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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3

Date : 20110728

Dossier : 33359

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Terrence Sinclair

Intimé

- et -

Directeur des poursuites pénales du Canada

et procureur général de l’Ontario

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

 

Motifs dissidents quant au résultat :

(par. 1 à 42)

 

Motifs de jugement :

(par. 43 à 63)

 

Motifs concordants quant au résultat avec ceux du juge LeBel :

(par. 64 à 86)

 

Motifs concordants quant au résultat avec ceux du juge LeBel :

(par. 87)

 

Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie et Cromwell)

 

 

Le juge LeBel (avec l’accord des juges Deschamps et Rothstein)

 

La juge Charron

 

 

 

 

La juge Abella

 

R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3

Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante

c.

Terrence Sinclair                                                                                                  Intimé

et

Directeur des poursuites pénales du Canada

et procureur général de l’Ontario                                                              Intervenants

Répertorié : R. c. Sinclair

2011 CSC 40

No du greffe : 33359.

2010 : 14 décembre; 2011 : 28 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d’appel du manitoba

                    Droit criminel — Appels — Pouvoirs de la Cour d’appel — Verdict déraisonnable — Interprétation erronée de la preuve — Accusé déclaré coupable d’homicide involontaire coupable — Cour d’appel ayant annulé la déclaration de culpabilité au motif que la juge du procès a mal interprété la preuve — A‑t‑elle appliqué le bon critère pour le faire? — La juge du procès a‑t‑elle mal interprété la preuve? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1) a)(i).

                    Une conductrice a vu trois jeunes hommes battre à coups de pied et piétiner Adam Lecours, puis l’abandonner ensanglanté dans la rue.  Un autre conducteur n’a pas aperçu M. Lecours à temps et n’a pu l’éviter.  M. Lecours est mort des suites de ses blessures.  La juge du procès a déclaré l’accusé et son coaccusé coupables d’homicide involontaire coupable.  La Cour d’appel a annulé la déclaration de culpabilité au motif que la juge du procès avait mal interprété la preuve en reconnaissant que des éléments de preuve établissaient que l’accusé avait projeté, de concert avec son coaccusé et un adolescent, de sortir commettre un vol qualifié, et en inférant de ces éléments que l’accusé s’était trouvé avec le coaccusé sur le lieu du crime.  Pour écarter la déclaration de culpabilité, la Cour d’appel a en partie fondé sa décision sur l’arrêt R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190.

                    Arrêt (la juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Cromwell sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.  L’ordonnance relative à la tenue d’un nouveau procès est annulée, et la déclaration de culpabilité est rétablie.

I.     L’application de l’arrêt Beaudry

                    La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Cromwell : L’arrêt R. c. Beaudry ne s’applique pas à l’erreur commise par la juge du procès en l’espèce. L’erreur est nettement du ressort de l’arrêt R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732.   Beaudry ne modifie en rien les principes établis précédemment dans R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, et R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381. Ces deux arrêts demeurent applicables lorsqu’il s’agit de déterminer si un juge siégeant seul ou un jury ayant reçu des directives adéquates aurait pu raisonnablement rendre le verdict en cause. L’arrêt Beaudry joue un rôle important mais limité lors du contrôle en appel du caractère déraisonnable d’une décision pour les besoins du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel .  Le critère qu’il établit permet de déterminer si le verdict du juge est raisonnable, notamment en s’attachant à la logique des conclusions de fait ou des inférences tirées de la preuve admise au procès.  Le juge du procès qui ne se méprend pas sur la preuve, mais qui arrive à un verdict à l’issue d’un raisonnement illogique ou irrationnel, commet une erreur visée par Beaudry.  La méprise sur la preuve commande un contrôle en appel au regard de l’arrêt Lohrer. Confondre ces deux erreurs distinctes sur le plan conceptuel revient à faire abstraction de la raison d’être de l’arrêt Beaudry et du vide qu’il a comblé dans la jurisprudence.

                    Le verdict auquel on arrive de façon illogique ou irrationnelle est « déraisonnable » parce qu’il n’est pas rendu de manière judiciaire ou conformément au principe de légalité.  Aussi, comme le dit la Cour dans Beaudry, ce verdict peut difficilement devenir raisonnable du fait qu’un autre juge (qui n’a jamais entendu l’affaire et qui ne l’entendra jamais) aurait pu raisonnablement déclarer l’accusé coupable ou l’acquitter.  Une cour d’appel peut intervenir sur le fondement de l’arrêt Beaudry lorsque le juge du procès tire une inférence ou une conclusion de fait qui est clairement contredite par la preuve qu’il invoque à l’appui ou dont on peut démontrer qu’elle est incompatible avec une preuve qui n’est ni contredite par d’autres éléments de preuve ni rejetée par le juge du procès.  Les verdicts déraisonnables de ce type sont rares, mais lorsqu’ils se présentent, une cour d’appel a non seulement la faculté, mais aussi l’obligation, d’intervenir.

                    Les juges LeBel, Deschamps et Rothstein : La Cour d’appel a commis une erreur de droit dans la mesure où elle a fondé son jugement sur l’arrêt R. c. Beaudry, lequel ne s’applique pas à l’erreur commise quant à l’essence de la preuve, ce type d’erreur devant plutôt satisfaire à la norme établie dans R. c. Lohrer.  L’arrêt Beaudry a accru la portée traditionnelle du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel . Le juge Fish y emporte la majorité en ce qui concerne la question de savoir si un verdict auquel on est arrivé d’une façon « illogique ou irrationnelle » est « déraisonnable » au sens du sous‑al. 686(1)a)(i), et ses motifs représentent l’état du droit sur ce point.  Par ailleurs, le juge Fish exprime bien en l’espèce la position des juges majoritaires dans Beaudry, et il y a accord avec ses motifs dans cette mesure.

                    Les juges Abella et Charron : La Cour d’appel n’aurait pas dû  fonder son jugement sur l’arrêt R. c. Beaudry, qui n’a modifié aucun des critères applicables au contrôle en appel fondé sur l’al. 686(1)a).  Cependant, cet arrêt a eu pour effet d’élargir le critère permettant de conclure au caractère déraisonnable du verdict au sens du sous‑al. 686(1)a)(i).  On saisit mieux la portée du critère élargi lorsque l’examen porte sur le verdict rendu à l’issue du procès plutôt que sur le type d’erreur qui entacherait l’appréciation de la preuve ou la constatation des faits.  S’il peut désormais tenir compte des vices du raisonnement pour déterminer si le verdict est raisonnable ou non, le tribunal d’appel doit toujours faire porter son examen sur la conclusion tirée au procès.  La démarche qui consiste à s’attacher au verdict évite au tribunal d’appel d’avoir à faire des distinctions plutôt subtiles entre différents types d’erreur afin de cerner le critère à appliquer.  Elle accroît aussi la compatibilité avec le texte du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel , son contexte et son historique.  Il convient d’examiner attentivement toute erreur relevée dans le raisonnement suivant le critère de l’arrêt Beaudry pour déterminer si elle vicie le verdict.  On ne saurait conclure que le verdict est déraisonnable chaque fois que le raisonnement est entaché d’une erreur, y compris une erreur « dont on peut démontrer qu’elle est incompatible » avec la preuve non contredite offerte au procès.

                    Lors de l’examen que requiert le sous‑al. 686(1)a)(i) dans le cas d’un procès devant juge seul, le tribunal d’appel doit d’abord appliquer le critère des arrêts Yebes et Biniaris.  Si le verdict n’est pas l’un de ceux qu’un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre au vu de l’ensemble de la preuve, l’examen prend fin et un verdict d’acquittement est inscrit.  Lorsque le prononcé du verdict est possible eu égard à la preuve, le tribunal d’appel peut en évaluer le caractère raisonnable suivant le critère de l’arrêt Beaudry en s’attachant aux conclusions de fait et aux inférences tirées par le juge du procès.  Cet examen ne s’impose pas dans tous les cas.  Le critère de l’arrêt Beaudry peut s’appliquer dans le cas exceptionnel où le raisonnement est à ce point irrationnel ou incompatible avec la preuve qu’il a pour effet de vicier le verdict, et ce, même s’il était possible de le rendre eu égard à l’ensemble de la preuve.  Dans ce rare cas, la cour d’appel est justifiée d’ordonner un nouveau procès puisqu’elle a déjà décidé que le verdict peut par ailleurs être rendu eu égard à la preuve.

II.    L’application de l’arrêt Lohrer

                    Les juges LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein : La Cour d’appel a appliqué erronément l’arrêt Lohrer.  Elle n’a pas relevé d’erreur justifiant son intervention.  La juge du procès n’a pas conclu que l’accusé avait été partie à un projet de vol qualifié et elle ne s’est pas appuyée sur la preuve d’un tel projet pour inférer que l’accusé était demeuré avec le coaccusé tout au long de la nuit et avait donc pris part à l’agression.  D’autres éléments l’ont amenée à conclure à la présence de l’accusé sur le lieu du crime : lors de l’agression, le coaccusé et lui étaient absents de la résidence, il savait que le coaccusé avait été poignardé et il était rentré en coup de vent quelques minutes après l’incident, il avait mené les recherches pour retrouver le coaccusé, un élément de preuve génétique reliait le coaccusé au crime et le sang de ce dernier avait été prélevé sur le jeans et le blouson à capuchon de l’accusé.  Les motifs de la juge ne permettent pas de conclure qu’elle a retenu la thèse du ministère public d’un projet de vol qualifié, et son raisonnement ne révèle pas de qualification erronée de la preuve.  De plus, la Cour d’appel renvoie à l’« apparente reconnaissance » par la juge du procès d’une preuve selon laquelle l’accusé avait planifié de commettre un vol qualifié avec le coaccusé.  Une erreur apparente ne suffit pas pour ordonner un nouveau procès pour cause d’interprétation erronée de la preuve. Les motifs doivent révéler l’existence d’une erreur réelle.

                    Même si la juge du procès avait commis l’erreur en question, sa méprise n’aurait pas eu de lien important avec son verdict.  L’accusé était inculpé d’homicide involontaire coupable, et non de complot en vue de commettre un vol qualifié.  La preuve circonstancielle admise au procès ne permet pas de douter sérieusement que la juge aurait néanmoins conclu que l’accusé se trouvait sur le lieu du crime lors de l’agression.

