoquer le droit au silence garanti par l’art. 7 pour mettre fin à un interrogatoire et la thèse défendue en l’espèce par la Juge en chef et la juge Charron, qui consiste à refuser à un détenu la possibilité d’invoquer l’al. 10b) dans le même but, confèrent à la police un nouveau droit qui lui garantit un accès sans entraves et continu au détenu pour la conduite d’un interrogatoire jusqu’à l’obtention d’aveux. Le résultat est clair : le détenu sous garde ne peut pas exercer ses droits constitutionnels afin d’éviter de collaborer à l’enquête dont il fait l’objet.
[191] Nous constatons que cet élargissement des pouvoirs de la police se fait au détriment de droits garantis par la Charte. Surtout, il s’effectue sans que le pouvoir potentiel de la police soit soumis aux rigueurs du processus de justification prévu par l’art. 1, ni même au test Dedman/Waterfield utilisé pour la reconnaissance de nouveaux pouvoirs policiers en vertu des règles de la common law (R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659 (C.C.A.), et Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2). Au surplus, « le fait d’envisager ce type d’intervention judiciaire empêcherait tout examen sérieux des restrictions à la lumière de la Charte, puisqu’elles auraient leur origine dans des initiatives des tribunaux eux‑mêmes » (R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3, par. 81 (le juge LeBel, aux motifs duquel a souscrit le juge Fish)). Du reste, la Juge en chef et la juge Charron n’assujettissent à aucun examen légal ou constitutionnel les limites qu’elles imposent à l’égard de l’al. 10b).
[192] Des juges de notre Cour ont, au cours des dernières années, remis en question à plusieurs reprises la pratique visant à accroître l’étendue des pouvoirs de la police par décision judiciaire (voir, par exemple, R. c. Clayton, 2007 CSC 32, [2007] 2 R.C.S. 725 (le juge Binnie, aux motifs duquel ont souscrit les juges LeBel et Fish); Orbanski; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456, (le juge LeBel, aux motifs duquel ont souscrit les juges Fish, Abella et Charron)). Le dénominateur commun à ces opinions consiste en la crainte suivante : « alors que les droits prévus à la Charte en ce qui a trait au système de justice pénale ont été élaborés par la common law, on utiliserait maintenant cette même common law pour les court‑circuiter et les restreindre » (Orbanski, par. 70).
[193] Ces préoccupations ont trouvé un écho dans des cours d’appel, comme le montre le passage suivant tiré des motifs concordants de la juge Jackson dans R. c. Yeh, 2009 SKCA 112, 337 Sask. R. 1, par. 147 :
[traduction] Il va presque sans dire qu’un élargissement des pouvoirs policiers opéré par la seule voie de la décision judiciaire exclut tout examen futur, fondé sur la Charte, de ce pouvoir accru, et ne cadre pas avec le sens habituel de l’évolution de la common law, qui traditionnellement défend les libertés civiles plutôt que d’y porter atteinte, à moins que la nécessité de le faire ait été solidement établie. [Nous soulignons.]
C’est aussi notre avis.
[194] Nous ne mettons pas en doute le pouvoir des tribunaux d’accroître l’étendue des pouvoirs policiers, de façon circonscrite et seulement lorsque la nécessité de le faire a été établie. Nous précisons cependant que ce pouvoir doit être exercé explicitement, dans les seuls cas où sa nécessité a été clairement établie, et d’une manière dont on a démontré la conformité à la Constitution après une analyse rigoureuse fondée sur l’art. 1.
[195] Selon la Juge en chef et la juge Charron, il importe de préserver la capacité de la police d’enquêter adéquatement sur les crimes et de recourir à l’interrogatoire comme technique d’enquête. Comme l’a conclu la majorité dans Singh, les suspects sous garde ne sont pas à l’abri de la police :
Ce que la common law reconnaît, c’est le droit d’un individu de garder le silence. Toutefois, cela ne signifie pas que quelqu’un a le droit de ne pas se faire adresser la parole par les autorités de l’État. On ne saurait douter de l’importance que l’interrogatoire revêt dans le travail d’enquête des policiers. On comprendra aisément qu’il serait difficile pour la police d’enquêter sur un crime sans poser de questions aux personnes qui, selon elle, sont susceptibles de lui fournir des renseignements utiles. La personne soupçonnée d’avoir commis le crime à l’origine de l’enquête ne fait pas exception. Du reste, s’il a effectivement commis le crime, le suspect est vraisemblablement la personne ayant le plus de renseignements à fournir au sujet de l’épisode en question. La common law reconnaît donc aussi l’importance de l’interrogatoire policier dans les enquêtes criminelles. [Nous soulignons; soulignement dans l’original supprimé; par. 28.]
