COUR SUPRÊME DU CANADA |
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Référence : R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566 |
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Appel entendu : 25 mars 2019 Jugement rendu : 11 octobre 2019 Dossier : 37994 |
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Entre :
Sa Majesté la Reine Appelante
et
Rosaire Poulin Intimé
- et -
Procureur général de l’Ontario, Association québécoise des avocats et avocates de la défense et Criminal Lawyers’ Association Intervenants
Traduction française officielle : Motifs de la juge Martin
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Martin
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Motifs de jugement : (par. 1 à 121) |
La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver et Côté) |
Motifs dissidents : (par. 122 à 156) |
La juge Karakatsanis (avec l’accord des juges Abella et Brown) |
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R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Rosaire Poulin Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
Association québécoise des avocats et avocates de la défense et
Criminal Lawyers’ Association Intervenants
Répertorié : R. c. Poulin
2019 CSC 47
No du greffe : 37994.
2019 : 25 mars; 2019 : 11 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Martin.
en appel de la cour d’appel du québec
Droit constitutionnel — Charte des droits — Bénéfice de la peine la moins sévère — Contrevenant déclaré coupable d’infractions d’ordre sexuel historiques — Revendication par le contrevenant du droit constitutionnel de se voir infliger une peine qui n’était prévue au Code criminel ni au moment de la perpétration des infractions ni à celui de la sentence, mais seulement au cours d’une période précise entre ces deux moments — Le contrevenant a‑t‑il le droit de bénéficier uniquement de la peine applicable au moment de l’infraction et à celui de la sentence ou le droit de bénéficier de toute peine applicable durant l’intervalle entre ces deux moments? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 11i).
Droit criminel — Appels — Caractère théorique — Décès de l’intimé — Décès de l’intimé après l’octroi de l’autorisation d’appel mais avant l’audition du pourvoi — La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre le pourvoi?
En 2016, P a été reconnu coupable d’infractions d’ordre sexuel historiques commises entre 1979 et 1987 à l’époque où le plaignant était âgé entre 7 et 15 ans et qu’il avait lui‑même entre 44 et 51 ans. Le juge chargé de la détermination de la peine a condamné P à une peine d’emprisonnement avec sursis de deux ans moins un jour pour deux chefs de grossière indécence. Une peine d’emprisonnement avec sursis ne pouvait être infligée quand P a commis ses actes de grossière indécence; l’emprisonnement avec sursis n’est devenu une peine applicable qu’en 1996. En outre, les parties ont convenu que ce type de peine ne s’appliquait plus à l’infraction de grossière indécence, d’après les dispositions en vigueur, lorsque P a été accusé, déclaré coupable et condamné. En infligeant une peine d’emprisonnement avec sursis à P, le juge a considéré que l’al. 11i) de la Charte accordait à P le droit de bénéficier de la peine la moins sévère qui pouvait être infligée pour sanctionner ses infractions dans l’intervalle entre le moment où celles‑ci ont été perpétrées et celui de sa sentence. La Cour d’appel a rejeté l’appel du ministère public et conclu que l’al. 11i) conférait à P le droit à une peine d’emprisonnement avec sursis. P est décédé peu avant que la Cour entende le pourvoi du ministère public. Le pourvoi a néanmoins été instruit et le ministère public a présenté une requête visant à ce que la Cour tranche le pourvoi même s’il est désormais théorique sur le plan factuel.
Arrêt (les juges Abella, Karakatsanis et Brown sont dissidents) : La requête en vue de la poursuite de l’instance et le pourvoi sont accueillis.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Martin : Le présent pourvoi constitue l’un de ces cas où la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher un pourvoi en matière criminelle devenu théorique, ce qu’elle fait rarement et à titre exceptionnel. Premièrement, la Cour a eu l’avantage d’entendre des observations contradictoires en l’espèce. Deuxièmement, le pourvoi du ministère public soulève une question constitutionnelle importante qui n’a pas encore été traitée à fond dans la jurisprudence. Troisièmement, l’interprétation juste de l’al. 11i) de la Charte est une question de droit d’intérêt général qui transcende le décès de P. Quatrièmement, la valeur de la décision de la Cour sur l’interprétation appropriée de l’al. 11i) l’emporte sans conteste sur toute préoccupation quant aux ressources judiciaires limitées. Il est beaucoup plus efficace et juste que la Cour tranche aujourd’hui cette question d’importance nationale que d’obliger les futurs plaideurs et les tribunaux d’instance inférieure à consacrer des ressources supplémentaires au débat de cette question jusqu’à ce que celle‑ci soit inévitablement soumise à la Cour de nouveau. Enfin, il incombe aux tribunaux, et non au législateur, de définir la portée des droits garantis par la Charte. La Cour n’empiéterait donc pas sur le rôle du législateur en tranchant la question dont elle est saisie.
Une analyse téléologique de l’al. 11i) de la Charte mène à la conclusion qu’un contrevenant n’a pas droit au bénéfice d’un adoucissement temporaire de la peine survenu dans l’intervalle entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. L’alinéa 11i) confère un droit binaire et non un droit global. Un droit binaire repose sur une comparaison des peines prévues par les lois en vigueur à deux moments précis (soit entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence) et le droit de bénéficier de la moins sévère de ces peines. À l’inverse, un droit global repose sur un examen de toutes les peines prévues pour sanctionner l’infraction entre le moment de sa perpétration et celui de la sentence et le droit de bénéficier de la peine la moins sévère qui soit durant l’ensemble de la période visée. Tant le libellé que les origines de l’al. 11i) confirment les objectifs qui le sous‑tendent — soit la primauté du droit et l’équité — et indiquent que l’al. 11i) vise à conférer un droit binaire.
Un droit garanti par la Charte doit être interprété téléologiquement, c’est‑à‑dire d’une façon qui est justifiée par ses objets. L’interprétation téléologique et l’interprétation libérale peuvent être confondues à tort. Bien que les droits garantis par la Charte doivent être interprétés de façon large et libérale, ils sont, au bout du compte, subordonnés à leurs objets. Les tribunaux qui ont donné à l’al. 11i) une interprétation globale ont fait l’erreur d’accorder la priorité à la libéralité de l’interprétation plutôt qu’à l’objet. Au lieu de relever les principes ou les objets qui sous‑tendent l’al. 11i), ils ont tout simplement conclu qu’il fallait donner à l’al. 11i) l’interprétation la plus favorable à l’accusé. Toutefois, le principe selon lequel une disposition ayant plus d’une signification plausible doit être interprétée d’une manière favorable à l’accusé ne constitue pas un principe d’interprétation de la Charte. Il s’agit plutôt d’un principe d’interprétation législative pénale. Une interprétation de l’al. 11i) qui obligerait le tribunal à infliger la peine la plus favorable parmi celles qui se sont appliquées dans l’intervalle entre le moment de la perpétration de l’infraction et le moment de la sentence ne correspond pas au type d’interprétation libérale qui devrait être faite des droits garantis par la Charte. Il s’agit plutôt d’une interprétation excessivement libérale, sans rapport avec les objets du droit.
Lorsque l’on procède à une analyse téléologique d’un droit garanti par la Charte, il faut tout d’abord se pencher sur le libellé de la disposition en cause. L’alinéa 11i) a été rédigé de façon à conférer un droit binaire, une conclusion que corroborent les origines de l’al. 11i). Bien que ces origines ne déterminent pas la portée exacte du droit conféré, elles offrent un point de départ instructif. Une étude du contexte historique de l’al. 11i) révèle que rien ne pointait vers une interprétation globale du droit garanti à cet alinéa au moment de sa rédaction et de son adoption. Une interprétation globale de ce droit ne faisait pas partie du paysage juridique; la common law ne reconnaissait aucune interprétation globale et aucune des dispositions à l’origine de l’al. 11i) n’appuyait une telle interprétation.
L’alinéa 11i) concilie, d’une part, le principe de la primauté du droit et, d’autre part, le principe de l’équité. Il consacre la règle de common law selon laquelle un contrevenant ne doit pas être soumis rétrospectivement à une peine plus sévère que celle qui s’appliquait au moment où il a commis son infraction. Cette règle est fondée sur la primauté du droit et, plus précisément, sur le principe de la légalité, lequel veut que les personnes qui ajustent leur comportement en fonction de l’état du droit, ou qui prennent le risque d’assumer les conséquences liées à la violation d’une règle de droit donnée, ne devraient pas ensuite être jugées en vertu d’autres règles de droit, en particulier de règles de droit plus rigoureuses. Cependant, l’al. 11i) constitutionnalise une mesure de protection additionnelle. Il dispose que, lorsque la loi prévoit l’infliction d’une peine plus favorable au moment de la sentence du contrevenant que celle qui s’appliquait au moment de la perpétration de l’infraction, le contrevenant a le droit de bénéficier de la peine actuelle, qui lui est plus favorable. L’équité en est la raison. Il ne serait pas équitable d’infliger à un contrevenant une peine qui, lorsque le législateur a choisi de l’adoucir, a expressément été reconnue par ce dernier comme n’étant plus juste. De plus, une peine criminelle est l’expression de la voix collective de la société; elle doit donc tenir compte des valeurs contemporaines.
Une interprétation binaire de l’al. 11i) n’est ni injuste ni arbitraire pour un contrevenant qui est puni conformément à la loi en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction ou, le cas échéant, à une loi plus favorable en vigueur au moment de sa condamnation. Au contraire, ces deux lois sont liées au contrevenant et à la poursuite engagée contre lui : la première loi établit la peine qu’il risquait de se voir infliger au moment où il a commis l’infraction et l’autre établit de la même manière les contours d’une peine qui tient compte de la perception de la société quant à la gravité de l’infraction et à la responsabilité du contrevenant au moment précis où la peine lui est infligée. Il est, par conséquent, juste et rationnel que le contrevenant puisse bénéficier de l’une de ces peines. À l’inverse, il n’existe aucune raison de principe d’accorder à un contrevenant le bénéfice d’une peine n’ayant aucun lien avec sa conduite fautive ou avec la perception de la société à l’égard de sa conduite au moment où le tribunal est appelé à déterminer la peine. De plus, il existe des considérations en matière d’équité qui militent contre une interprétation globale de l’al. 11i). Une interprétation globale de l’al. 11i) avantagerait démesurément les contrevenants condamnés des années, voire des décennies, après avoir commis leurs infractions. Les infractions d’ordre sexuel comme celles de P demeurent souvent cachées durant de longues périodes. Il arrive fréquemment que des survivants de traumatismes sexuels tardent à révéler les agressions pour diverses raisons comme la gêne, la crainte, le sentiment de culpabilité ainsi que le manque de compréhension et de connaissance. Un contrevenant ne devrait pas pouvoir bénéficier d’un avantage supplémentaire au titre de l’al. 11i) lorsqu’une victime est traumatisée au point d’avoir besoin d’un délai considérable pour surmonter sa réticence à dénoncer l’infraction.
Les juges Abella, Karakatsanis et Brown (dissidents) : La requête en poursuite de l’instance devrait être rejetée. La présente affaire fait partie de la très grande majorité des cas dans lesquels la poursuite de l’instance ne serait pas dans l’intérêt de la justice. Premièrement, il est difficile de conclure à l’existence d’un véritable débat contradictoire. Deuxièmement, bien qu’une question portant sur l’interprétation d’une disposition de la Charte soit toujours d’une grande importance, il n’existe pas en l’espèce de circonstances spéciales qui transcendent le décès de P. Face à 30 ans de jurisprudence constante sur la question en litige, l’on ne peut pas dire que l’on soit en présence d’une controverse jurisprudentielle ou d’une question qui échappe ordinairement à l’examen des tribunaux d’appel. Enfin, l’iniquité du fait de poursuivre une instance contre un délinquant décédé, malgré l’opposition de sa famille, est évidente.
Par ailleurs, l’appel devrait être rejeté sur le fond. Pendant 30 ans, les tribunaux canadiens ont interprété l’al. 11i) de la Charte de façon constante, concluant que cette disposition garantit à tout contrevenant le bénéfice de la peine la moins sévère qui ait été applicable entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. Cette approche est amplement appuyée par le texte de l’al. 11i), dont la formulation suggère un continuum entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. L’application d’une interprétation formaliste comme celle avancée par la Couronne va à l’encontre des enseignements de la Cour voulant que les droits garantis par la Charte doivent être interprétés de façon libérale et en fonction de l’objet visé. L’interprétation adoptée par les autres cours canadiennes reflète deux objets de l’al. 11i) dégagés par la Cour : la primauté du droit et la garantie de l’équité des procédures criminelles. Il y a, au cours des enquêtes et poursuites pénales — avant l’infliction de la peine —, plusieurs moments où un individu peut être appelé à faire des choix sur la foi des peines alors applicables. C’est précisément cette possibilité qui est à la base de la protection de l’al. 11i), laquelle ne saurait être conditionnelle à une preuve que l’inculpé s’est fié au droit en vigueur. Ici, la possibilité que l’interprétation de l’al. 11i) retenue par la jurisprudence alourdisse l’analyse des peines applicables ne devrait pas militer contre celle‑ci. Il semble téméraire d’écarter une interprétation qui offre une protection plus importante aux contrevenants en l’absence de toute preuve de l’existence de difficultés, surtout à la lumière du libellé exprès de la disposition. Enfin, la proposition que l’al. 11i) a un troisième objet, de garantir que la peine infligée corresponde au degré de réprobation sociale associé à l’infraction au moment où la peine est infligée, semble confondre la question de la disponibilité d’une peine et la nature juste et appropriée de celle‑ci. Dans une affaire concernant de multiples abus sexuels sérieux contre un jeune parent, il se peut que l’emprisonnement avec sursis ne soit pas une peine juste et appropriée. Or, ceci n’est pas la question dont la Cour est saisie.
Jurisprudence
Citée par la juge Martin
Arrêt appliqué : R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385; arrêts mentionnés : R. c. Belzil, [1989] R.J.Q. 1117; R. c. MacLellan, 2019 NSCA 2, 369 C.C.C. (3d) 482; Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 90; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; R. c. Beaton, 2018 ONCA 924; R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541; R. c. Cadman, 2018 BCCA 100, 359 C.C.C. (3d) 427; R. c. Bent, 2017 ONSC 3189, 383 C.R.R. (2d) 161; R. c. Yusuf, 2011 BCSC 626; R. c. Mehanmal, 2012 ONCJ 681, 270 C.R.R. (2d) 271; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; Liang c. Canada (Attorney General), 2014 BCCA 190, 355 B.C.A.C. 238; R. c. S. (R.), 2015 ONCA 291, 333 C.R.R. (2d) 160; R. c. Simmonds, 2018 BCCA 205, 362 C.C.C. (3d) 215; R. c. Wilson, 2011 ONSC 89, 225 C.R.R. (2d) 234; R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554; R. c. Cross, 2006 NSCA 30, 241 N.S.R. (2d) 349; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Johnson, 2003 CSC 46, [2003] 2 R.C.S. 357; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; R. c. R.A.R., 2000 CSC 8, [2000] 1 R.C.S. 163; Canada (Attorney General) c. Lewis, 2015 ONCA 379, 126 O.R. (3d) 289; Nucci c. Canada (Attorney General), 2015 MBCA 122, 333 C.C.C. (3d) 221; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, [2010] 2 R.C.S. 310; R. c. D.H., 2017 ONCJ 51; R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686; R. c. Dunn, [1995] 1 R.C.S. 226; Carter c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 981; R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594; R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880; R. c. Kelly, [1992] 2 R.C.S. 170; R. c. Hooyer, 2016 ONCA 44, 129 O.R. (3d) 81; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301; R. c. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217; Montréal (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2008 CSC 48, [2008] 2 R.C.S. 698; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; R. c. S.A.C., 2008 CSC 47, [2008] 2 R.C.S. 675; R. c. Docherty, [2016] UKSC 62, [2017] 4 All E.R. 263; X. c. République fédérale d’Allemagne, requête no 7900/77, 6 mars 1978, D.R. 13, p. 70; Scoppola c. Italie (no 2) (2010), 51 E.H.R.R. 12; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163; R. c. Klemenz, 2015 SKCA 89, 465 Sask. R. 134; R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275; R. c. Dubois, C.S. Qc, 8 décembre 1982; R. c. R.N.S., 2000 CSC 7, [2000] 1 R.C.S. 149.
Citée par la juge Karakatsanis (dissidente)
R. c. L. (J.‑J.), [1998] R.J.Q. 971; R. c. Belzil, [1989] R.J.Q. 1117; R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; R. c. Cadman, 2018 BCCA 100, 359 C.C.C. (3d) 427; R. c. A.E.S., 2018 BCCA 478, 369 C.C.C. (3d) 92; R. c. Yusuf, 2011 BCSC 626; R. c. G.C.D., 2011 MBQB 235, 271 Man. R. (2d) 41; R. c. Mehanmal, 2012 ONCJ 681, 270 C.R.R. (2d) 271; R. c. Leroux, 2015 SKCA 48, 460 Sask. R. 1; R. c. E.H., 2009 NLTD 62, 285 Nfld. & P.E.I.R. 78; R. c. Palacios, 2012 ONCJ 195; R. c. Simmonds, 2018 BCCA 205, 415 C.R.R. (2d) 88; R. c. F.C., 2018 ONSC 561; R. c. Boudreau, 2012 ONCJ 322; R. c. D.P., 2014 ONSC 386; R. c. Bent, 2017 ONSC 3189, 383 C.R.R. (2d) 161; R. c. Docherty, [2016] UKSC 62, [2017] 4 All E.R. 263; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; Black‑Clawson International Ltd. c. Papierwerke Waldhof‑Aschaffenburg A.G., [1975] A.C. 591; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8, 10b), 11, 12.
Code criminel, S.R.C. 1970, c. C‑34, art. 157 [abr. & rempl. c. 19 (3e suppl.), art. 4], 246.1(1)a).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 151, 161(1)c), 271, 718.1, 718.2b), d), e), 742.1 [aj. L.C. 1995, c. 22, art. 6; rempl. L.C. 2012, c. 1, art. 34].
Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44.
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 43, 44e) [auparavant S.C. 1967‑1968, c. 7, art. 37e)].
Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32, art. 3.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 40(1), 76.
Traités et autres instruments internationaux
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221 [la Convention européenne des droits de l’homme], art. 7.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, art. 15(1).
Doctrine et autres documents cités
Canada. La Constitution canadienne 1980 : Projet de résolution concernant la Constitution du Canada, Ottawa, Gouvernement du Canada, 1980.
Canada. Le Très Honorable Pierre Elliott Trudeau. La Constitution Canadienne et le Citoyen : Un aperçu des objectifs de la Confédération, des droits des individus et des institutions gouvernementales, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1969.
Canada. Réunion de fonctionnaires sur la Constitution. La Charte canadienne des droits et libertés (Avant‑projet pour étude seulement), section III, Ottawa, 1979.
Canada. Sénat et Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 47, 1re sess., 32e lég., 28 janvier 1981, p. 65‑69.
