Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1992] 1 R.C.S. 212
DANS L'AFFAIRE de l'article 55 de la
Loi sur la Cour suprême, S.R.C. 1970, chap. S‑19;
ET DANS L'AFFAIRE d'un renvoi adressé par le
gouverneur en conseil au sujet de certains droits
linguistiques garantis par l'article 23 de la
Loi de 1870 sur le Manitoba et par l'article 133 de
la Loi constitutionnelle de 1867, tel qu'énoncé dans
le décret C.P. 1984‑1136 en date du 5 avril 1984;
ET DANS L'AFFAIRE d'une audition spéciale visant à
l'établissement du délai minimum requis pour la
traduction, la réadoption, l'impression et la publication:
1. des lois unilingues de la Législature du Manitoba
qui seraient actuellement en vigueur, n'était‑ce le vice
dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel,
2. des lois unilingues abrogées et périmées de la
Législature du Manitoba;
conformément à l'opinion de la Cour suprême du Canada
datée du 13 juin 1985.
Répertorié: Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba
No du greffe: 18606.
1991: 8 octobre; 1992: 23 janvier.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Stevenson et Iacobucci.
audition spéciale sur les droits linguistiques au manitoba
Droit constitutionnel ‑‑ Garanties linguistiques ‑‑ Portée de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba ‑- Textes de nature législative -‑ L'article 23 s'applique‑t‑il à certains types de décrets et aux documents incorporés par renvoi dans les "lois de la législature" ‑‑ Les décrets relèvent‑ils de l'expression «archives, procès‑verbaux et journaux» de la Chambre dans l'art. 23? ‑‑ Critères permettant de déterminer la nature législative ‑‑ Prorogation du délai pour se conformer à l'art. 23 ‑‑ Prorogation de la période de validité temporaire ‑‑ Rétroactivité ‑‑ Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3, art. 23.
Par suite de l'arrêt de notre Cour Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, un litige est survenu entre les parties quant à savoir quels textes devaient être traduits, adoptés de nouveau, imprimés et publiés, aux termes de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, pour se conformer à l'arrêt. Pour régler le litige, notre Cour a accepté d'entendre de nouvelles questions présentées par les parties pour déterminer si certains types de décrets et de documents incorporés par renvoi dans les «lois de la législature» relèvent de l'art. 23.
Arrêt: L'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba s'applique aux décrets qui sont de nature législative et, sous réserve de certaines conditions, aux documents incorporés par renvoi dans les "lois de la législature".
(1) Décrets
Les exigences de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba s'appliquent aux décrets qui sont déterminés comme étant de «nature législative». Pour faire cette détermination, il convient d'examiner la forme, le contenu et l'effet du texte en question. Les critères indicatifs d'une nature législative ne s'appliquent pas de façon cumulative. On pourrait déterminer qu'un texte est de caractère législatif du point de vue de la forme mais pas du point de vue du contenu et déterminer néanmoins en vertu des critères que ce texte est de nature législative. En ce qui a trait à la forme, un lien suffisant entre l'Assemblée législative et le texte indique qu'il est de nature législative. Ce lien est établi lorsque le texte est adopté, en vertu de la loi, par le gouvernement, ou assujetti à l'approbation du gouvernement. En ce qui a trait au contenu et à l'effet, les éléments suivants indiquent la nature législative: le texte comprend une règle de conduite; le texte a force de loi; et le texte s'applique à un nombre indéterminé de personnes.
Les décrets en tant que catégorie ne s'inscrivent pas dans le cadre de l'expression «archives, procès‑verbaux et journaux» de la Chambre dans l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. La portée de cette expression doit être limitée aux documents qui sont réellement déposés à l'Assemblée législative.
(2) Les documents incorporés par renvoi dans la loi
Les exigences de l'art. 23 s'appliquent également aux documents incorporés par renvoi dans les lois de l'Assemblée législative du Manitoba si les conditions suivantes sont respectées: a) le texte primaire auquel le document est incorporé est «un texte législatif»; b) l'incorporation est une incorporation véritable, c'est‑à‑dire que le document fait partie intégrante du texte primaire comme s'il y était reproduit; et c) le document a été produit par le gouvernement du Manitoba. Lorsqu'un document est créé par l'Assemblée législative ou par l'exécutif ou lorsque le document exige une approbation ministérielle ou législative pour entrer en vigueur, le rapport entre le gouvernement et le document est suffisamment solide pour conclure que le document est produit par le gouvernement lui‑même. Même lorsque le document émane d'une source extérieure, par exemple un autre gouvernement ou un organisme non gouvernemental, il sera encore assujetti aux exigences de l'art. 23 à moins qu'on ne puisse démontrer que son incorporation sans traduction est fondée sur un motif légitime.
(3) Prorogation du délai pour se conformer à l'arrêt
La période de validité temporaire des lois de l'Assemblée législative du Manitoba qui seraient actuellement en vigueur n'était‑ce le vice dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel est prorogée d'une période qui sera déterminée par accord entre les parties. La période de validité temporaire est par les présentes prorogée de trois mois à partir de la date du présent arrêt. Les parties doivent, avant l'expiration de ce délai de trois mois, parvenir à un accord sur la durée de la prorogation supplémentaire du délai ou demander à notre Cour de rendre une décision à ce sujet.
