-
IntituléGlobe and Mail c. Canada (Procureur général)
-
CollectionJugements de la Cour suprême
-
Date2010-10-22
-
Référence neutre2010 CSC 41
-
Recueil[2010] 2 RCS 592
-
Numéro de dossier32975, 33097, 33114
-
JugesMcLachlin, Beverley; Binnie, William Ian Corneil; LeBel, Louis; Deschamps, Marie; Fish, Morris J.; Abella, Rosalie Silberman; Charron, Louise; Rothstein, Marshall; Cromwell, Thomas Albert
-
En appel deQuébec
-
SujetsDroit constitutionnel
-
Notes
Informations sur la décision
Contenu de la décision
COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592 |
Date : 20101022 Dossier : 33114, 33097, 32975 |
Entre :
Globe and Mail, une division de CTVglobemedia Publishing Inc.
Appelante
et
Procureur général du Canada et Groupe Polygone Éditeurs inc.
Intimés
‑ et ‑
Fédération professionnelle des journalistes du Québec,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Astral Media Radio Inc.,
Groupe TVA inc., La Presse, ltée, Médias Transcontinental inc.,
Société Radio‑Canada et Association canadienne des libertés civiles
Intervenantes
et entre :
Globe and Mail, une division de CTVglobemedia Publishing Inc.
Appelante
et
Procureur général du Canada et Groupe Polygone Éditeurs inc.
Intimés
‑ et ‑
Barreau du Québec, Gesca Limitée, Joël‑Denis Bellavance
et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
et entre :
Globe and Mail, une division de CTVglobemedia Publishing Inc.
Appelante
et
Procureur général du Canada et Groupe Polygone Éditeurs inc.
Intimés
‑ et ‑
Fédération professionnelle des journalistes du Québec,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
Astral Media Radio Inc., Groupe TVA inc., La Presse, ltée,
Médias Transcontinental inc. et Société Radio‑Canada
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement : (par. 1 à 102)
|
Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
|
______________________________
Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592
Globe and Mail, une division de CTVglobemedia Publishing Inc. Appelante
c.
Procureur général du Canada et
Groupe Polygone Éditeurs inc. Intimés
et
Fédération professionnelle des journalistes du Québec,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
Astral Media Radio Inc., Groupe TVA inc.,
La Presse ltée, Médias Transcontinental inc.,
Société Radio‑Canada et
Association canadienne des libertés civiles Intervenantes
‑ et ‑
Globe and Mail, une division de CTVglobemedia Publishing Inc. Appelante
c.
Procureur général du Canada et
Groupe Polygone Éditeurs inc. Intimés
et
Barreau du Québec,
Gesca ltée, Joël‑Denis Bellavance et
Association canadienne des libertés civiles Intervenants
‑ et ‑
Globe and Mail, une division de CTVglobemedia Publishing Inc. Appelante
c.
Procureur général du Canada et
Groupe Polygone Éditeurs inc. Intimés
et
Fédération professionnelle des journalistes du Québec,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
Astral Media Radio Inc., Groupe TVA inc.,
La Presse ltée, Médias Transcontinental inc. et
Société Radio‑Canada Intervenantes
Répertorié : Globe and Mail c. Canada (Procureur général)
2010 CSC 41
Nos du greffe : 33114, 33097, 32975.
2009 : 21 octobre; 2010 : 22 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour supérieure du québec et la cour d’appel du québec
Droit constitutionnel — Charte canadienne — Droits de la personne — Charte québécoise des droits et libertés de la personne — Preuve — Privilège du secret des sources des journalistes — Liberté d’expression — Accès à l’information — Secret professionnel — Renseignements obtenus par un journaliste d’un quotidien auprès d’une source gouvernementale confidentielle non autorisée à l’égard d’une entreprise retenue par le gouvernement fédéral dans le cadre du Programme de commandites — Publication par le quotidien d’informations faisant état d’allégations d’usage abusif et de détournement de fonds publics — Journaliste contraint en contre‑interrogatoire de répondre à des questions susceptibles de permettre l’identification de la source des informations — Objections formulées par le quotidien — Les rapports entre le journaliste et la source sont‑ils protégés par un privilège générique du secret des sources des journalistes? — Le privilège possède‑t‑il un fondement constitutionnel ou quasi constitutionnel découlant de la Charte canadienne et de la Charte des droits québécoise? — Le cadre d’analyse appliqué en common law pour reconnaître au cas par cas l’existence du privilège est‑il pertinent dans une instance civile régie par le droit québécois? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b) — Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 3, 9, 44.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté d’expression — Interdiction de publication — Renseignements obtenus par un journaliste d’un quotidien auprès d’une source gouvernementale confidentielle non autorisée à l’égard d’une entreprise retenue par le gouvernement fédéral dans le cadre du Programme de commandites — Publication d’informations donnant notamment des détails sur des négociations confidentielles entre le gouvernement et l’entreprise en vue de la conclusion d’un règlement — Ordonnance du tribunal interdisant au journaliste d’écrire et de publier d’autres articles concernant ces négociations — Cette ordonnance avait‑elle pour effet de limiter la liberté d’expression garantie au journaliste par la Charte canadienne? — L’interdiction de publication était‑elle nécessaire afin d’écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice? — Les effets bénéfiques de l’ordonnance de non‑publication sont‑ils plus importants que ses effets préjudiciables? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b).
Les trois pourvois tirent leur origine du litige découlant de ce qu’on appelle le scandale des commandites. En mars 2005, le procureur général du Canada a présenté devant la Cour supérieure du Québec une requête en vue de recouvrer les sommes payées par le gouvernement fédéral dans le cadre du Programme de commandites. La poursuite a été intentée contre plusieurs entreprises et particuliers commandités dans le cadre du programme et impliqués dans le scandale, notamment le Groupe Polygone. En réponse, le Groupe Polygone a invoqué la prescription sur le fondement du Code civil du Québec. Pendant le déroulement de l’instance, et à l’appui de sa défense de prescription, le Groupe Polygone a obtenu des ordonnances enjoignant à certaines personnes, notamment plusieurs employés du gouvernement fédéral, de répondre à des questions destinées à identifier la source des renseignements obtenus par un journaliste. S’appuyant principalement sur les renseignements reçus d’une source confidentielle non autorisée du gouvernement, L, un journaliste du Globe and Mail, avait écrit une série d’articles sur le Programme de commandites, alléguant l’usage abusif de fonds publics et leur détournement. Le Globe and Mail a présenté une requête en rétractation des ordonnances rendues par le juge de la Cour supérieure, affirmant qu’elles entraîneraient la violation du privilège du secret des sources des journalistes. L a témoigné relativement à cette requête et a été contre‑interrogé par l’avocat du Groupe Polygone. L’avocat du Globe and Mail s’est opposé à de nombreuses questions posées à L, au motif qu’elles manquaient de pertinence ou que le fait d’y répondre contreviendrait au privilège du secret des sources des journalistes. Le juge a rejeté ces objections et a refusé de reconnaître l’existence d’un tel privilège. Une demande d’autorisation d’appel de cette décision a été rejetée par la Cour d’appel (« pourvoi relatif au privilège du secret des sources des journalistes »). Pour soustraire son journaliste à l’obligation à répondre aux questions, le Globe and Mail a tenté de se désister de sa requête en rétractation. Le juge n’a pas autorisé le désistement, et la Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel de ce refus (« pourvoi relatif au désistement »). Entre‑temps, durant l’audience relative au désistement, le Groupe Polygone s’est plaint des fuites concernant le contenu des négociations confidentielles auxquelles il participait avec le procureur général et dont les détails avaient été communiqués par L et rendus publics par le Globe and Mail. En réponse, et de sa propre initiative, le juge de la Cour supérieure a rendu une ordonnance interdisant à L d’écrire et de publier des articles sur l’état des négociations. Bien que le Globe and Mail se soit opposé à ce qu’il qualifiait d’ordonnance de non‑publication — une ordonnance prononcée avant même d’entendre les parties sur cette question —, le juge a maintenu que l’ordonnance n’était pas une ordonnance de non‑publication et n’a pas motivé davantage sa décision, ni par écrit ni de vive voix. La Cour d’appel du Québec a une fois de plus rejeté la demande d’autorisation d’appel du Globe and Mail (« pourvoi concernant l’interdiction de publication »).
Dans le pourvoi relatif au privilège du secret des sources des journalistes formé devant la Cour, le Globe and Mail a plaidé qu’un tel privilège, à caractère générique, découle de la Charte canadienne et de la Charte québécoise. Il a soutenu, à titre subsidiaire, que la doctrine de Wigmore élaborée en common law, mais modifiée pour tenir compte de la tradition civiliste, s’applique pour établir au cas par cas l’existence d’un privilège. Le Globe and Mail a contesté aussi l’ordonnance interdisant la publication de renseignements sur les négociations en vue d’un règlement ainsi que l’ordonnance refusant le désistement.
Arrêt : Le pourvoi relatif au privilège du secret des sources des journalistes est accueilli, et l’affaire renvoyée à la Cour supérieure du Québec pour nouvel examen conformément aux motifs de jugement. Le pourvoi concernant l’interdiction de publication est accueilli et l’ordonnance interdisant la publication de tout renseignement relatif aux négociations en vue d’un règlement entre les parties est annulée. Le pourvoi relatif au désistement est rejeté en raison de son caractère théorique.
Rien dans la Charte canadienne ou la Charte québécoise ne permet de reconnaître un privilège générique, constitutionnel ou quasi constitutionnel, du secret des sources des journalistes. Pour les motifs exposés dans R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, et en particulier en raison de la difficulté à définir avec le degré de certitude nécessaire un groupe de rédacteurs et d’orateurs aussi hétérogène et mal défini, la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne et la Charte québécoise ne peut servir de fondement pour reconnaître un privilège du secret des sources des journalistes. De même, l’art. 44 de la Charte québécoise — qui protège l’accès à l’information —, n’élargit pas la portée du droit au‑delà de celle définie par cette disposition elle‑même. Bien que le droit garanti par l’art. 44 puisse influencer la protection des rapports confidentiels entre un journaliste et sa source, il ne peut servir de fondement à la reconnaissance de ce privilège. Enfin, puisque les journalistes ne sont pas tenus au secret professionnel par la loi, l’art. 9 de la Charte québécoise, qui protège le secret professionnel, ne peut justifier la reconnaissance d’un droit quasi constitutionnel à la protection des sources des journalistes. Le droit du Québec peut toutefois servir de fondement à un privilège de protection du secret des sources des journalistes ou pour reconnaître une exception à l’obligation générale de fournir des éléments de preuve ou de témoigner dans une instance civile. Même s’il découle de la common law, le recours à un cadre d’analyse semblable au test de Wigmore pour reconnaître au cas par cas l’existence du privilège en droit criminel s’avère tout aussi valable dans le contexte d’un litige civil régi par le droit du Québec; la reconnaissance de ce cadre permettrait d’adopter une approche uniforme dans l’ensemble du pays tout en préservant le caractère distinct du milieu juridique régi par le Code civil du Québec. Cette approche au cas par cas est conforme aux principes généraux énoncés dans le Code civil, la Charte québécoise et la Charte canadienne, ainsi qu’au droit de la preuve au Québec, à savoir le Code civil et le Code de procédure civile. Elle est aussi suffisamment souple pour prendre en compte la diversité des intérêts en jeu dans un cas donné.
Par conséquent, selon le test proposé, pour exiger qu’un journaliste, dans une instance judiciaire, réponde à des questions susceptibles de permettre d’identifier une source confidentielle, la partie requérante doit démontrer leur pertinence. Si les questions sont pertinentes, le tribunal examinera ensuite les quatre volets du test de Wigmore : (1) les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance que l’identité de la source ne sera pas divulguée; (2) l’anonymat doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise; (3) les rapports doivent être, dans l’intérêt public, entretenus assidûment; et (4) l’intérêt public protégé par le refus de la divulgation de l’identité doit l’emporter sur l’intérêt public dans la recherche de la vérité. À l’importante quatrième étape de l’analyse, le tribunal doit mettre en balance l’importance de la divulgation pour l’administration de la justice et l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source du journaliste. Cet exercice de mise en balance s’effectuera en fonction du contexte, compte tenu de la demande de divulgation particulière en cause. Les facteurs pertinents au quatrième volet du test de Wigmore comprennent : l’étape de la procédure où le privilège est revendiqué; le caractère essentiel de la question dans le cadre du différend; la question de savoir si le journaliste est une partie à l’instance ou simplement un témoin; la question de savoir si les faits, les renseignements ou les témoignages peuvent être connus par d’autres moyens; le degré d’importance de la nouvelle du journaliste pour le public et la question de savoir si elle a été publiée et relève donc déjà du domaine public. En l’espèce, le juge de la Cour supérieure a commis une erreur en concluant qu’il était préférable d’obliger L à répondre aux questions posées en contre‑interrogatoire. L avait le droit de contester la pertinence des questions qu’on lui avait posées, et le juge aurait dû examiner rigoureusement sa revendication du privilège en fonction du test de Wigmore. Plus particulièrement, si le juge avait conclu que les trois premiers facteurs favorisaient la divulgation, il aurait été tenu de se demander si, tout bien considéré, l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source du journaliste l’emportait sur l’importance de la divulgation pour l’administration de la justice. En l’espèce, l’intérêt public est largement fondé sur le risque que les réponses aux questions posées dévoilent l’identité de la source confidentielle de L. En dernière analyse, ces questions doivent être réglées par le juge, mais en l’espèce, elles n’ont jamais été analysées, puisqu’aucune des parties n’a été autorisée à présenter des observations ou des éléments de preuve à leur égard.