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Chevrette, François, Hugo Cyr et François Tanguay‑Renaud. « La protection lors de l’arrestation, la détention et la protection contre l’incrimination rétroactive », dans Gérald‑A. Beaudoin et Errol Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés, 4e éd., Markham, (Ont.), LexisNexis Butterworths, 2005.
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REQUÊTE en poursuite de l’instance malgré le décès de l’intimé. Requête accueillie, les juges Abella, Karakatsanis et Brown sont dissidents.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Dutil, St‑Pierre et Mainville), 2018 QCCA 21, 43 C.R. (7th) 216, [2018] AZ‑51456758, [2018] J.Q. no 73 (QL), 2018 CarswellQue 55 (WL Can.), qui a confirmé le jugement sur la peine rendu par le juge Vanchestein, 2017 QCCQ 7015, [2017] AZ‑51400728, [2017] J.Q. no 8287 (QL), 2017 CarswellQue 6146 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Abella, Karakatsanis et Brown sont dissidents.
Maxime Hébrard et Sylvie Villeneuve, pour l’appelante.
Nicolas Lemyre‑Cossette et Lida Sara Nouraie, pour l’intimé.
Michael Perlin et Kathleen Farrell, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Gabriel Babineau et Vincent Paquet, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.
Breana Vandebeek et Marianne Salih, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté et Martin rendu par
La juge Martin —
I. Aperçu
[1] Au Canada, tout inculpé jouit de certains droits fondamentaux. L’un de ces droits figure à l’al. 11i) de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »), qui confère à quiconque est déclaré coupable d’une infraction le droit « de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence ». Se fondant sur l’al. 11i), l’intimé Rosaire Poulin invoque le droit constitutionnel d’être condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis. Cette peine ne s’appliquait pas suivant les lois en vigueur lorsqu’il a commis ses infractions d’ordre sexuel entre 1979 et 1987 ou, selon les parties, lorsqu’il a été condamné pour ces infractions en 2017. Elle s’est toutefois appliquée pendant une période précise entre ces deux moments. Essentiellement, M. Poulin soutient que l’al. 11i) lui garantit non seulement le droit de bénéficier de la peine la moins sévère prévue par les lois en vigueur au moment de la perpétration de ses infractions et à celui de sa sentence, mais aussi le droit de bénéficier de la peine encore moins sévère qui s’est appliquée temporairement à ses infractions au cours des décennies qui se sont écoulées avant qu’il soit tenu responsable de ses crimes. M. Poulin revendique le droit de bénéficier de cette peine en dépit de l’absence de lien temporel entre celle‑ci et les actes répréhensibles qu’il a commis ou sa sentence, et même si le dossier ne montre pas qu’il a pris des mesures en s’appuyant sur cette peine au cours de ses démêlés avec le système de justice pénale. M. Poulin n’a pas, par exemple, avoué ses crimes ou inscrit de plaidoyer lorsque la peine d’emprisonnement avec sursis s’appliquait aux infractions qu’il a commises.
[2] Le présent pourvoi porte donc sur la teneur du droit que garantit l’al. 11i) de la Charte à un contrevenant. Compte tenu de la nature et des objectifs de ce droit constitutionnel particulier, quelles peines doivent être prises en considération lors de la détermination de la peine « la moins sévère » à laquelle a droit l’accusé? L’alinéa 11i) confère‑t‑il l’un des droits suivants :
- un droit « binaire », qui repose sur une comparaison des peines prévues par les lois en vigueur à deux moments précis (soit le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence) et le droit de bénéficier de la moins sévère de ces peines?
- un droit « global », qui repose sur un examen de toutes les peines prévues pour sanctionner l’infraction entre le moment de sa perpétration et celui de la sentence et le droit de bénéficier de la peine la moins sévère qui soit durant l’ensemble de la période visée?
[3] Je conclus que, correctement interprété, l’al. 11i) confère un droit binaire et non un droit global. L’alinéa 11i) confère au contrevenant le droit de bénéficier de la peine la moins sévère entre (1) la peine prévue par les lois en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction, et (2) la peine prévue par les lois en vigueur au moment de la sentence, puisque ces peines sont liées à deux moments significatifs. La première peine tient compte du risque de subir un procès ou le risque juridique qu’a pris le contrevenant en commettant l’infraction. Elle établit, avant que le contrevenant n’agisse, les conséquences juridiques qui découleront de la conduite que le contrevenant aura choisi d’adopter. La deuxième peine est celle que la société estime juste au moment précis où la cour est appelée à la prononcer. Elle fixe les contours d’une peine qui reflète l’opinion la plus actuelle de la société quant à la gravité de l’infraction commise et au degré de responsabilité du contrevenant. Ces deux peines étant manifestement liées à la conduite et à la criminalité du contrevenant, de solides raisons de principe militent pour que ce dernier ait le droit constitutionnel de bénéficier de la moins sévère des peines qui étaient en vigueur à ces deux moments précis.
[4] En revanche, il n’y a aucune raison de principe d’accorder aux contrevenants le droit constitutionnel de bénéficier automatiquement d’une peine antérieurement applicable qui est à la fois moins sévère que celle à laquelle ils se sont exposés lorsqu’ils ont commis leur infraction et que celle qui reflète l’opinion actuelle de la société quant à la gravité de l’infraction commise et à la responsabilité des contrevenants. Interpréter l’al. 11i) de manière à accorder au contrevenant le droit de bénéficier de la peine la plus clémente qui se soit appliquée à l’infraction, à un moment donné, entre la perpétration de celle‑ci et sa sentence excéderait et déformerait les objets de l’al. 11i). Comme je l’expliquerai, ces objets sont la primauté du droit et l’équité. Ces objets, qui sont loin d’appuyer une interprétation globale de l’al. 11i), militent fortement en faveur d’une interprétation de cette disposition selon laquelle la peine applicable au moment de la perpétration de l’infraction est la peine maximale qui peut être infligée, et le contrevenant a le droit de bénéficier d’une peine plus clémente prévue par les lois en vigueur au moment de sa sentence si une telle peine existe.
[5] Par conséquent, je conclus que l’al. 11i) ne fait pas renaître tout adoucissement temporaire de peine qui est survenu après la perpétration de l’infraction et qui n’a aucun lien avec la conduite du contrevenant ou les normes contemporaines en matière de détermination de la peine. En conférant au contrevenant le droit exprès de bénéficier rétrospectivement de la peine applicable au moment de la perpétration de l’infraction, l’al. 11i) n’exige pas et ne permet pas que soit appliquée la peine la moins sévère qui ait jamais été applicable pour sanctionner l’infraction depuis que le contrevenant a commis celle‑ci. L’alinéa 11i) n’a pas constitutionnalisé le droit de bénéficier de peines antérieurement applicables que le législateur a depuis écartées ou modifiées. Les droits enchâssés dans la Charte représentent les préceptes fondamentaux d’équité dans notre système de justice pénale. Le droit de passer au peigne fin les lois antérieures pour trouver la peine la plus clémente qui soit ne peut faire partie de ces droits.
[6] Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi du ministère public. M. Poulin n’était pas admissible à la peine d’emprisonnement avec sursis qui lui a été infligée, car elle ne s’appliquait pas à ses infractions selon les dispositions sur la détermination de la peine en vigueur au moment de la perpétration des infractions ou, selon les parties, au moment de sa sentence. Toutefois, compte tenu du décès récent de M. Poulin, je refuse de prononcer une peine différente ou de renvoyer l’affaire pour détermination d’une nouvelle peine.
II. Faits et historique judiciaire
[7] En 2016, M. Poulin a été reconnu coupable d’infractions d’ordre sexuel historiques : deux chefs de grossière indécence et un chef d’agression sexuelle, qui étaient des infractions prévues à l’art. 157 et à l’al. 246.1(1)a) du Code criminel, S.R.C. 1970, c. C‑34. M. Poulin a commis les infractions de grossière indécence entre 1979 et 1983 et l’infraction d’agression sexuelle entre 1983 et 1987, à l’époque où le plaignant était âgé entre 7 et 15 ans et qu’il avait lui‑même entre 44 et 51 ans.
[8] Au moment de sa sentence, M. Poulin était âgé de 82 ans et souffrait de plusieurs problèmes de santé importants. À l’audience de détermination de sa peine, M. Poulin a reconnu qu’une peine d’emprisonnement de trois ans et demi serait indiquée eu égard à ses crimes. Toutefois, compte tenu de ses problèmes de santé, il a fait valoir qu’il devrait exceptionnellement être condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis — c’est‑à‑dire une peine de moins de deux ans à être purgée dans la collectivité.
[9] Le juge chargé de la détermination de la peine a accepté le point de vue de M. Poulin et a condamné ce dernier à une peine d’emprisonnement avec sursis de deux ans moins un jour pour ce qui est des deux chefs de grossière indécence. Cette peine est en cause dans le présent pourvoi. La peine infligée relativement au chef d’agression sexuelle — c’est‑à‑dire une peine avec sursis assortie de deux ans de probation ainsi que la délivrance d’ordonnances accessoires — n’est toutefois pas en cause.
[10] La peine d’emprisonnement avec sursis n’existait pas à l’époque où M. Poulin a commis ses actes de grossière indécence. L’emprisonnement avec sursis est entré en vigueur comme peine en 1996 (Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, c. 22, art. 6). Les parties conviennent que la peine d’emprisonnement avec sursis ne s’appliquait plus à l’infraction de grossière indécence, d’après les dispositions en vigueur, lorsque M. Poulin a été accusé, déclaré coupable et condamné (de 2014 à 2017). Elles sont d’avis que, lorsque l’infraction de grossière indécence a été supprimée du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, en 1988 (L.R.C. 1985, c. 19 (3e suppl.), art. 4, entré en vigueur en 1988), certains actes qui constituaient de la grossière indécence, dont ceux commis par M. Poulin, sont alors tombés sous le coup d’autres dispositions relatives aux infractions d’ordre sexuel, dont les art. 151 et 271 du Code criminel. Puisque la peine d’emprisonnement avec sursis ne s’appliquait plus à ce type d’infraction d’ordre sexuel (voir le Code criminel, al. 742.1b), art. 151 et 271), les parties estiment que la peine d’emprisonnement avec sursis ne s’appliquait pas non plus aux actes de grossière indécence qui constituent maintenant des actes criminels aux termes de ces dispositions modernes relatives aux infractions d’ordre sexuel. Autrement dit, les parties conviennent que la restriction actuelle applicable aux peines d’emprisonnement avec sursis qui visent à sanctionner les infractions d’ordre sexuel s’applique également aux infractions de grossière indécence commises par M. Poulin. Je ne commenterai pas cette interprétation, qui ne fait pas partie des questions soulevées devant notre Cour.
[11] Le juge chargé de la détermination de la peine n’a pas analysé la question préliminaire de savoir si une peine d’emprisonnement avec sursis pouvait effectivement s’appliquer aux actes de grossière indécence commis par M. Poulin. Le juge a plutôt considéré que l’al. 11i) accordait à M. Poulin le droit de bénéficier de la peine la moins sévère qui s’appliquait à ses infractions dans l’intervalle entre le moment où celles‑ci ont été perpétrées et celui de sa sentence (2017 QCCQ 7015, par. 26‑27 (CanLII)).
[12] Le ministère public s’est pourvu en appel de cette décision, alléguant, entre autres choses, qu’une peine d’emprisonnement avec sursis ne pouvait pas être infligée à M. Poulin selon l’al. 11i) de la Charte. La Cour d’appel a rejeté l’argument du ministère public. Elle a plutôt appliqué la décision qu’elle a rendue dans R. c. Belzil, [1989] R.J.Q. 1117 (C.A.), où elle a tenu pour acquis que l’al. 11i) conférait un droit global (2018 QCCA 21, 43 C.R. (7th) 216, par. 32‑33; Belzil, p. 1139). Par conséquent, la Cour d’appel a conclu que l’al. 11i) conférait à M. Poulin le droit de bénéficier d’une peine qui n’était pas en vigueur au moment de la perpétration de ses infractions et qui, au moment de sa sentence, avait été expressément exclue des peines susceptibles de lui être infligées.
[13] Le ministère public se pourvoit maintenant devant notre Cour avec l’autorisation de cette dernière.
[14] Le 22 février 2019, peu avant l’audition du présent pourvoi, M. Poulin est décédé. Le pourvoi a néanmoins été instruit et le ministère public a présenté une requête visant à ce que la Cour tranche le pourvoi même s’il est désormais théorique sur le plan factuel.
III. Questions en litige
[15] Le présent pourvoi soulève deux questions :
A. Notre Cour doit‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher le présent pourvoi devenu théorique?
B. L’alinéa 11i) de la Charte constitutionnalise‑t‑il un droit binaire ou un droit global?
A. Notre Cour doit‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher le présent pourvoi devenu théorique?
[16] Comme je l’ai déjà mentionné, M. Poulin est décédé quelques semaines avant l’audition du présent pourvoi. Le décès de M. Poulin est survenu après que le ministère public appelant ait déposé son mémoire et que notre Cour ait autorisé les intervenants à intervenir.
[17] Après avoir appris le décès de M. Poulin, le ministère public a déposé une requête en vue de la poursuite de l’instance, conformément à l’art. 76 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26. L’avocat de M. Poulin a écrit au ministère public pour l’informer qu’il déposerait les documents d’appel de l’intimé avant la date limite qui avait été imposée à M. Poulin, et c’est ce qu’il a finalement fait. Par la suite, l’avocat de M. Poulin a présenté une preuve par affidavit qui confirmait que l’exécuteur testamentaire de ce dernier lui avait demandé de continuer de représenter M. Poulin dans le présent pourvoi si notre Cour décidait d’instruire celui‑ci. La requête présentée par le ministère public en vue de poursuivre l’instance a été instruite en même temps que le pourvoi. L’avocat de M. Poulin ne s’est pas prononcé sur la requête déposée en vue de poursuivre l’instance.
[18] Le ministère public reconnaît à juste titre que le présent pourvoi est théorique compte tenu du décès de M. Poulin. Il soutient cependant que notre Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher le présent pourvoi en dépit de son caractère théorique. Je suis d’accord.
[19] Dans l’arrêt R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385, notre Cour a énoncé cinq facteurs (non exhaustifs) servant à déterminer si des circonstances exceptionnelles justifient que la Cour statue sur un pourvoi devenu théorique par suite du décès de l’accusé. Ces facteurs sont les suivants :
1. l’existence d’un débat contradictoire approprié à la poursuite de l’instance en appel;
2. le sérieux des motifs d’appel;
3. l’existence de circonstances spéciales qui transcendent le décès de l’appelant ou de l’intimé, dont :
a) une question de droit d’intérêt général, particulièrement s’il s’agit d’une question qui échappe ordinairement à l’examen en appel;
b) une question de nature systémique ayant trait à l’administration de la justice;
c) les conséquences accessoires pour la famille du défunt, tout autre intéressé ou le public;
4. la question de savoir si la nature de l’ordonnance que pourrait rendre la cour d’appel justifie l’affectation de ses ressources limitées au règlement d’un appel théorique;
5. la question de savoir si, en poursuivant l’instance en appel, la cour n’excède pas la fonction judiciaire, qui est de trancher des différends concrets, et est amenée à se prononcer sur des questions de type législatif autonomes qu’il vaut mieux laisser au législateur. [par. 50]
[20] Dans l’ensemble, ces facteurs justifient que la Cour statue sur le pourvoi du ministère public.
[21] Premièrement, malgré le décès de M. Poulin, l’avocat de ce dernier a présenté un mémoire complet dans lequel est exposée la position de M. Poulin et il a défendu cette position à l’audition du présent pourvoi. Les intervenantes Criminal Lawyers’ Association (« CLA ») et Association québécoise des avocats et avocates de la défense (« AQAAD ») ont également présenté des observations qui cadraient avec la position de M. Poulin. Par conséquent, notre Cour a eu l’avantage d’entendre des observations contradictoires en l’espèce.
[22] Deuxièmement, il est évident que le cas de l’appelant est plus que [traduction] « défendable » (voir R. c. MacLellan, 2019 NSCA 2, 369 C.C.C. (3d) 482, par. 96). Le pourvoi du ministère public soulève une question constitutionnelle importante qui n’a pas encore été traitée à fond dans la jurisprudence. En effet, le ministère public souligne que, bien qu’elles soient concordantes, les décisions existantes relatives à l’al. 11i) qui traitent de la question du droit binaire ou global n’abordent pas, et définissent encore moins, les objets qui sous‑tendent le droit garanti par cette disposition. Cette lacune est capitale car, comme je l’explique ci‑dessous, l’interprétation d’un droit garanti par la Charte dépend de son objet. Par conséquent, le pourvoi du ministère public est [traduction] « bien fondé » et le ministère public soulève une question sérieuse (ibid.).
[23] Troisièmement, l’interprétation juste de l’al. 11i) est « une question de droit d’intérêt général » qui « transcend[e] le décès » de M. Poulin. La question du droit binaire ou global est la seule à trancher en l’espèce. En octroyant l’autorisation de former le présent pourvoi, notre Cour a indiqué qu’elle estime que la question du droit binaire ou global est d’intérêt public et qu’elle mérite de faire l’objet d’une analyse plus poussée (voir la Loi sur la Cour suprême, par. 40(1)). En outre, contrairement à l’arrêt Smith, la question à trancher dans le présent pourvoi n’est pas propre aux faits de l’espèce. Au contraire, l’interprétation juste de cette disposition de la Charte met en jeu une question de nature systémique ayant trait à l’administration de la justice, car l’al. 11i) s’applique à toutes les procédures de détermination de la peine. Par conséquent, le ministère public, qui agit au nom du public, a tout intérêt à ce que cette question soit résolue (voir Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 90, p. 97). De plus, le présent pourvoi a des conséquences accessoires importantes; en effet, l’interprétation appropriée de l’al. 11i) touche non seulement toutes les personnes déclarées coupables d’infractions et leurs familles, mais aussi toutes les personnes qui s’intéressent à la sentence de ces contrevenants, ce qui comprend la société en général en plus des victimes et de leurs proches. Ainsi, il est « dans l’intérêt du public de statuer sur le fond de la question pour déterminer l’état du droit » (Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 364).
[24] Quatrièmement, la valeur de la décision de notre Cour sur l’interprétation appropriée de l’al. 11i) l’emporte sans conteste sur toute préoccupation quant aux ressources judiciaires limitées. À ce stade et dans les circonstances, la solution la plus respectueuse des ressources de toutes les parties consiste à trancher le pourvoi. Bien que notre Cour puisse économiser certaines ressources à court terme si une décision de ne pas trancher le présent pourvoi était rendue, il ne fait aucun doute qu’une telle décision obligerait d’autres cours et les acteurs du système de justice à dépenser des ressources supplémentaires à long terme. Il est beaucoup plus efficace et juste que notre Cour tranche aujourd’hui cette question d’importance nationale que d’obliger les futurs plaideurs et les tribunaux d’instance inférieure à consacrer des ressources supplémentaires au débat de cette question jusqu’à ce que celle‑ci soit inévitablement soumise à notre Cour de nouveau. De toute évidence, le « coût social de laisser une question sans réponse » l’emporte sur tous les menus frais que notre Cour pourrait engager pour trancher le pourvoi (Borowski, p. 361‑362).