(4) Rétroactivité
Les textes unilingues adoptés par le gouvernement du Manitoba entre le prononcé du Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba et le prononcé du présent arrêt, qui sont maintenant réputés assujettis à l'art. 23, deviendront valides rétroactivement pourvu qu'ils respectent les exigences de l'art. 23 dans le délai prévu précédemment. Toutefois, la période de validité temporaire ne s'appliquera pas aux lois unilingues de l'Assemblée législative adoptée après la date du présent arrêt.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés: Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016; Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312; MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460; Société des Acadiens du Nouveau‑Brunswick Inc. c. Association of Parents for Fairness in Education, [1986] 1 R.C.S. 549; Grand Montréal, Commission des écoles protestantes c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 377; Ordonnance relative aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 2 R.C.S. 347; Ordonnance relative aux droits linguistiques au Manitoba, [1990] 3 R.C.S. 1417; Procureur général du Québec c. Collier, [1985] C.A. 559, conf. [1990] 1 R.C.S. 260.
Lois et règlements cités
Loi constitutionnelle de 1867, art. 93, 133.
Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3, art. 23.
Doctrine citée
Canada. Chambre des communes. Comité spécial sur les instruments statutaires. Troisième rapport du Comité spécial sur les instruments statutaires. Ottawa: Imprimeur de la Reine, 1969.
AUDITION SPÉCIALE concernant certains droits linguistiques visés à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
D. Martin Low, c.r., et Warren J. Newman, pour le procureur général du Canada.
Jean‑Yves Bernard, Louis Rochette et Marise Visocchi, pour le procureur général du Québec.
Donna J. Miller et Deborah L. Carlson, pour le procureur général du Manitoba.
Michel Bastarache et Antoine F. Hacault, pour la Société franco‑manitobaine.
Vaughan L. Baird, c.r., pour Roger Bilodeau.
François Dumaine, pour la Fédération des francophones hors Québec.
Stephen A. Scott et Victoria Percival‑Hilton, pour Alliance Québec.
Le jugement suivant a été rendu par
//La Cour//
La Cour
I. Les faits
Le 13 juin 1985, notre Cour a rendu jugement sur le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, dans lequel elle a décidé que les exigences de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3, relativement à l'usage du français et de l'anglais dans les archives, procès‑verbaux et journaux ainsi que dans les lois du Parlement et des législatures du Manitoba et du Québec sont impératives. Par conséquent, notre Cour a conclu que toutes les lois et tous les règlements de la province du Manitoba qui n'étaient pas imprimés et publiés en anglais et en français étaient invalides mais qu'ils étaient réputés temporairement valides et opérants pendant le délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier.
Les parties et les intervenants se sont entendus sur ce délai minimum auquel notre Cour a donné effet le 4 novembre 1985, [1985] 2 R.C.S. 347. Aux termes de l'ordonnance de la Cour, la période devait continuer jusqu'au 31 décembre 1988 en ce qui concerne "la Consolidation permanente des lois du Manitoba" et "les règlements du Manitoba" et jusqu'au 31 décembre 1990 en ce qui concerne "toutes les autres lois du Manitoba" (p. 349).
Le gouvernement du Manitoba a élaboré alors un ensemble de critères pour déterminer quels textes devaient être traduits, adoptés de nouveau, imprimés et publiés de manière à se conformer à l'arrêt de notre Cour. Essentiellement, il s'agissait de déterminer si les divers textes étaient "de nature législative".
Cette manière de procéder a donné lieu à un litige entre les parties, le procureur général du Manitoba et la Société franco‑manitobaine ("SFM"), relativement au genre de décrets visés par l'arrêt. Le procureur général est d'avis que seuls les décrets "de nature législative" sont visés par l'arrêt alors que la SFM est d'avis que virtuellement tous les décrets le sont.
Un litige semblable existe entre les parties en ce qui a trait aux documents incorporés par renvoi dans les "lois de la législature". Le procureur général du Manitoba adopte la position selon laquelle seuls les documents qui sont: (1) créés par le gouvernement du Manitoba; (2) de nature législative; et (3) qui font partie intégrante du texte législatif dans lequel ils ont été incorporés doivent se conformer aux exigences de l'art. 23. La SFM adopte la position selon laquelle tous les documents incorporés par renvoi dans la législation doivent se conformer aux exigences de l'art. 23.
Les parties ont demandé conjointement à notre Cour de régler ces litiges et, dans une ordonnance datée du 7 décembre 1990 (modifiée le 14 décembre), notre Cour a convenu d'entendre six questions présentées par les parties. La Cour a également ordonné que la période de validité temporaire des lois mentionnées à l'alinéa 2a) de l'ordonnance du 4 novembre 1985 soit maintenue jusqu'au prononcé du jugement en l'espèce: [1990] 3 R.C.S. 1417.
Voici les six questions soumises par les parties:
1. Les types de décrets décrits ci‑dessous et énumérés dans la documentation fournie dans le cahier d'appel ou les autres décrets similaires, sont‑ils assujettis:
(i) à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba;
(ii) au premier paragraphe de l'ordonnance de cette Cour en date du 4 novembre 1985?
a) Les décrets qui créent des ministères, des conseils de district des services sociaux et de santé ainsi que des comités du cabinet;
b) Les décrets qui autorisent un ministre ou une société d'État à conclure un contrat;
c) Les décrets qui autorisent le versement de subventions à des municipalités ou à des groupes communautaires;
d) Les décrets qui ont trait à des nominations, y compris:
(i) la nomination des juges et des membres des tribunaux quasi judiciaires; et
(ii) la nomination de personnes au sein de la fonction publique et de sociétés d'État.
e) Les décrets qui touchent les droits ou les responsabilités de personnes déterminées, notamment les décrets qui prévoient la délivrance d'une licence ou d'un permis à ces personnes.
