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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP, 2013 CSC 39, [2013] 2 R.C.S. 649

Date : 20130705

Dossier : 34545

 

Entre :

Compagnie des chemins de fers nationaux du Canada

Appelante

et

McKercher LLP et Gordon Wallace

Intimés

- et -

Association du Barreau Canadien et

Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada

Intervenantes

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 68)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

 

 


 


Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP, 2013 CSC 39, [2013] 2 R.C.S. 649

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada                               Appelante

c.

McKercher LLP et Gordon Wallace                                                                Intimés

et

Association du Barreau canadien et

Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada                Intervenantes

Répertorié : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP

2013 CSC 39

No du greffe : 34545.

2013 : 24 janvier; 2013 : 5 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

                    Droit des professions — Avocats et procureurs — Devoir de loyauté — Conflit d’intérêts — Abus de confiance — Un cabinet d’avocats peut‑il accepter le mandat d’agir contre un client actuel dans une affaire sans lien avec les dossiers en cours de ce client? — Un cabinet d’avocats peut‑il poursuivre un client actuel pour le compte d’un autre client, et, dans la négative, quels recours s’offrent au client actuel?

                    Le cabinet d’avocats McKercher LLP représentait le CN dans quelques dossiers lorsqu’il a accepté, sans que le CN le sache ou y consente, le mandat de représenter le demandeur dans un recours collectif de 1,75 milliard de dollars contre le CN.  Ce n’est que lorsque la déclaration lui a été signifiée que le CN a appris que McKercher occupait contre lui dans le recours collectif.  McKercher s’est hâté d’abandonner tous les mandats du CN, sauf un auquel le CN a mis fin lui‑même.  Alléguant l’existence d’un conflit d’intérêts, le CN a demandé que McKercher soit écarté en tant que procureur au dossier dans le recours collectif.  Le juge saisi de la requête a accueilli la demande et déclaré McKercher inhabile à occuper dans l’instance.  La Cour d’appel a infirmé l’ordonnance du premier juge.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l’affaire est renvoyée à la Cour du Banc de la Reine pour qu’elle détermine à nouveau la réparation.

                    Le devoir de loyauté de l’avocat comporte trois aspects importants : un devoir d’éviter les conflits d’intérêts, un devoir de dévouement à la cause du client et un devoir de franchise.  Le devoir d’éviter les conflits d’intérêts cible surtout la protection des renseignements confidentiels obtenus d’un client ancien ou actuel, et le fait d’assurer la représentation efficace d’un client actuel.  Le devoir de dévouement signifie que, sauf si les règles du barreau prévoient différemment, un avocat ou un cabinet d’avocats ne devrait pas, en règle générale, laisser tomber de façon expéditive un client simplement pour éviter des conflits d’intérêts.  Le devoir de franchise exige la divulgation de tout facteur influant sur l’aptitude à offrir au client une représentation efficace.  Un avocat doit informer son client actuel avant d’accepter un mandat qui l’obligera à agir contre ce client.

                    Le pourvoi qui nous occupe porte sur le risque qui se pose pour la représentation efficace lorsqu’un avocat occupe simultanément dans différents dossiers pour des clients dont les intérêts immédiats s’opposent directement dans ces dossiers.  Dans l’arrêt R. c. Neil, 2002 CSC 70, [2002] 3 R.C.S. 631, la Cour a décidé que la ligne de démarcation très nette est tracée par la règle générale interdisant à l’avocat et, par extension, au cabinet d’avocats, de représenter simultanément des clients aux intérêts opposés sans avoir obtenu leur consentement.  Lorsque la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas, il faut se demander si la représentation simultanée de clients pose un risque sérieux que les intérêts personnels de l’avocat ou ses devoirs envers un autre client actuel, un ancien client ou une tierce personne nuisent de façon appréciable la représentation du client par l’avocat.  La règle de la démarcation très nette repose sur l’inévitable conflit d’intérêts inhérent à certains cas de représentation simultanée et elle traduit l’essentiel du devoir de loyauté qu’assume le fiduciaire.  La règle ne peut être réfutée ou autrement atténuée, et elle s’applique à la représentation simultanée tant dans des dossiers ayant un lien entre eux que dans les dossiers qui n’en ont pas.  Toutefois, la portée de la règle est limitée.  Elle s’applique uniquement lorsque les intérêts immédiats des clients s’opposent directement dans les dossiers où occupe l’avocat et elle s’applique uniquement aux intérêts juridiques, et non aux intérêts commerciaux ou stratégiques.  Elle ne peut être invoquée pour des raisons d’ordre tactique.  Elle ne s’applique pas lorsqu’il est déraisonnable pour un client de s’attendre à ce que le cabinet d’avocats n’agira pas contre lui dans des dossiers n’ayant aucun lien avec le sien. 

                    La conduite de McKercher tombait clairement sous le coup de la règle de la démarcation très nette.  Le CN et le groupe qui le poursuivait avaient des intérêts juridiques opposés; le CN n’a pas abusé tactiquement de la règle, et dans les circonstances, il était raisonnable pour le CN de s’attendre à ce que McKercher ne représente pas simultanément une partie qui la poursuivait pour 1,75 milliard de dollars.  Lorsqu’il a accepté le mandat du groupe visé dans le recours collectif sans avoir obtenu le consentement du CN, McKercher a contrevenu à la règle de la démarcation très nette.  Il a manqué à son devoir de dévouement en abandonnant les mandats que lui avait confiés le CN.  Il a manqué à son devoir de franchise en n’avisant pas le CN de son intention de représenter le groupe.  Toutefois, McKercher n’avait en sa possession aucun renseignement confidentiel pertinent susceptible de porter préjudice au CN dans ce recours collectif.

                    La déclaration d’inhabilité peut devenir nécessaire pour éviter le risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels, pour éviter le risque de représentation déficiente ou pour préserver la considération dont jouit l’administration de la justice.  La protection de la considération dont jouit l’administration de la justice constitue la seule préoccupation qui justifierait en l’espèce une déclaration d’inhabilité.  Bien qu’une violation de la règle de la démarcation très nette appelle normalement une déclaration d’inhabilité à occuper, les facteurs qui peuvent militer contre la déclaration d’inhabilité doivent être pris en considération.  Ces facteurs peuvent inclure (i) un comportement qui prive le plaignant de la possibilité de demander que l’avocat cesse d’occuper, par exemple s’il tarde à présenter la demande de déclaration d’inhabilité, (ii) une atteinte grave au droit du client éventuel de retenir les services de l’avocat de son choix, et la capacité de ce client de trouver un autre avocat, et (iii) le fait que le cabinet d’avocats a accepté en toute bonne foi le mandat à l’origine du conflit d’intérêts, en croyant raisonnablement que la représentation simultanée échappait à la portée de la règle de la démarcation très nette et des restrictions du barreau applicables.  Comme le juge de première instance n’a pas pu bénéficier des présents motifs, l’affaire devrait être renvoyée à la Cour du Banc de la Reine pour qu’elle détermine à nouveau la réparation appropriée.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : R. c. Neil, 2002 CSC 70, [2002] 3 R.C.S. 631; Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; Cholmondeley c. Clinton (1815), 19 Ves. Jun. 261, 34 E.R. 515; Bricheno c. Thorp (1821), Jacob 300, 37 E.R. 864; Taylor c. Blacklow (1836), 3 Bing. (N.C.) 235, 132 E.R. 401; Rakusen c. Ellis, [1912] 1 Ch. 831; Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177; Bolkiah c. KPMG, [1999] 2 A.C. 222; Moffat c. Wetstein (1996), 29 O.R. (3d) 371; Canadian Pacific Railway c. Aikins, MacAulay & Thorvaldson (1998), 23 C.P.C. (4th) 55; De Beers Canada Inc. c. Shore Gold Inc., 2006 SKQB 101, 278 Sask. R. 171; Toddglen Construction Ltd. c. Concord Adex Developments Corp. (2004), 34 C.L.R. (3d) 111.