[25] Cinquièmement, et enfin, il incombe aux tribunaux, et non au législateur, de définir la portée des droits garantis par la Charte. À la différence de l’arrêt Borowski, notre Cour n’empiéterait pas sur le rôle du législateur en tranchant la question dont elle est saisie.
[26] Compte tenu de ces cinq facteurs, je suis convaincue qu’en l’espèce, « une question demeure en litige et doit être tranchée dans l’intérêt de la justice malgré le décès de la personne la plus directement touchée par l’appel » (Smith, par. 4; voir également le par. 50). Le mémoire déposé par le ministère public avant le décès de M. Poulin porte exclusivement sur l’interprétation juste de l’al. 11i) et non sur la sentence de M. Poulin elle‑même. Cela démontre que le présent pourvoi soulève une pure question de droit qui est indépendante du contexte factuel devenu maintenant théorique qui a donné naissance au départ à cette question. En effet, il présente presque toutes les caractéristiques d’un pourvoi qui doit être tranché en dépit de son caractère théorique : il est [traduction] « important pour l’administration de la justice criminelle »; il a « une dimension constitutionnelle »; il nécessite « l’interprétation d’une disposition législative [. . .] qui est appliquée fréquemment »; et il porte sur une question que « les tribunaux de première instance sont appelés à trancher quotidiennement » (R. c. Beaton, 2018 ONCA 924, par. 14 (CanLII)). Par conséquent, le présent pourvoi constitue l’un de ces cas où la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher un pourvoi en matière criminelle devenu théorique, ce qu’elle fait « rarement et à titre exceptionnel » (Smith, par. 10). Je suis d’avis d’accueillir la requête visant la poursuite du pourvoi.
[27] Dans les présents motifs, j’appelle la position présentée au nom de M. Poulin la « position de M. Poulin » même s’il est décédé.
B. L’alinéa 11i) de la Charte constitutionnalise‑t‑il un droit binaire ou un droit global?
[28] L’alinéa 11i) de la Charte fait partie d’une disposition générale qui protège les « droits fondamentaux très importants » de l’accusé (R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, p. 558, la juge Wilson). Parmi les droits consacrés à l’art. 11 figurent le droit d’être présumé innocent (al. 11d)), le droit d’être jugé dans un délai raisonnable (al. 11b)), le droit de bénéficier d’un procès avec jury pour certaines infractions graves (al. 11f)), le droit de ne pas être contraint de témoigner contre soi‑même (al. 11c)), et le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable (al. 11e)).
[29] L’alinéa 11i) de la Charte dispose :
11. Tout inculpé a le droit :
. . .
i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.
[30] Le ministère public appelant et le procureur général de l’Ontario intervenant soutiennent que l’al. 11i) confère un droit binaire. À leur avis, cette disposition donne au contrevenant le droit de bénéficier de la moins sévère des peines prévues par les lois en vigueur à deux moments importants : celui de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. L’intimé M. Poulin et les intervenantes la CLA et l’AQAAD affirment que l’al. 11i) confère un droit global. À leur avis, cette disposition donne au contrevenant le droit de bénéficier de la peine la moins sévère qui ait existé depuis que l’infraction a été commise.
[31] Jusqu’à maintenant, les tribunaux canadiens ont privilégié l’interprétation de M. Poulin. Les tribunaux du pays, dont la Cour d’appel du Québec en l’espèce, ont toujours interprété l’al. 11i) comme conférant un droit global (voir, par exemple, Belzil; R. c. Cadman, 2018 BCCA 100, 359 C.C.C. (3d) 427; R. c. Bent, 2017 ONSC 3189, 383 C.R.R. (2d) 161; R. c. Yusuf, 2011 BCSC 626; R. c. Mehanmal, 2012 ONCJ 681, 270 C.R.R. (2d) 271). De façon générale, et tel qu’il est précisé ci‑après, deux facteurs ont amené ces tribunaux à conclure que l’al. 11i) confère au contrevenant le droit de bénéficier d’une peine moins sévère qui ne s’appliquait pas au moment de la perpétration de l’infraction ou au moment de la sentence, mais qui s’est appliquée pendant un certain temps entre ces deux moments. Le premier facteur est l’emploi du terme « entre » à l’al. 11i). Selon les tribunaux canadiens, l’emploi du terme « entre » indique que le droit garanti par l’al. 11i) s’applique à l’ensemble de la période qui s’est écoulée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. Le deuxième facteur est le principe de l’interprétation libérale des droits garantis par la Charte. Selon les tribunaux canadiens, ce principe exige que l’al. 11i) soit interprété de la manière la plus favorable qui soit pour le contrevenant.
[32] Toutefois, ces décisions ne contiennent pas d’analyse fondée sur les objets de l’al. 11i). En effet, elles ne traitent pas des objets de l’al. 11i). Or, l’interprétation d’un droit garanti par la Charte est une entreprise téléologique (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344). Un droit garanti par la Charte doit être interprété en fonction de l’objet ou des objets qui le sous‑tendent. Dans l’arrêt Big M, notre Cour a expliqué que l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé « en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte » (p. 344). Par conséquent, il est impossible de déterminer si l’al. 11i) confère un droit binaire ou un droit global sans examiner les objets du droit que garantit cette disposition en tenant compte de ces considérations.
[33] Dans l’arrêt R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, notre Cour a déclaré que les objets qui sous‑tendent l’al. 11i) sont la primauté du droit et l’équité. Je commence mon analyse en expliquant comment l’al. 11i) reflète ces deux objets. En m’appuyant sur ce fondement, et conformément à la méthode formulée dans Big M, j’examinerai le contexte linguistique et historique de l’al. 11i). À mon avis, le libellé et l’historique de cette disposition étayent l’interprétation binaire. Qui plus est, contrairement à l’interprétation globale, l’interprétation binaire est conforme aux objets que vise l’al. 11i). Loin de servir la primauté du droit et l’équité, une interprétation globale de l’al. 11i) minerait leur atteinte. Par conséquent, une interprétation téléologique de l’al. 11i) mène à la conclusion qu’il confère un droit binaire.
[34] Pour procéder à une analyse téléologique de l’al. 11i), il est nécessaire de comprendre comment s’appliquerait cette disposition, tant en général que dans le contexte d’une interprétation binaire et d’une interprétation globale. Il nous est impossible de comprendre les incidences de ces deux interprétations divergentes de l’al. 11i), et de déterminer si elles concordent avec les objets de l’al. 11i), sans d’abord comprendre le fonctionnement de base de cette disposition et les effets de chacune de ces interprétations. Je commencerai donc par étudier ce fonctionnement. Comme nous le verrons, l’application de l’al. 11i) soulève quatre questions. Nul ne conteste que l’al. 11i) soulève ces questions. Elles découlent naturellement de son libellé et figurent dans la jurisprudence relative à ce droit. Comme nous le verrons, ce qui distingue les deux interprétations, binaire et globale, de l’al. 11i), ce sont les réponses qu’elles commandent à l’égard de chacune des quatre questions.
(1) Contexte : Application de l’al. 11i)
a) Première question : quelles sont les dispositions applicables en matière de détermination de la peine?
[35] Il ressort clairement du libellé de l’al. 11i) que cette disposition implique une comparaison entre de nombreuses « peines » et le droit de bénéficier de la moins sévère d’entre elles. Ainsi, la première question que soulève l’application de l’al. 11i) est de savoir quelles sont les différentes dispositions relatives à la détermination de la peine qui étaient appliquées pour sanctionner l’infraction aux moments pertinents. Une interprétation binaire de l’al. 11i) exige que les dispositions relatives à la détermination de la peine qui étaient en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction et celles en vigueur au moment de la sentence soient appliquées. À l’inverse, une interprétation globale de l’al. 11i) impose d’établir un historique législatif exhaustif de toutes les dispositions relatives à la détermination de la peine qui ont pu s’appliquer à l’infraction depuis sa perpétration. Selon une interprétation globale, il faudrait dresser la liste de toutes les dispositions établissant la peine relative à l’infraction de grossière indécence qui ont été appliquées au cours des décennies qui se sont écoulées entre les infractions commises par M. Poulin et sa sentence afin de respecter le droit que lui confère l’al. 11i). Sinon, la peine la moins sévère qui était en vigueur au cours de cet intervalle pourrait ne pas être prise en considération par inadvertance.
[36] Comme je l’ai mentionné, la disposition applicable au crime dont M. Poulin a été reconnu coupable — la grossière indécence — a été abrogée en 1988 après que M. Poulin l’eut commis. Cependant, les parties conviennent que, après cette date, les dispositions en matière de détermination de la peine applicables aux infractions de grossière indécence commises par M. Poulin sont celles qui s’appliquent aux actes criminels d’ordre sexuel prévus au Code criminel. De plus, étant donné que la peine d’emprisonnement avec sursis ne pouvait plus être infligée pour sanctionner ce type d’infractions d’ordre sexuel à la suite des modifications apportées au Code criminel, les parties conviennent que cette peine ne pouvait pas non plus être infligée à M. Poulin en vertu de la loi pour les chefs de grossière indécence lorsque ce dernier a reçu sa sentence en 2017. Si les parties n’avaient pas convenu que les dispositions sur la détermination de la peine applicables aux infractions d’ordre sexuel modernes s’appliquent également aux actes de grossière indécence commis par M. Poulin, la Cour aurait été tenue de déterminer quel(s) crime(s) et quelles dispositions correspondaient aux actes de grossière indécence de M. Poulin depuis l’abrogation des dispositions relatives à ce crime.
b) Deuxième question : quelles mesures prévues dans ces dispositions sur la détermination de la peine constituent des « peines »?
[37] Après avoir dressé la liste des dispositions pertinentes relatives à la détermination de la peine, il faut se demander lesquelles des mesures ou des sanctions prévues dans ces dispositions constituent des « peines » au sens de l’al. 11i). Au par. 41 de l’arrêt K.R.J., notre Cour a statué qu’une mesure constitue une peine au sens de l’al. 11i) si :
. . . (1) elle est une conséquence d’une déclaration de culpabilité qui fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et (2) soit elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine, (3) soit elle a une grande incidence sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité. [Note en bas de page omise, par. 41.]
Il est à noter que, dans l’arrêt K.R.J., le concept de « peine » dont il est question à l’al. 11i) a été élargi au‑delà du sens qu’il revêtait auparavant. Plus précisément, le troisième facteur énoncé dans le passage précédent a été ajouté au critère qui permet « d’assimiler une mesure à une peine afin de conférer un rôle plus clair et plus important à la prise en compte de l’incidence de la sanction » (par. 41; voir aussi les par. 28 et 36).
[38] De nombreuses mesures et sanctions ont été évaluées en regard du concept de « peine » énoncé à l’al. 11i). Ainsi, les mesures suivantes sont assimilées à une peine : la période d’admissibilité à la libération conditionnelle (Liang c. Canada (Attorney General), 2014 BCCA 190, 355 B.C.A.C. 238, par. 27 et 43); la détention présentencielle (R. c. S. (R.), 2015 ONCA 291, 333 C.R.R. (2d) 160, par. 32); les conditions régissant le régime dit du [traduction] « faible espoir » (R. c. Simmonds, 2018 BCCA 205, 362 C.C.C. (3d) 215, par. 88‑89); les ordonnances d’interdiction de conduire relevant du Code criminel (R. c. Wilson, 2011 ONSC 89, 225 C.R.R. (2d) 234, par. 37); et les ordonnances d’interdiction de posséder des armes (Bent, par. 71; voir aussi R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895, par. 3 (bien que cette affaire ne porte pas sur l’al. 11i)). Par contre, les sanctions suivantes ne sont pas assimilées à une « peine » au sens de l’al. 11i) : les ordonnances d’utilisation d’une banque de données génétiques après une déclaration de culpabilité (R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554, par. 64-65); les ordonnances d’enregistrement au registre des délinquants sexuels prononcées sous le régime de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (ou la « LERDS ») (voir, par exemple, R. c. Cross, 2006 NSCA 30, 241 N.S.R. (2d) 349, par. 84); et les suspensions de permis de conduire provinciales imposées à la suite d’une déclaration de culpabilité au criminel (Wilson, par. 34). Toutefois, sans me prononcer sur leur bien‑fondé, je constate que ces dernières décisions ont été rendues avant l’arrêt K.R.J.
[39] En l’espèce, les parties conviennent que l’emprisonnement avec sursis constitue une « peine » pour l’application de l’al. 11i). Vu ma conclusion finale selon laquelle l’al. 11i) confère un droit binaire et ne permet donc pas à M. Poulin de bénéficier de toute « peine » qui était temporairement en vigueur entre le moment de la perpétration de son infraction et celui de sa sentence, je n’ai pas à décider si l’emprisonnement avec sursis constitue une « peine » à laquelle M. Poulin pourrait avoir droit au titre de l’al. 11i).
[40] Comme le révèlent les décisions précitées, le concept de « peine » est large. Ce concept englobe non seulement les peines d’emprisonnement traditionnelles, mais aussi les ordonnances accessoires et les autres mesures prescrites par la loi. Cela a une incidence importante : compte tenu de la signification du concept de « peine », l’al. 11i) ne suppose pas la simple comparaison d’au moins deux dispositions intégrales relatives à la détermination de la peine. L’alinéa 11i) exige plutôt que les dispositions relatives à la détermination de la peine applicables soient appréciées en fonction des diverses mesures qu’elles prévoient. Chaque type de mesure doit ensuite être évalué en fonction du critère énoncé dans K.R.J. qui permet d’assimiler une mesure à une « peine ». Pendant cette évaluation, il faut également se pencher sur la question de savoir si la mesure en cause est considérée comme une « peine » au sens de l’al. 11h) ou de l’art. 12 de la Charte, car la « peine devrait recevoir la même acception aux art. 11 et 12 de la Charte » (R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 38).
[41] Ce n’est qu’après avoir évalué toutes les mesures que la Cour aura pris connaissance des différentes « peines » qui doivent être comparées afin de déterminer la ou les peines « l[es] moins sévère[s] » dont le contrevenant a le droit de bénéficier aux termes de l’al. 11i). Une interprétation binaire de l’al. 11i) exigerait seulement une évaluation des mesures applicables aux deux moments pertinents (le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence). En revanche, une interprétation globale de l’al. 11i) exigerait une évaluation de tous les types de mesures qui s’appliquaient à un moment donné pendant toute la période qui s’est écoulée entre la perpétration de l’infraction et la sentence, et ce, quelle que soit la longueur de cette période.
c) Troisième question : quelles peines constituent les peines « l[es] moins sévère[s] »?
[42] Après avoir relevé les différentes « peines » qui peuvent être infligées pour sanctionner une infraction, il convient de les comparer et de les mettre en opposition afin de déterminer laquelle — ou lesquelles — constitue la peine « la moins sévère ». Souvent, cette détermination est évidente; le tribunal choisit la plus courte période d’incarcération au lieu de la période d’incarcération la plus longue, et l’absence d’interdiction de posséder des armes au lieu d’imposer pareille interdiction. Cependant, la détermination de la peine la moins sévère est parfois plus nuancée. Par exemple, le tribunal chargé de déterminer la peine qui compare deux régimes de détermination de la peine concurrents doit envisager la possibilité que chacun des régimes prévoie une peine moins sévère. À cet égard, notre Cour a fait remarquer dans l’arrêt R. c. Johnson, 2003 CSC 46, [2003] 2 R.C.S. 357, que même si le nouveau régime de détermination de la peine était plus favorable envers M. Johnson s’il était déclaré délinquant à contrôler, le régime antérieur lui serait plus favorable si une telle déclaration n’était pas prononcée, car ce régime lui permettait de présenter une demande de libération conditionnelle plus rapidement (par. 46).
[43] En plus d’exiger, pour répondre à la deuxième question, une évaluation de toutes les mesures sentencielles applicables entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence, l’interprétation globale nécessiterait une comparaison de toutes les peines pouvant être infligées entre le moment de la perpétration de l’infraction et le moment de la sentence qui ont été relevées en réponse à la troisième question. Par contre, répondre à la troisième question dans le cadre d’une interprétation binaire de l’al. 11i) consisterait seulement à comparer les peines applicables selon les lois en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction et au moment de la sentence.
d) Quatrième question : quelle(s) peine(s) faut‑il infliger pour respecter le droit garanti au contrevenant par l’al. 11i)?
[44] Enfin, après avoir cerné la ou les peines les moins sévères, le tribunal doit s’appuyer sur celles‑ci pour infliger une peine au contrevenant. Il s’agit après tout du droit que confère l’al. 11i), que ce droit soit binaire ou global. Ce que c’est « de bénéficier de la peine la moins sévère » dépend de la nature de la peine en question.
[45] Si le contrevenant n’est pas tenu de remplir des conditions prévues par la loi pour se voir infliger la peine la moins sévère, le droit de bénéficier de la peine la moins sévère signifie simplement que cette peine doit être appliquée. Donc, si les peines comparées sont une peine maximale de sept ans d’emprisonnement et une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement, le droit de bénéficier de la peine la moins sévère signifie que le délinquant peut être condamné à une peine maximale de sept ans d’emprisonnement (voir Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, par. 37). Dans le même ordre d’idées, l’al. 11i) permettrait d’infliger une amende de 100 $ à un contrevenant si, au moment de la perpétration de son infraction, la loi prévoyait l’infliction d’une amende obligatoire de 500 $, mais qu’au moment de sa sentence, le montant de cette amende était de 100 $. Fait important, dans de tels cas, le juge chargé de la détermination de la peine est tenu par l’al. 11i) d’infliger la peine la moins sévère, et ce, même s’il estime qu’une peine plus sévère serait juste et proportionnée.
[46] Lorsque la peine la moins sévère comporte des conditions que le contrevenant doit remplir pour y être admissible, le droit de bénéficier de cette peine signifie, à tout le moins, que le tribunal est tenu de prendre en considération cette peine. Si le tribunal conclut que le contrevenant remplit les conditions, ce dernier est admissible à cette peine. C’est ce qu’a démontré l’arrêt Johnson, dans lequel notre Cour a statué que l’al. 11i) obligeait le juge chargé de la détermination de la peine à décider si le contrevenant remplissait les conditions du nouveau régime plus favorable applicable aux délinquants à contrôler avant d’appliquer automatiquement le régime plus sévère applicable aux délinquants dangereux qui était déjà en vigueur lorsque le contrevenant a commis son infraction. Le contrevenant qui remplit les conditions du régime applicable aux délinquants à contrôler est en droit d’obtenir une ordonnance de surveillance de longue durée en tant que délinquant à contrôler après des périodes déterminées d’incarcération au lieu d’être condamné à une peine de détention d’une durée indéterminée en tant que délinquant dangereux (par. 45).
