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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Cairney, 2013 CSC 55, [2013] 3 R.C.S. 420

Date : 20131025

Dossier : 34848

 

Entre :

Michael John Cairney

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 65)

 

Motifs dissidents :

(par. 66 à 84)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner)

 

La juge Abella (avec l’accord du juge Fish)


 

R. c. Cairney, 2013 CSC 55, [2013] 3 R.C.S. 420

Michael John Cairney                                                                                     Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

Répertorié : R. c. Cairney

2013 CSC 55

No du greffe : 34848.

2013 : 26 avril; 2013 : 25 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Droit criminel — Moyens de défense — Provocation — Provocation induite — Le fait que l’accusé a été à l’origine de l’action ou des paroles qui auraient constitué une provocation empêche‑t‑il que la défense de provocation puisse être soumise à l’appréciation du jury? — Les éléments objectif et subjectif de la provocation étaient‑ils établis et conféraient‑ils une vraisemblance au moyen de défense? — La défense de provocation aurait‑elle dû être soumise au jury? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch.  C‑46 , art. 232 .

                    C a abattu d’un coup de feu son ami de longue date, F.  Il vivait alors chez ce dernier et R, sa cousine et conjointe de fait de F.  F brutalisait R depuis longtemps.  Le jour en question, F avait consommé de l’alcool, s’était mis en colère contre R et avait commencé à l’insulter.  C l’avait entendu dire à R qu’il l’aurait projetée contre le mur de la cuisine si elle n’avait pas eu mal au dos.  C était sorti de la pièce à la demande de F, puis avait récupéré un fusil de chasse chargé.  Ébranlé par la dispute qu’il entendait, il s’était assis dans une autre pièce, se demandant quoi faire.  Il avait décidé de faire peur à F pour lui donner une leçon et le dissuader de brutaliser R à l’avenir.  Il s’était approché de F, qui était au téléphone, et avait fracassé l’appareil avec le canon de l’arme.  Il avait ensuite commencé à le sermonner sur les sévices qu’il infligeait à R.  F avait réagi en disant : « Qu’est‑ce que tu vas faire, me tirer dessus? T’as pas le cran de tirer. »  F avait ensuite entrepris de sortir de l’appartement.  Lorsque C lui avait dit : « reviens ici », F avait répondu : « Va te faire foutre, épais.  Ça te regarde pas.  Je vais faire ce que je veux avec [R]. »  F avait ensuite quitté l’appartement.  C l’avait suivi jusqu’à l’escalier, où il l’avait abattu.  Accusé de meurtre au deuxième degré, C a subi son procès devant jury.  Il a soutenu ne pas avoir eu l’intention requise pour être déclaré coupable de meurtre et, subsidiairement, avoir été provoqué par les propos de F.  La juge du procès ayant apparemment conclu à l’existence de quelque preuve de chacun des éléments constitutifs de la provocation, son exposé au jury a fait état du moyen de défense.  Le jury a acquitté C de meurtre au deuxième degré et l’a déclaré coupable d’homicide involontaire coupable.  La Cour d’appel a accueilli l’appel du ministère public et ordonné un nouveau procès.

                    Arrêt (les juges Fish et Abella sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner : La juge du procès a eu tort de soumettre la défense de provocation au jury car le moyen de défense n’avait aucune vraisemblance.

                    Le critère de la vraisemblance vise à déterminer si un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable pourrait avoir un doute raisonnable quant à savoir si les éléments subjectif et objectif de la défense de provocation sont établis.  L’élément objectif de la défense de provocation veut que l’on détermine si quelque élément de preuve aurait permis à un jury d’avoir un doute raisonnable que les insultes de F auraient privé une personne ordinaire, dans la situation de C — qui inclut le fait d’avoir déclenché un affrontement armé —, du pouvoir de se maîtriser.  L’historique et le contexte des relations entre la victime et l’accusé sont pertinents et utiles dans l’application du critère de la « personne ordinaire », comme toutes les données qui confèrent à l’action ou à l’insulte une importance particulière pour une personne ordinaire.  Néanmoins, il demeure qu’une « personne ordinaire » respecte toujours un seuil minimal de maîtrise de soi.

                    Bien que les décisions sur la provocation induite ne distinguent pas toutes entre les éléments objectif et subjectif du moyen de défense, elles confirment généralement que la conduite de l’accusé peut importer pour les deux éléments et qu’il faut l’examiner de pair avec les autres données contextuelles pour décider de la vraisemblance du moyen de défense.  La provocation induite ne correspond pas à une catégorie particulière du moyen de défense qui ferait intervenir des principes spéciaux.  Elle commande plutôt une application particulière des principes généraux qui régissent la défense de provocation.  Aucune règle absolue ne veut que la personne qui déclenche un affrontement ne puisse invoquer ce moyen de défense.  Le fait que la réaction de la victime au comportement agressif de l’accusé fasse partie de celles qui sont raisonnablement prévisibles peut indiquer qu’une personne ordinaire n’aurait pas perdu son sang‑froid, bien qu’il faille mettre ce fait en balance avec toutes les autres données contextuelles pertinentes.  Comme chaque fois qu’elle est invoquée, la défense de provocation doit être vraisemblable au vu de la preuve pour être soumise au jury.

                    En l’espèce, une preuve permettait d’étayer l’élément subjectif, à savoir que C avait en fait réagi à la provocation avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.  Cependant, la provocation objective n’avait aucune vraisemblance.  C prétend que les propos de F constituaient une menace de violence conjugale imminente qui aurait suffi à faire perdre la maîtrise de soi à une personne ordinaire.  Or, F ne se comportait plus de manière agressive envers R lorsque C s’était approché de lui.  Sa colère à l’endroit de R était retombée.  Le dossier n’étaye tout simplement pas la prétention selon laquelle une personne ordinaire aurait vu dans les paroles de la victime une menace de violence conjugale imminente dirigée contre R et aurait de ce fait perdu sa maîtrise de soi.

                    Restent donc le souci de C de prévenir la perpétration ultérieure d’actes de violence à l’endroit de R et son intention déclarée d’y parvenir en arrachant à F, à la pointe du fusil, la promesse de ne plus agresser R.  La personne ordinaire qui chercherait à arracher une promesse à la pointe du fusil ne serait pas étonnée de voir son interlocuteur repousser sa demande comme l’a fait F en l’espèce.  Aucune preuve au dossier ne permet de conclure à un choc soudain de nature à faire perdre sa maîtrise de soi à une personne ordinaire.  Un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable n’aurait donc pu avoir de doute raisonnable quant à savoir si la conduite de F aurait suffi à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser.

                    Les juges Fish et Abella (dissidents) : Le juge du procès doit examiner si la preuve est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences nécessaires à l’application de la défense de provocation.  En ce qui a trait à l’élément objectif, il doit se demander si la preuve pourrait soulever un doute raisonnable quant à savoir si l’accusé a été aux prises avec une action injuste ou une insulte suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser.  Pour déterminer comment une personne « ordinaire » réagirait à une insulte en particulier, il faut tenir compte des circonstances et du contexte en cause, notamment l’historique et le contexte des relations entre la victime et l’accusé.  Il ne faut pas compromettre l’appréciation de la preuve relative à l’élément objectif en mettant l’accent sur le comportement agressif de l’accusé au détriment du contexte dans son entier.

                    Il est impossible de juger des propos de F et de la réaction qu’ils susciteraient chez une personne ordinaire sans tenir compte du contexte global et, en particulier, des rapports antérieurs entre C et F, qui étaient des amis proches.  Le seul sujet de discorde entre eux était la longue histoire de violence conjugale de F vis‑à‑vis de R, la cousine de C, qu’il considérait comme sa « petite sœur ».  F brutalisait R depuis plus de 10 ans.  Les agressions avaient lieu fréquemment, souvent chaque semaine.  Aussi, elles étaient graves.  C était bien au fait de la situation, car R avait maintes fois trouvé refuge chez son épouse et lui.  R présentait parfois des contusions dont la gravité l’empêchait d’aller travailler.

                    Soustraire la défense de provocation à l’examen du jury revient à conclure que C a déclenché un « affrontement violent ».  Or, un autre point de vue veut que F ait déclenché l’affrontement en se mettant à insulter et à menacer la cousine de C, ce qui, au vu de la violence conjugale à laquelle F s’était inlassablement livré jusqu’alors, pouvait raisonnablement être considéré d’emblée comme le prélude d’une nouvelle agression brutale.  Un jury pourrait fort bien conclure à l’existence du volet objectif de la provocation étant donné le sérieux de la menace proférée par F à l’effet de brutaliser à nouveau R, la cousine de C.