2. Les types d'actes ou de documents décrits ci‑dessous et énumérés dans la documentation fournie dans le cahier d'appel ou les autres actes ou documents similaires, sont‑ils assujettis:
(i) à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba;
(ii) au premier paragraphe de l'ordonnance de cette Cour en date du 4 novembre 1985?
a) Les contrats annexés aux décrets autorisant un ministre ou une société d'État à conclure un contrat;
b) Les annexes aux décrets autorisant le versement de subventions à des municipalités ou à des groupes communautaires et:
(i) établissant les conditions d'octroi de ces subventions; ou
(ii) énumérant les groupes bénéficiaires.
c) Les annexes aux décrets visés à la question 1e).
3. Si la réponse à la première question ou à la deuxième question est affirmative relativement à l'un quelconque des types de décrets, d'actes ou de documents qui y sont mentionnés, quels principes ou critères s'appliquent pour déterminer la mesure dans laquelle les décrets, les actes ou les documents qui y sont mentionnés, sont assujettis à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba?
4. Les types d'actes ou de documents décrits ci‑dessous et énumérés dans la documentation fournie dans le cahier d'appel ou les autres actes ou documents similaires, sont‑ils assujettis:
(i) à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba; ou
(ii) au premier paragraphe de l'ordonnance de cette Cour en date du 4 novembre 1985?
a) Les actes ou les documents émanant d'organisations ou de personnes non gouvernementales et incorporés par référence dans les lois du Manitoba;
b) Les actes ou les documents émanant d'autres gouvernements que celui de la province du Manitoba ou de ministères, de commissions et d'agences de ces gouvernements et incorporés par référence dans les lois du Manitoba;
c) Les actes ou les documents émanant d'organisations ou de personnes internationales et incorporés par référence dans les lois du Manitoba;
d) Les actes ou les documents émanant de ministères, de commissions ou d'agences du gouvernement de la province du Manitoba et incorporés par référence dans les lois du Manitoba.
5. Si la réponse à la quatrième question est affirmative relativement à l'un quelconque des types d'actes ou de documents qui y sont mentionnés, quels principes ou critères s'appliquent pour déterminer la mesure dans laquelle ces actes ou ces documents sont assujettis à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba?
6. a) Si les obligations imposées au Manitoba en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba sont plus étendues que la pratique de la province, la période de validité temporaire établie dans l'ordonnance de cette Cour en date du 4 novembre 1985, peut‑elle être étendue, ou une autre période peut‑elle être établie, pour couvrir les décrets, actes et documents en question, de même que les droits, les obligations et les effets juridiques qui en découlent, afin de permettre à la province de se conformer à ses obligations constitutionnelles?
b) S'ils sont invalides, les décrets, actes et documents en question, de même que les droits, les obligations et les effets juridiques qui en découlent, peuvent‑ils être validés rétroactivement; dans l'affirmative, par quels moyens?
II. Les dispositions constitutionnelles pertinentes
Voici le texte de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3 (reproduite dans L.R.C. (1985), app. II, no 8):
23. L'usage de la langue française ou de la langue anglaise sera facultatif dans les débats des Chambres de la législature; mais dans la rédaction des archives, procès‑verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada, qui sont établis sous l'autorité de la Loi constitutionnelle de 1867, et par devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de la province, il pourra être également fait usage, à faculté, de l'une ou l'autre de ces langues. Les lois de la législature seront imprimées et publiées dans ces deux langues.
Les exigences de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont virtuellement identiques. Voici le texte de l'art. 133:
133. Dans les chambres du Parlement du Canada et les chambres de la Législature du Québec, l'usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais, dans la rédaction des registres, procès‑verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire. En outre, dans toute plaidoirie ou pièce de procédure devant les tribunaux du Canada établis sous l'autorité de la présente loi, ou émanant de ces tribunaux, et devant les tribunaux du Québec, ou émanant de ces derniers, il pourra être fait usage de l'une ou l'autre de ces langues.
Les lois du Parlement du Canada et de la Législature du Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues.
III. Analyse
Les décrets
La portée de l'art. 23
Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, dont découle le présent renvoi, les observations de notre Cour sur la portée de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba se limitent au paragraphe suivant, à la p. 744:
Dans les présents motifs, toute mention des "actes de la législature" est destinée à englober toutes les lois, tous les règlements et toute la législation déléguée adoptés par la législature du Manitoba depuis 1890, auxquels s'appliquent les arrêts Blaikie no 1 et Blaikie no 2 de cette Cour.
Pour répondre à la présente demande d'éclaircissements relativement à la portée de l'art. 23, il faut donc revenir d'abord aux arrêts Blaikie.
L'arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312 ("Blaikie no 2"), a examiné la question de la portée de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, particulièrement quant à savoir s'il s'appliquait à la législation déléguée par opposition aux décrets et arrêtés ministériels ou règlements visés dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016 ("Blaikie no 1"). La Cour a énoncé les principes suivants pour guider l'interprétation de l'art. 133 et, par déduction, de l'art. 23:
Premièrement, la prolifération de ces autres règlements était au moins tout aussi imprévisible que celle des règlements du gouvernement que, contrairement aux règlements des conseils municipaux et scolaires, l'on n'a pas pu, à l'origine, vouloir soustraire à l'application de l'art. 133 de l'A.A.N.B.