                    La juge Charron : La juge du procès n’a pas mal interprété la preuve. Pour les motifs exposés par le juge LeBel, la Cour d’appel a conclu à tort que la juge du procès avait commis une erreur qui satisfaisait à la norme de l’arrêt Lohrer.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Cromwell (dissidents) : La juge du procès a mal interprété l’essence de la preuve sur un point important, et la Cour d’appel a appliqué explicitement et adéquatement le critère énoncé dans l’arrêt Lohrer.  Le renvoi par la Cour d’appel à l’apparente reconnaissance par la juge du procès d’une preuve selon laquelle l’accusé et les deux coaccusés avaient projeté de sortir ensemble commettre un autre vol qualifié décrit bien une erreur véritable.  L’interprétation erronée de la preuve par la juge du procès a influé sur son évaluation des autres éléments de preuve circonstancielle invoqués par le ministère public.  La prétendue intention de l’accusé et de ses coaccusés de rester ensemble toute la nuit a sous‑tendu l’inférence de la juge voulant que l’accusé se soit trouvé sur le lieu du crime.  La preuve n’établissait ni la participation de l’accusé à l’agression ni sa présence lors de la perpétration du crime.  Nulle preuve génétique ne relie l’accusé au lieu du crime.  Mais surtout, même s’il était établi qu’il s’y trouvait, sa participation à l’agression ne serait pas démontrée pour autant.

Jurisprudence

Citée par le juge Fish (dissident)

                    Arrêt appliqué : R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732; arrêt expliqué : R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; arrêts mentionnés : R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193; R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381.

Citée par le juge LeBel

                    Arrêt appliqué : R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732; arrêt expliqué : R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; arrêts mentionnés : R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. O’Brien, 2011 CSC 29, [2011] 2 R.C.S. 485; R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, [2008] 1 R.C.S. 5; R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193.

Citée par la juge Charron (souscrivant aux motifs du juge LeBel quant au résultat)

                    Arrêt appliqué : R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732; arrêt expliqué : R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; arrêts mentionnés : R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193; R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26.

Citée par la juge Abella (souscrivant aux motifs du juge LeBel quant au résultat)

                    Arrêt mentionné : R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190.

Lois et règlements cités

Code criminel , L. R.C. 1985, ch. C‑46 ,  art.  686(1) a), b).

Doctrine citée

Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française.  Paris : Le Robert, 2010, « apparent ».

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (les juges Monnin, Hamilton et Freedman), 2009 MBCA 71, 240 Man. R. (2d) 135, 456 W.A.C. 135, 245 C.C.C. (3d) 331, 69 C.R. (6th) 163, [2009] 8 W.W.R. 581, [2009] M.J. No. 252 (QL), 2009 CarswellMan 342, qui a annulé la déclaration de culpabilité inscrite par la juge Simonsen, 2007 MBQB 219, 219 Man. R. (2d) 63, [2007] M.J. No. 324 (QL), 2007 CarswellMan 352, et ordonné la tenue d’un nouveau procès.  Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Cromwell sont dissidents.

                    Elizabeth A. Thomson et Ami Kotler, pour l’appelante.

                    Richard J. Wolson, c.r., et Evan J. Roitenberg, pour l’intimé.

                    James D. Sutton et Carole Sheppard, pour l’intervenant le Directeur des poursuites pénales du Canada.

                    Joan Barrett, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish et Cromwell rendus par                   

                    Le juge Fish (dissident) —

I

[1]                              Terrence Sinclair a été jugé et déclaré coupable d’homicide involontaire coupable par la Cour du Banc de la Reine du Manitoba (2007 MBQB 219, 219 Man. R. (2d) 63).  La Cour d’appel a annulé la déclaration de culpabilité et a ordonné un nouveau procès (2009 MBCA 71, 240 Man. R. (2d) 135).  Le ministère public interjette appel avec l’autorisation de la Cour, et le litige porte sur le critère qui permet de conclure au caractère déraisonnable d’un verdict pour l’application du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 , suivant l’arrêt R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190.

[2]                              Je conviens avec la Cour d’appel qu’il faut annuler la déclaration de culpabilité et ordonner un nouveau procès.  Avec égards pour l’opinion contraire, je souscris plus particulièrement à la conclusion que la juge du procès a mal interprété l’essence de la preuve sur un point important et que cette erreur constitue un élément essentiel de son raisonnement.  Enfin, je conviens que la mauvaise interprétation de la preuve par la juge porte donc un coup fatal au verdict.

[3]                              Bien qu’un verdict fondé sur une erreur quant à l’essence de la preuve puisse fort bien être « déraisonnable » au sens général de ce terme, l’arrêt Beaudry ne s’applique pas à ce type d’erreur, qui est plutôt régi par l’arrêt R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732.  L’arrêt Beaudry ne s’applique pas non plus à la décision de première instance qui est inintelligible à cause de motifs insuffisants, comme celle contestée dans l’arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869. 

[4]                              L’arrêt Beaudry ne modifie en rien les principes bien établis du contrôle en appel énoncés dans R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, et R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381.  Ces deux arrêts demeurent applicables lorsqu’il s’agit de déterminer si un jury ayant reçu des directives adéquates, ou un juge siégeant seul, aurait raisonnablement pu rendre le verdict en cause.  Comme nous le verrons, dans Beaudry, l’analyse est plus circonscrite : appert‑il de ses motifs que le juge du procès est arrivé à sa conclusion — c’est-à-dire à son verdict — de manière illogique ou irrationnelle?  Comme le formule la juge Charron, l’arrêt Beaudry s’intéresse aux « vices fondamentaux du raisonnement qui [. . .] mène [au verdict du juge du procès] » (par. 77).

[5]                              En bref, l’arrêt Beaudry joue un rôle important mais limité lors du contrôle en appel du caractère déraisonnable d’une décision pour les besoins du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code.  De plus, je retiens la thèse du ministère public selon laquelle, dans la mesure où elle paraît l’avoir fait jusqu’à un certain point, la Cour d’appel n’aurait pas dû, en l’espèce, fonder son jugement sur l’arrêt Beaudry.  Toutefois, l’erreur déterminante relevée est nettement du ressort de l’arrêt Lohrer, et la Cour d’appel applique de manière explicite et adéquate, notamment aux par. 94-97 de ses motifs, le critère énoncé dans cet arrêt.  Pour cette raison et pour celles exposées ci‑après, je suis d’avis de confirmer le jugement de la Cour d’appel. 

II

[6]                              Accusé d’homicide involontaire coupable et de voies de fait graves, M. Sinclair a été jugé conjointement avec Dallas Pruden-Wilson.  La juge du procès les a tous deux déclarés coupables d’homicide involontaire coupable.  Puisque je conclus qu’un nouveau procès doit être tenu, je ne reviens sur les faits que dans la mesure nécessaire pour expliquer ma conclusion.

[7]                              Essentiellement, la juge du procès fonde la déclaration de culpabilité sur la preuve circonstancielle offerte par le ministère public.  Selon elle, cette preuve étaye les inférences que M. Sinclair et son coaccusé ont été ensemble toute la nuit et que le premier a participé à l’agression de la victime, Adam Lecours.  Il est clairement établi que la victime a été abandonnée par ses agresseurs alors qu’elle gisait dans la rue et qu’elle a ensuite été écrasée mortellement par une voiture.

[8]                              Dans ses motifs, la juge du procès fait d’abord état de ce qu’elle considère comme un renvoi du ministère public à la [traduction] « preuve selon laquelle, avant l’agression, [M.] Pruden-Wilson, [M.] Sinclair et [un] adolescent [accusé séparément] avaient projeté de sortir ensemble pour commettre un autre vol qualifié » (par. 21).  Cet élément, jumelé à la preuve que les trois accusés se sont absentés de la maison en même temps et à d’autres éléments de preuve circonstancielle apparemment incriminants, convainc la juge du procès que M. Sinclair est coupable d’homicide involontaire coupable (par. 21-22).

[9]                              La Cour d’appel écarte à l’unanimité ce verdict.  Elle estime que les motifs de la juge du procès sont généralement [traduction] « clairs, exhaustifs, convaincants et compatibles avec la preuve » (par. 72), mais qu’ils comportent une erreur fatale.  À son avis, la juge du procès se méprend quant à la preuve sur un point essentiel : elle a tort de considérer comme une preuve la thèse du ministère public relative à un deuxième vol projeté et à la présence de M. Sinclair lors de la perpétration de cet autre vol qualifié (par. 94).

[10]                          Après un examen approfondi du dossier d’instruction dans son entier, la Cour d’appel conclut qu’aucune preuve n’étaye cette thèse, de sorte que l’inférence de la juge du procès repose en partie sur un témoignage inexistant.  Comme il pourrait néanmoins y avoir une [traduction] « preuve susceptible d’appuyer une déclaration de culpabilité », la Cour d’appel ordonne un nouveau procès  (par. 99‑100).

III

[11]                          La Cour d’appel formule comme suit la question dont elle est saisie : 

                         [traduction]  Nous devons donc nous demander si, pour rendre son verdict, la juge s’est appuyée (qui plus est, en ce qui concerne un point important) sur une preuve ne figurant pas au dossier.  Dans l’affirmative, l’arrêt Beaudry enseigne que ses motifs ne peuvent fonder le verdict.  [Je souligne; par. 93.]

[12]                          Je reconnais évidemment qu’une conclusion prenant appui sur une compréhension erronée de la preuve en ce qui concerne un point important ne saurait justifier une déclaration de culpabilité.  J’ai déjà convenu que ce genre d’interprétation erronée de la preuve peut fort bien rendre « déraisonnable » au sens du sous-al. 686(1) a)(i) du Code criminel  le verdict prononcé à l’issue du procès.

[13]                          Dans l’arrêt R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), le juge Doherty explique qu’une interprétation erronée de la preuve s’entend non seulement d’une erreur quant à l’essence de la preuve, mais aussi de [traduction] « l’omission de prendre en considération une preuve pertinente sur un point important » et de « l’omission de reconnaître à la preuve sa véritable incidence » (p. 218).  Je conviens avec le juge Doherty que, « [d]ans un procès sans jury, la constatation que le juge du procès s’est mépris sur la preuve peut [. . .] être mise en évidence dans la conclusion que le verdict rendu est déraisonnable » (p. 220).

[14]                          Même si l’interprétation erronée de la preuve peut permettre d’établir le caractère déraisonnable d’un verdict au sens des arrêts Yebes et Biniaris, l’arrêt Beaudry ne vise pas l’erreur de ce type.