                    L’attitude méprisante de F à l’endroit de C était peut‑être prévisible, mais un jury pourrait inférer du contexte global qu’une personne ordinaire n’aurait pas prévu que la réaction de F soit d’affirmer qu’il continuerait de battre R à son gré.  L’élément objectif de la défense de provocation doit être défini en fonction des normes contemporaines, ce qui englobe les valeurs de la Charte, mais non des attitudes violemment possessives à l’égard d’un conjoint.  Il est donc troublant de conclure, comme le font les juges majoritaires, qu’il était « prévisible » que F réagisse à la mise en garde de C en confirmant son intention de commettre d’autres actes de violence conjugale.  Il est difficile de voir une réaction « prévisible » dans l’intention exprimée de continuer à agresser un conjoint.

                    La juge du procès a donc eu raison de soumettre la défense de provocation à l’appréciation du jury.

Jurisprudence

Citée par la juge en chef McLachlin

                    Distinction d’avec l’arrêt : R. c. Thibert, [1996] 1 R.C.S. 37; arrêts mentionnés : R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Buzizi, 2013 CSC 27, [2013] 2 R.C.S. 248; R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350; R. c. Mayuran, 2012 CSC 31, [2012] 2 R.C.S. 162; R. c. Pappas, 2013 CSC 56, [2013] 3 R.C.S. 452; R. c. Welsh (1869), 11 Cox C.C. 336; Mason’s Case (1756), Fost. 132, 168 E.R. 66; R. c. Tripodi, [1955] R.C.S. 438; Edwards c. The Queen, [1973] A.C. 648; Salamon c. The Queen, [1959] R.C.S. 404; R. c. Louison (1975), 26 C.C.C. (2d) 266, conf. par [1979] 1 R.C.S. 100; R. c. Squire, [1977] 2 R.C.S. 13; R. c. Gibson, 2001 BCCA 297, 153 B.C.A.C. 61.

Citée par la juge Abella (dissidente)

                    R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350; R. c. Mayuran, 2012 CSC 31, [2012] 2 R.C.S. 162; R. c. Thibert, [1996] 1 R.C.S. 37.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 232 .

Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 229.

Doctrine et autres documents cités

Ashworth, A. J.  « Self‑Induced Provocation and the Homicide Act », [1973] Crim. L.R. 483.

Ashworth, A. J.  « The Doctrine of Provocation » (1976), 35 Cambridge L.J. 292.

Coke, Edward.  The Third Part of the Institutes of the Laws of England : Concerning High Treason, and Other Pleas of the Crown, and Criminal Causes.  London : Clarke, 1809 (first published 1644).

Coss, Graeme.  « “God is a righteous judge, strong and patient : and God is provoked every day”.  A Brief History of the Doctrine of Provocation in England » (1991), 13 Sydney L. Rev. 570.

Manning, Morris, and Peter Sankoff.  Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law, 4th ed.  Markham, Ont. : LexisNexis, 2009.

Parent, Hugues.  Traité de droit criminel, t. 1, L’imputabilité, 3e éd.  Montréal : Thémis, 2008.

Renke, Wayne N.  « Calm Like a Bomb : An Assessment of the Partial Defence of Provocation » (2009), 47 Alta. L. Rev. 729.

Stuart, Don.  Canadian Criminal Law : A Treatise, 6th ed.  Scarborough, Ont. : Carswell, 2011.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Côté et O’Brien et le juge Belzil (ad hoc)), 2011 ABCA 272, 513 A.R. 345, 89 C.R. (6th) 207, 277 C.C.C. (3d) 200, 52 Alta. L.R. (5th) 357, 530 W.A.C. 345, [2011] A.J. No. 1039 (QL), 2011 CarswellAlta 1666, qui a annulé l’acquittement de l’accusé de l’accusation de meurtre au deuxième degré et a ordonné un nouveau procès.  Pourvoi rejeté, les juges Fish et Abella sont dissidents.

                    Dino Bottos et Dane Bullerwell, pour l’appelant.

                    Susan D. Hughson, c.r., et Keith Joyce, pour l’intimée.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner rendu par

                    La Juge en chef —

I.    Contexte factuel

[1]                              Il est depuis longtemps établi en droit qu’un meurtre peut être réduit à un homicide involontaire coupable lorsqu’une action injuste ou une insulte de la part du défunt a provoqué l’agression et poussé l’accusé à agir dans un accès de colère.  C’est ce qu’on appelle la défense partielle de provocation.

[2]                              Mais qu’advient‑il lorsque la provocation du défunt a découlé d’un affrontement violent déclenché par l’accusé?  Telle est la question que soulève le pourvoi et que l’on dit parfois être celle de la provocation induite.

A.    Les faits

[3]                              L’accusé, Michael John Cairney, a abattu d’un coup de feu son ami de longue date, Stephen Ferguson.  Il vivait alors chez ce dernier et Mme Frances Rosenthal, qui était sa cousine et la conjointe de fait de son ami.  M. Ferguson consommait de l’alcool et brutalisait Mme Rosenthal depuis longtemps.

[4]                              Le jour en question, M. Ferguson, qui avait consommé de l’alcool, s’est mis en colère contre Mme Rosenthal parce qu’elle avait mis au four un rôti qu’il comptait cuisiner lui‑même.  Il a commencé à l’insulter.  M. Cairney a entendu M. Ferguson dire à Mme Rosenthal qu’il l’aurait projetée contre le mur de la cuisine si elle n’avait pas déjà mal au dos.

[5]                              M. Cairney a quitté la pièce à la demande de M. Ferguson et de Mme Rosenthal.  Il avait sorti un fusil de chasse chargé d’un sac de sport rangé dans un placard. Ébranlé par la dispute qu’il entendait, M. Cairney est resté assis de cinq à dix minutes dans la salle de bain à se demander quoi faire.  Il a décidé de se servir de l’arme pour faire peur à M. Ferguson, lui donner une leçon et le dissuader de brutaliser à nouveau Mme Rosenthal.  Il est approché de M. Ferguson, qui était au téléphone, et a fracassé l’appareil avec le canon de l’arme.  Il a ensuite commencé à sermonner M. Ferguson sur les sévices qu’il infligeait à Mme Rosenthal.

[6]                              M. Ferguson a réagi en disant : [traduction] « Qu’est‑ce que tu vas faire, me tirer dessus?  T’as pas le cran de tirer. »  Il a ensuite entrepris de sortir de l’appartement.  M. Cairney a alors dit : « Reviens ici, je veux te parler. »  C’est alors que M. Ferguson a tenu les propos assimilés par la défense à de la provocation : « Va te faire foutre, épais.  Ça te regarde pas.  Je vais faire ce que je veux avec Fran » (d.a., vol. II, p. 384).  Il a ensuite quitté l’appartement.  M. Cairney l’a suivi jusqu’à l’escalier, où il l’a abattu.

B.    Le procès

[7]                              Accusé de meurtre au deuxième degré, M. Cairney a subi son procès devant jury.  Il a soutenu ne pas avoir eu l’intention requise pour être déclaré coupable de meurtre et, subsidiairement, avoir été provoqué par les propos de M. Ferguson.

[8]                              Le ministère public s’est opposé à ce que la défense de provocation soit soumise à l’appréciation du jury au motif qu’elle n’était pas vraisemblable dans les circonstances.  Après plusieurs échanges avec les avocats, la juge a demandé :

                    [traduction]  Je dois donc déterminer s’il existe quelque preuve pour chacune des quatre questions, soit les quatre éléments de la provocation.  Et je ne peux soupeser cette preuve.  Je dois seulement — s’il y a une preuve, je dois soumettre la question au jury.  [d.a., vol. I, p. 129]

[9]                              Rien n’indiquant que M. Cairney avait délibérément piégé M. Ferguson afin de pouvoir invoquer la provocation, la juge du procès a ensuite décidé de soumettre la défense au jury :

                    [traduction]  Il n’appert nullement de la preuve que M. Cairney avait résolu à l’avance d’assassiner M. Ferguson et de le piéger afin de pouvoir invoquer la provocation pour réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable; je permettrai donc que la défense de provocation soit soumise au jury.  [d.a., vol. I, p. 151]

[10]                          La juge ayant apparemment conclu à l’existence de quelque preuve de chacun des éléments constitutifs de la provocation, son exposé au jury a fait état du moyen de défense.  Le jury a acquitté M. Cairney de meurtre au deuxième degré et l’a déclaré coupable d’homicide involontaire coupable.