Doctrine et autres documents cités

American Law Institute.  Restatement of the Law, Third : The Law Governing Lawyers, vol. 2.  St. Paul, Minn. : American Law Institute Publishers, 2000.

Barreau du Haut‑Canada.  Code de déontologie, mis à jour le 24 janvier 2013, règle 2.02(6.1), (6.2) (en ligne : http://www.lsuc.on.ca).

Dodek, Adam.  « Conflicted Identities : The Battle over the Duty of Loyalty in Canada » (2011), 14 Legal Ethics 193.

Law Society of Alberta.  Code of Conduct, version 2013_V1, r. 2.01(2), Commentary (online : http://www.lawsocietyalberta.com).

Law Society of Saskatchewan.  Code of Professional Conduct.  Regina : The Society, 1991 (online : http://www.lawsociety.sk.ca).

Nightingale, J.  Report of the Proceedings before the House of Lords, on a Bill of Pains and Penalties against Her Majesty, Caroline Amelia Elizabeth, Queen of Great Britain, and Consort of King George the Fourth, vol. II.  London : J. Robins, 1821.

Nova Scotia Barristers’ Society.  Code of Professional Conduct, updated February 22, 2013, rr. 3.2‑1A, 7.2‑6A (online : http://nsbs.org).

Waters’ Law of Trusts in Canada, 4th ed. by Donovan W. M. Waters, Mark R. Gillen and Lionel D. Smith, eds.  Toronto : Carswell, 2012.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (les juges Lane, Ottenbreit et Caldwell), 2011 SKCA 108, 375 Sask. R. 218, 340 D.L.R. (4th) 402, [2012] 1 W.W.R. 251, 9 C.P.C. (7th) 292, 525 W.A.C. 218, [2011] S.J. No. 589 (QL), 2011 CarswellSask 625, qui a infirmé une décision du juge Popescul, 2009 SKQB 369, 344 Sask. R. 3, [2009] 12 W.W.R. 157, 77 C.P.C. (6th) 24, [2009] S.J. No. 549 (QL), 2009 CarswellSask 610 (sub nom. Wallace c. Canadian Pacific Railway).  Pourvoi accueilli.

                    Douglas C. Hodson, c.r., Vanessa Monar Enweani et C. Ryan Lepage, pour l’appelante.

                    Gavin MacKenzie et Lauren Wihak, pour les intimés.

                    Malcolm M. Mercer, Eric S. Block et Brendan Brammall, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.

                    John J. L. Hunter, c.r., et Stanley Martin, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

[1]                              La Juge en chef — Un cabinet d’avocats peut‑il accepter le mandat d’agir contre un de ses clients actuels dans une affaire sans lien avec les dossiers en cours de ce client?  Plus précisément, un cabinet d’avocats peut‑il poursuivre son client actuel pour le compte d’un autre client?  Dans la négative, quels recours s’offrent au client poursuivi par son avocat?  Telles sont les questions que soulève le présent pourvoi.

I.     Contexte

[2]                              McKercher LLP (« McKercher ») est un grand cabinet d’avocats en Saskatchewan.  La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (« CN ») a retenu les services de McKercher qui la représente dans divers dossiers.  À la fin de 2008, McKercher représentait le CN dans trois dossiers en cours : une réclamation pour préjudice corporel relative à des blessures subies par des enfants dans une gare de triage, l’acquisition d’un immeuble et une affaire de séquestre où le CN était créancier.  De plus, deux des associés de McKercher étaient habilités par procuration à recevoir la signification d’actes de procédure au nom du CN en Saskatchewan. 

[3]                              À la même époque, le cabinet McKercher a accepté de Gordon Wallace le mandat d’intenter contre le CN un recours collectif de 1,75 milliard de dollars fondé sur l’allégation que le CN avait illégalement surfacturé le transport du grain aux agriculteurs de l’Ouest canadien.  Nul ne conteste en appel que le recours intenté par M. Wallace n’avait aucun lien factuel ou juridique avec les mandats en cours que le CN avait confiés à McKercher.

[4]                              Le cabinet McKercher n’a pas informé le CN de son intention d’accepter le mandat de M. Wallace.  Le CN ne l’a appris que lorsque la déclaration lui a été signifiée le 9 janvier 2009.  Entre le 5 décembre 2008 et le 15 janvier 2009, des associés de McKercher se sont hâtés d’abandonner les mandats du CN, sauf le mandat relatif à l’achat d’un immeuble, auquel le CN a mis fin lui‑même.

[5]                              Après avoir reçu la déclaration, le CN a demandé une ordonnance écartant McKercher en tant que procureur au dossier de M. Wallace dans le recours collectif intenté contre le CN.  Ce dernier soutenait que le cabinet McKercher avait manqué à son devoir de loyauté envers le CN en se plaçant en situation de conflit d’intérêts, qu’il avait irrégulièrement abandonné les mandats en cours que lui avait confiés le CN, et qu’il pourrait utiliser à mauvais escient des renseignements confidentiels obtenus dans le cadre de la relation avocat‑client.

[6]                              Le juge de première instance a accueilli la demande et déclaré McKercher inhabile à occuper dans l’instance introduite par M. Wallace : 2009 SKQB 369, 344 Sask. R. 3.  Il a conclu que le cabinet avait manqué à son devoir de loyauté envers le CN et s’était placé en situation de conflit d’intérêts en acceptant le mandat de M. Wallace alors qu’il s’occupait d’autres dossiers pour le compte du CN.  Selon le juge, la capacité du cabinet McKercher de représenter le CN dans les mandats en cours était sérieusement compromise en raison du sentiment de trahison normal qu’éprouvait le CN.  En outre, McKercher avait acquis une connaissance particulière des forces, faiblesses et attitudes du CN envers les litiges.  Ces connaissances constituaient des renseignements confidentiels pertinents.  Le juge a conclu qu’en raison du manquement de McKercher à son devoir de loyauté envers le CN et des renseignements confidentiels pertinents dont il disposait, l’inhabilité de McKercher à occuper dans le recours intenté par M. Wallace constituait une réparation appropriée.

[7]                              La Cour d’appel a infirmé l’ordonnance du juge de première instance déclarant McKercher inhabile à occuper : 2011 SKCA 108, 375 Sask. R. 218.  Elle a jugé qu’une connaissance générale des forces et faiblesses du CN en matière contentieuse n’équivalait pas à la possession de renseignements confidentiels pertinents justifiant l’inhabilité à occuper.  Elle a en outre conclu que McKercher n’avait pas manqué à son devoir de loyauté en acceptant de représenter en même temps M. Wallace.  Le CN, une société d’envergure, ne se trouvait pas en situation de vulnérabilité ou de dépendance vis‑à‑vis de McKercher.  On pouvait donc inférer que le CN consentait implicitement à ce que McKercher représente une partie opposée dans d’autres affaires juridiques n’ayant aucun lien avec ses dossiers en cours.  La Cour d’appel a toutefois estimé que McKercher avait manqué à son devoir de loyauté envers le CN en mettant fin péremptoirement à la relation avocat‑client dans les dossiers en cours que le CN lui avait confiés.  Néanmoins, l’inhabilité à occuper ne constituait pas une réparation appropriée en l’espèce puisque le fait que McKercher continue de représenter M. Wallace ne risquait pas de porter préjudice au CN.  En fait, toute possibilité de causer un préjudice a effectivement disparu lorsque la relation avocat‑client a pris fin.