[15]                          En fait, le critère établi dans Beaudry permet de déterminer si le verdict est raisonnable, notamment en s’attachant à la logique des conclusions de fait ou des inférences tirées de la preuve admise au procès.  Le juge qui se trompe quant à la preuve admise au procès se méprend sur elle, ce qui commande un contrôle en appel suivant l’arrêt Lohrer, et non Beaudry. Le juge du procès qui ne se trompe pas quant à la preuve admise au procès, mais qui arrive à un verdict par un raisonnement illogique ou irrationnel, commet une erreur visée par Beaudry, et non Lohrer.  Il s’agit d’erreurs distinctes sur le plan conceptuel.  Les confondre revient à faire abstraction de la raison d’être de l’arrêt Beaudry et du vide qu’il a comblé dans la jurisprudence.

[16]                          Une cour d’appel est donc justifiée d’intervenir, suivant l’arrêt Beaudry, lorsque le juge du procès tire une inférence ou une conclusion de fait (1) qui est clairement contredite par la preuve qu’il invoque à l’appui ou (2) dont on peut démontrer qu’elle est incompatible avec une preuve qui n’est ni contredite par d’autres éléments de preuve ni rejetée par le juge.

[17]                          Dans Beaudry, les neuf juges conviennent qu’un verdict peut être déraisonnable même s’il s’appuie sur la preuve.  Quatre d’entre eux affirment que ce principe ne vaut que pour les verdicts incompatibles (R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381, par. 14, cité dans Beaudry, par. 57), mais cinq juges qualifient de déraisonnable, au sens du sous-al. 686(1) a)(i) du Code criminel , le verdict « auquel » le juge du procès « est arrivé d’une façon illogique ou irrationnelle » (mes motifs, par. 97; motifs du juge Binnie, concordants pour l’essentiel, par. 77-80).

[18]                          Il m’apparaît utile, pour bien établir le contexte, de reproduire les passages suivants de mes motifs dans Beaudry :

                        Il importe de se rappeler que le critère du verdict déraisonnable a été plus souvent qu’autrement défini et expliqué dans des cas de procès devant jury, où s’appliquent des considérations particulières : voir, par exemple, R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168.

                        Contrairement aux juges, les jurés ne sont pas tenus de motiver leur décision, ni même autorisés à le faire.  Leurs motifs, au Canada du moins, demeurent à jamais entourés du secret de leurs délibérations : l’art. 649  du Code criminel  interdit la divulgation, sous réserve seulement d’exceptions limitées, de tout renseignement relatif aux délibérations d’un jury.  Les raisons pour lesquelles le jury a conclu comme il l’a fait échappent au tribunal, tant en première instance qu’en appel.    

                        Les cours d’appel n’ont pas plus le droit de savoir comment ou pourquoi le jury est arrivé à son verdict qu’elles n’ont celui d’émettre des hypothèses à ce sujet.  Il faut présumer que le jury était composé de gens raisonnables agissant raisonnablement.  Son verdict doit donc être tenu pour raisonnable, sauf si aucun jury ayant reçu des directives appropriées n’aurait pu raisonnablement arriver à un tel verdict ou, pour reprendre le libellé du sous-al. 686(1)a)(i), si le verdict « ne peut pas s’appuyer sur la preuve ». 

                        On ne peut cependant pas en dire autant du verdict prononcé par un juge.  C’est le rôle du juge de prononcer des décisions motivées : R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26.  Et évaluer le caractère raisonnable de ces motifs ne saurait relever de la conjecture.  De plus, si le niveau de détails requis variera selon les circonstances de l’affaire, les motifs doivent être suffisamment détaillés pour permettre un examen valable en appel.  Une telle exigence serait inutile si le seul critère permettant d’apprécier le caractère déraisonnable pour l’application du sous-al. 686(1)a)(i) consistait à se demander si la preuve permet de justifier le verdict.  [En italique dans l’original; par. 90-93.]

[19]                          Un raisonnement illogique ou irrationnel peut entraîner un verdict déraisonnable au sens du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code, et ce, de différentes façons. L’arrêt Beaudry en mentionne deux.  Premièrement, un verdict est déraisonnable lorsque le juge tire une inférence ou une conclusion de fait essentielle au prononcé du verdict et que cette inférence ou cette conclusion de fait est « clairement contredite par l’élément de preuve à partir duquel elle est tirée » ou sur lequel elle se fonde (par. 105).  Dans un tel cas, la conclusion essentielle est illogique ou déraisonnable eu égard à la preuve invoquée à l’appui.  Le principe de légalité recourt alors au langage de la logique : d’un élément de preuve « X » retenu, le tribunal ne saurait légitimement tirer une inférence « non‑X », c’est‑à‑dire contraire à cet élément.

[20]                          Dans Beaudry, je conclus que le juge du procès a commis une erreur de cette nature.  Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si le policier accusé avait eu l’intention spécifique d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice lorsqu’il avait décidé de ne pas recueillir les échantillons d’haleine nécessaires pour inculper un collègue.  Pour répondre par l’affirmative, le juge du procès s’était appuyé sur des éléments de preuve qui, selon moi, démontraient que M. Beaudry n’avait pas tenté de dissimuler l’infraction et n’avait pas voulu empêcher une poursuite (par. 111).  Par conséquent, j’ai conclu que l’inférence du juge selon laquelle M. Beaudry voulait entraver la justice était manifestement contredite par la preuve même dont elle était tirée, et que le verdict était donc « déraisonnable » au sens du sous-al. 686(1)a)(i). 

[21]                          Un verdict est également déraisonnable lorsque le juge tire une inférence ou une conclusion de fait essentielle au prononcé du verdict et qu’il s’agit d’une inférence ou d’une conclusion de fait « “dont on peut démontrer qu’ell[e est] incompatibl[e]” avec une preuve qui n’est ni contredite par d’autres éléments de preuve ni rejetée par le juge du procès » (Beaudry, par. 79, le juge Binnie).  Dans ce cas, l’inférence essentielle apparemment compatible avec la preuve dont elle est tirée ne résiste pas à l’analyse contextuelle.  Il en est ainsi lorsque le juge du procès infère de certains éléments de la preuve offerte que l’accusé avait l’intention requise d’entraver la justice et que cette inférence peut être étayée par la preuve invoquée, mais qu’elle ne peut être retenue au regard d’autres éléments de preuve qui n’ont été ni contredits par des éléments de preuve différents, ni rejetés par le juge du procès.  Encore une fois, le verdict de culpabilité « serait privé de légitimité et pourrait, à juste titre [. . .], être considéré comme “déraisonnable” » (ibid.).

[22]                          Heureusement, ces deux types de verdict déraisonnable sont extrêmement rares, mais lorsqu’ils se présentent, une cour d’appel a non seulement la faculté, mais l’obligation, d’intervenir.

[23]                          La réparation dépend des circonstances de l’affaire.  Lorsque le verdict est jugé déraisonnable suivant le critère de l’arrêt Beaudry et ne saurait de toute façon se justifier eu égard à la preuve au dossier, l’acquittement est alors prononcé conformément à l’arrêt Biniaris.  Toutefois, lorsque le verdict est jugé déraisonnable suivant ce même critère et que le dossier renferme une « preuve [. . .] susceptible d’appuyer une [déclaration de culpabilité] », un nouveau procès est alors ordonné (Beaudry, par. 97). 

[24]                          La raison d’être d’un nouveau procès dans le second cas est expliquée comme suit dans l’arrêt Beaudry :

                    Nul ne devrait être reconnu coupable sur le fondement de motifs manifestement mauvais [. . .] parce qu’un autre juge (qui n’a jamais entendu l’affaire et qui ne l’entendra jamais) aurait peut-être pu, mais pas nécessairement, arriver à la même conclusion pour d’autres motifs.  Un verdict auquel on est arrivé d’une façon illogique ou irrationnelle peut difficilement devenir raisonnable du fait qu’un autre juge aurait pu raisonnablement condamner ou acquitter l’accusé.  [En italique dans l’original; par. 97.]

[25]                          Dans ce cas, l’expression « motifs manifestement mauvais » s’entend de la lacune fatale du raisonnement qui sous-tend la conclusion du juge du procès, et non du caractère insuffisant ou inadéquat des motifs à d’autres égards.  Je le répète, l’arrêt Beaudry complète — sans toutefois reprendre ou écarter — l’arrêt Sheppard, lequel continue de régir l’obligation du tribunal de première instance de motiver adéquatement ses décisions pour en permettre un examen valable en appel.  D’ailleurs, en l’absence de motifs adéquats au sens de l’arrêt Sheppard, un tribunal d’appel pourrait difficilement apprécier leur caractère raisonnable au regard de l’arrêt Beaudry.

[26]                          Le verdict auquel on arrive de façon illogique ou irrationnelle est « déraisonnable » parce qu’il n’est pas rendu de manière judiciaire ou conformément au principe de légalité.

IV

[27]                          Je conviens avec la Cour d’appel que le dossier renferme en l’espèce une [traduction] « preuve susceptible d’appuyer une déclaration de culpabilité » (par. 100).  Puisqu’un jury ayant reçu des directives appropriées et ayant agi judiciairement aurait pu raisonnablement arriver à la même conclusion que la juge du procès, le verdict de cette dernière n’est pas déraisonnable au sens de l’arrêt Biniaris.  Il ne peut non plus être qualifié de déraisonnable suivant l’arrêt Beaudry, dont la portée est plus circonscrite.

[28]                          Par conséquent, comme je le mentionne au début des présents motifs, je conviens avec le ministère public que, dans la mesure où elle paraît l’avoir fait jusqu’à un certain point, la Cour d’appel ne pouvait en l’espèce fonder son jugement sur l’arrêt Beaudry.  Toutefois, je crois opportun de rappeler que le présent arrêt, qui explique plus en détail ce qui distingue les arrêts Beaudry et Lohrer sur le plan conceptuel, n’avait pas encore été rendu et que la Cour d’appel ne pouvait en tenir compte.

[29]                          J’ai déjà exprimé l’opinion que la Cour d’appel arrive néanmoins à la bonne conclusion essentiellement pour le bon motif.

[30]                          Dans Lohrer, le juge Binnie affirme ce qui suit au nom des juges unanimes de notre Cour :

                              Le présent pourvoi est formé de plein droit contre les déclarations de culpabilité de l’appelant relativement à des accusations de voies de fait graves et de profération de menaces.  La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, à la majorité, a confirmé les déclarations de culpabilité.  Le juge Hollinrake, dissident, a considéré applicables en l’espèce les propos tenus par le juge Doherty dans l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193, p. 221 :

                              [traduction]  À mon avis, si un juge commet une erreur quant à l’essence d’un élément de preuve important et que cette erreur joue un rôle capital dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité, il s’ensuit que la déclaration de culpabilité de l’accusé n’est pas fondée exclusivement sur la preuve et ne constitue pas un verdict « juste ».