Deuxièmement, bien qu'il faille s'éloigner du sens ordinaire de l'expression "actes . . . de la législature" de l'art. 133 pour empêcher que l'on y fasse échec, on ne peut pas l'étendre au delà de ce qui est nécessaire à cette fin.
(Blaikie no 2, à la p. 328.)
Notre Cour, dans le cadre de ces principes, a conclu dans cet arrêt que l'art. 133 s'applique aux règlements adoptés par le gouvernement du Québec, un ministre ou un groupe de ministres ainsi qu'aux règlements de l'administration et des organismes parapublics qui, pour entrer en vigueur, sont soumis à l'approbation de ce gouvernement, d'un ministre ou d'un groupe de ministres. L'application de l'article à ces règlements a été expressément restreinte à ceux qui constituent la législation déléguée proprement dite et non aux règles ou aux directives d'administration interne. Notre Cour a en outre conclu que l'article s'applique aux règles de pratique adoptées par les tribunaux judiciaires et quasi judiciaires mais pas aux règlements d'organismes municipaux ou scolaires même s'ils sont soumis à l'approbation du gouvernement, d'un ministre ou d'un groupe de ministres.
En l'espèce, l'intervenante Alliance Québec nous demande de donner à l'art. 23 une portée encore plus grande que ce qui est mentionné précédemment, sans effacer toutefois la distinction qui existe entre la législation déléguée et les règles ou directives d'administration interne. Elle soutient que l'art. 23 devrait s'appliquer aux actes du pouvoir exécutif ainsi qu'à ceux du pouvoir législatif pour que le bilinguisme officiel devienne une réalité dans l'administration publique en général ainsi que pour les tribunaux et l'Assemblée législative. La SFM ne va pas aussi loin, mais soutient néanmoins que le but de l'art. 23 exige qu'il s'applique à tout document qui touche aux droits, aux intérêts ou aux privilèges du public manitobain par opposition aux documents qui établissent simplement des directives du régime interne de l'administration.
Il ne fait aucun doute que le but de l'art. 23, comme le déclare le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, à la p. 739, est:
. . . d'assurer aux francophones et aux anglophones l'accès égal aux corps législatifs, aux lois et aux tribunaux.
La Cour doit s'assurer qu'il n'est pas fait obstacle à ce but. Dans cette optique, notre Cour a reconnu la nécessité d'aller plus loin que l'interprétation indûment stricte de l'expression "lois de la législature". Cependant, comme il a été mentionné précédemment, notre Cour a souligné aussi que les termes de l'article ne peuvent être étendus au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre son but. Par conséquent, s'il faut aller au-delà du sens strict de l'expression "lois de la législature" pour atteindre ce but, on ne peut étendre sa portée à des textes qui ne sont pas de nature législative. La Cour doit donc aborder les questions posées en l'espèce d'une façon qui lui permette de donner un sens large à l'expression "lois de la législature", sans la rendre applicable à la multitude de textes émanant des gouvernements contemporains.
Dans cette détermination de la portée de l'art. 23, il est important de replacer l'article dans son contexte historique. À l'instar des art. 93 et 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, il exprime un compromis politique. Il s'agit non pas d'une garantie globale destinée à assurer l'égalité linguistique complète, mais plutôt d'un compromis destiné à assurer un niveau d'harmonie dans la réalité démographique de la société manitobaine. Ce que dit le juge Beetz au sujet de l'art. 133 dans l'arrêt MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, à la p. 496, s'applique en l'espèce:
Ce système incomplet mais précis représente un minimum constitutionnel résultant d'un compromis historique intervenu entre les fondateurs quand ils se sont entendus sur les modalités de l'union fédérale. Le système est couché dans des termes susceptibles de comporter des implications nécessaires, comme cela a été établi dans les arrêts Blaikie no 1 et Blaikie no 2, quant à certaines formes de législation déléguée. C'est un système qui, du fait qu'il constitue un minimum constitutionnel, et non un maximum, peut être complété par des lois fédérales et provinciales, comme on l'a conclu dans l'arrêt Jones. Et c'est un système qui, bien entendu, peut être changé par voie de modification constitutionnelle. Mais il n'appartient pas aux tribunaux, sous le couvert de l'interprétation, d'améliorer ce compromis constitutionnel historique, d'y ajouter ou de le modifier.
Voir également l'arrêt Société des Acadiens du Nouveau‑Brunswick Inc. c. Association of Parents for Fairness in Education, [1986] 1 R.C.S. 549, à la p. 578, et l'arrêt Grand Montréal, Commission des écoles protestantes c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 377, aux pp. 401 et 402. Étendre l'application de l'art. 23 à des textes autres que les textes de nature législative reviendrait à améliorer ce compromis constitutionnel sous le couvert de l'interprétation.
Les critères indicatifs d'une nature législative
Une décision selon laquelle la portée de l'art. 23 est limitée aux textes de nature législative ne met pas fin à l'examen. Il est nécessaire de proposer certains critères qui permettront de distinguer les textes législatifs et les autres types de textes. Il n'est ni possible ni souhaitable de proposer un critère à toute épreuve étant donné la prolifération des textes émanant des gouvernements contemporains. Cependant il est à la fois possible et nécessaire de fournir aux gouvernements des critères généraux qui indiqueront si un texte doit ou non se conformer aux dispositions de l'article. Ces critères peuvent en gros être divisés sous les rubriques de la forme, du contenu et de l'effet. Toutefois, il convient de souligner en l'espèce que ces critères ne s'appliquent pas de façon cumulative. On pourrait déterminer qu'un texte est de caractère législatif du point de vue de la forme mais pas du point de vue du contenu et, en vertu des critères qui suivent, déterminer néanmoins que ce texte est de nature législative.
