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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Grant Thornton LLP c. Nouveau-Brunswick, 2021 CSC 31, [2021] 2 R.C.S. 704

 

 

Appels entendus : 24 mars 2021

Jugement rendu : 29 juillet 2021

Dossier : 39182

Entre :

Grant Thornton LLP et Kent M. Ostridge

Appelants

 

et

 

Province du Nouveau-Brunswick

Intimée

 

Et entre :

Grant Thornton International Ltd.

Appelante

 

et

 

Province du Nouveau-Brunswick

Intimée

 

- et -

 

Comptables professionnels agréés du Canada

Intervenante

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 64)

Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer)

 

 

 

 

 

Grant Thornton LLP et

Kent M. Ostridge                                                                                           Appelants

c.

Province du Nouveau‑Brunswick                                                                     Intimée

‑ et ‑

Grant Thornton International Ltd.                                                             Appelante

c.

Province du Nouveau‑Brunswick                                                                     Intimée

et

Comptables professionnels agréés du Canada                                        Intervenante

Répertorié : Grant Thornton LLP c. Nouveau‑Brunswick

2021 CSC 31

No du greffe : 39182.

2021 : 24 mars; 2021 : 29 juillet.

Présents : Les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel du nouveau‑brunswick

                    Prescription — Possibilité de découvrir le dommage — Degré de connaissance requis pour découvrir une réclamation — Négligence — Garanties de prêts accordées à une société par la province sur le fondement du rapport d’un vérificateur — Fonds de roulement de la société épuisé quelques mois après qu’elle a reçu le prêt bancaire — Versement des garanties par la province — Réclamation par la province contre le vérificateur pour négligence — Jugement sommaire sollicité par le vérificateur au motif que la réclamation a été présentée après le délai de prescription légale de deux ans — Norme à appliquer pour déterminer si le demandeur a le degré requis de connaissance pour découvrir la réclamation — La province a‑t‑elle découvert la réclamation pour négligence contre le vérificateur ? — La réclamation est‑elle prescrite ? — Loi sur la prescription, L.N.‑B. 2009, c. L‑8.5, art. 5(1)a), (2).

                    En 2008, une société du Nouveau‑Brunswick a demandé des prêts à une banque. Toutefois, elle avait besoin de garanties de prêts de la province. Cette dernière a accepté de fournir des garanties pour 50 millions de dollars, à la condition que la société accepte de se soumettre à un examen externe de son actif par son vérificateur. Dans un rapport, celui‑ci a exprimé l’opinion que les états financiers de la société donnaient, à tous les égards importants, une image fidèle de sa situation financière, conformément aux principes comptables généralement reconnus. Sur la foi de ce rapport, la province a signé et remis les garanties de prêts, permettant ainsi à la société d’emprunter des fonds à la banque. Lorsque la société a épuisé son fonds de roulement quatre mois après avoir reçu les garanties de prêts de la province, la banque a demandé à cette dernière de rembourser les sommes visées par ces garanties, ce qu’elle a fait le 18 mars 2010. La province a alors retenu les services d’un autre cabinet d’experts‑comptables et de vérificateurs pour qu’il passe en revue les états financiers de la société. Le rapport de l’autre cabinet a été remis dans sa version provisoire le 4 février 2011, et il exprimait l’opinion que les états financiers de la société n’avaient en fait pas été dressés conformément aux principes comptables généralement reconnus. Plus précisément, l’autre cabinet a estimé que l’actif de la société ainsi que ses gains nets avaient été surévalués d’un montant considérable. Ces inexactitudes n’avaient pas été relevées par le vérificateur dans son rapport.

                    Le 23 juin 2014, la province a présenté une réclamation pour négligence contre le vérificateur. Celui‑ci a sollicité un jugement sommaire en vue de faire rejeter la réclamation, au motif qu’elle était prescrite en application du délai de prescription prévu à l’al. 5(1)a) de la Loi sur la prescription (« LP ») de la province, qui énonce que toute réclamation se prescrit par un délai de deux ans à compter du jour où sont découverts les faits y ayant donné naissance. Le juge saisi des motions a conclu que, suivant l’interprétation qu’il convient de donner au par. 5(2) de la LP, lequel précise à quel moment une réclamation est découverte, il devait être établi que la province avait appris ou aurait dû apprendre qu’elle avait des moyens suffisants à première vue pour déduire l’existence d’une réclamation éventuelle contre le vérificateur. Il a prononcé un jugement sommaire et rejeté la réclamation de la province, jugeant que celle‑ci avait déjà la connaissance requise le 18 mars 2010, soit plus de deux ans avant de présenter sa réclamation. La Cour d’appel a accueilli l’appel de la province et annulé le jugement du juge saisi des motions. Elle a rejeté la norme appliquée par ce dernier et statué que la norme applicable est celle de savoir si le demandeur a appris ou aurait normalement dû apprendre les faits qui lui confèrent un droit exécutoire à un recours, un droit qui, a‑t‑elle statué, n’existe que si le demandeur est au courant de chacun des éléments constitutifs de la réclamation. Appliquant cette norme, la cour a conclu que le délai de prescription n’avait pas commencé à courir, parce que la province n’avait pas encore découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation.

                    Arrêt : Les appels sont accueillis et le jugement du juge saisi des motions est rétabli.

                    La norme à appliquer pour déterminer si le demandeur a le degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à sa réclamation au sens du par. 5(2) de la LP, ce qui déclenche l’application du délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a), est celle de savoir s’il a une connaissance, réelle ou imputée, des faits importants permettant d’inférer plausiblement la responsabilité du défendeur. Appliquant cette norme en l’espèce, la province a découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation contre le vérificateur le 4 février 2011. À cette date, elle savait ou aurait dû savoir qu’une perte avait été causée et que cette perte était attribuable entièrement ou en partie aux actions que le vérificateur avait été retenu pour détecter. Cela était suffisant pour inférer plausiblement la négligence du vérificateur. Comme la province n’a présenté sa réclamation que le 23 juin 2014, soit plus de deux ans plus tard, celle‑ci est prescrite.

                    Pour bien établir la norme, il faut poser deux questions distinctes. Pour déterminer si un délai de prescription fixé par la loi a commencé à courir, il faut d’abord se demander si le degré de connaissance du demandeur doit être évalué de la même manière que ce que prévoit la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage. Selon cette règle, une cause d’action prend naissance, aux fins de la prescription, lorsque les faits importants sur lesquels repose cette cause d’action ont été découverts par le demandeur ou auraient dû l’être, s’il avait fait preuve de diligence raisonnable. La règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage ne s’applique pas à tous les délais de prescription fixés par le législateur. Il s’agit plutôt d’une règle d’interprétation visant à faciliter l’interprétation des délais de prescription fixés par la loi; elle peut donc être écartée par un texte législatif clair. La question de savoir si une assemblée législative a codifié, limité ou écarté cette règle de common law est une question d’interprétation législative. Le libellé de l’al. 5(1)a) et du par. 5(2) de la LP n’écarte ni ne limite la règle de common law; en réalité, il la codifie. Cette interprétation est confirmée par les mots de l’art. 5, lorsqu’on les lit dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie et l’objet de la LP ainsi qu’avec l’intention du législateur. En conséquence, comme l’établissent la règle de la possibilité de découvrir et la LP, le délai de prescription commence à courir lorsque le demandeur découvre ou devrait découvrir, s’il fait preuve de diligence raisonnable, les faits importants sur lesquels repose sa réclamation.