                    Le juge Doherty ajoute ceci plus loin dans le même paragraphe :

                              [traduction]  Si un appelant peut démontrer que la déclaration de culpabilité repose sur une interprétation erronée de la preuve, force est de conclure, selon moi, que l’appelant n’a pas subi un procès équitable et qu’il a été victime d’une erreur judiciaire.  Tel est le cas même si la preuve réellement produite au procès était susceptible d’étayer une déclaration de culpabilité.

                    Nous souscrivons à ces observations.  L’accusé appelant qui démontre l’existence d’une erreur judiciaire, au sens du sous‑al. 686(1)a)(iii) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , n’a pas à établir en plus que le verdict ne peut pas « s’appuyer sur la preuve », au sens du sous‑al. 686(1)a)(i).  [par. 1]

[31]                          L’erreur déterminante relevée en l’espèce est nettement du ressort de l’arrêt Lohrer, et la Cour d’appel applique explicitement et adéquatement le critère énoncé dans cet arrêt, particulièrement aux par. 94-97 des motifs détaillés de son jugement unanime :

                         [traduction]  La juge semble avoir reconnu que des éléments prouvaient que M. Sinclair et les deux autres personnes avaient eu l’intention de sortir ensemble pour commettre un autre vol qualifié.  Selon ses dires, des éléments prouvaient qu’ils étaient sortis ensemble.  Elle a qualifié [ces] éléments de probants alors qu’ils ne l’étaient pas.  Comme nous l’expliquons précédemment, il ne s’agissait pas seulement de conclusions de fait fondées sur une inférence, mais bien d’une qualification ou d’une compréhension erronée de la preuve.

. . .

                         Puisque la juge a assimilé à une preuve une chose qui n’en était pas une, elle n’a pas examiné les inférences susceptibles d’être tirées de la preuve, hormis celle que les trois hommes étaient sortis ensemble.  Par exemple, certains témoignages, en particulier celui de M. Audy concernant l’utilisation possible du téléphone au magasin, auraient pu inciter la juge à tirer une inférence différente quant aux allées et venues et à la participation de Sinclair.

                         De plus, ces erreurs de qualification [essentiellement des erreurs de compréhension de la preuve] ne visaient pas des éléments secondaires.  Comme le dit le juge Binnie au nom de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Lohrer [. . .] (au par. 2) : « L’interprétation erronée de la preuve doit porter sur l’essence plutôt que sur des détails.  Elle doit avoir une incidence importante plutôt que secondaire sur le raisonnement du juge du procès. »  La question de savoir si M. Sinclair était sur le lieu du crime constituait sans aucun doute une question fondamentale.  Les deux éléments « probants », parmi d’autres éléments de preuve, invoqués par la juge pour conclure que M. Sinclair se trouvait bel et bien sur le lieu du crime, étaient essentiels au prononcé du verdict final.  On ne saurait dire avec certitude que la juge aurait tiré la même conclusion si elle n’avait pas mal qualifié la preuve. 

[32]                          Il me paraît important d’ajouter qu’au moment d’ordonner un nouveau procès, la Cour d’appel prend la peine de rappeler expressément qu’[traduction] « [u]n tribunal d’appel doit toujours s’abstenir de décortiquer ou de disséquer les motifs du juge du procès comme s’il les scrutait à la loupe » (par. 72).  Je suis évidemment du même avis.  Avec égards pour l’opinion contraire, il faut aussi éviter d’attribuer à un mot employé dans les motifs de la Cour d’appel une signification malheureuse dissociée du contexte et contraire au sens littéral et ordinaire.

[33]                          À l’instar de la Cour d’appel, je suis troublé par [traduction] « l’apparente reconnaissance [par la juge du procès] [. . .] que des éléments prouvaient que M. Sinclair, M. Pruden-Wilson et l’adolescent avaient projeté de sortir ensemble pour commettre un autre vol qualifié » (par. 61).  Selon Le nouveau Petit Robert (2010), p. 117, l’adjectif « apparent » s’entend au premier chef de ce « [q]ui apparaît, se montre clairement aux yeux ».  Et en ce sens, l’erreur de la juge est de fait apparente et non hypothétique, ni même imputée par déduction.

[34]                          Après avoir fait état de la prétention du ministère public selon laquelle la preuve circonstancielle établit la participation de M. Sinclair à l’agression de la victime, la juge du procès affirme : [traduction] « Le ministère public renvoie à la preuve selon laquelle, avant l’agression, M. Pruden‑Wilson, M. Sinclair et l’adolescent avaient projeté de sortir ensemble pour commettre un autre vol qualifié » (par. 21 (je souligne)).  Avec égards pour ceux qui interprètent cette phrase différemment, il me paraît évident que le renvoi par la Cour d’appel à l’« apparente reconnaissance » de cette « preuve » par la juge du procès repose entièrement sur les propos de cette dernière.  Je le répète, cette mention ne relève guère de l’« hypothèse » : elle décrit bien une véritable erreur.

[35]                          De plus, il appert des motifs de la juge du procès que cette interprétation erronée de la preuve a influé sur son évaluation des autres éléments de preuve circonstancielle invoqués par le ministère public.  Au moyen d’un exemple, la Cour d’appel donne l’explication suivante : [traduction] « Puisque la juge a assimilé à une preuve une chose qui n’en était pas une, elle n’a pas examiné les inférences susceptibles d’être tirées de la preuve, hormis celle que les trois hommes étaient sortis ensemble » (extrait reproduit au par. 31).

[36]                          La prétendue intention des trois accusés de commettre un vol qualifié — et de rester ensemble à cette fin toute la nuit — sous‑tend l’inférence de la juge que M. Sinclair se trouvait sur le lieu du crime.  Il s’agit de la première étape du raisonnement menant à sa conclusion.  À aucun moment la juge n’affirme explicitement, ni même ne laisse entendre tacitement, que la « preuve » invoquée par le ministère public n’existe tout simplement pas.

[37]                          Par souci de clarté, je reproduis une fois de plus les propos de la juge du procès : [traduction] « Le ministère public renvoie à la preuve selon laquelle, avant l’agression, M. Pruden‑Wilson, M. Sinclair et l’adolescent avaient projeté de sortir ensemble pour commettre un autre vol qualifié » (je souligne encore une fois).  Vu le sens ordinaire des mots employés et le contexte dans lequel ils le sont, je ne vois aucune raison de penser que la juge du procès a voulu dire « le ministère public soutient » alors qu’elle a dit le « ministère public renvoie à la preuve ». 

[38]                          Enfin, avec égards pour mon collègue le juge LeBel, je ne puis partager son opinion (par. 60 de ses motifs) selon laquelle la preuve établissait la participation de M. Sinclair à l’agression, voire sa présence lors de la perpétration du crime.

[39]                          Premièrement, [traduction] « aucune preuve génétique n’établit que [M. Sinclair] se trouvait sur le lieu du crime » (par. 21 des motifs de la juge du procès).  Deuxièmement, il n’incombait pas à M. Sinclair de prouver qu’il n’était pas le troisième homme, l’« inconnu dont on ignore toujours l’identité » (par. 60 des motifs du juge LeBel), mais bien au ministère public de prouver qu’il l’était.

[40]                          Troisièmement, M. Sinclair n’avait pas à expliquer les coupures de son jean dont on ignorait de quand elles dataient, non plus que les lacérations à ses jambes.  La preuve à cet égard n’est ni concluante en soi, ni étayée par quelque élément de preuve criminalistique.  Elle n’établit pas davantage la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime que le sang d’un autre accusé sur le couteau de la victime.

[41]                          Quatrièmement, et ce qui importe sans doute le plus, la seule présence de M. Sinclair sur le lieu du crime — même si elle était établie — ne suffirait pas à prouver, en fait ou en droit, qu’il a pris part à l’agression.  D’ailleurs, comme l’a admis l’avocate du ministère public lors de l’audition du pourvoi, des éléments indiquent que [traduction] « plus tôt dans la soirée, [M. Sinclair] était présent, mais qu’il n’a pas participé à un autre vol qualifié » (transcription, p. 32).

V

[42]                          Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi, de confirmer l’arrêt de la Cour d’appel, d’annuler la déclaration de culpabilité visant l’intimé et d’ordonner un nouveau procès.

                    Version française du jugement des juges LeBel, Deschamps et Rothstein rendu par

[43]                          Le juge LeBel — J’ai pris connaissance des motifs du juge Fish.  Je ne peux malheureusement pas convenir avec lui que la Cour d’appel du Manitoba a eu raison d’ordonner un nouveau procès parce que, dans son jugement, la juge du procès aurait mal interprété la preuve et aurait donc commis une erreur qui correspond à la norme établie dans l’arrêt R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732.  Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité visant l’intimé.

[44]                          Avant de passer au principal point de désaccord avec mon collègue, j’examinerai brièvement les questions de droit en litige.  D’abord, la Cour doit déterminer en l’espèce si, dans l’arrêt R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, le juge Fish, dissident quant à l’issue du pourvoi, accroît la « portée traditionnelle » du sous-al. 686(1) a)(i) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46  (par. 77), qu’avaient définie R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, et R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381.  À mon avis, dans Beaudry, grâce aux motifs essentiellement concordants du juge Binnie sur ce point, l’opinion du juge Fish selon laquelle un verdict est « déraisonnable » au sens du sous-al. 686(1) a)(i) du Code criminel  lorsqu’on est parvenu à celui-ci d’une manière « illogique ou irrationnelle » (par. 97) a emporté la majorité (motifs du juge Fish, par. 17).  Je reconnais également que les motifs du juge Fish dans cet arrêt représentent l’état du droit à cet égard.

[45]                          En raison de cette première conclusion, la deuxième question litigieuse — plus subtile — porte sur le problème du type d’erreur qui commande l’intervention en appel en vertu du sous-al. 686(1) a)(i) du Code   criminel , et que la Cour a tenté de préciser dans Beaudry.  Des observations du juge Fish, avec lesquelles je suis complètement d’accord, expriment clairement ce dont cet arrêt ne décide pas (par. 3-4) :

                        Bien qu’un verdict fondé sur une erreur quant à l’essence de la preuve puisse fort bien être « déraisonnable » au sens général de ce terme, l’arrêt Beaudry ne s’applique pas à ce type d’erreur, qui est plutôt régi par l’arrêt R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732.  L’arrêt Beaudry ne s’applique pas non plus à la décision de première instance qui est inintelligible à cause de motifs insuffisants, comme celle contestée dans l’arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869. 

                        L’arrêt Beaudry ne modifie en rien les principes bien établis du contrôle en appel énoncés dans R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, et R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381.