Le point de départ approprié est encore une fois l'arrêt Blaikie no 2, précité, dans lequel notre Cour a souligné l'importance du rapport entre la législature et le texte en question (aux pp. 328 et 329):
Ce rapport constitue le facteur décisif en ce qui concerne l'assujettissement des règlements du gouvernement à l'art. 133 de l'A.A.N.B.
Notre Cour a conclu dans cet arrêt qu'un rapport suffisant est établi lorsque, en vertu de la loi, le texte est adopté par le gouvernement ou lorsqu'il est soumis à l'approbation du gouvernement ou, en bref, lorsqu'"une action positive du gouvernement est nécessaire pour [lui] insuffler la vie" (p. 329).
La SFM soutient que si les décrets ne peuvent pas toujours être considérés comme des "lois de la législature", ils s'inscrivent néanmoins, par leur forme, dans le cadre de l'expression "archives, procès‑verbaux et journaux" de la Chambre. Nous ne sommes pas d'avis que cette dernière expression puisse être interprétée de façon aussi large. Sa portée doit être limitée aux documents qui sont réellement déposés à l'Assemblée législative.
En ce qui a trait au contenu et à l'effet, le procureur général du Manitoba a proposé comme point de départ la définition suivante du mot règlement tirée du rapport sur les instruments statutaires du Comité MacGuigan (1969), à la p. 14:
[U]n règlement est une règle de conduite, décrétée par une autorité réglementante conformément à une loi du Parlement, qui a force de loi pour un nombre indéterminé de personnes;
Dans son contexte initial, la définition se rapporte précisément aux règlements, mais elle est utile pour élaborer une définition générale de l'expression "de nature législative".
Les expressions sur lesquelles il faut s'arrêter dans la citation qui précède, en ce qui concerne le contenu et l'effet des décrets, sont "règle de conduite", "force de loi" et "un nombre indéterminé de personnes". Une "règle de conduite" peut être décrite comme une règle qui fixe des normes de conduite, qui détermine de quelle manière des droits sont exercés et des responsabilités sont remplies. Si on la rattache à l'expression "force de loi", la règle doit être unilatérale et avoir un effet juridique obligatoire. Finalement, elle doit également s'appliquer à "un nombre indéterminé de personnes", c'est‑à‑dire, qu'elle doit s'appliquer de façon générale plutôt que viser des personnes ou des situations précises.
Nous soulignons encore que l'application de ces critères vise à atteindre un minimum constitutionnel. Les assemblées législatives jugeront souvent approprié ou souhaitable de traduire des textes qui vont au‑delà de ces critères. De toute évidence, il s'agit d'une pratique à encourager.
Nous reconnaissons en outre que des zones grises se dessineront lorsque l'application des critères généraux formulés en l'espèce n'apporteront pas de réponse claire à la question de savoir si un texte donné doit être traduit. Malgré les paramètres délimités précédemment à l'égard des exigences du genre de droit examiné en l'espèce, il s'agit d'un droit constitutionnel qui conserve la force de son statut constitutionnel. Il serait sage pour les assemblées législatives, en cas de doute, de trancher en faveur du droit prévu par la Constitution.
Application des critères
Il n'est pas possible de donner des réponses définitives à l'égard de certaines catégories générales de décrets énumérées par les parties en l'espèce dans les questions constitutionnelles 1 et 2. Toutefois, il est possible d'indiquer de façon générale comment les critères mentionnés ci‑dessus pourraient s'appliquer à ces catégories et comment ils s'appliqueraient à des exemples précis pris dans ces catégories.
La question 1a) vise les décrets qui créent: (1) des conseils de district des services sociaux et de santé; (2) des ministères et (3) des comités du Cabinet. Les parties conviennent que les décrets créant des conseils de district des services sociaux et de santé devraient être traduits. Le procureur général du Manitoba l'admet parce que la création de ces conseils a une incidence sur les droits et les responsabilités du public ou, du moins, qu'elle présente cette possibilité. Ce genre de mesure peut avoir un effet sur le niveau et le genre de services de santé assurés au public manitobain et peut également entraîner des règles générales relatives à l'accès aux services. Étant donné la pratique adoptée par le procureur général du Manitoba, il n'est pas nécessaire que notre Cour se prononce sur la question de savoir si des décrets qui établissent des districts des services sociaux et de santé constitueront dans tous les cas des textes de nature législative.
Le procureur général du Manitoba fait une distinction entre ces décrets et les décrets qui créent des ministères et des comités du Cabinet, disant que ces derniers ne déterminent pas de droits ou de responsabilités du public. Bien qu'on puisse concevoir que des décrets créant des ministères ne le fassent pas, on ne peut dire que ce serait toujours le cas étant donné la gamme étendue de responsabilités confiées aux divers ministères. Il semble que, ici également, il existe au moins la possibilité d'une détermination de certains droits et responsabilités du public. Prenons, par exemple, l'effet possible pour le public de changements intervenant au ministère de l'Éducation. Il est moins probable que des décrets créant des comités du Cabinet aient un impact sur le public, car ces comités sont des créations politiques plutôt que des créations de la loi. Compte tenu de ce qui précède, nous abstenons de donner une réponse générale à l'égard de catégories aussi générales. Les textes particuliers qui s'inscrivent dans ces catégories générales doivent être examinés et évalués de façon individuelle.