Quant au pourvoi concernant l’interdiction de publication, l’ordonnance de la Cour supérieure doit être évaluée en fonction de sa véritable nature : une ordonnance de non‑publication qui a eu pour effet de limiter les droits de L et du Globe and Mail à la liberté d’expression que leur garantit l’al. 2b) de la Charte canadienne. Le juge de la Cour supérieure a donc commis une erreur en n’appliquant pas le test de Dagenais/Mentuck. L’ordonnance a été rendue sans préavis et sans que les parties ne la demandent ni n’aient l’occasion de présenter des observations en bonne et due forme à cet égard. En procédant ainsi, dans une affaire où rien ne suggérait qu’il y avait urgence ni que les parties subiraient un préjudice à cause des délais inhérents à la présentation de plaidoiries devant un tribunal, la Cour supérieure a enfreint une des règles fondamentales du processus accusatoire : elle a privé les parties de la possibilité de se faire entendre avant de trancher une question affectant leurs droits. Cela constitue un motif suffisant pour accueillir le pourvoi. Lorsqu’on examine l’interdiction de publication sur le fond, la préservation de la confidentialité des négociations en vue d’un règlement constitue un objectif d’ordre public d’une importance capitale. Toutefois, les engagements de confidentialité ne lient que les parties et leurs mandataires. Ni L ni le Globe and Mail n’étaient parties aux négociations en vue d’un règlement. Le délit a été commis par la source gouvernementale qui a fourni l’information à L. Rien dans le dossier n’indique que L a fait autre chose que de profiter de la volonté de la source de communiquer des renseignements confidentiels. L n’était pas tenu de s’assurer que sa source ne violait aucune obligation juridique en lui fournissant les renseignements, et il n’était pas tenu d’agir comme conseiller juridique auprès de cette source. Quoi qu’il en soit, le Groupe Polygone n’a pas démontré que sa capacité d’engager des négociations avec le gouvernement en vue d’un règlement a été irréparablement compromise et il n’a pas non plus établi l’existence d’un risque sérieux pour l’administration de la justice. Les négociations en vue d’un règlement relevaient déjà du domaine public au moment de la publication de l’article de L. Même si l’ordonnance était nécessaire pour écarter un risque sérieux pour l’administration de la justice, ses effets bénéfiques ne l’emportent pas sur ses effets préjudiciables, lesquels sont graves. Confirmer l’ordonnance empêcherait l’information d’être communiquée au public et reviendrait à museler les journalistes dans l’exercice du rôle qui leur appartient, en vertu de la Constitution, de publier des récits d’intérêt public, comme celui où le gouvernement fédéral cherche à recouvrer une importante somme d’argent appartenant aux contribuables, sur le fondement d’une fraude présumée contre un de ses programmes. Étant donné l’issue du pourvoi relatif au privilège du secret des sources des journalistes et de celui concernant l’interdiction de publication, le pourvoi relatif au désistement a un caractère théorique.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés : R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477; Gesca ltée c. Groupe Polygone Éditeurs inc. (Malcom Média inc.), 2009 QCCA 1534, [2009] R.J.Q. 1951, inf. 2009 QCCS 1624 (CanLII); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665; Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862; Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858‑0702 Québec Inc., 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; Société d’énergie Foster Wheeler ltée c. Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (SIGED) inc., 2004 CSC 18, [2004] 1 R.C.S. 456; Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60; Société d’énergie de la Baie James c. Lafarge Canada Inc., [1991] R.J.Q. 637; Boiler Inspection and Insurance Company of Canada c. Corporation municipale de
la paroisse de St‑Louis de France, [1994] R.D.J. 95; Grenier c. Arthur, [2001] R.J.Q. 674; Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de Québec c. Groupe TVA inc., [2005] R.J.Q. 2327; Drouin c. La Presse ltée, [1999] R.J.Q. 3023; Tremblay c. Hamilton, [1995] R.J.Q. 2440; Landry c. Southam Inc., 2002 CanLII 20587; Marks c. Beyfus (1890), 25 Q.B.D. 494; D. c. National Society for the Prevention of Cruelty to Children, [1978] A.C. 171; R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263; Frenette c. Métropolitaine (La), cie d’assurance‑vie, [1992] 1 R.C.S. 647; St. Elizabeth Home Society c. Hamilton (City), 2008 ONCA 182, 89 O.R. (3d) 81; Charkaoui (Re), 2008 CF 61, [2009] 1 R.C.F. 507; Attorney‑General c. Mulholland, [1963] 2 Q.B. 477; Re Pacific Press Ltd. and The Queen (1977), 37 C.C.C. (2d) 487; Secretary of State for Defence c. Guardian Newspapers Ltd., [1985] 1 A.C. 339; In re An Inquiry under the Company Securities (Insider Dealing) Act 1985, [1988] 1 A.C. 660; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2008 QCCA 2516 (CanLII); Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721; Kosko c. Bijimine, 2006 QCCA 671, [2006] R.J.Q. 1539; Waldridge c. Kennison (1794), 1 Esp. 143, 170 E.R. 306; Histed c. Law Society of Manitoba, 2005 MBCA 106, 195 Man. R. (2d) 224; Société Radio‑Canada c. Paul, 2001 CAF 93, [2001] A.C.F. no 542 (QL); Smith c. Daily Mail Publishing Co., 443 U.S. 97 (1979); Bartnicki c. Vopper, 532 U.S. 514 (2001); Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332; Peat Marwick Thorne c. Canadian Broadcasting Corp. (1991), 5 O.R. (3d) 747; Amherst (Town) c. Canadian Broadcasting Corp. (1994), 133 N.S.R. (2d) 277; Canada (Canadian Transportation Accident Investigation and Safety Board) c. Canadian Press, [2000] N.S.J. No. 139 (QL); Calgary Regional Health Authority c. United Western Communications Ltd., 1999 ABQB 516, 75 Alta. L.R. (3d) 326; K. c. K. (E.), 2004 ABQB 847, 37 Alta. L.R. (4th) 118.
Lois et règlements cités
Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 390/68, règle 173.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b), 32.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 3, 4, 5, 9, 9.1, 44, 52.
Civil Procedure Rules (Nouvelle-Écosse), règles 10.13(4)a), 10.14(4)a), 10.16.
Code civil du Bas Canada, art. 1206.
Code civil du Québec, L.R.Q., ch. C-1991, disposition préliminaire, art. 3, 35, 36(2), 2803 à 2874.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, art. 20, 46, 151.14, 151.16, 151.21, 398.1.
Code des professions, L.R.Q., ch. C‑26, ann. I.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 96.
Règles de la Cour du Banc de la Reine, Règl. du Man. 553/88, règles 49.06(1), (2), 50.01(9), (10).
Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règles 24.1.14, 49.06, 50.09, 50.10.
Règles de procédure de la Cour du Banc de la Reine (Saskatchewan), règles 181(3), 191(14), (15).
Supreme Court Civil Rules, B.C. Reg. 168/2009, règles 9‑1(2), 9‑2(1), (3).
Doctrine citée
Cross and Tapper on Evidence, 11th ed. by Colin Tapper. New York : Oxford University Press, 2007.
Ducharme, Léo. L’administration de la preuve, 3e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2001.
Ducharme, Léo. Précis de la preuve, 6e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2005.
Jutras, Daniel. « Culture et droit processuel : le cas du Québec » (2009), 54 R.D. McGill 273.
Leblanc, Daniel. Nom de code : MaChouette : l’enquête sur le scandale des commandites. Outremont, Qué. : Libre Expression, 2006.
Leblanc, Daniel. « Sponsorship firm moves to settle with Ottawa », The Globe and Mail, October 21, 2008, p. A11.
Québec. Assemblée nationale. Commission permanente de la Justice. Étude du projet de loi no 50 — Loi concernant les droits et les libertés de la personne. Journal des débats : Commissions parlementaires, 3e sess., 30e lég., no 6, 22 janvier 1975, p. B‑322.
Québec. Ministère de la Justice. La justice contemporaine, par Jérôme Choquette. Québec : Ministère de la Justice, 1975.
Royer, Jean‑Claude, et Sophie Lavallée. La preuve civile, 4e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2008.
Vallières, Nicole. « Le secret professionnel inscrit dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec » (1985), 26 C. de D. 1019.
[33114] POURVOI contre une ordonnance de la Cour supérieure du Québec (le juge de Grandpré) ayant rejeté des objections à la preuve. Pourvoi accueilli.
[33097] POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Pelletier, Doyon et Duval Hesler), 2009 QCCA 235, [2009] J.Q. no 713 (QL), qui a rejeté la demande d’autorisation d’appeler d’une ordonnance du juge de Grandpré ayant interdit la publication de toute information. Pourvoi accueilli.
[32975] POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Otis, Forget et Côté), 2008 QCCA 2464, [2008] J.Q. no 13554 (QL), 2008 CarswellQue 12763, qui a rejeté la demande d’autorisation d’appeler d’une ordonnance du juge de Grandpré ayant refusé la demande de désistement. Pourvoi rejeté.
William Brock, Guy Du Pont, David Stolow et Brandon Wiener, pour l’appelante.
Claude Joyal, pour l’intimé le procureur général du Canada.
Patrick Girard, Louis P. Bélanger, c.r., et Frédéric Pierrestiger, pour l’intimé le Groupe Polygone Éditeurs inc.
Christian Leblanc, Marc‑André Nadon et Chloé Latulippe, pour les intervenants la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Astral Media Radio Inc., Groupe TVA inc., La Presse ltée, Médias Transcontinental inc., Société Radio‑Canada, Gesca ltée et Joël‑Denis Bellavance.
Jamie Cameron, Christopher D. Bredt et Cara F. Zwibel, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Michel Paradis, François‑Olivier Barbeau, Gaston Gauthier et Sylvie Champagne, pour l’intervenant le Barreau du Québec.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
[1] Une règle générale bien établie en matière de preuve oblige les témoins appelés à répondre aux questions pertinentes qui leur sont posées. Le quotidien The Globe and Mail (« Globe and Mail ») prie la Cour de soustraire un de ses journalistes, M. Daniel Leblanc, à cette obligation au motif que son témoignage révélerait l’identité d’une source confidentielle et porterait ainsi atteinte aux droits que lui garantit l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le Globe and Mail demande également à la Cour d’annuler l’ordonnance lui interdisant de publier tout renseignement, peu importe la façon dont il a été obtenu, concernant les négociations confidentielles en vue d’un règlement engagées entre le gouvernement du Canada et le Groupe Polygone Éditeurs inc.
[2] Les présents pourvois tirent tous leur origine du litige découlant de ce qu’on appelle désormais le « scandale des commandites ». Toutefois, d’un point de vue plus général, ils soulèvent des questions relatives à l’accès aux renseignements que des sources fournissent aux journalistes et à la confidentialité de leurs rapports, dans le contexte d’un litige civil régi par les lois du Québec. Bien que certaines de ces questions soient semblables à celles examinées récemment par la Cour dans R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477 — arrêt qui portait également sur la confidentialité de la relation entre un journaliste et sa source, quoique dans le contexte d’une enquête criminelle — les présents pourvois exigent en outre que la Cour examine le bien‑fondé des ordonnances de non‑publication visant des négociations en vue d’un règlement. La Cour est également saisie, dans le troisième pourvoi, d’une question procédurale connexe à propos d’une tentative de désistement d’une procédure intentée devant la Cour supérieure du Québec.
[3] Pour les motifs qui suivent, les pourvois portant sur la confidentialité de la relation entre un journaliste et sa source et sur l’ordonnance de non‑publication sont accueillis. Puisque ma conclusion dans les autres pourvois le rend théorique, le pourvoi à l’encontre du refus d’autoriser le désistement est rejeté.
II. Source du litige et historique des procédures
[4] À la suite du résultat du référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec, le Cabinet fédéral a créé le Programme de commandites (« Programme »), qui visait à contrecarrer le mouvement souverainiste et à augmenter la visibilité du gouvernement fédéral au Québec. S’appuyant principalement sur les renseignements reçus d’une source confidentielle — connue ultérieurement sous le pseudonyme MaChouette — un journaliste du Globe and Mail, Daniel Leblanc, a écrit une série d’articles sur le programme. Ceux‑ci portaient principalement sur plusieurs activités problématiques reliées à l’administration du programme. Ses allégations les plus importantes portaient sur l’usage abusif de fonds publics et leur détournement. Tout au long de ses communications avec MaChouette, M. Leblanc a accepté de protéger l’anonymat de son interlocuteur et la confidentialité de leurs échanges.
[5] Les articles écrits par M. Leblanc ainsi que par d’autres journalistes ayant repris la nouvelle ont suscité auprès des médias et du public un intérêt considérable à l’égard du Programme de commandites. À la suite d’un rapport cinglant de la vérificatrice générale, une commission d’enquête (la « commission Gomery ») a été créée pour enquêter sur ce qui est désormais surnommé familièrement le « scandale des commandites ».
[6] En 2006, M. Leblanc a pris un congé sans solde du Globe and Mail pour écrire un livre sur ce scandale. Cet ouvrage a été publié sous le titre Nom de code : MaChouette : l’enquête sur le scandale des commandites (2006). Bien que le Globe and Mail ait autorisé la reproduction d’articles qu’il avait publiés et pour lesquels il détenait les droits d’auteur, il n’était pas l’éditeur du livre de M. Leblanc. Le Globe and Mail ne détenait pas non plus d’intérêt* financier dans la publication du livre.
[7] En mars 2005, le procureur général du Canada a présenté une requête devant la Cour supérieure du Québec en vue de recouvrer les sommes payées par le gouvernement fédéral dans le cadre du programme contesté, soit plus de 60 millions de dollars. La poursuite a été intentée contre plusieurs entreprises et particuliers commandités dans le cadre du programme et impliqués dans le scandale des commandites, notamment les entités formant collectivement le Groupe Polygone. Depuis le début de l’instance, le procureur général soutient qu’il n’avait pas commencé à soupçonner une fraude avant mai 2002, c’est-à-dire après la réception du rapport de la vérificatrice générale. Selon le gouvernement, ce n’est d’ailleurs qu’à la suite des révélations issues de la commission Gomery qu’on aurait appris l’ampleur de la fraude et l’identité de ses auteurs.
[8] En réponse, le Groupe Polygone, soutenant que le gouvernement du Canada avait connaissance du scandale avant 2002, a tenté d’invoquer une défense de prescription sur le fondement du Code civil du Québec, L.R.Q., ch. C-1991 (« Code civil » ou « C.c.Q. »). Pendant le déroulement de l’instance, et à l’appui de sa défense de prescription, le Groupe Polygone a demandé à la Cour d’ordonner que certaines personnes, notamment plusieurs employés du gouvernement fédéral, répondent à des questions destinées à identifier la source de M. Leblanc. Dans une série d’ordonnances, le juge Hébert a enjoint aux personnes désignées par le Groupe Polygone de répondre aux questions par écrit et de préserver la confidentialité de l’affaire. À la demande du procureur général, il a également nommé un avocat pour conseiller ces personnes désignées. Le juge Hébert a ensuite élargi l’application de cette première ordonnance à un autre groupe de personnes.