C.    La Cour d’appel

[11]                          Le ministère public a interjeté appel du verdict d’acquittement de meurtre au deuxième degré et a fait notamment valoir que la provocation n’était pas vraisemblable.  La Cour d’appel de l’Alberta lui a donné raison et a ordonné un nouveau procès (2011 ABCA 272, 513 A.R. 345).

[12]                          La Cour d’appel examine le critère applicable en matière de provocation, à savoir l’existence d’un élément objectif (l’action ou l’insulte de telle nature qu’elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser) et d’un élément subjectif (cette action ou insulte a effectivement privé l’accusé du pouvoir de se maîtriser), et elle conclut que l’exigence d’une provocation objective n’est pas remplie.  Le comportement méprisant de M. Ferguson et ses remarques offensantes ne suffisaient pas pour faire perdre sa maîtrise de soi à une personne ordinaire :

                         [traduction]  Par application d’une norme objective et afin d’encourager des comportements raisonnables et non violents, nous sommes convaincus que la réplique de la victime aux menaces de M. Cairney de recourir à la violence n’était pas suffisamment grave pour faire perdre la maîtrise de soi.  Après avoir déclenché l’affrontement illégal qui a entraîné la riposte de M. Ferguson, M. Cairney aurait dû savoir que ses actes produiraient une telle réaction chez la victime.  Il n’y avait pas lieu de croire que M. Ferguson se soumettrait sagement à sa volonté.  La réaction de ce dernier était prévisible et, en tout état de cause, elle n’était pas grave au point de provoquer une réponse meurtrière.  [par. 45]

[13]                          La Cour d’appel estime que l’élément subjectif n’est pas non plus établi.  M. Cairney n’a pas agi « soudainement » (par. 47).  Il a pu être en colère parce que M. Ferguson ne l’a pas pris au sérieux, mais l’acte qui a consisté à abattre M. Ferguson dans l’escalier n’a pas été commis dans un accès de colère irrépressible.

[14]                          Ni l’un ni l’autre des éléments n’ayant été établi, la juge du procès a eu tort de soumettre la défense de provocation à l’appréciation du jury.  La Cour d’appel prend acte de la conclusion de la juge du procès selon laquelle la défense de provocation n’était qu’une des avenues grâce auxquelles le jury pouvait réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable; il aurait aussi pu le faire en concluant à l’inexistence de l’intention de tuer.  Il est impossible de savoir ce qui a motivé la décision de chacun des jurés.  Il est donc raisonnable de considérer que la directive sur la provocation a eu une incidence certaine sur les délibérations du jury et sur son verdict, de sorte qu’il y a lieu d’ordonner un nouveau procès.

D.    Dispositions législatives

[15]                          L’article 232  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46  prévoit :

                             232. (1)    Un homicide coupable qui autrement serait un meurtre peut être réduit à un homicide involontaire coupable si la personne qui l’a commis a ainsi agi dans un accès de colère causé par une provocation soudaine.

                            (2)     Une action injuste ou une insulte de telle nature qu’elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser, est une provocation pour l’application du présent article, si l’accusé a agi sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.

                            (3)     Pour l’application du présent article, les questions de savoir :

                           a)   si une action injuste ou une insulte déterminée équivalait à une provocation;

                           b)   si l’accusé a été privé du pouvoir de se maîtriser par la provocation qu’il allègue avoir reçue,

                    sont des questions de fait, mais nul n’est censé avoir provoqué un autre individu en faisant quelque chose qu’il avait un droit légal de faire, ou en faisant une chose que l’accusé l’a incité à faire afin de fournir à l’accusé une excuse pour causer la mort ou des lésions corporelles à un être humain.

                            (4)     Un homicide coupable qui autrement serait un meurtre n’est pas nécessairement un homicide involontaire coupable du seul fait qu’il a été commis par une personne alors qu’elle était illégalement mise en état d’arrestation; le fait que l’illégalité de l’arrestation était connue de l’accusé peut cependant constituer une preuve de provocation pour l’application du présent article.

II.  Analyse

[16]                          L’appelant affirme que la provocation alléguée était vraisemblable au vu de la preuve et que la juge du procès a eu raison de la soumettre au jury.  Il ajoute que la Cour d’appel a eu tort d’infirmer le verdict d’acquittement de meurtre prononcé par le jury.

[17]                          Bien que les thèses soient formulées différemment, le présent litige se ramène à une seule question fondamentale : à quelles conditions la provocation est‑elle vraisemblable lorsque l’acte provocateur du défunt découle d’un affrontement violent déclenché par l’accusé?

[18]                          La question en appelle deux autres.  Premièrement, à quelles conditions faut‑il soumettre la défense au jury?  Il s’agit du critère préliminaire de la vraisemblance.  Deuxièmement, le fait que l’accusé est à l’origine de l’action ou des paroles qui auraient constitué une provocation empêche‑t‑il de faire droit au moyen de défense?

A.    À quelles conditions la défense doit‑elle être soumise au jury? — La notion de « vraisemblance »

[19]                          La juge du procès semble supposer que s’il existe quelque preuve des éléments de la provocation, elle doit soumettre le moyen de défense au jury.

[20]                          À l’opposé, la Cour d’appel examine minutieusement la preuve et se prononce ainsi au fond sur l’application du moyen de défense.

[21]                          Aucune des démarches n’est à strictement parler la bonne.  « Le critère de la vraisemblance ne vise pas [. . .] à déterminer s’il est probable, improbable, quelque peu probable ou fort probable que le moyen de défense invoqué sera retenu en fin de compte » (R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 54, cité par le juge Fish dans R. c. Buzizi, 2013 CSC 27, [2013] 2 R.C.S. 248, par. 16).  Il s’agit de savoir si un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement pourrait avoir un doute raisonnable quant à savoir si les éléments de la défense de provocation sont établis (R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 41; R. c. Mayuran, 2012 CSC 31, [2012] 2 R.C.S. 162, par. 21).  Le juge du procès peut se livrer à une évaluation limitée de l’ensemble de la preuve pour déterminer si un jury agissant raisonnablement au vu de la preuve pourrait tirer les conclusions nécessaires à un doute raisonnable, fondé sur la défense de provocation, quant à savoir si l’accusé est coupable de meurtre (voir l’arrêt connexe R. c. Pappas, 2013 CSC 56, [2013] 3 R.C.S. 452).  Dans Mayuran, notre Cour, sous la plume de la juge Abella, formule comme suit la démarche que commande le critère de la vraisemblance :

                            Pour déterminer si un moyen de défense est vraisemblable, il faut se demander si la preuve est suffisante.  Il ne suffit pas qu’il existe « une preuve » étayant le moyen de défense (Cinous, par. 83).  Il faut se demander « s’il existe (1) une preuve (2) qui permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement de prononcer l’acquittement, s’il y ajoutait foi » (Cinous, par. 65).  S’agissant de moyens de défense qui se fondent sur une preuve indirecte ou de moyens — telle la provocation — qui ont une composante objective de raisonnabilité, le juge du procès doit examiner les « inférences de fait » qui peuvent raisonnablement être tirées au vu de la preuve (Cinous, par. 91).  [par. 21]

[22]                          Lorsque la défense est vraisemblable, le juge doit laisser au jury le soin de l’examiner.  Il doit s’assurer qu’elle a un fondement probant, mais s’il a un doute sur le respect du critère de la vraisemblance, il doit trancher ce doute en faveur de la présentation du moyen de défense au jury.

[23]                          L’issue du pourvoi tient à la vraisemblance de l’élément objectif de la provocation.  Comme nous le verrons plus loin, l’une des exigences du moyen de défense veut que, dans la situation de l’accusé, une personne ordinaire eût été privée du pouvoir de se maîtriser.  Il s’agit donc de savoir si quelque élément de preuve aurait permis à un jury agissant de manière raisonnable et ayant reçu des directives appropriées d’avoir un doute raisonnable que les insultes de M. Ferguson auraient privé une personne ordinaire, dans la situation de M. Cairney — qui inclut le fait d’avoir déclenché un affrontement armé —, du pouvoir de se maîtriser.

B.    Les éléments de la défense de provocation

        (1)     Évolution historique du moyen de défense

[24]                          En common law, comme sous le régime de l’art. 232  du Code criminel , la défense de provocation comporte deux éléments, l’un subjectif, l’autre objectif.