Le suspect, dans une enquête criminelle, doit être ainsi considéré comme une source de renseignements importante, voire « riche » (Singh, par. 45).
[196] Se fondant essentiellement sur l’opinion qu’il faut soupeser le droit garanti par l’al. 10b) et l’intérêt public à ce que les crimes fassent l’objet d’une enquête et soient résolus, ainsi que sur ce qu’elles perçoivent comme étant des difficultés pratiques que soulève l’exercice du droit à l’assistance continue d’un avocat, la Juge en chef et la juge Charron restreignent en fait le droit de consulter un avocat aux situations où survient un changement important ou substantiel, sous une forme ou une autre, dans le risque que comporte pour le détenu la situation dans laquelle il se trouve, et où le détenu le prouve aux enquêteurs. Autrement, la capacité de la police d’enquêter sur les crimes serait, selon elles, indûment entravée et l’administration de la justice se trouverait paralysée.
[197] Nous soulignons encore une fois qu’aucune de ces prétendues justifications n’a été soumise à la rigueur d’une analyse fondée sur l’art. 1 et qu’elles ne reposent que sur des conjectures. Nous rappelons l’absence de toute preuve à l’appui de la thèse selon laquelle le fait de permettre à des détenus de consulter leur avocat pendant un long interrogatoire « aurait un “effet dévastateur” sur les enquêtes criminelles partout au pays » et restreindrait la portée des questions de la police (Singh, par. 88). Nous reprenons à notre compte les observations de notre collègue le juge Binnie dans Clayton, tout aussi applicables en l’espèce, selon lesquelles l’approche adoptée par la Juge en chef et la juge Charron « ne peut qu’ajouter au problème de l’élasticité des pouvoirs policiers en common law et esquiver le véritable débat de principe où les intérêts opposés de l’individu et de la société doivent être clairement exposés dans le cadre établi de l’analyse fondée sur la Charte » (par. 61).
[198] Des craintes analogues à celles de nos collègues ont également été soulevées il y a une cinquantaine d’années aux États‑Unis, avant et après l’arrêt de la Cour suprême des États‑Unis dans Miranda c. Arizona, 384 U.S. 436 (1966). On faisait valoir que, si les détenus pouvaient exiger la présence de leur avocat pendant les interrogatoires, la police ne serait plus en mesure d’obtenir des aveux. Cette situation entraverait sa capacité de résoudre les crimes et d’obtenir des déclarations de culpabilité.
[199] Cinq décennies de recherches empiriques ont permis d’établir de façon concluante l’absence de fondement de ces craintes initiales. De manière générale, il ressort des études sur l’incidence de Miranda que : (1) les policiers ont commencé à se conformer aux règles formulées dans Miranda immédiatement après qu’elles furent énoncées; (2) Miranda n’a pas réduit le pourcentage d’aveux ou de confessions faits aux policiers; (3) Miranda n’a diminué ni le pourcentage d’accusations portées par les poursuivants, ni le taux de réussite de ces poursuites. Voir, par exemple, Evelle J. Younger, « Results of a Survey Conducted in the District Attorney’s Office of Los Angeles County Regarding the Effect of the Miranda Decision upon the Prosecution of Felony Cases » (1966-1967), 5 Am. Crim. L.Q. 32; Stephen J. Schulhofer, « Miranda’s Practical Effect : Substantial Benefits and Vanishingly Small Social Costs » (1996), 90 Nw. U. L. Rev. 500, p. 547.