[9] Près d’un an plus tard, le Globe and Mail a présenté une requête en rétractation des ordonnances du juge Hébert, parce qu’elles provoqueraient une violation du privilège du secret des sources des journalistes. Il a réclamé l’annulation de ces ordonnances. Par la suite, M. Leblanc a témoigné relativement à cette requête, a articulé ses prétentions devant le juge de Grandpré. Puis l’avocat du Groupe Polygone l’a contre‑interrogé. L’avocat du Globe and Mail s’est opposé à de nombreuses questions posées à M. Leblanc. Il a argumenté leur manque de pertinence ou que le fait d’y répondre contreviendrait au privilège du secret des sources des journalistes (les « objections »). Le juge de Grandpré a rejeté ces objections oralement et a refusé de reconnaître l’existence d’un tel privilège. Une demande d’autorisation d’appel de cette décision a été rejetée par un juge de la Cour d’appel siégeant seul, parce que la cour n’avait pas compétence pour entendre l’appel. Pour soustraire son journaliste à l’obligation à répondre aux questions, le Globe and Mail a tenté de se désister de sa requête en rétractation. Le juge de Grandpré n’a pas autorisé le désistement, et la Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel de ce refus (2008 QCCA 2464 (CanLII)).
[10] En octobre 2008, dans un article intitulé « Sponsorship firm moves to settle with Ottawa » (Une société de commandites négocie un règlement avec Ottawa), The Globe and Mail, 21 octobre 2008, p. A11, M. Leblanc a affirmé que le Groupe Polygone avait offert une somme de cinq millions de dollars pour régler la partie de l’action en justice qui le concernait. Il a également rapporté que le gouvernement fédéral avait rejeté cette offre, et qu’il cherchait, par des négociations supplémentaires avec le Groupe Polygone, à ce que celui‑ci lui verse dix millions de dollars de plus. M. Leblanc a obtenu les renseignements à la base de cet article d’une source gouvernementale non autorisée.
[11] Durant l’audience relative au désistement, l’avocat du Groupe Polygone s’est vigoureusement plaint des fuites concernant le contenu des négociations confidentielles en vue d’un règlement et du fait que son client faisait constamment les manchettes. En réponse, et de sa propre initiative, le juge de Grandpré a rendu une ordonnance interdisant à M. Leblanc d’écrire et de publier des articles sur l’état des négociations confidentielles en vue d’un règlement menées entre le procureur général et les défendeurs dans le litige principal. Bien que le Globe and Mail se soit vivement opposé à ce qu’il qualifiait d’ordonnance de non‑publication — une ordonnance prononcée avant même d’entendre les parties sur cette question —, le juge de Grandpré a maintenu que l’ordonnance n’était pas une ordonnance de non‑publication. Il n’a pas motivé davantage sa décision, ni par écrit ni de vive voix, et la Cour d’appel du Québec a une fois de plus rejeté la demande d’autorisation d’appel du Globe and Mail (2009 QCCA 235 (CanLII)).
[12] Quelques mois plus tard, le juge de Grandpré a rendu une ordonnance de non‑publication semblable contre La Presse et un de ses journalistes, Joël‑Denis Bellavance. L’ordonnance interdisait la publication de tout renseignement relatif aux négociations confidentielles en vue d’un règlement. Cette fois, le juge a motivé sa décision par écrit (2009 QCCS 1624 (CanLII)). La Cour d’appel du Québec a annulé cette décision (Gesca ltée c. Groupe Polygone Éditeurs inc. (Malcom Média inc.), 2009 QCCA 1534, [2009] R.J.Q. 1951), et cette annulation fait présentement l’objet d’une demande d’autorisation d’appel devant la Cour.
[13] Il convient d’examiner séparément les questions soulevées en appel concernant, d’une part, le privilège du secret des sources des journalistes dans le contexte d’un litige civil et, d’autre part, l’ordonnance de non‑publication. J’examinerai aussi chacun des pourvois individuellement.
III. Les objections et les questions relatives à la confidentialité des sources
A. Nature du pourvoi
[14] Le premier pourvoi (33114) porte sur les questions posées à M. Leblanc au cours de son interrogatoire relatif à la requête en rétractation. Dans ce pourvoi, notre Cour doit décider si les rapports entre M. Leblanc et MaChouette sont protégés par le privilège du secret des sources des journalistes et dispensent ainsi M. Leblanc de répondre à toute question susceptible de permettre d’identifier sa source.
[15] Le Globe and Mail plaide que le privilège du secret des sources des journalistes possède un caractère constitutionnel, et qu’il découle de l’al. 2b) de la Charte canadienne et de l’art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne (du Québec), L.R.Q., ch. C‑12 (« Charte québécoise »). Pour lui, le privilège s’applique lorsqu’une personne (1) participe à des activités de cueillette de nouvelles et (2) s’est engagée à préserver la confidentialité de sa source, et qu’en l’absence de celle‑ci on peut raisonnablement présumer que l’informateur ne se serait pas présenté. Tout en admettant qu’aucun droit constitutionnel n’est absolu, le Globe and Mail argumente que l’art. 9.1 de la Charte québécoise exige que le droit de ne pas divulguer l’identité d’une source confidentielle soit mis en balance avec les « valeurs démocratiques, [. . .] l’ordre public et [le] bien‑être général des citoyens du Québec ». En l’absence d’un droit opposé garanti par la Charte québécoise d’obtenir tous les éléments de preuve pertinents dans une instance civile, la balance doit pencher en faveur de la liberté de presse. Selon le Globe and Mail, cet exercice de mise en balance doit être mené en tenant compte d’un vaste éventail de facteurs pertinents : La cause d’action concerne‑t‑elle des droits patrimoniaux ou extra‑patrimoniaux? L’action vise‑t‑elle le paiement de dommages‑intérêts ou une autre forme de réparation? Le journaliste est‑il partie à l’instance? La question est‑elle essentielle au règlement du différend? La nouvelle a‑t‑elle été publiée et, si oui, quel est son degré d’importance pour le public? Quelles sont les conséquences potentielles de la divulgation?
[16] Selon le Globe and Mail, la partie qui demande la levée du privilège doit dans un tel cas démontrer (1) que l’identité de la source est nécessaire pour établir un fait particulier; et (2) que l’établissement de ce fait particulier est requis pour trancher une question en litige. L’obligation de révéler l’identité d’une source confidentielle, en le contraignant à témoigner, ne devrait être imposée à un journaliste qu’en dernier recours et non pour de simples raisons de commodité. De plus, le Globe and Mail affirme que s’il était reconnu, le privilège équivaudrait à un privilège relatif à la preuve et fonctionnerait donc d’une manière semblable au droit au secret professionnel garanti par l’art. 9 de la Charte québécoise. Toutefois, si la Cour rejetait l’existence d’un droit autonome, le Globe and Mail soutient, à titre subsidiaire, que la doctrine de Wigmore, élaborée en common law et modifiée d’une manière ou d’une autre pour tenir compte de la tradition civiliste, conviendrait.
[17] Le Groupe Polygone s’oppose ardemment à la reconnaissance d’une protection constitutionnelle de la relation entre un journaliste et sa source. À son avis, il conviendrait mieux d’appliquer le test de Wigmore ou un test semblable établi en vertu du droit civil et, plus précisément, de reconnaître l’existence d’un privilège fondé sur les circonstances de l’espèce. Pour que le privilège soit reconnu dans un cas donné, le journaliste aurait à démontrer que, selon les faits, les avantages du maintien du privilège l’emportent sur des effets préjudiciables sur les droits des parties à un litige civil et sur ceux de la société à la recherche de la vérité et à la bonne administration de la justice. Pour le Groupe Polygone, selon cette approche, la divulgation deviendrait la règle, et l’immunité testimoniale l’exception.
[18] Le procureur général du Canada argumente que, avant de déterminer si un privilège existe, le tribunal doit examiner la pertinence des questions proposées. Dans la négative, il n’y aurait pas lieu d’examiner la question de l’existence d’un privilège. À propos de la nature du privilège du secret des sources des journalistes, le procureur général ajoute que, dans le contexte d’une instance civile régie par le Code civil, le tribunal ne peut avoir recours au test de Wigmore. Pour lui, le cadre applicable doit être ancré dans le Code civil et la Charte québécoise et suppose l’évaluation et la mise en balance d’intérêts opposés. Le journaliste qui demande la reconnaissance du privilège devrait démontrer : qu’il effectuait le travail d’un journaliste; que la source a demandé l’anonymat et qu’il a accepté de protéger son identité; que la source n’a pas renoncé à la protection; que les questions posées au journaliste, s’il y répond, permettraient de divulguer l’identité de la source; et que le préjudice causé à la liberté de presse l’emporte sur toute atteinte à l’équité du procès. Pour sa part, la partie qui tente d’obtenir la divulgation devrait établir : que les questions sont pertinentes et qu’elles ne constituent pas simplement une recherche d’informations à l’aveuglette; qu’aucun autre moyen ne permet d’obtenir les renseignements; que la cause d’action ou la défense est bien fondée en droit; que les questions ne portent pas atteinte inutilement au droit à la vie privée; et que le défaut de répondre aux questions compromettrait forcément l’équité du procès.
B. La portée de l’arrêt R. c. National Post
[19] Dans R. c. National Post, la Cour s’est récemment penchée sur la question de l’existence du privilège du secret des sources des journalistes au Canada et, surtout, sur celle du cadre méthodologique destiné à régir sa mise en œuvre. Cet arrêt concernait l’envoi au quotidien National Post, et à son journaliste d’enquête Andrew McIntosh, d’un document qui semblait impliquer le premier ministre d’alors, Jean Chrétien, dans un grave conflit d’intérêts financiers. Une enquête plus approfondie a permis de conclure que le document en question paraissait être un faux. Le National Post s’est retrouvé alors en possession d’un élément de preuve matériel qui, selon le ministère public, était raisonnablement lié à un crime grave et peut‑être à l’actus reus ou au corpus delicti des crimes reprochés. La GRC a demandé et obtenu un mandat de perquisition et une ordonnance d’assistance qui enjoignait au National Post d’aider à trouver le document afin de le soumettre à des analyses criminalistique et génétique et, avec un peu de chance, d’identifier le présumé faussaire. Le National Post a réclamé l’annulation du mandat et de l’ordonnance d’assistance, entre autres parce que la divulgation du document et l’analyse criminalistique subséquente révéleraient l’identité de la source confidentielle de M. McIntosh.
[20] On a proposé à la Cour trois options pour reconnaître le privilège du secret des sources des journalistes dans le contexte d’une enquête criminelle : un privilège constitutionnel qui découlerait de l’al. 2b) de la Charte canadienne, un privilège générique semblable au secret professionnel ou un privilège fondé sur les circonstances de l’espèce selon les quatre volets du test de Wigmore. La Cour a unanimement rejeté les deux premières options. S’agissant du privilège constitutionnel, le juge Binnie, au nom de la majorité, a conclu que la thèse selon laquelle certaines méthodes de cueillette de l’information seraient protégées par la Constitution pousse l’argument trop loin. De plus, la Cour a voulu éviter d’élever les immunités testimoniales au rang de protections constitutionnelles plus généralement. Enfin, la Cour n’était pas disposée à « [c]onférer une immunité constitutionnelle aux interactions entre un groupe de rédacteurs et d’orateurs aussi hétérogène et mal défini et toute “source” que ces derniers estiment digne d’une promesse de confidentialité, assortie de conditions qu’ils déterminent » (par. 40). La Cour a également conclu que, bien que le droit doive protéger l’identité des sources confidentielles dans certaines circonstances, l’objectif de la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) pourrait être atteint sans qu’il devienne nécessaire de reconnaître une immunité constitutionnelle générale aux sources des journalistes. Par conséquent, en règle générale, une ordonnance enjoignant à un journaliste de divulguer sa source ne violerait pas l’al. 2b) (par. 41).
[21] La Cour a également rejeté la thèse de l’existence d’un privilège générique parce que les journalistes ne sont assujettis à aucun processus d’agrément officiel, contrairement aux avocats par exemple, et qu’aucune organisation professionnelle ne régit la profession et ne veille au respect des normes professionnelles (par. 43). De plus, dans le cas de ce type de privilège, il est difficile de déterminer qui se trouve titulaire du privilège, le journaliste ou la source (par. 44), et aucun « critère pratique n’a été proposé pour définir les circonstances entraînant la création ou la perte de l’immunité revendiquée » (par. 45). Enfin, comme un privilège générique est plus rigide qu’un privilège reconnu au cas par cas, il ne serait « pas possible de le redéfinir aussi librement pour l’adapter aux circonstances » (par. 46) particulières de chaque cas.
[22] La Cour a conclu que l’approche fondée sur les circonstances de chaque cas, basée sur le test de Wigmore et imprégnée des valeurs de la Charte canadienne fournissait « un mécanisme suffisamment flexible pour soupeser et mettre en balance les intérêts publics contradictoires, selon le contexte » (par. 51), et offrirait « une occasion propice à l’évolution, qui est indispensable au bon fonctionnement de la common law » (par. 55). Par conséquent, pour que le privilège du secret des sources des journalistes soit reconnu dans un cas donné, le demandeur doit satisfaire aux quatre volets du test de Wigmore : (1) les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance que l’identité de la source ne sera pas divulguée; (2) l’anonymat doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise; (3) les rapports doivent être, dans l’intérêt public, entretenus assidûment; et (4) l’intérêt public protégé par le refus de la divulgation de l’identité doit l’emporter sur l’intérêt public dans la recherche de la vérité (par. 53).
[23] Le juge Binnie a porté une attention particulière à la portée des troisième et quatrième volets, dans le contexte d’une relation entre un journaliste et sa source. Le troisième volet, celui selon lequel les rapports doivent être entretenus assidûment (par. 57), introduit un certain degré de souplesse dans l’évaluation des différents types de sources et de journalistes. Par exemple, il a suggéré que la différence dans la nature des rapports entre une source et un blogueur, d’une part, ou entre un informateur et un journaliste professionnel pourrait influencer l’exercice du pouvoir d’appréciation du tribunal. Toutefois, selon le juge Binnie, le quatrième volet est le plus déterminant et la tâche du tribunal est guidée par « l’objectif d’une certaine proportionnalité dans la recherche d’un équilibre entre les intérêts qui s’opposent » (par. 59).