La question 1b) vise les décrets qui autorisent un ministre ou une société d'État à conclure un contrat. Habituellement, un texte de ce genre ne renferme pas une règle de conduite qui a force de loi et, de toute évidence, ne s'applique pas à un nombre indéterminé de personnes. La situation peut être différente lorsque le contrat est conclu en vertu de la loi et remplace essentiellement l'adoption d'un règlement.
Les textes visés aux questions 1c) et e), concernant des décrets autorisant le versement de subventions à des municipalités ou à des groupes communautaires et des décrets touchant les droits ou les responsabilités d'une personne déterminée ou de plusieurs, notamment les décrets prévoyant la délivrance d'une licence ou d'un permis à ces personnes, ne relèvent pas de l'art. 23 pour les mêmes motifs. Là encore, ils ne renferment pas de règles de conduite et n'ont pas force de loi à l'égard d'un nombre indéterminé de personnes. Ces subventions et permis ne visent que des groupes de personnes identifiables et limités.
La question 1d) vise des décrets relatifs aux nominations en général ainsi qu'aux nominations de juges et de membres des tribunaux quasi judiciaires, et de personnes au sein de la fonction publique et de sociétés d'État. De toute évidence, les nominations précises de personnes au sein de la fonction publique et de sociétés d'État ne satisfont à aucun des critères de définition d'un texte de nature législative. De manière générale, c'est également vrai pour la nomination de juges et de membres de tribunaux quasi judiciaires. Bien que des personnes nommées à ces postes soient ainsi investies du pouvoir "de dire le droit" dans la mesure où l'exige leur rôle dans l'élaboration de la common law, l'attribution d'un tel pouvoir à une personne en particulier ne modifie pas les droits et les responsabilités du public en vertu des lois existantes.
Toutefois il est clair qu'il existe des exceptions à cette règle générale. Une de ces exceptions mentionnées au cours des débats concerne les décrets qui ont autorisé la création de la Commission d'enquête sur l'administration de la Justice et les autochtones du Manitoba. Ce texte faisait plus que nommer deux personnes chargées de présider la Commission d'enquête. Il créait de vastes pouvoirs qui n'existaient pas auparavant, par exemple en matière de citation à comparaître, et qui, de toute évidence, déterminaient des droits et responsabilités du public manitobain. Ce genre de décret est assujetti aux exigences de l'art. 23.
La question 2 vise un certain nombre de contrats et d'annexes qui peuvent être joints aux décrets visés aux questions 1b), c) et e). Puisque, selon ce qui précède, les textes auxquels ils seraient joints ne sont pas assujettis, dans la plupart des cas, à l'art. 23, ces documents seront rarement assujettis à l'art. 23.
Les documents incorporés par renvoi
Le deuxième point à traiter en l'espèce concerne les documents incorporés par renvoi dans les "lois de la législature". La question est de savoir lesquels, parmi ces documents, doivent être traduits conformément aux termes de l'arrêt antérieur de notre Cour dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité. Là encore, le procureur général du Manitoba cherche à limiter les documents qui doivent être traduits alors que la SFM soutient essentiellement que tous ces documents doivent être traduits.
Les questions préliminaires
Au début du présent examen, il faut répondre à deux questions préliminaires. Premièrement, le texte primaire, celui auquel le document est incorporé, est‑il une "loi de la législature"? Deuxièmement, que signifie "incorporation"? Il est relativement facile de répondre à la première question. La première partie du présent arrêt, qui se rapporte aux décrets, visait à déterminer ce qui constituait une "loi de la législature". Si le texte primaire auquel le document est incorporé n'est pas, en application des critères mentionnés précédemment, "de nature législative" et n'est pas lui‑même assujetti à l'art. 23, il est évident que le document incorporé ne le sera pas non plus.
La deuxième question exige des précisions. Certains documents sont simplement mentionnés dans des textes législatifs; il n'est pas nécessaire de les consulter pour comprendre le texte lui‑même. D'autres sont "incorporés par renvoi" en ce sens qu'ils font partie intégrante du texte primaire comme s'ils y étaient reproduits. C'est ce dernier type d'incorporation qui peut être qualifié d'"incorporation véritable" et qui est susceptible d'entraîner des obligations en matière de traduction aux termes de l'art. 23. Un exemple clair d'incorporation véritable se trouve dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Collier, [1985] C.A. 559 (confirmé par notre Cour, [1990] 1 R.C.S. 260). Cet arrêt a conclu que des documents sessionnels unilingues formaient en fait la substance de deux projets de loi qui avaient été adoptés dans les deux langues officielles (à la p. 562):
Ces deux lois elles‑mêmes ne contiennent rien ou presque qu'on pourrait isolément considérer comme une mise en oeuvre des buts qu'elles poursuivent. Tout est donc contenu dans les documents sessionnels et rien dans le texte même de la loi, si ce n'est la référence aux documents sessionnels eux‑mêmes. Ces documents sont donc, à mon avis, l'essence et la substance même des lois 70 et 105, lesquelles, sans ces documents, n'ont plus leur raison d'être [. . .] [L]es documents sessionnels auxquels réfèrent ces deux lois en font partie intégrante.