Le juge Fish ajoute que « le critère établi dans Beaudry permet de déterminer si le verdict est raisonnable, notamment en s’attachant à la logique des conclusions de fait ou des inférences tirées de la preuve admise au procès » (par. 15 (en italique dans l’original)).  Même si j’ai souscrit à l’opinion de la juge Charron dans Beaudry, je suis convaincu que les motifs du juge Fish en l’espèce expliquent toutefois le point de vue majoritaire dans ce dossier.  Pour cette raison, je suis d’accord avec ses motifs sur ce point.

[46]                          Mon désaccord avec le juge Fish ne porte donc pas sur son opinion concernant la compatibilité de Beaudry avec la portée accrue donnée ainsi au sous‑al. 686(1)a)(i).  Je ne critique pas non plus l’opinion de mon collègue laissant entendre que la Cour d’appel du Manitoba aurait commis une erreur de droit en fondant son jugement sur cet arrêt.  Ma seule divergence avec le juge Fish a pour objet l’application de l’arrêt Lohrer aux faits de la présente affaire.  En effet, je ne partage pas son avis selon lequel la Cour d’appel a relevé dans les motifs de la juge du procès une erreur qui « est nettement du ressort de l’arrêt Lohrer » (motifs du juge Fish, par. 5).  J’estime plutôt que la juge n’a pas commis d’erreur justifiant la réformation de son jugement en appel.

[47]                          Au nom des juges unanimes de la Cour d’appel, les juges Hamilton et Freedman concluent que la juge du procès interprète mal la preuve lorsqu’elle affirme que M. Sinclair était partie à un projet de vol qualifié (2009 MBCA 71, 240 Man. R. (2d) 135).  À leur avis, cette erreur d’interprétation vicie le raisonnement de la juge sous deux rapports :

[traduction] La juge a inféré que MM. Sinclair et Pruden-Wilson avaient toujours été ensemble, mais elle a fondé son inférence en partie sur la « preuve » à laquelle renvoie le ministère public, alors qu’il n’existait pas de preuve en ce sens.  Qui plus est, elle a ensuite conclu que M. Sinclair était l’un des agresseurs en s’appuyant en partie sur la « preuve » que M. Pruden‑Wilson et lui étaient sortis ensemble.  [par. 71]

Le juge Fish fait sienne cette interprétation des motifs de la juge du procès.  Il écrit qu’« elle a tort de considérer comme une preuve la thèse du ministère public relative à un deuxième vol projeté et à la présence de M. Sinclair lors de la perpétration de cet autre vol qualifié » (par. 9 (en italique dans l’original)).

[48]                          Pour les juges Hamilton et Freedman, cette double interprétation erronée de la preuve équivaut donc à une erreur judiciaire au sens du sous-al. 686(1)a)(iii) du Code criminel .  Associée à un certain nombre d’autres facteurs, elle forme selon eux l’assise des inférences tirées par la juge du procès au sujet de la présence de M. Sinclair lors de l’agression sauvage de M. Lecours et de sa participation à celle‑ci.  Ils ajoutent :

[traduction]  De plus, ces erreurs de qualification ne visaient pas des éléments secondaires. [. . .]  La question de savoir si M. Sinclair était sur le lieu du crime constituait sans aucun doute une question fondamentale.  Les deux éléments « probants », parmi d’autres éléments de preuve, invoqués par la juge pour conclure que M. Sinclair se trouvait bel et bien sur le lieu du crime, étaient essentiels au prononcé du verdict final.  On ne saurait dire avec certitude que la juge aurait tiré la même conclusion si elle n’avait pas mal qualifié la preuve.  [Je souligne; par. 97.]

[49]                          Je conviens que le dossier ne contient aucune preuve d’un projet de vol qualifié auquel aurait été partie M. Sinclair, mais je ne saurais conclure que la juge du procès s’est appuyée sur pareille « preuve » pour inférer que M. Sinclair se trouvait sur le lieu du crime. À mon avis, la juge n’a pas vraiment commis l’erreur que lui reproche la Cour d’appel.  Pour déclarer M. Sinclair coupable, elle a tiré deux inférences fondamentales : (1) il s’est trouvé sur le lieu du crime et (2) il était l’un des agresseurs de M. Lecours (2007 MBQB 219, 219 Man. R. (2d) 63).  Il importe de ne pas se méprendre sur la preuve qui a amené la juge du procès à tirer ces deux inférences.  Au sujet de la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime, la juge examine la preuve circonstancielle offerte par le ministère public et elle conclut ainsi :

-                           M. Sinclair, M. Pruden‑Wilson et l’adolescent étaient tous absents de la résidence au moment de l’agression de la victime (par. 21);

-                           M. Sinclair savait que M. Pruden‑Wilson avait été poignardé, car (1) il était rentré en coup de vent quelques minutes seulement après l’incident et (2) il avait ensuite mené les recherches pour retrouver M. Pruden‑Wilson, qui gisait toujours dans la neige, ensanglanté (par. 12, 19 et 21);

-                           la preuve génétique relie M. Pruden-Wilson au crime et le sang de M. Pruden‑Wilson a été retrouvé sur le jeans et le blouson à capuchon de M. Sinclair (par. 21).

[50]                          De cette preuve qu’elle apprécie correctement, la juge du procès infère [traduction] « que MM. Sinclair et Pruden-Wilson sont toujours demeurés ensemble et que M. Sinclair était sur le lieu du crime » (par. 21).  Le dossier étaye cette inférence malgré l’absence d’un élément de preuve établissant l’existence d’un projet de vol qualifié. Le raisonnement de la juge du procès ne révèle aucune qualification erronée de la preuve.  Avec égards, il est inexact de dire que la juge du procès se fonde sur l’existence d’un projet de vol qualifié pour inférer que M. Sinclair se trouvait sur le lieu du crime.  En effet, ses motifs ne permettent pas de conclure qu’elle retient la thèse du ministère public d’un projet de vol qualifié auquel aurait participé M. Sinclair.  La juge renvoie seulement à ce projet en tant qu’élément de la thèse du ministère public (par. 21) :

                        [traduction]  Quant à M. Sinclair, aucune preuve génétique n’établit qu’il se trouvait sur le lieu du crime.  La preuve à cet égard est circonstancielle.  Le ministère public soutient que la preuve circonstancielle établit hors de tout doute raisonnable la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime et sa participation à l’agression illégale de M. Lecours.  Le ministère public renvoie à la preuve selon laquelle, avant l’agression, M. Pruden‑Wilson, M. Sinclair et l’adolescent avaient projeté de sortir ensemble pour commettre un autre vol qualifié.  Bien que personne ne les ait vus partir ensemble du 110 Kushner, ils se sont clairement absentés de la résidence durant un certain temps aux petites heures du matin.  En outre, lorsque M. Sinclair y est revenu, il savait que M. Pruden‑Wilson avait été poignardé.  Selon le rapport médico-légal, du sang de M. Pruden‑Wilson se trouvait sur le jeans et le blouson à capuchon de M. Sinclair.  De plus, le témoignage de M. Audy révèle que M. Sinclair a mené leurs recherches subséquentes pour trouver M. Pruden‑Wilson, et l’agent Tully a témoigné que MM. Audy et Sinclair couraient (et ont été arrêtés) à l’endroit où se trouvait M. Pruden‑Wilson, qui gisait dans la neige, ensanglanté.  Je suis convaincue que la seule inférence logique susceptible d’être tirée de tous ces éléments de preuve est que MM. Sinclair et Pruden‑Wilson sont toujours demeurés ensemble et que M. Sinclair était sur le lieu du crime.  [Je souligne.]

[51]                          Ce passage des motifs de la juge aurait certes pu être mieux rédigé, mais il demeure sans équivoque.  Dans son contexte, il ne permet pas de conclure que la juge assimile à tort à une preuve la thèse du ministère public qu’un projet de commettre un vol qualifié auquel aurait participé M. Sinclair avait été formé.  En fait, elle dit clairement inférer que M. Sinclair était sur le lieu du crime même si aucun élément, tel le départ simultané des trois jeunes hommes, ne prouve l’existence du projet.  À mon sens, ses motifs révèlent donc sa conviction hors de tout doute raisonnable, indépendamment de la question de savoir si le ministère public a établi l’existence du projet de vol qualifié, que M. Sinclair se trouvait sur le lieu du crime.  La juge expose certaines des prétentions du ministère public au début du paragraphe précité tandis qu’à la fin, elle explique ce qui l’amène à conclure que M. Sinclair était sur le lieu du crime.  La Cour d’appel n’était pas fondée à confondre la mention d’un volet de la thèse du ministère public avec l’acceptation par la juge d’une preuve appuyant cet argument.

[52]                          Comme je tiens à le souligner, la Cour d’appel ne conclut pas que l’erreur reprochée à la juge du procès ressort nettement de ses motifs.  D’ailleurs, les juges Hamilton et Freedman font état de [traduction] « l’apparente reconnaissance [par la juge du procès] [. . .] que des éléments prouvaient que M. Sinclair, M. Pruden‑Wilson et l’adolescent avaient [planifié] commettre un autre vol qualifié » (par. 61 (je souligne)).  Même en l’absence de toute reconnaissance explicite par la juge du procès, la Cour d’appel paraît « induire » que le fondement de son inférence était vicié.  Par conséquent, la décision de la Cour d’appel d’ordonner un nouveau procès repose uniquement sur cette erreur implicite, mais « apparente ».

[53]                          Le tribunal d’appel qui examine les motifs d’un jugement de première instance ne doit pas assimiler le silence à propos d’un fait à une reconnaissance de l’existence de celui-ci (R. c. O’Brien, 2011 CSC 29, [2011] 2 R.C.S. 485, par. 16).  À mon avis, une erreur « apparente » (p. ex., une erreur que le juge du procès a peut-être commise) ne suffit pas pour ordonner un nouveau procès au motif qu’une erreur judiciaire découle d’une interprétation erronée de la preuve.  Lorsqu’il applique le critère de l’arrêt Lohrer, le tribunal d’appel ne doit ordonner un nouveau procès que si le juge du procès a commis une erreur véritable, et non une erreur hypothétique.  Les motifs doivent clairement ou essentiellement révéler l’existence d’une erreur réelle.  Lorsqu’une telle erreur est effectivement commise, la juridiction d’appel peut aisément expliquer pourquoi elle vicie fondamentalement le raisonnement du juge du procès et préciser où elle se trouve dans les motifs, car elle devient alors assez évidente.