[200] Rien n’est venu par la suite ébranler la validité de ces conclusions pour l’essentiel. On s’entend pour dire, à quelques voix dissidentes près, que Miranda a eu un effet négligeable sur le taux d’aveux et le taux de déclarations de culpabilité. Le taux d’aveux est demeuré relativement stable, n’ayant subi qu’une légère baisse (un à deux pourcent) après Miranda. De même, dans une étude récente à grande échelle, le professeur Schulhofer a conclu qu’[traduction] « [à] toutes fins utiles le dommage net empiriquement détectable causé par l’arrêt Miranda sur le plan de l’application de la loi est nul » (p. 547). Aucun des commentaires auxquels nos collègues renvoient ne contredit ces constatations. Deux des auteurs mentionnés estiment même que Miranda n’a pas réussi à établir de manière adéquate la protection que cet arrêt visait à offrir aux accusés soumis à des interrogatoires. Comme l’explique Ronald J. Allen :
[traduction] Si l’atmosphère de la prison est à ce point contraignante, si elle est suffisamment puissante pour forcer des personnes même innocentes à avouer contre leur volonté des crimes graves, pourquoi ne contraindrait‑elle pas des personnes à renoncer aux garanties juridiques abstraites contenues dans les mises en garde de type Miranda? En l’absence d’explications à cet égard, on serait amené à prédire exactement ce que près de quarante ans d’expérience ont démontré : Miranda n’a pas changé grand‑chose.
(« Miranda’s Hollow Core » (2006), 100 Nw. U. L. Rev. 71, p. 76)
Voir également Charles D. Weisselberg, « Mourning Miranda » (2008), 96 Cal. L. Rev. 1519.
[201] Même si nous concluons que la conduite de la police en l’espèce a porté atteinte au droit de l’appelant à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b), nous tenons à préciser très clairement que nous ne préconisons pas l’adoption au Canada des règles en vigueur aux États‑Unis en vertu de Miranda. Nous entendons simplement souligner ici que la crainte d’une paralysie de l’administration de la justice qu’expriment nos collègues si les détenus sous garde obtenaient un plus grand accès à l’assistance d’un avocat ne trouve aucune confirmation dans l’expérience vécue aux endroits où ce droit a été reconnu. L’appelant nous a pressés de conclure que les avocats ont le droit d’assister aux interrogatoires, mais il n’y pas lieu pour nous de le faire. Nos conclusions reposent entièrement sur la garantie constitutionnelle de l’accès utile et effectif à l’assistance d’un avocat, laquelle est prévue par l’al. 10b) de la Charte.
[202] À notre avis, il faut éviter de saper le droit de ne pas s’incriminer et le droit au silence en adoptant une approche en matière d’enquêtes criminelles — en particulier d’interrogatoires — qui privilégierait l’apparente efficacité policière aux dépens de la protection des droits garantis par la Constitution. Certes, l’interrogatoire de la police ne constitue pas en soi une violation de la Charte, mais les exigences du travail des policiers n’ont pas préséance sur celles de la Charte. À l’instar du professeur Stewart, nous estimons que la Charte établit des exigences minimales en matière de techniques d’enquête :
[traduction] Le principe de la protection contre l’auto‑incrimination étant un élément structurel d’un système de justice criminelle fondé sur des droits, les exigences minimales qu’il comporte à l’égard des techniques d’enquête doivent être respectées. Tout système de justice qui prend au sérieux la dignité et la valeur de l’individu doit préserver sous une forme quelconque le principe de la protection contre l’auto‑incrimination. [p. 524]
[203] Avec égards, il nous paraît difficile de concilier le point de vue selon lequel il faut défendre ardemment le droit de ne pas s’incriminer avec la thèse que les suspects qui décident d’exercer leur droit de consulter un avocat afin d’exercer utilement leur droit au silence doivent néanmoins subir des interrogatoires persistants et prolongés. Selon nous, l’approche adoptée par la Juge en chef et la juge Charron ne répond pas aux exigences constitutionnelles.