                    Il faut ensuite se questionner sur le degré précis de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à une réclamation. Le demandeur découvre les faits à l’origine de sa réclamation lorsqu’il a une connaissance, réelle ou imputée, des faits importants permettant d’inférer plausiblement la responsabilité du défendeur. Cette approche reste fidèle à la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage, qui reconnaît qu’il est injuste de priver un demandeur de la possibilité d’intenter une action avant qu’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’il soit au courant de l’existence de cette action. Elle est également compatible avec l’art. 5 de la LP, assure la cohérence du droit et garantit que le degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à une réclamation est plus élevé que de simples soupçons ou spéculations. En même temps, elle fait en sorte que la norme n’est pas stricte au point d’exiger une certitude quant à la responsabilité ou une connaissance parfaite. Une inférence plausible de responsabilité suffit : elle permet de trouver le juste équilibre entre les divers intérêts en jeu que vise la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage.

                    Les faits importants dont le demandeur doit avoir une connaissance réelle ou imputée sont généralement énoncés dans la loi sur la prescription. Dans la LP, ils sont énumérés aux al. 5(2)a) à c), selon lesquels les faits ayant donné naissance à la réclamation sont découverts lorsque le demandeur a une connaissance réelle ou imputée : a) des préjudices, pertes ou dommages survenus; b) du fait que les préjudices, pertes ou dommages ont été causés entièrement ou en partie par un acte ou une omission; et c) du fait que l’acte ou l’omission était le fait du défendeur. Cette énumération est cumulative. Pour déterminer le degré de connaissance du demandeur, on peut utiliser des preuves tant directes que circonstancielles. Le demandeur a une connaissance imputée lorsque la preuve démontre qu’il aurait dû découvrir les faits importants, s’il avait fait preuve d’une diligence raisonnable. Enfin, la norme applicable exige que le demandeur soit en mesure d’inférer plausiblement la responsabilité du défendeur à partir des faits importants dont il a une connaissance réelle ou imputée. Cela signifie que dans le cas d’une réclamation fondée sur la négligence, il n’est pas nécessaire que le demandeur soit au courant du devoir de diligence du défendeur envers lui ou du manquement à cette norme de diligence par un acte ou une omission. Tout ce qu’il faut, c’est une connaissance, réelle ou imputée, des faits importants permettant d’inférer plausiblement la négligence du défendeur.

                    En l’espèce, la province avait la connaissance réelle ou imputée des faits importants — à savoir qu’une perte était survenue et que celle‑ci avait été causée entièrement ou en partie par un acte ou une omission du vérificateur — après avoir reçu le rapport provisoire de l’autre cabinet, le 4 février 2011. L’acte ou l’omission du vérificateur a consisté à remettre son rapport portant sur les états financiers de la société, même si ces états n’avaient pas été dressés conformément aux principes comptables généralement reconnus, et ne donnaient pas, à tous les égards importants, une image fidèle de la situation financière de la société. La perte subie par la province a été causée entièrement ou en partie par cet acte ou cette omission parce qu’elle a signé des garanties de prêts de 50 millions de dollars en se fiant aux déclarations du vérificateur. Rien de plus n’était nécessaire pour inférer plausiblement la négligence. La réclamation de la province est donc prescrite en application de l’al. 5(1)a) de la LP.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147; Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Ryan c. Moore, 2005 CSC 38, [2005] 2 R.C.S. 53; M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6; Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549; Pioneer Corp. c. Godfrey, 2019 CSC  42, [2019] 3 R.C.S. 295; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Galota c. Festival Hall Developments Ltd., 2016 ONCA 585, 133 O.R. (3d) 35; De Shazo c. Nations Energy Co., 2005 ABCA 241, 48 Alta. L.R. (4th) 25; Jardine c. Saskatoon Police Service, 2017 SKQB 217; Crombie Property Holdings Ltd. c. McColl‑Frontenac Inc., 2017 ONCA 16, 406 D.L.R. (4th) 252; Brown c. Wahl, 2015 ONCA 778, 128 O.R. (3d) 588; Lawless c. Anderson, 2011 ONCA 102, 276 O.A.C. 75; Insurance Corporation of British Columbia c. Mehat, 2018 BCCA 242, 11 B.C.L.R. (6th) 217; Kowal c. Shyiak, 2012 ONCA 512, 296 O.A.C. 352; Hill c. South Alberta Land Registration District (1993), 8 Alta. L.R. (3d) 379; HOOPP Realty Inc. c. Emery Jamieson LLP, 2018 ABQB 276, 27 C.P.C. (8th) 83; K.L.B. c. Colombie‑Britannique, 2003 CSC 51, [2003] 2 R.C.S. 403.

Lois et règlements cités

Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3.

Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36.

Loi sur la prescription, L.N.‑B. 2009, c. L‑8.5, art. 1(1) « réclamation », 5.

Doctrine et autres documents cités

Nouveau‑Brunswick. Assemblée législative. Journal des débats (Hansard), 3e sess., 56e lég., 17 juin 2009, p. 50.

Nouveau-Brunswick. Cabinet du procureur général. Analyse du projet de loi 28 : Loi sur la prescription, janvier 2009 (en ligne : https://www.gnb.ca/legis/bill/pdf/56/3/Prescription-f.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2021SCC-CSC31_1_fra.pdf).

                    POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (les juges Drapeau, Quigg et Green), 2020 NBCA 18, 54 C.P.C. (8th) 271, [2020] A.N.‑B. no 70 (QL), 2020 CarswellNB 141 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Grant, 2019 NBBR 36, [2019] A.N.‑B. no 76 (QL), 2019 CarswellNB 152 (WL Can.). Pourvois accueillis.

                    Peter Griffin et Anthony S. Richardson, pour les appelants Grant Thornton LLP et Kent M. Ostridge.

                    Steven R. Barnett, c.r., et J. Charles Foster, c.r., pour l’appelante Grant Thornton International Ltd.

                    Josie H. Marks and Frederick C. McElman, c.r., pour l’intimée.

                    Guy J. Pratte, pour l’intervenante.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Moldaver —

I.               Vue d’ensemble

[1]                             Le 23 juin 2014, la province du Nouveau‑Brunswick (« province ») a intenté contre Grant Thornton LLP, Kent M. Ostridge et Grant Thornton International Ltd. (collectivement, « Grant Thornton ») une action dans laquelle elle réclamait des dommages‑intérêts pour négligence. En réponse, Grant Thornton a présenté des motions en jugement sommaire en vue de faire rejeter la réclamation de la province, au motif qu’elle était prescrite en application du délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a) de la Loi sur la prescription, L.N.‑B. 2009, c. L‑8.5 (« LP »).

[2]                             Le juge saisi des motions a rendu un jugement sommaire en faveur de Grant Thornton. Il a conclu que la réclamation était prescrite en application de l’al. 5(1)a) puisqu’elle avait été intentée plus de deux ans après que la province avait appris ou aurait dû apprendre qu’elle avait des moyens suffisants à première vue pour déduire l’existence d’une réclamation éventuelle contre Grant Thornton. La Cour d’appel a infirmé cette décision. Elle a rejeté la norme des « moyens suffisants à première vue » appliquée par le juge saisi des motions et a statué que la norme applicable est celle de savoir si le demandeur a appris ou aurait normalement dû apprendre les faits qui lui confèrent un droit exécutoire à un recours. Ce droit, a expliqué la cour, n’existe que si le demandeur est au courant de chacun des éléments constitutifs de sa réclamation. Appliquant cette norme, la cour a jugé que le délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a) n’avait pas commencé à courir, puisque la province n’avait pas encore découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation (et ce, même si elle avait produit une déclaration de 106 paragraphes presque six ans avant de recevoir les motifs de la Cour d’appel). Grant Thornton se pourvoit maintenant devant notre Cour.