[25]                          À l’origine, il suffisait que l’accusé ait perdu la maîtrise de soi à cause des actes du défunt.  Il s’agissait de l’élément subjectif, la question étant alors seulement de savoir si l’accusé avait en fait (c’est‑à‑dire subjectivement) perdu la maîtrise de soi par suite des actes de la victime.

[26]                          Puis, graduellement, afin de circonscrire l’ouverture du moyen de défense, on a exigé que l’acte de provocation soit susceptible de priver une personne raisonnable (ou ordinaire) du pouvoir de se maîtriser.  L’élément objectif était né.

[27]                          Selon les premières décisions judiciaires, il suffisait d’établir l’élément subjectif.  Le moyen de défense était issu de la notion, datant du 16e siècle, d’homicide lors d’une « mêlée imprévue » (chance-medley), un homicide commis [traduction] « accidentellement (sans préméditation) à la suite d’une rixe, bagarre ou dispute soudaine » (E. Coke, The Third Part of the Institutes of the Laws of England :  Concerning High Treason, and Other Pleas of the Crown, and Criminal Causes (1809, publié d’abord en 1644), p. 57; G. Coss, « “God is a righteous judge, strong and patient : and God is provoked every day”.  A Brief History of the Doctrine of Provocation in England » (1991), 13 Sydney L. Rev. 570, p. 573‑574).  L’homicide n’était pas prémédité et survenait dans un accès de colère.  On y associait donc un degré de culpabilité morale moindre qu’à celui commis délibérément, de sang‑froid (Tran, par. 13).

[28]                          Or, la common law a tôt fait de circonscrire les cas dans lesquels le moyen de défense pouvait être invoqué, ce dont notre Cour fait état comme suit dans Tran :

                    . . . les tribunaux se sont employés à accroître la certitude en la matière en créant des catégories précises de « faits provocateurs » jugés suffisamment « importants » pour entraîner la perte de la maîtrise de soi.  Dans l’arrêt de principe R. c. Mawgridge (1707), Kel J. 119, 84 E.R. 1107, le lord juge en chef Holt établit quatre catégories de provocation . . .  [par. 15]

L’application d’un nombre restreint de catégories de faits qui permettaient d’invoquer la défense avait pour prémisse que [traduction] « les gens ne devaient pas céder à certaines provocations et que, s’ils y cédaient, ils devaient subir toute la rigueur de la loi » (A. J. Ashworth, « The Doctrine of Provocation » (1976), 35 Cambridge L.J. 292, p. 295 (en italique dans l’original)).

[29]                          Avec le temps, les catégories créées pour circonscrire l’accès au moyen de défense ont cédé le pas à une norme formelle, de sorte que celui qui invoquait la provocation devait respecter la norme de la maîtrise de soi dont était censé faire preuve un « homme raisonnable » (R. c. Welsh (1869), 11 Cox C.C. 336; Tran, par. 16).

[30]                          De plus, la common law a refusé de faire bénéficier du moyen de défense l’accusé qui avait délibérément recherché la provocation afin de disposer d’un prétexte pour assassiner autrui (Mason’s Case (1756), Fost. 132, 168 E.R. 66; A. J. Ashworth, « Self‑Induced Provocation and the Homicide Act », [1973] Crim. L.R. 483, p. 484‑485).  Par exemple, dans l’affaire Mason, après avoir été vaincu par sa victime lors d’une bagarre dans une taverne, l’accusé était retourné sur les lieux, un couteau dissimulé sur lui, et il avait de nouveau invité la victime à se battre.  Celle‑ci avait tenté de frapper l’accusé, lequel avait alors sorti son couteau.  La cour a statué que l’accusé n’avait pas vraiment été provoqué par les coups de la victime, mais qu’il avait plutôt recherché la provocation afin de disposer d’un prétexte pour assassiner autrui.

[31]                          Au Canada, ces mesures propres à la common law pour circonscrire l’ouverture du moyen de défense ont été intégrées à la codification de la défense de provocation (Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 229) et subsistent toujours.  Le paragraphe 232(2)  du Code criminel  énonce l’exigence objective établie par la common law, à savoir que seule une action injuste ou une insulte « de telle nature qu’elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser » est une provocation.  Le paragraphe 232(3) fait obstacle à la provocation « recherchée » comme moyen de défense et dispose que « nul n’est censé avoir provoqué un autre individu [. . .] en faisant une chose que l’accusé l’a incité à faire afin de fournir à l’accusé une excuse pour causer la mort ou des lésions corporelles à un être humain ».

        (2)     La défense de provocation de nos jours

[32]                          Dans l’arrêt Tran, la Cour énonce les conditions d’ouverture du moyen de défense.

[33]                          Premièrement, « (1) il doit y avoir une action injuste ou une insulte et (2) l’action injuste ou l’insulte doit être suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser » (Tran, par. 25).  Il s’agit du volet objectif de la provocation.

[34]                          Deuxièmement, « (1) l’accusé [doit avoir] agi en réaction à la provocation et (2) sous l’impulsion du moment, [sans] avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid » (Tran, par. 36).  Il s’agit du volet subjectif.

[35]                          Les arguments des parties portent essentiellement sur l’application de la norme de la personne ordinaire : une personne ordinaire perdrait‑elle la maîtrise d’elle‑même après avoir déclenché un affrontement à la pointe d’un fusil?  M. Cairney fait valoir qu’il convient d’adapter la norme aux circonstances de l’espèce et de tenir compte du fait que, pendant des années, il avait assisté impuissant aux mauvais traitements infligés par M. Ferguson à sa cousine, Mme Rosenthal, qu’il aimait comme une sœur.  Pour sa part, le ministère public soutient qu’une personne ordinaire ne rechercherait pas un affrontement armé pour être ensuite prise au dépourvu et privée du pouvoir de se maîtriser si la personne menacée réagissait avec mépris.

        a)      La raison d’être de la norme de la personne ordinaire

[36]                          La condition d’ouverture du moyen de défense liée à la notion de « personne ordinaire » relève en quelque sorte du paradoxe.  Une personne ordinaire ne perd pas la maîtrise de soi et n’assassine pas autrui.  Toutefois, la défense de provocation reconnaît que certaines faiblesses humaines peuvent mener à la violence. Comme l’écrit le professeur Renke :

                            [traduction] En fait, dans (ce qui doit constituer) des cas exceptionnels, les gens réagiront à la provocation par une violence meurtrière.  Depuis des siècles, les tribunaux reconnaissent l’existence d’une violence potentielle en chacun de nous et justifient l’excuse qu’offre la provocation en y voyant un adoucissement des rigueurs de la loi eu égard à la faiblesse humaine — non seulement celle de l’accusé, mais aussi la nôtre.  [En italique dans l’original.]

 

(« Calm Like a Bomb : An Assessment of the Partial Defence of Provocation » (2009), 47 Alta. L. Rev. 729, p. 769)

[37]                          Le droit cherche à reconnaître cette faiblesse humaine, mais sans tolérer pour autant les actes de violence socialement inacceptables.  La norme de la « personne ordinaire » vise à garantir que seule la perte de la maîtrise de soi d’une personne dont le comportement « respecte les normes et les valeurs de la société actuelle bénéficie de la compassion du droit » (Tran, par. 30).  Comme le souligne notre Cour dans R. c. Thibert, [1996] 1 R.C.S. 37, par la voix du juge Cory, l’application de la norme de la « personne ordinaire » comporte implicitement une mise en balance :

                    J’estime [. . .] que le volet objectif doit être vu comme une tentative de soupeser, d’une part, les faiblesses très humaines qui conduisent parfois les gens à agir de façon irrationnelle et impulsive et, d’autre part, la nécessité de protéger la société en décourageant les actes de violence meurtrière.  [par. 4]

        b)      Contextualisation de la norme de la personne ordinaire

[38]                          La norme de la « personne ordinaire » limite le recours à la défense de provocation afin que « le droit criminel encourage les comportements raisonnables et responsables » (Thibert, par. 14).  Or, si elle est appliquée avec rigidité et de manière abstraite, elle risque de faire obstacle au moyen de défense dans presque tous les cas.  Rappelons que, dans la société canadienne, une personne véritablement « ordinaire » ne tue pas celui ou celle qui l’insulte.  Afin d’écarter toute iniquité susceptible de résulter d’une conception purement abstraite de la « personne ordinaire », notre Cour a statué que la norme doit être appliquée de manière contextuelle :

                    . . . il faut tenir compte d’une personne ordinaire du même âge et du même sexe que l’accusé et qui a en commun avec lui d’autres facteurs donnant à l’acte ou à l’insulte en cause une importance particulière.  En d’autres mots, il faut prendre en considération toutes les circonstances pertinentes.