[204] Par conséquent, nous craignons que l’on interprète les motifs de la Juge en chef et de la juge Charron comme une constitutionnalisation d’un droit de la police d’interroger sans relâche des détenus jusqu’à l’obtention d’aveux. La police n’est pas autorisée en common law ou par la loi — et encore moins par la Constitution — à empêcher ou entraver l’exercice effectif par les détenus de leur droit au silence ou de leur droit à l’assistance d’un avocat, ni à les contraindre, contre leur volonté clairement exprimée, à participer à des interrogatoires jusqu’aux aveux. En fait, [traduction] « [s]i l’exercice de ce droit est une menace pour notre système de justice, c’est notre système de justice, et non le droit à l’assistance d’un avocat, qui devrait être ouvertement et honnêtement remis en question » (R. c. Charron (1990), 57 C.C.C. (3d) 248 (C.A. Qué.), p. 254 (le juge Fish, maintenant juge à la Cour)).
IV. Application
A. La violation de l’al. 10b)
[205] Après avoir exposé notre conception de l’objet et de la portée de l’al. 10b), nous passons maintenant à l’application au présent pourvoi du droit qu’il garantit.
[206] Avant son interrogatoire, M. Sinclair a eu deux brèves conversations avec son avocat, dont la durée dans les deux cas n’a pas dépassé trois minutes. Quelque huit heures plus tard, son interrogatoire a commencé. Pendant cet interrogatoire sous garde, le sergent Skrine a systématiquement refusé toutes les demandes de M. Sinclair de consulter son avocat.
[207] M. Sinclair a, au moins six fois durant l’interrogatoire, demandé à consulter son avocat ou réclamé la présence de son avocat. Chacune de ces demandes a coïncidé soit avec la présentation de preuves incriminantes, réelles et inventées, soit avec une accusation directe de la part du sergent Skrine. Et chaque fois, le sergent Skrine a explicitement repoussé la demande ou n’en a simplement pas tenu compte et a poursuivi avec acharnement ses questions.
[208] Fait important, plusieurs des demandes de M. Sinclair de consulter son avocat s’accompagnaient d’affirmations fermes de son droit au silence. Par exemple, dès le début de la séance, M. Sinclair a déclaré : [traduction] « Je refuse de dire quoi que ce soit ou de parler de quoi que ce soit jusqu’à ce que mon avocat soit là et me dise ce qui se passe et tout » (d.a., p. 542 (nous soulignons)).
[209] Il est encore plus troublant, peut‑être, de constater à quel point le sergent Skrine croyait avoir droit aux aveux de M. Sinclair. À ses yeux, le manque de coopération de M. Sinclair — en d’autres mots, son refus de passer aux aveux — signifiait qu’il considérait son interrogatoire comme un simple [traduction] « jeu » :
[traduction]
Sinclair : J’entends ce que vous dites, je n’ai rien, rien à dire pour le moment. Vous essayez de me confondre.
Skrine : Tu sais quoi, Trent? Ce n’est pas un jeu.
. . .
Ce que tu fais change entièrement la vie de plusieurs personnes, y compris la tienne. Maintenant tu dois trouver le courage de te regarder dans ce miroir et tu décides quelle personne tu veux être, Trent. Ce n’est pas un jeu. Et tu devrais avoir honte de tourner ça en jeu.
Sinclair : J’essaie pas de tourner quoi que ce soit en jeu.
Skrine : Bien. Parce que Gary GRICE était un être humain et il y a des gens qui l’aiment et il y a des gens qui t’aiment et qui subissent les conséquences de ce que tu as fait. Tu as pris des décisions dans un état dont toi seul peux me parler ou que toi seul peux me faire comprendre. Tu as pris des décisions qui ont des conséquences pour toutes ces personnes. Tu peux maintenant prendre des décisions qui touchent toutes ces personnes. Ça ne va pas se terminer. Penses‑y. Rien de tout ça ne va se terminer.
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(La porte s’ouvre et se referme, c’est le sergent SKRINE qui sort de la pièce.)
(La porte s’ouvre et se referme, c’est le sergent SKRINE qui revient dans la pièce.)