Le critère de la raison légitime
Une fois que ces deux questions préliminaires ont reçu une réponse affirmative, la question principale est de savoir s'il existe une raison légitime d'incorporer le texte sans le traduire. Pour trancher cette question, il faut examiner l'origine du document et le but de son incorporation. Si le document provient de l'assemblée législative qui l'a incorporé, il est clair que ce document doit être traduit conformément aux exigences de l'art. 23. Une assemblée législative pourra rarement justifier l'incorporation sans traduction d'un document qu'elle a elle‑même produit. Comme c'était le cas dans l'arrêt Collier, précité, on conclura que l'incorporation est une tentative inefficace de contourner les garanties constitutionnelles en matière de traduction visées en l'espèce.
Quant à la manière de déterminer si le document est en fait produit par le gouvernement lui‑même, il est utile d'examiner le rapport mentionné précédemment entre un gouvernement et un texte donné, selon l'arrêt Blaikie (no 2), précité. Lorsqu'un document est créé par l'assemblée législative ou par l'exécutif ou lorsque le document exige une approbation ministérielle ou législative pour entrer en vigueur, le rapport entre le gouvernement et le document est suffisamment solide pour conclure que le document est produit par le gouvernement lui‑même.
La question est plus complexe lorsque le document en question provient d'un organisme indépendant. Il y a plusieurs raisons justifiées pour une assemblée législative de choisir d'incorporer des documents provenant de sources extérieures. Si une assemblée législative incorporait en bloc la législation d'un autre ressort qu'elle pourrait aussi facilement adopter elle‑même, cette mesure, de toute évidence, ne satisferait pas au critère de la raison légitime. Par exemple, il ne serait pas acceptable que le Manitoba incorpore par renvoi la Personal Property Security Act de la Saskatchewan plutôt que d'adopter sa propre version de la loi, et éviter ainsi les exigences de l'art. 23. Cependant, il arrive parfois qu'un ressort donné incorpore une loi d'un autre ressort, par renvoi, afin de permettre la collaboration intergouvernementale sur des questions précises. Cette pratique est bien illustrée par la législation en matière d'exécution réciproque des ordonnances rendues aux termes des lois sur le droit de la famille des différentes provinces. Dans cet exemple, c'est la législation initiale qui fait autorité, de sorte que son incorporation ne serait évidemment pas considérée comme un moyen d'éviter les obligations qui découlent de l'art. 23.
Il y a une autre situation dans laquelle l'incorporation sans traduction peut être légitime, c'est le cas de l'incorporation de normes établies par un organisme normatif non gouvernemental, par exemple, des normes de sécurité élaborées par un organisme national ou international. Dans ce cas, il est habituellement légitime que l'assemblée législative se fonde sur l'expertise technique de ces organismes. Des exemples précis donnés à notre Cour à titre d'éléments de preuve comprennent l'incorporation dans le Code de la route du Manitoba des "British Standards Institute respecting motorcycle helmets" et l'incorporation dans le Règlement sur les appareils sous pression et à vapeur des "American National Standards Institute Safety Requirements for the Storage and Handling of Anhydrous Ammonia".
Dans des cas comme ceux qui sont décrits au paragraphe précédent, la traduction pose un problème pratique parce que ces normes sont révisées continuellement par l'organisme qui les élabore. Il serait difficile pour une assemblée législative de garder à jour une traduction qui fait autorité en raison de cette pratique. Dans les cas où des normes internationales ou nationales sont utilisées, les traductions sont parfois déjà disponibles. Toutefois, lorsqu'elles ne le sont pas, il serait contraire à l'objet de l'incorporation d'un document externe d'exiger la traduction conformément à l'art. 23 et, de toute façon, il est peu probable que cette traduction garantisse l'accessibilité de documents qui, en pratique, sont déjà inaccessibles à la majorité des citoyens en raison de leur nature technique.
Application du critère
Les questions que les parties ont soumises à notre Cour relativement aux documents incorporés par renvoi dans les "lois de la législature" sont très générales; par conséquent, nos réponses doivent également être générales. Les exemples précis donnés plus haut à l'occasion de la formulation du critère de la raison légitime seront plus utiles à l'avenir pour l'application du critère que ne le seront les réponses suivantes concernant les types de documents visés à la question 4.
La question 4d) porte sur les textes ou documents émanant de ministères, de commissions ou d'agences du gouvernement de la province du Manitoba et incorporés par renvoi dans les lois du Manitoba. Comme il a été expliqué précédemment, ces documents relèvent de l'art. 23 et devront satisfaire à ses exigences en matière de traduction.
La question 4b) porte sur les textes ou documents émanant d'autres gouvernements que celui de la province du Manitoba, y compris des ministères, des commissions ou des agences de ces gouvernements, et qui sont incorporés par renvoi dans les lois du Manitoba. Ces documents doivent satisfaire aux exigences de l'art. 23 à moins qu'il ne soit démontré que l'incorporation sans traduction est légitime au sens du critère mentionné précédemment.
Les questions 4a) et c) concernent les textes ou documents émanant d'organisations ou de personnes non gouvernementales et internationales et incorporés par renvoi dans les lois du Manitoba. Le respect de l'art. 23 sera rarement exigé à l'égard de ces documents parce que le critère de la raison légitime énoncé précédemment sera plus facilement satisfait, et justifiera ainsi la non‑application.