[47] Il convient de noter que la peine demandée par M. Poulin en l’espèce, soit l’emprisonnement avec sursis, est une forme de peine assortie de conditions préalables et de critères à respecter (voir le Code criminel, art. 742.1 et, plus particulièrement, l’al. 742.1a); voir aussi R. c. R.A.R., 2000 CSC 8, [2000] 1 R.C.S. 163, par. 14‑16 et 25). Par conséquent, si cette peine s’appliquait à M. Poulin (ce qui, à mon avis, n’est pas le cas), et si elle était considérée comme la peine la moins sévère, il n’aurait le droit de bénéficier de cette peine que si le juge chargé de la détermination de la peine concluait qu’il satisfaisait aux critères légaux pertinents.
[48] Enfin, lorsque les peines comparées relèvent de versions qualitativement différentes d’une disposition ou d’un régime de détermination de la peine, le droit de bénéficier de la peine la moins sévère signifie que le contrevenant peut se voir infliger une peine qui est conforme à la disposition ou au régime le plus favorable. Ainsi, dans l’arrêt K.R.J., l’ordonnance interdisant au contrevenant de communiquer avec des enfants devait être conforme à la version de l’al. 161(1)c) du Code criminel qui était en vigueur au moment où K.R.J. a commis son infraction et non à celle qui était en vigueur lorsqu’il a été condamné, laquelle restreignait davantage la liberté (par. 57 et 115). De même, dans l’arrêt Liang, la Cour d’appel a statué que les contrevenants pouvaient bénéficier de la procédure d’examen expéditif (« PEE ») automatique qui s’appliquait à leur situation et à leurs infractions au moment où ils ont commis celles‑ci. Selon l’al. 11i), les contrevenants ne pouvaient pas être assujettis aux règles d’admissibilité à la libération conditionnelle plus restrictives qui avaient remplacé la PEE (voir également Canada (Attorney General) c. Lewis, 2015 ONCA 379, 126 O.R. (3d) 289, et Nucci c. Canada (Attorney General), 2015 MBCA 122, 333 C.C.C. (3d) 221, qui ont été rendus après l’arrêt Liang).
[49] Fondamentalement, et comme l’illustrent plusieurs de ces exemples, conférer au contrevenant le droit de bénéficier de la peine la moins sévère n’équivaut tout simplement pas à offrir au tribunal une autre peine (ou d’autres peines) à prendre en considération. L’alinéa 11i) redéfinit et délimite plutôt la portée des options qui s’offrent au tribunal. Il établit également les paramètres à l’intérieur desquels le tribunal chargé de déterminer la peine doit accomplir son mandat. Ces paramètres sont établis en fonction de la peine la moins sévère. Par conséquent, au lieu d’allonger la liste des peines applicables, une interprétation globale de l’al. 11i) restreindrait les choix dont dispose le tribunal chargé de déterminer la peine aux peines les moins sévères applicables à une infraction depuis sa perpétration. Bien entendu, si la peine « la moins sévère » repose sur des critères qui ne sont pas respectés par le contrevenant, une interprétation globale de l’al. 11i) exigerait que le tribunal applique la « deuxième peine la moins sévère ». En ce sens, une interprétation globale du droit conféré à l’al. 11i) exigera aussi parfois que le tribunal chargé de déterminer la peine établisse un certain « classement » des peines les moins sévères.
[50] Après avoir énuméré les quatre questions soulevées par l’application de l’al. 11i), je reconnais que, généralement, les parties qui ont invoqué l’interprétation globale du droit reconnu à l’al. 11i) n’ont pas systématiquement répondu à ces questions. Au contraire, le contrevenant demande et obtient habituellement une peine particulière moins sévère qui était applicable à un certain moment entre la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. C’est effectivement ce qui s’est produit dans le cas de M. Poulin. Ce dernier a proposé au tribunal de lui infliger une peine d’emprisonnement avec sursis en croyant probablement qu’il s’agissait de la « peine la moins sévère » la plus favorable au lieu de répertorier toutes les peines applicables à l’infraction reprochée depuis sa perpétration.
[51] Toutefois, cette approche ne correspond pas à une interprétation globale de l’al. 11i). Comme le révèle la jurisprudence examinée dans la présente section, d’après l’interprétation globale, le tribunal chargé de déterminer la peine ne peut être convaincu d’avoir respecté le droit constitutionnel du contrevenant de « bénéficier de la peine la moins sévère » que s’il a répertorié et évalué toutes les dispositions applicables en matière de détermination de la peine et qu’il a comparé et mis en opposition toutes les « peines » applicables. Sinon, le contrevenant pourrait faire face à une peine plus sévère que celle dont il a constitutionnellement le droit de bénéficier si l’on adopte une interprétation globale de l’al. 11i).
[52] Essentiellement, l’interprétation globale veut que ces nombreuses peines antérieures soient considérées comme étant susceptibles de s’appliquer même si elles n’ont aucun lien temporel avec les actes illicites du contrevenant ou la poursuite judiciaire intentée contre lui par suite de ces actes. Si une telle interprétation de l’al. 11i) doit être adoptée, elle doit se justifier par les objets du droit que confère cette disposition. J’examinerai maintenant ces objets.
(2) Analyse téléologique
[53] Comme je l’ai déjà mentionné, un droit garanti par la Charte doit être interprété téléologiquement, c’est‑à‑dire d’une façon qui est justifiée par ses objets. Cela mérite d’être répété car, comme l’a fait observer notre Cour, l’interprétation « téléologique » et l’interprétation « libérale » peuvent être confondues à tort (R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 17; voir aussi P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), vol. 2, p. 36‑30), et ce, malgré la directive qu’a énoncée notre Cour dans l’arrêt Big M, selon laquelle dans l’application d’une interprétation libérale — plutôt que formaliste — « il importe de ne pas aller au‑delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question » (p. 344). Notre Cour a réitéré dans l’arrêt Grant que « [l]’objet du droit doit demeurer la principale préoccupation; la libéralité de l’interprétation est restreinte par cet objet et elle y est subordonnée » (par. 17). Il en est ainsi parce qu’une interprétation excessivement libérale d’un droit risquerait de protéger [traduction] « des comportements qui dépassent l’objet et ne sont pas dignes d’une protection constitutionnelle » (Hogg, p. 36‑30). De plus, « dans le cas de la plupart des droits [. . .] l’interprétation la plus large possible du droit, qui est également l’interprétation la plus libérale, ira “au‑delà” de l’objet du droit . . . » (ibid.).
[54] Par conséquent, bien que l’on ait souvent dit que les droits garantis par la Charte doivent être interprétés de façon « large et libérale », ils sont, au bout du compte, subordonnés à leurs objets. Autrement dit, les droits garantis par la Charte, y compris celui reconnu à l’al. 11i), doivent être interprétés de façon libérale dans les limites de leurs objets. La Cour l’a reconnu dans l’arrêt K.R.J., où elle a jugé que l’al. 11i) méritait une « interprétation libérale et téléologique » (par. 37 (je souligne)). De fait, dans cet arrêt, la Cour a justifié son interprétation libérale du terme « peine » en le reliant aux objets de l’al. 11i). La Cour a expliqué que les objectifs de primauté du droit et d’équité qui sous‑tendent l’al. 11i) seraient, en réalité, « compromis » si une interprétation libérale du terme « peine » n’était pas adoptée (par. 37). De même, dans l’arrêt R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, [2010] 2 R.C.S. 310, notre Cour a conclu à la majorité que le droit garanti par l’al. 10b) de la Charte « d’avoir recours [. . .] à l’assistance d’un avocat » en cas d’arrestation ou de détention ne donne pas aux détenus le droit de suspendre l’interrogatoire de la police auquel ils sont soumis pour consulter un avocat sur demande raisonnable à cet effet. Les juges majoritaires ont rejeté cette interprétation libérale de l’al. 10b), car l’objet du droit que confère cette disposition ne la justifiait pas (Sinclair, par. 36 et 56‑57). En effet, l’objet de l’al. 10b) est atteint si le droit que confère cette disposition est interprété d’une façon plus mesurée qui permet aux détenus subissant un interrogatoire de consulter de nouveau un avocat lorsqu’un changement de circonstances pendant l’enquête justifie une consultation.
[55] À mon humble avis, les tribunaux qui ont donné à l’al. 11i) une interprétation globale ont fait l’erreur, tel qu’il a été mentionné dans l’arrêt Grant, d’accorder la priorité à la libéralité de l’interprétation plutôt qu’à l’objet. Au lieu de relever les principes ou les objets qui sous‑tendent l’al. 11i), ils ont tout simplement conclu qu’il fallait donner à l’al. 11i) l’interprétation la plus favorable à l’accusé, interprétation qu’ils ont qualifiée de libérale (voir Yusuf, par. 30 (CanLII); Mehanmal, par. 75‑76; R. c. D.H., 2017 ONCJ 51, par. 17 (CanLII); Bent, par. 79; voir aussi Cadman, lequel arrêt est fondé sur les paragraphes cités des arrêts Yusuf et Bent). Toutefois, le principe selon lequel une disposition ayant plus d’une signification plausible doit être interprétée d’une manière favorable à l’accusé ne constitue pas un principe d’interprétation de la Charte. Il s’agit plutôt d’un principe d’interprétation législative pénale (voir R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 27, 29 et 38‑39; R. c. Dunn, [1995] 1 R.C.S. 226, par. 28). Comme je viens de l’expliquer, les droits garantis par la Charte ne sont pas interprétés automatiquement de la façon la plus libérale que peut permettre leur libellé (voir Sinclair, par. 19‑23 et 35‑36; voir également, par exemple, l’arrêt Wigglesworth, p. 553‑554, dans lequel notre Cour a donné aux termes généraux « [t]out inculpé » qui figurent au début de l’art. 11 une « interprétation plus restrictive »; Carter c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 981, le juge Lamer; R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594, le juge McIntyre; R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880, le juge Sopinka, arrêt dans lequel notre Cour a statué que le droit « d’être jugé dans un délai raisonnable » que garantit l’al. 11b) de la Charte n’empêche pas qu’il y ait un délai antérieur à l’accusation ou un délai d’appel).
[56] Compte tenu de ce qui précède, il est nécessaire de se pencher sur la question de savoir si l’al. 11i) confère un droit binaire ou un droit global du point de vue des objets de cet alinéa, et non seulement du point de vue du contrevenant concerné.
[57] Reprenant la déclaration de notre Cour dans l’arrêt Big M, le professeur Hogg a fait observer que certaines indications sur les objets d’un droit [traduction] « peuvent être dégagées des termes dans lesquels le droit est énoncé, des inférences découlant du contexte dans lequel se situe le droit, y compris d’autres dispositions de la Charte, de l’historique du droit antérieur à la Charte et de l’historique législatif de la Charte » (p. 36‑30). En l’espèce, j’estime que le libellé et les origines de l’al. 11i) fournissent des indices utiles du sens de cette disposition. Par conséquent, après avoir examiné les objets de l’al. 11i) qui ont déjà été cernés dans l’arrêt K.R.J., j’examinerai le libellé et les origines de l’al. 11i). Par la suite, en gardant à l’esprit les objets, le libellé et les origines de cet alinéa, j’en arriverai au cœur de l’analyse téléologique et je déciderai laquelle des interprétations de l’al. 11i) est étayée par les objets du droit que confère cette disposition.
a) Objets et effet reconnus de l’al. 11i)
[58] En common law, la règle générale est qu’un inculpé doit être jugé et puni en vertu du droit substantiel en vigueur au moment où l’infraction a été commise et non en vertu du droit en vigueur à tout autre moment, comme celui du procès ou de la sentence (R. c. Kelly, [1992] 2 R.C.S. 170, p. 203, la juge McLachlin; Johnson, par. 41; K.R.J., par. 1; R. c. Hooyer, 2016 ONCA 44, 129 O.R. (3d) 81, par. 42. J’utilise le terme « règle générale » parce que cette règle peut parfois être remplacée par d’autres règles ou principes d’interprétation). Dans les cas où le droit est modifié après la perpétration d’une infraction, on présume généralement que les nouvelles dispositions en matière criminelle ne s’appliquent pas rétrospectivement à l’infraction (R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, par. 10, 35 et 45‑46; Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301; Tran, par. 43; R. c. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22). C’est la raison pour laquelle, en l’espèce, l’État a été en mesure d’accuser M. Poulin en 2014 d’une infraction au Code criminel qui avait été abolie en 1987. Même si l’infraction ne figurait plus dans la loi lorsque M. Poulin a été accusé, déclaré coupable et condamné, elle y figurait lorsqu’il a commis ses infractions de grossière indécence entre 1979 et 1983 (voir également la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 43).
[59] Cette règle de common law est fondée sur la primauté du droit et, plus précisément, sur le principe de la légalité. Le principe de la légalité veut que les personnes qui ajustent leur comportement en fonction de l’état du droit, ou qui prennent le risque d’assumer les conséquences liées à la violation d’une règle de droit donnée, ne devraient pas ensuite être jugées en vertu d’autres règles de droit, en particulier de règles de droit plus rigoureuses (K.R.J., par. 22‑25). Ce principe est un pilier du droit criminel. Dans l’arrêt K.R.J., notre Cour a reconnu que ce principe est au cœur même de l’al. 11i) (par. 2, 23‑24, 27 et 37). L’alinéa 11i) protège le principe de la légalité en « constitutionnalis[ant] la notion fondamentale voulant que, en matière pénale, une disposition ne doive généralement pas s’appliquer rétrospectivement » (K.R.J., par. 22). Le principe de la légalité trouve également son expression, par exemple, à l’al. 11g) de la Charte, qui protège le droit d’une personne de ne pas être déclarée coupable en raison d’un acte qui, au moment où il a été commis, ne constituait pas un crime. Comme il a été expliqué dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1152 :
[I]l n’y a de crime ou de peine qu’en conformité avec une loi qui est certaine, sans ambiguïté et non rétroactive. La raison d’être de ce principe est claire. Il est essentiel dans une société libre et démocratique que les citoyens soient le mieux possible en mesure de prévoir les conséquences de leur conduite afin d’être raisonnablement prévenus des conduites à éviter . . .
[60] L’alinéa 11i) de la Charte consacre la règle de common law selon laquelle un contrevenant ne doit pas être soumis rétrospectivement à une peine plus sévère que celle qui s’appliquait au moment où il a commis son infraction (Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 55; K.R.J., par. 22). Cependant, cela ne s’arrête pas là. L’alinéa 11i) constitutionnalise une autre mesure de protection. Il dispose que, lorsque la loi prévoit l’infliction d’une peine plus favorable au moment de la sentence du contrevenant que celle qui s’appliquait au moment de la perpétration de l’infraction, le contrevenant a le droit de bénéficier de la peine actuelle, qui lui est plus favorable. Il en est ainsi même si le contrevenant s’est exposé au risque de subir une peine plus sévère en commettant l’infraction.
[61] Alors pourquoi le contrevenant devrait‑il avoir la possibilité de bénéficier d’une peine actuelle moins sévère? L’équité en est manifestement la raison (voir K.R.J., par. 2, 27, 37 et 39). Il ne serait pas équitable d’infliger à un contrevenant une peine qui, lorsque le législateur a choisi de l’adoucir, a expressément été reconnue par ce dernier comme n’étant plus juste. De plus, une peine criminelle est l’expression de la voix collective de la société; elle doit donc tenir compte des valeurs contemporaines. L’infliction d’une peine démesurément lourde et dépassée qui ne tient plus compte du caractère moralement répréhensible de l’infraction commise irait à l’encontre d’un principe fondamental de la détermination de la peine — la proportionnalité (Code criminel, art. 718.1). Ainsi, le contrevenant qui a commis une infraction qui était passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité ne devrait pas être emprisonné à vie si, au moment de sa sentence, l’infraction est passible d’une peine d’emprisonnement moins sévère. Plutôt que d’être soumis injustement à une peine qui n’est pas conforme aux normes morales actuelles, ce contrevenant devrait pouvoir bénéficier d’une peine qui reflète l’opinion moderne actuelle de la société quant à sa conduite.
[62] En adoptant ce point de vue et en donnant au contrevenant le droit de bénéficier de peines actuelles moins sévères, l’al. 11i) élargit le droit que la common law confère au contrevenant d’être jugé en fonction des règles de droit en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction. L’autre mesure de protection qu’offre l’al. 11i) est donc l’accès à un adoucissement de peine, ce qui coïncide avec une étape importante de l’instance, soit le prononcé de la sentence. Au lieu de garantir simplement au contrevenant le droit de bénéficier de la peine applicable au moment de la perpétration de son infraction, l’al. 11i) désigne cette peine comme la peine maximale qui peut lui être infligée. Un contrevenant a le droit de bénéficier de cette peine si elle lui est favorable et de bénéficier d’une peine moins sévère si une telle peine a remplacé celle qui s’appliquait au moment de la perpétration de l’infraction. Par conséquent, lorsque la peine applicable au moment de la perpétration de l’infraction est moins sévère, le contrevenant a le droit de bénéficier de cette peine même s’il peut ainsi obtenir une peine qui est maintenant considérée comme démesurément légère. À l’inverse, lorsque la peine actuelle est moins sévère, le contrevenant a le droit de bénéficier de cette peine même s’il était exposé à une peine beaucoup plus sévère au moment où il a enfreint la loi. L’alinéa 11i) concilie ainsi, d’une part, le principe de la primauté du droit (ou de la légalité) et, d’autre part, le principe de l’équité (voir F. Chevrette, H. Cyr et F. Tanguay‑Renaud, « La protection lors de l’arrestation, la détention et la protection contre l’incrimination rétroactive », dans G.‑A. Beaudoin et E. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés (4e éd. 2005), p. 781).
[63] Les parties et les intervenants semblent être d’accord pour dire que la primauté du droit et l’équité sont des objets qui sous‑tendent l’al. 11i). Leur différend est centré sur la question de savoir si ces objets appuient une interprétation binaire ou une interprétation globale de l’al. 11i). Pour sa part, et comme il en sera question plus loin, la CLA soutient que l’al. 11i) a un autre objet, soit celui de neutraliser le caractère aléatoire ou arbitraire du moment où la sentence est prononcée. Je crois que rien dans le libellé ou les origines du droit garanti par cette disposition ne démontre l’existence d’un tel objet. Au contraire, j’estime que le libellé et les origines de l’al. 11i) étayent une interprétation binaire de cette disposition. J’aborderai maintenant chacun de ces points.
[64] Lorsque l’on procède à une analyse téléologique d’un droit garanti par la Charte, « il faut tout d’abord se pencher sur son libellé » (Grant, par. 15). Je le répète, l’al. 11i) est ainsi rédigé :
11. Tout inculpé a le droit :
. . .
i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.
11. Any person charged with an offence has the right
. . .