[8]                              En l’espèce, notre Cour doit examiner le devoir de loyauté de l’avocat envers son client, et tout particulièrement son obligation d’éviter les conflits d’intérêts.  Comme nous l’avons décidé dans R. c. Neil, 2002 CSC 70, [2002] 3 R.C.S. 631, la « ligne de démarcation très nette » est tracée par la règle générale interdisant à l’avocat et, par extension, au cabinet d’avocats, de représenter simultanément des clients aux intérêts opposés sans avoir obtenu leur consentement — que leurs dossiers aient ou non un lien entre eux : par. 29.  Toutefois, lorsque cette « règle de la démarcation très nette » ne s’applique pas, il faut se demander si la représentation simultanée de parties opposées pose un « risque sérieux que les intérêts personnels de l’avocat ou ses devoirs envers un autre client actuel, un ancien client ou une tierce personne nuisent de façon appréciable à la représentation du client par l’avocat » : Neil, par. 31.  Le pourvoi concerne la portée de la règle de la démarcation très nette : cette règle s’appliquait‑elle à la représentation simultanée du CN et de M. Wallace par McKercher?  Ou le critère applicable consiste‑t‑il plutôt à décider si leur représentation simultanée par le même cabinet d’avocats a créé un risque substantiel de représentation déficiente?

[9]                              Dans les présents motifs, je conclus que la représentation simultanée du CN et de M. Wallace par McKercher tombait clairement sous le coup de la règle de la démarcation très nette.  Cette règle s’applique en raison des faits de l’espèce : le CN et M. Wallace avaient des intérêts juridiques opposés; le CN n’a pas tenté d’abuser tactiquement de la règle et, dans les circonstances, il était raisonnable pour le CN de s’attendre à ce que McKercher ne représente pas simultanément une partie qui la poursuivait pour 1,75 milliard de dollars.  McKercher a contrevenu à la règle de la démarcation très nette lorsqu’il a accepté, sans avoir obtenu le consentement du CN, de représenter M. Wallace alors qu’il représentait déjà le CN.

[10]                          En plus de devoir éviter les conflits d’intérêts, un cabinet d’avocats est tenu de se dévouer à la cause de son client, ce qui l’empêche de laisser tomber un client de façon expéditive et inattendue afin de contourner les règles relatives au conflit d’intérêts, et il a un devoir de franchise qui l’oblige à informer son client actuel de toutes les questions relatives au mandat.  Je conclus que McKercher a manqué à son devoir de dévouement à la cause de son client en abandonnant les mandats en cours que lui avait confiés le CN, de même qu’à son devoir de franchise envers son client en n’avisant pas le CN de son intention d’accepter le mandat de M. Wallace.  Toutefois, McKercher n’avait en sa possession aucun renseignement confidentiel pertinent susceptible de porter préjudice au CN.

[11]                          Concernant la réparation appropriée à l’égard des manquements de McKercher, je conclus que la protection de la considération dont jouit l’administration de la justice constitue la seule préoccupation qui justifierait en l’espèce une déclaration d’inhabilité à occuper.  Une violation de la règle de la démarcation très nette appelle normalement une déclaration d’inhabilité à occuper, et ce, même s’il est mis fin à la relation avocat‑client après le manquement.  Toutefois, certains facteurs peuvent militer contre la déclaration d’inhabilité à occuper, et ces facteurs doivent être pris en considération.  Puisque le juge saisi de la requête ne pouvait bénéficier des présents motifs, je suis d’avis de renvoyer l’affaire à la Cour du Banc de la Reine pour réexamen conformément à ceux‑ci.

II.    Questions en litige

[12]                          Le pourvoi soulève les questions suivantes :

A.     Le rôle des tribunaux dans la résolution des conflits d’intérêts

B.     Les principes pertinents

C.     L’application des principes

D.     La réparation à accorder

III.    Analyse

A.    Le rôle des tribunaux dans la résolution des conflits d’intérêts

[13]                          Les tribunaux investis d’une compétence inhérente disposent du pouvoir de surveiller la conduite des litiges dont ils sont saisis.  Les avocats sont des auxiliaires de justice et sont tenus, dans l’exercice de leurs activités, de suivre les instructions du tribunal.  Lorsque la représentation d’un client en particulier par un avocat dans une instance soulève des questions, il appartient au tribunal de trancher ces questions.  Dans l’exercice de leur pouvoir de surveillance à l’endroit des avocats, les tribunaux ont habituellement pour objectif d’éviter tout préjudice aux clients et de préserver la considération dont jouit l’administration de la justice, mais pas de punir les avocats ou de leur imposer des sanctions disciplinaires. 

[14]                          En plus de superviser le déroulement des instances, les tribunaux développent les principes en matière fiduciaire qui régissent les obligations de l’avocat envers son client.  Par exemple, les tribunaux se sont souvent penchés sur le secret professionnel de l’avocat.

[15]                          Il ne faut pas confondre le pouvoir inhérent à tout tribunal de résoudre les conflits d’intérêts dans les affaires qui lui sont soumises et les pouvoirs que les législateurs confèrent aux barreaux d’établir des règles applicables à leurs membres, qui forment une profession autonome : Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235, p. 1244.  Les règles du barreau se veulent des règles générales applicables à tous les membres pour assurer l’éthique professionnelle, protéger le public et imposer des sanctions disciplinaires aux avocats qui enfreignent les règles — en bref, ces règles assurent le bon encadrement de la profession.

[16]                          Les tribunaux et les barreaux participent au règlement des questions qui se rapportent aux conflits d’intérêts — du point de vue de la bonne administration de la justice dans le cas des tribunaux, et pour les barreaux, du point de vue du bon encadrement de la profession : voir R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331.  Dans l’exercice de ces pouvoirs respectifs, chacun d’eux peut, avec raison, tenir compte des avis de l’autre.  Toutefois, chacun doit s’acquitter de la fonction qui lui est propre.  Rien n’empêche les barreaux d’établir des règles plus strictes que celles appliquées par les tribunaux dans l’exercice de leur fonction de surveillance.  Les tribunaux ne sont pas non plus tenus, dans l’exercice de cette fonction de surveillance, de respecter à la lettre les règles du barreau, bien que « les normes exposées dans un [. . .] code [de déontologie] [. . .] doivent être considérées comme un important énoncé de principes » : Martin, p. 1246.

[17]                          Ces dernières années, l’Association du Barreau canadien et la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada ont œuvré à l’établissement de règles communes en matière de conflits d’intérêts applicables partout au Canada, mais elles ne sont pas parvenues à s’entendre sur le contenu précis de ces règles : voir, par exemple, A. Dodek, « Conflicted Identities : The Battle over the Duty of Loyalty in Canada » (2011), 14 Legal Ethics 193.  Ce débat s’est poursuivi devant nous, chacune de ces intervenantes demandant à notre Cour de se rallier à son point de vue.  Notre Cour tient compte à juste titre des avis exprimés, mais il ne lui appartient pas d’animer le débat.  Elle doit plutôt s’acquitter de la tâche plus humble de déterminer les principes qui doivent s’appliquer dans un cas comme celui qui nous occupe, et ce, dans l’optique de ce que requiert la bonne administration de la justice.

[18]                          C’est sur cette toile de fond que je me penche maintenant sur les principes applicables en l’espèce.

B.    Les principes pertinents

[19]                          L’avocat et, par extension, le cabinet d’avocats, ont envers leurs clients un devoir de loyauté qui comporte les trois aspects principaux suivants : (1) le devoir d’éviter les conflits d’intérêts; (2) le devoir de dévouement à la cause du client; (3) le devoir de franchise : Neil, par. 19.  J’examinerai tour à tour chacun d’eux.