[3]                             La présente affaire porte sur la norme à appliquer pour déterminer si le demandeur a le degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à sa réclamation au sens du par. 5(2), ce qui déclenche l’application du délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a). Soit dit en tout respect, la Cour d’appel a adopté une norme trop exigeante. À mon avis, le demandeur découvre les faits à l’origine de sa réclamation lorsqu’il a une connaissance, réelle ou imputée, des faits importants permettant d’inférer plausiblement la responsabilité du défendeur. Il découle de cette norme qu’il n’est pas nécessaire que le demandeur connaisse tous les éléments constitutifs de la réclamation pour découvrir les faits y ayant donné naissance.

[4]                             Dans le cas qui nous occupe, je suis convaincu que la province a découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation contre Grant Thornton le 4 février 2011. À cette date, elle avait appris ou aurait dû avoir appris qu’une perte avait été causée et que cette perte était attribuable entièrement ou en partie aux actions que Grant Thornton avait été retenu pour détecter. Ces faits étaient suffisants pour inférer plausiblement la négligence de Grant Thornton. Même si la province était au courant de ces faits dès le 4 février 2011, elle a attendu au 23 juin 2014, soit plus de deux ans, pour présenter sa réclamation. Celle‑ci est donc prescrite en application de l’al. 5(1)a) de la LP. En conséquence, je suis d’avis de faire droit au pourvoi interjeté par Grant Thornton LLP et Kent M. Ostridge, de même qu’à celui interjeté par Grant Thornton International Ltd., d’annuler le jugement de la Cour d’appel et de rétablir celui du juge saisi des motions.

II.            Faits

[5]                             À l’automne 2008, le groupe de sociétés Atcon (« Atcon ») — une entreprise néo‑brunswickoise offrant des services dans les domaines de la construction, de l’énergie, de l’industrie et de la gestion des déchets — avait de la difficulté à s’acquitter de ses obligations financières. L’entreprise a demandé des prêts à la Banque de Nouvelle‑Écosse, mais elle avait besoin de garanties de prêts de la province pour les obtenir.

[6]                             Le 24 avril 2009, la province a accepté de fournir ces garanties pour une somme totalisant 50 millions de dollars, à la condition qu’Atcon accepte de se soumettre à un examen externe de son actif par un cabinet de vérificateurs. La province a accepté que Grant Thornton, le vérificateur d’Atcon, procède à cet examen externe.

[7]                             Un mois plus tard, le 19 mai 2009, Grant Thornton a remis une lettre à la province (« lettre d’opinion »), dans laquelle il expliquait en détail les travaux qu’il avait effectués dans le cadre de la vérification des états financiers consolidés d’Atcon pour l’exercice clos le 31 janvier 2009 (« exercice 2009 »). Dans cette lettre, Grant Thornton déclarait qu’il avait effectué sa vérification conformément aux normes de vérification généralement reconnues et qu’il lui restait quelques points à régler avant de remettre son rapport de vérification (« rapport sans réserve du vérificateur »).

[8]                             Le rapport sans réserve du vérificateur a été remis à la province le 18 juin 2009. Grant Thornton y confirmait qu’il avait vérifié les états financiers de l’exercice 2009 d’Atcon conformément aux normes de vérification généralement reconnues, qui l’obligeaient notamment [traduction] « à planifier et à effectuer la vérification de manière à avoir l’assurance raisonnable que les états financiers sont exempts d’inexactitudes importantes » (d.i., p. 26). Ayant agi de la sorte, Grant Thornton a exprimé son opinion que les états financiers d’Atcon donnaient « à tous les égards importants, une image fidèle de la situation financière, des résultats des activités et des flux de trésorerie d’[Atcon] au 31 janvier 2009 pour l’exercice terminé à cette date, conformément aux principes comptables généralement reconnus au Canada » (ibid.). Grant Thornton a joint à son rapport les états financiers vérifiés de l’exercice 2009 d’Atcon.

[9]                             Le 30 juin 2009, se déclarant satisfaite sur la foi de la lettre d’opinion, du rapport sans réserve du vérificateur et des états financiers vérifiés de l’exercice 2009, la province a signé et remis les garanties de prêts d’un montant de 50 millions de dollars à Atcon, permettant ainsi à cette dernière d’emprunter des fonds à la Banque de Nouvelle‑Écosse.

[10]                         Les difficultés financières d’Atcon ont persisté. En raison de ses pertes d’exploitation et de la cessation de ses activités dans l’Ouest canadien, elle a épuisé son fonds de roulement en octobre 2009 — soit à peine quatre mois après avoir reçu les garanties de prêts de la province.

[11]                         Peu de temps après, la Banque de Nouvelle‑Écosse a réclamé la mise sous séquestre d’Atcon en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3, et a présenté une demande de protection sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36. Le 1er mars 2010, la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick a fait droit aux demandes de la banque. Quelques jours plus tard, celle‑ci a demandé à la province de rembourser les sommes visées par les garanties de prêts. Le 18 mars 2010, la province s’est exécutée et a versé en totalité les 50 millions de dollars.

[12]                         Les instances introduites contre Atcon et la demande de remboursement des garanties de prêts présentée par la banque ont éveillé les soupçons de la province. En juin 2010, celle‑ci a donc retenu les services du cabinet RSM Richter Inc. (« Richter ») — un cabinet d’experts‑comptables et de vérificateurs — pour qu’il passe en revue les états financiers d’Atcon pour l’exercice 2009 et qu’il lui remette un rapport faisant état de ses conclusions (« rapport Richter »).

[13]                         Le rapport Richter a été remis dans sa version provisoire le 4 février 2011, et dans sa version définitive le 30 novembre 2012. À l’exception de quelques corrections d’ordre grammatical, le rapport définitif était identique au rapport provisoire.

[14]                         Les conclusions du rapport Richter étaient différentes de celles du rapport sans réserve du vérificateur remis par Grant Thornton. Fait important, contrairement à ce dernier, Richter était d’avis que les états financiers de l’exercice 2009 d’Atcon n’avaient en fait pas été dressés conformément aux principes comptables généralement reconnus. Richter fondait son opinion sur ce qu’il a qualifié de [traduction] « tendance systématique » de la direction d’Atcon à « surévaluer l’actif, les recettes et les bénéfices [ainsi qu’à] sous‑évaluer le passif, les charges et les pertes » (d.a., vol. II, p. 207). Plus précisément, le rapport relevait dans les états financiers diverses erreurs qu’il jugeait « importantes » parce qu’il était « probable » qu’elles influenceraient la décision de la personne qui se fierait aux états financiers (ibid., p. 136 (soulignement omis)). À cet égard, Richter a estimé que l’actif d’Atcon pour l’exercice 2009 ainsi que ses gains nets avaient été surévalués d’un montant considérable compris entre 28,3 millions de dollars et 35,4 millions de dollars. Dans son rapport de vérification d’Atcon, Grant Thornton avait notamment fixé l’importance relative à 1,2 million de dollars, de sorte que les inexactitudes décelées par Richter étaient de loin supérieures à cette importance relative. Grant Thornton n’avait toutefois pas relevé ces inexactitudes dans le rapport sans réserve du vérificateur.

[15]                         Ces renseignements ont incité le sous‑ministre du Développement économique à intervenir. Dans une lettre datée du 21 décembre 2012 et adressée à l’Institut des comptables agréés du Nouveau‑Brunswick, le sous‑ministre a informé ce dernier que la province procédait au dépôt d’une plainte officielle contre Grant Thornton. Une copie du rapport Richter était jointe à cette lettre.