[54]                          Dans R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, [2008] 1 R.C.S. 5, la juge Abella fait remarquer que dans l’arrêt, maintes fois cité, R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), sur lequel repose le critère de l’arrêt Lohrer, le juge Doherty incite à juste titre « les juges d’appel [à] ne pas disséquer, décortiquer ni examiner à la loupe les motifs d’un juge de première instance » (par. 11).  En toute déférence, le raisonnement de la Cour d’appel en l’espèce, auquel souscrit mon collègue le juge Fish, fait fi de cette mise en garde.  La décision d’ordonner un nouveau procès découle d’une interprétation indûment sévère des motifs de la juge du procès et ne respecte pas l’essentiel de son raisonnement.  D’ailleurs, ni la Cour d’appel ni le juge Fish ne sont capables, d’une part, de déterminer le passage où la juge du procès adhère à la thèse du ministère public d’un projet de vol qualifié auquel aurait participé M. Sinclair et, d’autre part, d’expliquer de manière convaincante en quoi cette « erreur d’interprétation » touche le cœur de son raisonnement. 

[55]                          Je suis donc d’avis que la juge du procès ne conclut pas à la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime à partir de la « preuve » invoquée par le ministère public concernant un projet de vol qualifié.  Il ressort du sens ordinaire de ses motifs qu’après examen de l’ensemble de la preuve pertinente, notamment des éléments de preuve établissant que les individus en cause étaient tous absents de la résidence au moment de l’agression, que M. Sinclair avait signalé, peu après celle-ci, que M. Pruden‑Wilson avait été poignardé, et que du sang de M. Pruden‑Wilson a été prélevé sur le jeans et le blouson à capuchon de M. Sinclair, la juge infère que les trois jeunes hommes sont [traduction] « toujours demeurés ensemble » et que M. Sinclair se trouvait sur le lieu du crime.

[56]                          Même si j’avais été prêt à admettre, aux fins du débat, que la juge du procès retient la thèse du ministère public d’un projet de vol qualifié auquel aurait participé M. Sinclair, j’aurais tout de même estimé qu’il n’existe aucun lien important entre l’interprétation erronée et l’inférence tirée par la juge au sujet de la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime.  Pour qu’une erreur d’interprétation de la preuve atteigne l’importance exigée par le critère de l’arrêt Lohrer, elle doit toucher un élément clé du raisonnement dont est issue la déclaration de culpabilité (Lohrer, par. 2, le juge Binnie).  Comme l’affirme avec justesse le juge Binnie dans cet arrêt, la norme établie par le juge Doherty dans Morrissey est stricte (par. 2).  Autrement dit, une erreur d’appréciation de la preuve n’est assimilable à une erreur judiciaire que lorsque son élimination du jugement saperait l’assise du raisonnement dont découle la déclaration de culpabilité.

[57]                          En l’espèce, la suppression de l’« erreur » n’aurait pas cet effet.  La preuve circonstancielle admise au procès ne permet pas de douter sérieusement que la juge aurait néanmoins conclu que M. Sinclair se trouvait sur le lieu du crime lors de l’agression de M. Lecours.  À mon sens, si l’on pouvait en fait supposer que la juge du procès a reconnu la « preuve » d’un projet de vol qualifié, cette reconnaissance serait manifestement accessoire à sa conclusion selon laquelle M. Sinclair se trouvait sur le lieu du crime.  Le peu d’importance accordé au projet de vol qualifié allégué n’est pas non plus surprenant : M. Sinclair était inculpé d’homicide involontaire coupable, et non de complot en vue de commettre un vol qualifié.  La preuve d’un tel projet aurait sans doute affermi l’inférence que MM. Sinclair et Pruden-Wilson étaient [traduction] « toujours demeurés ensemble », mais elle n’avait pas à viser un élément clé du raisonnement de la juge du procès car elle ne portait pas sur un fait qu’il incombait au ministère public de prouver.

[58]                          Dans ses motifs, le juge Fish minimise le caractère convaincant de la preuve sur laquelle la juge du procès fonde le verdict en la qualifiant de « preuve circonstancielle apparemment incriminant[e] » (par. 8).  À cet égard, le fait que M. Sinclair a signalé, quelques minutes seulement après l’incident, que M. Pruden‑Wilson avait été poignardé, et la présence sur ses vêtements du sang de M. Pruden‑Wilson constituent des éléments de preuve non contestés qui sont plus qu’« apparemment incriminants ».  En outre, la minimisation de l’importance de la preuve circonstancielle par le juge Fish ne respecte pas la teneur du raisonnement de la juge du procès.  Il importe alors de s’interroger davantage sur la signification du point de vue qu’adopte mon collègue. 

[59]                          Le juge Fish affirme essentiellement que le raisonnement qui amène la juge du procès à déclarer M. Sinclair coupable repose sur la « preuve » d’un projet de vol qualifié.  Il convient donc avec la Cour d’appel qu’[traduction] « [o]n ne saurait dire avec certitude que la juge aurait tiré la même conclusion si elle n’avait pas mal qualifié la preuve » (par. 97).  En toute déférence, j’estime que cet argument non seulement surestime l’importance du renvoi à ce projet de vol qualifié, mais aussi laisse entendre à tort que si elle n’avait pas mal interprété la preuve à cet égard, la juge aurait vraisemblablement pu entretenir un doute raisonnable quant à la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime.

[60]                          Un tel argument suppose que la juge du procès aurait pu conclure que M. Lecours a été agressé sauvagement par trois hommes, y compris un inconnu dont on ignore toujours l’identité, et que M. Sinclair a simplement croisé son ami blessé par hasard dans les minutes qui ont suivi l’agression.  J’ai du mal à comprendre comment la juge aurait pu logiquement arriver à pareille conclusion.  Il est encore plus difficile d’envisager cette possibilité lorsque la preuve de la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime est considérée de pair avec celle sur laquelle se fonde la juge pour conclure qu’il a pris part à l’agression.  À cet égard, la preuve admise au procès établit les faits suivants :

-                           Emilia Rzedzian, dont le témoignage a été jugé digne de foi, a vu trois jeunes hommes donner des coups de pied à la victime (par. 15 et 22);

-                           un couteau a été trouvé sur les lieux et on a prélevé sur sa lame du sang de M. Pruden‑Wilson (par. 19);

-                           on a constaté des coupures sur le jeans de M. Sinclair de même que sur celui de M. Pruden-Wilson (par. 20‑22);

-                           les photos prises par la police montrent des lacérations aux jambes de M. Sinclair qui correspondent à peu près à l’emplacement des coupures (par. 22).

[61]                          En définitive, le ministère public a raison lorsqu’il plaide que la conclusion selon laquelle [traduction] « un tiers inconnu, portant lui aussi des vêtements de couleur pâle, a pris part à l’agression du défunt pour ensuite disparaître au moment même où [M. Sinclair] apparaissait soudain dans un champ à l’écart pour venir en aide à M. Pruden-Wilson tout en présentant, par coïncidence en quelque sorte, des coupures à ses vêtements et des lacérations à ses jambes semblables à celles constatées chez les autres agresseurs, est tout à fait hypothétique et improbable » (m.a., par. 67).  Les motifs de la juge du procès n’incitent nullement à croire qu’elle aurait pu arriver à une conclusion aussi illogique si elle avait rejeté expressément la thèse du ministère public d’un projet de vol qualifié, bien au contraire.  D’ailleurs, la juge affirme que la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime constitue la seule [traduction] « inférence logique » possible, donnant ainsi à entendre qu’il serait illogique de conclure à l’absence de l’intéressé.

[62]                          Du point de vue factuel, deux conclusions seulement sont possibles en l’espèce : ou bien M. Sinclair se trouvait sur le lieu du crime et, suivant la preuve admise au procès, faisait partie des agresseurs, ou bien il se trouvait ailleurs au moment de l’agression.  À la lumière du texte et de la structure de ses motifs, je suis convaincu que la juge du procès a trouvé la preuve circonstancielle fort incriminante vis‑à‑vis de M. Sinclair.  J’estime que la thèse du projet de vol qualifié n’a pas eu sur son raisonnement l’influence que lui attribue le juge Fish.  Par conséquent, à supposer même qu’elle ait vraiment mal interprété la preuve relative à un projet de vol qualifié, cette erreur n’aurait pas atteint le degré d’importance requis par le critère de l’arrêt Lohrer.  La prétention selon laquelle une reconnaissance explicite de l’absence de preuve sur ce point aurait pu susciter un doute raisonnable chez la juge du procès au sujet de la présence de M. Sinclair sur le lieu du crime est incompatible avec le raisonnement à l’issue duquel la juge prononce la déclaration de culpabilité.

[63]                          Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité visant l’intimé.

                    Version française des motifs rendus par

                    La juge Charron

1.   Introduction

[64]                          L’intimé, Terrence Sinclair, a été déclaré coupable d’homicide involontaire coupable à l’issue d’un procès devant juge seul (2007 MBQB 219, 219 Man. R. (2d) 63).  La déclaration de culpabilité repose sur la conclusion de la juge du procès selon laquelle M. Sinclair a participé, de concert avec son coaccusé et un adolescent, à l’agression qui a causé la mort de la victime.

[65]                          Devant la Cour d’appel du Manitoba, M. Sinclair a contesté sa déclaration de culpabilité au motif qu’elle était déraisonnable.  La Cour d’appel conclut que la juge du procès a mal qualifié ou mal interprété la preuve en inférant, d’une part, que M. Sinclair avait projeté de sortir avec son coaccusé et l’adolescent pour aller commettre un vol qualifié et, d’autre part, qu’ils avaient été ensemble à l’extérieur de la résidence au moment de l’agression funeste.  À son avis, ces inférences reposent, du moins en partie, sur une « preuve » inexistante et elles ne portent pas sur des éléments secondaires.  Selon elle, [traduction] « il n’y a pas de fondement aux conclusions sur lesquelles repose en grande partie le verdict  » (2009 MBCA 71, 240 Man. R. (2d) 135, par. 98).  La Cour d’appel conclut donc, en disant s’appuyer sur l’arrêt R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, que le verdict est déraisonnable, et elle ordonne un nouveau procès puisque la preuve est susceptible d’appuyer une déclaration de culpabilité.