 

(Thibert, par. 14)

[39]                          Comme le souligne l’appelant dans son argumentaire, « l’historique et le contexte des relations entre la victime et l’accusé sont pertinents et utiles dans l’application du critère relatif à la “personne ordinaire” » (Thibert, par. 17).  En fait, il faut prendre en compte toutes les données contextuelles qui confèrent à l’action ou à l’insulte une importance particulière pour une personne ordinaire (Thibert, par. 18).

[40]                          Néanmoins, malgré la prise en compte de telles données, une « personne ordinaire » doit toujours respecter un seuil minimal de maîtrise de soi.  Par exemple, les caractéristiques d’un accusé comme « la propension à des rages d’ivrogne ou à l’irascibilité violente » ne sauraient valoir pour l’application de la norme de la personne ordinaire (Thibert, par. 15).  Seules les données qui influent sur l’importance de l’action ou de l’insulte doivent être prises en considération pour contextualiser la norme (Ashworth, « The Doctrine of Provocation », p. 300).  Il ne faut pas l’adapter pour tenir compte de l’absence innée de maîtrise de soi d’un accusé en particulier, car « il existe une distinction importante entre la contextualisation de la norme objective, qui est nécessaire et opportune, et son individualisation, qui contrecarre son objectif même » (Tran, par. 35).  Comme le relève le professeur Renke, [traduction] « [l]a provocation ne doit jouer que lorsque la maîtrise de soi de la personne ordinaire a été poussée à sa limite et que cette limite a été franchie » (p. 772).

[41]                          Grâce à la juste contextualisation de la norme de la personne ordinaire, le droit applicable à la provocation reconnaît, d’une part, les faiblesses humaines qui mènent à des accès de violence et, d’autre part, la nécessité de protéger la société en décourageant le recours à la violence meurtrière (Thibert, par. 4).

        c)      Provocation induite

[42]                          La provocation induite s’entend de l’action ou de l’insulte que l’accusé déclenche ou suscite et prétend qu’elle le provoque.  Il ne s’agit pas d’une catégorie particulière de provocation.  Le fait que l’accusé déclenche ou suscite la provocation n’est qu’une donnée contextuelle à considérer pour statuer sur l’existence des éléments subjectif et objectif du moyen de défense.

[43]                          L’élément subjectif requiert que « l’action injuste ou l’insulte [soit] elle‑même [. . .] soudaine, c’est‑à‑dire qu’elle [. . .] doit être inattendue » (Tran, par. 38, citant R. c. Tripodi, [1955] R.C.S. 438, p. 443).  Cet élément fait défaut lorsque l’accusé prévoit en fait subjectivement la réaction de la victime et n’agit donc pas sous l’impulsion du moment.  Selon les circonstances, lorsque l’accusé pousse la victime à la provocation, la preuve peut ne pas étayer un doute raisonnable quant à savoir si l’accusé a agi impulsivement.

[44]                          L’élément objectif veut que l’on détermine si l’acte provocateur ferait perdre sa maîtrise de soi à une « personne ordinaire » eu égard à l’ensemble du contexte en cause.  Encore une fois, selon les circonstances, lorsque l’accusé a incité la victime à agir injustement ou à proférer l’insulte en l’affrontant de manière violente, la preuve peut ne pas permettre de conclure que l’action ou l’insulte en question aurait fait perdre son sang‑froid à une personne ordinaire.  Le fait que la réaction de la victime à l’affrontement déclenché par l’accusé fasse partie de celles qui sont raisonnablement prévisibles peut indiquer qu’une personne ordinaire n’aurait pas perdu son sang‑froid, bien qu’il faille mettre ce fait en balance avec toutes les autres données contextuelles pertinentes.

[45]                          D’aucuns opinent que [traduction] « la défense [de provocation] ne s’applique pas lorsque l’accusé s’attend à une insulte ou qu’il déclenche un affrontement et obtient une réaction prévisible » (M. Manning et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (4e éd. 2009), p. 770 (je souligne); voir aussi D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (6e éd. 2011), p. 590; H. Parent, Traité de droit criminel, t. 1, L’imputabilité (3e éd. 2008), p. 734‑735).  Mieux vaut ne pas voir là une règle absolue, mais le résultat habituel de la prise en compte des données contextuelles pertinentes pour déterminer si une personne ordinaire aurait perdu son sang‑froid.

[46]                          Tout dépend toujours du contexte et, en cas de doute, il faut soumettre au jury la question de savoir si le déclenchement d’un affrontement par l’accusé est de nature à faire obstacle au moyen de défense.  Dans l’arrêt Edwards c. The Queen, [1973] A.C. 648, rendu dans une affaire où on alléguait que le chantage exercé par l’accusé avait amené la victime à provoquer ce dernier, lord Pearson reconnaît ce qui suit : [traduction] « En principe, il semble raisonnable d’affirmer que [. . .] le maître chanteur ne peut prétendre que la conséquence prévisible de son propre chantage constitue une provocation suffisante pour réduire le meurtre de la victime à un homicide involontaire coupable » (p. 658).  Il ajoute cependant que la question de savoir si l’acte d’incitation aurait cette conséquence est une question de fait qui, « dans bien des cas, est affaire de degré, ce sur quoi le jury est appelé à statuer » (p. 658; voir aussi Ashworth, « Self‑Induced Provocation and the Homicide Act », p. 486).

        d)      La jurisprudence sur la provocation induite

[47]                          Bien que les décisions sur le sujet ne distinguent pas toutes entre les éléments objectif et subjectif du moyen de défense, elles confirment généralement que l’incitation à la provocation peut importer pour les deux éléments et qu’il faut l’examiner de pair avec les autres données contextuelles pour décider de la vraisemblance du moyen de défense.

[48]                          Dans Salamon c. The Queen, [1959] R.C.S 404, la Cour statue que l’incitation à la provocation alléguée prive le moyen de défense de toute vraisemblance.  L’accusé s’était disputé avec la victime, Joyce Alexander, chez une connaissance.  Il était ensuite rentré seul chez lui et avait attendu que la victime rentre à son tour.  Lorsque celle‑ci était arrivée, il avait déclenché un affrontement au cours duquel il l’avait attaquée, lui avait lancé des pièces de vaisselle et l’avait insultée (p. 407).  La victime avait fini par riposter en l’insultant à son tour et il l’avait abattue.  La Cour opine que la défense de provocation n’aurait pas dû être soumise au jury :

                    [traduction]  Il ressort de la preuve qu’entre l’arrivée de Joyce Alexander à la maison et le coup de feu mortel, c’est l’appelant, et non elle, qui a pris l’initiative — puis l’a conservée — des faits à l’origine du décès.  De toute évidence, il attendait le retour de la victime et il a déclenché la dispute au cours de laquelle la victime a riposté. . .

                         Compte tenu de ces éléments de preuve, [l’]appelant ne peut justifier ou excuser ses actes en invoquant le caractère imprévisible et inattendu de la situation. [. . .] Il n’y a eu de la part de Joyce Alexander aucune provocation soudaine de nature à causer une riposte soudaine de l’accusé.  [Je souligne; p. 409‑410.]

[49]                          Dans R. c. Louison (1975), 26 C.C.C. (2d) 266 (C.A. Sask.), conf. par [1979] 1 R.C.S. 100, l’accusé avait séquestré un chauffeur de taxi dans le coffre de sa propre voiture.  Lorsqu’il avait ensuite ouvert le coffre, le chauffeur en avait surgi et l’avait frappé avec un marteau.  L’accusé s’était emparé de l’outil et avait tué le chauffeur en lui fracassant le crâne.  Au procès, l’accusé a déclaré avoir agi dans un accès de colère causé par l’attaque subite.  La Cour d’appel de la Saskatchewan, par la voix du juge en chef Culliton, conclut au caractère induit de la provocation et qu’il était objectivement prévisible que le chauffeur tente de s’échapper :

                    [traduction]  À mon avis, les faits de l’espèce illustrent parfaitement le cas où l’appelant prend et conserve l’initiative de l’affrontement. . .

. . .