[24] Comme en l’espèce, on a plaidé dans National Post que lorsqu’un journaliste a établi les trois premiers volets du test de Wigmore, il incombe ensuite à la partie cherchant à obtenir la divulgation de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, les raisons justifiant cette divulgation. Cependant, notre Cour a rejeté cet argument. En raison de la présomption selon laquelle on peut imposer la production de la preuve et que celle‑ci est admissible, il incombe aux médias de démontrer que l’intérêt public à la protection de la source l’emporte sur celui qui veut que les enquêtes criminelles soient menées à bonne fin. La Cour a finalement conclu que chaque revendication du privilège du secret des sources des journalistes — que ce soit au sujet d’une obligation de témoigner ou de la production de documents — est liée aux faits de l’espèce, et que l’intérêt du public à l’égard de la liberté d’expression pèse toujours lourd dans l’exercice de mise en balance du tribunal.
[25] Bien que le présent pourvoi soulève des questions similaires à celles examinées dans l’arrêt National Post, le contexte diffère. En effet, la présente affaire concerne un litige civil, non un processus d’enquête criminelle. Elle porte sur l’obligation de témoigner et non sur la production de documents ou d’autres éléments de preuve matériels. Finalement, les lois du Québec et la Charte québécoise régissent le différend. Ces facteurs doivent donc être examinés pour déterminer comment et dans quelle mesure les motifs particuliers de la majorité dans l’arrêt National Post s’appliquent également aux questions soulevées en l’espèce.
C. L’arrêt National Post et le droit de la procédure civile et de la preuve dans le contexte du droit civil du Québec
[26] Il ne fait aucun doute que l’approche au cas par cas de Wigmore à l’égard du privilège du secret des sources des journalistes s’applique dans le contexte d’un litige civil ordinaire régi par le droit des provinces de common law. Toutefois, on a argumenté devant la Cour que, compte tenu de la tradition civiliste au Québec, notre Cour devait se garder d’introduire un cadre d’analyse issu uniquement de la common law dans le droit de la procédure civile et de la preuve du Québec, pour examiner le privilège du secret des sources des journalistes.
[27] La question de la solution du problème des rapports entre les médias et leurs sources, dans le contexte d’un litige civil au Québec, s’avère complexe et mérite un examen attentif. Elle nécessite, elle aussi, une étude des sources du droit de la procédure civile et de la preuve au Québec. Sont en cause la relation entre le droit civil québécois, son Code civil, son régime procédural et son Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25 (« C.p.c. »), la Charte québécoise et, dans certains cas, la Charte canadienne. Toutefois, les règles de procédure et de preuve appliquées au Québec, bien qu’elles lui demeurent propres, sont toujours mises en œuvre par un système judiciaire empreint de la tradition de la common law britannique et très semblable à celui des provinces de common law du Canada.
[28] De plus, comme en droit criminel, les rapports entre les journalistes et leurs sources dans le contexte d’un litige civil peuvent mettre en jeu des valeurs constitutionnelles et sociétales fondamentales relatives à la liberté d’expression et au droit à l’information dans une société démocratique. Il faut donc concevoir un bon cadre d’analyse pour examiner ces rapports, un cadre conforme à la structure normative du droit québécois et à sa tradition civiliste. On doit cependant reconnaître que le droit de la procédure civile et de la preuve au Québec provient d’une tradition et d’une culture juridiques mixtes, dont les règles et les principes sont issus tant de la common law que du droit civil (D. Jutras, « Culture et droit processuel : le cas du Québec » (2009), 54 R.D. McGill 273). Ce domaine du droit se trouve en outre fortement influencé par les instruments constitutionnels et quasi constitutionnels.
[29] L’alinéa 2b) de la Charte canadienne s’applique au Québec dans le domaine d’application visé par son art. 32. Par ailleurs, la Charte québécoise bénéficie d’un statut quasi constitutionnel (art. 52) (voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665, par. 27‑28) et protège plusieurs droits importants susceptibles d’entrer en jeu lorsque le privilège du secret des sources des journalistes est invoqué : la liberté d’expression (art. 3), la protection de la dignité d’une personne et de sa vie privée (art. 4 et 5), et le secret professionnel (art. 9). Suivant la Charte québécoise, ces droits sont à la fois publics et privés. De plus, le Code civil du Québec, en vigueur depuis 1994, constitue un élément fondamental de la structure juridique de cette province. Sa disposition préliminaire indique qu’il établit le « droit commun » au Québec :
Le code est constitué d’un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun.
(Voir également Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862.)
Ainsi, plusieurs dispositions du Code civil protègent certains aspects des droits fondamentaux de la personne, comme le droit à la vie et à l’intégrité de sa personne (art. 3) et le droit au respect de sa réputation (art. 35). Il comprend également un livre entier sur le droit de la preuve (livre septième, art. 2803‑2874).
[30] La procédure civile est également codifiée. Au Québec, elle est composée principalement de dispositions adoptées par l’Assemblée nationale, et figurant dans le C.p.c., et non de règles établies par les tribunaux. Dans l’arrêt Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858‑0702 Québec Inc., 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743, la Cour a confirmé l’importance fondamentale du C.p.c. Il s’agit de la principale source des principes et des règles du droit de la procédure civile au Québec. La codification de la procédure civile, appliquée par les cours du Québec n’a pas pour autant détaché complètement celle‑ci du modèle de common law. Comme je l’ai déjà rappelé, la structure du système judiciaire demeure pratiquement la même. Les cours supérieures bénéficient de la protection constitutionnelle de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. De plus, comme notre Cour l’a indiqué dans Lac d’Amiante, le C.p.c. ne contient pas toute la procédure civile. Il laisse place aux règles de pratique. Il permet également aux tribunaux d’intervenir de manière ciblée et leur confère le pouvoir de rendre des ordonnances adaptées au contexte particulier des causes dont ils sont saisis, notamment en vertu des art. 20 et 46 du C.p.c.
[31] Les tribunaux du Québec appliquent le droit de la preuve dans ce contexte. S’agissant des questions soulevées par la liberté d’expression et le droit à l’information, les juges du Québec doivent relever le même défi de concilier des valeurs et des intérêts opposés que leurs collègues des autres provinces. Pour sa part, le Code civil prévoit le cadre législatif et les règles essentielles du droit de la preuve civile. Cependant, il ne résout pas toutes les questions que pourrait ultimement soulever l’application des règles de preuve et de procédure. De plus, les tribunaux peuvent juger nécessaire l’étude des règles et des principes généraux appartenant à d’autres domaines de droit, particulièrement au droit constitutionnel, ou de s’en inspirer pour élaborer des solutions aux problèmes qu’ils sont appelés à résoudre. Il faudra dégager de ce cadre complexe, en rattachant ses composantes diverses les unes aux autres, la solution au problème également complexe que posent l’existence, la nature et la portée du privilège du secret des sources des journalistes.
D. Le privilège du secret des sources des journalistes fondé sur la Charte québécoise
[32] On a plaidé devant notre Cour que les art. 3, 9 et 44 de la Charte québécoise peuvent constituer le fondement d’un privilège générique et quasi constitutionnel du secret des sources des journalistes au Québec. Ce privilège serait semblable au privilège générique constitutionnel fondé sur la Charte canadienne dont la reconnaissance a été proposée dans l’affaire National Post.
[33] L’article 3 de la Charte québécoise protège notamment la liberté d’expression :
Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
Toutefois, pour les motifs exposés dans National Post, et en particulier en raison de la difficulté à définir avec le degré de certitude nécessaire un « groupe de rédacteurs et d’orateurs aussi hétérogène et mal défini » jouissant du privilège au Québec, la liberté d’expression garantie par la Charte québécoise ne peut servir de fondement pour reconnaître un privilège générique et quasi constitutionnel du secret des sources des journalistes. Bien entendu, elle demeure néanmoins capable d’en influencer l’analyse.
[34] Cela dit, le Globe and Mail plaide également qu’une autre disposition de la Charte québécoise est pertinente dans l’analyse. En effet, selon lui, contrairement à la Charte canadienne, l’art. 44 de la Charte québécoise protège expressément l’accès à l’information : « Toute personne a droit à l’information, dans la mesure prévue par la loi. » Or, l’article 44 ne confère pas un droit fondamental. Il appartient plutôt à une catégorie de droits sociaux et économiques, dont la portée est définie par la loi elle‑même (Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429). L’étendue de ce droit demeure limitée à celle du droit d’accès que reconnaît déjà la loi. Ainsi, l’article 44 n’élargit pas la portée du droit et ne peut servir de fondement à un droit quasi constitutionnel à la protection des sources des journalistes. Bien que le droit garanti par l’art. 44 puisse aussi influencer la protection des rapports confidentiels entre un journaliste et sa source, il ne peut servir de fondement à la reconnaissance de ce privilège.
[35] Je passerai maintenant à l’étude de l’art. 9, qui protège le secret professionnel :
Chacun a droit au respect du secret professionnel.
Toute personne tenue par la loi au secret professionnel et tout prêtre ou autre ministre du culte ne peuvent, même en justice, divulguer les renseignements confidentiels qui leur ont été révélés en raison de leur état ou profession, à moins qu’ils n’y soient autorisés par celui qui leur a fait ces confidences ou par une disposition expresse de la loi.
Le tribunal doit, d’office, assurer le respect du secret professionnel.
Le secret professionnel s’applique seulement aux professionnels qui y sont tenus par la loi et son application se limite actuellement aux 45 ordres professionnels régis par le Code des professions, L.R.Q., ch. C‑26 (voir, p. ex., N. Vallières, « Le secret professionnel inscrit dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec » (1985), 26 C. de D. 1019, p. 1022‑1023). Cette liste de professions ne vise pas les journalistes, puisque même si leur inclusion avait été envisagée, elle a finalement été rejetée par l’Assemblée nationale (voir Journal des débats : Commissions parlementaires, 3e sess., 30e lég., no 6, 22 janvier 1975, p. B‑322; Ministère de la justice, La justice contemporaine, par J. Choquette (1975), p. 261-263). Ainsi, le secret professionnel ne peut justifier la reconnaissance d’un droit quasi constitutionnel à la protection des sources des journalistes.
[36] À mon avis, il n’existe aucun fondement à l’établissement d’une analogie entre le secret professionnel et le privilège du secret des sources des journalistes. Tout d’abord, les associations de journalistes ne sont pas réglementées. Toute personne peut devenir membre et, fait important, les journalistes n’appartiennent pas tous aux associations existantes, comme la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (voir en ligne : www.fpjq.org). La Fédération ne détient aucun monopole sur la pratique et la réglementation de la profession de journaliste dans la province. De plus, le législateur n’a pas, au nom de l’intérêt public, cherché à réglementer directement la profession de journaliste ou à lui déléguer un pouvoir d’autoréglementation.
[37] De plus, le journalisme ne correspond pas au type de profession habituellement visé par le secret professionnel. Le professeur Ducharme a décrit les deux conditions auxquelles il faut satisfaire avant qu’un professionnel ne soit tenu au secret professionnel :
Il faut, d’une part, qu’une loi vienne imposer à une personne une obligation au silence et, d’autre part, que cette obligation prenne sa source dans une relation d’aide. Seuls, à notre avis, les membres des ordres professionnels régies par le Code des professions sont en mesure de satisfaire à cette double condition. [Je souligne.]
(L’administration de la preuve (3e éd. 2001), p. 94)
La deuxième condition — soit que l’obligation au silence doit résulter d’une relation où le bénéficiaire du privilège demande l’aide du professionnel — est importante. Autrement dit, l’obligation de confidentialité vise l’information obtenue « dans l’intérêt exclusif de celui qui l’a communiquée et dans le cadre d’une relation d’aide » (Ducharme, p. 97). Compte tenu de l’accent mis sur la notion de « relation d’aide » et du fait que 45 professions sont déjà visées par l’art. 9 en application de diverses lois, le professeur Ducharme estime qu’« aucun membre d’une autre profession ne satisfait à cette double condition » (p. 97).
[38] Les rapports entre un journaliste et sa source seront rarement de nature à établir une telle « relation d’aide ». De plus, le législateur n’a pas jugé opportun d’inclure le journalisme dans la liste des professions dont les membres sont tenus au secret professionnel. Il s’est exprimé, et l’a fait clairement.
[39] À mon avis, rien dans le reste de la Charte québécoise ne permet de reconnaître le privilège du secret des sources des journalistes. Il faudra examiner d’autres lois pour déterminer si on peut y trouver le fondement nécessaire à sa reconnaissance.
E. Le privilège du témoin en droit civil québécois
[40] La Cour a reconnu à plusieurs reprises la mixité du droit procédural québécois (voir, p. ex., Société d’énergie Foster Wheeler ltée c. Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (SIGED) inc., 2004 CSC 18, [2004] 1 R.C.S. 456; Lac d’Amiante; Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60). En général, les règles de preuve essentielles du Code civil découlent du droit français (voir J.‑C. Royer et S. Lavallée, La preuve civile (4e éd. 2008), p. 22‑23 et 39). Toutefois, bon nombre de règles de procédure et de preuve — comme celles portant sur les témoignages, l’administration de la justice et l’exclusion de la preuve, par exemple — trouvent leur origine dans les règles anciennes de common law (voir Royer, p. 317‑318; Bisaillon; Foster Wheeler, par. 28‑29). Comme le constate l’arrêt Foster Wheeler, « [c]ette mixité explique sans doute les difficultés sémantiques, sinon conceptuelles qui continuent de marquer la vie de ce secteur du droit » (par. 23).
[41] L’article 1206 du Code civil du Bas Canada (« C.c.B.C. ») permettait expressément aux juges du Québec, en matière commerciale, de recourir aux règles et aux principes de la preuve de common law lorsqu’aucune autre disposition du Code relative à la preuve d’un fait particulier n’était applicable. Lors de l’abrogation du C.c.B.C. et de son remplacement par le C.c.Q., aucune disposition équivalente à l’art. 1206 n’a été prévue. Toutes les parties soutiennent que, en raison de l’abrogation du C.c.B.C. et de son remplacement par le C.c.Q., il est devenu désormais impossible de recourir aux principes juridiques de common law pour combler les lacunes du Code civil. C’est principalement sur cette base qu’elles prétendent que le cadre d’analyse fondé sur le test de Wigmore ne peut être importé dans le droit québécois pour reconnaître le privilège du secret des sources des journalistes.