                    1.     Éviter les conflits d’intérêts

                    a)     Les origines anglaises

[20]                          Au Canada, le droit des conflits d’intérêts appliqué par les tribunaux repose sur des précédents qui trouvent leur source dans la jurisprudence anglaise.  On cherchait par tradition à éviter que les clients subissent un préjudice du fait qu’un avocat représente — en même temps ou consécutivement — des parties aux intérêts opposés.  L’avocat n’était déclaré inhabile à occuper que dans les cas où il existait un véritable risque de préjudice pour le client plutôt qu’une possibilité théorique de préjudice : voir, par exemple, Cholmondeley c. Clinton (1815), 19 Ves. Jun. 261, 34 E.R. 515; Bricheno c. Thorp (1821), Jacob 300, 37 E.R. 864; Taylor c. Blacklow (1836), 3 Bing. (N.C.) 235, 132 E.R. 401.  Cette règle n’était pas absolue et ne constituait pas une « démarcation très nette »; il s’agissait d’une règle pragmatique.  Les tribunaux examinaient les circonstances propres à chaque affaire et cherchaient à déterminer si l’on pouvait conclure de façon réaliste que le client subirait un quelconque préjudice.  L’affirmation suivante du lord juge Fletcher Moulton dans Rakusen c. Ellis, [1912] 1 Ch. 831 (C.A.), saisit l’essence de l’approche adoptée dans la jurisprudence anglaise :

                    [traduction]  En règle générale, le tribunal n’interviendra pas, sauf si un préjudice est prévu avec raison.  [. . .] [E]n cas de probabilité de préjudice telle que le tribunal estime, dans l’exercice de son devoir de pondérer la norme exigeante de conduite qu’il impose à ses auxiliaires et les nécessités pratiques de la vie, qu’il devrait intervenir, il doit le faire et interdire à un avocat d’occuper pour un client.  En l’espèce, il n’y a pas la moindre probabilité raisonnable de préjudice.  [p. 841]

                    b)       Le critère de l’arrêt Martin : une analyse axée sur le risque de préjudice et la pondération des valeurs

[21]                          Dans l’arrêt Martin, notre Cour (sous la plume du juge Sopinka) a adopté l’objectif de la jurisprudence anglaise de soustraire le client au risque véritable de préjudice, mais elle s’est dissociée de certaines décisions anglaises quant au degré précis de risque qui devrait commander l’application de la règle en matière de conflits d’intérêts.  Dans l’affaire Martin, il s’agissait de savoir si un cabinet d’avocats devait être déclaré inhabile à agir contre une partie parce qu’une avocate de ce cabinet avait appris des faits confidentiels pertinents dans l’exercice de ses fonctions pour le compte de cette partie.  Comme je l’expliquerai davantage plus loin, la Cour a décidé qu’un cabinet d’avocats ne peut être déclaré inhabile à occuper, sauf s’il existe un risque de préjudice pour le client, bien que ce dernier bénéficie, dans certains cas, d’une présomption de risque de préjudice : p. 1260‑1261. 

[22]                          En plus de conserver l’accent sur le risque de préjudice pour le client, la Cour a conclu dans Martin qu’une règle efficace et équitable en matière de conflits d’intérêts doit établir un juste équilibre entre des valeurs opposées.  D’un côté, il y a la haute considération dont jouissent la profession d’avocat et l’administration de la justice.  De l’autre, il y a l’importance de laisser au client le choix de son avocat, et de permettre une mobilité raisonnable au sein de cette profession.  Il faut mettre en balance les réalités des grands cabinets d’avocats et des parties qui choisissent l’un d’entre eux.  À l’instar des tribunaux anglais, la Cour a refusé d’approuver des règles générales qui ne tiennent pas compte du contexte en présence.

                    c)     Les types de préjudice visés par les règles en matière de conflits d’intérêts

[23]                          Le droit relatif aux conflits d’intérêts cible surtout deux types de préjudice : celui découlant de l’utilisation à mauvais escient, par l’avocat, des renseignements confidentiels qu’il a obtenus d’un client; et celui causé lorsque l’avocat « met une sourdine » à la représentation de son client dans ses propres intérêts, ceux d’un autre client ou ceux d’un tiers.  Pour ce qui est de ces préoccupations, le droit établit une distinction entre les anciens clients et les clients actuels.  Le principal devoir de l’avocat envers un ancien client est de s’abstenir d’utiliser à mauvais escient des renseignements confidentiels.  Quant au client actuel qu’il représente toujours, l’avocat ne doit ni utiliser à mauvais escient des renseignements confidentiels, ni se placer dans une situation où sa représentation efficace est compromise.  J’examinerai tour à tour chacun de ces aspects de la règle applicable aux conflits d’intérêts.

                    d)    Les renseignements confidentiels

[24]                          La prévention de l’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels constitue la première considération importante visée par le devoir d’éviter les conflits d’intérêts.  Ce devoir renforce le devoir de confidentialité de l’avocat — un devoir distinct — en prévenant les situations comportant un risque élevé de manquement à la confidentialité.  Un avocat ne peut agir dans un dossier dans lequel il peut utiliser des renseignements confidentiels obtenus d’un ancien client ou d’un client actuel au détriment de ce client.  On applique un critère à deux volets pour déterminer si le nouveau dossier placera l’avocat en situation de conflit d’intérêts : (1) L’avocat a‑t‑il appris des faits confidentiels, grâce à des rapports antérieurs d’avocat à client, qui concernent l’objet du litige?  (2) Y a‑t‑il un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client? : Martin, p. 1260.  L’existence d’une « connexité suffisante » entre le nouveau mandat de l’avocat et les dossiers auxquels il a travaillé pour le compte de l’ancien client fait intervenir une présomption réfutable que l’avocat dispose de renseignements confidentiels susceptibles de causer un préjudice : p. 1260.

                    e)     La représentation efficace

[25]                          Selon la deuxième considération importante, qui concerne les clients actuels, l’avocat doit être un représentant efficace — il doit défendre avec zèle les intérêts de son client.  L’avocat doit éviter [traduction] « de se trouver dans une situation où l’on ne sait jamais s’il s’est acquitté de son obligation fiduciaire d’agir dans ce qui lui semble être l’intérêt » de son client : D. W. M. Waters, M. R. Gillen et L. D. Smith, dir., Waters’ Law of Trusts in Canada (4e éd. 2012), p. 968.  Suivant le propos de lord Brougham, cité à maintes reprises, [traduction] « l’avocat, dans l’accomplissement de son devoir, ne connaît qu’une personne au monde et cette personne est son client » : Trial of Queen Caroline (1821), par J. Nightingale, vol. II, The Defence, partie I, p. 8.