(i) if found guilty of the offence and if the punishment for the offence has been varied between the time of commission and the time of sentencing, to the benefit of the lesser punishment.
[65] Pour appuyer une interprétation binaire de ce droit, le ministère public insiste sur l’emploi du terme « lesser » dans l’expression « lesser punishment » dans la version anglaise de la disposition pour désigner la moins sévère de deux options. Le ministère public affirme que, si le législateur avait voulu que l’al. 11i) confère un droit global, il aurait utilisé l’expression « least severe punishment » au lieu de l’expression « lesser punishment » dans la version anglaise de la disposition pour désigner la peine dont un contrevenant a le droit de bénéficier. Dans la mesure où l’expression « la peine la moins sévère » employée dans la version française de l’al. 11i) possède un sens plus large, le ministère public soutient que, en l’espèce, la version anglaise doit avoir préséance. La raison en est que le principe bien établi de l’interprétation bilingue veut que le sens commun à deux dispositions fasse autorité (R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217, par. 26 et 29; Montréal (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2008 CSC 48, [2008] 2 R.C.S. 698, par. 53). Comme l’expression « la moins sévère » englobe le sens du terme anglais « lesser », ce dernier correspond au sens commun aux deux dispositions.
[66] Pour sa part, M. Poulin insiste sur l’emploi du terme « entre » qui, selon lui, témoigne de la volonté du législateur de faire en sorte que l’al. 11i) englobe les peines qui pouvaient être infligées dans l’intervalle entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. Comme il a été indiqué précédemment, dans les décisions Cadman (par. 44), Bent (par. 79) et Mehanmal (par. 75), les cours se sont appuyées d’une manière similaire sur l’emploi du terme « entre » en interprétant l’al. 11i) de façon globale.
[67] Je ne crois pas que l’emploi du terme « entre » favorise une interprétation globale de l’al. 11i). À mon avis, l’emploi de ce terme cadre autant avec une interprétation binaire qu’avec une interprétation globale de l’al. 11i). Bien que ce terme évoque la notion d’intervalle, un intervalle n’implique pas, en soi, une interprétation globale. En effet, pour qu’une peine différente de celle qui existait au moment de la perpétration de l’infraction puisse être infligée au moment de la sentence, la peine doit nécessairement avoir été modifiée dans l’intervalle entre ces deux moments. En étant axé sur la modification qui a été apportée pendant cet intervalle, l’al. 11i) ne constitutionnalise pas nécessairement le droit de bénéficier de la modification la plus favorable parmi les nombreuses modifications qui ont été apportées pendant cet intervalle. Pour le dire simplement, l’emploi du terme « entre » à l’al. 11i) ne permet pas de déterminer si le droit qu’il confère est binaire ou global; il nous apprend uniquement que l’al. 11i) s’attache à la peine qui a été « modifiée entre » le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence, et ce, que la peine ait été modifiée une seule fois ou de nombreuses fois.
[68] Non seulement je rejette l’analyse que fait M. Poulin de l’emploi du terme « entre », mais je souscris aussi à la thèse du ministère public selon laquelle l’emploi du terme « lesser » dans la version anglaise de la disposition évoque une comparaison de deux possibilités. Alors qu’en anglais, les termes comparatifs qui se terminent par « est » ou « st » distinguent une chose par rapport à d’autres, les termes comparatifs se terminant par « er » mettent une chose en contraste avec une autre. Par exemple, nous disons d’une option qu’elle est meilleure (better) qu’une autre et qu’elle est la meilleure (best) en comparaison avec plusieurs autres, qu’un sommet est plus haut (higher) qu’un autre et qu’il est le plus haut (highest) en comparaison avec plusieurs autres, ou encore que quelqu’un est plus rapide (faster) que quelqu’un d’autre et qu’il est le plus rapide (fastest) comparé à plusieurs autres, pour ne donner que quelques exemples. Plutôt que d’employer les termes clairement généraux « the least severe punishment » (ou encore, « the lowest punishment »), l’al. 11i) utilise le terme binaire « the lesser punishment ». Le mot « lesser » reflète le sens commun le plus précis des deux versions de l’al. 11i) (R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144, par. 32; voir aussi R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 85‑87, motifs concordants du juge Bastarache; R. c. S.A.C., 2008 CSC 47, [2008] 2 R.C.S. 675, par. 15). En conséquence, je ne souscris pas à l’opinion selon laquelle l’emploi du mot « entre » permet de surmonter, voire de contrebalancer, l’emploi du terme « lesser » dans la version anglaise.
[69] En outre, j’estime que les origines et l’historique de l’al. 11i) corroborent la conclusion selon laquelle cet alinéa a été rédigé de façon à conférer un droit binaire.
[70] Contrairement aux droits garantis par la Charte, qui renvoient à des normes aux contours non définis et en constante évolution — comme les termes « anormal » et « abusives » (art. 8 et al. 11a), 11b) et 11e)), « justice fondamentale » (art. 7) et « cruels et inusités » (art. 12) — l’al. 11i) énonce une règle d’application particulière. En termes simples, l’al. 11i) a été adopté dans le but de conférer une protection particulière et constante. Comme il a été expliqué précédemment, la protection que confère l’al. 11i) est supérieure au droit général conféré par la common law, soit celui d’être jugé en fonction du droit substantiel en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction. Pour comprendre quelle protection l’al. 11i) vise à conférer, et conformément à la directive formulée dans l’arrêt Big M, il est utile de passer en revue les origines de ce droit. Bien que ces origines ne déterminent pas la portée exacte du droit conféré, elles offrent un point de départ instructif.
[71] Comme le révèle l’historique qui suit, rien ne pointait vers une interprétation globale du droit garanti à l’al. 11i) au moment de sa rédaction et de son adoption. Une interprétation globale de ce droit ne faisait pas partie du paysage juridique; la common law ne reconnaissait sûrement aucune interprétation globale et aucune des dispositions à l’origine de l’al. 11i) n’appuyait une telle interprétation.
[72] Publiée en 1969 par le gouvernement du Canada, ce qui représente peut‑être la première ébauche documentée de l’actuel al. 11i) (alors l’al. 11g)) était ainsi rédigée :
g) le droit d’une personne de ne pas être reconnue coupable d’un délit pour toute action ou omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas un délit, et le droit d’une personne déclarée coupable d’un délit de ne pas être soumise à une peine plus sévère que celle qui était applicable au moment où le délit a été commis . . . [Je souligne.]
(Gouvernement du Canada, le très honorable P. E. Trudeau, La Constitution Canadienne et le Citoyen : Un aperçu des objectifs de la Confédération, des droits des individus et des institutions gouvernementales (1969), p. 55)
À l’évidence, cette ébauche initiale de l’al. 11i) enchâssait simplement le principe de common law selon lequel un contrevenant ne devrait pas être passible d’une peine plus lourde que celle qu’il risquait de se voir infliger au moment où il a commis l’infraction. Cette ébauche n’accordait pas au contrevenant le droit au bénéfice d’un adoucissement de la peine survenu après la perpétration de l’infraction.
[73] La publication de 1969 introduisant cette disposition souligne que, contrairement à bon nombre d’autres droits reconnus dans la Charte, le droit garanti par l’al. 11i) n’avait pas d’équivalent dans la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44 (gouvernement du Canada, p. 55). Cependant, l’exposé de principes n’explique pas l’origine de ce droit.
[74] Néanmoins, il est raisonnable de présumer que cette première formulation de l’al. 11i) était inspirée de deux dispositions semblables. La première est l’al. 37e) de l’Interpretation Act, S.C. 1967‑1968, c. 7 — dont une forme existe depuis 1886 (Dunn, par. 17 et 41) et qui figure maintenant à l’al. 44e) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21. L’alinéa 37e) prévoyait (et l’al. 44e) prévoit toujours, sous réserve de modifications mineures) ce qui suit :
37. Lorsqu’un texte législatif (au présent article appelé « texte antérieur ») est abrogé et qu’un autre texte législatif (au présent article appelé « nouveau texte ») y est substitué,
. . .
e) lorsqu’une peine, une confiscation ou une punition est réduite ou mitigée par le nouveau texte, la peine, confiscation ou punition, si elle est infligée ou prononcée après l’abrogation, doit être réduite ou mitigée en conséquence . . .
M. Poulin convient que l’al. 11i) tire son origine de ce qui est aujourd’hui l’al. 44e) (m.i., par. 55). En effet, on a dit de l’al. 11i) qu’il constitutionnalise l’al. 44e) de la Loi d’interprétation (Chevrette, Cyr et Tanguay‑Renaud, p. 780‑781; voir aussi les commentaires que la juge L’Heureux‑Dubé a faits aux par. 49‑50 de l’arrêt Dunn, bien que dissidente, elle n’a pas été contredite par la majorité).
[75] La deuxième disposition que l’on peut dire à l’origine de la première formulation de l’al. 11i) est le par. 7(1) de la Convention européenne des droits de l’homme, 213 R.T.N.U. 221 (« CEDH »), entrée en vigueur le 3 septembre 1953. Bien que le Canada ne soit pas partie à la CEDH, la première formulation de l’al. 11i) ressemble beaucoup au par. 7(1), qui était (et est toujours) ainsi libellé :
1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.
[76] En 1976, le Canada a adhéré au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47 (« PIRDCP »). Le paragraphe 15(1) du PIRDCP était alors (et est toujours) ainsi libellé :
1. Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international au moment où elles ont été commises. De même, il ne sera infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. Si, postérieurement à cette infraction, la loi prévoit l’application d’une peine plus légère, le délinquant doit en bénéficier.
Il convient de noter que les deux premières phrases du par. 15(1) sont une reproduction quasi fidèle de la totalité du par. 7(1) de la CEDH. Seule la dernière phrase du par. 15(1) — qui codifie l’équivalent de « bénéficier de la peine la moins sévère » — diffère. Le PIRDCP semble faire partie des premiers instruments internationaux à codifier le principe [traduction] « relativement moderne » selon lequel un contrevenant devrait bénéficier d’un adoucissement de peine postérieur à l’infraction — parfois appelé le principe de la « lex mitior » (P. Westen, « Lex Mitior : Converse of Ex Post Facto and Window into Criminal Desert » (2015), 18 New Crim. L. Rev. 167, p. 169‑170; R. c. Docherty, [2016] UKSC 62, [2017] 4 All E.R. 263, par. 32).
[77] Après l’adhésion du Canada au PIRDCP, le libellé du projet d’al. 11i) a changé. En 1979, il faisait état du droit au bénéfice d’un adoucissement de peine :
g) le droit [d’un accusé] de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la commission de l’infraction et celui de la déclaration de culpabilité . . .
(Réunion de fonctionnaires sur la Constitution, La Charte canadienne des droits et libertés (Avant‑projet pour étude seulement) (1979), section III, p. 4)
Mis à part les mots « celui de la déclaration de culpabilité » à la fin, c’est effectivement le même langage qui est maintenant enchâssé à l’al. 11i), mais il est structuré différemment. En 1980, les mots « celui de la sentence » avaient remplacé « celui de la déclaration de culpabilité » (« Projet de résolution portant adresse commune à Sa Majesté la Reine concernant la Constitution du Canada », dans La Constitution canadienne 1980 : Projet de résolution concernant la Constitution du Canada (1980), p. 19).
[78] Comme l’indiquent les notes explicatives du projet de 1980, l’al. 11i), parmi d’autres dispositions conférant des droits, était tiré de dispositions semblables que l’on trouve dans le PIRDCP, notamment le par. 15(1) (Projet de résolution, p. 17). Cependant, les rédacteurs n’ont pas donné à l’al. 11i) une portée identique à celle du par. 15(1). Alors que le par. 15(1) garantit au contrevenant le droit, apparemment plus large et indéfini, de bénéficier d’une peine moins sévère adoptée « postérieurement à [l’]infraction », le texte de l’al. 11i) limite quant à lui la portée de ce droit au « [moment] de la sentence ». Cette importante différence était délibérée (voir Sénat et Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 47, 1re sess., 32e lég., 28 janvier 1981 (« Comité »), p. 65‑69).
[79] La discussion du Comité sur la possibilité de limiter la portée de l’al. 11i) au « [moment] de la sentence » a été sa seule discussion sur l’al. 11i) au cours de ses 56 jours de séance. Le Comité ne s’est pas penché explicitement sur la question de savoir si l’al. 11i) confère un droit binaire ou un droit global. Cette question n’a pas non plus été examinée au cours des débats de la Chambre des communes de 1980 à 1983.
[80] Néanmoins, il y a tout lieu de croire que l’al. 11i) n’était destiné à conférer que le droit binaire dont fait état son libellé; aucune des trois dispositions qui a inspiré l’al. 11i) n’appuyait un droit global.
[81] Comme le reconnaît M. Poulin dans son mémoire, l’al. 44e) de la Loi d’interprétation est de nature binaire. Cette disposition confère au contrevenant le droit au bénéfice d’une peine réduite prévue par le « nouveau texte » si ce texte est en vigueur au moment où la peine est « infligée ou prononcée ». Comme elle ne fait que conférer à un contrevenant le droit au bénéfice d’une peine moins sévère actuelle, cette disposition ne peut donc pas avoir inspiré une interprétation globale du droit garanti à l’al. 11i). Au contraire, elle semble avoir été à l’origine d’un droit binaire.
[82] De même, la CEDH n’aurait pas pu inspirer un droit global garanti à l’al. 11i). De 1978 à 2009, la deuxième phrase du par. 7(1) de la CEDH était interprétée comme codifiant simplement le principe selon lequel un contrevenant ne peut faire l’objet d’une peine plus lourde que celle qui s’appliquait au moment de la perpétration de l’infraction (X. c. République fédérale d’Allemagne, requête no 7900/77, 6 mars 1978, D.R. 13, p. 70; Scoppola c. Italie (no 2) (2010), 51 E.H.R.R. 12, par. 103‑109). En effet, rien dans le libellé du par. 7(1) ne fait référence au principe selon lequel un contrevenant devrait bénéficier d’un adoucissement de peine, encore moins à une version globale de ce principe. En réalité, comme l’a fait observer la Cour suprême du Royaume‑Uni au par. 32 de l’arrêt Docherty, [traduction] « [l]a possibilité d’ajouter une phrase supplémentaire faisant mention [du] principe de la lex mitior (droit de bénéficier d’une peine plus clémente) a été examinée puis rejetée lorsque l’art. 7 de la CEDH a été adopté en 1950 » (voir le par. 55 ainsi que les motifs dissidents en partie du juge Nicolaou dans l’arrêt Scoppola, p. 364‑365). Je reconnais qu’en 2009, dans Scoppola, les juges majoritaires de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme se sont écartés du précédent établi par la cour elle‑même et ont superposé au par. 7(1) un droit global. (Je me pencherai sur le bien‑fondé de cette décision ci‑dessous.) Malgré cela, il demeure qu’au moment de l’adoption de la Charte, le par. 7(1) n’était pas considéré comme conférant un droit global.
[83] Le paragraphe 15(1) du PIRDCP est certes plus ambigu. À l’instar de l’al. 11i), il contient un langage binaire (« peine plus légère »), mais comme il a été mentionné précédemment, le reste du libellé a une portée assez vaste. Les parties n’ont renvoyé à aucune décision ni à aucun commentaire général du Comité des droits de l’homme des Nations Unies portant sur la question de l’interprétation binaire ou globale du par. 15(1), et je n’en connais pas non plus. Il semble donc que la question de savoir si le par. 15(1) confère un droit binaire ou un droit global n’a toujours pas été tranchée. De ce fait, je ne vois pas comment le par. 15(1) aurait pu amener les rédacteurs de la Charte à s’écarter, pour l’al. 11i), d’une interprétation binaire fondée sur l’al. 37e) de la Loi d’interprétation et sur le par. 7(1) de la CEDH.
[84] À l’issue de cet examen des origines de l’al. 11i), rien ne me laisse croire que l’al. 11i) a enchâssé un droit plus vaste que le droit binaire que laisse entrevoir son libellé. Alors qu’un droit binaire était déjà explicitement reconnu dans la Loi d’interprétation au moment de l’adoption de la Charte, il n’était fait état d’un droit global nulle part.
[85] Il reste à voir si les objets de l’al. 11i) appuient une interprétation globale de ce dernier ou s’il existe un fondement téléologique justifiant une interprétation globale de l’al. 11i). Bien que les origines de l’al. 11i) n’appuient pas une interprétation globale, l’al. 11i) pourrait tout de même être interprété de cette façon si ses objets le justifiaient (voir Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, le juge Lamer). Cependant, je suis d’avis que les objets de l’al. 11i) n’appuient pas une interprétation globale du droit. Je me pencherai maintenant sur cette analyse essentielle.
d) Les objets de l’al. 11i) donnent naissance à un droit binaire
[86] Je le répète, les objets qui sous‑tendent l’al. 11i) sont la primauté du droit et l’équité. M. Poulin et la CLA font valoir principalement que celui de ces principes qui exige une interprétation globale du droit est le principe de l’équité.
[87] Plus particulièrement, M. Poulin et la CLA plaident qu’une interprétation binaire de l’al. 11i) entraînerait une iniquité lorsque, par exemple, deux contrevenants ayant commis le même crime au même moment sont condamnés à des moments différents, alors que les régimes de détermination des peines en vigueur diffèrent. Ils soutiennent qu’une interprétation binaire du droit garanti par l’al. 11i) accorderait à ces deux contrevenants le droit constitutionnel de bénéficier de peines différentes. L’AQAAD prétend elle aussi que ce résultat serait arbitraire puisque les contrevenants n’ont aucun contrôle sur le moment de l’enquête, de la poursuite et de la détermination de la peine, ni sur le moment où des modifications législatives sont apportées aux dispositions sur la détermination de la peine.
[88] Voici un exemple hypothétique qui illustre bien le type de situation auquel songent ces parties :
- « A » et « B » commettent la même infraction au même moment. La peine prévue pour l’infraction est de « niveau 3 ».
- La peine prévue pour l’infraction est temporairement ramenée au « niveau 1 ».
- A est condamné à une peine de « niveau 1 ».
- La peine prévue pour l’infraction passe ensuite au « niveau 2 ».
- B est condamné à une peine de « niveau 2 ».
[89] Il y a, à mon avis, trois failles cruciales dans l’argument selon lequel le principe d’équité (et, plus particulièrement, les préoccupations au sujet du caractère arbitraire) commande une interprétation globale de l’al. 11i).