                           . . . Je suis convaincu que toute personne raisonnable qui aurait traité la victime comme l’a fait l’appelant s’attendrait à ce que celle‑ci se serve de tous les moyens possibles pour s’échapper si l’occasion se présentait.  L’agression de l’appelant par la victime ne constitue pas un acte inattendu de nature à surprendre et faire perdre son sang‑froid.  Il s’agissait d’un acte non seulement prévisible, mais aussi qu’il fallait prévoir si la victime avait la possibilité de s’échapper.  [Je souligne; p. 286‑287.]

[50]                          De même, dans R. c. Squire, [1977] 2 R.C.S. 13, notre Cour conclut qu’un agent de police qui avait cherché la bagarre dans des bars alors qu’il n’était pas en service ne pouvait invoquer la provocation, car aucun jury agissant de manière raisonnable ne pouvait conclure que l’on avait provoqué l’accusé au point de priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser :

                    Il faut se rappeler que, selon la preuve, l’intimé était, pendant tous les incidents honteux de cette soirée, un agresseur irascible et qu’il a saisi la moindre riposte [du défunt] pour redevenir l’agresseur.  Si, pendant la lutte [. . .] il a reçu deux coups de pied d’une violence indéterminée, la provocation en résultant ne pouvait certainement pas amener un agent de police à sortir son revolver et tirer cinq coups de feu sur son assaillant.  [p. 22]

[51]                          Des décisions plus récentes confirment également que la défense de provocation peut être dépourvue de vraisemblance lorsque l’accusé déclenche un affrontement violent qui entraîne un acte de provocation prévisible.  Dans R. c. Gibson, 2001 BCCA 297, 153 B.C.A.C. 61, l’accusé avait été l’instigateur d’une bagarre qu’il n’avait pas remportée contre le défunt, ce dernier l’ayant repoussé et ayant fait un geste méprisant.  Se sentant humilié, l’accusé avait poignardé le défunt alors qu’il s’éloignait du lieu de l’affrontement.  La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique conclut que la provocation n’est pas vraisemblable puisqu’elle n’a pas été soudaine et qu’elle n’aurait pas fait perdre sa maîtrise de soi à une personne ordinaire.  La juge Ryan opine que la personne ordinaire qui est à l’origine d’une bagarre à coups de poing ne perd pas son sang‑froid lorsque son adversaire lui rend ses coups :

                    [traduction] . . . les conséquences naturelles d’une défaite (les coups non imprévisibles échangés au cours d’une bagarre qui oppose des adversaires consentants comme dans l’affaire Squire) ne sont pas de nature à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser. [. . .] [L]a norme de la personne ordinaire existe afin de fixer le degré de maîtrise de soi et de modération attendu de chacun en société.  Elle reconnaît la fragilité humaine chez celui qui satisfait au critère préliminaire et qui est provoquée au‑delà du seuil de tolérance de la personne ordinaire.  Au vu de la preuve au dossier, nul jury ne pouvait conclure que, dans la situation de l’appelant, un jeune homme ordinaire aurait été provoqué par les actes, les propos et les gestes du défunt au point de perdre sa maîtrise de soi.  [par. 86]

[52]                          Il découle implicitement du raisonnement de la cour d’appel que la réaction de la victime — causer des blessures légères lors de la bagarre que l’accusé avait commencée et s’éloigner ensuite — faisait partie des réactions raisonnablement prévisibles.  Aucune autre donnée contextuelle ne portait à croire qu’une personne ordinaire aurait perdu son sang‑froid dans les circonstances.  La défense n’était donc pas vraisemblable.

[53]                          Dans l’arrêt Tran, notre Cour conclut que l’accusé qui était au fait de la liaison de son épouse avec un autre homme ne pouvait qualifier d’« inattendue » la vue de celle‑ci au lit avec cet homme (par. 45).  L’accusé avait toujours conservé l’initiative : il s’était introduit dans l’appartement de son ex‑épouse sans y être attendu ni y avoir été invité et, trouvant celle‑ci au lit avec son amoureux, s’en était pris aux deux.  Bien que notre Cour ne se soit penchée sur la prévisibilité de l’acte de provocation allégué qu’en liaison avec l’élément subjectif du moyen de défense, son analyse comporte une dimension objective implicite.  La « personne ordinaire » qui fait irruption dans l’appartement de son ex‑épouse — et dont il sait qu’elle a une liaison avec un autre homme — s’attendrait raisonnablement à découvrir celle‑ci au lit avec son amoureux.

[54]                          Enfin, j’en arrive à l’arrêt Thibert, où les juges majoritaires de notre Cour concluent que la défense de provocation a été régulièrement soumise à l’appréciation du jury même si, selon la preuve, la conduite de l’accusé avait mené à l’action injuste ou à l’insulte invoquée à titre de provocation.  L’accusé, M. Thibert, atterré parce que son épouse voulait le quitter et qu’elle avait commencé à fréquenter un autre homme, s’était rendu au lieu de travail de cette dernière dans le but de la convaincre de rester avec lui.  Il avait au préalable déposé une carabine chargée dans sa voiture.  Il avait rencontré son épouse dans le stationnement adjacent à son lieu de travail.  L’amant avait interrompu leur conversation.  L’accusé avait sorti la carabine de sa voiture et l’avait pointée sur lui.  La victime s’était avancée vers l’accusé, les mains posées sur les épaules de l’épouse, balançant cette dernière devant lui de droite à gauche et défiant l’accusé de le descendre.  L’accusé lui avait tiré dessus.  Au procès, il a invoqué la défense de provocation.

[55]                          Sous la plume du juge Cory, les juges majoritaires statuent que le juge du procès n’a pas eu tort de soumettre la défense de provocation à l’appréciation du jury.  Ils s’attachent surtout à déterminer si l’accusé aurait pu perdre subjectivement la maîtrise de soi à cause des railleries de la victime.  Ils concluent que, l’accusé ne s’attendant pas à voir l’amant de son épouse lors de cette rencontre, l’affrontement avec le défunt était inattendu.  Ils statuent donc que l’élément subjectif pouvait être établi et, de ce fait, le moyen de défense avait un caractère vraisemblable (Thibert, par. 27).  Suivant leur raisonnement, on ne peut affirmer que l’accusé avait recherché l’affrontement.  Ils font également mention de l’importance qu’une personne ordinaire qui se serait trouvée dans la situation de l’accusé aurait attribuée aux railleries de la victime, mais ils ne se penchent pas sur la problématique liée à l’existence de l’élément objectif de la provocation lorsqu’elle est induite comme en l’espèce.  Ils semblent se fonder en grande partie sur le fait que, même s’il s’agit d’un cas limite, il convient de déférer à la décision du juge du procès de soumettre la défense au jury (par. 33).  L’affaire Thibert peut être distinguée de la présente espèce, où M. Cairney, armé d’un fusil, a recherché l’affrontement avec M. Ferguson.

[56]                          Considérée dans son ensemble, la jurisprudence permet de conclure que l’existence d’une provocation induite par l’accusé peut être pertinente pour les volets objectif et subjectif du moyen de défense.  La provocation induite ne correspond pas à une catégorie particulière du moyen de défense qui ferait intervenir des principes spéciaux.  Elle commande plutôt une application particulière des principes généraux qui régissent la défense de provocation.  Aucune règle absolue ne veut que la personne qui déclenche un affrontement ne puisse invoquer ce moyen de défense.  Comme chaque fois qu’elle est invoquée, la provocation doit être vraisemblable au vu de la preuve pour être soumise au jury.  Cependant, le fait que l’accusé a recherché un affrontement violent et suscité une réaction prévisible peut enlever toute vraisemblance au moyen de défense.

III.  Application

[57]                          Dès lors, au vu de la preuve, la provocation invoquée en défense par M. Cairney était‑elle vraisemblable?  La juge du procès a soumis la question au jury, même si elle paraît appliquer un critère fondé sur l’existence de « quelque preuve » plutôt que sur celui de la vraisemblance.  La Cour d’appel n’est pas de cet avis et estime qu’il ne pouvait y avoir de doute raisonnable quant à l’existence de l’élément objectif ou subjectif de la défense de provocation.

[58]                          J’estime que l’issue du pourvoi repose sur l’élément objectif du critère, à savoir si la victime a accompli une action injuste ou proféré une insulte de telle nature qu’elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser.