[26]                          La représentation efficace peut être compromise lorsque l’avocat est tenté de privilégier des intérêts autres que ceux de son client : ses propres intérêts, ceux d’un autre client actuel, d’un ancien client ou d’un tiers : Neil, par. 31.  Le pourvoi qui nous occupe porte sur le risque qui se pose pour la représentation efficace lorsqu’un avocat occupe en même temps dans différents dossiers pour des clients dont les intérêts immédiats s’opposent directement dans ces mêmes dossiers.  Notre Cour a décidé que la représentation simultanée de clients aux intérêts opposés est frappée d’une interdiction claire : la règle de la démarcation très nette.

                    f)     La règle de la démarcation très nette

[27]                          Notre Cour (sous la plume du juge Binnie) a affirmé dans Neil qu’un avocat ne saurait représenter un client dans un dossier tout en représentant l’adversaire de ce client dans un autre dossier, sauf si les deux clients y consentent de manière éclairée.  Le juge Binnie a formulé ainsi cette règle :

                    Cette ligne de démarcation très nette est tracée par la règle générale interdisant à un avocat de représenter un client dont les intérêts sont directement opposés aux intérêts immédiats d’un autre client actuel — même si les deux mandats n’ont aucun rapport entre eux — à moins que les deux clients n’y aient consenti après avoir été pleinement informés (et de préférence après avoir obtenu des avis juridiques indépendants) et que l’avocat ou l’avocate estime raisonnablement pouvoir représenter chaque client sans nuire à l’autre.  [Italiques dans l’original; par. 29]

[28]                          La règle s’applique expressément aux dossiers ayant un lien entre eux et à ceux qui n’en ont pas.  On peut soutenir qu’il n’est pas justifié d’interdire totalement la représentation simultanée de parties adverses dans des dossiers n’ayant aucun lien entre eux en l’absence d’une véritable possibilité de conflit entre les devoirs que l’avocat a concrètement envers chacun des clients.  Cette règle présente toutefois plusieurs avantages.  Elle est claire.  Elle reconnaît qu’il est difficile — et souvent impossible — pour l’avocat ou le cabinet d’avocats de cloisonner nettement les intérêts fondamentalement opposés de différents clients.  Enfin, cette règle s’accorde avec le fait que la relation avocat‑client repose sur la confiance.  Le fait est que [traduction] « la foi du client dans la loyauté de l’avocat envers ses intérêts sera sérieusement ébranlée dès lors que l’avocat doit faire preuve de loyauté envers un autre client aux intérêts sensiblement opposés » : Restatement of the Law, Third : The Law Governing Lawyers (2000), vol. 2, § 128(2), p. 339.

[29]                          Les parties et les intervenantes en l’espèce ne s’entendent pas sur la teneur de la règle de la démarcation très nette.  Divers arguments ont été avancés : la règle de la démarcation très nette n’est qu’une présomption réfutable de conflit; elle ne s’applique pas si les dossiers n’ont aucun lien entre eux; elle commande une pondération de divers facteurs circonstanciels qui peuvent donner lieu à un conflit.  Il faut rejeter ces prétentions.  Si elle s’applique, la règle de la démarcation très nette interdit la représentation simultanée de clients.  Elle ne suppose pas la prise en compte d’autres considérations.  Comme l’a dit le juge Binnie dans Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177, « [l]a règle de la “démarcation très nette” est le fruit de la mise en balance d’intérêts et non un mécanisme qui donne ouverture à une autre mise en balance interne » : par. 51.  Transformer cette règle en une présomption réfutable ou en un exercice de mise en balance reviendrait à infirmer les arrêts Neil et Strother.  Je ne suis pas convaincue qu’il convienne en l’espèce de déroger au respect des précédents.

[30]                          La règle de la démarcation très nette n’est toutefois pas une règle d’application illimitée.  La portée de la règle constitue la véritable question qui se pose en l’espèce et j’aborde maintenant cette question.

                    g)    La portée de la règle de la démarcation très nette

[31]                          Selon la règle de la démarcation très nette, un cabinet d’avocats ne peut occuper pour un client dont les intérêts s’opposent à ceux d’un autre client actuel, sauf si les deux clients y consentent.  La règle s’applique peu importe que les dossiers des clients aient ou non un lien entre eux.  Cette règle repose sur [traduction] « l’inévitable conflit d’intérêts inhérent » à certains cas de représentation simultanée : Bolkiah c. KPMG, [1999] 2 A.C. 222 (H.L.), p. 235, cité dans Neil, par. 27.  Elle traduit l’essentiel du devoir de loyauté qu’assume le fiduciaire : [traduction] « . . . un fiduciaire ne peut agir en même temps à la fois pour et contre un même client, et son cabinet n’est pas en meilleure position » : Bolkiah, p. 234.

[32]                          Toutefois, les arrêts Neil et Strother indiquent clairement que cette règle n’a pas une portée illimitée.  Elle s’applique lorsque les intérêts juridiques immédiats des clients s’opposent directement.  Son application ne vise pas à sanctionner les abus tactiques.  Et elle ne s’applique pas dans les cas où il est déraisonnable de s’attendre à ce que l’avocat ne représente pas simultanément des parties adverses dans des dossiers juridiques n’ayant aucun lien entre eux.  Les arrêts Neil et Strother illustrent l’application limitée de la règle.  Notre Cour a conclu que la règle de la démarcation très nette ne s’appliquait pas aux faits de ces deux affaires, et s’est plutôt demandé s’il existait un risque substantiel de représentation déficiente : Neil, par. 31; Strother, par. 54.

[33]                          Premièrement, la règle de la démarcation très nette s’applique uniquement lorsque les intérêts immédiats des clients s’opposent directement dans les dossiers où occupe l’avocat.  Dans l’affaire Neil, un cabinet d’avocats représentait simultanément M. Neil dans un procès criminel et Mme Lambert dans une instance de divorce alors qu’il était prévisible que Mme Lambert deviendrait éventuellement la coaccusée de M. Neil dans le procès criminel.  L’avocat de Mme Lambert dans l’instance de divorce a commencé à recueillir des renseignements qu’il pourrait éventuellement utiliser contre M. Neil.  En outre, le cabinet d’avocats a incité un autre de ses clients, M. Doblanko, à signaler aux policiers des actes criminels commis par M. Neil.  L’objectif consistait à présenter une « défense traîtresse » en faveur de Mme Lambert dans l’instance pénale en dépeignant celle‑ci comme une personne innocente qui avait été dupée et manipulée par M. Neil.

[34]                          Notre Cour n’a pas appliqué la règle de la démarcation très nette aux faits de l’affaire Neil en raison de la nature du conflit.  Ni M. Neil et Mme Lambert, ni MM. Neil et Doblanko n’étaient des adversaires directs dans les dossiers juridiques où le cabinet d’avocats les représentait.  M. Neil n’était partie ni au divorce de Mme Lambert, ni à une procédure à laquelle avait participé M. Doblanko.  Les intérêts s’opposaient indirectement : cette opposition découlait du lien stratégique entre les dossiers plutôt que d’une confrontation directe entre M. Neil et Mme Lambert ou M. Doblanko dans l’un ou l’autre de ces dossiers.

[35]                          Deuxièmement, la règle de la démarcation très nette ne s’applique que dans le cas de clients aux intérêts juridiques opposés.  Elle s’applique principalement dans les instances civiles et criminelles.  Les arrêts Neil et Strother font ressortir cette limite.  Les intérêts en jeu dans Neil étaient de nature stratégique plutôt que juridique.  Ils étaient d’ordre commercial dans Strother :

                    . . . les principes applicables en matière de conflit d’intérêts n’empêchent généralement pas un cabinet d’avocats ou un avocat de représenter simultanément différents clients qui œuvrent dans le même secteur d’activités ou qui se font concurrence. . .