[90] Premièrement, il n’est ni injuste ni arbitraire qu’un contrevenant comme B soit puni conformément aux lois en vigueur au moment où il a commis son infraction, ou à une loi plus favorable s’il y en avait une en vigueur au moment de sa sentence. Au contraire, ces deux lois sont liées au contrevenant et à la poursuite engagée contre lui : la première loi établit la peine qu’il risquait de se voir infliger au moment où il a commis l’infraction et l’autre établit de la même manière les contours d’une peine qui tient compte de la perception de la société quant à la gravité de l’infraction et à la responsabilité du contrevenant au moment précis où la peine lui est infligée. Ces peines sont donc rattachées à deux moments précis qui sont profondément liés à la criminalité et à la conduite du contrevenant. Il est, par conséquent, juste et rationnel que le contrevenant puisse bénéficier de l’une de ces peines. À l’inverse, il n’existe aucune raison de principe d’accorder à un contrevenant comme B le bénéfice d’une peine n’ayant aucun lien avec sa conduite fautive ou avec la perception de la société à l’égard de sa conduite au moment où le tribunal est appelé à déterminer la peine.
[91] Le fait que l’un des deux contrevenants hypothétiques mentionnés plus haut (soit A) reçoive une peine plus clémente que l’autre (soit B) s’explique par le changement de perception de la société quant à la gravité de l’infraction, lequel changement est survenu entre le moment de la sentence de A et celui de la sentence de B. Ce n’est en rien arbitraire; c’est la réalité des modifications législatives. Un contrevenant n’est pas traité de façon injuste, ou arbitraire, du simple fait que l’autre est condamné à un moment où la société se montre plus indulgente à l’égard de l’infraction en cause.
[92] Sans le nommer, M. Poulin, la CLA et l’AQAAD invoquent essentiellement le principe de la « parité » lorsqu’ils allèguent que l’al. 11i) doit être interprété d’une manière visant à traiter les contrevenants semblables de façon semblable au moment de la sentence. Ce principe, établi à l’al. 718.2b) du Code criminel, prévoit « l’harmonisation des peines, c’est‑à‑dire l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables ». Toutefois, ce principe n’a jamais garanti à des contrevenants semblables des peines équivalentes dans le cadre de régimes de détermination des peines différents. Il n’a d’ailleurs jamais garanti des peines équivalentes à des contrevenants semblables dans le cadre d’un même régime (R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 92). Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 36 :
Des peines prononcées à l’égard des mêmes catégories d’infraction ne seront pas toujours parfaitement semblables, en raison de la nature même d’un processus de détermination de la peine axé sur l’individu. En effet, le principe de la parité n’interdit pas la disparité si les circonstances le justifient, en raison de l’existence de la règle de la proportionnalité (voir Dadour, p. 18). Comme notre Cour l’a rappelé dans M. (C.A.), par. 92, « il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné ». [En italique dans l’original.]
Un régime de détermination des peines différent constitue visiblement une circonstance qui justifie une peine différente. Pour en revenir à l’exemple hypothétique présenté plus haut, la différence entre les peines infligées à A et à B [traduction] « peut s’expliquer rationnellement » par la modification législative (R. c. Klemenz, 2015 SKCA 89, 465 Sask. R. 134, par. 46).
[93] En insistant pour dire que les deux contrevenants présentés dans l’exemple hypothétique devraient tous deux bénéficier de la même peine la moins sévère, M. Poulin, la CLA et l’AQAAD font passer leur préoccupation mal placée quant au caractère injuste ou arbitraire de la situation entre ces deux contrevenants devant les principes établis par l’al. 11i) — à savoir qu’un contrevenant ne devrait pas se trouver « pris au piège » par l’aggravation ultérieure de la peine prévue et qu’il ne devrait pas se voir infliger une peine plus sévère et dépassée. La proportionnalité tient en partie à « la gravité de l’infraction » (Code criminel, art. 718.1). À part le moment où l’infraction est commise, elle ne tient pas à l’ancienne perception du législateur quant à la gravité de l’infraction simplement parce qu’elle a déjà été plus favorable au contrevenant.
[94] Il vaut la peine de noter que, dans l’exemple hypothétique donné plus haut, les deux contrevenants sont avantagés. Ils bénéficient tous deux d’une peine moins sévère que celle qui s’appliquait au moment où ils ont commis leur infraction : A reçoit une peine de niveau 1 et B, une peine de niveau 2, alors que la peine à laquelle ils s’exposaient au moment où ils ont commis leur infraction était de niveau 3. Même s’ils bénéficient de peines moins sévères différentes au titre de l’al. 11i), ils bénéficient tous deux de la protection offerte par le droit binaire garanti à l’al. 11i) au moment de leur sentence. Ils sont tous deux passibles, en guise de peine maximale, de la peine applicable au moment où ils ont commis leur infraction.
[95] Deuxièmement, la logique de la position de ces parties est fortement sapée par le fait qu’une interprétation globale de l’al. 11i) ne garantirait pas, en réalité, un résultat identique pour deux contrevenants ayant commis leur infraction au même moment. L’exemple hypothétique qui suit, lequel a d’ailleurs été donné par la CLA, l’illustre bien :
- « A » et « B » commettent une infraction ensemble. La peine prévue est une peine minimale obligatoire.
- A et B sont jugés séparément.
- A est déclaré coupable et est condamné à la peine minimale obligatoire.
- Le procès de B se solde par une annulation. B subit un deuxième procès.
- La peine minimale obligatoire est abolie.
- B est déclaré coupable et est condamné, mais ne se voit pas infliger la peine obligatoire.
Dans cet exemple, une interprétation globale de l’al. 11i) ne favoriserait en rien A. Contrairement à l’exemple précédent, ce contrevenant n’a pas été privé d’une peine intermédiaire moins sévère en raison du moment de sa sentence. Le fait est que les procédures engagées contre B ont pris plus de temps et ont duré jusqu’à ce qu’une peine plus clémente soit adoptée. En somme, tout ce que l’exemple hypothétique de la CLA arrive à démontrer est que les procédures engagées contre divers contrevenants peuvent, inévitablement, se dérouler à des rythmes différents. Comme le révèle l’exemple, une interprétation globale de l’al. 11i) ne peut ni empêcher ni contrebalancer les différences dans le traitement qui découlent du fait que chaque procédure se déroule à son propre rythme.
[96] Je propose un autre exemple hypothétique pour démontrer qu’une interprétation globale de l’al. 11i) ne permettrait pas de garantir que la même peine sera infligée à des contrevenants semblables :
- « A » commet une infraction. La peine prévue pour l’infraction est de « niveau 2 ».
- La peine prévue pour l’infraction est temporairement ramenée au « niveau 1 ».
- La peine prévue pour l’infraction est rapidement rétablie au « niveau 2 ».
- « B » commet la même infraction.
- La peine pour l’infraction est élevée au « niveau 3 ».
- A et B sont tous deux déclarés coupables et reçoivent leur sentence le même jour.
Selon une interprétation globale de l’al. 11i), A bénéficierait d’une peine de niveau 1, puisque cette peine s’appliquait — quoique temporairement — entre le moment où il a commis l’infraction et le moment de sa sentence. B, quant à lui, recevrait une peine de niveau 2, même si les deux contrevenants ont commis leur infraction alors que la peine applicable était de niveau 2 et qu’ils ont tous deux été condamnés alors que la peine applicable était de niveau 3. En dépit de leurs situations identiques, une interprétation globale de l’al. 11i) confère, de façon arbitraire, un plus grand avantage à A. Par conséquent, je ne vois pas comment on pourrait défendre une interprétation globale de l’al. 11i) au motif qu’elle permettrait de contrebalancer adéquatement un certain caractère arbitraire inhérent au moment de la sentence d’un contrevenant par rapport à celle d’un autre contrevenant. Au contraire, et l’exemple hypothétique ci‑dessus le démontre, une interprétation globale de l’al. 11i) peut conférer des bénéfices arbitraires. Bien qu’une interprétation binaire de l’al. 11i) ne puisse pas garantir que des contrevenants semblables obtiendront le même résultat, elle garantit que des contrevenants semblables seront traités de façon équitable; chacun bénéficiera de la protection qui se rattache à lui et à la poursuite engagée contre lui.
[97] Troisièmement, il existe des considérations en matière d’équité qui militent contre une interprétation globale de l’al. 11i). Rappelons que les contrevenants qui sont susceptibles de bénéficier le plus d’une interprétation globale de l’al. 11i) sont ceux pour qui la poursuite ou la condamnation ont tardé suffisamment pour que les peines prévues pour leurs infractions aient le temps de changer de multiples fois. À mon avis, toute perception de caractère injuste ou arbitraire susceptible de découler d’une interprétation binaire de l’al. 11i) est supplantée par le caractère injuste ou arbitraire qui résulterait du fait d’accorder une meilleure protection constitutionnelle aux contrevenants condamnés longtemps après avoir commis leurs infractions que les contrevenants traduits rapidement en justice. En termes plus simples, une interprétation globale de l’al. 11i) avantagerait démesurément les contrevenants condamnés des années, voire des décennies, après avoir commis leurs infractions, comme M. Poulin lui‑même. Il vaut la peine de répéter que M. Poulin a passé plus de trois décennies avant de rendre des comptes pour les infractions d’ordre sexuel qu’il a commises. Ainsi que notre Cour l’a fait remarquer, les infractions d’ordre sexuel comme celles de M. Poulin demeurent souvent cachées durant de longues périodes. Il arrive fréquemment que des survivants de traumatismes sexuels tardent à révéler les agressions pour diverses raisons comme « la gêne, la crainte, le sentiment de culpabilité ainsi que le manque de compréhension et de connaissance » (R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, par. 65). Un contrevenant ne devrait pas pouvoir bénéficier d’un avantage supplémentaire au titre de l’al. 11i) lorsqu’une victime est traumatisée au point d’avoir besoin d’un délai considérable pour surmonter sa réticence à dénoncer l’infraction. Les contrevenants dont les crimes sont gardés sous silence pendant longtemps ne devraient pas avoir accès au plus grand nombre de peines possibles, au titre de l’al. 11i), en raison de leur propre conduite fautive.
[98] Pour ces motifs, je rejette la prétention selon laquelle le principe de l’équité qui sous‑tend l’al. 11i) appuie une interprétation globale de cette disposition. Au contraire, une interprétation globale de l’al. 11i) profiterait de façon injuste et arbitraire à certains contrevenants en leur accordant le droit de bénéficier d’une peine qui n’a rien à voir avec leur conduite ou la poursuite engagée contre eux. Il est suffisamment et amplement équitable que l’al. 11i) garantisse au contrevenant la moins sévère des peines prévues par les lois en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction et à celui de la sentence.
[99] En outre, je suis d’avis qu’une interprétation globale de l’al. 11i) aurait au moins deux autres conséquences injustifiées.
[100] Tout d’abord, une interprétation globale du droit garanti à l’al. 11i) aurait pour effet de faire renaître des peines que le législateur a expressément rejetées en les abrogeant ou en les modifiant, même si ce résultat n’est pas justifié par le principe de la légalité. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’al. 11i) ne fait pas qu’offrir des possibilités supplémentaires au tribunal qui détermine la peine; il donne au contrevenant le droit au bénéfice de la peine la moins sévère. Je ne vois pas pourquoi la Charte enchâsserait le droit constitutionnel de bénéficier, dans toutes les affaires, d’un éventail de peines que le législateur a depuis jugées inadéquates. C’est une chose d’invoquer l’al. 11i) pour faire renaître, au profit du contrevenant, la peine la moins sévère prévue par les lois en vigueur au moment où le contrevenant a commis l’infraction. C’en est une autre de faire renaître tous les adoucissements de peine temporaires qui sont survenus après la perpétration de l’infraction et qui n’ont aucun lien avec la conduite du contrevenant ou les normes actuelles de détermination de la peine (voir Docherty, par. 45). Non seulement une interprétation de l’al. 11i) qui accorderait au contrevenant le droit au bénéfice de la peine la plus favorable parmi toutes les peines qui se sont appliquées par le passé irait au‑delà des objets de ce droit constitutionnel, mais elle saperait indûment le pouvoir général et exclusif du législateur d’adopter et de modifier les règles du droit criminel.
[101] En outre, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Royaume‑Uni dans Docherty, le risque d’omission ou d’erreur de la part du législateur subsiste. Une interprétation globale du droit garanti à l’al. 11i) permettrait aux contrevenants de bénéficier d’omissions ou d’erreurs contenues dans les dispositions antérieures sur la détermination de la peine, même celles qui n’étaient pas en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction ou au moment de la sentence. À mon avis, il n’y a aucune raison de principe d’accorder à un contrevenant le droit à cet avantage. Comme l’a statué cette cour suprême :
[traduction] La législation et les pratiques en matière de détermination de la peine peuvent très bien fluctuer puisque, d’un côté, il revient aux législateurs de modifier les politiques publiques et, de l’autre côté, il revient aux tribunaux de déterminer de quelle façon ils perçoivent certaines infractions. Cependant, il n’est pas injuste pour un défendeur de recevoir une sentence conforme à la loi telle qu’elle existait au moment où il a commis son infraction ou, si elle est plus clémente, à la loi telle qu’elle est au moment où il est condamné. Insister pour dire qu’un défendeur ne devrait pas se voir infliger une peine fondée sur une disposition maintenant formellement considérée comme démesurée est une chose. Il en est une autre de dire qu’il devrait se voir infliger une peine conformément à une pratique à laquelle il n’avait pas droit au moment où il a commis son infraction et à laquelle il n’a pas droit maintenant, et ce, simplement parce que durant une brève période dans l’intervalle, une pratique différente avait été adoptée, laquelle pratique a maintenant été abandonnée parce qu’elle était mauvaise.
(Docherty, par. 45)
[102] Deuxièmement, sur un plan plus pratique, j’ai du mal à accepter que la vision pour l’al. 11i) était d’obliger l’avocat et le tribunal à cerner puis à comparer et à mettre en opposition chaque disposition sur la détermination de la peine s’étant appliquée à l’infraction depuis la perpétration de celle‑ci par le contrevenant. Comme je l’ai indiqué précédemment (sous la rubrique « Contexte : Application de l’al. 11i) »), c’est exactement ce qu’exigerait une interprétation globale de l’al. 11i). Je ne vois pas ce qui pourrait justifier cet exercice. Ne constitue pas une injustice pour un contrevenant le fait de ne pas avoir accès à toutes les peines qui ont été mises en vigueur puis écartées dans le cadre de modifications législatives légitimes, surtout les peines qui ne sont aucunement liées aux mesures prises par l’État contre le contrevenant ou aux mesures prises par le contrevenant en s’appuyant sur la peine actuelle. En revendiquant le droit à une peine d’emprisonnement avec sursis, M. Poulin demande à bénéficier d’une peine qui n’avait rien à voir avec sa conduite, sa cause ou sa sentence. Il n’est pas injuste qu’il n’ait pas accès à un régime de détermination de la peine qui était inconnu au moment de la perpétration de l’infraction et sur lequel il ne s’est pas appuyé pendant qu’il était en vigueur.
[103] Pour conclure — et en réponse à la position de M. Poulin suivant laquelle l’al. 11i) devrait être interprété de manière à offrir davantage de possibilités aux tribunaux qui déterminent les peines — je réitère qu’il est inexact de dire qu’une interprétation globale de l’al. 11i) offrirait normalement un nombre accru de possibilités et une plus grande latitude en matière de détermination de la peine. Comme il a été expliqué plus haut, l’al. 11i) a pour effet d’obliger le tribunal qui détermine la peine à s’en tenir à condamner le contrevenant à la peine la moins sévère. Il est approprié que l’al. 11i) oblige le tribunal à s’en tenir au moins sévère des deux régimes de détermination de la peine prévus par celui‑ci. Pour les motifs exposés, il n’est pas approprié que l’al. 11i) oblige le tribunal à infliger une peine qui, du point de vue du contrevenant, constitue une peine de base quelconque tout droit sortie du passé. Je partage entièrement l’avis de M. Poulin que le pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine favorise la justice. Je ne suis toutefois pas de son avis lorsqu’il affirme qu’une interprétation globale de l’al. 11i) favorise habituellement le pouvoir discrétionnaire; ce n’est manifestement pas le cas.
[104] Pour ces motifs, je conclus que, rationnellement, l’al. 11i) doit être interprété de façon binaire. Une interprétation qui obligerait le tribunal à infliger la peine la plus favorable parmi celles qui se sont appliquées dans l’intervalle entre le moment de la perpétration de l’infraction et le moment de la sentence ne correspond pas au type d’interprétation libérale qui devrait être faite des droits garantis par la Charte. Il s’agit plutôt d’une interprétation excessivement libérale, sans rapport avec les objets du droit.
e) Analyse de la jurisprudence contraire
[105] Même si j’en suis arrivée à la conclusion que l’al. 11i) confère un droit binaire, je suis consciente que les tribunaux canadiens ont toujours présumé que l’al. 11i) conférait un droit global (sauf peut‑être dans un cas : voir R. c. Dubois, C.S. Qc, 8 décembre 1982, cité dans R. M. McLeod, J. D. Takach, H. F. Morton et M. D. Segal, The Canadian Charter of Rights : The Prosecution and Defence of Criminal and Other Statutory Offences (2019 (feuilles mobiles)), vol. 4, p. 20‑10.12). Cependant, comme il a été mentionné précédemment, je suis d’avis que cette jurisprudence n’est pas fondée sur une analyse téléologique complète ou convaincante de l’al. 11i). Si les tribunaux avaient correctement examiné et soupesé l’application de l’al. 11i), son libellé et ses origines, ainsi que les répercussions d’un droit global, ils auraient dû, selon moi, conclure qu’il n’existe aucun fondement téléologique justifiant une interprétation globale de l’al. 11i). Les objectifs de l’al. 11i) — y compris l’équité — n’appuient pas une interprétation globale du droit garanti par cet alinéa; au contraire, ils la rejettent.
[106] De même, je conclus que la décision des juges majoritaires de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Scoppola ne constitue pas une raison persuasive d’interpréter l’al. 11i) d’une façon globale. Comme l’a signalé la Cour suprême du R.‑U., les motifs des juges majoritaires dans l’arrêt Scoppola ne semblent pas reconnaître la distinction cruciale entre les interprétations binaire et globale du droit à un adoucissement de peine. En fait, les juges majoritaires se sont appuyés sur la justification d’un droit binaire pour conclure que le par. 7(1) de la CEDH devrait être interprété de façon globale; ils ont déclaré que le par. 7(1) ne devrait pas permettre l’infliction de peines « que l’État, et la collectivité qu’il représente, considèrent désormais comme excessives » (par. 108 (je souligne)). Je fais mienne la déclaration faite par la Cour suprême du Royaume‑Uni dans l’arrêt Docherty :
[traduction] Il existe une différence très claire entre (1) un principe qui empêche un tribunal d’infliger une peine allant au‑delà de l’éventail des peines actuellement jugées appropriées pour le crime par l’État et (2) un principe qui exige d’un tribunal qu’il cible et applique la règle la plus favorable ayant existé à n’importe quel moment depuis la perpétration de l’infraction, même si elle a été abandonnée depuis. Le premier s’inscrirait dans le cadre du raisonnement justifiant d’obliger les tribunaux à s’en tenir à un éventail de peines actuellement considérées comme étant appropriées pour l’infraction; ce ne serait pas le cas du deuxième. La différence entre les deux n’est pas mentionnée, encore moins étudiée, dans l’arrêt Scoppola. Par conséquent, il est loin d’être clair que le tribunal avait l’intention d’étendre la portée du principe de la lex mitior à l’art. 7 en s’appuyant sur la deuxième proposition. [par. 40]
[107] Je conviens aussi avec la Cour suprême que la décision des juges majoritaires dans l’arrêt Scoppola doit être lue dans son contexte. D’abord, il est crucial de souligner que l’analyse du par. 7(1) faite dans l’arrêt Scoppola s’appuyait sur une disposition de la législation pénale italienne qui semblait conférer un droit global :
L’article 2 du code pénal [. . .] de 1930, intitulé « Succession des lois pénales », se lit comme suit :
. . .