[16]                         Un an et demi plus tard, le 23 juin 2014, la province a présenté une réclamation contre Grant Thornton pour négligence. Dans sa défense, Grant Thornton a nié les allégations. Il a également demandé le rejet sommaire de la réclamation de la province, au motif qu’elle était prescrite en application du délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a) de la LP. 

III.         Dispositions législatives applicables

[17]                         Voici les dispositions pertinentes de la LP :

                    Définitions et interprétation

                    1(1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

. . .

                    « réclamation » Réclamation pour obtenir réparation de préjudices, de pertes ou de dommages survenus par suite d’un acte ou d’une omission.

                    . . .

                    Délais de prescription ordinaires

                    5(1) Sauf disposition contraire de la présente loi, toute réclamation se prescrit par celui des délais ci‑dessous qui expire le premier : 

                        a) deux ans à compter du jour où sont découverts les faits y ayant donné naissance;

                        b) quinze ans à compter du jour où a eu lieu l’acte ou l’omission sur lequel elle est fondée.

                    5(2) Les faits ayant donné naissance à la réclamation sont découverts le jour où le réclamant a appris ou aurait dû normalement apprendre :

                        a) que sont survenus les préjudices, les pertes ou les dommages;

                        b) que les préjudices, les pertes ou les dommages ont été causés entièrement ou en partie par un acte ou une omission;

                        c) que l’acte ou l’omission était le fait du défendeur.

IV.         Juridictions d’instances inférieures

A.           Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick, 2019 NBBR 36 (le juge Grant)

[18]                         La principale question que devait trancher le juge saisi des motions était celle de savoir à quel moment, le cas échéant, la province avait découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation contre Grant Thornton au sens de l’art. 5 de la LP. La réponse dépendait, selon lui, de l’interprétation qu’il convient de donner au par. 5(2).

[19]                         À son avis, il fallait, suivant le par. 5(2), se demander si la province « avait appris ou aurait dû apprendre [. . .] qu’elle avait des moyens suffisants à première vue pour déduire l’existence d’une cause d’action éventuelle contre les défendeurs » (par. 108 (CanLII)). Si la province connaissait ces faits plus de deux ans avant de présenter sa réclamation le 23 juin 2014, celle‑ci était prescrite en application du délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a).

[20]                         Selon le juge saisi des motions, le 18 mars 2010, la province avait déjà appris tous ces faits. À ce moment‑là, elle avait subi une perte en payant la somme de 50 millions de dollars à la Banque de Nouvelle‑Écosse et elle pouvait normalement inférer que Grant Thornton avait, par un acte ou une omission, causé entièrement ou en partie la perte survenue. Selon le juge saisi des motions, ces faits donnaient à la province les moyens suffisants à première vue pour déduire l’existence d’une réclamation éventuelle contre Grant Thornton. À titre subsidiaire, il a conclu que la province avait la connaissance requise après avoir reçu la version provisoire du rapport Richter le 4 février 2011. Il a estimé que, dans un cas comme dans l’autre, la province n’avait pas présenté sa réclamation dans le délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a). Sa réclamation était donc prescrite.

[21]                         En conséquence, le juge saisi des motions a rendu un jugement sommaire en faveur de Grant Thornton et rejeté la réclamation de la province.

B.            Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick, 2020 NBCA 18 (les juges Drapeau, Quigg et Green)

[22]                         La Cour d’appel a accueilli l’appel à l’unanimité. Elle a estimé que le juge saisi des motions avait « appliqué le mauvais critère juridique pour l’application de l’al. 5(1)a) » et qu’il avait « commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la province avait découvert qu’elle avait une réclamation plus de deux ans avant l’introduction de l’instance » (par. 81 et 127 (CanLII)).

[23]                         En ce qui concerne la norme juridique, la cour a rejeté celle retenue par le juge saisi des motions — en l’occurrence celle des « moyens suffisants à première vue pour déduire l’existence d’une cause d’action éventuelle » — au motif qu’elle n’était pas suffisamment rigoureuse (par. 6‑7 (soulignement omis), citant les motifs de première instance, par. 108). La cour a plutôt proposé ce qu’elle estimait être une norme « plus exigeant[e] », en expliquant que « le délai de prescription de deux ans commence à courir le lendemain de la date à laquelle le demandeur apprend ou aurait normalement dû apprendre les faits qui lui confèrent un droit exécutoire à un recours » (par. 7). La cour a expliqué que, dans les actions pour négligence, « ce droit n’existe que si le défendeur avait un devoir de diligence pertinent et que son acte ou son omission qui est à l’origine de la perte ne respectait pas la norme de diligence applicable » (par. 7).

[24]                         Appliquant cette norme, la cour a conclu que le délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a) n’avait pas commencé à courir, parce que la province n’avait pas encore découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation. Plus précisément, la province ne pouvait savoir si la vérification des états financiers de l’exercice 2009 d’Atcon effectuée par Grant Thornton ne satisfaisait pas à la norme de diligence applicable parce que les normes de vérification généralement reconnues n’avaient pas été respectées. Selon la cour, cet aspect essentiel de l’action pour négligence de la province ne pouvait être connu que si Grant Thornton lui soumettait pour examen ses dossiers afférents à la vérification — ce qu’il a toujours refusé de faire. Sans ces dossiers, « la Province peut avoir des soupçons et soulever des allégations, mais il lui est impossible de savoir, directement ou par déduction, que la vérification de l’exercice 2009 n’était pas conforme aux normes de vérification généralement reconnues » (par. 8). La décision du juge saisi des motions de ne pas tenir compte de l’absence d’éléments de preuve sur cette question constituait une « erreur manifeste et dominante dans l’évaluation du dossier de la preuve » (ibid.), d’où sa conclusion erronée que la province avait découvert qu’elle avait une réclamation soit le 18 mars 2010, soit le 4 février 2011.

[25]                         Pour ces motifs, la cour a accueilli l’appel et annulé le jugement sommaire.

V.           Questions en litige

[26]                         Je formulerais comme suit les principales questions en litige dans la présente affaire :

(1)              Quelle norme doit‑on appliquer pour déterminer si le demandeur a le degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à sa réclamation au sens du par. 5(2), de sorte que le délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a) commence à courir?

(2)              À quel moment, le cas échéant, la province a‑t‑elle découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation pour négligence contre Grant Thornton?

VI.         Analyse

A.           La norme applicable

[27]                         L’alinéa 5(1)(a) de la LP établit le délai de prescription qui régit la présente affaire : toute réclamation contre un défendeur se prescrit par deux ans à compter du jour où sont découverts par le demandeur les faits y ayant donné naissance. Comme le libellé du par. 5(2) l’indique clairement, le demandeur découvre les faits ayant donné naissance à sa réclamation le jour où il apprend ou aurait dû normalement apprendre que sont survenus les préjudices, les pertes ou les dommages et que ceux‑ci ont été causés entièrement ou en partie par un acte ou une omission du défendeur.

[28]                         Le présent pourvoi porte sur la norme à appliquer pour déterminer dans quels cas et quand le demandeur a le degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à sa réclamation au sens du par. 5(2), de sorte que le délai de prescription de deux ans prévu à l’al. 5(1)a) commence à courir. Pour bien établir cette norme, il faut répondre à deux questions distinctes. Premièrement, pour déterminer si le délai de prescription prévu à l’al. 5(1)a) a commencé à courir, doit‑on évaluer le degré de connaissance du demandeur de la même manière que ce que prévoit la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage? Deuxièmement, quel est le degré précis de connaissance requis pour que le demandeur découvre les faits ayant donné naissance à une réclamation au sens du par. 5(2)?