                             Les « intérêts » respectifs des clients qui requièrent la protection du devoir de loyauté concernent la pratique du droit et non la prospérité commerciale.  En l’espèce, la présumée « opposition » entre des clients concurrents portait sur des questions commerciales.  [par. 54-55, le juge Binnie]

[36]                          Troisièmement, la règle de la démarcation très nette ne peut être invoquée avec succès par une partie qui cherche à en abuser.  Dans certaines circonstances, une partie peut chercher à invoquer cette règle d’une manière qui tient à des considérations de « tactique plutôt que de principe » : Neil, par. 28.  La possibilité d’abus tactiques est particulièrement élevée dans le cas de clients institutionnels qui font affaire avec de grands cabinets d’avocats nationaux.  En effet, ces clients ont les moyens de retenir les services d’un nombre important de cabinets, et le recours, par un de ces clients, aux services d’un seul associé dans une ville canadienne peut empêcher tous les autres avocats du cabinet au Canada d’agir contre lui.  Comme l’a fait remarquer le juge Binnie,

                    [e]n cette ère de cabinets d’envergure nationale et de roulement élevé des avocats, surtout aux niveaux inférieurs, il se peut que l’imposition d’exigences exagérées et inutiles quant à la loyauté envers le client, réparties entre un grand nombre de cabinets et d’avocats qui ne connaissent, en fait, aucunement le client ni ses affaires particulières, privilégie la forme au détriment du contenu et l’avantage tactique plutôt que la protection légitime.  [Je souligne; par. 15.]

Par conséquent, les clients qui créent volontairement des situations où la règle de la démarcation très nette entre en jeu pour priver des adversaires de leur choix d’un avocat renoncent au bénéfice de la règle.  En fait, les clients institutionnels ne devraient pas répartir leurs mandats parmi une multitude de grands cabinets d’avocats pour tenter délibérément de susciter des conflits d’intérêts.

[37]                          Enfin, la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas lorsqu’il est déraisonnable pour un client de s’attendre à ce que son cabinet d’avocats n’agisse pas contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien.  Dans Neil, le juge Binnie a donné l’exemple des « plaideurs d’habitude » dont on peut déduire le consentement à la représentation simultanée de clients aux intérêts juridiques opposés :

                           Dans des cas exceptionnels, il est possible de déduire qu’il y a eu consentement du client.  Ainsi, les gouvernements reconnaissent généralement que les avocats en cabinet privé qui les représentent au civil ou au criminel agiront contre eux dans le cadre d’affaires qui n’ont aucun rapport avec ces mandats; une position contraire adoptée dans un cas particulier pourra, selon les circonstances, être considérée comme liée à des considérations de tactique plutôt que de principe.  Les banques à charte, tout comme les entités qu’on pourrait qualifier de plaideurs d’habitude, peuvent faire preuve d’une ouverture d’esprit semblable dans des affaires qui sont si peu reliées entre elles que le risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels est inexistant.  Ces cas exceptionnels s’expliquent par la notion de consentement éclairé, exprès ou implicite.  [par. 28]

Dans certains cas, il n’est tout simplement pas raisonnable pour un client de prétendre qu’il s’attendait à ce que son cabinet d’avocats lui doive une loyauté sans partage et s’abstienne d’agir contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien.  Comme l’a mentionné le juge Binnie dans Neil, les situations de ce genre forment l’exception plutôt que la règle.  Il peut être utile de prendre en considération des facteurs comme la nature de la relation entre le cabinet d’avocats et son client, les modalités du mandat ainsi que les types de dossier en jeu pour décider s’il était raisonnable de s’attendre à ce que le cabinet d’avocats n’agisse pas contre le client dans des dossiers sans lien avec le sien.  En dernière analyse, les tribunaux doivent examiner cette question au cas par cas et écarter l’application de la règle de la démarcation très nette lorsqu’il apparaît qu’un client ne peut s’attendre raisonnablement à ce qu’elle s’applique.

                    h)    Le principe du risque sérieux

[38]                          En présence d’une situation qui échappe à la portée de la règle de la démarcation très nette pour l’une ou l’autre des raisons exposées précédemment, il faut se demander si la représentation simultanée de clients risque sérieusement de compromettre l’efficacité de la représentation du client par l’avocat.  La détermination de l’existence d’un conflit d’intérêts s’attache alors davantage au contexte et consiste à décider si la situation est [traduction] « susceptible d’exercer des pressions contradictoires sur le jugement » compte tenu de « la présence de facteurs qui peuvent raisonnablement être perçus comme influençant le jugement » : Waters, Gillen et Smith, p. 968.  De plus, il incombe au client d’établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un conflit d’intérêts — il n’y a une présomption de conflit d’intérêts que si la règle de la démarcation très nette s’applique.

                    i)     Les conséquences pratiques

[39]                          Le cabinet d’avocats auquel on demande d’agir contre son client actuel dans un dossier sans lien avec celui du client doit décider s’il contreviendrait à la règle de la démarcation très nette en acceptant le mandat.  Il doit se demander (i) si les intérêts juridiques immédiats du client éventuel s’opposent directement à ceux de son client actuel; (ii) si le client actuel a tenté de profiter tactiquement de la règle de la démarcation très nette; et (iii) si le client actuel peut raisonnablement s’attendre à ce que le cabinet d’avocats n’agira pas contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien.  Dans la plupart des cas, le fait d’agir simultanément pour et contre un même client dans des dossiers juridiques est contraire à la règle de la démarcation très nette, ce qui empêche par conséquent le cabinet d’avocats d’accepter le nouveau mandat, à moins que les clients concernés n’y consentent de manière éclairée.

[40]                          Si le cabinet d’avocats conclut que la règle de la démarcation très nette ne peut s’appliquer, il doit se demander si l’acceptation du nouveau mandat crée un risque substantiel de représentation déficiente.  Dans la négative, le cabinet d’avocats peut accepter le mandat.  Le client actuel qui ne partage pas l’avis de son cabinet d’avocats peut demander par requête au tribunal d’empêcher le cabinet de continuer à représenter la partie adverse.  Les tribunaux seront ainsi appelés à préciser davantage les limites de la règle de la démarcation très nette et à s’assurer que les avocats n’occupent pas dans des dossiers où ils ne peuvent exercer leur jugement professionnel sans être sujets à des pressions contradictoires.

                    j)     Résumé

[41]                          La règle de la démarcation très nette est précisément ce que son nom indique : une règle prévoyant une ligne de démarcation très nette.  Elle ne peut être réfutée ou autrement atténuée.  Elle s’applique à la représentation simultanée dans des dossiers ayant un lien entre eux et dans les dossiers qui n’en ont pas.  Toutefois, sa portée est limitée.  Elle s’applique uniquement lorsque les intérêts immédiats des clients s’opposent directement dans les dossiers où occupe l’avocat.  Elle s’applique uniquement aux intérêts juridiques, et non aux intérêts commerciaux ou stratégiques.  Elle ne peut être invoquée pour des raisons d’ordre tactique.  Et elle ne s’applique pas lorsqu’il est déraisonnable pour un client de s’attendre à ce que le cabinet d’avocats n’agira pas contre lui dans des dossiers n’ayant aucun lien avec le sien.  En présence d’une situation qui échappe à la portée de la règle, le critère applicable consiste à se demander s’il existe un risque sérieux que la représentation du client par l’avocat soit affectée de façon appréciable. 

[42]                          Je passe maintenant aux autres aspects du devoir de loyauté qui sont pertinents en l’espèce.

                    2.     Le devoir de dévouement à la cause du client

[43]                          Le devoir de dévouement est étroitement lié au devoir d’éviter les conflits d’intérêts.  En fait, l’avocat doit éviter les conflits d’intérêts justement pour être en mesure de rester dévoué à son client.  Ensemble, ces devoirs font en sorte « qu’une situation de loyauté partagée n’incite pas l’avocat à “mettre une sourdine” à la [représentation] de son client par souci d’en ménager un autre » : Neil, par. 19.