[66]                          Le ministère public interjette appel avec l’autorisation de la Cour et soulève deux questions.  Premièrement, il demande à la Cour de clarifier le critère énoncé dans Beaudry aux fins de déterminer qu’un verdict est déraisonnable ou non au sens du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel , L.R.C.  1985, ch. C‑46 .  Dans cet arrêt, la Cour se prononce à cinq voix contre quatre en faveur de l’élargissement du critère traditionnellement applicable en la matière, mais les avis se répartissent différemment en ce qui concerne l’application du critère proposé, une division qui rend quelque peu incertain le critère applicable.  Deuxièmement, le ministère public fait valoir qu’aucun des sous‑alinéas de l’al. 686(1)a) ne saurait fonder l’annulation du verdict.  Vu l’inexistence en l’espèce d’une erreur de droit, d’une erreur judiciaire ou d’un verdict déraisonnable, le ministère public soutient que la Cour d’appel a eu tort d’ordonner un nouveau procès, et il sollicite le rétablissement de la déclaration de culpabilité.

[67]                          J’ai pris connaissance des motifs du juge LeBel et de ceux du juge Fish.  En ce qui a trait à la première question, je souscris en grande partie à l’opinion du juge Fish concernant l’incidence de l’arrêt Beaudry sur le critère qui permet de déterminer qu’un verdict est déraisonnable au sens du sous-al. 686(1)a)(i).  Plus particulièrement, je conviens que Beaudry ne modifie aucun des critères applicables pour le contrôle en appel fondé sur l’al. 686(1)a).  Comme le mentionne le juge Fish :

                         L’arrêt Beaudry ne modifie en rien les principes bien établis du contrôle en appel énoncés dans R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, et R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381.  [par. 4]

                    . . . L’arrêt Beaudry ne s’applique pas non plus à la décision de première instance qui est inintelligible à cause de motifs insuffisants, comme celle contestée dans l’arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869.  [par. 3]

[68]                          Qui plus est, l’arrêt Beaudry ne modifie pas non plus le critère établi dans R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732.  Je conviens donc avec le juge Fish que, « dans la mesure où elle paraît l’avoir fait jusqu’à un certain point, la Cour d’appel n’aurait pas dû, en l’espèce, fonder son jugement sur l’arrêt Beaudry » (par. 5).  Comme il l’explique, « [m]ême si l’interprétation erronée de la preuve peut permettre d’établir le caractère déraisonnable d’un verdict au sens des arrêts Yebes et Biniaris, l’arrêt Beaudry ne vise pas l’erreur de ce type » (par. 14).  Si, comme le soutient la Cour d’appel, la juge du procès a effectivement mal interprété la preuve, le juge Fish affirme à bon droit qu’une erreur de ce genre relève nettement de l’arrêt Lohrer.  Par contre, je conviens avec le juge LeBel que la Cour d’appel a tort de conclure que la juge du procès a commis une erreur qui satisfait à la norme établie dans l’arrêt Lohrer.  Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité de M. Sinclair pour les motifs énoncés par le juge LeBel.

[69]                          Même si Beaudry ne modifie aucun des critères établis antérieurement, la méthode d’interprétation retenue par les juges majoritaires, et reprise en l’espèce, a bel et bien eu pour effet d’élargir le critère permettant de conclure au caractère déraisonnable du verdict au sens du sous‑al. 686(1)a)(i).  Suivant le critère traditionnel établi dans les arrêts Yebes et Biniaris et qui demeure applicable, il faut évaluer le caractère raisonnable du verdict au regard de l’ensemble de la preuve offerte au procès (R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381).  Toutefois, lorsque le verdict contesté est celui d’un juge siégeant seul, on peut aussi en évaluer le caractère raisonnable « en s’attachant à la logique des conclusions de fait ou des inférences tirées de la preuve admise au procès », pour reprendre les termes employés par le juge Fish (par. 15 (en italique dans l’original)).  Il est cependant plus difficile d’expliquer de quelle manière ce volet supplémentaire du critère de la raisonnabilité doit s’appliquer lors du contrôle en appel.  C’est sur ce point que je suis en désaccord avec l’analyse du juge Fish.

[70]                          Si je comprends bien ses motifs, le juge Fish explique comment peut intervenir ce critère élargi en décrivant les différentes erreurs d’appréciation de la preuve ou de constatation des faits qui sont susceptibles de déboucher sur un verdict tenu à juste titre pour déraisonnable.  Voir notamment les par. 16 et 19-21.  Il peut fort bien exister un lien logique entre certaines erreurs touchant à l’essence de la preuve et au caractère raisonnable du verdict.  Or, malgré tout le respect que je dois à mon collègue, j’estime que son « analyse axée sur le raisonnement », si je puis l’appeler ainsi, n’est guère utile, car elle oblige le tribunal d’appel à faire des distinctions plutôt subtiles entre les différents types d’erreur pour cerner le critère à appliquer.  L’établissement de telles distinctions se révèle particulièrement ardu en ce qu’il est difficile de définir avec précision le processus de constatation des faits.  Par exemple, dans quel cas le juge du procès tire-t-il une conclusion de fait « qui est clairement contredite par la preuve qu’il invoque à l’appui » (motifs du juge Fish, par. 16) au lieu de commettre une « erreur quant à l’essence d’un élément de preuve important » (Lohrer, par. 1, citant R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), p. 221)?  Quelle est en vérité la différence entre une « erreur quant à l’essence [de la] preuve » (Lohrer) et une conclusion « dont on peut démontrer qu’elle est incompatible avec une preuve qui n’est ni contredite par d’autres éléments de preuve ni rejetée par le juge [du procès] » (motifs du juge Fish, par. 16)?

[71]                          La présente affaire montre bien la difficulté.  Comme le conclut lui‑même le juge Fish, il convient d’évaluer l’incidence sur le verdict des erreurs — du type considéré par la Cour d’appel — commises par le juge du procès dans l’appréciation de la preuve et dans son raisonnement non pas en se demandant si le verdict est déraisonnable, mais bien s’il emporte une erreur judiciaire au sens du sous-al. 686(1)a)(iii).

[72]                          À mon humble avis, on saisit mieux la portée du critère permettant de conclure au caractère déraisonnable du verdict aux fins du sous‑al. 686(1)a)(i) — critère élargi dans Beaudry — si l’on fait porter l’examen sur la conclusion tirée à l’issue du procès plutôt que sur l’appréciation de la preuve par le juge du procès ou sur le raisonnement à l’origine de son verdict.  Comme je l’explique ci‑après, s’attacher au verdict accroît la compatibilité avec le texte de la disposition, son contexte et son historique, ainsi que la jurisprudence.  Cette démarche permet aussi d’éviter de brouiller inutilement la ligne de démarcation entre le verdict déraisonnable au sens du sous-al. 686(1)a)(i) et l’interprétation erronée de la preuve emportant erreur judiciaire au sens du sous-al. 686(1)a)(iii).

2.   Analyse

[73]                          Nous sommes appelés à trancher une question d’interprétation législative.  Bien déterminer la portée du sous‑al. 686(1)a)(i) exige que l’on examine dans son contexte le pouvoir de réformation en appel que confère cette disposition selon le sens grammatical et ordinaire qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la loi et l’intention du législateur.  Je commence par le contexte législatif.

[74]                          Le législateur prévoit à l’art. 686  du Code criminel  une gamme complète de pouvoirs en matière d’appel pour corriger tant l’erreur de procédure que l’erreur de fond commises lors du procès.  La disposition visée en l’espèce est le sous‑al. 686(1)a)(i), auquel je renvoie parfois lapidairement en parlant du moyen du « verdict déraisonnable ».  Le verdict déraisonnable est l’un des trois motifs prévus à l’al. 686(1)a) pour écarter une déclaration de culpabilité en appel.  Voici les trois moyens :

                            686.  (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d’appel :

                             a)    peut admettre l’appel, si elle est d’avis, selon le cas :

                                    (i)      que le verdict devrait être rejeté pour le motif qu’il est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve,

                                    (ii)     que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit,

                                    (iii)    que, pour un motif quelconque, il y a eu erreur judiciaire;

[75]                          Prévu au sous‑al. 686(1)a)(ii), le pouvoir de modifier le jugement de première instance pour le motif qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit est atténué par le sous‑al. 686(1)b)(iii) :

                             b)    [la cour d’appel] peut rejeter l’appel, dans l’un ou l’autre des cas suivants :

. . .

                                    (iii)    bien qu’elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii), l’appel pourrait être décidé en faveur de l’appelant, elle est d’avis qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit,

Il importe de signaler que cette disposition, communément qualifiée de réparatrice, ne s’applique pas au verdict qui est déraisonnable au sens du sous‑al. 686(1)a)(i).

[76]                          Considérés ensemble, les trois moyens qui permettent à une cour d’appel d’annuler une déclaration de culpabilité ont clairement le même objectif. Dans Morrissey, le juge Doherty précise bien leur raison d’être (p. 219) :

                         [traduction]  Bien que l’al. 686(1)a) prévoie trois motifs distincts pour lesquels [une cour d’appel] peut annuler une déclaration de culpabilité, ces motifs ont tous la même raison d’être.  Une déclaration de culpabilité découlant d’une erreur judiciaire ne saurait être maintenue.  Le sous-alinéa 686(1)a)(i) vise l’erreur judiciaire la plus évidente : une déclaration de culpabilité qu’aucun juge des faits ayant reçu des directives adéquates n’aurait pu rendre au vu de la preuve offerte au procès.  Considéré de pair avec le sous‑al. 686(1)b)(iii), le sous‑al. 686(1)a)(ii) présume qu’une erreur de droit entraîne une erreur judiciaire, à moins que le ministère public ne puisse prouver le contraire avec la certitude requise.  Le sous‑alinéa 686(1)a)(iii) vise les autres erreurs judiciaires qui ne relèvent pas des deux sous‑alinéas précédents. [Je souligne.]

[77]                          Il va de soi que lorsqu’il définit la portée du critère du caractère raisonnable, le juge Doherty renvoie au critère traditionnel issu des arrêts Yebes et Biniaris, sur lequel je reviendrai.  Toutefois, comme l’indique clairement son libellé, le sous-al. 686(1)a)(i) s’attache à la conclusion tirée au procès.  Il dispose que le verdict doit être rejeté lorsqu’il est déraisonnable ou qu’il ne peut s’appuyer sur la preuve.  Dans Beaudry, le juge Fish se dit d’avis que l’emploi de la conjonction disjonctive « ou » au sous-al. 686(1)a)(i) indique que « le législateur avait clairement l’intention d’établir une distinction entre les verdicts qui ne peuvent pas s’appuyer sur la preuve et ceux qui peuvent à juste titre être qualifiés de déraisonnables pour un autre motif » (par. 89 (en italique dans l’original)).  Je reconnais qu’un verdict peut être déraisonnable même s’il peut s’appuyer sur la preuve.  Comme je le signale dans Beaudry, les verdicts incompatibles en sont un bon exemple (R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381, par. 14, cité dans Beaudry, par. 57).  En outre, dans Beaudry, les juges majoritaires concluent qu’un verdict peut être déraisonnable en raison des vices fondamentaux du raisonnement qui y mène.