(1)          Codification de la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage

[29]                          L’article 5 de la LP s’inscrit dans le cadre de la règle de common law bien connue de la possibilité de découvrir le dommage. Selon cette règle, « une cause d’action prend naissance, aux fins de la prescription, lorsque les faits importants sur lesquels repose cette cause d’action ont été découverts par le demandeur ou auraient dû l’être s’il avait fait preuve de diligence raisonnable » (Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, p. 224, citant Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; voir aussi Ryan c. Moore, 2005 CSC 38, [2005] 2 R.C.S. 53, par. 2 et 22). Cette règle tire son origine de l’equity. Elle vise notamment à trouver un équilibre entre les trois raisons justifiant l’imposition d’un délai de prescription — la garantie de tranquillité d’esprit, la volonté d’empêcher les réclamations fondées sur des éléments de preuve périmés et la diligence attendue du demandeur pour qu’il intente sa poursuite en temps opportun (M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6, p. 29‑30) — dans le but de prévenir l’injustice qu’entraînerait le fait d’interdire à une personne de faire valoir sa réclamation avant même qu’elle ait connaissance de son existence (Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549, par. 36).

[30]                          Bien qu’il s’agisse d’une « règle générale », cette règle de common law ne s’applique pas à tous les délais de prescription fixés par le législateur (Ryan, par. 23, citant Rafuse, p. 224). Il s’agit plutôt d’une règle d’interprétation visant à faciliter l’interprétation des délais de prescription fixés par la loi; elle peut donc être écartée par un texte législatif clair (Pioneer Corp. c. Godfrey, 2019 CSC 42, [2019] 3 R.C.S. 295, par. 32). D’ailleurs, « plusieurs législatures provinciales ont choisi d’établir au moyen de lois des délais de prescription qui codifient, limitent ou écartent complètement l’application de la règle de la possibilité de découvrir » (ibid.). La question de savoir si une législature provinciale a codifié, limité ou écarté cette règle de common law est une question d’interprétation législative (ibid., par. 42, citant Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21).

[31]                         En l’espèce, Grant Thornton soutient que l’al. 5(1)a) et le par. 5(2) écartent ou, à tout le moins, limitent la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage. À son avis, la législature du Nouveau‑Brunswick a prévu que le délai de prescription fixé à l’al. 5(1)a) commence à courir lorsque le demandeur a un degré de connaissance moindre que celui qu’exige la règle de common law, à savoir : [traduction] « . . . une raison suffisante, notamment au moyen d’inférences raisonnables fondées sur sa connaissance du fait qu’il a subi une perte, pour intenter une action contre le défendeur et pour entamer le processus judiciaire civil » (m.a., Grant Thornton LLP et Kent M. Ostridge, par. 87).

[32]                          Avec égards, je ne suis pas d’accord. Selon moi, la législature du Nouveau‑Brunswick a choisi de codifier la règle de common law à l’al. 5(1)a) et au par. 5(2) de la LP. Cette interprétation est confirmée par les termes de l’art. 5, lorsqu’on les lit dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie et l’objet de la LP ainsi qu’avec l’intention du législateur (voir Rizzo & Rizzo, par. 21).

[33]                          Comme l’énonce le par. 17 des présents motifs, l’art. 5 de la LP est ainsi libellé :

                    Délais de prescription ordinaires

                    5(1) Sauf disposition contraire de la présente loi, toute réclamation se prescrit par celui des délais ci‑dessous qui expire le premier : 

a)      deux ans à compter du jour où sont découverts les faits y ayant donné naissance;

b)      quinze ans à compter du jour où a eu lieu l’acte ou l’omission sur lequel elle est fondée.

                    5(2) Les faits ayant donné naissance à la réclamation sont découverts le jour où le réclamant a appris ou aurait dû normalement apprendre :

a)      que sont survenus les préjudices, les pertes ou les dommages;

b)      que les préjudices, les pertes ou les dommages ont été causés entièrement ou en partie par un acte ou une omission;

c)      que l’acte ou l’omission était le fait du défendeur.

[34]                         Les termes clairs de cette disposition ne comportent aucune ambiguïté. L’alinéa 5(1)a) prévoit que toute réclamation se prescrit par deux ans à compter du jour où sont « découverts » les faits y ayant donné naissance. Le paragraphe 5(2) précise que les faits ayant donné naissance à la réclamation sont découverts le jour où le réclamant a appris ou aurait dû normalement apprendre les faits qui sont importants, en l’occurrence la survenance d’un préjudice, d’une perte ou d’un dommage causé entièrement ou en partie par un acte ou une omission du défendeur. Comme il ressort du libellé de cette disposition, il n’y a pas de texte législatif clair qui écarte ou limite la règle de common law; en réalité, c’est exactement le contraire. Les faits donnant lieu à l’application du délai de prescription prévu à l’al. 5(1)a) sont liés au degré de connaissance du demandeur de la même manière que ce que prévoit la règle de common law.

[35]                         En outre, il n’y a rien dans l’économie ou dans l’objet de la LP qui modifie les principes généraux de la règle de common law. La législature du Nouveau‑Brunswick a adopté le régime général de prescription prévu à l’art. 5 pour simplifier les règles de droit en matière de délais de prescription. Pour ce faire, elle a expressément modelé l’art. 5 en s’inspirant de dispositions similaires en matière de prescription de l’Ontario, de la Saskatchewan et de l’Alberta (Nouveau‑Brunswick, Cabinet du procureur général, Analyse du projet de loi 28 : Loi sur la prescription, janvier 2009 (en ligne), p. 1 et 4-5), et qui, selon les tribunaux, codifient toutes la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage (voir, par ex., Galota c. Festival Hall Developments Ltd., 2016 ONCA 585, 133 O.R. (3d) 35, par. 15; De Shazo c. Nations Energy Co., 2005 ABCA 241, 48 Alta. L.R. (4th) 25, par. 26; Jardine c. Saskatoon Police Service, 2017 SKQB 217, par. 36 (CanLII)). La volonté explicite du législateur de reprendre des dispositions qui codifient la règle de common law constitue une preuve convaincante que le Nouveau‑Brunswick entendait emboîter le pas à ces provinces.

[36]                          À l’appui de son argument voulant que le législateur a écarté la règle de common law, Grant Thornton signale certaines différences de terminologie entre la formulation de cette règle et celle de l’art. 5. Il insiste sur le fait que la première utilise le terme « cause of action » en anglais (« cause d’action » en français), alors que l’art. 5 emploie le terme « claim » en anglais (« réclamation » en français). Selon Grant Thornton, il s’agit de concepts distincts : le premier viserait un ensemble de faits qui confèrent au demandeur un recours en justice, alors que le second serait [traduction] « un pur concept de prescription » qui ne comporte « que deux volets factuels (un acte fautif et le préjudice qui en découle) » (m.a., Grant Thornton LLP et Kent M. Ostridge, par. 65, citant D. Zacks, « Claims, Not Causes of Action : The Misapprehension of Limitations Principles » (2018), 48 Advocates’ Q. 165, p. 165).

[37]                          J’admets que la distinction entre ce qu’on appelle en anglais une « claim » et une « cause of action » pourrait être significative dans certaines circonstances, mais, à mon avis, ce n’est pas le cas en l’espèce. En fait, le libellé même de la LP illustre que l’utilisation du terme anglais « claim » n’est pas incompatible avec l’attribution d’une signification commune à ce terme et à l’expression anglaise « cause of action ». En effet, la version anglaise du par. 1(1) définit comme suit le terme claim : « . . . a claim to remedy the injury, loss or damage that occurred as a result of an act or omission ». En un mot, le libellé du par. 1(1) permet de constater qu’en employant le terme « claim », le législateur met l’accent sur un ensemble de faits donnant ouverture à un recours, ce qui correspond au sens que Grant Thornton attribue à l’expression anglaise « cause of action ».