[59]                          L’action injuste ou l’insulte résiderait dans les propos adressés par le défunt à M. Cairney lorsque ce dernier l’a affronté à la pointe du fusil : [traduction] « Va te faire foutre, épais.  Ça te regarde pas.  Je vais faire ce que je veux avec Fran. »

[60]                          M. Cairney prétend que ces propos constituaient une menace de violence conjugale imminente qui aurait suffi à faire perdre la maîtrise de soi à une personne ordinaire.  Or, le dossier n’étaye pas sa prétention.  M. Ferguson parlait au téléphone lorsque M. Cairney s’était approché.  Il ne se comportait plus de manière agressive envers Mme Rosenthal, sa colère à son endroit étant retombée.  Qui plus est, M. Ferguson se dirigeait vers la sortie de l’appartement lorsqu’il a tenu ces propos.  Comme le conclut la Cour d’appel, le dossier n’étaye tout simplement pas la prétention selon laquelle une personne ordinaire aurait vu dans les paroles de la victime une menace de violence conjugale imminente à l’endroit de Mme Rosenthal, ce qui l’aurait amené à perdre sa maîtrise de soi.

[61]                          Restent donc le souci de M. Cairney d’empêcher la perpétration ultérieure d’autres actes de violence à l’endroit de Mme Rosenthal et son intention déclarée d’y parvenir en arrachant à M. Ferguson, à la pointe du fusil, la promesse de ne plus agresser son épouse.  Une personne ordinaire qui chercherait à arracher une promesse à la pointe du fusil ne serait pas étonnée de voir son interlocuteur repousser sa demande en tenant des propos semblables à ceux de la victime en l’espèce.  La réaction de M. Ferguson faisait partie de celles qui étaient prévisibles.  Aucune preuve au dossier ne permet de conclure à un choc soudain de nature à faire perdre sa maîtrise de soi à une personne ordinaire.  Par conséquent, un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable n’aurait pu avoir de doute raisonnable quant à savoir si la conduite de M. Ferguson aurait suffi à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser.

[62]                          Une preuve, tirée du témoignage de M. Cairney, suffisait à étayer l’élément subjectif, à savoir qu’il avait en fait réagi à la provocation avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.  La Cour d’appel examine minutieusement la preuve en s’attachant au bien‑fondé de la défense invoquée et se demande si M. Cairney a pu reprendre son sang‑froid le temps de rejoindre M. Ferguson dans l’escalier de l’immeuble.  Elle est bien loin de s’en tenir à l’application du critère de la vraisemblance, qui exige seulement un fondement probant qui permette à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant judiciairement d’avoir un doute raisonnable, fondé sur la défense de provocation, quant à savoir si l’accusé est coupable de meurtre.  Or, l’erreur de la Cour d’appel dans l’appréciation de l’élément subjectif ne change rien à l’issue du pourvoi, car la provocation objective n’a aucune vraisemblance.

[63]                          En l’espèce, il ne convient pas de déférer à la décision de la juge du procès, car cette dernière ne semble pas appliquer le bon critère pour décider de soumettre ou non la défense de provocation au jury.

[64]                          J’ajoute ce qui suit dans l’optique des considérations d’intérêt public qui doivent guider la Cour dans une telle affaire.  Il convient de décourager les affrontements violents tel le sermon à la pointe du fusil qui a entraîné la mort de M. Ferguson.  Un comportement de ce genre joue généralement un rôle lorsqu’il s’agit de déterminer si la provocation invoquée en défense satisfait au critère de la vraisemblance, particulièrement en ce qui concerne son caractère objectif.  Le droit ne tolère pas le sermon à la pointe du fusil, peu importe la raison pour laquelle l’accusé recourt à une arme.

[65]                          Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer le jugement ordonnant un nouveau procès.

                    Version française des motifs des juges Fish et Abella rendus par

[66]                          La juge Abella (dissidente) — J’ai pris connaissance des motifs de la Juge en chef et je conviens que des éléments de preuve étayaient l’élément subjectif de la provocation.  Soit dit en tout respect, je ne puis toutefois souscrire à ses conclusions sur l’élément objectif de ce moyen de défense.  J’estime que la juge du procès n’a pas eu tort de soumettre la défense de provocation à l’appréciation du jury.

[67]                          Il appartient au juge du procès appelé à déterminer quels moyens de défense seront soumis à l’appréciation du jury de tenir lieu de gardien de la loi et d’« examiner la preuve [en vue de] décider si elle permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement de prononcer l’acquittement, s’il y ajoutait foi » (R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 87 (en italique dans l’original)).  À ce stade préliminaire, le juge du procès « n’a pas à statuer sur le bien‑fondé du moyen de défense invoqué », non plus qu’à se prononcer sur la crédibilité, à apprécier la valeur probante, à tirer des conclusions de fait ou à faire des inférences de fait précises (Cinous, par. 54 et 87).

[68]                          Dans le cas d’un moyen de défense comme celui de la provocation, le juge du procès doit examiner si la preuve est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences nécessaires à son application (R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 41).  Le juge qui se livre à cette « évaluation limitée [. . .] ne fait pas d’inférences de fait précises, mais [. . .] arrive plutôt à une conclusion concernant les inférences de fait qui pourraient raisonnablement être faites au vu de la preuve » (Cinous, par. 91; voir aussi R. c. Mayuran, 2012 CSC 31, [2012] 2. R.C.S. 162, par. 21).

[69]                          En ce qui a trait à l’élément objectif de la provocation, le juge doit se demander si la preuve pourrait soulever un doute raisonnable quant à savoir si l’accusé a été aux prises avec une action injuste ou une insulte suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser (Tran, par. 25).  Pour déterminer comment une personne « ordinaire » réagirait à une insulte en particulier, il faut tenir compte des circonstances et du contexte en cause, mais sans aller jusqu’à retenir des caractéristiques propres au tempérament de l’accusé qui iraient à l’encontre de l’objet d’une norme objective (Tran, par. 31‑35).  L’historique et le contexte des relations entre la victime et l’accusé forment assurément une donnée contextuelle à prendre en compte (R. c. Thibert, [1996] 1 R.C.S. 37, par. 16‑19).

[70]                          En l’espèce, il est impossible de juger des propos de M. Ferguson et de déterminer la réaction qu’ils susciteraient chez une personne ordinaire sans tenir compte du contexte global et, en particulier, des rapports antérieurs entre MM. Cairney et Ferguson.  Les juges majoritaires s’attachent principalement à une facette de la preuve, à savoir que M. Cairney a affronté M. Ferguson armé d’un fusil, et ils font fi d’autres éléments qui auraient fort bien pu amener le jury à conclure à la provocation objective étant donné le sérieux de la menace proférée par M. Ferguson à l’effet de brutaliser de nouveau la cousine de M. Cairney, Fran Rosenthal.

[71]                          La prévisibilité de la provocation alléguée importe certes aux fins de l’analyse.  Cependant, il ne faut pas compromettre l’appréciation de la preuve relative à l’élément objectif en mettant l’accent sur le comportement agressif de l’accusé au détriment du contexte dans son entier.  L’analyse qui s’attache essentiellement à la question de savoir si les actes de la victime ont été la conséquence prévisible du comportement agressif de l’accusé me paraît trop restrictive.  Il importe de signaler que deux des auteurs cités par les juges majoritaires pour écarter la défense de provocation [traduction] « lorsque l’accusé [. . .] déclenche un affrontement puis obtient une réaction prévisible » critiquent en fait cette approche (Morris Manning et Peter Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (4e éd. 2009), p. 770‑772; Don Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (6e éd. 2011), p. 592).

[72]                          MM. Ferguson et Cairney étaient des amis proches.  Le seul sujet de discorde entre eux — et cause de l’homicide ultimement perpétré — était la longue histoire de violence conjugale de M. Ferguson vis‑à‑vis de Mme Rosenthal, que M. Cairney considérait comme sa [traduction] « petite sœur ».

[73]                          M. Ferguson brutalisait Fran Rosenthal depuis plus de 10 ans.  Les agressions avaient lieu fréquemment, souvent chaque semaine.  Aussi, elles étaient graves.  Mme Rosenthal a entre autres témoigné qu’une fois M. Ferguson l’avait frappée à la tête avec un bâton de golf.  M. Cairney était bien au fait de la situation, car Mme Rosenthal avait maintes fois trouvé refuge chez son épouse et lui.  Elle présentait alors des contusions dont la gravité l’empêchait d’aller travailler.