[78]                          J’estime toutefois qu’il ne faut pas voir dans l’emploi de la conjonction disjonctive « ou » l’intention du législateur de faire en sorte que l’analyse du caractère raisonnable du verdict rendu par un juge seul s’attache non plus à la conclusion tirée à l’issue du procès, mais au raisonnement qui y mène.  Comme le fait valoir à juste titre l’intervenant le procureur général de l’Ontario, pareille interprétation est incompatible avec l’historique de l’al. 686(1) a) du Code criminel , qu’il résume succinctement au par. 7 de son mémoire :

                         [traduction]  Au Canada, le pouvoir d’écarter une déclaration de culpabilité pour le motif qu’elle est « déraisonnable » ou qu’elle « ne peut pas s’appuyer sur la preuve » existe depuis 1923 et s’inspire de l’art. 4 de la Criminal Appeal Act d’Angleterre.  Au départ, le pouvoir ne pouvait être exercé qu’à l’égard du verdict d’un jury.  Les modifications apportées au Code en 1955 [sic] ont remplacé les mots « verdict du jury » par le seul mot « verdict », permettant ainsi d’invoquer le moyen à l’encontre du verdict d’un juge seul.  Rien ne porte cependant à croire que le législateur entendait alors modifier la disposition de façon que sa raison d’être ne se limite pas à assurer le caractère raisonnable de la conclusion.  La disposition relative au « verdict déraisonnable » demeure inchangée depuis 1955.  [Italique omis.]

Il appert de l’historique de la disposition que les termes « déraisonnable » et « ne peut pas s’appuyer sur la preuve » visent tous deux tant le verdict du jury que celui du juge du procès.  Ainsi, l’emploi par le législateur de la conjonction « ou » au sous‑al. 686(1)a)(i) ne commande pas que l’on s’attache au raisonnement qui mène au verdict du juge du procès contesté en appel.  En fait, lorsqu’on examine la disposition dans son contexte et selon son sens grammatical et ordinaire, il appert que la cour d’appel doit s’attacher au verdict.

[79]                          Avant l’arrêt Beaudry, le critère d’application du moyen fondé sur le verdict déraisonnable prévu au sous‑al. 686(1)a)(i) était établi.  Il fallait déterminer le caractère raisonnable du verdict au regard de l’ensemble de la preuve offerte au procès.  Dans Yebes, un arrêt portant sur le verdict d’un jury, la Cour avait formulé ainsi le critère (p. 186) :

                    La fonction de la Cour d’appel, aux termes du sous‑al. 613(1)a)(i) du Code criminel , dépasse la simple conclusion qu’il y a des éléments de preuve à l’appui d’une déclaration de culpabilité.  La Cour [d’appel] doit déterminer d’après l’ensemble de la preuve si le verdict est l’un de ceux qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre.  Bien que la Cour d’appel ne doive pas simplement substituer son opinion à celle du jury, afin d’appliquer le critère elle doit réexaminer l’effet de la preuve et aussi dans une certaine mesure la réévaluer.  Ce processus sera le même que l’affaire soit fondée sur une preuve circonstancielle ou une preuve directe.  [Je souligne.]

[80]                          Le critère de l’arrêt Yebes est formulé en fonction du verdict d’un jury.  La question soumise à notre Cour dans Beaudry et en l’espèce est celle de savoir si le même critère vaut pour le verdict d’un juge seul.  Dans Beaudry, la Cour est divisée sur ce point et, comme je le mentionne au début des présents motifs, cette division rend le critère applicable quelque peu incertain.  En l’espèce, la Cour confirme que le critère des arrêts Yebes et Biniaris vaut toujours, mais que l’arrêt Beaudry ajoute bel et bien une dimension nouvelle, mais de portée limitée, au critère du verdict déraisonnable dans le cas d’un procès devant juge seul.  Le vice entachant le raisonnement du juge du procès peut exceptionnellement rendre le verdict déraisonnable même si le verdict pouvait par ailleurs être prononcé eu égard à la preuve.  Comme le fait remarquer le juge Fish, les verdicts déraisonnables du type visé par le critère de l’arrêt Beaudry « sont extrêmement rares » (par. 22).

[81]                          Il me paraît important de souligner que même s’il peut désormais aller au‑delà de la preuve admise au procès et tenir compte des vices du raisonnement pour déterminer si le verdict est raisonnable ou non, le tribunal d’appel doit toujours faire porter son examen sur la conclusion tirée au procès.  Pour que le sous‑al. 686(1)a)(i) soit invoqué à bon droit, c’est le verdict qui doit être erroné.  Ainsi, on ne saurait conclure que le verdict est déraisonnable chaque fois que le raisonnement est entaché d’une erreur, y compris une erreur « dont on peut démontrer qu’elle est incompatible » avec la preuve non contredite présentée lors du procès.  Comme le dit le juge LeBel dans R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, « [l]’erreur en cours d’instance qui ne conduit pas à un verdict déraisonnable, à une décision erronée sur une question de droit ou à une erreur judiciaire constitue certes une erreur, mais une erreur sans conséquence juridique » (par. 29).  

[82]                          Pour chacun des moyens d’appel énoncés à l’al. 686(1)a), toute erreur doit être analysée dans son contexte.  Par exemple, pour conclure qu’une interprétation erronée de la preuve emporte une erreur judiciaire au sens du sous‑al. 686(1)a)(iii), la cour d’appel doit déterminer si l’interprétation erronée a joué « un rôle capital non seulement dans les motifs du jugement, mais encore “dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité” » (Lohrer, par. 2).  De même, toute erreur de droit ne commande pas un nouveau procès en application du sous-al. 686(1)a)(ii).  Le sous-alinéa 686(1)b)(iii) prévoit en effet la possibilité de confirmer la déclaration de culpabilité lorsqu’« aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit ».  Aussi, il convient d’examiner attentivement toute erreur relevée dans le raisonnement suivant le critère de l’arrêt Beaudry pour déterminer si elle vicie le verdict.

[83]                          Lors de l’analyse du caractère raisonnable, il convient de se rappeler que la disposition réparatrice ne s’applique pas au verdict déraisonnable au sens du sous‑al. 686(1)a)(i).  Par conséquent, le tribunal d’appel dont l’examen porte sur le type d’erreur commise dans le raisonnement plutôt que sur le verdict lui‑même risque de sauter à tort à la conclusion qu’une simple erreur de logique dans les motifs du juge du procès requiert la tenue d’un nouveau procès.  Ainsi, comme le soutient le ministère public dans son mémoire, [traduction] « [i]l serait incohérent de pouvoir confirmer une déclaration de culpabilité en application de [la disposition réparatrice] [. . .] dans le cas où le juge du procès admet à tort un élément de preuve (p. ex., au motif que le reste de la preuve est accablant), mais de ne pas pouvoir le faire lorsque le juge du procès écarte la preuve à juste titre, mais y renvoie ensuite à tort pour déclarer l’accusé coupable » (par. 53).

[84]                          À mon avis, l’examen que requiert le sous‑al. 686(1)a)(i) dans le cas d’un procès devant juge seul doit se dérouler comme suit :

a)         Le tribunal d’appel doit d’abord appliquer le critère établi dans les arrêts Yebes et Biniaris : le verdict est-il l’un de ceux qu’un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre au vu de l’ensemble de la preuve?  Dans la négative, le critère est respecté, l’examen prend fin et un verdict d’acquittement est inscrit.

b)         Lorsque le prononcé du verdict est possible eu égard à la preuve, le tribunal d’appel peut en évaluer le caractère raisonnable suivant le critère de l’arrêt Beaudry en s’attachant aux conclusions de fait et aux inférences tirées par le juge du procès.  Comme je le dis précédemment, le verdict déraisonnable du type considéré dans Beaudry est extrêmement rare, de sorte que cet examen ne s’impose pas dans tous les cas.  À moins que la question ne soit expressément soulevée ou que les circonstances ne commandent clairement cet examen supplémentaire, il faut déterminer l’incidence de l’erreur qui entache le raisonnement à l’origine du verdict en application soit du sous‑al. 686(1)a)(ii) (erreur de droit), soit du sous‑al. 686(1)a)(iii) (erreur judiciaire). 

c)          Le critère de l’arrêt Beaudry peut s’appliquer dans le cas exceptionnel où le raisonnement du juge du procès est à ce point irrationnel ou incompatible avec la preuve qu’il a pour effet de vicier le verdict, et ce, même s’il était possible de le rendre eu égard à l’ensemble de la preuve.  Dans ce rare cas, la cour d’appel est justifiée de conclure que le verdict lui‑même est déraisonnable.  Il vaut mieux attendre que la question se pose dans une affaire pour déterminer le type précis d’erreur qui justifie cette conclusion.  Si le tribunal d’appel conclut en ce sens, il ordonne un nouveau procès puisqu’il a déjà décidé, suivant le critère des arrêts Yebes et Biniaris, que le verdict peut par ailleurs être rendu eu égard à l’ensemble de la preuve.

[85]                          En l’espèce, la Cour d’appel conclut à juste titre que la preuve produite au procès était susceptible d’appuyer une déclaration de culpabilité.  M. Sinclair n’est donc pas en mesure de satisfaire au critère des arrêts Yebes et Biniaris.  Il ne peut pas non plus invoquer à bon droit le critère établi dans Beaudry parce qu’aucun vice fondamental n’entache le raisonnement à l’issue duquel la juge du procès a rendu son verdict.  Enfin, pour les motifs exposés par le juge LeBel, j’arrive à la conclusion que la juge du procès n’a pas mal interprété la preuve pour conclure que M. Sinclair a participé à l’agression qui a causé la mort de la victime.

3.   Dispositif

[86]                          Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance relative à la tenue d’un nouveau procès et de rétablir la déclaration de culpabilité.

                    Version française des motifs rendus par

[87]                          La juge AbellaJe souscris à l’analyse de la juge Charron concernant l’application du critère établi dans l’arrêt R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190.  Tout comme elle, je conviens avec le juge LeBel que la juge du procès n’a pas mal interprété la preuve.  Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance relative à la tenue d’un nouveau procès et de rétablir la déclaration de culpabilité.

                    Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Cromwell sont dissidents.

                    Procureur de l’appelante : Service des poursuites du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureurs de l’intimé : Gindin, Wolson, Simmonds, Winnipeg.

                    Procureur de l’intervenant le Directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Gatineau.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

 

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