[38]                          Cette interprétation est étayée par le texte français du par. 5(2) de la LP, dont une partie du libellé est la suivante « [l]es faits ayant donné naissance à la réclamation sont découverts le jour où le réclamant a appris ou aurait dû normalement apprendre ». En outre, selon la version française du par. 1(1), « réclamation » s’entend d’une « [r]éclamation pour obtenir réparation de préjudices, de pertes ou de dommages survenus par suite d’un acte ou d’une omission ». Visiblement, le libellé du texte français étaye mon interprétation du texte anglais et confirme que le terme anglais « claim » à l’art. 5 signifie en anglais « cause of action », soit : la découverte des faits ayant donné naissance à la réclamation pour obtenir réparation des préjudices, des pertes ou des dommages survenus par suite d’un acte ou d’une omission. Il s’agit de l’équivalent juridique d’un [traduction] « ensemble de faits donnant le droit au demandeur à une réparation », la définition d’une « cause d’action » donnée par Grant Thornton.

[39]                          Les débats qui ont précédé l’adoption de la LP sont encore plus probants. Lorsqu’on lui a demandé la raison pour laquelle la loi employait le terme « réclamation » plutôt que « cause d’action », le ministre de la Justice a expliqué :

                        [traduction] En un sens, il ne s’agit que de sémantique. Tim Rattenbury, qui travaille pour le Cabinet du procureur général, et moi avons eu une bonne discussion. Le mot « réclamation » n’est qu’une autre façon de caractériser le fait de présenter votre affaire à des fins de litige. C’est la même chose qu’une « cause d’action ». L’uniformisation de ces façons particulières de caractériser une action devant les tribunaux n’est que de la sémantique.

(Nouveau‑Brunswick, Assemblée législative, Journal des débats (Hansard), 3e sess., 56e lég., 17 juin 2009, p. 50 (hon. M. Burke))

En d’autres termes, selon le ministre, l’utilisation du terme « réclamation » plutôt que de l’expression « cause d’action » équivaut à une distinction vide de sens. Bien qu’elle ne soit pas en soi déterminante, l’affirmation du ministre peut difficilement être considérée comme une preuve du « texte législatif clair » nécessaire pour écarter la règle de common law (voir Godfrey, par. 32). En fait, elle démontre le contraire.

[40]                          En somme, je suis convaincu que l’al. 5(1)a) et le par. 5(2) codifient la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage. Comme le confirment cette règle et la LP, le délai de prescription commence à courir lorsque le demandeur découvre ou devrait avoir découvert, s’il a fait preuve de diligence raisonnable, les faits importants sur lesquels repose sa réclamation. Ayant tiré cette conclusion, je passe maintenant à la détermination du degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à une réclamation au sens de l’art. 5.

(2)          Degré de connaissance requis

[41]                         Comme je l’ai mentionné, la Cour d’appel s’est dite en désaccord avec le juge saisi des motions quant au degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à une réclamation au sens de l’art. 5. Selon le juge saisi des motions, le demandeur n’a à avoir qu’une connaissance suffisante des faits afin d’avoir les moyens suffisants à première vue pour déduire l’existence d’une réclamation éventuelle. En revanche, la Cour d’appel a jugé que la règle de la possibilité de découvrir exige du demandeur une connaissance, réelle ou imputée, de faits lui conférant un droit exécutoire à un recours, ce qui exige qu’il soit au courant de chacun des éléments constitutifs de la cause d’action plaidée. Ainsi, selon l’interprétation de la Cour d’appel, en plus de la connaissance d’une perte et du lien de causalité, pour pouvoir faire valoir une réclamation pour négligence, le demandeur doit savoir que le défendeur a un devoir de diligence envers lui et qu’il a manqué à cette norme de diligence.

[42]                         Avec égards, je suis d’avis que ni l’une ni l’autre de ces approches ne définit correctement le degré de connaissance requis du demandeur pour découvrir les faits ayant donné naissance à sa réclamation au sens du par. 5(2) et pour déclencher l’application du délai de prescription prévu à l’al. 5(1)a). Je propose plutôt la démarche suivante : le demandeur découvre les faits à l’origine de sa réclamation lorsqu’il a une connaissance, réelle ou imputée, des faits importants permettant d’inférer plausiblement la responsabilité du défendeur. À mon avis, cette approche reste fidèle à la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage énoncée dans l’arrêt Rafuse et est compatible avec l’art. 5 de la LP. 

[43]                         À titre d’explication, les faits importants dont le demandeur doit avoir une connaissance réelle ou imputée sont généralement énoncés dans la loi sur la prescription. Dans le cas qui nous occupe, ils sont énumérés aux al. 5(2)a) à c). Selon le par. 5(2), les faits ayant donné naissance à la réclamation sont découverts le jour où le demandeur à une connaissance réelle ou imputée : a) des préjudices, pertes ou dommages survenus; b) du fait que les préjudices, pertes ou dommages ont été causés entièrement ou en partie par un acte ou une omission; et c) du fait que l’acte ou l’omission était le fait du défendeur. Cette énumération est cumulative et non disjonctive. Par exemple, la connaissance d’une perte, sans plus, ne suffit pas pour que le délai de prescription commence à courir.

[44]                         Pour déterminer le degré de connaissance du demandeur, on peut utiliser des preuves tant directes que circonstancielles. De plus, le demandeur a une connaissance imputée lorsque la preuve démontre qu’il aurait dû découvrir les faits importants s’il avait fait preuve d’une diligence raisonnable. L’existence de soupçons peut donner lieu à cette analyse (Crombie Property Holdings Ltd. c. McColl‑Frontenac Inc., 2017 ONCA 16, 406 D.L.R. (4th) 252, par. 42).

[45]                         Enfin, la norme applicable exige que le demandeur soit en mesure d’inférer plausiblement la responsabilité du défendeur à partir des faits importants dont il a une connaissance réelle ou imputée. Dans ce contexte particulier, déterminer si l’on peut inférer plausiblement la responsabilité à partir des faits importants qui sont connus revient à évaluer si le demandeur [traduction] « était au courant de tous les faits importants nécessaires pour déterminer qu’[il] disposait de moyens suffisants à première vue pour inférer la [responsabilité du défendeur] » (Brown c. Wahl, 2015 ONCA 778, 128 O.R. (3d) 588, par. 7; voir aussi par. 8, citant Lawless c. Anderson, 2011 ONCA 102, 276 O.A.C. 75, par. 30). Bien que, dans les deux scénarios, la question qui se pose est celle de savoir si la connaissance, par le demandeur, des faits importants permet d’inférer la responsabilité du défendeur, je préfère employer le terme « inférence plausible » parce que, en matière civile, il ne semble pas exister de définition universelle de ce qu’il faut entendre par moyens suffisants à première vue ou motifs suffisants prima facie. Comme l’a signalé la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans Insurance Corporation of British Columbia c. Mehat, 2018 BCCA 242, 11 B.C.L.R. (6th) 217, par. 77 :

                    [traduction] Comme il est mentionné dans l’ouvrage Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada, certaines décisions assimilent la notion de preuve prima facie aux situations où la preuve permet de tirer une inférence de fait acceptable, alors que d’autres l’assimilent aux situations où la preuve mène à une conclusion de fait impérieuse, en l’absence de preuve à l’effet contraire. [Référence omise.] 