[74]                          Moins d’un an avant l’homicide, M. Cairney avait été témoin d’une agression.  Il avait alors surpris M. Ferguson qui pressait son genou contre la gorge de Fran Rosenthal et exerçait une pression de nature à faire perdre connaissance à celle‑ci.  Il avait dû le contraindre à libérer son épouse, puis avait passé la soirée entière avec lui afin qu’il ne s’en prenne pas à nouveau à cette dernière.  Quelques semaines avant que M. Ferguson soit abattu, Mme Rosenthal avait dit à M. Cairney qu’elle avait alors cru mourir.

[75]                          L’incident qui est à l’origine de l’homicide aurait pu mener à une autre agression.  M. Ferguson était brusquement devenu enragé et avait commencé à crier après Fran Rosenthal.  Il l’avait traitée de [traduction] « sale chienne », de « maudite salope », et il avait proféré la menace suivante : « Si t’avais pas déjà mal au dos, je te balancerais contre les murs maintenant. »  Il lui avait ordonné de dire à M. Cairney de partir.  Lorsqu’elle lui avait fait le message, M. Cairney avait dit craindre que M. Ferguson ne se mette à la rouer de coups.  Elle ne l’avait pas contredit.  Mme Rosenthal a admis en contre‑interrogatoire qu’elle avait souhaité le départ de M. Cairney parce qu’elle s’estimait en danger et qu’elle ne voulait pas qu’il soit témoin des gestes qu’elle redoutait.

[76]                          Les juges majoritaires laissent entendre que M. Ferguson « ne se comportait plus de manière agressive envers Mme Rosenthal », que « sa colère à son endroit éta[it] retombée » lorsque M. Cairney l’avait affronté, mais le dossier permet aussi de tirer la conclusion contraire.  Plus particulièrement, il appert du témoignage de M. Cairney que la dispute entre M. Ferguson et Mme Rosenthal avait continué à prendre de l’ampleur après qu’il eut quitté la pièce à la demande de Mme Rosenthal.  En contre‑interrogatoire, M. Cairney a dit par exemple que c’était le fait d’avoir entendu M. Ferguson proférer des menaces à l’endroit de son épouse qui l’avait décidé à revenir et à faire face à M. Ferguson :

                    [traduction]

                    Q       Et, malgré la crainte d’actes de violence éventuels, vous avez laissé le couple seul un moment, malgré le caractère explosif de la situation, une sorte de baril de poudre, c’est exact?

                    R       Oui.

                    Q       Puis vous êtes revenu armé d’un fusil, vous avez fracassé le téléphone, c’est bien ça?

                    R       Après avoir constaté que la situation dégénérait et entendu Steve [Ferguson] lui crier dessus.

                    Q       D’accord.  Que disait Steve pour vous faire conclure que la situation dégénérait?

                    R       Il me semble qu’il a dit, Tu n’obéis jamais, maudite salope.  J’ai entendu Frannie lui répondre en criant.  C’est alors que j’en ai eu assez.  Je voulais seulement effrayer Steve.  Je ne voulais pas l’abattre.  [Italiques ajoutés.]

[77]                          M. Cairney a alors affronté M. Ferguson armé du fusil et lui a dit :

                    [traduction]  Crois‑tu qu’elle t’appartient?  Crois‑tu qu’elle est ta propriété?  Crois‑tu avoir le droit de la rouer de coups chaque fois que tu en as envie?  J’ai dit, j’en ai jusque‑là, mon gars.  J’ai dit, écoute, ça fait des mois que tu ne travailles pas, qu’elle t’achète de la bière et d’autres choses, et qu’elle satisfait tous tes caprices et, chaque fois que quelque chose te fait chier, tu te sers d’elle comme d’un sac de frappe.

[78]                          Ce sont les propos suivants qui l’auraient fait disjoncter : [traduction] « Va te faire foutre, épais.  Ça te regarde pas.  Je vais faire ce que je veux avec Fran. »  La provocation de M. Ferguson n’a pas consisté à réagir avec mépris au fait que M. Cairney braquait une arme sur lui, mais à affirmer haut et fort qu’il persisterait dans le comportement que ce dernier lui reprochait, à savoir « rouer [Mme Rosenthal] de coups » et se servir d’elle comme d’un « sac de frappe ».

[79]                          Les faits de l’espèce montrent la faiblesse de la thèse selon laquelle l’application de la défense de provocation dépend de la question de savoir « qui a déclenché » l’affrontement auquel la victime et l’accusé ont pris part tour à tour.  Soustraire le moyen de défense à l’examen du jury revient à conclure que M. Cairney a déclenché un « affrontement violent ».  Or, un autre point de vue veut que M. Ferguson ait déclenché l’affrontement en se mettant à insulter et à menacer la cousine de M. Cairney, ce qui, au vu de la violence conjugale à laquelle M. Ferguson s’était inlassablement livré jusqu’alors, pouvait raisonnablement être considéré d’emblée comme le prélude d’une nouvelle agression brutale.

[80]                          La juge Bielby a donc eu raison de soumettre la défense de provocation à l’appréciation du jury.  Son examen de la preuve eu égard à l’élément objectif du moyen de défense est irréprochable :

                    [traduction]  Selon son témoignage, M. Cairney aurait perdu la maîtrise de soi lorsque M. Ferguson l’a traité d’épais et affirmé qu’il ferait ce qu’il voulait de Fran, des propos qu’il a tenus en s’éloignant de M. Cairney alors que ce dernier lui enjoignait de revenir.  Il faut tenir compte de ce qui s’était produit juste avant et du fait que M. Cairney connaissait les antécédents de violence conjugale de M. Ferguson vis‑à‑vis de Mme Rosenthal. . .

. . .

                    Il faut prendre en considération tout ce qui a alors été dit ou fait, ainsi que la relation entre MM. Cairney et Ferguson, de même l’histoire de cette relation.  Ce qui comprend le témoignage de M. Cairney selon lequel il était au courant des incidents où M. Ferguson avait frappé ou brutalisé sa conjointe, y compris celui dont il avait été personnellement témoin l’été précédent lorsqu’il avait vu M. Ferguson presser son genou contre le cou de Mme Rosenthal, qui avait presque suffoqué, et où il était intervenu pour mettre fin à l’agression, le fait que, lors d’une conversation en janvier 2007, Mme Rosenthal lui a dit qu’elle avait cru mourir cette fois‑là et le fait qu’il tentait de convaincre M. Ferguson de renoncer, vis‑à‑vis de Fran, au comportement dégradant et violent qui était le sien depuis des années.

[81]                          Les juges majoritaires sont néanmoins d’avis d’écarter la défense de provocation pour le seul motif que les propos de M. Ferguson « faisai[ent] partie [des réactions] prévisibles » à ce qu’ils qualifient de « sermon à la pointe du fusil ».  L’attitude méprisante de M. Ferguson à l’endroit de M. Cairney était peut‑être prévisible, mais j’estime qu’un jury aurait pu inférer du contexte global qu’une personne ordinaire n’aurait pas prévu que la réaction de M. Ferguson soit d’affirmer qu’il continuerait de battre Mme Rosenthal à son gré.

[82]                          Dans Tran, notre Cour affirme que l’élément objectif de la défense de provocation doit être défini en fonction des normes contemporaines, ce qui englobe les valeurs de la Charte, mais non des attitudes violemment possessives et primitives.  Il est donc troublant, à mon humble avis, de conclure qu’il était « prévisible » que M. Ferguson réagisse à la mise en garde de M. Cairney en confirmant son intention de commettre d’autres actes de violence conjugale.  Il est difficile de voir une réaction « prévisible » dans l’intention exprimée de continuer à agresser sa conjointe.

[83]                          Comme le font observer à juste titre les juges majoritaires, « [l]e droit ne tolère pas le sermon à la pointe du fusil ».  Elle ne tolère jamais le comportement qui donne ouverture à la défense de provocation.  C’est pourquoi la provocation n’offre qu’un moyen de défense partiel, de sorte que l’infraction de meurtre soit réduite à celle d’homicide involontaire coupable.  Cela explique en outre que, dans les circonstances de l’espèce, le moyen de défense n’emporte pas l’absolution de l’accusé.  M. Cairney a été condamné à une peine de neuf ans d’emprisonnement pour avoir causé la mort de M. Ferguson en utilisant une arme à feu lors de l’affrontement.

[84]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité et la peine de neuf ans d’emprisonnement infligée pour homicide involontaire coupable.

                    Pourvoi rejeté, les juges Fish et Abella sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelant : Depoe and Bottos, Edmonton; Pringle Chivers Sparks, Edmonton.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

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