[44]                          Le devoir de dévouement empêche l’avocat de miner sa relation avec son client.  En règle générale, un avocat ou un cabinet d’avocats ne devraient pas laisser tomber de façon expéditive et inattendue un client simplement pour éviter des conflits d’intérêts avec des clients actuels ou de futurs clients.  Les règles du barreau peuvent toutefois prévoir différemment, par exemple en permettant aux cabinets d’avocats de cesser d’occuper dans un dossier en vertu d’un mandat à portée limitée : voir, par exemple, Barreau du Haut‑Canada, Code de déontologie (en ligne), règle 2.02 (6.1) et (6.2); Law Society of Alberta, Code of Conduct (en ligne), Commentary to r. 2.01(2); Nova Scotia Barristers’ Society, Code of Professional Conduct (en ligne), règles 3.2‑1A et 7.2‑6A.

                    3.     Le devoir de franchise

[45]                          L’avocat ou le cabinet d’avocats a un devoir de franchise envers son client, ce qui l’oblige à faire part à celui‑ci de tout facteur influant sur son aptitude à bien représenter le client.  Comme l’a mentionné le juge Binnie dans Strother, par. 55, « [c]e que l’avocat doit éviter de faire est de maintenir son client dans l’ignorance au sujet de questions qu’il sait pertinentes quant au mandat » (italiques omis).

[46]                          Par conséquent, l’avocat doit, en règle générale, informer son client actuel avant d’accepter un mandat qui l’obligera à agir contre ce client, même s’il juge que la situation échappe à la portée de la règle de la démarcation très nette.  Le client actuel peut à tout le moins estimer que sa relation avec son avocat s’est dégradée et vouloir retenir les services d’un autre avocat. 

[47]                          J’ajouterai ceci.  Il faut concilier le devoir de franchise de l’avocat envers son client actuel avec l’obligation de confidentialité de l’avocat envers un client éventuel.  Afin de divulguer à son client actuel tous les renseignements utiles, l’avocat doit d’abord obtenir du client éventuel qu’il consente à la divulgation de l’existence, de la nature et de la portée du nouveau mandat.  Si le client éventuel refuse de consentir à la divulgation de ces renseignements, l’avocat ne sera pas en mesure de remplir son devoir de franchise, et il doit donc refuser de représenter le client éventuel.

C.    L’application des principes

[48]                          Les trois devoirs qui découlent du devoir de loyauté de l’avocat sont en jeu en l’espèce : le devoir d’éviter les conflits d’intérêts, le devoir de dévouement à la cause du client et le devoir de franchise envers le client.  Je les examinerai l’un après l’autre.

                    1.     Le devoir d’éviter les conflits d’intérêts

[49]                          La question est de savoir si la règle de la démarcation très nette s’appliquait à la représentation simultanée du CN et de M. Wallace par McKercher.  Je conclus qu’elle s’y appliquait.

[50]                          La règle de la démarcation très nette empêche l’avocat de représenter simultanément des clients dont les intérêts juridiques immédiats s’opposent directement, sous réserve des limites examinées dans les présents motifs.  L’absence de lien juridique et factuel entre les mandats de M. Wallace et du CN n’empêchait pas l’application de la règle de la démarcation très nette.

[51]                          En l’espèce, la règle de la démarcation très nette est applicable.  Les intérêts immédiats du CN et de M. Wallace s’opposaient directement et étaient de nature juridique.  En effet, McKercher a aidé M. Wallace à intenter un recours collectif directement contre le CN.  En outre, aucun élément de preuve au dossier ne démontre que le CN cherche à utiliser la règle de la démarcation très nette pour des raisons tactiques.  Rien ne porte à croire que le CN répartit à dessein ses dossiers juridiques entre les cabinets d’avocats de la Saskatchewan afin d’empêcher M. Wallace ou d’autres personnes de retenir les services d’un bon avocat.  Le juge de première instance a accepté le témoignage de l’avocat général du CN et a conclu que le CN avait agi [traduction] « sur le fondement de principes, et non uniquement pour des raisons tactiques » : par. 62.  À mon avis, cette conclusion n’est entachée d’aucune erreur manifeste et dominante. 

[52]                          Enfin, il était raisonnable dans les circonstances que le CN s’attende à ce que McKercher ne représente pas M. Wallace.  Je partage les conclusions du juge de première instance à ce sujet :

                    [traduction]  L’avocat et le client entretenaient une relation de longue date.  Le CN a fait de McKercher son cabinet « de confiance ».  Même si le CN confiait également des dossiers juridiques à au moins deux autres cabinets d’avocats en Saskatchewan, j’accepte le témoignage de M. Chouc selon lequel le cabinet McKercher était le principal cabinet d’avocats du CN dans cette province.  [. . .] La poursuite vise l’obtention de dommages‑intérêts considérables du CN et une condamnation à des dommages‑intérêts majorés et punitifs, ce qui laisse entendre une certaine turpitude morale de la part du CN.  En somme, il est difficile d’imaginer une situation où l’élément de loyauté de la relation avocat‑client serait autant mise à mal.  [par. 56]

Autrement dit, il était raisonnable que le CN soit étonné et consterné lorsque son principal avocat en Saskatchewan l’a poursuivi pour 1,75 milliard de dollars.

[53]                          En conséquence, la règle de la démarcation très nette s’applique aux faits de l’espèce.  McKercher a enfreint cette règle et, par extension, a manqué à son devoir d’éviter les conflits d’intérêts lorsqu’il a accepté de représenter M. Wallace sans avoir obtenu d’abord le consentement éclairé du CN.

[54]                          Je ne peux cependant me rallier à la thèse voulant qu’il s’agisse d’une situation où existe également un risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels.  La prétention du CN selon laquelle McKercher a obtenu des renseignements confidentiels qui pourraient lui être utiles dans l’affaire Wallace — à savoir une connaissance générale de la philosophie du CN en matière contentieuse — ne résiste pas à l’examen.  Il ne suffit pas de [traduction] « simplement affirmer que la relation passée a renseigné l’avocat sur [. . .] la philosophie du client en matière contentieuse » : Moffat c. Wetstein (1996), 29 O.R. (3d) 371 (Div. gén.), p. 401.  [traduction] « Il y a une différence entre disposer de renseignements sur l’affaire en cause et connaître la philosophie d’entreprise » d’un ancien client : Canadian Pacific Railway c. Aikins, MacAulay & Thorvaldson (1998), 23 C.P.C. (4th) 55 (C.A. Man.), par. 26.  Il faut que les renseignements puissent être utilisés contre le client de façon concrète.  En l’espèce, les dossiers relatifs à la vente d’un immeuble, à l’insolvabilité et au préjudice corporel confiés à McKercher n’avaient absolument aucun rapport avec l’action intentée par M. Wallace, et le CN n’est pas parvenu à démontrer que ces dossiers ou d’autres dossiers confiés à McKercher auraient permis la communication de renseignements confidentiels pertinents susceptibles d’être utilisés contre le CN.

                    2.     Le devoir de dévouement à la cause du client

[55]                          Le devoir de dévouement à la cause du client suppose qu’un cabinet d’avocats ne doit pas résilier un mandat de façon expéditive et inattendue afin de contourner les règles relatives aux conflits d’intérêts.  Le cabinet McKercher s’était engagé à faire preuve de loyauté envers le CN dans les dossiers de préjudice corporel, d’achat d’un immeuble et de séquestre.  Il était tenu de mener à bien ces mandats, à moins que son client ne l’en libère ou n’agisse d’une façon qui donne à McKercher une raison d’y mettre fin.  McKercher a manqué à son devoir de dévouement envers les causes de CN en résiliant les mandats que le CN lui avait confiés relativement à deux de ces dossiers.  Il est clair qu’un cabinet d’avocats ne peut tenter de se dérober à son devoir de loyauté envers un client en mettant fin à sa relation avec lui : De Beers Canada Inc. c. Shore Gold Inc., 2006 SKQB 101, 278 Sask. R. 171, par. 17; Toddglen Construction Ltd. c. Concord Adex Developments Corp. (2004), 34 C.L.R. (3d) 111 (C.S.J. Ont., le protonotaire Sandler).