3. Si la loi en vigueur au moment où l’infraction a été commise et les [lois] postérieures sont différentes, on applique celle dont les dispositions sont les plus favorables à l’accusé, sauf s’il y a eu prononcé d’un jugement définitif. [Je souligne.]
(Scoppola, par. 32; voir aussi les par. 106 et 108.)
Ensuite, les faits de l’affaire Scoppola étaient tels qu’une interprétation globale du par. 7(1) accordait à M. Scoppola le droit au bénéfice de la peine la moins sévère sur laquelle il s’était expressément appuyé pour assurer sa défense. Au moment où il a commis ses infractions, celles‑ci étaient passibles de l’emprisonnement à perpétuité et inadmissibles à un procès sommaire. Quelques mois après que M. Scoppola eut commis ses infractions (en janvier 2000), une modification législative a rendu possible le recours à la procédure sommaire dans le cas des infractions de M. Scoppola. Cette modification prévoyait qu’une personne reconnue coupable de ces infractions par suite d’une procédure sommaire devenait passible d’une peine d’emprisonnement de 30 ans, mais pas d’une peine d’emprisonnement à perpétuité. La procédure sommaire représentait un compromis pour l’accusé qui la choisissait; elle entraînait une réduction de peine au moment de la condamnation, mais cette réduction était offerte au détriment d’importantes garanties procédurales, notamment la possibilité de présenter des éléments de preuve en réponse à la preuve de la poursuite (par. 134). S’appuyant sur cette modification, M. Scoppola a choisi de subir un procès sommaire. Mais quelques mois plus tard, le jour même où il a été reconnu coupable et condamné, une autre modification législative est entrée en vigueur, ramenant la peine prévue pour les infractions commises par M. Scoppola à l’emprisonnement à perpétuité. C’est dans ces circonstances que la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que la peine d’emprisonnement à perpétuité infligée à M. Scoppola violait l’art. 7.
[108] À mon avis, il est significatif que la Cour européenne des droits de l’homme ait semblé donner son aval à un droit global au vu des faits relatés ci‑dessus. La Cour n’a pas adopté une interprétation globale dans le but de donner à un contrevenant l’accès à une peine n’ayant aucun rapport avec sa conduite ou la poursuite engagée contre lui. Elle a adopté une interprétation globale en réponse à une situation où le contrevenant s’était raisonnablement fondé, à son détriment, sur une disposition entrée en vigueur dans l’intervalle.
[109] Étant donné le contexte juridique et factuel dans lequel l’arrêt Scoppola a été rendu, et vu l’absence de tout examen de la distinction entre une interprétation binaire et une interprétation globale dans les motifs des juges majoritaires, j’estime que la décision des juges majoritaires n’appuie pas une interprétation globale de l’al. 11i).
f) Au‑delà de l’interprétation binaire de l’al. 11i)
[110] Bien que l’arrêt Scoppola ne justifie pas de reconnaître que l’al. 11i) de la Charte confère un droit global, il fait ressortir une caractéristique potentiellement attrayante de la conception globale de l’al. 11i) : cette conception garantit que le contrevenant aura accès aux peines les moins sévères qui se sont appliquées antérieurement et sur lesquelles il s’est appuyé pour prendre des décisions ayant une incidence sur sa liberté. Selon une interprétation strictement binaire de l’al. 11i), le contrevenant n’a droit qu’à la moins sévère des peines prévues par les lois en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction et à celui de la sentence. Une telle interprétation empêche le contrevenant de bénéficier d’une peine moins sévère qui s’appliquait, par exemple, au moment où il a coopéré avec la police ou au moment où il a enregistré un plaidoyer.
[111] En l’espèce, soucieux de cette possibilité, le ministère public est disposé à accepter qu’en plus d’avoir le droit de bénéficier de la moins sévère des deux peines mentionnées à l’al. 11i), un contrevenant devrait aussi pouvoir bénéficier de toute peine moins sévère qui se serait appliquée entre le moment de l’inculpation et le moment de la sentence. De l’avis du ministère public, il serait préjudiciable aux contrevenants de ne pas pouvoir bénéficier des peines les moins sévères sur lesquelles ils se sont appuyés (à leur détriment) pour assurer leur défense. Bien que le ministère public ne soit disposé qu’à étendre la portée de l’expression « moment de la sentence » jusqu’au « moment de l’inculpation », il me semble que, selon la logique du ministère public, les contrevenants devraient aussi pouvoir bénéficier de toute peine moins sévère qui s’appliquait au moment où ils se sont rendus à la police, au moment où ils ont avoué ou à tout autre moment où ils se sont, à leur détriment, appuyés sur la loi pour s’incriminer — même avant l’inculpation.
[112] La question de savoir s’il existe, ou s’il devrait exister, une règle autorisant les contrevenants à bénéficier des peines les moins sévères sur lesquelles ils se sont appuyés pour assurer leur défense ou pour s’incriminer — que ce soit au titre de l’al. 11i), d’un autre article de la Charte ou de principes de common law — en est une qu’il vaudrait mieux traiter dans une autre affaire. Cette question ne se pose pas en l’espèce; rien dans le dossier n’indique, et les parties ne l’ont pas laissé entendre, que durant la période où une peine d’emprisonnement avec sursis s’appliquait à ses infractions, M. Poulin se soit appuyé sur cette peine pour prendre des décisions mettant en jeu sa liberté. Puisque les faits de l’espèce ne soulèvent pas cette question, les parties n’ont pas formulé les observations nécessaires pour permettre à notre Cour de l’examiner judicieusement.
[113] Ce qui est clair, c’est que l’al. 11i) ne garantit pas à chaque contrevenant le bénéfice de chaque modification apportée à la peine dans l’intervalle entre la perpétration de l’infraction et la sentence. Un contrevenant n’a pas droit au bénéfice des peines les moins sévères qui sont complètement sans rapport avec les principaux événements juridiques de la poursuite engagée contre lui. Une préoccupation légitime concernant le fait d’accorder à un contrevenant l’accès à une peine sur laquelle il s’est appuyé ne justifie pas une interprétation globale de l’al. 11i). Comme il a été expliqué tout au long des présents motifs, une interprétation globale de l’al. 11i) irait largement au‑delà des objets de cet alinéa. Ce ne sont pas tous les contrevenants qui devraient jouir du droit constitutionnel à la peine la moins sévère s’étant appliquée à leur infraction depuis qu’ils l’ont commise de sorte que les quelques contrevenants qui se sont appuyés sur ces peines les moins sévères puissent en bénéficier. Interpréter l’al. 11i) de façon globale au profit de ces quelques contrevenants reviendrait à utiliser un couperet alors qu’un simple scalpel suffirait. La situation de ces quelques contrevenants pourrait, dans une affaire subséquente, nécessiter une réponse adaptée, mais en l’espèce, elle ne commande pas une interprétation de l’al. 11i) qui ne serait ni justifiée ni téléologique.
[114] Par conséquent, je vais laisser à un autre juge, dans une affaire qui s’y prêtera mieux, le soin de trancher la question de savoir si un contrevenant a légalement droit au bénéfice de la peine la moins sévère sur laquelle il s’est réellement appuyé. Dans une telle affaire, les principes de la primauté du droit et de l’équité pourraient donner naissance à un droit et à un recours au titre de cette disposition, ou de toute autre disposition, de la Charte.
[115] J’estime certes que cette question doit être tranchée dans une autre affaire, mais je suis consciente que, dans l’arrêt K.R.J., les juges majoritaires de la Cour ont déclaré ce qui suit :
Dans le même ordre d’idées, la disposition d’application rétrospective met en cause l’équité. [traduction] « Il est injuste de fixer des règles, d’inviter les gens à s’y fier puis de les modifier en cours de route, surtout lorsqu’il en résulte des conséquences négatives » (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 754). Par exemple, l’accusé qui refuse d’inscrire un plaidoyer de culpabilité et qui est disposé à courir le risque de subir un procès ne devrait pas ensuite se trouver pris au piège par l’accroissement de la peine minimale ou maximale dont est passible l’auteur de l’infraction. Un tel effet rétrospectif pourrait non seulement causer une injustice dans certains cas, mais aussi miner la confiance du public dans le système de justice criminelle. L’équité de la sanction pénale commande plutôt que les règles soient claires et certaines . . . [Je souligne; par. 25.]
[116] Or, je ne crois pas que cet énoncé ait indiqué quoi que ce soit de concluant au sujet du débat entourant l’interprétation binaire ou globale, ni sur la question de savoir si les contrevenants ont droit au bénéfice des peines sur lesquelles ils se sont appuyés, et ce, pour deux raisons. D’abord, l’arrêt K.R.J. ne portait pas sur les peines intermédiaires prévues par les lois en vigueur dans l’intervalle entre la perpétration de l’infraction et la sentence. Dans cet arrêt, la Cour a simplement comparé des dispositions consécutives sur la détermination de la peine (voir par. 9‑11). Elle ne s’est penchée ni sur le débat entourant l’interprétation binaire ou globale ni sur la question de savoir si le contrevenant s’est appuyé sur une disposition particulière. Ensuite, et c’est ce qui est le plus révélateur, la Cour a fait cette affirmation en expliquant pourquoi l’al. 11i) accorde aux contrevenants le bénéfice de la peine la moins sévère applicable au moment où ils ont commis leur infraction. L’énoncé envisage une situation où la peine demeurerait la même du moment de la perpétration de l’infraction jusqu’au moment du plaidoyer du contrevenant, mais s’aggraverait par la suite. Ainsi, l’énoncé ne porte pas sur les diverses peines qui se sont appliquées entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence, ni sur la question de savoir si les contrevenants devraient pouvoir bénéficier de l’une ou l’autre de ces peines.
g) Résumé de l’analyse téléologique
[117] Une analyse téléologique de l’al. 11i) m’amène à conclure que celui‑ci confère un droit binaire et non un droit global. Plus particulièrement, j’estime que tant le libellé que les origines de l’al. 11i) confirment les objectifs qui le sous‑tendent, lesquels sont énoncés dans l’arrêt K.R.J. — soit la primauté du droit et l’équité — et indiquent que l’al. 11i) vise à conférer un droit binaire qui s’accorde avec ces objectifs. Une interprétation globale du droit en question ne respecterait pas les objectifs de l’al. 11i). Elle ne respecterait pas non plus le rôle du législateur d’adapter les dispositions sur la détermination de la peine, ni le rôle des tribunaux de fixer des peines proportionnelles au titre de ces dispositions. Bien que l’al. 11i) prévoie un certain degré de rétrospectivité (en permettant que la peine actuelle moins sévère remplace la peine plus sévère applicable au moment de la perpétration de l’infraction), cette rétrospectivité téléologique, fondée sur des principes, n’appuie pas une interprétation de l’al. 11i) qui prévoit une rétrospectivité en termes larges.
(3) Application de l’al. 11i) à l’intimé, M. Poulin
[118] Étant donné que les parties conviennent qu’une peine d’emprisonnement avec sursis ne s’appliquait pas suivant les dispositions sur la détermination de la peine en vigueur au moment où M. Poulin a commis ses actes de grossière indécence (de 1979 à 1983) ou au moment de sa sentence (mai 2017), M. Poulin n’avait pas droit à cette peine au titre de l’al. 11i) de la Charte. Les juridictions inférieures ont donc erré en l’infligeant.
[119] Le tribunal était tenu d’infliger une peine correspondant à la peine la moins sévère entre celle qui s’appliquait au moment de la perpétration de l’infraction et celle qui s’appliquait au moment de la sentence. À cet égard, je souligne que la disposition sur la détermination de la peine qui était en vigueur au moment où M. Poulin a commis ses actes de grossière indécence aurait offert au juge qui déterminait la peine toute la latitude voulue pour infliger une peine qui aurait permis d’atteindre les mêmes objectifs que la peine d’emprisonnement avec sursis qu’il a ordonnée. Au moment où M. Poulin a commis ses infractions, la peine applicable à une infraction de grossière indécence était une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement (Code criminel, S.R.C. 1970, c. C‑34, art. 157).
[120] Puisque M. Poulin est maintenant décédé, il n’est plus nécessaire de le condamner de nouveau. Il est inutile de déterminer une nouvelle peine que le contrevenant ne peut purger (voir, dans la même veine, R. c. R.N.S., 2000 CSC 7, [2000] 1 R.C.S. 149, par. 22; R.A.R., par. 34).
[121] Un contrevenant n’a pas droit au bénéfice d’un adoucissement temporaire de la peine survenu dans l’intervalle entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. Le juge qui a déterminé la peine et la Cour d’appel ont commis une erreur en condamnant M. Poulin à une peine applicable selon les lois en vigueur uniquement au cours de cet intervalle et sur laquelle M. Poulin ne s’est pas appuyé. J’accueillerais donc le pourvoi. Toutefois, vu le récent décès de M. Poulin, je m’abstiendrais de renvoyer l’affaire au tribunal chargé de la détermination de la peine ou d’infliger une peine différente. Les parties n’ont pas demandé les dépens, et je n’en adjugerais aucuns.
Les motifs des juges Abella, Karakatsanis et Brown ont été rendus par
[122] La juge Karakatsanis (dissidente) — L’alinéa 11i) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à toute personne déclarée coupable d’une infraction le droit de bénéficier de la peine la moins sévère lorsque la peine qui sanctionne l’infraction « est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence ».
[123] En l’espèce, l’emprisonnement avec sursis n’existait pas lors de la perpétration par l’intimé des gestes criminels concernés. En effet, ce type de peine sera introduit par le Parlement un peu moins d’une dizaine d’années après les derniers gestes reprochés. Elle restera applicable à ce genre de crimes pendant une certaine période, puis sera abrogée pour ce genre de crimes avant que l’intimé ne soit inculpé. En conséquence, l’intimé avait‑il le droit de bénéficier de ce type de peine? La jurisprudence canadienne répond de façon constante par l’affirmative à cette question. Contrairement à mes collègues, je ne vois aucune raison d’autoriser la poursuite de l’instance malgré son caractère théorique vu le décès de l’intimé, ou de nous écarter de cette jurisprudence constante. Voici pourquoi.
I. Faits et procédures
[124] Entre 1979 et 1987, l’intimé s’est livré à des gestes à caractère sexuel sur la personne de son jeune parent. Ces gestes, qui ont d’abord commencé par des attouchements aux parties génitales du jeune enfant, ont progressé jusqu’à la sodomie quand ce dernier est devenu un adolescent. L’intimé est inculpé de ces gestes en 2014, dont il n’est déclaré coupable qu’en 2016, avant de recevoir sa peine en 2017. Dans l’intervalle de presque 40 ans qui sépare la perpétration de la première infraction reprochée et le prononcé de la peine, le cadre juridique applicable à ce genre de crimes évolue de façon considérable.
[125] Au moment de la perpétration des infractions, les gestes criminels de l’intimé étaient visés par l’infraction de grossière indécence : Code criminel, S.R.C. 1970, c. C‑34, art. 157. Cette infraction ne comportait aucune peine minimale. L’emprisonnement avec sursis (aussi appelé « emprisonnement dans la collectivité ») n’existait pas.
[126] Vers la fin des années 1980, l’infraction de grossière indécence est abrogée et, éventuellement, elle est remplacée par des infractions équivalentes contemporaines, telles que l’agression sexuelle et le contact sexuel illicite : Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. 19 (3e suppl.), art. 4; voir aussi : R. c. L. (J. ‑J.), [1998] R.J.Q. 971 (C.A. Qc).
[127] En 1996, le Parlement instaure des peines d’emprisonnement avec sursis : Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, c. 22, art. 6. Le nouvel art. 742.1 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, qui régit l’emprisonnement avec sursis, prévoit alors que ce type de peine peut être appliqué à l’égard de toute infraction qui ne comporte pas de peine minimale, ce qui comprend alors l’agression sexuelle et le contact sexuel illicite.
[128] En 2005, le Parlement impose pour la première fois une peine minimale d’emprisonnement à l’égard de l’infraction de contact sexuel illicite : Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32, art. 3. Sept ans plus tard, il modifie l’art. 742.1 afin de soustraire à son application l’infraction d’agression sexuelle : Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 34. Ainsi, lors de l’inculpation de l’intimé en 2014, puis de sa déclaration de culpabilité en 2016 et du prononcé de sa peine en 2017, l’emprisonnement avec sursis ne fait plus partie des peines possibles à l’égard des infractions qui correspondent à celles commises par l’intimé.
[129] En 2017, à l’audience de détermination de la peine, la procureure de la Couronne suggère que la peine appropriée est une peine d’emprisonnement de trois ans et demi à cinq ans. Le procureur de la défense est d’accord pour dire qu’une peine de trois ans et demi serait appropriée. Or, comme son état de santé est précaire, l’intimé demande, à titre de mesure exceptionnelle, une peine d’emprisonnement dans la collectivité. Au soutien de sa demande, il dépose un rapport médical indiquant qu’il souffre de diverses difficultés physiques ainsi que d’une maladie dégénérative neurologique. Le juge conclut que l’intimé, qui n’a plus de réelle autonomie, se dirige vers une cessation des traitements et la mort à court ou à moyen terme.
[130] Tout en reconnaissant que le mauvais état de santé d’un délinquant ne constitue pas en soi un facteur décisif pour déterminer la peine à lui infliger, le juge constate qu’en l’espèce l’intimé représentera un très lourd fardeau pour les institutions pénitentiaires. Quoique les autorités carcérales se disent capables d’assumer cette charge, le juge fait observer que la situation de l’intimé sera « exactement la même », qu’il soit à l’infirmerie du pénitencier ou dans le centre de soins qui l’héberge alors.
[131] Le juge reconnaît que l’emprisonnement avec sursis n’existait pas au moment de la perpétration des infractions. Lors de l’audience, il pose des questions aux procureurs quant à la possibilité d’infliger une telle peine qui, de l’aveu de tous, n’est pas une peine qui pourrait être imposée sans la protection qu’offre l’al. 11i). De part et d’autre, les procureurs esquivent dans leurs observations la question de l’aspect temporel de l’application de l’al. 11i), et s’attachent plutôt aux multiples moutures des infractions et de l’art. 742.1 lui‑même.