[42] La doctrine et les tribunaux ne s’entendent pas sur cette question. D’une part, M. Ducharme est d’avis que « l’entrée en vigueur de ce Code a eu pour effet d’abroger l’ancien droit français et le droit anglais en tant que droits supplétifs en matière de preuve » (Précis de la preuve (6e éd. 2005), p. 5). D’autre part, M. Royer affirme que « [l]es nouvelles dispositions du Code civil du Québec dans ces matières ne modifient pas le droit antérieur. Elles ne font que le préciser et le clarifier. Ce sont donc des règles interprétatives qui peuvent s’appliquer même à des actes juridiques antérieurs au 1er janvier 1994 » (p. 41).
[43] D’un point de vue jurisprudentiel, la Cour d’appel du Québec a reconnu qu’il convient d’appliquer le cadre d’analyse établi par le test de Wigmore pour traiter au cas par cas, les revendications de privilège : Société d’énergie de la Baie James c. Lafarge Canada Inc., [1991] R.J.Q. 637 (privilège relatif au litige); Boiler Inspection and Insurance Company of Canada c. Corporation municipale de la paroisse de St‑Louis de France, [1994] R.D.J. 95 (privilège relatif au litige). Ces décisions sont toutefois antérieures à l’entrée en vigueur du C.c.Q.
[44] Un grand nombre de jugements rendus depuis l’entrée en vigueur du Code civil mettent en lumière les divergences des juges de la Cour supérieure quant à l’applicabilité du test de Wigmore au Québec. Cette thèse a été expressément rejetée dans Grenier c. Arthur, [2001] R.J.Q. 674, Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de Québec c. Groupe TVA inc., [2005] R.J.Q. 2327, et Drouin c. La Presse ltée, [1999] R.J.Q. 3023. Dans ces décisions, le tribunal a préféré s’en remettre au Code civil et à une appréciation des droits applicables garantis par la Charte québécoise. Par contre, d’autres juges ont expressément eu recours au test de Wigmore pour reconnaître un privilège fondé sur les circonstances de l’espèce dans Tremblay c. Hamilton, [1995] R.J.Q. 2440, et Landry c. Southam Inc., 2002 CanLII 20587. La décision Tremblay portait précisément sur la reconnaissance du privilège du secret des sources des journalistes.
[45] Si la mixité du droit de la procédure et de la preuve au Québec, et en particulier la source de common law de diverses règles d’exclusion de la preuve, est dûment reconnue, il est difficile d’admettre que les principes juridiques de common law ne sauraient jouer aucun rôle résiduel dans l’évolution de cet aspect du droit québécois. Après tout, le Québec est une province de droit mixte. Si une règle juridique découle en définitive de la common law, il demeure logique de recourir à celle‑ci dans l’interprétation et l’élaboration de cette même règle en droit civil. Même si une règle a été transplantée et adaptée dans le contexte du droit civil, l’examen de son évolution dans le système de common law du Canada reste pertinent et intéressant pour établir l’interprétation correcte de la règle en question dans le contexte du système de droit civil :
Par ailleurs, les règles contenues dans le Code civil du Québec ont leur source dans le droit français et la common law. Aussi, le droit français et la common law peuvent continuer d’être utilisés pour interpréter ces règles.
. . .
Cela pourrait justifier le maintien de certains privilèges de la common law, qui sont liés au caractère accusatoire et contradictoire du procès et ce, même s’ils ne sont pas formellement reconnus dans des articles du Code de procédure civile.
(Royer, p. 39)
Cette conclusion doit cependant reposer sur le principe fondamental selon lequel l’interprétation et l’élaboration d’une telle règle doivent rester conformes aux principes généraux énoncés dans le C.c.Q. et dans la Charte québécoise.
F. Élaboration d’un cadre d’analyse
[46] Ni le Code civil ni le Code de procédure civile ne prévoient expressément, dans le domaine de la justice civile, la reconnaissance du privilège relatif aux sources des journalistes qui existe maintenant dans les provinces de common law. Cependant, ce droit codifié comporte des lacunes, et il s’agit maintenant de déterminer comment il convient de les remplir. Bien entendu, le pouvoir des tribunaux de statuer au‑delà des codes écrits et de la législation, lorsque des vides apparaissent demeure beaucoup plus limité dans la tradition civiliste que dans la common law :
Un tribunal québécois ne peut décréter une règle positive de procédure civile uniquement parce qu’il l’estime opportune. À cet égard, dans le domaine de la procédure civile, le tribunal québécois ne possède pas le même pouvoir créateur qu’une cour de common law, quoique l’intelligence et la créativité de l’interprétation judiciaire puissent souvent assurer la flexibilité et l’adaptabilité de la procédure. Bien que mixte, la procédure civile du Québec demeure un droit écrit et codifié, régi par une tradition d’interprétation civiliste. (Voir J.‑M. Brisson, « La procédure civile au Québec avant la codification : un droit mixte, faute de mieux », dans La formation du droit national dans les pays de droit mixte (1989), 93, p. 93‑95; aussi du même auteur : La formation d’un droit mixte : l’évolution de la procédure civile de 1774 à 1867, op. cit., p. 32‑33.) Suivant la tradition civiliste, les tribunaux québécois doivent donc trouver leur marge d’interprétation et de développement du droit à l’intérieur du cadre juridique que constituent le Code et les principes généraux de procédure qui le sous‑tendent. La dissidence du juge Biron rappelle à juste titre ces caractéristiques d’un régime de droit codifié et souligne pertinemment la nature de la méthode d’analyse et d’examen applicable en l’espèce.
(Lac d’Amiante, par. 39; voir également Foster Wheeler.)
[47] Dans le C.c.Q., seul l’art. 2858 traite du pouvoir discrétionnaire d’un juge d’exclure des éléments de preuve par ailleurs pertinents :
Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
Il n’est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu’il s’agit d’une violation du droit au respect du secret professionnel.
Comme le privilège du secret des sources des journalistes ne constitue pas un privilège quasi constitutionnel reconnu par la Charte québécoise, le juge ne peut dispenser un journaliste de témoigner sur l’identité d’une source confidentielle parce qu’un tel témoignage constituerait un manquement à l’art. 3 ou à l’art. 44 de la Charte québécoise.
[48] Néanmoins, les droits constitutionnels garantis par la Charte canadienne et les droits quasi constitutionnels garantis par la Charte québécoise sont visés par la revendication du privilège du secret des sources des journalistes. Les rapports confidentiels entre les journalistes et leurs sources anonymes doivent bénéficier d’une certaine forme de protection juridique. Le présent pourvoi soulève des droits et des intérêts opposés sur le fondement de la Charte québécoise qui doivent être examinés et conciliés. Il soulève également des questions importantes liées à l’évolution des droits de la personne au Québec. La création d’un cadre permettant de répondre à ces questions représente un exercice légitime et nécessaire par les tribunaux de leur pouvoir d’interpréter le droit et de le faire évoluer.
[49] À mon avis, on peut établir une analogie entre le privilège du secret des sources des journalistes en cause en l’espèce et le privilège relatif aux indicateurs de police, qui constitue également une « règle d’intérêt public » créée par les tribunaux (Bisaillon, p. 90, citant Marks c. Beyfus (1890), 25 Q.B.D. 494 (C.A.), p. 498). J’estime en effet, certes dans un sens très général, que le privilège du secret des sources des journalistes ressemble davantage au privilège relatif aux indicateurs de police qu’au secret professionnel garanti par l’art. 9 de la Charte québécoise, même si ce privilège s’est développé dans le contexte de la procédure criminelle en common law.
[50] Le privilège relatif aux indicateurs de police, comme le secret professionnel et le privilège avocat‑client, constitue un privilège générique. En ce sens, il diffère du privilège du secret des sources des journalistes, qui est sans contredit un privilège fondé sur les circonstances de l’espèce. Cependant, le privilège relatif aux indicateurs de police trouve son fondement dans une règle d’intérêt public de common law, apparue pour faciliter les enquêtes criminelles. Comme le juge Beetz l’a indiqué dans Bisaillon :
La raison d’être de la règle dans son application aux indicateurs de police est évidente. Si leur identité pouvait être divulguée devant une cour de justice, ces sources de renseignements tariraient, ce qui entraverait la police dans l’exercice de ses fonctions de prévention et de dépistage du crime. Il a donc fallu évaluer l’intérêt public à la préservation de l’anonymat des indicateurs de police par rapport à l’intérêt public au refus de communiquer à un tribunal judiciaire les renseignements susceptibles de l’aider à déterminer les faits se rapportant à un litige qu’il doit trancher. [p. 91‑92]
(Citant les propos de lord Diplock dans D. c. National Society for the Prevention of Cruelty to Children, [1978] A.C. 171 (H.L.), p. 218.)
[51] Dans l’arrêt Bisaillon, le juge Beetz a également pris note de la structure du privilège : « [E]n common law le principe du secret relatif à l’identité des indicateurs de police s’est manifesté principalement par des règles de preuve que dicte l’intérêt public . . . » (p. 93). Lorsque ce privilège est établi avec succès, « il y a exclusion d’une preuve pertinente au nom d’un intérêt public considéré supérieur à celui de l’administration de la justice » (p. 96). Par conséquent, le mode d’application de la règle de l’exclusion est également similaire à celui du privilège du secret des sources des journalistes.
[52] Fait important pour le présent pourvoi, la Cour a conclu dans Bisaillon que la règle de common law relative au privilège relatif aux indicateurs de police s’applique au Québec. En particulier, notre Cour devait décider si le commissaire chargé d’une enquête sur la conduite de la police durant la crise du F.L.Q. pouvait obtenir la divulgation forcée de l’identité d’un informateur, contrairement à la règle de common law. On avait soutenu que le C.p.c. constituait un ensemble législatif complet par lui‑même. Parce que ce code ne dispensait pas expressément les indicateurs de police de l’obligation de témoigner, on avait plaidé que le commissaire pouvait exiger la divulgation de leur identité. Le juge Beetz, au nom de la Cour unanime, ne partageait pas cette opinion. Il estimait, notamment, que la disposition du C.p.c. invoquée pour écarter le privilège relatif aux indicateurs de police n’était pas suffisamment explicite :
Mais, à mon avis, la portée de cette codification s’arrête à ces deux aspects sur lesquels elle statue expressément et elle ne s’étend pas au principe du secret relatif à l’identité de l’indicateur de police à propos duquel elle reste silencieuse. En d’autres termes, la codification de l’art. 308 porte uniquement sur cette partie de la common law qui est comprise dans le droit relatif au privilège de la Couronne, mais non pas sur le régime juridique spécifique réservé au principe du secret relatif à l’indicateur de police.
Le droit lui‑même avait jugé qu’il est toujours contraire à l’intérêt public qu’un agent de la paix soit contraint de divulguer l’identité d’un indicateur de police et que cet aspect de l’intérêt public doit toujours l’emporter sur la nécessité de rendre une meilleure justice, sous réserve d’une seule exception en droit criminel. Décider comme la Cour d’appel l’a fait signifierait que par l’adoption d’une disposition aussi générale que l’art. 308, le législateur a voulu anéantir purement et simplement ce jugement définitif porté par le droit ainsi que la règle absolue qui en est la conséquence . . . [p. 102‑103]
Le juge Beetz a conclu que, comme le privilège relatif aux indicateurs de police découle de la common law, la règle faisait toujours partie du droit québécois, à moins d’avoir été écartée par une disposition législative validement adoptée :
À moins d’être écartées par des dispositions législatives validement adoptées, ces règles de la common law doivent être appliquées dans une enquête qui porte sur l’administration de la justice et qui est donc de droit public. Au surplus, la question en litige porte sur le pouvoir de contraindre un témoin à répondre, au besoin par des procédures en outrage au tribunal, dont la source est également la common law . . . [p. 98]
Le juge Beetz s’est ensuite penché sur la question de savoir si la règle de common law avait été affectée par le C.p.c. Ayant conclu par la négative, il a estimé que la règle de common law demeurait une partie du droit du Québec avec ses caractéristiques originales.
[53] Par conséquent, le droit du Québec peut servir de fondement à un privilège de protection du secret des sources des journalistes ou pour reconnaître une exception à l’obligation générale de fournir des éléments de preuve ou de témoigner dans une instance civile. Même s’il découle de la common law, le recours à un cadre d’analyse semblable au test de Wigmore — qui permet de reconnaître l’existence du privilège en droit criminel, comme il a été établi dans National Post — s’avère tout aussi valable dans le contexte d’un litige régi par le droit du Québec. Cette approche respecte tant l’al. 2b) de la Charte canadienne que les art. 3 et 44 de la Charte québécoise. En effet, je rejette la prétention de l’intervenante, l’Association canadienne des libertés civiles, d’après laquelle le cadre d’analyse fondé sur le test de Wigmore ne permet pas de différencier les relations qui possèdent une dimension constitutionnelle de celles qui n’en revêtent pas. En effet, il ne fait aucun doute qu’il permet déjà de distinguer ces relations (R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263; National Post). Cette approche est également conforme au droit de la preuve au Québec. Le C.c.Q. confère aux juges le pouvoir d’exclure des éléments de preuve ou un témoignage en cas de violation de la Charte québécoise. En principe ou en fait, il paraît logique de reconnaître aux juges le pouvoir de dispenser un journaliste de témoigner lorsqu’on conclut que les droits garantis pour l’al. 2b) de la Charte canadienne et l’art. 3 de la Charte québécoise doivent primer. D’ailleurs, j’ajouterais que l’art. 46 du C.p.c. qui énonce les pouvoirs généraux de la Cour supérieure, semble conférer à ses juges le pouvoir nécessaire d’accorder une telle exemption à un journaliste selon les circonstances de l’espèce :
Les tribunaux et les juges ont tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de leur compétence.
Ils peuvent, en tout temps et en toutes matières, tant en première instance qu’en appel, prononcer des ordonnances de sauvegarde des droits des parties, pour le temps et aux conditions qu’ils déterminent. De plus, ils peuvent, dans les affaires dont ils sont saisis, prononcer, même d’office, des injonctions ou des réprimandes, supprimer des écrits ou les déclarer calomnieux, et rendre toutes ordonnances appropriées pour pourvoir aux cas où la loi n’a pas prévu de remède spécifique.