Skrine : Il fallait que je prenne un moment de répit, Trent, parce que tu sais je sors d’ici et je pense, de toute évidence, je ne fais pas un très bon travail en ce moment. Tu sais. Peut‑être que je ne fais pas un assez bon travail parce que je vais te dire, la décision est tellement évidente. Par exemple, qu’est‑ce que tu te dis à ce moment précis? Qu’est‑ce que tu es en train de te dire? Qu’est‑ce qui se passe dans ta tête? [Nous soulignons; d.a., p. 615.]
[210] Le sergent Skrine a même dit à M. Sinclair qu’il commettrait une [traduction] « erreur » s’il continuait à exercer son droit au silence :
[traduction]
Skrine : Non. Trent, bon, on ne va pas faire de la sémantique. Je ne veux pas que tu me mentes. On n’en est plus là. Tu l’as déjà fait. D’accord? La preuve est accablante. Trent, et en fin de compte je ne veux pas que tu continues à faire des erreurs. Tu as déjà fait une erreur. [d.a., p. 594]
[211] Comme la Cour l’a confirmé dans R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, p. 180, lorsqu’un détenu invoque son droit au silence et choisit de garder le silence, « l’État ne peut utiliser son pouvoir supérieur pour faire fi de la volonté du suspect et nier son choix ». Or à notre avis, c’est exactement ce qu’a fait le sergent Skrine.
[212] Comme nous l’avons expliqué, la simple lecture et une interprétation téléologique de l’al. 10b) favorisent une conception large du droit à l’assistance d’un avocat, qui ne se limite pas à une consultation unique avec un avocat, surtout lorsque la brève consultation est suivie d’un long interrogatoire, mené par un enquêteur habile et expérimenté.
[213] Par conséquent, en ne suspendant pas l’interrogatoire et en ne permettant pas à M. Sinclair de consulter un avocat, malgré ses nombreuses demandes en ce sens, la police a porté atteinte à son droit à l’assistance d’un avocat, garanti par l’al. 10b) de la Charte.
[214] Nous devons également nous demander, cependant, si les déclarations incriminantes de M. Sinclair à l’agent d’infiltration qui s’est fait passer pour un détenu et sa participation à une reconstitution du meurtre ont elles aussi été obtenues en violation de la Charte.
[215] Notre Cour a récemment examiné dans R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235, la question des déclarations faites après une violation de la Charte. L’arrêt Wittwer a décrit ainsi le critère d’admissibilité de ces déclarations :
Les tribunaux appelés à décider si une déclaration est viciée par une violation antérieure de la Charte ont privilégié une approche généreuse et fondée sur l’objet visé. Il n’est pas nécessaire d’établir un lien de causalité strict entre la violation et la déclaration subséquente. La déclaration sera viciée s’il est possible d’affirmer que la violation et la déclaration en cause font partie de la même opération ou de la même ligne de conduite : Strachan [R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980], p. 1005. Le lien exigé entre la violation et la déclaration subséquente peut être [traduction] « temporel, contextuel, causal ou un mélange des trois » : R. c. Plaha (2004), 189 O.A.C. 376, par. 45. Un lien qui est simplement « éloigné » ou « ténu » ne sera pas suffisant : R. c. Goldhart, [1996] 2 R.C.S. 463, par. 40; Plaha, par. 45. [par. 21]
[216] La confession initiale de M. Sinclair au sergent Skrine a eu des répercussions d’une grande portée. Selon nous, la déclaration de M. Sinclair à l’agent d’infiltration tout comme sa participation à la reconstitution se trouvaient inextricablement liées à sa confession initiale. En fait, M. Sinclair a confirmé ce lien lorsqu’il a dit à son « compagnon de cellule » avant d’avouer le meurtre : [traduction] « Ils m’ont eu. Ils ont le corps, les draps, le sang, les fibres du tapis, des témoins. Je vais être en taule pour longtemps, mais je suis soulagé. »
[217] Nous concluons donc que tant la confession subséquente que la reconstitution ont elles aussi été obtenues en violation de l’al. 10b).
B. La réparation : le par. 24(2) de la Charte
[218] Enfin, après avoir constaté une violation de la Charte, il nous faut maintenant aborder la question de la réparation. L’appelant demande que les éléments de preuve obtenus par suite de cette violation soient écartés en application du par. 24(2) de la Charte.