Puisque l’expression à première vue ou prima facie peut avoir différents sens, employer l’expression inférence plausible dans le présent contexte assure la cohérence du droit. On entend par inférence plausible une inférence qui permet de tirer une « inférence de fait acceptable ».

[46]                         L’exigence relative à l’inférence plausible de responsabilité garantit que le degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à une réclamation est plus élevé que de simples soupçons ou spéculations. Cette exigence s’accorde par ailleurs avec les principes sous‑jacents à la règle de la possibilité de découvrir le dommage qui reconnaissent qu’il est injuste de priver le demandeur de la possibilité d’intenter une action avant qu’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’il soit au courant de l’existence de cette action. En même temps, l’exigence de l’existence d’une inférence plausible de responsabilité fait en sorte que la norme n’est pas stricte au point d’exiger une certitude quant à la responsabilité du défendeur (Kowal c. Shyiak, 2012 ONCA 512, 296 O.A.C. 352) ou une [traduction] « connaissance parfaite » (De Shazo, par. 31; voir également le concept de [traduction] « certitude absolue » dans Hill c. South Alberta Land Registration District (1993), 8 Alta. L.R. (3d) 379, par. 8). En effet, il est bien établi dans la jurisprudence qu’il n’est pas nécessaire que le demandeur connaisse l’ampleur ou le type exact de préjudice qu’il a subi ou la cause précise de celui‑ci pour que le délai de prescription commence à courir (HOOPP Realty Inc. c. Emery Jamieson LLP, 2018 ABQB 276, 27 C.P.C. (8th) 83, par. 213, citant Peixeiro, par. 18).

[47]                         Avec égards, si l’on retenait la démarche de la Cour d’appel selon laquelle pour qu’il découvre les faits ayant donné naissance à sa réclamation le demandeur doit avoir appris les faits qui lui confèrent un droit exécutoire à un recours, y compris des éléments constitutifs de sa réclamation, on appliquerait une norme s’apparentant trop à une certitude. Une inférence plausible de responsabilité suffit : cette norme permet de trouver le juste équilibre entre les divers intérêts en jeu que vise la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage.

[48]                         Il s’ensuit que, dans le cas d’une réclamation fondée sur la négligence, il n’est pas nécessaire que le demandeur soit au courant du devoir de diligence du défendeur envers lui ou du manquement à cette norme de diligence par un acte ou une omission. Conclure autrement pourrait avoir pour conséquence involontaire de repousser indéfiniment le délai de prescription. Après tout, il arrive souvent que le réclamant ne prenne conscience du manquement du défendeur à la norme de diligence qu’au moment de la communication préalable des documents ou à la suite de l’échange de rapports d’experts, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, ne survient généralement qu’après que le demandeur a présenté sa réclamation. Ainsi que la Cour l’a déclaré dans l’arrêt K.L.B. c. Colombie‑Britannique, 2003 CSC 51, [2003] 2 R.C.S. 403, par. 55 :

                    Comme l’objet de la règle [de la possibilité raisonnable de découvrir la cause d’action] est de s’assurer que les demandeurs ont une connaissance suffisante des faits pour être en mesure d’engager une action, la connaissance requise ne peut être un type de connaissance que les parties n’auraient pas nécessairement après l’introduction de l’action. [Je souligne.]

Même si, dans l’affaire K.L.B., la Cour se penchait sur la règle de la possibilité de découvrir le dommage dans un contexte différent, le principe de base qu’elle y énonce s’applique en l’espèce. La norme ne doit pas être exigeante au point que le demandeur ne puisse obtenir la connaissance requise qu’au moyen de la communication préalable ou de la production de rapports d’experts. C’est pourtant précisément celle qu’a adoptée la Cour d’appel en l’espèce. Avec égards, j’estime que cette norme est trop exigeante. De même, la norme n’est pas aussi peu exigeante que celle à laquelle il faut satisfaire pour écarter une demande en radiation d’une réclamation. Ce qu’il faut, c’est une connaissance, réelle ou imputée, des faits importants permettant d’inférer plausiblement la négligence du défendeur.

B.            Application aux faits de l’espèce

[49]                         Compte tenu de cette approche, je passe maintenant à la question de savoir quand, le cas échéant, la province a découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation contre Grant Thornton.

[50]                         Grant Thornton soutient que la province a découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation le 4 février 2011, après avoir reçu le rapport Richter provisoire. Je suis du même avis. À cette date, la province avait la connaissance réelle ou imputée des faits importants, à savoir qu’elle avait subi une perte et que celle-ci avait été causée entièrement ou en partie par un acte ou une omission de Grant Thornton. Rien de plus n’était nécessaire pour inférer plausiblement la négligence.

(1)          La province était au courant des faits importants

[51]                         Le premier aspect de la norme applicable exige que l’on détermine si la province était au courant des faits importants. Il est incontestable que, en date du 4 février 2011, elle savait qu’elle avait subi une perte. En fait, elle le savait le 18 mars 2010, lorsqu’elle a remboursé à la Banque de Nouvelle‑Écosse les sommes visées par les garanties de prêts, soit la totalité des 50 millions de dollars. De plus, le dossier me permet de conclure que, le 4 février 2011, la province avait appris ou, à tout le moins, aurait dû normalement avoir appris que cette perte avait été causée entièrement ou en partie par un acte ou une omission de Grant Thornton.

[52]                         La décision de la province d’acquiescer à la demande d’Atcon de garantir des prêts totalisant 50 millions de dollars était conditionnelle à la réalisation d’une vérification externe par Grant Thornton des états financiers consolidés de l’exercice 2009 d’Atcon. Après avoir terminé cette vérification, Grant Thornton a déclaré à la province, dans le rapport sans réserve du vérificateur qu’il lui a remis, qu’il avait vérifié les états financiers d’Atcon conformément aux normes de vérification généralement reconnues et que, à la suite de sa vérification, il était d’avis que les états financiers d’Atcon donnaient « à tous les égards importants, une image fidèle de la situation financière, des résultats des activités et des flux de trésorerie d’[Atcon] au 31 janvier 2009 pour l’exercice terminé à cette date, conformément aux principes comptables généralement reconnus au Canada » (d.i., p. 26). La province s’est fiée à ces déclarations pour signer les garanties de prêts.

[53]                         À peine quatre mois après avoir reçu les garanties de prêts, Atcon avait épuisé son fonds de roulement, ce qui a incité la Banque de Nouvelle‑Écosse à entamer des procédures de faillite et d’insolvabilité contre elle. L’avocat du procureur général du Nouveau‑Brunswick a participé à certaines des audiences, de sorte que la province a été mise au courant de ces procédures. D’ailleurs, elle savait que, le 1er mars 2010, le tribunal avait fait droit aux demandes de la banque et ordonné la mise sous séquestre d’Atcon.

[54]                         Peu de temps après, soit le 18 mars 2010, la banque a demandé à la province de rembourser les sommes visées par les garanties de prêts. Cette dernière était très préoccupée de l’état réel des affaires financières d’Atcon car, quelques mois plus tard, elle a retenu les services de Richter pour examiner les états financiers de celle‑ci pour l’exercice 2009 et lui remettre un rapport faisant état de ses conclusions.

[55]                         Richter a entrepris cet examen et, le 4 février 2011, a remis un rapport provisoire de 88 pages. C’est à cette date, à mon avis, que s’est cristallisée la connaissance de la province de sa réclamation éventuelle.