[132] Finalement, le juge tranche en faveur de l’intimé. Il estime que tout contrevenant a le droit de bénéficier de la peine la moins sévère qui ait été applicable entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de l’infliction de la peine. En conséquence, l’emprisonnement avec sursis fait partie des peines pouvant être infligées. Étant d’avis que le cas exceptionnel dont il est saisi appelle une solution exceptionnelle, le juge condamne l’intimé à une peine d’emprisonnement de deux ans moins un jour à être purgée dans la collectivité.
[133] La Cour d’appel confirme ce jugement à l’unanimité. La juge Dutil souligne avec justesse la grande déférence dont font montre les cours d’appel envers les décisions sur la peine prononcées en première instance. Elle reconnaît que le juge de première instance a conclu au‑delà de ce que lui permettait la preuve quant à l’état de santé de l’intimé. Toutefois, selon elle, cette erreur n’est pas déterminante. Citant l’arrêt R. c. Belzil, [1989] R.J.Q. 1117 (C.A. Qc), la juge Dutil rejette l’argument du procureur de la Couronne voulant que l’al. 11i) ne garantisse que le bénéfice des peines applicables à deux moments précis, soit celui de la perpétration de l’infraction et celui du prononcé de la peine — un argument qui n’avait pas fait l’objet d’un débat approfondi en première instance. De l’avis de la juge Dutil, l’arrêt Belzil confirme plutôt l’interprétation selon laquelle l’al. 11i) garantit à l’accusé le droit de bénéficier de toute peine applicable entre ces deux moments, « même s’il n’y a eu qu’un adoucissement temporaire de la peine survenu entre le moment de l’infraction et celui de l’imposition de la peine » : 2018 QCCA 21, 43 C.R. (7th) 216, par. 33. Par conséquent, il était loisible au premier juge d’infliger une peine d’emprisonnement avec sursis.
[134] En octobre 2018, notre Cour accueille la demande d’autorisation d’appel de la Couronne. L’intimé décède le 22 février 2019, sans avoir déposé son mémoire. Il lui reste toujours une partie de sa peine à purger, la requête sollicitant la suspension de l’exécution de sa peine ayant été rejetée par le juge Doyon de la Cour d’appel en juillet 2017 : 2017 QCCA 1137, par. 12 (CanLII).
[135] Une semaine plus tard, le procureur de la Couronne dépose une requête en autorisation de poursuivre l’instance malgré le décès de l’intimé. Bien qu’il reconnaisse que la Cour dispose du pouvoir discrétionnaire de refuser de statuer sur la présente affaire, le procureur de la Couronne prétend que l’intérêt de la justice commande la poursuite de l’instance. À son avis, la question de droit en litige échappe souvent à l’examen des tribunaux d’appel et transcende le cas individuel de l’intimé. Selon lui, refuser la poursuite de l’instance ne ferait que repousser à plus tard l’inévitable examen de la question par notre Cour, tout en gaspillant les ressources judiciaires déjà affectées par celle‑ci au présent pourvoi.
[136] Quelques jours plus tard, les procureurs de l’intimé déposent leur réponse à la requête de l’appelante. Ils y indiquent que l’exécutrice testamentaire du défunt intimé, sa fille, ne souhaite pas poursuivre l’instance, mais leur a néanmoins confié le mandat de défendre la position avancée par l’intimé de son vivant, advenant que la Cour accepte d’entendre l’affaire.
II. Questions en litige
[137] Il y a deux questions en litige dans le présent appel. Premièrement, la Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire et accepter d’entendre cet appel, devenu théorique par suite du décès de l’intimé? Deuxièmement, la Cour devrait‑elle renverser 30 ans de jurisprudence constante sur l’interprétation de l’al. 11i) de la Charte? Je réponds à ces deux questions par la négative.
III. Le caractère théorique de l’appel
[138] Dans l’arrêt Smith, la Cour souligne que « [c]e n’est que rarement et à titre exceptionnel qu’il sera opportun d’exercer le pouvoir d’entendre un appel théorique en matière criminelle » : R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385, par. 10. Elle y dresse une liste de cinq facteurs « plutôt utiles qu’exhaustifs » qui peuvent être pris en considération afin de décider si des circonstances spéciales font en sorte qu’il est dans « l’intérêt de la justice » de poursuivre une instance devenue théorique : par. 50. Ces cinq facteurs sont les suivants :
1. l’existence d’un débat contradictoire approprié à la poursuite de l’instance en appel;
2. le sérieux des motifs d’appel;
3. l’existence de circonstances spéciales qui transcendent le décès de l’appelant ou de l’intimé, dont :
a) une question de droit d’intérêt général, particulièrement s’il s’agit d’une question qui échappe ordinairement à l’examen en appel;
b) une question de nature systémique ayant trait à l’administration de la justice;
c) les conséquences accessoires pour la famille du défunt, tout autre intéressé ou le public;
4. la question de savoir si la nature de l’ordonnance que pourrait rendre la cour d’appel justifie l’affectation de ses ressources limitées au règlement d’un appel théorique;
5. la question de savoir si, en poursuivant l’instance en appel, la cour n’excède pas la fonction judiciaire, qui est de trancher des différends concrets, et est amenée à se prononcer sur des questions de type législatif autonomes qu’il vaut mieux laisser au législateur. [par. 50]
[139] Je suis d’avis que la présente affaire fait partie de la « très grande majorité des cas » dans lesquels la poursuite de l’instance ne serait pas dans l’« intérêt de la justice » : Smith, par. 46.
[140] Premièrement, j’ai de la difficulté à conclure à l’existence d’un véritable débat contradictoire. Bien que le juge de première instance ait soulevé la question de l’application de l’al. 11i), l’aspect temporel de l’application de cette disposition n’a pas été débattu lors de l’audience de détermination de la peine. Les motifs du premier juge sur cette question sont des plus brefs et ne font état d’aucune source faisant autorité. Pour sa part, la Cour d’appel effleure elle aussi la question de l’interprétation de ce droit garanti par la Charte à la fin de son jugement, mais elle ne se livre pas elle non plus à une analyse fouillée de cette question.
[141] D’ailleurs, ceci n’est guère surprenant si l’on considère qu’environ une quinzaine de décisions judiciaires rendues depuis 1989 — dont cinq qui émanent de cours d’appel — ont appliqué une seule interprétation de l’al. 11i), soit celle retenue par les tribunaux québécois dans la présente instance. Lorsque les tribunaux inférieurs ont suivi un courant jurisprudentiel non seulement majoritaire, mais unanime, il me semble que la déférence est de mise en appel. Pour les raisons que j’expose plus loin, le sérieux des motifs d’appel invoqués par le procureur de la Couronne est affaibli par le solide raisonnement qui étaye cette jurisprudence.
[142] Deuxièmement, bien qu’une question portant sur l’interprétation d’une disposition de la Charte soit toujours d’une grande importance, il n’existe pas en l’espèce de circonstances spéciales qui transcendent le décès de l’intimé. Notre Cour a fréquemment exercé son pouvoir discrétionnaire et accepté d’entendre un appel théorique lorsque la question en litige échappe ordinairement à l’examen des tribunaux ou fait l’objet d’une incertitude dans la jurisprudence : voir, p. ex., Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 360‑361. Or, face à 30 ans de jurisprudence constante sur la question en litige, je ne peux pas me rallier aux arguments selon lesquels nous serions en présence d’une controverse jurisprudentielle ou d’une question qui échappe ordinairement à l’examen des tribunaux d’appel. L’absence de toute controverse jurisprudentielle est devenue évidente lorsque le seul intervenant qui appuie l’interprétation de l’appelante — à savoir le seul procureur général qui a jugé bon d’intervenir — s’est avéré incapable de faire état d’une seule autorité canadienne au soutien de l’interprétation proposée par l’appelante.
[143] Enfin, l’inéquité du fait de poursuivre une instance contre un délinquant décédé, malgré l’opposition de sa famille, me semble évidente. Le caractère démesuré de cette démarche ressort clairement des conclusions recherchées dans la requête de la Couronne. Au lieu de solliciter une déclaration quant à l’interprétation de l’al. 11i), cette dernière demande à la Cour d’infirmer la peine qui a été infligée à un homme décédé et d’y substituer la peine qu’elle estime appropriée seulement pour surseoir à cette dernière. Le présent appel n’aurait pas dû être entendu.
[144] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais la requête en poursuite de l’instance.
IV. Interprétation de l’al. 11i) de la Charte
[145] La Couronne prétend que la Cour d’appel a mal interprété l’al. 11i). Selon la Couronne, cet alinéa signifie que tout contrevenant a droit au bénéfice de la peine la moins sévère, mais seulement parmi deux peines, soit la peine applicable au moment de la perpétration de l’infraction et celle qui s’appliquait au moment du prononcé de la sentence. À son avis, l’interprétation adoptée par la jurisprudence est contraire aux trois objets de l’al. 11i), à savoir : (1) la protection contre l’infliction rétrospective d’une peine plus sévère que celle qui était applicable au moment de la perpétration de l’infraction; (2) la préservation du principe d’équité qui permet à l’inculpé de prendre des décisions concernant sa responsabilité criminelle sur la foi du droit en vigueur — que la Couronne limite aux moments de la perpétration de l’infraction, de l’inculpation et de la sentence; et (3) le principe selon lequel les tribunaux canadiens infligent des peines qui correspondent au degré de réprobation sociale contemporaine associé à l’infraction.
[146] L’intimé avance que l’interprétation retenue par l’ensemble de la jurisprudence canadienne est la bonne. Selon lui, le texte de l’alinéa est limpide : c’est la peine la plus clémente qui ait été applicable dans l’intervalle entre (« between ») le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence qui est garantie au contrevenant. Le libellé ne suggère aucune limite quant au nombre de variations de la peine pouvant survenir dans cet intervalle — ce qui aurait été facile à indiquer en remplaçant le mot « entre » par le mot « ou » : « la peine en vigueur au moment de la commission de l’infraction ou celle en vigueur au moment de l’imposition de la peine » (m.i., par. 49 (souligné dans l’original)). L’intimé qualifie de peu pratique l’interprétation proposée par l’appelante, qui a pour effet de morceler de manière injustifiée les différentes étapes du processus pénal pour l’application de l’al. 11i).
[147] Pendant 30 ans, les tribunaux canadiens ont interprété l’al. 11i) de façon constante, concluant que cette disposition garantit à tout contrevenant le bénéfice de la peine la moins sévère qui ait été applicable entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. Dans cinq décisions, le tribunal est arrivé à cette conclusion après s’être penché directement sur la question soulevée par le présent appel, soit celle de la possibilité d’infliger une peine d’emprisonnement avec sursis pour une agression sexuelle dite « historique » : voir R. c. Cadman, 2018 BCCA 100, 359 C.C.C. (3d) 427; R. c. A.E.S., 2018 BCCA 478, 369 C.C.C. (3d) 92; R. c. Yusuf, 2011 BCSC 626; R. c. G.C.D., 2011 MBQB 235, 271 Man. R. (2d) 41; R. c. Mehanmal, 2012 ONCJ 681, 270 C.R.R. (2d) 271. Dans certaines décisions, le tribunal a adopté le même raisonnement de façon implicite : R. c. Leroux, 2015 SKCA 48, 460 Sask. R. 1; R. c. E.H., 2009 NLTD 62, 285 Nfld. & P.E.I.R. 78; R. c. Palacios, 2012 ONCJ 195. Dans d’autres encore, le tribunal a appliqué la même interprétation dans des contextes aussi variés que l’admissibilité à une libération conditionnelle suivant une déclaration de culpabilité pour meurtre : Belzil; l’application de nouvelles règles à des demandes dites [traduction] « du faible espoir » : R. c. Simmonds, 2018 BCCA 205, 415 C.R.R. (2d) 88; et la modification des règles applicables aux délinquants dangereux : R. c. F.C., 2018 ONSC 561. Sans compter, enfin, une série de décisions ontariennes dans lesquelles les procureurs de la Couronne ont concédé l’interprétation opposée à celle avancée par la Couronne dans la présente instance : R. c. Boudreau, 2012 ONCJ 322, par. 50 (CanLII); R. c. D.P., 2014 ONSC 386, par. 10 (CanLII); R. c. Bent, 2017 ONSC 3189, 383 C.R.R. (2d) 161, par. 47.
[148] L’approche adoptée dans les décisions précitées est amplement appuyée par le texte de l’al. 11i), dont la formulation suggère un continuum entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence : voir, notamment, Cadman, par. 31‑46. Voir aussi : M. Vauclair et T. Desjardins, Traité général de preuve et de procédure pénales (26e éd. 2019), par. 2743. À mon avis, tant la version anglaise que la version française de l’al. 11i) exigent cette interprétation :
11. Tout inculpé a le droit :
. . .
i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.
11. Any person charged with an offence has the right
. . .
(i) if found guilty of the offence and if the punishment for the offence has been varied between the time of commission and the time of sentencing, to the benefit of the lesser punishment.
[149] Je ne suis pas convaincue que le mot anglais « lesser » commande une interprétation dite « binaire » : voir, p. ex., Collins Canadian Dictionary (2010), sub verbo « lesser » : « not as great in quantity, size, or worth »; Canadian Oxford Dictionary (2e éd. 2004), sub verbo « lesser » : « not so great or much as the other or the rest » (je souligne). Une interprétation non binaire de « lesser » correspond à la version française, « la peine la moins sévère » qui n’est aucunement limitée à une comparaison duale : Le Petit Robert (nouvelle éd. 2012), sub verbo « le moins », « superlatif de peu ».
[150] Si le législateur avait voulu codifier l’interprétation restreinte proposée par l’appelante, une formulation plus précise aurait été nécessaire. Les observations de l’appelante montrent bien que les exemples de formulations plus précises ne manquaient pas : voir, p. ex., R. c. Docherty, [2016] UKSC 62, [2017] 4 All E.R. 263, par. 29 et suiv.
[151] L’application d’une interprétation formaliste comme celle avancée par l’appelante va à l’encontre des enseignements de notre Cour voulant que les droits garantis par la Charte doivent être interprétés de façon libérale et en fonction de l’objet visé : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155‑156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 17. De plus, la Cour a déjà statué que le sens d’une disposition de la Charte ne saurait être limité aux droits et libertés qui existaient antérieurement à l’édiction de la Charte, que ce soit en vertu de la common law, du droit international ou autrement : Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 360; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, p. 123; Big M Drug Mart Ltd.
[152] L’interprétation adoptée par les autres cours canadiennes reflète deux objets de l’al. 11i) dégagés par notre Cour : la primauté du droit et la garantie de l’équité des procédures criminelles (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 27). Comme le dit lord Diplock, [traduction] « l’acceptation de la primauté du droit en tant que principe constitutionnel exige qu’un citoyen, avant d’adopter une ligne de conduite, puisse connaître à l’avance les conséquences qui en découleront sur le plan juridique » (Black‑Clawson International Ltd. c. Papierwerke Waldhof‑Aschaffenburg A.G., [1975] A.C. 591 (H.L.), p. 638). Un changement aux conséquences qui découleraient d’une telle ligne de conduite pourrait non seulement donner lieu à une injustice dans certains cas, mais pourrait aussi miner la confiance du public dans le système de justice criminelle : K.R.J., par. 23 et 25.
[153] L’interprétation préconisée par l’appelante restreindrait l’application de ces objets à deux étapes du processus pénal. À mon avis, aucun argument fondé sur des principes ne justifie une telle restriction, qui est affaiblie, entre autres, par la concession de l’appelante portant que le moment de la sentence comprend — possiblement — la période qui suit l’inculpation. L’exemple fourni dans K.R.J. — celui de l’accusé qui, sur la foi d’une peine existante, refuse d’inscrire un plaidoyer de culpabilité et est prêt à courir le risque de subir un procès — n’était aucunement limitatif. Au contraire, il y a, au cours des enquêtes et poursuites pénales — avant l’infliction de la peine —, plusieurs moments où un individu peut être appelé à faire des choix sur la foi des peines alors applicables. À titre d’exemple, on peut penser à la décision de coopérer ou non lors d’une enquête, d’exercer ou non son droit de garder le silence, d’inscrire ou non un plaidoyer, de soumettre ou non une suggestion commune au juge de la peine, et j’en passe. Avec égards, il m’apparaît artificiel de fixer à deux points précis dans le temps le moment où la connaissance des règles du jeu serait plus importante pour une personne inculpée ou susceptible de l’être. Car, en effet, c’est précisément la possibilité qu’un inculpé ait, à plusieurs moments du processus pénal, à effectuer des choix sur la foi du droit en vigueur qui est à la base de ce droit. La protection de l’al. 11i) ne saurait être conditionnelle à une preuve que l’inculpé s’est fié au droit en vigueur.
[154] Je ne suis pas davantage persuadée que la possibilité que l’interprétation retenue par la jurisprudence alourdisse l’analyse des peines applicables devrait militer contre celle‑ci. D’une part, l’avocat de l’intervenant le procureur général de l’Ontario n’était au fait d’aucun problème que soulève le droit actuel concernant l’interprétation de l’al. 11i), interprétation qui s’applique depuis au moins 30 ans. D’autre part, les tribunaux canadiens sont habitués à examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes — en effet, c’est ce que leur exige le Code criminel : al. 718.2d) et e). Au demeurant, dans la plupart des cas, le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence seront moins éloignés dans le temps que dans les affaires d’agressions sexuelles historiques. La possibilité qu’une peine soit modifiée plusieurs fois dans l’intervalle s’en trouve donc aussi amoindrie. Il me semble téméraire d’écarter une interprétation qui offre une protection plus importante aux contrevenants en l’absence de toute preuve de l’existence des difficultés, surtout à la lumière du libellé exprès de la disposition.
[155] Enfin, suivant l’appelante, l’al. 11i) a un troisième objet, garantir que la peine infligée corresponde au degré de réprobation sociale associé à l’infraction au moment où la peine est infligée. Avec égards, cette proposition semble confondre la question de la disponibilité d’une peine et la nature juste et appropriée de celle‑ci. La détermination d’une peine juste et appropriée est un exercice éminemment individualisé, qui fait appel à une panoplie de facteurs dont la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant et les circonstances particulières de chaque cas : R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 58. Cependant, la disponibilité d’une peine n’indique aucunement que son infliction sera juste et appropriée dans le cas en question. Dans une affaire concernant de multiples abus sexuels sérieux contre un jeune parent, il se peut que l’emprisonnement avec sursis ne soit pas une peine juste et appropriée. Or, ceci n’est pas la question dont nous sommes saisis.
[156] Pour ces motifs, je rejetterais l’appel sur le fond.
Pourvoi accueilli, les juges Abella, Karakatsanis et Brown sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Longueuil.
Procureurs de l’intimé : Poitras, Fournier, Cossette, Granby; Desrosiers, Joncas, Nouraie, Massicotte, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Carette Desjardins, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association : Rusonik, O’Connor, Ross, Gorham & Angelini, Toronto; Edward Royle & Partners, Toronto.