[219] Le test applicable en matière d’exclusion d’éléments de preuve en application du par. 24(2) a récemment été explicité et reformulé dans R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, et R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494. Comme la Cour l’a expliqué, trois facteurs doivent être pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice :
(1) la gravité de la conduite de l’État portant atteinte à la Charte;
(2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte;
(3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond.
[220] Tout d’abord, nous rappelons le type de preuve dont il est question — une déclaration incriminante obtenue en violation de la Charte. Comme l’a conclu la Cour dans Grant, même s’il n’existe pas de règle générale à l’égard des déclarations obtenues en violation de la Charte, l’utilisation de tels éléments de preuve tend à déconsidérer l’administration de la justice (par. 90‑92). Cependant, même dans le contexte d’une déclaration incriminante, les trois facteurs doivent être examinés.
[221] En gardant ces principes à l’esprit, nous abordons tout d’abord la question de la gravité de la conduite de l’État. À notre avis, la violation du droit à l’assistance d’un avocat qui est garanti par la Constitution à M. Sinclair est sérieuse et ne représente pas une simple violation technique. Nous reconnaissons cependant que le sergent Skrine a agi de bonne foi, en conformité avec le droit tel que lui‑même (comme du reste d’autres tribunaux) le comprenait. Au procès, il a exposé franchement sa compréhension du droit :
[traduction] . . . sans chercher davantage à déterminer s’il y avait ou non confusion dans son esprit au sujet des conseils qu’il avait reçus, ou si j’avais eu ce sentiment au cours de la conversation, ou s’il y avait eu un changement quelconque du risque, comme nous en avons parlé ici, je n’aurais pas nécessairement permis automatiquement cet appel téléphonique. Je pensais que nous avions respecté ses droits. Nous avions rempli notre obligation à ce moment‑là. [d.a., p. 337]
[222] L’idée que le sergent Skrine se faisait du droit n’était pas injustifiée, en raison de la pauvreté de la jurisprudence dans ce domaine. Le refus de la demande de M. Sinclair de consulter son avocat ne relevait pas de la malveillance ni de la mauvaise foi.
[223] Le deuxième facteur, en revanche, milite fortement en faveur de l’exclusion des déclarations incriminantes. Il est presque impossible d’imaginer un cas où une violation de la Charte aurait une incidence plus grande sur les droits protégés d’une personne. À un moment où sa liberté était en jeu, M. Sinclair s’est vu refuser l’accès à l’assistance d’un avocat dont il avait désespérément besoin.
[224] Cette privation inconstitutionnelle d’un droit a eu pour résultat direct de faire fléchir M. Sinclair face à des questions incessantes et de l’amener à s’incriminer. Si on lui avait donné la possibilité de consulter son avocat, l’issue aurait sans doute été bien différente. L’incidence de la violation a donc porté atteinte au cœur même des protections juridiques auxquelles nous attachons le plus grand prix : le droit de garder le silence et la protection contre l’auto‑incrimination.
[225] Enfin, nous prenons en considération l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. D’une part, l’infraction dont il est question en l’espèce — le meurtre — est d’une gravité extrême. Mais, d’autre part, le droit qui est protégé revêt une importance capitale. Malgré l’intérêt de la société à ce qu’une affaire soit jugée au fond, il arrive, comme c’est le cas en l’espèce, que cet intérêt doive céder le pas à la protection des droits les plus fondamentaux dans le système de justice criminelle. Le droit à l’assistance d’un avocat garantit et protège l’exercice effectif des droits sur lesquels repose l’équité de notre processus pénal.
[226] Par conséquent, nous sommes d’avis d’écarter les éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte.
V. Conclusion
[227] Pour tous ces motifs, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité de l’appelant et d’ordonner un nouveau procès.
Pourvoi rejeté, les juges Binnie, LeBel, Fish et Abella sont dissidents.
Procureur de l’appelant : Gil D. McKinnon, Vancouver.
Procureur de l’intimée : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le Directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Schreck & Greene, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : McCarthy Tétrault, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.