[56]                         Dans ce rapport, Richter se disait d’avis que les états financiers de l’exercice 2009 d’Atcon n’avaient pas été dressés à tous les égards importants conformément aux principes comptables généralement reconnus. Richter fondait son opinion sur ce qu’il a qualifié de [traduction] « tendance systématique » de la direction d’Atcon à « surévaluer l’actif, les recettes et les bénéfices [ainsi qu’à] sous‑évaluer le passif, les charges et les pertes » (d.a., vol. II, p. 207). Plus précisément, Richter avait relevé dans les états financiers diverses erreurs qu’il a jugées « importantes » parce qu’elles auraient vraisemblablement influencé la décision de la personne qui se fierait aux états financiers. À cet égard, Richter a estimé que l’actif d’Atcon pour l’exercice 2009 et ses gains nets avaient été surévalués d’un montant compris entre 28,3 millions de dollars et 35,4 millions de dollars. Comme Richter avait estimé l’importance relative des montants en cause dans les états financiers d’Atcon entre 1,3 million de dollars et 2,6 millions de dollars, les inexactitudes qu’il a décelées étaient de 14 à 22 fois supérieures à l’importance relative acceptable qui avait été retenue. Dans son rapport de vérification d’Atcon, Grant Thornton avait fixé l’importance relative à 1,2 million de dollars, de sorte que les inexactitudes dépassaient aussi clairement de loin ce montant.

[57]                         Même si, dans le cadre de son mandat, il n’était pas censé formuler de commentaires sur la conformité de la vérification de Grant Thornton aux normes de vérification généralement reconnues, Richter avait reçu un mandat semblable à celui de Grant Thornton : tous deux avaient été chargés par la province de déterminer si les états financiers d’Atcon avaient été dressés conformément aux principes comptables généralement reconnus. La conclusion de Grant Thornton suivant laquelle les états financiers avaient été établis conformément à ces principes — et, partant, qu’il était convaincu qu’ils ne comportaient pas d’inexactitudes importantes — tranche avec les constatations de Richter selon lesquelles non seulement les états financiers comportaient des inexactitudes, mais ces dernières dépassaient largement le seuil d’importance relative fixé pour la vérification. L’ampleur de ces inexactitudes — l’actif et les gains nets avaient été surévalués d’un montant compris entre 28,3 millions de dollars et 35,4 millions de dollars — est encore plus frappante lorsqu’on les situe dans le contexte des garanties de prêts totalisant 50 millions de dollars.

[58]                         À la lumière des conclusions du rapport Richter examinées en tenant compte de toutes les circonstances, force est de conclure que la province avait appris ou aurait dû avoir appris que l’acte ou l’omission de Grant Thornton avait causé entièrement ou en partie la perte qu’elle avait subie. Plus précisément, l’acte ou l’omission de Grant Thornton a consisté à remettre le rapport sans réserve du vérificateur portant sur les états financiers de l’exercice 2009 d’Atcon, même si ces états n’avaient pas été dressés conformément aux principes comptables généralement reconnus, et ne donnaient pas, à tous les égards importants, une image fidèle de la situation financière d’Atcon pour l’exercice 2009. La perte subie par la province a été causée entièrement ou en partie par cet acte ou cette omission parce qu’elle a signé des garanties de prêts de 50 millions de dollars en se fiant aux déclarations de Grant Thornton.

(2)          La province aurait pu inférer plausiblement la négligence

[59]                         Compte tenu de tous les faits importants que la province connaissait ou aurait dû connaître, je suis en mesure de conclure que, au 4 février 2011, la province avait une connaissance suffisante pour inférer plausiblement la négligence de Grant Thornton.

[60]                         La province maintient que le délai de prescription n’a pas commencé à courir le 4 février 2011. Elle soutient que, à ce jour, le délai de prescription n’a pas encore commencé à courir parce qu’elle n’a pas accès aux dossiers afférents à la vérification de Grant Thornton et qu’il lui est donc impossible de savoir si Grant Thornton a manqué à la norme de diligence applicable en n’effectuant pas sa vérification conformément aux normes de vérification généralement reconnues. C’est ce que plaide la province en dépit du fait qu’elle a pris l’initiative de déposer sa réclamation il y a de nombreuses années, le 23 juin 2014, et qu’elle a admis avoir agi ainsi sans avoir connaissance de nouveaux éléments d’information sur les agissements de Grant Thornton entre cette date et le 4 février 2011, date à laquelle elle a reçu le rapport Richter provisoire.

[61]                         Avec égards, je ne puis souscrire à la thèse de la province. Comme je l’ai expliqué, le demandeur n’a pas besoin de connaître tous les éléments constitutifs de la négligence pour découvrir les faits ayant donné naissance à sa réclamation. Il suffit qu’il soit au courant des faits importants dont il est question dans la LP et qui permettent d’inférer plausiblement la responsabilité. Contrairement à ce qu’elle prétend, la province n’avait pas besoin de consulter les dossiers afférents à la vérification de Grant Thornton pour inférer plausiblement le manquement de ce dernier à la norme de diligence applicable en n’effectuant pas sa vérification conformément aux normes de vérification généralement reconnues. En particulier, compte tenu des inexactitudes importantes relevées dans le rapport Richter auxquels j’ai fait référence plus tôt aux par. 56‑57, la province aurait pu inférer que la perte était le fruit d’une vérification qui n’avait pas satisfait aux normes applicables, lesquelles obligent les vérificateurs [traduction] « à planifier et à effectuer la vérification de manière à avoir l’assurance raisonnable que les états financiers sont exempts d’inexactitudes importantes » (d.i., p. 26).

[62]                         En somme, compte tenu des faits importants que j’ai signalés, et qu’elle connaissait ou aurait dû connaître, la province disposait d’amplement d’éléments d’information au 4 février 2011 pour inférer plausiblement la négligence de Grant Thornton. Cela ne veut pas dire que cette dernière a effectivement été négligente. Cette question aurait relevé du procès, si la province avait intenté son recours avant qu’il ne soit prescrit.

VII.      Conclusion

[63]                         En conclusion, je suis convaincu que la province a découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation le 4 février 2011, soit plus de deux ans avant d’intenter son action le 23 juin 2014. Celle‑ci est donc prescrite en application de l’al. 5(1)a) de la LP. 

[64]                         En conséquence, le pourvoi interjeté par Grant Thornton LLP et Kent M. Ostridge ainsi que celui interjeté par Grant Thornton International Ltd. sont tous les deux accueillis. Le jugement de la Cour d’appel est annulé et le jugement du juge de la Cour du Banc de la Reine saisi des motions est rétabli[1]. Les appelants ont droit à leurs dépens devant toutes les cours.

                    Pourvois accueillis avec dépens devant toutes les cours.

                    Procureurs des appelants Grant Thornton LLP et Kent M. Ostridge : Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto; McInnes Cooper, Fredericton.

                    Procureurs de l’appelante Grant Thornton International Ltd. : Foster & Company, Fredericton.

                    Procureurs de l’intimée : Stewart McKelvey, Fredericton.

                    Procureurs de l’intervenante : Borden Ladner Gervais, Toronto.



[1] Puisque je tranche les présents pourvois sur la base des éléments de preuve dûment présentés au juge saisi des motions, je m’abstiens d’examiner l’ordonnance proposée par la province (voir m.i., par. 145), qui aurait consisté à renvoyer l’affaire à la Cour d’appel pour qu’elle examine les autres motifs d’appel relatifs aux décisions en matière de preuve du juge saisi des motions, qui ont été soulevés devant cette cour, mais qui n’y ont pas été tranchés (voir motifs de la C.A., par. 80-81).

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