[56]                          La conclusion sur ce point prend appui sur l’obligation imposée à McKercher par le barreau dont il relève de ne pas retirer ses services à un client sans motif valable et sans lui donner un préavis suffisant : voir les règles de déontologie applicables à l’époque en cause, Law Society of Saskatchewan, Code of Professional Conduct (1991), ch. XII, p. 47.  Le désir d’accepter un éventuel mandat potentiellement très profitable ne constituait pas une raison valable de priver le CN de ses services.

                    3.     Le devoir de franchise

[57]                          Le cabinet McKercher a manqué à son devoir de franchise envers le CN en n’informant pas le CN de son intention d’accepter le mandat de M. Wallace.

[58]                          Il convient de le répéter : un avocat ne doit pas « maintenir son client dans l’ignorance au sujet de questions qu’il sait pertinentes quant au mandat » : Strother, par. 55.  Comme nous l’avons vu, il faut interpréter largement cette règle pour donner au client l’occasion de juger lui‑même si la représentation simultanée proposée risque d’être préjudiciable à ses intérêts et de prendre les mesures qui s’imposent le cas échéant.

[59]                          Le CN aurait dû se voir offrir la possibilité de jauger l’intention de McKercher de représenter M. Wallace et de prendre une décision opportune en conséquence — résilier ses mandats en cours, les maintenir ou prendre une autre mesure.  Au lieu de cela, le CN n’a appris qu’à la réception d’une déclaration qu’il était poursuivi par son propre avocat.  C’est justement les situations de ce genre que le devoir de franchise vise à éviter. 

D.    La réparation à accorder

[60]                          J’ai conclu que McKercher s’était placé en situation de conflit d’intérêts en acceptant le mandat de M. Wallace et qu’il avait manqué à ses devoirs de dévouement et de franchise envers le CN.  La question est de savoir si McKercher devrait être déclaré inhabile à représenter les demandeurs membres du groupe de M. Wallace parce qu’en acceptant le mandat de M. Wallace, McKercher a manqué à son obligation de loyauté envers le CN.

[61]                          Comme nous l’avons vu, les tribunaux, dans l’exercice de leur pouvoir de surveillance à l’égard de l’administration de la justice, ont compétence inhérente pour interdire à un cabinet d’avocats d’occuper dans un litige en instance.  La déclaration d’inhabilité peut devenir nécessaire (1) pour éviter le risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels, (2) pour éviter le risque de représentation déficiente et (3) pour préserver la considération dont jouit l’administration de la justice.

[62]                          S’il est nécessaire d’empêcher l’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels en vertu du test élaboré dans l’arrêt Martin, la déclaration d’inhabilité à occuper est généralement la seule réparation appropriée, si l’on ne peut recourir à des mécanismes prévus par les règles du barreau pour écarter ce risque.  De même, si l’on appréhende un risque de représentation déficiente au sens du test élaboré dans les présents motifs, la déclaration d’inhabilité s’imposera normalement si le cabinet d’avocats continue d’occuper simultanément pour les deux clients.

[63]                          Troisièmement, la déclaration d’inhabilité peut servir à protéger l’intégrité et la considération dont jouit l’administration de la justice.  La déclaration d’inhabilité peut s’avérer nécessaire pour indiquer clairement que les tribunaux n’acceptent pas la conduite déloyale que constitue le manquement du cabinet d’avocats; elle protégerait ainsi la confiance du public envers les avocats et dissuaderait les autres cabinets d’agir de même.

[64]                          Au moment de déterminer si la déclaration d’inhabilité s’impose pour cette raison, il faut tenir compte de toutes les circonstances pertinentes.  D’une part, le fait pour un avocat d’occuper pour un client en violation de la règle de la démarcation très nette s’avère toujours une circonstance grave qui justifie de prime abord une déclaration d’inhabilité.  La résiliation des mandats du client — du fait de l’avocat qui cesse d’occuper ou du client qui répudie son avocat en apprenant l’existence d’un manquement — ne suffit pas nécessairement pour apaiser toutes les craintes que la conduite de l’avocat ait porté atteinte à la considération dont jouit l’administration de la justice.

[65]                          D’autre part, il faut reconnaître que dans les cas où l’on a mis fin à la relation avocat‑client et où il n’y a pas de risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels, il n’y a généralement plus lieu de craindre que le plaignant subisse un préjudice.  Compte tenu de ce fait, les tribunaux saisis d’une demande de déclaration d’inhabilité uniquement pour cette troisième raison doivent tenir compte de certains facteurs qui peuvent militer contre la déclaration d’inhabilité.  Ces facteurs peuvent inclure (i) un comportement qui prive le plaignant de la possibilité de demander que l’avocat cesse d’occuper, par exemple, s’il tarde à présenter la demande de déclaration d’inhabilité; (ii) une atteinte grave au droit du client éventuel de retenir les services de l’avocat de son choix, et la capacité de ce client de trouver un autre avocat; et (iii) le fait que le cabinet d’avocats a accepté en toute bonne foi le mandat à l’origine du conflit d’intérêts, en croyant raisonnablement que la représentation simultanée échappait à la portée de la règle de la démarcation très nette et des restrictions du barreau applicables.

[66]                          Dans ce contexte, je reviens à l’espèce qui nous occupe.  Le juge de première instance a conclu que la réparation appropriée consistait à déclarer McKercher inhabile à occuper dans l’instance introduite par M. Wallace.  Il a fondé sa conclusion sur divers facteurs — insistant en particulier sur ce qui lui a semblé être un sentiment de trahison justifié qu’éprouvait le CN, le fait que le mandat de poursuivre le CN nuisait à la capacité de McKercher de continuer à représenter le CN dans les mandats que ce dernier lui avait confiés, et le risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels.  Certaines de ces considérations n’étaient pas pertinentes.  En l’espèce, la déclaration d’inhabilité n’est pas requise pour prévenir l’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels.  Elle n’est pas requise non plus pour éviter le risque de représentation déficiente.  En effet, la résiliation des mandats du CN confiés à McKercher a mis fin à la représentation.  La seule question est donc de savoir si la déclaration d’inhabilité est requise en l’espèce pour préserver la confiance du public dans l’administration de la justice. 

[67]                          Nous avons vu qu’une violation de la règle de la démarcation très nette justifie de prime abord une déclaration d’inhabilité, même lorsque la relation entre l’avocat et le client a pris fin en raison de cette violation.  Toutefois, il est également nécessaire de prendre en compte les facteurs identifiés précédemment, qui peuvent laisser croire que la déclaration d’inhabilité n’est pas appropriée dans les circonstances.  Le juge de première instance n’a pas pu bénéficier des présents motifs et ne pouvait évidemment prendre en compte tous les facteurs que je viens d’examiner et qui sont pertinents à l’égard de la question de la déclaration d’inhabilité.  Les présents motifs remanient le cadre juridique permettant de juger la conduite de McKercher et de déterminer la réparation qui s’impose.  Il faudrait en toute justice que la question de la réparation soit renvoyée à la cour pour qu’elle l’examine conformément à ces motifs.

IV.    Conclusion

[68]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer l’affaire à la Cour du Banc de la Reine pour qu’elle la tranche conformément aux présents motifs.  J’accorderais les dépens à l’appelante CN.

                    Pourvoi accueilli avec dépens.

                    Procureurs de l’appelante : MacPherson Leslie & Tyerman, Saskatoon.

                    Procureurs des intimés : Heenan Blaikie, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Hunter Litigation Chambers, Vancouver; Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.

 

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