[54] Qu’elles aient eu recours explicitement ou non au cadre d’analyse fondé sur le test de Wigmore, les décisions rendues par le tribunal inférieur ont démontré, en définitive, la nécessité de mettre en équilibre les droits et les intérêts alors en conflit. Pour paraphraser mon collègue le juge Binnie dans National Post, cette méthode s’apparente tout à fait à l’approche de Wigmore lorsque, à la quatrième étape cruciale, le tribunal doit déterminer si l’intérêt public que servirait le refus de divulguer l’identité de l’informateur l’emporte sur l’intérêt public à la découverte de la vérité. En effet, le test de Wigmore se résume essentiellement à un examen et à une mise en équilibre des intérêts opposés. Il peut donc former la structure de l’analyse et des facteurs à examiner lorsque le privilège du secret des sources des journalistes est invoqué dans un litige régi par le droit du Québec.
[55] De plus, ce cadre s’avère suffisamment souple pour prendre en compte la diversité des intérêts en jeu dans un cas donné comme ceux qui seront assurément mis en jeu dans une instance civile engagée dans une province de common law. Les questions fondamentales que soulève le présent pourvoi ne sont évidemment pas propres au Québec. La portée du rôle des médias ne connaît pas de frontière. C’est pourquoi il convient d’adopter une approche capable d’assurer une protection similaire aux intérêts en cause dans l’ensemble du pays tout en préservant le caractère distinct du milieu juridique régi par le Code civil.
[56] Comme je l’ai souligné au début de mes motifs, le présent pourvoi porte sur l’obligation de témoigner et non, comme dans National Post, sur la production de documents ou d’autres éléments de preuve matériels. Cependant, dans une instance civile, il faut présumer que l’ensemble des éléments de preuve pertinents sont recevables et que toutes les personnes appelées à témoigner à leur sujet peuvent être contraintes à rendre témoignage. À cet égard, l’art. 2857 du Code civil est pertinent : « La preuve de tout fait pertinent au litige est recevable et peut être faite par tous moyens. » Par conséquent, il paraît évident que si la partie désirant obtenir la divulgation de l’identité de la source ne peut établir la pertinence de ce fait, il sera inutile d’examiner si le privilège existe. Comme dans beaucoup d’autres contextes, l’exigence minimale de pertinence joue un rôle important pour prévenir le recours à des interrogatoires menés à l’aveuglette. (Voir, p. ex., Frenette c. Metropolitaine (La), cie d’assurance‑vie, [1992] 1 R.C.S. 647, où la Cour a conclu que l’obligation de produire des dossiers médicaux doit être inextricablement liée à la capacité de préparer une défense pleine et entière, dans une situation se rattachant à la principale question en litige et où une partie ne saurait prouver ses allégations par un autre moyen. Voir également St. Elizabeth Home Society c. Hamilton (City), 2008 ONCA 182, 89 O.R. (3d) 81, par. 3, le juge Sharpe; Charkaoui (Re), 2008 CF 61, [2009] 1 R.C.F. 507, par. 70‑71 et 74, le juge Noël; Tremblay, p. 2442.) Cette exigence de pertinence constitue en outre une protection additionnelle contre toute atteinte inutile à la liberté de la presse de recueillir des nouvelles garantie à celle‑ci par l’al. 2b).
[57] Comme le juge Binnie l’a affirmé dans National Post, le quatrième volet du test de Wigmore en constitue la partie la plus importante pour l’analyse de toute revendication du privilège du secret des sources des journalistes. Ses motifs ont énuméré un certain nombre de facteurs pertinents qui devront être examinés pour déterminer si des éléments de preuve matériels doivent être communiqués dans le contexte du droit criminel (voir les par. 61‑62). Par conséquent, en particulier en raison du renvoi de cette question à la Cour supérieure pour nouvel examen, il devient utile d’attirer l’attention sur certains facteurs pertinents à l’exercice de mise en balance prescrit par le quatrième volet du test de Wigmore, lors de l’étude des revendications de privilèges présentées à l’occasion de litiges civils.
[58] Les deux premiers facteurs sont connexes : l’étape de l’instance et le caractère essentiel de la question dans le cadre du différend entre les parties. Au sujet de l’étape de l’instance, plusieurs remarques s’avèrent pertinentes. D’une part, le fait de se trouver en début d’instance — par exemple à l’étape de l’interrogatoire préalable en l’espèce — pourrait militer en faveur de la reconnaissance du privilège. Le débat judiciaire vient de s’engager. Il n’a pas encore atteint l’étape de la détermination de la responsabilité ou des droits des parties. Il s’agirait d’une nuance apportée à la « règle relative aux journaux » appliquée au R.‑U. (Attorney-General c. Mulholland, [1963] 2 Q.B. 477). Selon cette règle, les journalistes sont autorisés à protéger leurs sources durant l’étape de l’interrogatoire préalable — parce que l’équité procédurale ne l’emporte pas sur la liberté de presse à cette étape — mais peuvent être contraints de divulguer leur identité lors du procès. Toutefois, la nature exploratoire des interrogatoires préalables et leur confidentialité peuvent en principe permettre aux parties de mieux concevoir le litige et de régler certaines questions avant le procès. Cet argument inciterait à ne pas reconnaître le privilège à cette étape.
[59] Je reconnais, de plus, que suivant l’art. 398.1 du C.p.c., la partie qui a procédé à un interrogatoire peut introduire en preuve la transcription des dépositions. En conséquence, si un tribunal ordonnait à un journaliste de répondre à des questions lors d’un interrogatoire au préalable et que l’autre partie décidait ensuite de déposer la transcription comme le lui permet l’art. 398.1, le témoignage perdrait son caractère confidentiel. En pareil cas, le journaliste devrait pouvoir soulever de nouveau la question du privilège devant la cour et souligner les changements de circonstances causés par le dépôt de la transcription.
[60] Le caractère essentiel de la question pour le débat judiciaire représentera aussi l’un des facteurs pertinents dans le cadre du différend. En effet, la question de l’identité peut être tellement secondaire par rapport à l’objet véritable du débat judiciaire en fait et en droit que l’on devra se garder de forcer le journaliste à témoigner au sujet de sa source, bien que l’identité de celle‑ci puisse être pertinente au litige, en raison de la conception large de la pertinence applicable dans les affaires civiles.
[61] Toujours à propos du caractère essentiel de la question pour le litige, il faut aussi se demander si le journaliste est une partie à l’instance ou simplement un témoin ordinaire. Par exemple, le problème de l’existence d’un intérêt public à contraindre un journaliste à témoigner sur l’identité d’une source confidentielle se réglera sans doute différemment si le journaliste se trouve un défendeur dans une action en diffamation, plutôt que d’être un tiers assigné à témoigner dans une affaire où il n’a aucun intérêt personnel. L’identité de la source se situera plus probablement au cœur du litige qui oppose les parties dans le premier de ces cas, mais non dans le second.
[62] Lorsqu’un tribunal est appelé à déterminer si le privilège a été établi, il doit vérifier si les faits, les renseignements ou les témoignages peuvent être connus par d’autres moyens. Comme la Cour l’a reconnu dans National Post, « [l]e principe des “autres sources” est reconnu en droit canadien depuis l’arrêt Re Pacific Press Ltd. and The Queen (1977), 37 C.C.C. (2d) 487 (C.S.C.‑B.), tout comme au Royaume‑Uni » (par. 66). En effet, selon les tribunaux du Royaume‑Uni l’exigence de nécessité s’impose et ont conclu que la simple commodité administrative ne suffit pas (Secretary of State for Defence c. Guardian Newspapers Ltd., [1985] 1 A.C. 339; In re An Inquiry under the Company Securities (Insider Dealing) Act 1985, [1988] 1 A.C. 660; Cross and Tapper on Evidence (11e éd. 2007), p. 501).
[63] Ce principe est tout à fait logique. Si des renseignements pertinents peuvent être obtenus par d’autres moyens, il faut recourir à ces derniers avant de contraindre un journaliste à briser sa promesse de confidentialité. L’exigence de nécessité, tout comme la condition préalable de pertinence, agit comme une protection additionnelle contre les interrogatoires à l’aveuglette et les ingérences inutiles dans le travail des médias. Les tribunaux ne devraient contraindre un journaliste à rompre une promesse de confidentialité faite à une source qu’en dernier recours.
[64] D’autres facteurs, comme le degré d’importance de la nouvelle du journaliste pour le public et la question de savoir si elle a été publiée et relève donc déjà du domaine public, peuvent être pertinents dans un cas donné. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive. En définitive, l’examen de tout le contexte demeure crucial.
G. Résumé du test proposé
[65] En résumé, pour exiger qu’un journaliste, dans une instance judiciaire, réponde à des questions susceptibles de permettre d’identifier une source confidentielle, la partie requérante doit démontrer leur pertinence. À défaut, l’enquête s’arrêtera là et il ne sera pas nécessaire d’examiner la question du privilège du secret des sources des journalistes. Toutefois, si les questions sont pertinentes, le tribunal examinera ensuite les quatre volets du test de Wigmore et déterminera si le privilège devrait être reconnu dans ce cas particulier. À l’importante quatrième étape de l’analyse, le tribunal mettra en balance (1) l’importance de la divulgation pour l’administration de la justice et (2) l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source du journaliste. Cet exercice de mise en balance s’effectuera en fonction du contexte, compte tenu de la demande de divulgation particulière en cause. Il incombera à la partie qui invoque le privilège de démontrer que l’intérêt à préserver la confidentialité de la source du journaliste l’emporte sur l’intérêt public à la divulgation, que la loi impose normalement.
[66] À cette étape de l’analyse, lorsque le privilège est invoqué dans le contexte d’une instance civile, il faut tenir compte notamment des facteurs suivants : le caractère essentiel de la question dans le cadre du litige, l’étape de l’instance, ensuite si le journaliste est partie à l’instance et, ce qui est le plus important peut‑être, si les renseignements peuvent être obtenus par un autre moyen. Je le répète, cette liste n’est pas exhaustive. J’examinerai maintenant si le privilège peut être établi en l’espèce.
H. Application du cadre d’analyse
[67] Après avoir brièvement fait mention des quatre volets du test de Wigmore, le juge de Grandpré a rejeté la revendication du privilège du secret des sources des journalistes du Globe and Mail. Je reproduis intégralement les motifs qu’il a prononcés de vive voix sur cette question (d.a. (32975 et 33114), p. 13‑14) :
Me MARK BANTEY :
Mais [. . .] donc, vous les rejetez seulement . . .
LA COUR :
Sur la base que c’est pertinent d’obtenir les réponses aux questions, peu importe le . . .
Me MARK BANTEY :
Peu importe le privilège.
LA COUR :
. . . le privilège qui est invoqué par le témoin. D’accord? Alors, j’ai fait vite, vite, vite l’analyse des quatre (4) critères de . . .
Me SYLVAIN LUSSIER :
Wigmore.
LA COUR :
. . . de Wigmore puis j’en viens à la conclusion que, dans les circonstances, c’est préférable que la preuve entre dans le dossier. Ça va? [Je souligne.]
[68] Je conviens avec le Globe and Mail que le juge de Grandpré a commis une erreur en concluant, « vite, vite, vite », qu’il était « préférable » d’obliger M. Leblanc à répondre aux questions posées en contre‑interrogatoire. M. Leblanc avait le droit de contester la pertinence des questions qu’on lui avait posées, et le juge de Grandpré aurait dû examiner rigoureusement sa revendication du privilège en fonction du test de Wigmore plutôt que de simplement décider qu’il serait « préférable » que le journaliste réponde aux questions (St. Elizabeth Home Society, par. 38 et 52). Plus particulièrement, si le juge de Grandpré avait conclu que les trois premiers facteurs favorisaient la divulgation, il aurait été tenu de se demander si, tout bien considéré, l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source du journaliste l’emportait sur l’importance de la divulgation pour l’administration de la justice.
[69] En l’espèce, il semble que l’intérêt public à préserver la confidentialité de MaChouette soit largement fondé sur le risque de dévoilement de l’identité de celle‑ci, que créeraient des réponses précises aux questions posées. Par conséquent, M. Leblanc ne pourrait refuser de répondre à une question capable d’étayer significativement la défense de prescription du Groupe Polygone et qui ne révélerait pas l’identité de MaChouette. Dans ce contexte, une preuve établissant la probabilité qu’une réponse à une question particulière puisse révéler l’identité de MaChouette serait utile. Ce n’est que dans le cas où la réponse de M. Leblanc risquerait réellement de divulguer l’identité de MaChouette que le juge devrait se demander, après avoir analysé les considérations pertinentes, si la balance des intérêts penche en faveur du privilège plutôt que de la divulgation. Par exemple, à cette extrémité du spectre où les réponses de M. Leblanc permettraient presque assurément d’identifier MaChouette, le juge, gardant à l’esprit que le public a un intérêt élevé dans le journalisme d’enquête, ne pourrait l’obliger à témoigner que si sa réponse s’avérait essentielle à l’intégrité de l’administration de la justice. En dernière analyse, ces questions devront être réglées par le juge, mais il doit les examiner auparavant.
[70] Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, avec dépens dans toutes les cours, et d’annuler la décision de la Cour supérieure. Puisqu’aucune des parties n’a été autorisée à présenter des observations ou des éléments de preuve sur la question du privilège du secret des sources des journalistes, particulièrement au sujet de la mise en balance des intérêts à la quatrième étape du test, je renverrais l’affaire à la Cour supérieure pour qu’elle procède à un nouvel examen de la revendication de M. Leblanc, conformément aux présents motifs.
IV. L’ordonnance de non‑publication (33097)
A. Aperçu
[71] À l’occasion de la requête en rétractation, l’avocat du Groupe Polygone a remis au juge de Grandpré une copie d’un article écrit par M. Leblanc, publié par le Globe and Mail le 21 octobre 2008 et intitulé : « Sponsorship firm moves to settle with Ottawa » (Une société de commandites négocie un règlement avec Ottawa). L’avocat du Groupe Polygone s’est alors plaint de la publication de cet article qui portait atteinte à la confidentialité des négociations entre son client et le gouvernement fédéral (ses propos sont reproduits au par. 9 de la décision Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2008 QCCA 2516 (CanLII), la juge Bich) :
Non seulement je n’ai pas le droit de me défendre, mais maintenant, j’ai un problème même à négocier, parce que vous savez comme moi que lorsque des [. . .] le principe même de la confidentialité des négociations, c’est pour permettre aux parties de discuter librement, de se dire des choses qu’elles ne diraient pas en public, de se raconter leurs positions, qu’elles n’émettraient pas nécessairement en public. C’est pour ça, d’ailleurs, que la médiation est absolument confidentielle et qu’on doit signer des ententes à cet effet‑là.