Prorogation du délai pour se conformer à l'arrêt
Dans le renvoi initial sur les droits linguistiques au Manitoba dont découle l'espèce, le gouvernement de la province du Manitoba a obtenu un délai maximum de validité temporaire à l'intérieur duquel il devait se conformer au jugement. Ce délai, qui avait été déterminé par l'accord des parties, devait prendre fin le 31 décembre 1990 pour le genre de textes visés en l'espèce. Ce délai a été prorogé par la suite jusqu'à la date du présent arrêt. Nous sommes convaincus que, compte tenu du litige véritable qui a été soulevé en l'espèce quant à la portée de l'arrêt antérieur de notre Cour, une nouvelle prorogation du délai se justifie pour les mêmes raisons que l'octroi initial d'une période de validité temporaire.
Encore une fois, les parties devront s'entendre sur la durée de ce délai. Si les parties sont incapables de s'entendre, elles peuvent revenir devant notre Cour pour obtenir des directives. Pour que les textes en question demeurent en vigueur entre temps, nous accordons aux parties une prorogation de trois mois à partir de la date du présent arrêt pour s'entendre sur la durée totale de la prorogation ou revenir devant notre Cour pour obtenir une décision.
Caractère rétroactif des textes adoptés entre temps
Les parties ont également demandé si les textes adoptés par le gouvernement de la province du Manitoba en anglais seulement après l'arrêt de notre Cour Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, mais qui sont maintenant réputés assujettis à l'art. 23, peuvent être rendus valides rétroactivement.
Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, notre Cour a adopté la position suivante (à la p. 769):
Le délai de validité temporaire ne s'appliquera pas aux lois unilingues adoptées par la Législature après la date du présent jugement. À compter de la date de ce jugement, les lois qui ne seront pas adoptées, imprimées et publiées dans les deux langues seront invalides et inopérantes dès le départ.
Cependant, encore une fois, étant donné qu'un litige véritable a été soulevé quant à la portée de l'arrêt antérieur de notre Cour, nous sommes d'avis qu'il convient d'accorder à ces textes le bénéfice de la prorogation du délai pour se conformer aux exigences de l'arrêt. Ces textes sont déclarés temporairement valides pour la période de trois mois prévue précédemment et continueront d'être valides à la condition qu'ils respectent les obligations de l'art. 23 dans le délai convenu par les parties.
IV. Conclusions et dispositif
Décrets
Les exigences de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba s'appliquent aux décrets qui sont déterminés comme étant "de nature législative".
Pour faire cette détermination, il convient d'examiner la forme, le contenu et l'effet du texte en question:
a) En ce qui a trait à la forme, un lien suffisant entre l'Assemblée législative et le texte indique qu'il est de nature législative. Ce lien est établi lorsque le texte est adopté, en vertu de la loi, par le gouvernement ou assujetti à l'approbation du gouvernement.
b) En ce qui a trait au contenu et à l'effet, les éléments suivants indiquent la nature législative:
i) le texte comprend une règle de conduite;
i i) le texte a force de loi; et
iii) le texte s'applique à un nombre indéterminé de personnes.
Documents incorporés par renvoi
Les exigences de l'art. 23 s'appliquent également aux documents incorporés par renvoi dans les lois de l'Assemblée législative du Manitoba si les conditions suivantes sont respectées:
a) le texte primaire auquel le document est incorporé est un texte législatif au sens de la définition énoncée ci-dessus;
b) l'incorporation est une incorporation véritable, c'est‑à‑dire que le document fait partie intégrante du texte primaire comme s'il y était reproduit; et
c) le document a été produit par le gouvernement du Manitoba.
Même lorsque le document émane d'une source extérieure, par exemple un autre gouvernement ou un organisme non gouvernemental, il sera encore assujetti aux exigences de l'art. 23 à moins qu'on ne puisse démontrer que son incorporation sans traduction est fondée sur un motif légitime.
Prorogation du délai pour se conformer à l'arrêt
La période de validité temporaire des lois de l'Assemblée législative du Manitoba qui seraient actuellement en vigueur n'était‑ce le vice dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel est prorogée d'une période qui sera déterminée par accord entre les parties. La période de validité temporaire est par les présentes prorogée de trois mois à partir de la date du présent arrêt. Les parties doivent, avant l'expiration de ce délai de trois mois, parvenir à un accord sur la durée de la prorogation supplémentaire du délai ou demander à notre Cour de rendre une décision à ce sujet.
Rétroactivité
Les textes unilingues adoptés par le gouvernement du Manitoba entre le prononcé du Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, et le prononcé du présent arrêt, qui sont maintenant réputés assujettis à l'art. 23, deviendront valides rétroactivement pourvu qu'ils respectent les exigences de l'art. 23 dans le délai prévu ci-dessus. Toutefois, la période de validité temporaire ne s'appliquera pas aux lois unilingues de l'Assemblée législative adoptées après la date du présent arrêt.
Jugement en conséquence.
Procureur du procureur général du Canada: John C. Tait, Ottawa.
Procureurs du procureur général du Québec: Jean‑Yves Bernard, Louis Rochette et Marise Visocchi, Ste‑Foy.
Procureur du procureur général du Manitoba: Le ministère de la Justice, Winnipeg.
Procureurs de la Société franco‑manitobaine: Michel Bastarache, Ottawa; Thompson, Dorfman, Sweatman, Winnipeg.
Procureurs de Roger Bilodeau: Baker, Zivot & Co., Winnipeg.
Procureur de la Fédération des francophones hors Québec: François Dumaine, Ottawa.
Procureur d'Alliance Québec: Stephen A. Scott, Montréal.