Alors, je ne peux plus me défendre puis je ne peux plus négocier, parce que monsieur Leblanc a encore une source au gouvernement qui coule de l’information dont je ne peux pas ni confirmer ni infirmer la véracité, mais, vous savez, on n’a même pas le droit de mettre ça devant un juge. Le juge du procès ne devrait même pas voir ça. Dans votre cas, c’est un peu différent, vous n’êtes pas le juge du procès.
Mais voyez‑vous le genre de préjudice – puis ça, j’ai le mandat de porter ça à votre attention – le genre de préjudice que ma cliente subit dans les circonstances? À un moment donné, il va falloir qu’on mette notre pied à terre puis qu’on tire la ligne. Jusqu’où le privilège journalistique citant des sources anonymes peut‑il empêcher une partie de se défendre, lui mettre des bâtons dans les roues quand elle cherche à négocier? Jusqu’à quel point est‑ce que ça, ça ne détruit par la fibre fondamentale, de la bonne administration de la justice?
Et je pense que j’ai un sérieux problème avec la façon dont se déroulent les événements ici et surtout la façon dont la cliente de mon confrère exerce son droit au privilège journalistique. Elle le fait de façon à détruire les droits de ma cliente, que ce soit le droit de se défendre, le droit de négocier de façon confidentielle.
[72] Toutefois, l’avocat du Groupe Polygone n’a présenté aucune demande précise, semblant à ce stade se contenter de manifester un mécontentement évident. L’avocat du Globe and Mail n’a pas répondu aux propos de son confrère, et l’audience sur le désistement a donc été entendue. Au terme de l’audience sur cette requête, le juge de Grandpré a prononcé une ordonnance de non‑publication complète visant toutes les procédures alors en suspens devant le tribunal (d.a. (33097), p. 55) :
Alors, malgré toute la réticence que j’ai à voir que les dossiers se gèrent à coups de procédures, je vais vous permettre de traverser l’autre côté de la rue. Et, quant à monsieur Leblanc, je vais vous interdire de publier quoi que ce soit en rapport avec les procédures qui sont pendantes devant le tribunal.
[73] L’ordonnance a été rendue sans préavis et sans que les parties ne la demandent ni n’aient l’occasion de présenter des observations en bonne et due forme à cet égard. De plus, le juge de Grandpré a affirmé avec insistance qu’il ne s’agissait pas d’une ordonnance de non‑publication. L’avocat du Globe and Mail a eu raison de se sentir pris par surprise, tant par la nature de l’ordonnance que par la manière dont elle a été rendue. Voici la transcription de l’échange qui a alors eu lieu (d.a. (33097), p. 55‑56) :
Me MARK BANTEY :
Alors, Monsieur le juge, avant de faire ça, j’aurai des représentations à faire. Ça . . .
LA COUR :
Non, non. Ça je . . .
Me MARK BANTEY :
. . . vous rendez -- là, Monsieur le juge, je m’excuse, avec respect, vous rendez une ordonnance de non‑publication. Avant de rendre une ordonnance de non‑publication, vous devez . . .
LA COUR :
C’est pas une ordonnance de non‑publication.
Me MARK BANTEY :
Monsieur le juge, avant de rendre une ordonnance de non‑publication, vous devez nous donner la chance de faire des représentations.
LA COUR :
Ce que je veux pas entendre et ce que je veux pas lire dans les journaux, c’est l’article comme celui qui a paru le 21 octobre dans le Globe and Mail.
Me MARK BANTEY :
Monsieur Leblanc a le droit absolu de publier ce qu’il a publié, Monsieur le juge.
LA COUR :
S’il le fait, il le fera avec toute la rigueur que la loi pourra lui imposer. Là‑dessus, vous m’informerez quand la Cour d’appel aura décidé.
Me MARK BANTEY :
Alors, Monsieur le juge, juste pour ma compréhension, vous avez rendu une ordonnance de non‑publication?
LA COUR :
Oui.
[74] En procédant ainsi, dans une affaire où rien ne suggérait qu’il y avait urgence ni que les parties subiraient un préjudice à cause des délais inhérents à la présentation de plaidoiries devant un tribunal, le juge de Grandpré a enfreint une des règles fondamentales du processus accusatoire : il a privé les parties de la possibilité de se faire entendre avant de trancher une question affectant leurs droits. En concluant ainsi, je ne voudrais pas que l’on pense que je me dissocie des arrêts Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, et National Post, où notre Cour a conclu que, dans certains cas, la question du privilège du secret des sources des journalistes peut être tranchée sans que le juge n’entende le journaliste avant de rendre son ordonnance. De toute manière, comme je l’ai noté au début des présents motifs, le Globe and Mail, qui représentait les intérêts de M. Leblanc, était déjà partie à l’instance. Les circonstances donnant lieu à l’exception aux exigences de préavis et d’audience prévues dans les arrêts Toronto Star et National Post ne se présentent tout simplement pas en l’espèce.
[75] Compte tenu des circonstances, le prononcé de l’ordonnance contestée par le juge de Grandpré, ex proprio motu sans avoir entendu les observations des parties, constitue un motif suffisant pour accueillir le pourvoi. Certes, je reconnais que l’art. 46 du C.p.c. confère aux juges de la Cour supérieure le pouvoir de rendre des ordonnances ex proprio motu. Il est toutefois nécessaire que ces dernières soient des « ordonnances de sauvegarde des droits des parties ». Une ordonnance de non‑publication, dont la nature même violerait les droits constitutionnels de la partie à l’égard de laquelle elle est imposée, ne saurait, en l’absence de circonstances extraordinaires qui ne se présentaient pas en l’espèce, être imposée ex proprio motu. Toutefois, puisque la question de l’ordonnance de non‑publication n’a pas encore été examinée sur le fond, j’en ferai une analyse complète.
B. Questions fondamentales soulevées par le présent pourvoi
(1) L’importance de la confidentialité à l’étape préparatoire au procès
[76] Il est important de s’arrêter et de réitérer ici l’importance accordée, tant par les tribunaux que par le législateur, à la confidentialité durant les étapes de la procédure préparatoire au procès, qu’il s’agisse de l’interrogatoire préalable, de la médiation ou des négociations en vue d’un règlement. Il importe aussi de souligner que la raison d’être de l’engagement de confidentialité est la même pour toutes ces étapes.
[77] Dans Lac d’Amiante, la Cour a conclu qu’un engagement implicite de confidentialité s’appliquait à la preuve obtenue ou fournie lors des interrogatoires préalables. Cet engagement vise à permettre aux parties d’obtenir une vue aussi complète que possible du litige, sans craindre que la divulgation de ces renseignements porte préjudice notamment à leurs droits à la vie privée :
On semble privilégier une exploration étendue et libérale pour permettre aux parties d’obtenir une vue aussi complète que possible du litige. En contrepartie de cette liberté d’investigation est apparue en jurisprudence une obligation implicite de confidentialité, même dans les cas où la communication ne fait pas l’objet d’un privilège spécifique [. . .] On veut éviter qu’une partie hésite à dévoiler une information par crainte de l’usage accessoire qui en serait fait. Par cette procédure, on entend également préserver le droit des individus à la vie privée.
. . .
. . . [M]algré l’impératif de protection de la vie privée, à cette occasion, cette finalité de l’interrogatoire favorise le dévoilement le plus complet des informations disponibles. Par contre, lorsqu’une partie redoute que des informations soient rendues publiques à la suite d’un tel interrogatoire, cette situation peut l’inciter à ne pas dévoiler des documents ou à ne pas répondre franchement à certaines questions, au détriment de la bonne administration de la justice et de l’objectif de communication complète de la preuve. [par. 60 et 74]
À l’étape de l’interrogatoire préalable, il est difficile pour les parties d’évaluer la pertinence de la preuve. L’engagement de confidentialité favorise la communication franche et complète des renseignements dont elles disposent à cette étape de l’instance.
[78] Ce même facteur joue à l’égard des négociations en vue d’un règlement et de la médiation avant l’instruction. Dans Kosko c. Bijimine, 2006 QCCA 671, [2006] R.J.Q. 1539, la Cour d’appel du Québec a formulé des observations sur la raison d’être des engagements de confidentialité — semblables à ceux pris dans le contexte d’un interrogatoire préalable — dans le contexte de la médiation :
La protection du caractère confidentiel de ces « échanges de règlement » est la manifestation la plus concrète, en droit de la preuve, de l’importance qu’accordent les tribunaux au règlement des différends par les parties elles‑mêmes. Cette protection prend la forme d’une règle de preuve ou d’un privilège en common law, par lequel les pourparlers de règlement ne sont pas admissibles en preuve.
Les tribunaux et la doctrine reconnaissent unanimement, d’une part, que sans cette protection aucun pourparler de règlement ne serait possible ou à tout le moins efficace et, d’autre part, qu’il y va de l’intérêt et de l’ordre public que les parties à un litige puissent procéder à de telles discussions. [par. 49‑50]
[79] Au Québec, le C.p.c. prévoit qu’un juge de la Cour supérieure peut présider une conférence de règlement à l’amiable (art. 151.14). L’article 151.16 indique que cette conférence vise à aider les parties à communiquer et à explorer des solutions mutuellement satisfaisantes, et qu’elle a lieu à huis clos. L’article 151.21 dispose plus précisément que « [t]out ce qui est dit ou écrit au cours de la conférence est confidentiel ». Des règles semblables s’appliquent dans les provinces de common law (Supreme Court Civil Rules, B.C. Reg. 168/2009, r. 9‑1(2) (offres de règlement), r. 9‑2(1) et (3) (conférences en vue d’un règlement); Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 390/68, r. 173 (règlement avec intervention judiciaire); Règles de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, r. 181(3) (offre de règlement), r. 191(14) et (15) (conférences préparatoires au procès); Règles de la Cour du Banc de la Reine, Règl. du Man. 553/88, r. 49.06(1) et (2) (offre de règlement), r. 50.01(9) et (10) (conférences préparatoires avec le juge); Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, r. 24.1.14 (médiation obligatoire), r. 49.06 (offre de règlement), r. 50.09 et 50.10 (conférences préparatoires au procès); Civil Procedure Rules de la Nouvelle‑Écosse, r. 10.13(4)(a) (règlement ordinaire), r. 10.14(4)(a) (conférence préparatoire au procès) et r. 10.16).
[80] Même en l’absence d’une règle de procédure adoptée par voie législative, la common law a reconnu depuis longtemps que, pour inciter les parties à régler leurs différends au moyen de négociations en vue d’un règlement, celles‑ci doivent demeurer confidentielles. En effet, ce privilège de confidentialité remonte au moins aux années 1790, lorsque le lord juge en chef Kenyon a affirmé dans Waldridge c. Kennison (1794), 1 Esp. 143, 170 E.R. 306 :
[traduction] . . . les confessions ou les aveux faits par une partie concernant l’objet du litige, obtenus en vue d’un règlement et sur la foi de celui‑ci, et que cette partie a pu être amenée à faire sur la foi d’un compromis imminent, ne peuvent être admis en preuve contre elle . . .
Les propos du juge sont à l’origine d’une règle de preuve suivant laquelle le contenu et l’essence des négociations en vue d’un règlement sont inadmissibles en preuve si l’affaire débouche sur un procès (Histed c. Law Society of Manitoba, 2005 MBCA 106, 195 Man. R. (2d) 224, par. 44; Société Radio‑Canada c. Paul, 2001 CAF 93, [2001] A.C.F. no 542 (QL)). Dans l’arrêt Gesca, la Cour d’appel du Québec a récemment conclu que les négociations en vue d’un règlement tenues en dehors du cadre législatif prévu par le C.p.c. — autrement dit, celles qui ne sont pas présidées par un juge qui agit à titre de médiateur — bénéficiaient également de la protection de la confidentialité (par. 47).
[81] La préservation de la confidentialité des négociations en vue d’un règlement constitue un objectif d’ordre public d’une importance capitale, et rien dans les présents motifs ne devrait être interprété comme dérogeant à ce principe. Toutefois, il convient de souligner que les engagements de confidentialité ne lient que les parties aux négociations en vue d’un règlement et leurs mandataires. À condition qu’un journaliste n’ait pas manqué à une promesse de confidentialité, une interdiction de publication ne se justifiera que dans les cas où le test de mise en balance favorise par ailleurs la non‑publication.
(2) Questions préliminaires et cadre législatif
[82] Je dois d’abord me pencher sur la prétention de Groupe Polygone selon laquelle M. Leblanc aurait commis une faute civile en publiant le contenu des négociations confidentielles en vue d’un règlement engagées entre le Groupe et le gouvernement fédéral. Le Groupe Polygone s’appuie sur le par. 36(2) du C.c.Q. :
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une personne les actes suivants :
. . .
2o Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;
Le Groupe Polygone argumente que le Globe and Mail et son journaliste « ont porté atteinte » à ses droits à la vie privée et ont par conséquent commis la faute civile visée au par. 36(2). Je ne peux souscrire à cette prétention.
[83] En l’espèce, la source gouvernementale — quelle que soit l’identité de l’informateur — aurait commis le délit visé par le par. 36(2) lorsqu’elle a fourni à M. Leblanc les renseignements visés par l’article publié le 21 octobre 2008. Rien dans le dossier n’indique que M. Leblanc a fait autre chose que de profiter de la volonté de la source de communiquer des renseignements confidentiels. Contrairement à ce qu’affirme le Groupe Polygone, M. Leblanc n’a pas « porté atteinte » aux droits des parties que soit préservé le caractère confidentiel de leurs négociations et communications. Rien n’indique que les renseignements ont été obtenus par suite d’agissements illégaux de la part du Globe and Mail ou de M. Leblanc. Dans le cas de la commission d’une faute civile, un recours contre la source ou contre l’autre partie engagée dans la négociation paraîtrait plus approprié.
[84] De plus, de solides raisons de principe militent en faveur du rejet de l’assujettissement automatique des journalistes aux contraintes et obligations juridiques auxquelles leurs sources sont tenues. Force est de constater que, pour mettre au jour des nouvelles d’une grande importance pour le public, les sources désireuses de révéler ces informations doivent souvent violer des obligations juridiques. Les exemples abondent dans l’histoire. À mon sens, le travail et les activités des médias seraient par ailleurs dramatiquement perturbés si on obligeait un journaliste, au risque de lui imposer une ordonnance de non‑publication, à s’assurer que sa source ne viole aucune obligation juridique en lui fournissant des renseignements. Le journaliste n’est pas tenu d’agir comme conseiller juridique auprès de ses sources de renseignements.
[85] Cette règle est conforme à ce qu’on appelle aujourd’hui le « principe du Daily Mail » américain. Dans Smith c. Daily Mail Publishing Co., 443 U.S. 97 (1979), la Cour suprême des États‑Unis a conclu que si un journal obtient légalement des renseignements véridiques sur une question importante pour le public, en l’absence d’un intérêt public supérieur, l’État ne peut interdire la publication de ces renseignements. La portée de ce principe a été étendue dans Bartnicki c. Vopper, 532 U.S. 514 (2001), aux situations où les renseignements publiés concernant une question importante pour le public avaient été interceptés illégalement et où la presse savait ou aurait dû savoir que les renseignements avaient été interceptés par un tiers, mais n’avait pas participé à l’interception. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Stevens a conclu que [traduction] « la conduite illégale d’un étranger ne suffit pas à révoquer la protection du Premier amendement à l’égard d’un discours sur une question d’intérêt public » (p. 535).
[86] Je dois également examiner l’argument du Groupe Polygone selon lequel l’ordonnance du juge de Grandpré n’était pas une ordonnance de non‑publication et que, par conséquent, le test de Dagenais/Mentuck était inapplicable et inopportun (voir Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442). Le Groupe Polygone affirme que l’ordonnance visait en fait à faire cesser une atteinte grave à sa vie privée et à sa réputation dont les médias portaient la responsabilité. Je ne peux souscrire à cette prétention.
[87] L’ordonnance du juge de Grandpré doit être évaluée en fonction de sa véritable nature : une ordonnance de non‑publication. Comme notre Cour l’a conclu dans Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, le test de Dagenais/Mentuck « s’applique également chaque fois qu’un juge de première instance exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression de la presse durant les procédures judiciaires » (par. 31). De plus, à mon avis, le Groupe Polygone interprète trop restrictivement les « procédures judiciaires ». L’ordonnance contestée en l’espèce a été prononcée dans le contexte du débat sur le désistement relatif à la requête en rétractation. Le fait que son objet ou son essence — le contenu des négociations en vue d’un règlement entre les parties — ne soit effectivement pas une procédure judiciaire reste sans importance. L’ordonnance elle‑même a été prononcée dans le contexte d’une procédure judiciaire et a porté atteinte aux droits respectifs du Globe and Mail et de M. Leblanc que leur garantit l’al. 2b). L’ordonnance, rendue dans une instance civile, constitue alors une ordonnance de non‑publication et, par conséquent, met en jeu les droits garantis par l’al. 2b) de la Charte canadienne.
[88] Le Groupe Polygone cite diverses décisions de première instance rendues un peu partout dans notre pays. Selon lui, ces décisions démontrent que le test de Dagenais/Mentuck est inopportun et inapplicable en l’espèce. Il affirme que l’application de ce test en l’espèce n’aurait aucun précédent. Je ne suis pas d’accord. Il est possible d’établir une distinction entre le présent dossier et toutes les décisions citées par le Groupe Polygone puisqu’elles ont été rendues avant la publication de l’arrêt Dagenais (Peat Marwick Thorne c. Canadian Broadcasting Corp. (1991), 5 O.R. (3d) 747 (Div. gén.); Amherst (Town) c. Canadian Broadcasting Corp. (1994), 133 N.S.R. (2d) 277 (C.A.)); puisque la nature de la question en litige différait (Canada (Canadian Transportation Accident Investigation and Safety Board) c. Canadian Press, [2000] N.S.J. No. 139 (QL) (C.S.) : parce que les médias ont enfreint une obligation de confidentialité imposée par la loi et ont contesté la constitutionnalité de la disposition même); puisque les faits sont différents (Calgary Regional Health Authority c. United Western Communications Ltd., 1999 ABQB 516, 75 Alta. L.R. (3d) 326 : parce que les médias étaient en possession physique de dossiers médicaux confidentiels que l’hôpital désirait ravoir, et le litige portait sur la sécurité de médecins pratiquant l’avortement et sur les préoccupations quant à leur sécurité). Enfin, l’arrêt K. c. K. (E.), 2004 ABQB 847, 37 Alta. L.R. (4th) 118, visait l’examen d’une ordonnance de non‑publication déjà rendue et, en fait, le juge a analysé la question en appliquant le cadre d’analyse établi par Dagenais/Mentuck.
[89] L’ordonnance du juge de Grandpré était discrétionnaire, et il l’a prononcée en vertu du pouvoir que lui confère l’art. 46 du C.p.c. Elle a eu pour effet de limiter les droits de M. Leblanc et du Globe and Mail que leur garantit l’al. 2b). Par conséquent, le juge de Grandpré a commis une erreur en n’appliquant pas le test de Dagenais/Mentuck avant de prononcer l’ordonnance.
(3) Application du test de Dagenais/Mentuck
[90] J’examinerai maintenant le test de Dagenais/Mentuck :
a) L’ordonnance est‑elle nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque?
b) Les effets bénéfiques de l’ordonnance de non‑publication sont‑ils plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment sur le droit à la libre expression et sur l’efficacité de l’administration de la justice?
J’examinerai chacun de ces éléments à tour de rôle.
[91] L’article à l’origine de l’ordonnance de non‑publication prononcée par le juge de Grandpré a été publié le 21 octobre 2008. Or, le 27 août 2008, les avocats du Groupe Polygone ont déposé auprès du greffier de la Cour supérieure du Québec une requête sollicitant la modification des dates du procès. Le procès entre le Groupe Polygone et le procureur général devait initialement se dérouler entre septembre et décembre 2008. Cette requête a été présentée principalement parce que les parties voulaient tenter de négocier un règlement. Il était prévu que les négociations seraient longues et complexes et qu’elles ne seraient probablement pas terminées avant septembre 2008. La requête a été accueillie le 14 octobre 2008 par le juge en chef adjoint Wery, « [p]our les motifs contenus à la requête ». Par conséquent, lorsque l’article contesté a été publié le 21 octobre 2008, le fait que le Groupe Polygone et le procureur général étaient en train de négocier un règlement était déjà connu du public, en raison du dossier public de la cour. Seule la teneur de ces négociations — soit la somme dont il était question ainsi que la position du gouvernement fédéral à l’égard de celle‑ci — pouvait être considérée comme confidentielle. De plus, le procureur général avait autorisé la divulgation, puisque les modalités des règlements conclus dans les litiges visant le scandale des commandites étaient publiées sur le site Web de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada.
[92] Le Groupe Polygone prétend également que sa réputation a été irréparablement entachée aux yeux du public, qui interprétera son désir de négocier un règlement comme un aveu de faute ou de responsabilité. Là encore, la preuve au dossier ne supporte pas cette prétention. Tout d’abord, le Groupe Polygone n’a présenté aucune preuve de ce préjudice en particulier. Ensuite, et surtout, le fait que les parties avaient l’intention de négocier un règlement était déjà connu du public puisque le Groupe Polygone avait lui‑même présenté une requête devant la Cour supérieure en vue d’ajourner le procès.
[93] Je ne suis pas disposé à accepter les simples affirmations du Groupe Polygone offertes, sans plus de détails ni de justification, voulant que la publication de l’article ait irréparablement nui à sa capacité de négocier un règlement avec le gouvernement fédéral. En effet, la divulgation du fait que les parties avaient entrepris des négociations en vue d’un règlement ne pouvait avoir d’incidence sur leurs échanges. De plus, comme je l’ai déjà souligné, les négociations en vue d’un règlement relevaient déjà du domaine public au moment de la publication de l’article de M. Leblanc, car le Groupe Polygone avait présenté une requête en ajournement du procès, en invoquant l’ouverture de ces négociations. Le Groupe Polygone a suspendu les négociations de sa propre initiative.
[94] Le Groupe Polygone n’a pas démontré que la publication de l’article a irréparablement compromis sa capacité de discuter avec le gouvernement. Il n’a pas non plus établi ou prouvé que la publication entraînait un risque sérieux pour l’administration de la justice. Son échec à cet égard n’est pas surprenant puisqu’il n’a pas spécifiquement demandé l’interdiction prononcée par le juge de Grandpré. Cela dit, même si les parties n’ont pas demandé à produire des éléments de preuve ni à ce que l’affaire soit renvoyée au juge des requêtes, la procédure suivie par le juge de Grandpré a nui aux positions tant du Globe and Mail que du Groupe Polygone au sujet de l’opportunité de l’interdiction. De fait, la façon dont le juge de Grandpré a mené l’affaire les a privés de la chance, à l’époque, de présenter leurs observations quant à l’application du test de Dagenais/Mentuck.
[95] Là encore, je souligne que le manquement à la confidentialité en l’espèce n’a pas été commis par M. Leblanc, mais bien par une personne liée par l’engagement. Le Groupe Polygone aurait pu intenter d’autres recours qui n’auraient eu aucune incidence sur la liberté de presse, par exemple contre son partenaire de négociation, par voie d’injonction, ou une demande d’attribution de dépens. Un autre recours aurait également pu être exercé contre la partie directement responsable du manquement en l’espèce, si son identité avait pu être correctement établie. Enfin, la portée de l’interdiction imposée par le juge de Grandpré est pour le moins clairement excessive. Il s’agit d’une interdiction générale, et rien n’indiquait à quel moment elle prendrait fin.
[96] Même si j’étais convaincu de la nécessité de l’ordonnance de non‑publication pour écarter un risque sérieux pour l’administration de la justice, je ne serais pas pour autant persuadé que ses effets bénéfiques l’emporteraient sur ses effets préjudiciables. Les effets bénéfiques de l’ordonnance sont principalement les suivants : la cessation des atteintes au droit à la vie privée que lui garantit l’art. 5 de la Charte québécoise et, indirectement, à son droit de négocier un règlement en toute confidentialité. Bien entendu, j’écris indirectement parce que les médias ne sont pas la partie responsable du manquement à la confidentialité. Toutefois, je ne crois pas qu’un tel manquement, dans les circonstances de l’espèce, a nui aux négociations et peut par conséquent justifier une ordonnance de non‑publication.
[97] En revanche, les effets préjudiciables de l’ordonnance sont graves. Le Globe and Mail a reçu des renseignements sur des négociations en vue d’un règlement visant, en tant que partie à cette instance, le gouvernement du Canada, qui cherche à recouvrer une importante somme d’argent appartenant aux contribuables, sur le fondement d’une fraude présumée contre un de ses programmes. Il ne fait aucun doute que le public possède un intérêt général à connaître l’issue du présent litige. Le fait d’empêcher le Globe and Mail de publier les renseignements qu’il a obtenus à cet égard empêcherait l’information d’être communiquée au public. Autrement dit, confirmer l’ordonnance du juge de Grandpré reviendrait à museler les journalistes dans l’exercice du rôle qui leur appartient, en vertu de la Constitution.
[98] Bien que je n’entende aucunement minimiser l’importance que la Cour accorde à la confidentialité des négociations en vue d’un règlement, je répète que les engagements de confidentialité lient uniquement les parties aux négociations. L’obligation ne s’applique pas, et ne peut s’appliquer, aux médias. Ni M. Leblanc ni le Globe and Mail n’ont fait quoi que ce soit — d’illégal ou non — pour obtenir les renseignements publiés dans l’article. M. Leblanc n’a même pas eu besoin de faire une demande à cet égard. Comme je l’ai indiqué plus tôt dans les présents motifs, je ne saurais accepter une situation où les médias et les journalistes seraient automatiquement empêchés de publier de l’information communiquée par une source, laquelle aurait violé des obligations de confidentialité. L’imposition d’une obligation de vérifier la légalité des renseignements fournis par leurs informateurs imposerait un fardeau trop lourd aux journalistes. Cette solution inciterait en outre les tribunaux à intervenir fréquemment dans le travail des médias et ne tiendrait pas compte du fait que pour rendre publiques des informations importantes, les sources ne peuvent souvent le faire sans enfreindre une obligation juridique de confidentialité. Imposer une ordonnance de non‑publication en l’espèce ne tiendrait aucun compte de tous ces intérêts.
[99] Comme nous l’avons vu, en raison du dossier factuel dont nous sommes saisis, l’ordonnance n’était pas nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice. En outre, les effets bénéfiques de l’ordonnance de non‑publication rendue par le tribunal inférieur ne l’emportent pas sur ses effets préjudiciables. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’annuler l’ordonnance de non‑publication rendue par le juge de Grandpré.
[100] Pour tous ces motifs, le pourvoi du Globe and Mail est accueilli, avec dépens dans toutes les cours, et l’ordonnance interdisant la publication de tout renseignement relatif aux négociations en vue d’un règlement entre les parties est annulée, avec dépens dans toutes les cours.
V. La procédure en désistement (32975)
[101] Comme l’appelant a eu gain de cause dans les deux autres pourvois, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question. Le pourvoi à l’encontre de la décision de rejeter la procédure en désistement est théorique et est rejeté, sans dépens.
VI. Dispositif
[102] Pour ces motifs, les pourvois concernant la confidentialité des sources des journalistes (33114) et l’ordonnance de non‑publication (33097) sont accueillis, avec dépens dans toutes les cours. La question du privilège du secret des sources des journalistes est renvoyée à la Cour supérieure pour nouvel examen à la lumière des présents motifs. L’ordonnance interdisant la publication de tout renseignement relatif aux négociations en vue d’un règlement entre les parties est annulée. Le pourvoi concernant la requête en désistement (32975) est rejeté en raison de son caractère théorique, sans dépens.
Pourvois 33114 et 33097 accueillis avec dépens. Pourvoi 32975 rejeté sans dépens.
Procureurs de l’appelante : Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal.
Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal.
Procureurs de l’intimé le Groupe Polygone Éditeurs inc. : Stikeman Elliott, Montréal.
Procureurs des intervenants la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Astral Media Radio Inc., le Groupe TVA inc., La Presse ltée, Médias Transcontinental Inc., Société Radio‑Canada, Gesca ltée et Joël‑Denis Bellavance : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Osgoode Hall Law School of York University, North York, Ontario.
Procureurs de l’intervenant le Barreau du Québec : Joli‑Cœur, Lacasse, Geoffrion, Jetté, Saint‑Pierre, Québec.